À Émile Favre qui, lui aussi, aime les papillons.
Le bourdon que je trimballe depuis quelques jours est si monumental que vous auriez envie de m’acheter une voiture à bras pour me faciliter le transport.
Félicie, ma brave femme de mère, prétend que ça vient du foie, mais je sais bien que mon alambic intime n’est pour rien dans cette charmante, autant que romantique mélancolie. En réalité le temps me dure d’une souris qui m’avait filé un rambour et qui m’a laissé poireauter devant le Bazar de l’Hôtel de Ville pendant deux plombes, montre en pogne ! Sans radiner, of course !
J’ai pas l’habitude de me cailler le sang pour une pétroleuse, mais cette mousmé-là me trotte sous le derme comme une démangeaison et je donnerais bien une session de l’ONU pour pouvoir passer une petite heure de soixante broquilles avec sa pomme.
Elle avait tout ce qu’il faut pour faire oublier le système fiscal à l’humanité souffrante : des roberts bien remontés, et un contre-poids à bascule à faire rêver un général de brigade.
La flotte tambourine sur les vitres de ma carrée. Voilà un mois qu’il flotte comme une vache qui pleure. Le turf moule un peu, rien d’intéressant à maquiller. Les truands sont partis à la cambrousse, probable… À moins que ça ne soit sur la Riviera italoche.
Je bouquine des romans policiers pour passer le temps et oublier ma déconvenue, mais les auteurs de romans sont tous des lavedus qui ne connaissent rien aux choses de la flicaille. Moi, leurs enquêteurs à costards rutilants et aux déductions montées sur roulement à billes me font gondoler.
Félicie entre dans la pièce, furtive comme la bonté d’un producteur de films.
— Une voiture vient de s’arrêter devant la porte, dit-elle.
— C’est un représentant, fais-je, bien certain que pas un être vivant ne se soucierait de me rendre visite par un temps pareil.
Elle va à la croisée et regarde dans le jardin où la pluie tombe serré et dru.
— Non, murmure Félicie, c’est ton chef.
Je bondis.
— Tu dis ?
— Regarde.
Je passe un coup de saveur par la croisée et j’aperçois effectivement la haute silhouette du Vieux sous la baille.
— Va vite lui ouvrir, M’man.
Le grand patron accroche son imper nettement spongieux à la patère de l’entrée, puis, de son fin mouchoir de soie, il essuie sa rotonde. Enfin, il me présente une main racée qu’on a envie de déposer sur un coussinet de velours et d’exposer au Louvre.
Je serre l’objet avec prudence.
— Entrez, patron, quelle bonne nouvelle ?
Il pose son soubassement sur une chaise cannée.
— On ne se voit jamais pour de bonnes nouvelles, San-Antonio, objecte-t-il d’une voix de basse, bien timbrée.
— C’est juste, dis-je. Vous boirez bien un coup de whisky, il me reste un biberon de Johnny Walker.
Il secoue la tête.
— Non, merci, je ne bois jamais.
Lentement il sort un journal de sa poche.
Ce canard n’est autre que France-Soir, édition d’hier…
— Vous l’avez lu ? me demande-t-il.
— Oui, dis-je, c’est un Hollandais qui a gagné l’étape…
Il ne sourit pas.
— Sans doute, admet-il, mais avez-vous parcouru les petites annonces ?
— Le marché de l’auto seulement, je voudrais changer ma vieille traction contre un bahut plus up to date…
— Vous n’avez pas regardé les offres d’emploi ?
— Oh ! chef, je ne veux pas vous quitter…
— Elles sont pourtant intéressantes, parfois, dit-il.
Et son index manucuré me désigne le canard à un point précis.
Je lis : « Dame seule, habitant Angleterre, cherche chauffeur français ne parlant pas l’anglais, écrire 1428 au journal. »
Je fronce les sourcils.
— Qu’en pensez-vous ? demande le Vieux.
— Le côté « chauffeur français ne parlant pas l’anglais » me paraît bizarre…
— À moi aussi. Incidemment, quelqu’un de mon entourage m’a montré l’annonce. J’ai téléphoné au journal pour savoir le nom du client, ou plutôt de la cliente qui la faisait publier, il s’agit d’Elia Filesco, vous connaissez ?
Je secoue la tête.
— Pas cet honneur…
— Filesco est une Roumaine, une cantatrice plus ou moins ratée qui a épousé un vieux lord anglais voici quelque vingt ans. Le lord est mort depuis belle lurette et sa femme s’est donnée à son sport favori…
— L’équitation ?
— Non, l’espionnage.
— Vraiment ?
— Oui, elle a été compromise, ou presque, dans plusieurs affaires sérieuses depuis la dernière guerre. Elle s’en est tirée grâce à de puissantes relations, mais l’I.S. a l’œil sur elle… Elle le sait, aussi est-elle extrêmement méfiante. Récemment elle s’est cassé un poignet, ce qui l’empêche de conduire. Elle embauche donc un chauffeur, mais comme elle craint une ruse de l’Intelligence Service, elle veut employer un étranger qui ignore l’anglais, ceci afin d’être tranquille. Elle a donc fait passer cette annonce dans France-Soir. Je me suis mis en rapport avec Londres. Ils m’ont complimenté d’avoir levé ce lièvre et ils me demandent de fournir moi-même son chauffeur à la Filesco… J’ai pensé à vous, vous réunissez les trois conditions requises : vous savez conduire, vous êtes Français et vous ne parlez pas l’anglais.
Je cligne de l’œil.
— Compris, mais comment serai-je engagé ?
— J’ai arrangé ça avec France-Soir. À la publicité, on me garde toutes les lettres arrivant pour le 1428. Je les remplacerai par quelques lettres de postulants vraiment inintéressants et… par la vôtre… Vous aurez donc toutes les chances.
— O.K.
— Vous avez de quoi écrire ?
— Bien sûr !
Je m’empare du nécessaire et j’attends la décision du Vieux. Il a le crâne pelé comme le Sahara, mais pour ce qui est de l’intérieur, croyez-moi, c’est complet.
— Vous y êtes ? questionne-t-il.
— Et comment !
— Bon…
Madame
Ayant pris connaissance de votre annonce parue hier dans France-Soir, j’ai l’honneur de poser ma candidature à la place de chauffeur que vous proposez. Par exemple, je crains que le journal n’ait fait une erreur en demandant un chauffeur ne parlant pas l’anglais, n’est-ce pas plutôt le contraire qu’il fallait lire ? Car, en ce qui me concerne, hélas ! je ne parle pas l’anglais.
Dans le cas où l’annonce serait exacte, je tiens à votre disposition toutes références souhaitables. J’ajoute que je suis célibataire, n’étant pas marié…
Le chef s’interrompt.
— Un pléonasme fait bien dans le tableau, dit-il.
« Terminez par une formule passe-partout… Signez : Georges Rouquet, 114, rue de Vaugirard, Paris. Si ça marche, vous aurez des papiers à ce nom.
Je voudrais que vous l’entendiez dicter. Ce mec-là, croyez-moi, il est peut-être incapable de réussir les œufs à la coque, mais pour ce qui est d’organiser un coup fourré, téléphonez-lui et vous serez bien servi.
Lorsque j’ai rédigé l’enveloppe, il rafle le blaud, l’enfouille et se lève.
— J’espère que cette brave dame prendra, comme l’on dit, votre demande en considération, déclare-t-il. L’I.S. aimerait beaucoup voir un gars de votre trempe auprès d’elle. C’est le genre de femme qu’il fait bon surveiller.
Il me tend sa main précieuse et se fait la valise.
Je le regarde partir sous la flotte.
Drôle de bonhomme…
Quatre jours plus tard, montre en main, le Vieux me convoque.
Il a son œil grave des instants solennels et son crâne, aussi dépourvu de tifs qu’un presse-papier de cristal, brille tendrement à la lumière de sa lampe de burlingue.
— La réponse est arrivée, dit-il… Et elle est favorable. La Filesco vous engage. Elle vous envoie tous les papiers nécessaires pour que vous preniez livraison d’une voiture qu’elle a commandée : une Frégate. Je ne vois pas très bien pourquoi elle achète une bagnole en France, mais enfin… Bon, vous irez chercher le véhicule en question, puis vous traverserez le Channel à Calais, par le ferry-boat de demain, 14 h 30 gare de transit…
Il me regarde.
— C’est tout, San-Antonio !
— Parfait… Pas d’instructions particulières ?
— Aucune… Soyez un bon chauffeur… et observez les agissements de la dame. Votre rôle est tout ce qu’il y a de passif. Si quelque chose vous semble suspect, téléphonez à l’inspecteur-chef Rowland au Yard, il est au courant…
— Entendu…
— Voici des papiers au nom de Georges Rouquet… Voici des certificats de travail qui font de vous un employé modèle…
Il s’arrête. Comme j’ai lu mes classiques j’ai envie d’ajouter :
— Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous…
Mais le boss n’entraverait que pouic à cette plaisanterie. Du reste, l’humour, c’est pas son fief à ce gnace.
— En somme, conclut-il, ce travail n’en est pas un… Mettons que ce soit des demi-vacances.
La moutarde me monte au nez.
— Écoutez, patron, dis-je, en faisant un effort maison pour me contenir, mes vacances, d’ordinaire, je les passe dans une chaise longue au soleil, et non en faisant le larbin.
Il pige le bien-fondé de ma rouscaillerie.
— C’est vrai, admet-il.
Pour qu’il abaisse son éventail, faut qu’il se sente morveux.
Il me serre la main en regardant ailleurs.
— Bonne chance…
— On tâchera…
Il est treize heures et des poussières lorsque je débouche dans Calais après avoir foncé comme un dingue depuis Boulogne. Il pleut sur la ville pire que dans le cœur de Verlaine. Les maisons de brique sont tristes comme un rendez-vous d’amour raté.
Une horloge de ville me rancarde sur l’heure et me dit de me manier la rondelle, because il est bien entendu que les dingues, qui ne seront pas à quai une plombe avant la décarade du barlu, pourront aller se faire déguiser en tramway à pédale…
Les quais sont noirs, sinistres, couverts de mâchefer… Des rails, des cahutes en tôle ondulée, des petits troquets minables…
Les essuie-glaces de ma tire fonctionnent à tout-va, et la sauce continue de ruisseler vachement sur la vitre bombée du pare-brise. Enfin je débouche sous un immense hangar neuf et largement vitré.
Des mecs des douanes s’occupent de ma pomme. Les bagnoles sont alignées sur huit rangs, bien sagement. Je suis le seul Français à m’aventurer dans l’île à Churchill. Tout le reste est english jusqu’au trognon, les pégreleux de la Grande Albion rentrent dans leurs terres après avoir visité le Louvre, le tombeau de l’Empereur, la tour Eiffel et le musée Grévin. Ils vont raconter Paris à leurs voisins de cottage, un Paris pour prospectus de syndicat d’initiative, avec des cars for Versailles, des Montmartre by night et tout le circus en Technicolor…
Une petite plombe s’écoule dans le courant d’air du hangar. Enfin, par une rampe mobile, on grimpe à la queue leu leu à bord du Halladale.
Lorsque j’ai hissé mon bahut sur le pont, un mataf qui ressemble à Popeye, en plus locdu, vient me baragouiner quelque chose sous le pif. Il jacte tellement vite que je ne pige rien à ses salades.
— Cause francecaille si tu veux que je te réponde, lui dis-je.
Mais tout ce que je tire de lui c’est un rire tellement crétin qu’un académicien en pleurerait.
Il reprend son évangile.
— Me casse pas les valseuses, Jean Bart ! Tu sens l’oignon, c’est nocif pour les relations internationales.
En gambergeant à ce qu’il peut me bonnir et en me basant sur les larges gestes dont il ponctue sa diatribe, je déduis qu’il entend me voir décamper de la tire après avoir serré le frein à pogne et laissé les chiaves de contact sur le tablier. J’obéis. Il approuve d’un mouvement de hure frénétique. Il s’installe à mon siège, comme un pape, et se taille avec mon os dans les profondeurs de l’arche.
Je hausse les rouleuses et je grimpe une passerelle conduisant au pont.
C’est bourré de touristes icigo. Il fait fin de vacances-retour at home, le pont du Halladale, moi je vous le dis. Des fringues fripées, des valoches éraflées et truffées d’étiquettes, des appareils photo qui ont cligné de l’œil devant l’Arc de Triomphe et les jardins du Palais-Royal… Des mouflets turbulents, des vieilles croulantes sous les plaids, des voyages de noces aussi, déjà embrigadés dans de la bonne routine matrimoniale…
Je monte sur la plate-forme supérieure et je bigle le large d’un regard aigu comme un accent du même nom. La flotte ruisselle sur mon C.C.C. et bouche l’horizon. La France est couleur de suie aujourd’hui. J’aperçois, au sommet d’une falaise, un moulin à vent qui paraît avoir été oublié là par une équipe de cinéastes…
Des grues dessinées à l’encre de Chine sur la grisaille ! Un vrai Simenon pour soirée au coin du feu, nature !
Une cloche sonne. Un mec nazillard débloque des ordres en anglais dans un micro. Les matafs s’empressent de tirer sur des filins et d’enrouler des cordages. Des treuils cliquettent…
Le Halladale s’ébroue comme une grosse bête réveillée. Doucement il sort du port. Une fois la passe franchie, il bombe sauvage en direction du large… Le vent souffle tellement qu’il faut se clouer les tiges sur le pont pour pouvoir tenir debout.
Écœuré, je descends dans une des deux cabines collectives réservées aux passagers.
La mer est tellement en renaud que le barlu tangue et roule comme un paumé. Des vioques extirpent presto les récipients glissés sous les banquettes pour aller au refil.
On se croirait dans un vomitorium.
J’en suis tellement ulcéré que je prends le parti le plus sage : celui de descendre au bar et de me faire servir un whisky toutes les dix minutes…
C’est le remède idéal pour lutter contre le mal de mer.
Lorsque nous arrivons à Dover, j’ai la bouche en fond de cage de perroquet et une boule de plomb roule dans ma terrine.
Enfin la terre ferme remet les choses en place. Un bref contrôle des douaniers anglais, assez coulants, et je fonce sur une route bordée de gentils pavillons…
Ironie, il ne pleut plus…
La campagne anglaise est plus joyeuse qu’on ne peut le penser. Ratissée comme un jeu de golf, avec des maisons qui rivalisent de coquetterie, des jardins gentiment arrangés, des autobus à deux étages ; des magasins colorés, des églises de style — je ne sais pas lequel par exemple ! Bref, tout ça est très enlevé…
Je mets cinq broquilles à m’accoutumer à la conduite à gauche. Comme dit mon pote Jeannot : « J’ai pris l’habitude en France ! »
Je bombe comme un météore en direction de London que de discrets panneaux verts m’indiquent çà et là aux croisements…
La circulation devient de plus en plus dense.
Au bout d’une heure, j’arrive dans la banlieue. Là, ça devient d’autant plus coton que, comme le désire si ardemment ma « patronne », je ne jacte pas une broque d’english. Tintin pour ce qui est de demander ma road. Les pégreleux de par là doivent apprendre le javanais à la school en fait de langue étrangère… À moins que ça ne soit la langue de bœuf ! Pas un qui sache un mot de la langue chère à Molière et au président Coty.
Alors je prends le parti le plus sagace : celui de copier l’adresse de la mère Filesco sur un papelard.
Sa crèche, c’est 120 Bloomsbury St.
Un policeman coiffé d’un casque en forme de pastèque finit par me donner une indication. Je débouche comme une fleur sur un pont. Dessous, sauf erreur, la Tamise coule paisiblement. J’aperçois un gigantesque bâtiment qui figurait sur mon bouquin de géographie à l’école, il s’agit du Parlement. Vous pouvez le voir itou sur les étiquettes des bouteilles de sauce anglaise.
À côté de cette casbah, notre Palais-Bourbon ressemble à un rendez-vous de chasse.
Je dépasse ce tas de briques, je tournique dans les streets et je finis par échouer à Piccadilly Circus. Là, je stoppe pour essayer de dégauchir le renseignement décisif.
Un drôle de trèpe se baguenaude dans le secteur. Le Circus est tapissé d’enseignes toutes plus gigantesques les unes que les autres. Les bus rouges vont et viennent, semblables à de gros jouets. La circulanche se fait sans bruit, sans coup de Klaxon. Les bonnes femmes se sont loquées avec les vieux rideaux de la famille et les bonshommes finissent les fringues noires et les chapeaux melon de leurs grands-vieux. Cette foule me rappelle un enterrement que j’ai beaucoup aimé. Il ne manque même pas le curé. Les aracails ici sont légion. En noir, col dur, chapeau plat ! Et leur bonne femme au brandillon. Comme ça ils peuvent se la faire rigoler tout en servant le Seigneur. D’une main, ils sèment la bonne parole, de l’autre, ils pelotent leur nana, c’est réglo !
Je me dis qu’un pasteur doit jacter le latin, et du latin au français y a qu’un pas !
— Please, sir !
Celui à qui je m’adresse est un grand triste avec une serviette à fermeture Éclair sous l’aile et un air de racheter les péchés du monde aux meilleures conditions.
Comme prévu, il comprend vaguement ma langue.
S’aidant d’un croqueton, il m’affranchit soigneusement.
Ce gars-là, c’est pas le chemin du ciel qu’il devrait être chargé d’indiquer… Il ferait un bon policeman.
Un quart d’heure plus tard, je stoppe dans Bloomsbury.
Bloomsbury Street est une rue calme et grise, avec des maisons toutes pareilles, alignées comme dans un film sur l’Angleterre.
Devant chaque carrée, il y a une grille pour protéger un sous-sol vitré. Les portes ont un perron. De la brique, de la symétrie, de la grisaille, le tout très brumeux, très londonien…
Pas loin, un palace : l’Ivanhoé because on est dans le bled au père Walter Scott.
Je repère la hutte de la mère Filesco. C’est un immeuble plus gris mais aussi plus cossu que les autres. De chaque côté du perron se dressent deux lampadaires qui réussiraient une belle carrière de candélabres à l’église de la Trinité.
Je gravis les quatre marches après avoir stoppé la tire le long du trottoir. Je rive mon index sur un bouton de sonnette et j’attends patiemment les résultats de cette pression.
Une minute à peine s’écoule, puis une souris aux cheveux filasse, mais pas mal baraquée du tout, vient tirer la bobinette.
C’est la femme de chambre. Vingt berges, des taches de son plein la terrine, et un petit nez mutin entre deux yeux pas malins du tout.
Elle me regarde, puis, comme je ne sourcille pas, me pose une question que je ne pige pas. Je sais que c’est une question simplement parce que les points d’interrogation sont internationaux.
— Mrs. Filesco ! fais-je.
Elle doit me demander ce que je veux à cette noble dame.
— I am the new chauffeur…
Je désigne la guinde arrêtée d’un coup de pouce, par-dessus mon épaule.
— The car… French car… I am the French boy for car…
Elle a la grosse étincelle géniale de sa petite vie.
— Oh ! yes.
J’entre dans un hall aussi solennel qu’une sacristie.
Il y a des boiseries du genre gothique, des tentures lourdes comme la paupière d’un gendarme aux aguets, des trucs en cuivre, des machins en marbre, des choses en bronze et, sur les murs tristes, des portraits de mecs qui ont dû se faire tartir toute leur vie à en juger au regard désespéré qu’ils posent sur ma pomme.
La soubrette se fait la paire. Puis elle radine presque aussitôt en me souriant d’un air qu’elle voudrait provocant.
D’un signe, elle m’engage à la suivre. Je m’empresse. Nous gravissons une nouvelle volée de quatre marches — ce qui, à tout prendre, est préférable à une volée de bois vert — et nous parvenons à un hall supérieur… Encore des statues, des bronzes, des tableaux.
Au fond, une porte à doubles battants. La souris en pousse un. Je découvre alors, au-dessus de sa silhouette, une vaste pièce meublée de façon vieillotte. Au fond de cette pièce, près d’une fenêtre, un grand canapé, et, sur le canapé, une femme. Une drôle de femme.
Je n’ai encore jamais biglé de gerce pareille. Je m’attendais à trouver une vieille tordue un peu follingue, et je suis devant une pépée qui n’a pas dû dépasser les quarantes carats depuis longtemps et qui fait tout ce qu’il faut pour que ça ne se voie pas à l’œil nu.
Elle est longue, mince, blonde, avec des niche-mars bien accrochés ; des yeux noisette, striés de vert ; une bouche tellement sensuelle que vous vendriez votre dernier slip pour vous en rendre acquéreur ; et des pommettes un peu saillantes…
Le tout donne quelque chose d’assez sensa. Quand vous avez un lot pareil en face de vous, le problème des vases communicants passe presto à l’ordre du jour.
Elle me pose une question en anglais.
Allons, bon ! Si elle ne jacte pas le français, ça va être joyeux !
— I not understand, affirmé-je.
Un sourire s’épanouit sur la bouche ensorceleuse.
— Vous ne parlez vraiment pas un mot d’anglais ?
— Non, hélas, fais-je, je sais bien qu’à notre époque c’est impensable, mais la France est assez arriérée sur ce point-là !
— Tant mieux, dit-elle. Je voulais un chauffeur ignorant l’anglais afin d’être tranquille. De cette façon vous ne serez pas tenté de parler avec mon personnel…
Je souris.
— Pourquoi riez-vous ?
— Parce que, madame, je suis terriblement handicapé. J’ai mis plus de temps à me repérer dans Londres qu’à venir de Douvres…
— Aucune importance, vous ne sortirez jamais sans moi et, croyez-moi, je connais parfaitement cette ville.
Elle parle net, ses yeux verts m’enveloppent comme un linge chaud. J’en ai des frémissements dans le soubassement. Une patronne comme ça, vous aimeriez qu’elle soit pote avec lady Chatterley !
Je rougis un tantinet et pourtant je suis pas genre écrevisse, vous pouvez me croire ! Pour me foutre de l’émoi, faut avoir sa licence ès volupté. Que dis-je, sa licence : son doctorat !
— Vous pouvez disposer, fait-elle. Gloria va vous indiquer votre chambre, je n’ai pas besoin de vous pour l’instant.
Je m’incline.
Elle détourne la tête et se colle une cigarette dans le bec.
Puis elle me lance une phrase en anglais.
Je la regarde.
Elle répète sa phrase.
— Je m’excuse, fais-je, avec un petit geste impuissant de type qui n’est pas au parfum.
— Ah ! oui, c’est vrai… Je vous demandais du feu…
Je sors une boîte d’aloufs de ma fouille et j’en frotte une. Sa phrase est un piège. De la façon dont elle l’a balancée, si j’avais entravé l’english je réagissais sec, c’était recta. Ce test paraît l’avoir rassurée. Elle me décoche un sourire que je voudrais pouvoir mettre en médaillon afin d’égayer mes vieux jours.
Je m’incline cérémonieusement et je mets les adjas.
Gloria, la soubrette, m’attend dans le couloir. Probable qu’elle avait son esgourde en direct avec le trou de la serrure car elle fait un saut de carpe lorsque j’ouvre la lourde.
À quoi ça l’avance, cette nana, de se détrancher pour capter une langue qu’elle n’entrave pas ?
— My bedroom, dis-je…
Elle a des instructions car elle fait un signe d’acquiescement. Je la suis dans les méandres du couloir. Nous gravissons un escalier de bois et elle m’ouvre une porte modeste qui donne sur une chambre modeste, modestement meublée.
Un lit d’hôtel, un lavabo, une chaise, une penderie, une fenêtre à guillotine…
Je balance un coup de saveur sur le décor. Pas affolant, mais propre et convenable…
Le dodo m’a l’air douillet. Pour le vérifier je m’assieds dessus. Il est un peu trop moelleux à mon gré. Ce machin-là, c’est fait pour un grand-père rhumatisant.
La petite se marre en me voyant agir.
— Pudding ! fais-je en tressautant sur le paddok…
Son rire s’accentue.
— Come !…
Elle arrive, docile… Elle pose son pétrousquin sur le couvre-lit avec un petit gloussement gêné.
Bien entendu je la prends par la taille ; c’est le geste auguste du semeur et c’est aussi une solide entrée en matière lorsqu’on se trouve en tête à tête avec une greluse convenablement fabriquée.
Elle rougit mais ne tente pas de se dégager.
Alors je l’oblige à tourner la terrine de mon côté et je lui roule un patin si corsé qu’elle en tombe raide sur le plume.
Elle est émotive, la petite Anglaise. Les souris qui tombent en digue-digue de cette manière, rien qu’au premier bécot, en général ce sont de bonnes affures.
Je lui masse les roberts. Une paire de trucs comme ceux-ci ne doivent pas être dépareillés. Pour ne pas faire de jalmince, je m’occupe d’eux alternativement et avec la même conviction. La poulette glousse éperdument en tortillant le fignedé. Pas besoin de dictionnaire pour se comprendre ; ma méthode Assimil à moi est brevetée S.G.D.G.
J’ai déjà dégrafé son corsage et je m’occupe de la jupe lorsque la lourde s’ouvre sur Elia Filesco. Elle est plus grande que je ne le supposais. Ses yeux sont froids comme des glaçons et durs comme des cailloux.
Pour la première fois, je constate qu’elle a la main droite en écharpe, seulement l’étoffe qui la soutient est la même que celle de la robe… Jusqu’où la coquetterie va se loger, dites-moi ! Rapidos, je lâche la pépée et je me dresse.
La môme Filesco a un rictus mauvais qui brusquement la rend presque laide.
Ses yeux se plantent dans les miens.
— Vous ne perdez pas de temps, dit-elle… Je sais bien que les Français sont… entreprenants, mais tout de même.
In petto, je me traite de vieux lavement. Tout compromettre dès le coup d’envoi pour une lavedue de bonniche, c’est malheureux, non ?
— Je suppose qu’il ne me reste plus qu’à retourner d’où je viens, demandé-je d’une voix bien assurée.
Elle fait signe à la femme de chambre écarlate de se barrer.
La donzelle ne demande que ça. Elle évacue le territoire comme un chat se taille d’un placard dans lequel il a été bouclé huit jours.
Elia Filesco ferme la porte et donne un tour de clé. Oh là ! Qu’est-ce que ça signifie ?…
— Je ne sais pas encore si je vous garde à mon service après cela, dit-elle… Ça dépend un peu de vous…
Elle est détendue à nouveau et, par conséquent, jolie. Son visage possède une étrange douceur inquiétante et son accent pimente le toutim.
— Aidez-moi à ôter cette écharpe ! ordonne-t-elle.
Je ne vois pas très bien où elle veut en venir. Enfin je l’aide à dégager son bras. De sa main valide, elle tire sur la fermeture Éclair de sa robe. Celle-ci se partage presque en deux, comme une peau de banane lorsqu’on tire sur l’extrémité. Dessous il y a de la lingerie noire qui fait un brin pin-up de banlieue, mais qui lui sied à ravir car elle est blonde et blême.
Cette fois j’ai compris. Là, y a pas moyen d’hésiter. Lorsqu’on en arrive à un turbin de cette sorte, faut se mettre au labeur. Et, justement, c’est le genre d’occupation pour laquelle j’ai depuis toujours des dispositions naturelles — et même surnaturelles !
Filesco, elle fait peut-être bien l’espionnage, mais elle ne peut pas le faire mieux que l’amour.
Cette gerce, je vais vous dire, elle doit avoir le Stromboli dans son slip et elle a été élevée à la lave en fusion !
Les étreintes ancillaires elle a rien contre, parole ! Simplement elle est à principe et elle tient à ce que je me la farcisse avant sa soubrette. Dans un sens on ne peut pas lui donner tort.
En un tournepogne j’ai achevé de la déloquer. Je retiens un sifflement admiratif parce que tout de même faut pas chahuter avec les convenances. À loilepé, elle est impec ! Un gabarit du tonnerre ! Un corps à vous rendre épileptique pour le restant de vos jours ! Des roberts qui chargent à la baïonnette ! Un dergeot en rampe de lancement ! Des hanches harmonieuses comme une symphonie de Beethoven ! Le grand vertige, quoi ! Le fin des fins ! La mort d’Hollywood ! La faillite des Folies-Bergère ! La grosse honte de Vénus… Des nanas j’en ai dépiauté quelques-unes, vous le savez ! Des grandes, des petites, des majuscules, des bossues, des en noir, des en deuil, des en couleurs naturelles ! Mais d’aussi panoramiques que celle-ci, nixt !
Elle lit ma ferveur sur ma hure et sourit en s’approchant de moi.
— Eh bien ? fait-elle.
Perdu dans ma contemplation, j’en oubliais de goder ! Suffisait d’y penser. Une simple pensée et je me transforme en bull-dozer !
Et alors je ne sais pas si elle a le bras cassé ou seulement foulé, Elia, mais je peux vous assurer que la séance qui suit n’est pas prescrite sur l’ordonnance de son toubib !
Je la prends comme on conquiert un territoire. C’est le prestige national qui est en jeu et, plus encore, le prestige masculin.
Le match Angleterre-Hongrie, la coupe Davis, Bobet dans l’Izoard, tout ça n’est qu’épluchure de cacahuètes à côté de mon forcing.
Tout en la passant au composteur, je ne peux m’empêcher de penser qu’il a eu une fière idée, le Vieux, de lire les petites annonces de France-Soir. Un moment pareil, ça vaut d’être vécu. On peut mourir et accepter l’idée de revivre en nénuphar ou en rouleau de papier hygiénique une fois qu’on s’est payé une caisse d’extase de ce volume.
L’opération dure près d’une heure, au cours de laquelle je mets toutes mes combines privées dans la balance.
Le Tourniquet-du-métro ; le Petit-ramoneur ; la Dragée-haute ; l’Éventail-indonésien ; tout y passe…
Y compris le Culbitus et la Chandelle-roumaine pour ne pas trop la dépayser. Ce que je ne sais pas, je l’invente ; c’est fou ce qu’elle me porte à l’imagination, cette femme-là !
Lorsque je la laisse, elle est anéantie sur le pageot, à la renverse, les châsses hermétiques, la bouche entrouverte, exténuée, frissonnante…
Moi, j’en ai un grand coup dans la moelle épinière. Je vais me plonger la bouille dans le lavabo et je m’efforce de récupérer. Deux ou trois mouvements respiratoires et je redeviens lucide.
Elia Filesco se dresse lentement, comme une somnambule… Elle ramasse ses fringues, les presse contre elle et, titubant, se dirige vers la porte.
Je m’interpose.
— Madame me conserve-t-elle à son service ? je demande.
Elle me toise de ses grands yeux cernés par l’amour.
Puis, sans que j’aie eu le temps de prévoir son geste, elle me balance une mendale sur le pif. J’en vois trente-six chandelles.
— Oui, dit-elle, vous pouvez rester.
Elle sort, à poil, superbe d’impudeur…
Moi, je reste un moment abasourdi, puis je retourne au lavabo m’éponger le naze.
Franchement, je voyais pas l’Angleterre comme ça !
Après cette curieuse prise de contact avec ma patronne, je demeure allongé sur mon pucier, les bras derrière le bol, à rêvasser un brin à tout ça.
Des souris comme Elia Filesco, vous ne pourrez pas dire que ça ne pimente pas l’existence… Cette dame est pour le moins déconcertante et… épuisante !
J’en suis baba.
Les heures glissent molo et je finis par m’endormir comme tous les guerriers valeureux après qu’ils ont passé une greluse à la casserole.
C’est une grosse vioque qui me réveille. Elle est haute comme trois pommes, épaisse comme trois sacs de pommes et luisante comme une pomme. Ou je me goure, ou c’est la préposée à la jaffe.
Elle transpire comme un morceau de gruyère qui traverserait le Sahara et ses yeux sont pleins d’amertume. Cette grognace ne doit pas se résoudre à peser une tonne et à confectionner de la tortore au lieu de se prélasser dans un appartement du Negresco.
Elle me flaire avec mépris.
— Dîner ! fait-elle.
Je me mets sur mon séant.
— Vous parlez français ?
Elle déguise son front en bandonéon puis, comme si elle crachait des noyaux de cerises, énonce :
— Un petit pou.
— Vous êtes la cuisinière ?
— Yes…
Là-dessus, elle me tourne le dos et s’en va avec la dignité d’un dindon qu’on aurait décoré du Mérite agricole.
Je mets un peu d’ordre dans ma toilette et je m’aventure dans la maison.
Gloria, toujours aussi rouge et confuse, me réceptionne en bas et me fait descendre un escalier raide comme un escadrin de bateau et vernis. Une immense cuisine carrelée occupe le sous-sol. Par les vasistas, on distingue la rue et les flûtes des passants derrière les grilles.
La cuisinière me désigne la table où trois couverts sont dressés.
Je m’installe, imité par Gloria, tandis que la grosse pomme annonce un plat bizarre qui ressemble à des beignets.
Un examen plus approfondi m’apprend qu’il s’agit de poisson pané et frit. Ça serait pas mauvais si c’était assaisonné, mais, tel que, j’ai l’impression de bouffer une vieille toile cirée usagée.
Avec ça, il y a des pois aussi mahousses que des gobilles et surtout aussi durs, simplement cuits à l’eau.
Je considère la gravosse et je me dis que si elle s’intitule cuisinière, moi je peux très facilement me faire passer pour le pape de l’existentialisme.
Nous maquons silencieusement. C’est pas un repas, c’est une messe basse. M’est avis que la cuistode est un fameux dragon. Gloria ne pipe pas un mot. Depuis notre aventure de tout à l’heure, elle ne m’a pas regardé. Elle demeure farouchement de profil, comme Edwige Feuillère. Une vraie médaille !
Le repas achevé, trois petits coups de sonnette retentissent.
Les deux femmes ne bronchent pas.
La cuisinière murmure en me touchant le coude.
— Pour vous !
Je quitte la table sans regret et je grimpe aux appartements d’Elia Filesco.
Je la trouve dans une petite salle à manger garnie de meubles en marbre. Elle fait la dînette, toute seulâbre et se tasse un cageot de poires, pour la ligne, probable !
Elle porte une robe de soie noire qui la moule comme un bas moule une jambe de pin-up. Avec ce que je connais d’elle, je peux la reconstituer grandeur nature.
Elle me regarde avec une complète indifférence, exactement comme s’il n’y avait rien eu entre nous.
Elle a pas la mémoire du lit, Elia…
Je joue le jeu et me constitue une impassibilité de poteau télégraphique.
— Madame m’a sonné ?
— Oui. Contrairement à ce que je pensais, je dois sortir. La voiture est prête ?
— Oui madame, toutefois si la course est importante, il conviendrait de prendre de l’essence.
Que pensez-vous de ce français, les mecs ? La Filesco aurait embauché un académicien, elle n’aurait pu trouver langage mieux châtié, non ?
— Nous en prendrons, dit-elle, je vous indiquerai les garages, car à Londres ils sont assez difficiles à trouver… Vous avez une livrée ?
— Oui madame…
Et c’est vrai. Le chef qui avait prévu le coup m’a fait confectionner une tenue de chauffeur. Et comme c’est un dégourdoche qui ne laisse rien au hasard, il me l’a choisie un tantinet fatiguée comme si je l’avais déjà pas mal portée…
— En ce cas allez vous habiller… Je vous attends ici dans un quart d’heure…
— Parfaitement madame…
Qui m’aurait dit qu’un jour je jouerais les larbins obséquieux ! Heureusement qu’on a des compensations d’un autre ordre !
Je quitte la pièce et jette un regard à ma montre. Elle annonce neuf heures !
Je vais jusqu’à la voiture récupérer ma valoche.
Quinze broquilles plus tard, je suis au garde-à-vous dans le hall. Elia radine. Alors là, galure, les potes ! Elle s’est à nouveau déloquée. Maintenant, c’est une robe blanche qu’elle a passée, une robe style grec avec, par-dessus, un manteau léger, sans manches, blanc aussi. Un clip gros comme une pomme d’arrosoir scintille à son revers comme un phare de D.C.A.
Elle a du truc brillant sur les paupières et elle s’est dessiné les lèvres au pinceau. Une souris pareille en vadrouille, ça doit perturber la circulation.
— À vos ordres, madame !
Nous sortons. Je lui ouvre la portière arrière. Le chef m’a fait donner un cours approfondi par un chauffeur de grande maison. Je connais toutes les astuces du job et je les exécute avec une aisance qui me ferait engager par la reine d’Angleterre si elle avait les moyens de se payer un chauffeur français.
Je m’installe au volant.
— Prenez la première rue à droite…
J’obéis…
— Vous voyez cette impasse, derrière la petite place ?
— Oui madame…
— Au fond se trouve un garage où vous pourrez prendre de l’essence.
Je manœuvre en conséquence… Le type du garage est maigre avec une casquette ridicule et un air pas commode.
— Prenez cinq gallons ! recommande Elia.
J’ai envie de lui dire que je ne suis pas colonel, mais elle ne comprendrait pas la plaisanterie.
Une drôle de fille.
Le pompiste me refile les cinq gallons de tisane et je suis d’attaque pour parcourir les routes anglaises.
— Et maintenant, madame ?
— Tout droit, puis à droite… Et ensuite tout droit jusqu’aux Banks…
— Bien madame…
Je fonce en me disant que la circulation est beaucoup plus facile qu’à Pantruche. À ces heures, la capitale anglaise est peu encombrée, du moins dans ce secteur. Comme j’ai horreur de vadrouiller sans savoir où je vais et, qui plus est, où je suis, je donnerais le bandage herniaire de votre cousin Alfred contre un plan de London…
J’arrive à un grand carrefour au milieu de bâtiments austères.
— Les Banks, murmure Elia Filesco…
J’ai un très bref mouvement de tête afin de la remercier pour le tuyau. Toujours réservé, à ce que vous pouvez voir, le gars San-Antonio…
— Obliquez à droite ! ordonne ma « patronne ».
Et j’oblique. Peu à peu il se produit un phénomène curieux : j’entre réellement dans la peau du chauffeur. Je me sens devenir docile et même soumis. Or ce sont des états que je connais guère ordinairement.
Est-ce la fatigue du voyage et… du reste qui annihile ainsi mes facultés ? Toujours est-il que je me sens passif et content de l’être. Dans le fond, ça n’est pas désagréable d’obéir… Il y a, dans le fait de se soumettre à une volonté étrangère, une âpre jouissance.
Mais ça n’est pas la peine de vous débiter de la philosophie, car vous êtes tellement glandulards que vous n’y pigeriez rien.
— Nous voici maintenant dans Whitechapel ! avertit ma passagère.
Whitechapel… Le coin pauvre, le coin des traîne-patins et des troncs !
— Ralentissez !
Je ralentis.
— Attention, vous allez bientôt tourner dans une toute petite rue ; inutile que je vous dise le nom puisque… vous ne comprenez pas l’anglais.
En effet ! Puisque… Est-ce encore un relent de suspiscion à mon sujet ?
Elle m’indique la ruelle. Je fonce dedans. C’est vraiment minable comme quartier… Tout est noir et tout pue le moisi.
Les pavés sont inégaux et la guinde chahute presque autant que le barlu de tantôt.
Nous passons sous un pont de chemin de fer. Des becs de gaz espacés diffusent une lumière verdâtre que le léger brouillard éponge.
— La troisième maison à gauche ! poursuit imperturbablement Elia Filesco.
Je réprime une grimace. La strass en question est plus que minable. Elle ne possède qu’un étage et c’est tant mieux car, plus conséquente, elle aurait fait des petits dans la rue depuis belle lurette. Déjà on a dû l’étamper avec d’énormes madriers. Ainsi calée, elle ressemble à un vieux clodo à béquilles ou à un barlu en cale sèche.
Les fenêtres sont obscures, à l’exception de l’une d’elles derrière laquelle brille une faible lumière.
— C’est bon ! Attendez-moi, ordonne la femme.
Je la regarde pénétrer dans cette casbah hideuse. Se loquer façon déesse pour venir dans un tel coupe-gorge, faut avoir des idées à part…
Lorsqu’elle a disparu je baisse les vitres avant de la voiture et j’allume une cigarette.
La nico me graisse les rouages de la calbombe. Je commence à gamberger vilain sur le comportement de cette souris. Il a eu foutrement raison, le Vieux : elle maquille des trucs peu catholiques, la Filesco. Dites-moi : commencer à se cogner le nouveau chauffeur sans lui laisser le temps de déballer sa brosse à chailles, c’est un signe, non ?
Et puis venir dans une rue comme celle-ci ! Dans une maison comme celle-là !
Je tète ma sèche mais le tabac m’écœure. J’ai encore la bidoche délabrée par le travail-maison de tout à l’heure. Je balance mon clope et j’attends sagement derrière mon volant. Au bout d’une demi-plombe, je commence à me dire que le turbin de chauffeur, pour agréable qu’il soit, comprend pas mal d’aléas. Faut une drôle de santé pour se confiner ainsi, le derche sur une banquette.
Au bout de trois quarts d’heure mon raisiné entre en ébullition ; au bout d’une heure mon cerveau émet des trucs désespérés sur ondes courtes… Je me catapulte hors de la bagnole au moment où je vais me mettre à hurler d’énervement.
Ils en ont, de la tasse, les larbins stylés qui se branlent les joyeuses pendant des plombes et des plombes en attendant madame qui visite l’exposition canine ou bien qui se fait calcer par le meilleur pote à monsieur ! Faut avoir les nerfs en caoutchouc Mousse, la théière en Duralumin et le sang pâle pour accepter ça… Vaches de stoïciens, ces zouaves ! Ils doivent faire l’élevage des champignons dans leur crâne, probable. C’est pas envisageable autrement !
Et les chauffeurs des officiels ! Ceux qui attendent devant les salles de banquet tandis que leur singe refile de la pandeloque et des accolades au plus vieil ouvrier de France ou à la centenaire de la commune ! Rien que d’y penser, j’en ai des sueurs glacées dans la limace.
Je marche un peu, histoire de briser ma tension nerveuse. Mais c’est une coriace que cette tension-là ! Une seconde cigarette ne l’entame pas davantage. Au contraire, j’ai l’impression qu’elle est toute prête à se rompre…
Je jette un coup de saveur à ma breloque ; voilà près de deux heures qu’elle est entrée dans la carrée, Elia… Et celle-ci demeure aussi inerte et silencieuse qu’auparavant.
Il n’y a toujours qu’une fenêtre éclairée… Et quand je dis éclairée, j’exagère… Simplement on décèle une lueur… Il s’agirait d’une bougie que je n’en serais pas autrement étonné.
Que fabrique-t-elle derrière cette façade croulante ? Une partouzette ? Là, ma vanité en prendrait un coup ! Y aurait de quoi se faire hara-kiri en commençant par la pointe des pieds ! Si elle a encore envie de se faire rigoler le ramasse-miettes après mon turbin spécial, made in France, c’est qu’elle a un haut-fourneau dans le grimpant ; je ne vois pas d’autres explications.
Je me hasarde jusqu’à l’entrée de la cambuse. Une bouffée d’humidité me fouette le naze.
« Voyons, me dis-je, San-Antonio, t’es pas à la hauteur, mon gars. Quand on est en service, on doit dompter son tempérament. Ton job, c’est d’attendre… Alors attends et ne joue pas au locdu ! »
J’essaie de me raconter l’histoire du Petit Poucet, mais comme je la connais déjà, elle ne tarde pas à me faire tartir abominablement…
D’autres minutes s’écoulent encore…
Je grimpe dans la tire et je décide de m’offrir un petit coup de ronflette pour tromper le temps. Paraît que la fortune se pointe en pionçant ; pourquoi pas la Filesco ?
On ne peut pas en vouloir à un chauffeur qui en écrase après avoir montré autant de conscience professionnelle que moi. S’il y avait une justice, elle devrait me faire des cataplasmes et des massages, cette donzelle !
Je m’accagnarde de mon mieux, j’allonge mes pinceaux, j’abaisse ma bâche sur les yeux et je fais abstraction du présent.
Je ne sais pas à quoi je rêve, mais je sais que je rêve…
Et dans mon petit cinéma, il y a des trucs bizarres : des femmes fatales, des coups de seringue, des poursuites en guindes… Un vrai film à la James Cagney ! Avec, naturellement, en sous-impression, la bouille du boss grande comme un portrait de Lénine un jour de défilé sur la place Rouge.
Quand je me réveille, une lueur grise emplit la ruelle. Le jour ! Cette fois il y a du mou dans la corde à nœuds ! La Filesco n’est pas là !
C’est plus le larbin de grande maison qui réagit, mais le flic !
Je bigle les alentours. Quelques mecs à l’air grincheux passent sur des vélos archaïques. Ils ne me jettent pas un regard. Ils ont la hargne des gens qui sortent du pageot en même temps que l’aurore pour aller faire les zouaves dans un endroit morose.
Je bigle la house. La façade est encore plus sinistre à la lumière du jour. Utrillo passerait par là, il planquerait son litre de rouge pour déballer ses pinceaux !
Une dernière fois j’hésite. Dois-je attendre encore ou bien me manifester ?
Après tout, Elia Filesco est peut-être venue retrouver un truand dans les bras duquel elle s’est endormie… Peut-être que cette maison est un coinceteau clandé où on tire sur le bambou ? Elle se farcirait des pipanches de noir, la Roumaine, que ça ne m’épaterait pas.
Je hausse les épaules. Tout ça ne tient pas debout. Pour retrouver un gigolpince dans un endroit aussi miteux, elle ne se serait pas sapée en conte des Mille et Une Nuits, non plus que pour fumer, ou alors faudrait que ça soit le vice… Du vrai, du grand, du compliqué !
Je quitte le bahut sentant le neuf et j’entre dans la baraque qui pue le vieux.
Un couloir s’offre à moi ; puis un escadrin de bois aux marches branlantes. Pour grimper au premier, faut avoir travaillé chez Amar. Plus je découvre cet immeuble lépreux, plus ma surprise croît. Les murs sont ravagés comme si des bombes étaient venues gambader dans le secteur. Après avoir risqué seize fois ma petite vie sur chacune des seize marches, je me trouve face à face avec une porte. J’arrondis un index prudent pour frapper. Mais comme mon doigt entre en contact avec le bois, la porte s’entrouvre car elle n’est pas fermée.
Moi je suis un mec dans le genre de Musset (Alfred pour les gerces) : je prétends qu’une lourde doit être ouverte ou fermée.
Lorsqu’elle n’est que poussée, c’est mauvais signe.
J’entre dans l’appartement et alors, les gars, j’éprouve plus que de la surprise : de l’ébahissement. Figurez-vous qu’une fois cette fameuse porte franchie on débouche dans un coin tout ce qu’il y a de chouïa. Un luxe, mes canards ! Une vraie débauche… La crèche de l’Aga Khan ressemblerait à la maison du jardinier à côté de celle-là. Il y a un large hall avec du marbre, des bronzes d’art sur des sellettes, des vases de cristal emplis de fleurs délicates, des tableaux de maîtres, des tentures lourdes et des tapis moelleux.
Ça vous a une gueule inouïe !
Je me frotte les châsses en me demandant si je rêve. Mais non, je suis tout ce qu’il y a d’éveillé. Une lumière indirecte, fort savante, fuse de tous les recoins de la pièce.
— Please ! je gueule, histoire d’alerter la population du coin. Mais elle est sourde ou absente, la population. Personne ne radine. Alors je décide de poursuivre mes investigations. Je trouve l’aventure terriblement excitante ! Cet immeuble croulant, dégueulasse, au fond d’un quartier sinistre qui abrite un tel luxe ! Jamais je n’ai vu ça…
Au bout du hall il y a un vaste espace qui, je le comprends, occupe toute la superficie de la maison.
Un escalier de marbre à double révolution descend dans un vaste living-room aussi soi-soi que le reste, sinon davantage. Des sofas couverts de satin mauve, un gigantesque piano à queue, un bar égayé de flacons versicolores…
Autour de ce living-room court une galerie à la hauteur du hall. Cette galerie est bordée d’une rambarde en fer forgé. Quelques portes arrondies du haut et capitonnées s’ouvrent dans la galerie. Il y en a quatre en tout, absolument identiques. Je les ouvre les unes après les autres. La première donne sur une petite cuisine ultramoderne, carrelée en vert clair. La seconde sur un cabinet de toilette carrelé en noir avec ustensiles en porcelaine jaune ! Les deux autres me découvrent deux chambres tendues de satin mauve.
Dans l’une de ces chambres le lit est défait.
Je remarque que cette pièce est la seule à posséder une fenêtre. C’est par cette fenêtre que passait la lumière… L’étrange appartement ne comporte pas d’autres ouvertures que la porte d’entrée et cette fenêtre, je comprends que les autres fenêtres de la façade n’ont été laissées là que pour le trompe-l’œil. Le gars qui a fait installer l’appartement à l’intérieur de l’immeuble en ruine, l’a fait reconstruire de l’intérieur, ce qui, vous l’avouerez, est peu banal. Toutes les pièces sont éclairées à la lumière électrique, façon néon et aérées par un système de ventilation. Pour crécher ici, faut pas être claustrophobe, rappelez-vous de ça ! Cette solitude dans cette clarté douce est déprimante.
Brusquement je sursaute. Puisqu’il n’existe qu’une porte, par où ma « patronne » est-elle sortie ? La bagnole était stationnée pile devant l’entrée ; il est impossible donc que la Filesco soit repartie par cette voie ; même pendant que j’en écrasais dans la Frégate, car j’ai le sommeil aussi léger que la prose du marquis de Sade. Alors ?
Que signifie tout ce micmac ?
Je descends dans le living-room. Je m’approche du piano dont le couvercle est ouvert. Sur le pupitre, un morceau de musique : Rhapsody in Blue.
Je regrette de ne pas savoir jouer du piano, j’ai idée que ça soulage les nerfs…
D’un doigt maladroit je tapote : C’est pas de ma faute si je suis venu au monde comme ça, mon air préféré. Ensuite je vais au bar. Le whisky est bon. J’en bois une sérieuse rasade…
Je me laisse tomber dans un fauteuil et je gamberge sec.
Les mystères, c’est gentil dans Ellery Queen’s Magazine, mais je ne suis pas Maurice Renault.
Avant d’aller plus avant dans cette confuse affaire, il faut que je découvre comment Elia Filesco s’est taillée de cette bicoque sans que je la voie.
Quand je commence à jouer les chiens de chasse, vous pouvez croire que mon renifleur fonctionne.
Voilà donc le mec San-Antonio qui recommence son tour du propriétaire avec la ferme intention de découvrir une autre issue. Car je vous parie un abonnement à La Veillée des chaumières contre un ornithorynque sevré que cette seconde issue existe. Le gnaf qui camoufle un paradis comme celui-ci à l’intérieur d’une masure décrépie, a trop le goût du furtif pour ne pas se ménager une sortie de service clandé.
Une intense séance de gamberge m’amène à penser que cette sortie se trouve fatalement au rez-de-chaussée de la cahute, c’est-à-dire dans le living-room.
Je descends donc dans la vaste pièce et je me mets à sonder les murs minutieusement. Mais partout ça sonne le plein. En désespoir de cause, comme on dit dans les bouquins où l’auteur tire à la ligne, je m’abats dans un sofa aussi moelleux qu’une jatte de crème.
« Voyons, chuchote mon lutin portable, vous savez, le tout petit mec abstrait qui habite dans ma pensarde ? Voilà que tu te comportes en gardien de la paix. Le moindre mystère te fiche K.O. Après ça, ne vient plus nous raconter que tu es l’as des as ; le type qui remplace la graisse d’oie et le turboréacteur ! »
Comme j’aime pas qu’on me cavale sur les claouis, j’ordonne à mon lutin de la boucler, s’il ne veut pas que je le noie dans du whisky. Il a un petit rire aigrelet et ferme son clapet.
Du coup je réagis. Je me dis que lorsqu’une pièce comprend une issue secrète, celle-ci se trouve dans les murs, dans le plafond ou dans le plancher. Moi, je viens de vérifier les murs, et il est impensable que le plafond soit truqué ; conclusion : il ne me reste plus qu’à me filer à quatre pattes !
Je déplace des sofas, les meubles… Je soulève les tapis : mes fesses ! Le sol est aussi uni que des frères siamois.
Je dois me rendre à l’évidence : la maison truquée n’est pas si truquée que cela !
Une seconde fois je m’approche du piano et je laisse courir mes doigts de fée sur le clavier.
J’aime bien jouer : C’est pas de ma faute si je suis venu au monde comme ça. Bien que n’entravant que lerche à la musique, je le réussis toujours d’un index autoritaire.
Je rabats le couvercle. Mes yeux glissent sur le morceau de musique étalé sur le pupitre. Rhapsody in Blue.
Un zig qui aime furieusement ce morcif, car je n’aperçois aucune autre partition sur le meuble. Tiens, au fait, voilà qui est assez étrange. Lorsqu’on achète un piano pareil c’est qu’on est artiste et qu’on le fait fonctionner. Je fouille tout le living-room sans découvrir une autre partition.
Décidément, c’est plus que déconcertant. L’acheteur du piano ne jouait qu’un seul morceau !
Je considère l’instrument. C’est vraiment quelque chose d’important. Je soulève le couvercle et je réprime une exclamation de stupeur. Au lieu de trouver les entrailles d’un piano, j’ai devant mon pif le vide. Le piano est creux, le fond est oblique comme un toboggan et plonge vers une cavité située dans le pied, très large comme un socle. Ce pied ne se remarque pas lorsqu’on considère l’instrument en tant que piano innocent, mais, dès l’instant où l’on s’aperçoit qu’il est truqué, on ne voit plus que lui. Le piano est en deux parties : la première qui est un véritable petit piano sur lequel on peut tapoter des airs aimés, et la seconde, en additif qui n’est autre que la fameuse issue que je cherchais…
Je m’engage à l’intérieur de l’instrument, je glisse dans le pied.
Celui-ci a cinquante centimètres de diamètre. Il est terminé par une petite trappe à bascule, semblable à celle d’un piège à rat. Je me laisse glisser. J’ai l’impression d’être engagé dans un circuit pour pneumatiques. Je glisse à tout berzingue, sur plusieurs mètres, et à la verticale, mais sans me faire le moindre mal car les parois du conduit sont recouvertes de feutrine.
En souplesse j’atterris sur un épais tapis de caoutchouc. Je bigle autour de ma pomme. Je me trouve dans une cave. Hormis ce tapis de caoutchouc, elle est absolument nue.
Je me relève et je bats le briquet comme dans la chanson.
Je découvre une porte basse, au fond du sombre local. Je m’y dirige : la lourde est bouclée à clé. Mais vous savez bien que ces détails-là me laissent indifférent. À la ville comme à la maison poulets, je conserve précieusement sur moi mon petit Cézame ; l’ouvre-boîte universel.
En moins de temps qu’il n’en faut à la dame de l’inter pour vous donner une fausse communication, je suis hors de la maison, dans une ruelle où pousse une herbe atrophiée. Le jour est complètement levé.
Je vais au bout de la ruelle et je tombe dans la strass où est remisé mon bahut.
Je m’installe au volant et, concentrant toutes mes facultés mnémoniques, je retourne à la maison de Bloomsbury.
La petite Gloria est déjà levée. Elle ne porte pas ses fringues de soubrette de comédie, mais une blouse grise et ses cheveux sont serrés dans un foulard.
Elle vient m’ouvrir la lourde et regarde par-dessus mon épaule. Constatant que sa maîtresse n’est pas là elle s’efface pour me laisser entrer.
Je lui masse les roberts au passage.
— Mrs. Filesco ? fais-je…
Elle ne comprend pas et me sourit niaisement, en rougissant derrière ses taches de rousseur.
Écœuré par cette incompréhension, je me dirige vers la cuisine. La mère Trois-Pommes est là, plus gélatineuse et plus revêche que jamais. Elle confectionne un café qui parfume tout le sous-sol. Les passants doivent s’arrêter devant le vasistas pour en bicher plein les trous de naze.
— Écoutez, la gravosse, fais-je, j’ai deux mots à vous dire…
Elle fronce les sourcils pour mettre en english cette petite phrase. Je lui laisse le temps d’allumer sa comprenette, puis j’attaque sec :
— La patronne est ici ?
— Je ne sais pas, énonce-t-elle laborieusement…
— Eh bien ! rancardez-vous, ma biche !
— Quoi ?
— Demandez à Gloria…
Elle appelle Gloria et lui pose la question. Je vois la soubrette secouer la calbombe.
— Non, traduit inutilement la cuisinière…
— Elle a l’habitude de plaquer ses chauffeurs en cours d’excursion ?
Je la mets au parfum de mon aventure, mais sans préciser que j’ai opéré une petite perqui dans l’immeuble en question. Du reste, je lui dis ne pas me rappeler l’endroit où j’ai déposé Filesco.
— J’ai attendu toute la nuit à mon volant ; si c’est pour jouer les sentinelles qu’elle me fait venir en France, je mets les voiles…
Elle ne semble pas trop troublée, la cuistode.
Elle m’apprend qu’elle s’appelle Katty. Je lui dis que c’est un nom ravissant, mais que là n’est pas la question. Alors, en quelques mots bien sentis, bien choisis dans son vocabulaire français, elle me conseille de ne pas m’occuper des affaires de Madame. Madame mène une vie particulière peut-être, mais elle paie bien ses gens et n’aime pas les curieux…
— O.K., fais-je, alors servez-moi un jus !
Je m’envoie un bol de coffee et deux eggs and bacon. Ensuite je grimpe à ma turne histoire de me laver les chailles. Je n’ai pas sommeil malgré cette nuit à peu près blanche. Au contraire, je me sens terriblement dopé par le café de la mère Katty.
J’hésite un instant, puis je décide de rancarder le chef sur cette salade, parce que tout de même, une aventure pareille vaut le coup d’être racontée… Et puis j’ai envie d’entendre parler français. Que voulez-vous, je suis comme ça : pas patriotard à tout crin, oh non ! et même contre les frontières, nettement, mais j’aime bien mon bled parce que c’est le seul endroit du monde où on peut traiter le président du Conseil de peigne-cul sans risquer de se faire passer les noisettes au concasseur.
Je bouquine mon petit dico franco-english afin de préparer ma trajectoire et je quitte la baraque sans plus m’occuper des deux bonnes.
Un facteur qui distribue le courrier, un grand sac de toile à la main, tandis qu’un pote l’attend au volant d’une voiture rouge m’indique le post office.
Tant bien que mal je parviens à me faire comprendre par le préposé au biniou. Au bout de quelques minutes, j’ai le Vieux à l’appareil.
Sa voix tranquille me fait du bien.
— Tiens, déjà ! fait-il comme prise de contact.
Je lui bonnis mon historiette. Sans rien omettre.
— C’est rocambolesque, conclut-il.
— En effet. Que dois-je faire ?
— Attendez…
— Quoi, qui ?
Je n’ai pas pu retenir ce croassement.
— La suite des événements, fait-il. S’il est arrivé quelque chose à la Filesco, ça se saura tôt ou tard, s’il ne lui est rien arrivé, elle finira bien par rentrer chez elle. Jouez le jeu, identifiez-vous au reste du personnel et comportez-vous exactement comme lui. Moi, je vais prévenir le Yard de l’existence de cette maison, vous avez l’adresse ?
Heureusement, j’ai pris la précaution de la noter avant de mettre les adjas.
Je la communique au boss.
— Très bien, fait-il satisfait. Je ne pensais pas que vous auriez si vite du nouveau. Décidément, avec vous, ça ne traîne pas !
Sur ce mot gentil il raccroche et je me retrouve au milieu de London, avec un bourdon qui foutrait la grosse pagaïe dans une ruche !
Je musarde un instant avant de rentrer at home. Ce qui manque à Londres, ce sont les troquets avec terrasse. Les public bars sont discrets comme des bordels…
Les bus rouges à impériale circulent à toute pompe. Des gars à chapeaux antédiluviens passent d’une allure raide et rapide, un pépin roulé à la main.
Parvenu à l’angle de Bloomsbury et de Shaftesbury Avenue, je m’arrête sur une petite place triangulaire où s’alignent des cabines téléphoniques rouges. Juste en face des cabines, il y a un petit établissement : The Crown Hotel, avec un bar au rez-de-chaussée.
J’y entre. C’est assez petit, c’est ciré et ça sent la bière. Au mur il y a un jeu de fléchettes. Un comptoir occupe une bonne partie du local, et une grosse femme blonde occupe une bonne partie du comptoir.
Elle est mafflue, avec des lèvres épaisses et grasses, des yeux infiniment bleus et des mains épaisses comme des tortues.
Elle me salue d’une voix grasseyante. Puis elle commence à me sortir un laïus vachement scandé.
— I do not speak english, lui dis-je. Whisky et silence !
Elle actionne un petit levier sous une bouteille de Johnny Walker fixée à la renverse contre le mur. Une mince giclette tombe dans un verre. Les rations sont chétives au pays du whisky !
— Double ! fais-je.
Elle a un mouvement de sympathie pour me faire comprendre qu’elle partage à fond mon opinion.
Je déguste le breuvage. Fameux. Voilà qui justifie la traversée du Channel.
Je porte mon verre à une table et je m’abîme dans des réflexions. Un faisceau de questions m’assaillent :
Pourquoi la Filesco m’a-t-elle dit de l’attendre si elle comptait se tailler de la maison truquée ?
Supposons qu’elle n’ait pas disparu de son plein gré, pourquoi, alors, l’aurait-on kidnappée en sachant que son chauffeur l’attendait devant la porte ?
C’était rudement dangereux. Le zig qui a dépensé une fortune pour aménager cette masure en palace ne doit pas tenir à attirer l’attention dessus.
Je relève la hure et je constate que la grosse bistrote me regarde complaisamment. Ses yeux de poupée bouffie me caressent avec un rien d’extase. Ma parole, elle aimerait se faire reluire à la française, cette motte de saindoux !
Gêné, et surtout écœuré, je me détranche. Mes eyes se portent alors vers l’extérieur, c’est-à-dire sur cette placette triangulaire au bord de laquelle s’alignent des cabines téléphoniques.
Je m’aperçois que l’une d’elles — celle qui se trouve en face de la lourde — est occupée. Un petit bonhomme vêtu d’un costard beige clair et coiffé d’une casquette à large visière l’occupe. Ce petit mec, je l’ai déjà repéré au bureau de poste tandis que je tubais au Vieux. Il me biglait d’un air intéressé. Probable que ma physionomie le captive… Peut-être s’intéresse-t-il à ma morphologie, ce bédouin ? Ou des fois qu’il est peintre et que mon angle facial l’inspire ? Je le surveille du coin de l’œil et je m’aperçois que de son côté il en fait autant. La preuve : il ne téléphone pas. Il est accroupi dans l’angle de la cabine, la visière de sa bachouze ramenée sur la vitrine et je sens son regard filtrer par-dessous.
Tiens tiens !
Je puise dans ma fouille une pièce d’argent et je la tends à la gravosse.
Cette dernière s’annonce, louvoyante. Ses flûtes sont grosses comme des tonneaux, pour les mouvoir il lui faut pas mal de volonté. Elle me réclame un demi-penny en plus de la pièce et me demande si c’est vrai que les Français mangent des grenouilles.
Du moins je suppose que c’est cette question-là qu’elle pose.
— Yes, je dis. Et même que c’est rudement fameux. Seulement, chez les grenouilles, c’est comme chez les gonzesses : y a que les cuisses de bonnes !
Je me lève et je sors.
M’est avis qu’une petite balade s’impose. J’aimerais vérifier d’une façon positive si le petit mec en beige me file vraiment le train.
Je prends Shaftesbury Avenue jusqu’à Cambridge Circus où la circulation devient vaguement épaisse. Je stoppe un instant devant Le Palace because je jouis d’un jeu de glaces favorable.
Pas d’erreur, mon petit mecton est laga.
La moutarde me monte au nez. J’ai une sainte horreur d’être suivi, je prends toujours ça pour une insulte personnelle et j’ai chaque fois des réactions violentes. Mon premier mouvement est pour lui sauter au colback, à ce ouistiti, afin de lui faire cracher son arête. Mais mon petit lutin en profite pour ramener sa cerise.
« San-Antonio, me dit-il, tu es la dernière des crêpes. Tu oublies que tu es en Angleterre et que tu occupes une situation d’attente. Ton chef a été formel : ouvrir les châsses et laisser flotter les rubans. Du reste, ce petit homme ne parle peut-être pas un mot de francecaille et tu serais bien marron s’il appelait un policeman… »
« Ça va, fais-je intérieurement, je suis assez grand pour savoir ce que j’ai à faire, je sors sans ma grand-mère depuis déjà un bout de temps… »
Mais je suis brusquement calmé.
Je continue d’avancer jusqu’à Charing Cross. Je tourne dans Oxford Street et peinardement je rejoins ma base.
Avant de sonner à la lourde de la Filesco, je balance un coup de saveur par-dessus mon épaule. L’homme en beige est toujours dans mon sillage, fluet comme une belette.
Gloria vient m’ouvrir.
Elle semble surexcitée. Son visage est rouge et des larmes se ramassent derrière ses cils.
Je lui prends le menton avec tendresse. Je ne peux pas supporter de voir du chagrin dans les mirettes d’une greluse. Les souris sont faites pour enchetiber les matous, pas pour avoir de la peine.
Celle-ci se dégage prompto.
— Eh bien ! fais-je, comme si elle pouvait me comprendre, que se passe-t-il ?
— Il se passe que cette péronnelle est renvoyée ! fait une voix derrière moi.
Je sursaute.
Elia Filesco est là, sévère dans une nouvelle toilette plus stricte que les précédentes. Ses yeux noisette sont tout à fait froids, mais alors froids comme des huîtres et tout aussi expressifs.
Moi, j’en suis baba. Si vous voulez mon opinion, je pensais ne plus revoir cette pépée, jamais ! Quelque chose m’avertissait qu’elle était cannée. Je pensais qu’il ne restait plus qu’à dégauchir son charmant cadavre dans un fond de terrain vague.
Et voilà qu’au contraire elle est là, devant moi. Plus vivante que toute une maternité, plus belle que tout un défilé de mannequins parisiens, plus sensuelle que toute la prose du marquis de Sade !
— Pourquoi faites-vous ces yeux-là ? me demande-t-elle. Et d’abord pourquoi ne m’avez-vous pas attendue ?
Je la bigle de façon tout ce qu’il y a de peu amène.
Pour du culot elle a du culot, Elia… Demander à un gnace de patienter douze heures devant une carrée, faut avoir le despotisme dans le pétrousquin !
— Mais, fais-je, j’ai attendu toute la nuit !
— Vous êtes à mon service, objecte-t-elle, par conséquent vous devez exécuter les ordres… Je me suis attardée chez des amis, il ne vous appartient pas de juger mes actes ni de prendre de décisions. Vous êtes payé pour cela, et grassement payé ! D’autre part, de quel droit êtes-vous allé vous promener ce matin ? Voilà un quart d’heure que je vous attends…
Elle débite tout ce laxonpem comme un camelot vend ses appareils à débiter les tomates en tranches.
Si je m’écoutais, j’y balancerais une tarte sur la terrine, mais ça ferait du cri dans la gentry !
Je me contente de serrer les poings. Elle s’en aperçoit et sourit. Mais son sourire n’apporte aucune détente dans son visage, au contraire, il le rend encore plus vénéneux.
— Vous êtes nerveux, murmure-t-elle.
— Assez, fais-je, c’est un mal fréquent chez les Français… Ils sont impulsifs…
— Oui, fait-elle, impulsifs et, paraît-il, sentimentaux…
Impudique, elle s’avance sur moi, comme la veille dans ma piaule. Lorsque la pointe de ses roberts entre en contact avec ma poitrine, il me semble qu’on vient de me faire asseoir sur la chaise électrique et qu’un petit futé a branché la sauce.
Je la harponne sauvage par le cou. Elle a un sursaut en arrière pour m’échapper, mais j’ai de la mécanique de précision dans les biscotos.
Je lui roule le vache patin du guerrier de retour à la carrée.
Elle adhère à mon baiser comme le timbre-poste adhère à l’enveloppe. Je la lâche. Elle lève la main pour me gifler, alors que voulez-vous, le gars San-Antonio a un tour à vide. Il oublie son job, les ordres, les circonstances et l’âge de Cécile Sorel. D’un revers du gauche, j’écarte la baffe, d’un plaqué du droit je lui en mets une sur la joue gauche, ponctuée par un autre revers sur sa joue droite.
Elle ouvre la bouche, interdite. Ses joues deviennent écarlates.
« Cette fois, chuchote mon petit lutin portable, tu peux aller préparer ta valoche et retenir ta place pour le prochain ferry. »
Elia se frotte les joues.
— Vous êtes un garçon intéressant, fait-elle simplement. Allez charger ces valises dans la voiture, nous partons en voyage !
Nous roulons dans la Frégate neuve.
La pépée est vautrée à l’arrière, les flûtes repliées sous elle, une cigarette dans le bec, l’œil vague.
Elle m’a guidé de ses conseils pour sortir de London. Maintenant nous sommes sur la route de Douvres et ça me fait rudement du bien de respirer un air vivifiant. Cette circulation londonienne me fatigue. Elle est trop baroque… Les autobus à étage, les taxis vétustes dont l’avant est ouvert pour les bagages, les vélos à la papa, les puissantes motos anglaises, tout cela me fait un peu tartir. Maintenant, sur la route bordée d’un interminable gazon où poussent des pavillons bien léchés, je rencontre encore des bus qui ont fait philippine et des motos qui bombent comme des météores, mais ils sont moins nombreux.
— Où allons-nous ? demandé-je à mon étrange « patronne ».
— Vous le verrez, fait-elle sèchement.
Je me renfrogne.
— Je vous demande ça parce que, sur ces putains de routes, la signalisation est nulle, enfin, si je me trompe…
— Vous ne vous tromperez pas. Roulez par Dartford, Rochester, Chatham, ensuite je vous donnerai les instructions.
Je roule donc. Pour me passer les nerfs, j’appuie nerveusement sur le champignon, sans souci de ce pauvre moteur en rodage.
Mais la môme Elia n’a pas peur de la vitesse ou bien elle a confiance en mes talents de conducteur. Elle continue de fumer sans se départir de son flegme.
Suivant ses indications, je traverse les localités qu’elle m’a annoncées. La circulation est difficile because l’encombrement et l’étroitesse des rues. Mais mon coup de volant est impec. En trois quarts d’heure, j’ai franchi les trente miles séparant Londres de Chatham.
Une rampe méchante me prouve que l’Angleterre n’est pas aussi plate qu’on se l’imagine chez nous.
— Au sommet de cette côte, vous tournerez à gauche ! m’avertit la Filesco.
— Parfaitement, madame.
J’arrive au sommet de la côte et j’aperçois la mer à gauche, grise dans une espèce de demi-brume. Une route étroite se présente, je l’emprunte sans l’ombre d’une hésitation. Elle se coule sinueuse, vers la côte entre deux haies bien taillées.
Nous arrivons dans un bled assez gentil appelé Gillingham. Le vent souffle fort par ici. Des vagues blanches arrivent en galopant du fond de l’horizon. Ça vaut le coup de saveur.
— Au poil, murmuré-je.
— Continuez encore après le village…
La route se détourne de la mer. Elle fonce dans une sorte de campagne triste et rocailleuse. Cela dure la valeur d’un petit mile puis c’est à nouveau la mer.
Des genêts sont couchés par le vent. L’endroit est totalement désert.
— Attention ! murmure la Filesco… Vous allez cette fois trouver un petit chemin à droite. On ne le voit que lorsqu’on est dessus !
Je manœuvre docilement.
— Là !
Elle me dirige avec l’autorité d’un commandant de barlu.
Je découvre le chemin dont elle parle ; en réalité c’est plutôt un sentier. Tout au bout se dresse un cottage de style assez sévère.
Je suppose que nous allons en visite. Faut être vicelard pour se faire construire une cabane dans ce patelin désolé, face à la mer du Nord.
Mais Elia a des aminches qui ont des idées bien particulières sur le home !
Je suis le sentier et je me range devant le cottage. Il est bouclé hermétiquement.
— Voici les clés ! dit la jeune femme. Ouvrez !
Donc la taule est à elle. Curieuse villégiature !
Je gravis le perron de quatre marches et j’ouvre la porte. Une vague odeur de renfermé, âcre et déprimante, s’installe dans mon naze.
Le cottage est meublé en bourgeois anglais. C’est du solide sans extravagance.
Elia pénètre dans la boîte à ma suite. Elle va ouvrir les portes des pièces, puis les fenêtres, afin d’aérer. Des toiles d’araignées pendent dans les coins sombres.
— Rentrez mes valises ! ordonne-t-elle. Puis donnez un coup de balai dans les pièces du bas.
Est-ce qu’elle me prend pour un valet de chambre ?
Je la regarde.
— Ne faites pas cette tête, nous allons camper ici quelques jours, il faut bien que chacun y mette du sien, non ?
J’ai un signe d’approbation ; de résignation plutôt, et je vais chercher les valoches. Si elle compte bivouaquer dans sa masure perdue, pourquoi n’a-t-elle pas amené ses bonnes ?
« Pourquoi surtout a-t-elle vidé la petite Gloria ? » Ce brutal renvoi me paraît bizarre… comme le reste. En tout cas, la mère Trois-Pommes — Katty — aurait été la bienvenue pour ce qui est des toiles d’araignées. L’araignée, ça doit la connaître, cette enflure !
Je promène un balai nostalgique dans la strass en me disant que le métier d’agent secret mène à tout à condition de ne pas en sortir. Si les collègues me voyaient, promu chevalier du plumeau, ils se fendraient drôlement la bouille !
Lorsque la maison a trouvé un petit air douillet de bon ton, j’essuie mon front superbement emperlé d’une sueur prolétarienne.
— C’est bien, me dit Elia.
Je me détranche. Elle est là, une fois de plus. Marrant comme elle sait surgir sans bruit ! Elle a troqué son tailleur de tweed contre une combinaison de velours rouge et un pull gris.
Un petit homme comme ça foutrait la perturbation dans vos mœurs, les mecs ; je vous l’annonce ! Le pantalon lui va bien à cette déesse. Il couvre ce qu’elle a de bien avec beaucoup de modestie.
— Vous êtes épatante ! ne puis-je m’empêcher d’affirmer.
Le compliment amène un éclat de satisfaction dans sa prunelle. Mais son visage se crispe.
— Merci pour cette appréciation flatteuse, mais à l’avenir gardez votre opinion pour vous.
Je souris doucement.
— Que puis-faire ? demandé-je, extrêmement régence.
— Du feu…
— À cette saison ?
— Je ne me fie pas au calendrier, mais au thermomètre. Allumez un feu de bûches dans la salle à manger, je crois que la cheminée est toute garnie. Autre chose. Vous savez cuisiner ?
— Très peu, mais néanmoins ce peu donnera des résultats plus probants que votre cuisinière de Londres.
— Vous trouverez des victuailles dans la valise jaune. Arrangez-moi quelque chose de gentil, lorsque ce sera prêt vous n’aurez qu’à actionner le klaxon de la voiture, je vais faire un petit tour…
Elle disparaît.
J’allume un bon feu, je cramponne la valise jaune et vais l’ouvrir sur la table de la cuisine. Elle contient un poulet froid, des œufs, du bacon, de la compote en boîte, deux bouteilles de vin.
J’inventorie les placards de l’office et je découvre un petit bidon d’huile de table et une bouteille de rhum entamée. Il y a aussi un sac de farine. Je goûte celle-ci, histoire de voir si elle est moisie, mais non, tout est O.K.
Alors je décide d’épater ma donzelle. Je biche un plat et je prépare une sauce à crêpes tout ce qu’il y a de soi-soi. Tandis qu’elle « lève » suivant les principes rigoureux de Félicie, je confectionne une mayonnaise et j’ai la stupeur de la voir « monter » illico ! Les potes, je crois que je viens de découvrir ma véritable voie. La jaffe c’est mon violon d’Ingres. Le jour où je plaquerai la maison pouleman, j’ouvrirai un petit estanco avec ma vieille ; on mettra à la portée de toutes les bourses le steak au poivre et le lapin moutarde. Et on prendra une petite bonne de la campagne pour faire la plonge et me masser la prostate. Ce sera la belle vie ; celle dont rêvent les barbiquets, les flics et les honnêtes gens !
Je dispose mon poultock sur un plat et je vais dresser un couvert dans la salle à morfille, où le feu de bûches craque allégrement. Une vraie vie de famille, mes enfants ! Il ne me reste plus qu’à cramponner une nana, à la conduire devant un maire et à lui plomber une douzaine de chiards afin d’assurer l’avenir avec les allocations.
Je mets le poulet bien en évidence sur la table ; la mayonnaise à côté de lui.
Ensuite je trotte faire mes crêpes. J’en réussis une demi-douzaine que je laisse au chaud après les avoir arrosées de sucre et de rhum. Il ne me restera plus qu’à les flamber le moment opportun.
Satisfait, je sors pour appeler la greluse. Elle n’est pas dans le secteur. J’appuie comme convenu sur mon avertisseur ; le vent disloque le mugissement caverneux.
Je regarde autour de moi. Soudain, je vois surgir la silhouette rouge d’Elia. Elle descend en cabriolant de la falaise. Mon regard remonte un peu et je découvre une sorte de mât planté sur un rocher. Ce mât, je l’ai vu en arrivant, sans y prêter autrement attention, mais où je tique c’est lorsque j’aperçois un pavillon noir flotter à son extrémité, alors que tout à l’heure il était nu.
Pas de doute, Elia est allée hisser ce pavillon. Un nouveau « pourquoi » s’ajoute à ma collection de questions.
Dans quel but agit-elle de la sorte ? S’agit-il d’un signal ? À qui, en ce cas, est-il destiné ?
Je rentre dans la maison afin de lui cacher ma curiosité. Elle entre, vive, rouge, sentant le vent et la mer.
Cette femme est une beauté. Je ne peux m’empêcher de l’admirer ouvertement.
— J’ai faim ! lance-t-elle presque joyeusement.
Elle se précipite à la table.
— Magnifique ! murmure-t-elle. Décidément, vous êtes un homme précieux.
Son regard est superbe d’impudeur. Je lui file en plein dedans des yeux éloquents, elle ne bronche pas.
— Très précieux, je murmure, et il y aura des crêpes flambées pour le dessert…
Elle s’assied.
— Pourquoi avez-vous mis la bouteille de vin par terre, près de la cheminée ?
— Pour essayer de la faire chambrer. Un bourgogne rouge ne peut pas se boire froid !
— Vive la France ! dit-elle gravement.
— Merci, dis-je.
Elle pique du bout de sa fourchette dans un pilon de poulet. Puis elle se ravise.
— Je n’ai pas envie de manger seule, mettez votre couvert en face du mien.
— Comme il vous plaira, madame…
Je vais à la cuisine chercher de la vaisselle. Lorsque je reviens, elle a empli deux verres de bourgogne.
— Buvons, murmure-t-elle.
Elle saisit un verre et le lève pour me le dédier. Je lui rends sa politesse.
— À votre santé, dit-elle. C’est bien ainsi que l’on dit chez vous ?
— Oui, madame… À votre beauté !
Nous buvons. Je fais la grimace.
— Ce vin n’est pas du vrai bourgogne ! m’exclamé-je. C’est votre conne de cuistode, je parie, qui l’a acheté ?
Elle ne relève pas la défaillance de mon langage.
— En effet.
Elle boit.
— Oui, il a un goût… Eh bien ! ouvrez l’autre bouteille.
J’obéis avec empressement parce que, voyez-vous, s’il y a une chose que j’ai horreur, c’est bien le mauvais pinard. En tirant sur le bouchon, je fais un vœu pour que celui-ci soit potable.
Il l’est.
Nous nous mettons à table sans plus tarder. Le repas est silencieux, car nous avons faim. Et puis le feu de bois est une présence douillette. Grâce à lui et au bourgogne, nous flottons dans une aimable torpeur.
À grand-peine je me lève pour aller chercher les crêpes.
Je les apporte comme si elles étaient en plomb. D’un geste vague j’y mets le feu après les avoir déposées au milieu de la table.
Je regarde les flammes bleues de l’alcool s’élever silencieusement. Au-delà de cette barrière de feu, j’aperçois le visage d’Elia, rosi par la chaleur. Dans ce visage, il y a deux yeux verts, à l’éclat intense, qui me fixent.
Je replie mon coude sur la table, ma tête tombe dessus.
— Excusez-moi, fais-je à grand-peine.
Et je me mets à ronfler.
Je rêve à des tas de trucs ; à des drôles de trucs. Pas la peine de vous les raconter car vous me prendriez pour un lavedu de grande bourre. Tout ce que je peux vous dire, c’est que dans mon rêve, il y a un géant qui brandit un drapeau noir, un Chinois qui fait des piqûres et une souris qui fait voir son dargeot à tout un chacun moyennant la modique somme de cinquante centimes.
Avec des rêves pareils, pas besoin d’acheter la clé des songes, le résultat de tout ce toutim c’est, au réveil, une formidable gueule de bois. J’ai l’impression que mon crâne vient d’héberger une escadrille d’avions qui n’a pu rejoindre sa base. Ça bourdonne dans ma calbombe comme dans une ruche un jour d’élection de reine. Mais en fait de ruche, c’est moi qui ai le bourdon !
Ma clapeuse est paralysée dans mon bec. Pour la décoller, il faudrait un chalumeau à acétylène !
J’ouvre la bouche et une nausée me tord les boyaux. L’escadrille d’avions cède la gâchouse à une armée de forgerons qui se mettent à cogner à tout berzingue contre mes tempes.
— Bon Dieu, me dis-je, j’ai pourtant pas lichetrogné !
Courbé en deux, je vais à la cuisine. La môme Elia n’est pas dans les parages. Je me file la tranche sous le robinet et les forgerons ralentissent un peu leur turbin. Ensuite je bois un grand coup de flotte plus un jus de citron. Ça va nettement mieux.
« Que t’est-il arrivé, hé, ballot ! » demande mon petit lutin.
« Ferme-la, je balbutie, ta voix me donne envie de dégueuler ! »
Il se marre et enchaîne :
« Tu t’es laissé fabriquer, mon grand. On t’a refilé une méchante dose de soporifique dans ton guindale, et tu te l’es farcie nature, comme un peigne-cul. Le mauvais goût du premier vin c’était ça. La môme Elia t’a servi comme un seigneur. Sans méfiance tu as avalé le paysage ; ça t’apprendra à te laisser chavirer par la première souris qui a une paire de nichons convenables. »
« Tu vas la boucler ! » je grogne.
Mon lutin se tait.
Je reviens dans la salle à manger. Il fait grand nuit. Le feu s’est éteint dans la cheminée. Une lampe électrique, posée sur le manteau de ladite cheminée, met dans la pièce une douce lueur verte.
Décidément je commence à revenir à moi !
La table n’est pas desservie. Il reste deux crêpes dans une assiette ; plus moi, ça en fait trois !
Je repère la première bouteille de bourgogne. Je la renifle, le pinard sent bon. Je domine mon écœurement et j’avale une gorgée de vin : il est impec.
Donc c’est bien celui qui se trouvait dans mon verre qui a été truqué. Maintenant, reste à savoir pour quelle raison la Filesco voulait me faire roupiller. « Pour être tranquille », suggère mon lutin. Je veux bien, mais en ce cas il lui était beaucoup plus facile de se débarrasser de ma pomme en m’envoyant en courses, à Londres par exemple puisque je suis à son service…
Je m’assieds dans un fauteuil afin de gamberger solidement. Je ne suis en Angleterre que depuis une trentaine d’heures mais ce qui s’est déjà passé au cours de ces trente plombes compte dans la vie d’un flic.
« Voyons, petit mec, fis-je, reprends ton raisonnement : Elia t’a drogué pour que tu n’assistes pas à quelque chose, or ce quelque chose m’a tout l’air d’être une entrevue secrète. Elle a préféré t’endormir au lieu de t’éloigner, pourquoi ? Eh bien ! il n’y a pas trente-neuf solutions ; si elle a agi ainsi c’est parce qu’elle se méfiait de toi. En t’éloignant, elle risquait que tu viennes rodailler dans le patelin pour l’espionner. »
Ce rendez-vous était terriblement important, il faut croire, pour qu’elle prenne un risque de cette nature.
J’évoque alors le pavillon noir qui, ce matin, flottait au sommet du mât. C’est elle qui l’avait hissé. Ce pavillon ne pouvait être vu que du large, donc il était destiné à quelqu’un se trouvant à bord d’un barlu… C’est ce quelqu’un qui a abordé clandestinement pendant que j’en écrasais.
Oui, je crois que ça se tient. Je suis dans le vrai. Maintenant reste à savoir si Elia s’est fait la paire ou bien si elle compte poursuivre malgré l’incident ses relations avec ma hure !
Je vais à la fenêtre. Dans l’ombre les chromes de la Frégate scintillent doucement ; donc elle n’est pas partie…
Je soulève le panneau de la fenêtre et une grosse bouffée d’air frais me gifle en même temps que la rumeur des flots emplit mes esgourdes.
Je respire voluptueusement le vent salé. Il contribue puissamment à ma remise en état.
Je glisse un coup de saveur à ma toquante ; elle annonce trois heures. J’ai ronflé un sacré bout de temps, y a pas d’erreur ! Comme anesthésie générale, ça se pose là ! J’aurais pu canner avec une dose pareille ! Ô ma douleur !
À pas lents je retourne à la cuisine car j’ai repéré un flacon de rhum, comme je vous l’avais annoncé et un coup de gnole c’est encore le meilleur remède contre la G.D.B. C’est violent comme thérapeutique, mais faut avoir le courage de réagir dans certains cas.
Ce rhum-là c’est pas de la pisse d’âne, je vous le dis. On pourrait l’utiliser comme alcool à brûler le cas échéant. Il vous procure ce petit pincement à la gorge et ce coup de masse derrière la nuque que les Polaks recherchent avec tant de persévérance.
Je m’ébroue.
Puis je décide de me mettre à la recherche d’Elia. C’est décidément la patronne escamotable. Elle s’éclipse comme un rêve au chant du coq. M’est avis que son boulot privé est terminé depuis longtemps et qu’elle doit être en train de ronfloter dans sa chambrette.
Afin de m’en assurer je grimpe à l’étage au-dessus, dans la piaule où j’ai coltiné les valoches. Mais la porte n’est pas fermée et la piaule est vide. La chambre qui lui fait face itou.
Je redescends. Pas d’erreur, elle s’est trissée, Elia. Bon, cette fois j’ai compris, au lieu de me lancer à sa recherche je vais l’attendre en peinard… Le temps qu’il faudra.
Seulement, pour cela, j’ai besoin de fumer : or, mes sèches sont restées dans la niche du tableau de bord de la voiture.
Je sors les chercher. La nuit est épaisse comme de la mélasse. Pas d’étoiles et pas de lune… À quelques mètres, la mer déferle sur la grève en mugissant.
Un vent aigre me mord les joues.
Je me dirige jusqu’à l’auto, j’ouvre la portière ce qui déclenche automatiquement le plafonnier. Je cramponne mes cigarettes et je m’apprête à redescendre lorsque mon regard est sollicité par un étrange spectacle. Ce spectacle s’offre à l’extérieur. C’est grâce à la lumière qui se dégage de la tire que je peux le voir ; ou plutôt le deviner.
Ça se trouve à l’avant de l’auto, à environ trois mètres. J’actionne les phares et le fameux spectacle s’illumine. C’est du plein feu ! J’en reste paralysé derrière mon volant inerte.
Devant moi, couchée sur le sable, les bras en croix, il y a Elia Filesco. Un énorme pic de démolisseur est planté dans sa poitrine et la cloue au sol.
Je m’approche dans la clarté aveuglante qui s’échappe de la voiture.
C’est pas beau à voir ; si vous n’aimez pas les émotions fortes prenez plutôt un billet pour aller voir jouer La Main du masseur.
La môme Elia a reçu un coup de pic à la tête et ça lui a fait gicler la cervelle. Un second coup de pic porté alors qu’elle était à terre lui a traversé le corps et l’a épinglée sur le sol comme un pauvre papillon.
Je la touche, elle est presque froide, ce qui indique que la mort remonte à plusieurs heures.
Je me redresse et je vais éteindre les phares parce qu’un spectacle pareil doit épouvanter les phalènes.
La lune qui sort de derrière un nuage où elle se planquait jette une lumière pâlotte sur ce sinistre paysage. Je lève les yeux en direction de la falaise, j’aperçois le pavillon noir qui claque au sommet du mât.
J’ai soudain la tronche aussi vide qu’un article d’André Billy. C’est un peu beaucoup à la fois, vous comprenez ?
Radiner in England pour trouver une déesse comme patronne. Se faire violer tout vif par ladite déesse. Visiter une masure truquée. Faire la dînette dans un cottage perdu et s’y laisser droguer… Trouver au milieu de la noïe la déesse ratatinée avec le portrait défoncé et la poitrine garnie d’un pic de terrassier en guise de clip, vous avouerez qu’il y a de quoi se la numéroter et se la faire tirer en tombola, non ?
En tout cas, votre pote San-Antonio, l’homme qui remplace le beurre et les maris absents, est vachement sonné par ces événements.
Je veux bien que l’Angleterre soit par définition le pays des fantômes, du mystère et des préservatifs, mais quand même !
Je rentre dans la strass à la recherche d’un appareil téléphonique. Mais je m’arrête en me disant que ne jactant pas un mot de la langue de Shakespeare il me sera duraille de l’utiliser efficacement.
Alors je reviens à la voiture et je mets les adjas en prenant bien soin d’éviter le cadavre ; dans le fond elle me plaisait, Elia ; et ce serait dommage de la tuer deux fois.