Le plus marrant, lorsque je suis mort, c’est que je continue à vivre ; c’est-à-dire que mes sens se remettent à fonctionner exactement comme ils fonctionnaient de mon vivant.
Je vois des couleurs, des formes, des volumes, des mouvements… Je sens des odeurs, j’entends des bruits… Et j’ai dans la bouche un vieux goût de gueule de bois, exactement comme lorsque j’ai trop picolé de cognac et que ma bouche est aussi propre que les lavatory de la gare Saint-Lazare.
J’écarquille les yeux et je vois flotter au-dessus de moi la bouille assez particulière du chef inspecteur Rowland. Oui, c’est bien lui, à ceci près qu’il a posé son bitos à bord minuscule, ce qui diminue les proportions de sa bouille. Ça le rapetisse. Il a le côté tête de nœud du personnage flic. Ses yeux frangés de cils roux me regardent.
Sa bouche en coup de serpe s’entrouve et des mots en sortent. Je suis content de constater que dans l’autre monde on parle français…
— Comment vous sentez-vous, monsieur le commissaire ?
Je reste un instant médusé. Puis je fais un effort et j’embrasse une chambre nette, propre, ensoleillée que j’identifie illico pour être une chambre de clinique. J’ai échoué tellement de fois dans un plumard d’hosto qu’il n’y a aucune chance d’erreur à ce sujet !
Alors, comme avec la vitesse de la lumière c’est celle de la pensée qui pulvérise tous les records, j’ai des réactions en chaîne quant à la comprenette. Je me dis qu’une fois de plus j’ai tiré mes os d’un mauvais pas, que je ne suis qu’endommagé et que je vais vivre ! Vivre ! C’est rudement chouette à constater.
Du coup les forces me reviennent.
— Qu’est-ce que… ?
Il fait un petit geste autoritaire de la main.
— Ne vous agitez pas, dit Rowland, c’est contre-indiqué…
Il s’assied à mon chevet.
— Je vais vous raconter…
Et il me raconte en effet. C’est inouï ce que ce gars-là a le sens du raccourci. Ça fait pas rapport de gendarme, son exposé. Oh ! pas du tout !
Il m’explique qu’il a recherché dans le passé de Gloria la soubrette morte et que, évidemment, la première personne qu’il y a rencontrée c’est son dab. Il lui a rendu visite, tout comme je l’ai fait. Il a appris que le vieux était mort le mois dernier. Il est alors rentré à son quartier général où l’un de ses assistants lui a fait part de ma requête concernant le lieu de la sépulture d’Arthur Paste. Il s’est alors annoncé à Ealing en pleine nuit, poussé par la curiosité et aussi par son flair de bourdille. Il est entré dans le cimetière, a trouvé la tombe, a remarqué que le ciment qui la scellait était frais et l’a fait ouvrir par un maçon requis d’urgence, car il avait perçu des plaintes : les miennes. Et voilà comment, grâce à ce digne représentant du Yard, je suis encore au nombre des vivants.
J’en suis tellement ému de reconnaissance que j’en pleurerais. Mais j’ai l’impression que Rowland n’apprécierait pas ces démonstrations. L’extériorisation, c’est pas le genre english. Eux, quand ils sont avalés par un boa constrictor, ils ne se soucient que d’ôter leur chapeau s’il y a déjà une dame à l’intérieur.
Je lui fais signe d’approcher, et je lui chuchote un résumé de mes investigations : la clé trouvée dans la boîte à poudre d’Elia… Laquelle clé ouvrait la porte de Paste. La photo oubliée dans le tiroir, laquelle photo me prouvait que Paste étant mon petit homme en beige il ne pouvait en conséquence être clamsé… Ma visite à ce caveau, lequel caveau ne contenait pas les restes de l’ancien commandant, mais ceux d’une femme ressemblant à Elia…
Il hoche la tête.
— Très étrange, admet-il…
Je voudrais lui poser des tas de questions mais je ne m’en sens pas le courage. Cette langueur qui s’était emparée de moi dans le caveau me saisit à nouveau. Je ferme les yeux, lentement.
C’est comme lorsqu’en chemin de fer on traverse la Suisse. J’ai des périodes de jour et des périodes de tunnel et je ne parviens pas à délimiter la longueur des unes et des autres.
J’ai des moments de conscience, je regarde le jour intense entrant par la croisée, je regarde la vieille infirmière aux dents de cheval malade qui s’affaire silencieusement dans ma piaule. Et puis, brusquement, le glissement dans le néant s’effectue, aussi doux qu’une descente sur un toboggan capitonné.
Enfin, un matin, je ne reviens pas à moi, mais je me réveille : distinguo !
Je me sens infiniment reposé ; j’ai faim et une forte envie de remuer me chatouille.
Je bigle l’infirmoche. Malheureux, tout de même, qu’on m’ait collé une nana aussi locdue ! Jusqu’ici j’ai toujours eu du vase avec les infirmières, lorsque celles-ci étaient agréablement bousculées. Je leur massais les roberts, histoire de me refaire les muscles et d’exercer mon sens du toucher (l’un des plus nobles qui soit).
Je suis franchement guilleret. C’est bon d’avoir faim.
— Vous parlez français ? je demande.
— Mais certainement, fait cette jument étique.
Voilà pourquoi on me l’a réservée : elle parle français ! Ma hantise dans ce bled ! C’est une compensation.
— Où suis-je ? demandé-je.
— Clinique Robson, Ealing !
C’est la mère laconique !
— Depuis longtemps ?
— Trois jours…
— Seulement ?
Je n’en reviens pas. J’avais l’impression que des semaines s’étaient écoulées.
— Oui…
— Où en suis-je ?
— S’il vous plaît ?
Elle jacte du bout de ses grandes chailles jaunâtres. Elle a des yeux gris, couleur lame de rasoir et sa poitrine est plate comme un discours de sous-préfet.
— Où en suis-je au point de vue santé, j’insiste ?
— Vous vous portez bien…
— Heureux de l’apprendre, je ne m’en serais pas douté ! Qu’est-ce que j’ai eu, au juste ? Les oreillons ?
Elle savoure mal les plaisanteries, ou alors elle ne les entrave pas très bien.
— Non, dit la dame aux dents de cheval, vous avez reçu un coup de couteau dans le dos. Mais la lame a glissé sur une côte et n’a pas atteint le cœur. Par contre, vous avez terriblement saigné et cette hémorragie a failli vous être fatale. On vous a fait plusieurs transfusions sanguines.
— Et maintenant ?
— Votre plaie se cicatrise très bien, et votre tension artérielle est à douze ce matin, ce qui est bon signe…
Bon, alors la vie est belle.
— Je vais la faire grimper encore, fais-je. Amenez-moi un steak. Mais un chouette comme pour la femme-canon ! Ensuite vous téléphonerez à Scotland Yard et vous leur direz que j’aimerais parler à l’inspecteur chef Rowland.
Elle opine de la tête ; ce qui vaut mieux que d’opiner sa belle-mère, comme le dit si justement mon marchand de vin, lequel a toujours l’esprit fixé à la hauteur de la braguette.
J’attends patiemment en regardant le rectangle de soleil ramper sur le parquet.
Enfin la vioque réapparaît avec un plateau chargé du steak réclamé. Je dois reconnaître qu’elle a bien fait les choses.
La tranche de bidoche est large comme les fesses de Gabriello. Je l’attaque d’une fourchette décidée.
Y a pas, c’est bon de grainer après une séance de clamsage comme celle à laquelle je viens de me livrer. Oui, fameux !
Un petit coup de wine rouge et je décide de ronfloter un brin, la calbombe sur l’oreiller.
La vioque s’assied et se met à lire un bouquin sur la couvrante duquel on voit deux amoureux à l’air jojo se rouler un patin au clair de lune. C’est peut-être une sentimenteuse dans son genre ?…
C’est Rowland qui me réveille. Son crâne est plus luisant que lors de ma prise de conscience. Je remarque qu’il est constellé de taches de rousseur, ce qui lui donne un peu l’air d’un marron.
Il tient son galure à la main et sa moustache est taillée d’une façon impeccable.
— Je suis heureux de vous trouver en bonne voie de guérison, me dit-il. Vous voulez me parler ?
Je secoue la tête.
— Plutôt vous faire parler… Figurez-vous que l’affaire m’occupe l’esprit un peu trop fortement. Vous avez du nouveau ?
Il tire près du lit la chaise qu’occupait ma garde-malade.
— Dans un sens, oui…
— Pas, pas dans un autre ?
— Hélas…
— Bon, allez-y, j’ouvre grandes mes manettes…
— Vos quoi ?
— Mes étiquettes !
Il fait une moue d’incompréhension et attaque :
— J’ai appris que le commandant Paste était mort à Bombay, il y a huit ans…
— Qui avait usurpé son état civil, et comment ?
— Impossible de le savoir. Certainement quelqu’un qui se trouvait à son chevet au moment de sa mort…
— Comment avez-vous appris que Paste était mort ?
— Parce que j’ai fait faire des recherches dans son ancien régiment. Il est mort du tétanos…
— Je ne comprends pas…
— Que ne comprenez-vous pas ?
— Comment on a pu prendre son identité ; je suppose que son décès a été officiel, non ?
— Justement non ; il ne l’était pas. Paste venait d’être mis à la retraite lorsqu’il a contracté ce mal. Il avait décidé de se fixer aux Indes. Cela faisait plusieurs mois qu’il avait quitté l’armée. Il ne voyait plus ses anciens collègues et personne n’a été au courant de son hospitalisation. Sa mort a été discrète. L’employé de l’hôpital chargé de la déclarer a été victime peu de temps après d’un accident d’auto. Sans doute cet homme était-il de connivence ?
— Je comprends…
— Le faux Paste est donc rentré en Angleterre tranquillement, en compagnie de sa fille : Gloria. Le premier habitait Newcastle avant son départ pour l’Inde et il n’avait aucun parent… Le faux pouvait donc s’installer à Londres sous ce nom en toute tranquillité ; d’autant plus qu’il n’a jamais pris de risque inutile : il sortait fort peu…
— L’autre, le vrai Paste n’était pas marié ?
— Il ne l’a jamais été…
— Si bien que cette fille tombait de la lune ?
— Paste l’a adoptée, Paste le faux, évidemment !
— D’où vient-elle ?…
Rowland a un léger pincement des narines. Il paraît agacé ; non pas par ma question, mais par la réponse qu’il doit y faire.
— C’est, ou plutôt c’était, une Allemande, affirme-t-il. À l’I.S. ils ont retrouvé sa trace… Cette fille était l’une des secrétaires particulières de Hitler…
J’en prends un coup sur le bambou.
— Une Allemande ! Une secrétaire de Hitler ! Bonniche à Londres !
Comme tarte au goudron ça se pose là ! Il est dit qu’au fur et à mesure que je m’enfonce dans cette affaire, je vais de stupéfaction en ahurissement.
— Que branlait-elle chez la Filesco ?
— Ah ! si je pouvais le savoir…
Soudain je sursaute, ça m’arrache un cri de douleur car la boutonnière que j’ai dans le dos rend ces mouvements expansifs tout à fait contre-indiqués.
— Quoi ? fait Rowland.
— Parlait-elle couramment l’anglais ?
— Tiens, quelle question ! murmure le chef inspecteur, surpris…
— Pourquoi ?
— J’ai enquêté dans le quartier de Bloomsbury, chez les commerçants, afin de comprendre son comportement, mais on ne la connaît pas : ça n’est pas elle qui faisait les courses. Alors j’ai eu l’idée d’interroger le facteur, un facteur parfois se rend dans les maisons, il m’a dit se rappeler la fille ; elle parlait fort mal l’anglais, et avec un épouvantable accent allemand !
C’est du petit lait qu’il me téléphone dans la gargane.
— Je comprends maintenant pourquoi la Filesco a cherché en France un chauffeur ne parlant pas l’anglais, dis-je : elle ne voulait pas que la nationalité de sa soubrette soit connue. En effet, puisque je ne comprends pas votre langue, je ne puis évidemment pas sourciller lorsque des gens la parlent devant moi avec un accent étranger…
Il me jette un petit regard admirateur, Rowland. Il s’aperçoit que je sais faire fonctionner mes cellules grises, même lorsque je suis à plat de lit !
— Vous devez avoir raison, fait-il…
Cette réticence vous montre le degré de prudence des mecs du Yard : ne jamais s’avancer sans preuves absolues, telle est leur devise. Elle n’est pas mauvaise, notez bien et je connais des gars de chez nous qui feraient bien de s’en inspirer. Mon collègue Bérurier par exemple : lui, dès qu’il voit un mec étranger à la maison poulet dans nos locaux, il lui bille dessus pour le faire avouer. Un jour, ça a failli lui coûter cher. Avisant un zig assis dans la salle où les accusés font antichambre il l’a passé à tabac d’autor. Tout ce que le pauvre mec a avoué c’est qu’il était le beau-frère d’un juge d’instruction venu rendre visite à son parent ! Pour vous dire…
— Je comprends que j’ai raison ! affirmé-je avec cette modestie qui fait mon charme.
Et je suis satisfait d’avoir, de ce lit, résolu l’énigme numéro 1 de l’affaire…
Je le dis à Rowland qui a un geste approbateur.
— Et pendant que j’y suis, fais-je, je peux résoudre le problème numéro 2…
— C’est-à-dire ?
— Nous nous sommes beaucoup demandé, moi en tout cas, pourquoi Elia Filesco avait acheté une voiture française.
— Eh bien ?
— Ce pouvait-être par snobisme, naturellement, mais je crois surtout que c’était pour justifier le chauffeur français aux yeux de… l’extérieur : relations et autres !
Une fois de plus, Rowland acquiesce.
— Cela me paraît probant.
Tiens, voilà qu’il se mouille un peu.
Je souris.
— Vous n’auriez pas une cigarette ?
— Si, mais le médecin a-t-il ?…
— Vous occupez pas du médecin, le corps médical est antinicotine, la chose est connue, pourtant ce sont les meilleurs clients des buralistes.
En soupirant il m’avance un paquet de Waverley. C’est minuscule comme pacson et ça fait cibiche de gonzesse ou de fiote. Dessus on voit en couleur, dans un médaillon, le portrait d’un vieux schnock qui devait être président d’un conseil d’administration en dix-huit cent quelque chose. À y regarder de près, le gnace en question c’est Walter Scott. Ce que c’est de la gloire ! Walter Scott, l’auteur d’Ivanhoé et de… Waverley, c’est-à-dire le premier écrivain écossais (à gauche en sortant du pissoir).
Je pêche une roulée minuscule et je me la colle dans le bec. Rowland me présente la flamme de son briquet.
— Et la dernière souris ? demandé-je.
— De laquelle parlez-vous ?
— De celle avec qui je cohabitais dans ce bon vieux caveau de famille où vous m’avez déniché !
— Elle n’est pas identifiée…
— Elle ne serait pas parente avec la Filesco ?
— Non, mon premier soin a été de faire des recherches dans ce sens, mais elles n’ont rien donné, Elia Filesco n’avait pas de proches parentes…
Il ouvre son portefeuille et me tend un portrait de la morte. Je pousse un petit coup de sifflet admiratif : c’est du grand art ! Du turbin de première catégorie : les mecs de l’identité judiciaire anglaise sont des caïds, y a pas ! Pour arriver à restituer une physionomie humaine à un cadavre d’un mois aussi endommagé que l’était la morte, faut avoir des dons ! Ils ont poussé la conscience jusqu’à la farder. Ça devait pas être folichon comme turbin, je vous l’annonce !
— Vous avez passé cette photo dans la presse ?
— Évidemment.
— Rien ?
— Quelques personnes nous ont suggéré qu’il s’agissait de Filesco. Celles qui n’avaient pas lu le récit de son assassinat… À part ça : zéro !
Je bigle le portrait de la morte. Sans ses yeux clos on pourrait penser qu’elle vit. Je me dis que cette énigme sera à un moment ou à un autre résolue par l’homme qui pulvérise le mystère, j’ai nommé San-Antonio, le seul, l’unique ! Celui qui avale sans dommage la mort-aux-rats et les lames de poignard.
— Dites-moi, Rowland, et l’appartement ?
— Quel appartement ?
— Celui de Whitechapel, le truqué ?
Il hausse les épaules.
— Il est surveillé en permanence, bien entendu, mais absolument personne ne s’est manifesté.
— Vous avez enquêté afin de savoir à qui il appartient ?
— Naturellement. L’immeuble a été acheté par Elia Filesco, voici trois mois. J’ai même réussi à mettre la main sur l’entrepreneur qui a effectué les travaux ; c’est un entrepreneur de Manchester… Il a eu affaire à Filesco, celle-ci lui a expliqué qu’elle aimait se retirer pour écrire, et qu’elle voulait un petit coin caché. Lui a plutôt pensé qu’il s’agissait d’une retraite amoureuse…
— Les habitants du quartier n’ont jamais remarqué d’allées et venues ?
— Non, jamais…
— Avez-vous trouvé dans mon portefeuille la photo du faux Paste ?
Rowland a un air gêné, assez faux-cul. À son attitude je comprends qu’il a farfouillé dans mes pockets, seulement ça l’humilie de l’avouer.
— J’ai effectivement procédé à cette vérification… d’usage, murmure-t-il enfin.
Je laisse flotter sur mes lèvres le sourire que sa réponse provoque.
Il feint de ne pas l’apercevoir.
— Rien donné non plus, la photo ? interrogé-je.
— Rien, on dirait qu’il s’est volatilisé…
— C’est curieux, non, qu’on ne sache ni qui est cet homme, ni qui est la morte du tombeau ?
— Les recherches se poursuivent. Les photographies ont été tirées à un nombre considérable d’exemplaires et diffusées dans les bureaux de police du monde entier…
Je le regarde avec admiration. Oui, chez eux c’est le boulot de vaste envergure.
— Tôt ou tard, fait-il, confiant.
Et il a raison. On ne peut passer au travers d’un filet tissé par Scotland Yard. En effet, tôt ou tard, les identités des deux mystérieux personnages seront percées à jour…
Je cherche encore à mettre de l’ordre dans mes calculs.
— Pas de nouvelles non plus du bateau qui amena les visiteurs nocturnes au cottage, ni de la voiture qui les attendit sur la route de la lande ?
— Les recherches continuent…
Jolie formule. Il se croit chez son supérieur hiérarchique, Rowland, ou bien avec un représentant de la presse.
— Et Katty, la cuisinière ?
— Elle a fait ses malles et est partie chez son frère, à la campagne.
— Vous n’avez rien tiré d’intéressant d’elle ?
— Des noms de relations, d’amis de la Filesco… Nous procédons à certaines vérifications…
Il se lève.
— Vos déductions concernant votre engagement comme chauffeur me semblent judicieuses.
— Merci…
— Je vais vous laisser car je ne veux pas vous fatiguer. J’ai vu avant d’entrer ici le docteur Gilson, qui vous soigne. Il affirme que vous pourrez quitter la clinique la semaine prochaine.
— J’espère le faire avant.
— Ne commettez pas d’imprudences.
Il sort de sa poche une formule télégraphique.
— Ceci est pour vous, c’est un message de votre chef.
— Merci.
Je décachette le pli.
Le Vieux ne se casse pas la nénette, jugez-en :
Cher San-Antonio,
J’apprends par notre collègue le chef inspecteur Rowland ce qui vous est arrivé. J’en suis fâché pour vous. Je formule des vœux pour votre guérison. Dès que vous serez en état de le faire, rentrez, car je considère votre mission à Londres comme terminée.
Ayant été tranquillisé quant à votre état, je n’ai pas mis Madame votre mère au courant de cet accident afin de ne pas la tourmenter.
Il est charmant, le Vieux !
Il appelle mon coup de surin un « accident ». Il m’envoie au casse-pipe et il en est « fâché pour moi » !
Esquintez-vous le tempérament pour une noble cause, après ça ! Je froisse le message. Rowland me considère du coin de l’œil. Il paraît aux aguets. Probable qu’il aimerait autant me voir rentrer à la cabane comme un enfant bien sage !
La fliquerie, ça se fait discrètement, comme l’amour. Il n’a que faire d’un collègue étranger qui vient lui faire subir des interrogatoires, auxquels il lui est difficile de se soustraire.
Il me serre la main, coiffe son bada de clown en retraite et se dirige vers la sortie.
Avant de franchir le seuil il se retourne.
— Cher commissaire, dit-il, ne vous tracassez pas outre mesure ; laissez-vous soigner sans vous tourmenter. Nous mettrons la main sur votre agresseur ; chez nous, le pourcentage des crimes impunis est infime…
J’ai envie de lui répondre que chez nous c’est celui des flics à gueule de clergyman comme lui, qui est bas.
Mais je m’abstiens.
Je tourne ma tranche de côté afin de ne pas regarder la silhouette déprimante de la garde aux dents de cheval qui revient prendre sa faction…
Ah ! Le Vieux considère ma mission comme terminée ! Ah ! Rowland me conseille de ne plus penser à l’affaire…
Je regarde en loucedé l’armoire de bois ripolinée dans laquelle, je le sais, sont accrochées mes frusques…
Le restant de la journée et une partie de la noïe je me palpe le pouls — moralement, s’entend — car mon thermomètre est au beau fixe : trente-sept et des poussières, ce qui est une plaisanterie.
Je me dis que je suis remis et qu’il ne faut pas me confiner dans un pucier, because à ce tarif-là, il va me pousser des champignons sous les orteils, ce qui est farouchement contre-indiqué pour la course à pied.
Je m’endors, puis me réveille après un bon somme, à l’heure où les coqs se mettent à entonner leur trompette.
En fonte renforcée, le San-Antonio ! Aussi comestible qu’un zigouigoui de marié…
Ma garde dort et ne se rend compte de rien. Peinard, je cloque un nougat sur la carpette, puis un autre, et j’essaie de me tenir debout sur mes fumerons… C’est du pas facile. J’ai l’impression qu’on m’a filé un gyroscope dans l’oignon et un autre dans le crâne. C’est le grand huit ! Le vertige des familles ; la foire du Trône pour moi tout seul ! Je ferme les châsses puis je les rouvre…
Maintenant il s’agit de mettre un panard devant l’autre et de recommencer un nombre infini de fois.
Ça se passe à peu près bien.
J’entends ronfler l’infirmière dans la pièce à côté. Elle rêve qu’elle joue au meeting d’aviation, cette tordue ! On dirait une course de hors-bord !
J’ouvre l’armoire ripolinée et je cloque mes fringues. Je m’habille le plus rapidement possible, puis je sors de la chambre. Je tombe dans un couloir terminé par une porte vitrée. Je le parcours en titubant vachement. Parole, je dois me cramponner aux murs. Je me sens faible comme si je n’avais plus une goutte de raisiné dans la tuyauterie… Mais les murs n’ont pas été inventés pour les gaïes et je m’y cramponne ferme.
Au fur et à mesure que je me déplace, le vertige se dissipe. Je prends de l’assurance et je finis par ne plus sentir qu’une langueur de jeune fille torturée par la puberté.
Heureusement je ne rencontre personne jusqu’à la cour de l’hosto. C’est la première heure, celle où les malades viennent juste de s’endormir ainsi que les infirmières qu’ils ont fait tartir toute la nuit.
Je passe devant le portier et lui adresse un salut très rigide, très britannique.
Ouf ! c’est bon de renifler l’air pur et la liberté… Un petit jour de confection se ramasse dans les streets. La ville est calme comme le suspensoir d’un académicien. Je musarde de ma démarche vacillante, en priant le Seigneur tout puissant et miséricordieux de me faire dégauchir un troquet. À ces heures ils sont encore bouclés. Vous parlez d’un pays où l’on boit à heure fixe ! Quelle pommade !
Alors je me rappelle un conseil que m’avait refilé Totor, un truand dont le casier judiciaire ressemblait à un mur de chiottes : quand t’es seulâbre dans un patelin inconnu, de bon matin et que tu veux t’humecter le visage, cherche le bureau de poste centrale. Y a toujours des stations-biberons à proximité pour les pauvres facteurs qu’ont le gosier sec comme le cœur d’un marchand de canons !
Il disait vrai, Totor.
Dommage qu’il en ait pris pour vingt piges un jour, après avoir oublié deux balles de 9 mm dans la poitrine d’un encaisseur du Crédit lyonnais.
Je me rancarde sur la grande poste. Et, une fois là, je n’ai aucun mal à trouver un petit établissement grouillant de postmen où deux gonzesses rousses débitent des jus et des petits glass d’alcool.
Je me commande un bol de café, puis un double whisky. Et alors ma blessure commence à me foutre la paix et mes veines à charrier un sang plus généreux.
Un nouveau double whisky !
Cette fois, on va se remettre au labeur ! Maintenant, il ne me reste plus qu’à agir car au plumard, j’ai eu le temps de gamberger mon content !
Je me tuyaute sur la plus proche station de taxis et je vais réquisitionner un bahut.
— Cimetery ! fais-je.
Vous avouerez que je suis gonflé. C’est pas pour me donner des gants (chez nous ce sont surtout ceux de la Mondaine qui en portent) mais retourner à ce cimetière après l’histoire qui m’est arrivée dénote un certain courage, non ? Ça prouve que le bonhomme a tout ce qu’il faut, là où il faut, je pense !
Je descends du taxi et je retourne à la tombe. Le caveau est remis de ses visites, il paraît aussi innocent que les autres, on a même rescellé la dalle à cause des infiltrations probablement.
Dans le récit que m’a fait Rowland, une chose m’a surpris : il m’a appris que mon agresseur avait scellé la dalle avant de m’abandonner. Pour la seconde fois, on m’a cru mort. Ce caveau était une cachette idéale. Qui donc serait venu me chercher là s’il n’y avait pas eu ce coup de flair de Rowland ?
Je suppose que je devais être suivi. J’ai pratiquement été filé sans arrêt depuis mon arrivée chez la Filesco. C’est l’évidence même ! Donc mon agresseur me filait le train. Il m’a vu venir au cimetière une première fois, puis repartir. Il m’a attendu tandis que je laissais la nuit se pointer. Il est revenu avec moi, m’a vu franchir la haie, a pigé ce que je faisais. Alors il s’est embusqué pour me ratatiner. Pourquoi ne m’a-t-il pas buté avant que je sois entré dans le caveau ? Cela lui eût été facile tandis que je manœuvrais le ciseau à froid !
À cela j’ai une réponse : il avait déjà décidé de m’enterrer dans le caveau afin qu’on ne retrouve pas mon corps ici. Donc, il avait intérêt à me laisser faire le boulot de descellement.
Oh ! mais voilà qui m’ouvre des horizons nouveaux.
Suivez bien la subtilité de mon raisonnement et ne faites pas de chahut pour ne pas réveiller le malade : si l’assassin en puissance ne voulait pas qu’on retrouve mon corps dans le cimetière d’Ealing il avait une raison, cette raison c’était que la présence de mon cadavre en ces lieux attirerait l’attention ; ce qu’il ne voulait pas, à cause de cette sépulture camouflée.
Pourtant c’était risqué de me laisser exécuter ce travail, cela présentait des difficultés pour me tuer et resceller la dalle. Si le criminel voulait qu’on ne retrouve pas mon cadavre, il avait la possibilité de me tuer tout de suite et d’emmener mon corps ailleurs. Mais il n’a pas voulu… OU IL N’A PAS PU !
Pourquoi le criminel ne pouvait-il que laisser ma carcasse sur place ?
Parce qu’il n’aurait pas eu la force de la charrier ailleurs ! Ça c’est une indication qui vaut ce qu’elle vaut ! J’ai la faiblesse de la trouver importante à cause d’une autre idée que je vous confierai par la suite.
Bon, maintenant, poursuivons le raisonnement initial : l’agresseur s’est donc embusqué dans le cimetière, il a attendu que j’aie fini mon travail. Il m’a laissé pénétrer dans le tombeau, il m’a assailli lorsque j’en suis sorti, a fait basculer mon corps à l’intérieur du trou, a remis la dalle et l’a rescellée ! C’est à ce fait que je reviens, c’est sur lui que j’insiste plus ou moins lourdement. Parce que je trouve ça marrant, moi, un assassin qui suit un homme depuis Londres, et qui, le moment venu, a du ciment sous la main !
Pas vous ?
Alors c’est que vous avez un cerveau pas plus gros que celui d’une libellule !
La question du ciment me préoccupe parce qu’elle est difficile à concevoir. Le ciment est une matière qu’on ne véhicule pas sur soi et qui doit être préparé juste avant d’être consommé, exactement comme une entrecôte marchand de vin. Alors ?
Au moment où j’ai été agressé il était neuf heures du soir environ. Rowland, d’après ses dires, m’a trouvé vers minuit. C’est donc entretemps que la dalle a été cimentée.
Entre neuf heures et minuit les magasins sont fermés et il est impossible de se procurer une denrée aussi spéciale qu’est le ciment.
Je retourne au taxi et je fais le tour du quartier afin de vérifier si par hasard un chantier de construction se trouve dans le secteur. À la rigueur l’assassin aurait pu y dénicher ce qu’il lui fallait…
Mais c’est en vain que nous tournons dans les rues tranquilles de cette banlieue.
Écœuré, je me fais reconduire dans le centre de la ville.
Je trembille sur mes cannes comme un malheureux. J’ai la théière qui fait du skating et des papillons rouges voltigent gracieusement devant ma vue.
— Post office ! dis-je au chauffeur.
C’est décidément mon quartier général ! Seulement, cette fois, ça n’est pas pour nettoyer des flacons de gnole que je cherche la poste, c’est pour téléphoner.
Maintenant que je commence à être habitué au patelin c’est presque un jeu pour moi que d’avoir le Yard. Je réclame le service de Rowland, seulement m’est avis que je m’y prends un peu tôt car on me répond que le chef inspecteur n’est pas là.
Le mieux que j’ai à maquiller, c’est d’attendre qu’il s’annonce. Mon troquet à postiers me paraît être le havre de grâce susceptible d’abriter ma faiblesse. La tronche me vire de plus en plus au point que j’en suis à me demander si je n’ai pas fait une couennerie monstre en me taillant si vite de l’hosto ! Vous voyez pas que je bascule sur le macadam, les gnaces ? Allongé, il fait de l’effet le San-Antonio, surtout lorsque c’est sur le bide d’une gonzesse !
Pour colmater ma défaillance, je me fais préparer un steak. Pour moi, la viande rouge remplace toutes les pilules Pink de la création. Elle m’ouvre l’appétit et me le calme par la même occase. Si bien que dans les cas d’urgence c’est ma roue de secours préférée.
Tout en mastiquant, je gamberge. Je passe une revue approfondie de l’affaire Filesco. Il y a de quoi s’occuper la pensarde, je vous le garantis !
C’est bon de trouver un moment de sérénité comme celui-ci : ça permet de prendre du champ et, ainsi, de pouvoir jouer les Sherlock Holmes des familles.
Ainsi, par exemple, une chose me saute aux yeux : le nombre des retraites cachées… Si je fais le compte je trouve : l’appartement clandé de Whitechapel, le cottage de la côte, le domicile du faux Paste et… (ne vous gondolez pas) le caveau d’Ealing. Ça aussi c’est une retraite cachée, une dernière retraite cachée, voilà tout !
Pourquoi cette accumulation de planques ? Car il s’agit de planques, vous ne m’en ferez pas démordre… Pour cacher quelqu’un, quelqu’un qui ne doit pas s’appeler Durand, croyez-le !
Quelqu’un qui a besoin de se retirer de la circulation de temps en temps ou qui…
Je sursaute : je viens de piger ; le quelqu’un en question est planqué en Angleterre clandestinement. C’est un mec qui ne peut se permettre de se balader dans la rue ou de descendre dans un hôtel. Alors il a différentes retraites où il peut habiter à tour de rôle, afin de mettre de son côté toutes les chances de sécurité.
Ce quelqu’un vient d’ailleurs. Et j’ai idée qu’il a radiné d’Allemagne. N’oublions pas que la petite Gloria était secrétaire à l’état-major d’Hitler… En voilà une qui cachait son jeu. Franchement je m’y suis laissé prendre et j’ai vraiment cru avoir affaire à une soubrette. La façon dont elle se laissait filer la pogne au réchaud aurait dû m’ouvrir les châsses… Y a qu’une gretchen pour avoir pareillement le baigneur porté à l’incandescence…
Notez que, pourtant, la Filesco…
Et alors je resursaute parce qu’il me vient une autre idée encore plus monumentale que les précédentes. Décidément vaut mieux les noter : devant cette affluence c’est plus prudent !
Je déchire un coin de la nappe en papier, je sors un bout de crayon de mes vagues et j’écris :
1°) Diffuser photo Filesco.
Puis je continue à vagabonder dans les nuages à grandes enjambées.
Au bout d’un instant je suçote la mine chétive de mon bout de crayon et je note :
2°) Liste du personnel de l’hôpital de Bombay au moment de la mort du véritable Paste.
Je fais un mouvement qui réveille ma blessure assoupie.
Les habitués du bar doivent me croire assis sur un ressort à boudin !
La nouvelle idée qui atterrit dans mon caberlot est tellement importante qu’il me semble impossible que Rowland ne l’ait pas eue :
3°) Qui a délivré le permis d’inhumer de Paste ?
Car enfin, je veux bien qu’on ait substitué à un faux cadavre celui de la morte du caveau, mais il a bien fallu au départ qu’un toubib délivrât un permis, non ?
La pointe de mon crayon casse au moment où j’allais pointer ma pensée numéro 4.
Vite je l’affûte et, d’une écriture noble et appuyée comme un coup de poing de mon collègue Bérurier, je note :
4°) Radiographier le poignet d’Elia Filesco.
Celui-ci, j’en suis content car il est subtil.
Ma parole j’ai l’impression de faire des rébus, vous savez dans le genre de : Qu’est-ce qui a une patte, deux pattes, trois pattes, une plume dans le der et un abonnement au Figaro ?
C’est Rowland qui va en faire une bouille lorsque je vais lui aligner mes brèmes !
Je me prends le menton dans la main gauche pour soutenir ma pauvre tête où une équipe de football paraît se démener.
Latrouille passe la balle à Ouistiti, qui descend, qui descend… Qui shoote ! Et la balle passe par-dessus la barre transversale. J’ai failli me flanquer par terre. Décidément, ça ne fonctionne pas très bien du côté des commandes et le steak ne m’a pas beaucoup colmaté.
Je bois un coup… Et puis j’écris d’une paluche lamentable.
5°) A-t-on signalé un sous-marin dans la nuit où…
Je laisse choir le crayon. Ma tête dodeline sans que je parvienne à la refoutre d’aplomb.
Mon lutin portable se poire comme un petit salingue.
« C’est bien fait pour ta gueule ! dit-il, sardonique, t’as voulu jouer au crack ! Tu t’es pris pour un robot, eh bien !… »
La suite, je la pige pas bien…
Je me dis qu’il ne faut pas abuser de sa carcasse, surtout lorsqu’on n’en a qu’une à sa disposition !
Je glisse une fois encore dans de la vase tiède. Décidément, je ne fais plus que ça depuis quelque temps !
Depuis mon escapade, la vioque aux chailles de bourrin malade ne m’adresse positivement plus la parole.
Elle est vexée que je l’aie larguée pendant qu’elle en écrasait. J’ai idée qu’elle a dû se faire ramoner l’amour-propre par la direction. Ils lui ont passé une savonnanche Cadum, les diros. Et ça, elle ne me le pardonnera jamais. Ça lui est resté sur la tomate avec sa virginité et le tout aigrit aimablement sous sa blouse blanche.
Ça fait trois jours que je suis de retour au pucier ; on m’y a ramené pendant mon évanouissement. Lorsque je suis revenu à moi, j’étais dans les toiles, pas fiérot pour une thune, vous pouvez me croire. J’osais pas bigler la vioque dont la mauvaise humeur était aussi apparente qu’un porte-jarretelles sur le dos d’une vache. Aussi je me suis carré le naze dans l’oreiller et j’ai fait mine de pioncer, ce qui était la tactique d’urgence à adopter, n’est-il pas vrai ?
Faut savoir mettre les pouces quelquefois. Je suis pas de ceux qui s’obstinent à vouloir faire rimer citrouille avec peau de lézard. Les acrobaties sont baths lorsqu’on les réussit, quand elles fiardent, on n’a plus qu’à acheter les dernières nouvelles et à les étaler devant sa vitrine pour s’isoler.
Trois jours donc sont passés, et comme la vie n’est qu’un éternel recommencement, la lourde de ma piaule s’ouvre devant le chef inspecteur Rowland.
Cette fois, y a quelque chose de changé dans le Royaume-Uni. Figurez-vous que mon collègue d’outre-Manche, comme disent les journalistes qui ont tous le sens des images, a troqué son bada à petit bord contre un autre à bord roulé. Cette fois il ne ressemble plus à un clown en civil, mais à un notaire de province.
Il me sourit puis, d’un geste mutin, me menace de son index.
— Je voulais vous rendre visite plus tôt, murmure-t-il de sa voix précise comme un barême des taxes progressives, mais j’ai eu fort à faire.
Qu’est-ce qui lui arrive à Rowland ? Il a levé une mousmé qui réussit la Corde-à-violon ou bien il a hérité de son grand-oncle pour avoir cet air enjoué ? Il me considère avec de la bienveillance et, presque, de la sympathie.
Il tire une chaise près de mon lit.
— Commissaire, je m’incline devant votre perspicacité, dit-il…
Oh là ! Qu’est-ce à dire !
Je le regarde, histoire de voir s’il se paie une livre et demie de ma physionomie. Mais non, malgré cet enjouement, il conserve toute sa dignité.
D’un geste mesuré, il tire de sa poche le morceau de nappe en papier sur lequel j’avais noté mes fameuses pensées.
— Lorsque vous vous êtes évanoui dans ce café, dit-il, vous teniez ceci dans la main, serré très fort. Le médecin-chef de la clinique a jugé bon de me l’adresser et il a fort bien fait…
Il cligne de l’œil. Ça fait trois générations qu’il ne s’est pas senti aussi mutin, Rowland. Ses yeux brillent. Ma parole, il ressemble à autre chose qu’à un masque de cire ! Voilà le musée Grévin qui s’anime !
— Je prends vos suggestions dans l’ordre, dit-il…
Il se masse la gorge.
— Primo : diffuser la photo de Filesco. Je l’ai fait et ça a donné de curieux résultats. J’ai appris que la femme qui vous a engagé n’était pas Elia Filesco, mais une actrice allemande qui avait été la maîtresse de Himmler et qui avait disparu depuis la fin de la guerre. En revanche, la morte découverte dans le caveau est Elia Filesco, la vraie. Il est étrange, n’est-ce pas, que chaque héros de cette histoire soit tiré en double exemplaires : deux Paste, deux Filesco ! Voilà qui fait penser à un roman fantastique traduit de l’américain, vous ne trouvez pas ?
— Et comment !
— Cette actrice, Hildegarde Kurt, offrait une grande ressemblance avec Elia. Par exemple elle était brune et non blonde. Les cheveux de la femme assassinée au cottage étaient teints… Par ailleurs, son nez avait subi une opération. Légèrement retroussé à l’origine, on l’avait rendu aquilin afin qu’il ressemblât à celui de la véritable Elia Filesco.
« Il est aisé de comprendre ce qui s’est passé. Elia, la vraie, était au service d’un groupe secret. Un jour, elle a dû commencer à se montrer réticente. On a alors décidé de la “remplacer” au sens rigoureux du terme. Elle a été empoisonnée (strychnine d’après l’autopsie), la chose était possible, car Elia menait une existence peu extérieure et ne fréquentait personne.
« On l’a enterrée sous le nom de Paste car Paste avait besoin de disparaître ; c’était faire d’une pierre deux coups, vous me suivez ?
Je hausse les épaules.
— Je vous suis d’autant mieux que je vous ai précédé, cher Rowland.
Il accuse le coup et son sourire se fait la paire.
— Hum oui, murmure-t-il…
Mais il passe outre son coup d’humeur.
— Qui était ce faux Paste ? Pourquoi a-t-il pris cette identité ? Pourquoi a-t-il eu brusquement besoin de disparaître, c’est une série de questions auxquelles je ne puis répondre que partiellement. Le faux Paste est Allemand, il se nomme Otto Kurt, et il était le père de deux charmantes filles dont l’une s’appelait Hildegarde, et l’autre Gloria…
Là il me coiffe.
Alors le type en beige était le daron de la fausse Elia et de sa bonniche, laquelle était la sœur de la patronne !
Ce que c’est compliqué ! Si vous n’arrivez pas à suivre on va vous faire un dessin…
Pour ma compréhension personnelle je résume :
Elia Filesco, la vraie, était au service d’un groupe dans lequel servait un mystérieux Kurt (Otto pour les dames et les garagistes). Ce Kurt avait, à Bombay, pris l’identité d’un officier mort : Paste. Sous ce nom, il était venu s’installer à Londres avec ses deux filles : Gloria et Hildegarde, lesquelles s’étaient vachement mouillées à l’époque nazie. Peut-être même était-ce à cause de ses deux souris en danger qu’il avait décidé de se planquer sous cette fausse identité, Kurt ? Une fois à Londres il s’est mis en cheville avec la Filesco et lui a refilé une de ses greluses, Gloria, pour l’assister.
Seulement ça n’a plus carburé à un certain moment et on a zigouillé Elia afin de lui substituer Hildegarde laquelle lui ressemblait assez pour qu’avec une opération esthétique et de la teinture cette substitution fût possible…
Rowland a respecté ma méditation, comme s’il savait qu’elle était une mise en ordre des éléments.
— Vous avez trouvé Kurt à Bombay ? j’interroge.
— Exact. Il était infirmier à l’hôpital où est mort Paste. Il était parti pour l’Inde au moment de la chute de Berlin. Sa seconde fille l’accompagnait, l’autre, Hildegarde, s’était réfugiée en Amérique du Sud.
— Je comprends, fais-je. Il en avait classe du bled de Gandhi. Il voulait revenir en Europe. Grâce à la mort de Paste, la chose pouvait s’opérer sans casse… Paste avait dû lui parler de sa vie, lui révéler qu’il n’avait pas de famille…
— Certainement.
Rowland me regarde.
— J’avais câblé à Bombay avant d’avoir votre note, dit-il. C’était l’enfance de l’art…
— Bien sûr…
Je veux pas le couvrir de confusion en ayant l’air d’en douter…
— De même, enchaîne-t-il, je m’étais occupé du permis d’inhumer. Celui-ci était un faux. Mais un faux assez particulier car il a été fait sur le papier à en-tête d’un médecin très honorablement connu à Londres. Celui-ci se trouvait en vacances lorsque le faux permis a été délivré.
— Et voilà, encore un faux ! conclus-je. Faux ! Faux ! Usage, abus de faux ! Voilà l’affaire. La maison minable de Whitechapel est une fausse maison minable ! Filesco était une fausse Filesco. Paste un faux Paste et un faux mort ! Merde, on n’en sortira jamais !
Rowland examine mon papier.
— Voici pour les trois premiers points de votre espèce de questionnaire, dit-il. Voyons le quatrième et le cinquième…
« J’ai fait radiographier le poignet d’Elia… Enfin de celle que nous avons cru Elia, c’est-à-dire de la morte du cottage. Malgré le pansement, il n’était ni brisé ni même foulé…
Il relève son nez pointu et me regarde d’un air interrogateur.
— J’avoue ne pas comprendre cette quatrième question, avoue-t-il très franchement.
— Pas marle, fais-je. Dans certaines circonstances j’ai vu Elia… enfin, sa remplaçante, ne pas paraître gênée par cet accident. Alors depuis j’ai fait travailler mes méninges et je me suis dit que si Filesco a joué au poignet brisé, c’est parce qu’elle ne savait pas conduire. Et c’est parce qu’elle ne savait pas conduire qu’il lui fallait un chauffeur. Tout se tient. Et on peut ajouter, elle ne savait pas conduire parce qu’elle n’était pas Filesco… Vous voyez ça d’ici ?
Il approuve.
— Bravo.
Puis, enfouissant le morceau de papier dans sa poche :
— En ce qui concerne le sous-marin… Il est évident que nos services de protection côtière ont à plusieurs reprises signalé la présence de submersibles inconnus dans nos eaux territoriales, la nuit du meutre de la falaise entre autres, mais…
Il s’arrête.
— J’aimerais savoir ce qui vous a amené à envisager que…
Je reste un moment sans répondre.
— C’est assez confus, Rowland… Voilà, j’ai trouvé bizarre cette histoire de pavillon noir servant de signal. Car c’était un signal… Vous-même n’en doutez pas. Un signal qui indiquait qu’on pouvait ou non débarquer. Un bateau se serait fait repérer le long de cette côte. Alors j’ai pensé à un sous-marin. J’y ai pensé lorsque j’ai su que Gloria était Allemande. Il est fortement question des submersibles nazis émigrés en Amérique du Sud… Vous ne croyez pas que la Filesco servait en quelque sorte d’hôtesse à certains éléments allemands qui se rapprochent peu à peu de la mère patrie ? Cela explique les retraites mystérieuses, non ?
Rowland soupire.
— Décidément vous avez un esprit de déduction très poussé, cher San-Antonio. Veuillez trouver ici le témoignage de ma sincère admiration. Oui, vous l’avez dit, de hauts personnages nazis qui avaient quitté l’Allemagne au moment de la défaite du Reich reviennent d’Argentine et du Brésil, où ils ont trouvé refuge. L’I.S. est sur les dents car, à nouveau, l’infiltration d’espions se produit et grandit… Filesco, depuis longtemps, faisait l’objet d’une certaine surveillance…
Je bois du petit lait.
— Il est probable qu’elle s’est aperçue de cette surveillance, il y a un mois. Et elle s’est donné peur. On l’a alors supprimée. Kurt, le chef de l’organisation secrète en Angleterre a mis sa fille à sa place, sans doute mijotait-il ça depuis longtemps. Et sans doute aussi tenait-il à disparaître officiellement car il savait que tôt ou tard son usurpation d’identité serait découverte.
— On a enterré Elia Filesco sous le nom de Paste Arthur… Jolie combinaison… Mais alors, comment s’explique le carnage du cottage ?
Rowland sourit.
— Probablement à cause de vous, dit-il…
— À cause de moi ?
Il a un hochement de tête mystérieux.
— Mais oui, à cause de vous… Il est évident que votre véritable profession a été découverte par « eux » dès le premier soir.
« La fausse Elia est allée dans la maison truquée afin de pouvoir s’échapper de… son entourage et rejoindre quelqu’un.
« Mais son père la surveillait. Il vous a vu pénétrer dans l’immeuble. Ensuite il vous a suivi. Vous m’avez dit être allé à la poste pour téléphoner à votre chef, ça était un jeu d’enfant pour lui que d’écouter votre conversation d’une cabine voisine. Sans doute comprend-il le français… Il a alerté Hildegarde et lui a ordonné de vous supprimer au cottage avant de « réceptionner » les gens du large…
J’admire l’expression, elle est romantique à souhait. Les gens du large ! Ça ferait mouiller un romancier pour jeunes filles en transes. Pour la poésie il me dégomme, Rowland.
— Je vois les choses ainsi, dit le chef inspecteur : des « gens » ont débarqué d’un sous-marin comme prévu, puisque le pavillon était hissé. Hildegarde-Elia les attendait en compagnie de sa sœur, laquelle l’avait rejointe par le chemin de la lande où elle était venue en voiture… Seulement il y a eu bagarre car les deux sœurs, au lieu de recevoir ces hôtes nocturnes, voulaient repartir avec eux à bord du sous-marin… Votre intervention les avait effrayées et elles se donnaient peur. Les arrivants ont alors, devant leur résolution, employé les grands moyens…
« Ils ont commencé à charger dans le coffre de l’automobile le cadavre de Gloria… À cet instant vous êtes revenu à vous… Ils se sont enfuis par la falaise et ont attendu. Ils ont vu la voiture filer. Alors ils ont baissé le pavillon et ont gagné la route par le sentier, la route où stationnait une auto.
— D’où vient alors qu’ils aient attendu si longtemps auprès des cadavres ? Non, Rowland, vous ne faites qu’effleurer la vérité. Lorsque je suis revenu à moi, le corps d’Hildegarde-Elia était presque froid, la mort remontait à plusieurs heures. S’ils ont attendu c’est parce que Gloria n’était pas encore là. Gloria qui devait les convoyer par la route jusqu’à une retraite pépère… Mais ils savaient que Gloria était la frangine d’Hildegarde et qu’elle prendrait fort mal les choses lorsqu’elle saurait que sa sœur était morte. Quand elle est arrivée ils lui ont fait boire du vin empoisonné et ça lui a moins bien réussi qu’à mézigue ! Ils l’ont alors chargée dans le coffre de la Frégate, c’est vrai, et ils s’apprêtaient à faire de même pour Hildegarde quand j’ai remué dans la turne. Comme ils me croyaient mort ils ont pensé qu’un autre danger les menaçait et ils sont partis…
— C’est bien, fait Rowland… C’est très bien, d’arriver à reconstituer l’affaire sous son vrai jour avec des données aussi confuses…
— Vous avez des nouvelles de… Kurt-Paste ?
— Aucune…
— Comment a-t-il pris le décès prématuré de ses deux filles ?
— Très mal, je m’en doute…
— Pas de cadavres à l’horizon ?
— Non…
— Ça commence à me manquer…
Je pense à une chose. Et je l’exprime tout haut.
— Pourquoi Gloria a-t-elle prétendu être congédiée par sa pseudo-patronne ?
— Pour vous donner le change sans doute. Voyons, on venait d’apprendre qui vous étiez et on voulait vous supprimer d’urgence. Pour cela vous deviez aller au cottage où cette opération devenait plus aisée. Mais avant votre départ vous pouviez éventuellement communiquer avec l’extérieur. Le renvoi de Gloria, ses larmes, vous laissaient penser qu’elle n’était qu’une soubrette dans tout cela…
Je puise dans le paquet de cigarettes que Rowland a déposé sur mon couvre-lit.
— Dites-moi, Rowland, et Katty ?
Il fait la moue.
— Celle-ci, dit-il, je l’ai à l’œil, car il est évident qu’elle a trempé dans l’histoire. Il est inconcevable qu’elle ait assisté à la substitution de sa maîtresse sans manifester la moindre surprise…
— Pour être de connivence, elle l’est, dis-je. Elle a alerté le gars qui m’a suriné, car elle seule savait le lendemain du drame de la plage que je n’étais pas mort !
« Que maquille-t-elle ?
— Elle vit à la campagne, chez son frère, je vous l’ai dit… Non loin d’ici… Je pourrais l’interroger mais je préfère la mettre en observation.
Il se lève pour partir.
— Vous sortez quand, d’une façon définitive ?
— Demain matin, le toubib permet !
— Au revoir…
— Donnez-moi l’adresse de Katty, si des fois j’ai envie de lui envoyer des cartes postales…
— Son frère est fermier à Stone, banlieue d’Uxbridge. Il s’appelle Merriwel.
— O.K… Goodbye… Je passerai vous dire au revoir à votre bureau avant de rentrer dans mon patelin !
Il se coiffe de son bitos neuf avec la même conviction que mit le gars Napo à se coiffer de la couronne d’empereur.
Un geste de la main, et le voilà parti.
Stone est un petit patelin grand comme un jouet de môme représentant un paysage de verdure avec des petites maisons et des vaches en carton.
Le premier peigne-cul que je rencontre me désigne la maison du sieur Merriwel et, en passant le seuil de cette carrée, la première personne que je rencontre, c’est la môme Katty soi-même, la trogne plus colorée que jamais…
Elle est drapée dans un châle noir et ses cheveux gris-roux ou roux-gris, au choix, lui pendent lamentablement devant la bougie.
Elle ouvre grand la bouche en m’apercevant, et fait un pas en arrière, exactement comme les traîtres de comédie lorsqu’ils voient rappliquer la pure jeune fille qu’ils ont jetée dans un cul de basse fosse…
— Allons, Katty, dis-je, remettez-vous, ma chérie…
Elle a le visage couleur aubergine et pourtant elle devrait être un peu pâle, la vioque.
— Tu vois, mon trésor, je ne suis pas mort ! fais-je… Il y a des gars qui ressortent du tombeau depuis que Jésus-Christ a donné l’exemple.
Je me réjouis de ce que Rowland n’ait pas parlé de moi dans les canards. Ainsi, Katty me croyait canné et ma réapparition lui file les flubes.
Autour de nous les poules caquettent dans la lumière blonde que, ce matin, le soleil dispense largement sur le monde. Il fait bon revivre.
Je pousse Katty à l’intérieur de la maison.
— Qu’est-ce que voulez à moi ? balbutie-t-elle.
— Te raconter une histoire, ma pauvre vieille… Une histoire dans laquelle personne n’est soi-même… Tu crois parler à une armoire et tu découvres qu’en réalité c’est un moulin à café… Tu dis bonjour à Elia Filesco et tu t’aperçois que c’est Hildegarde Kurt que tu as saluée… Tu embrasses la bonne et c’est la sœur de la patronne. Tu entres dans une masure et c’est un palace… Tu vas chez un mort, et il te suit dans la rue… Tu ouvres le tombeau d’un ancien officier et tu déniches une souris… Tu te places comme chauffeur dans la casbah et tu te rends compte que tu es flic… Tu as en face de toi cette bonne grosse vache de Katty, la cuisinière et…
Je file un marron à la pointe du menton de Katty pour lui apprendre à ôter sa main de la poche de son tablier qui paraît contenir un objet lourd.
— Laissez ça, mon cœur… Vous n’allez pas passer votre temps à me tuer ; ça n’est plus une vie pour moi…
Vivement, je pique le soufflant qui alourdit sa poche.
C’est un joujou allemand, un walter 7,65…
Katty recule jusque derrière la table.
Elle en saisit le bord et fait basculer la vaisselle qui l’encombre.
Ça fait un tintamarre du diable. Moi je saute par-dessus la table et je la calme avec un second taquet plus généreux que le précédent. Du coup, elle s’effondre…
Alors je m’empare d’une serviette, je la trempe dans la flaque d’eau résultant d’une cruche brisée et je la passe sur la gueule de Katty… Bientôt celle-ci devient nette, blême et grise, alors que le linge est maculé de traînées pourpres et noires. D’un geste plus rapide encore je saisis ses tifs et je tire. La perruque me reste dans les mains.
— Salut, Kurt, fais-je en rigolant, t’as pas trop chaud là-dedans…
Je saisis le corsage noir et je l’arrache. Je tire les petits sacs de son qui lui tiennent lieu de poitrine et de ventre.
— Y a pas, dans cette famille, vous êtes doués pour le grimage. Il est vrai que vous êtes une famille de comédiens et que vous n’avez pas peur des hannetons !
Tout en jactant, je l’assaisonne à coups de tavasson. Je lui constitue un nouveau maquillage beaucoup plus solide que le précédent.
Il n’a bientôt plus figure humaine.
Je m’arrête lorsque je suis fatigué. À ce moment-là, ma douleur dans le dos se manifeste, et elle se manifeste parce que quelqu’un appuie dessus le canon d’une carabine.
Katty-Paste-Kurt (vous parlez d’un cumulard !) dit quelque chose en allemand.
Puis, s’adressant à moi tout en essuyant le sang qui lui coule du pif :
— L’homme qui tient l’autre bout de la carabine voudrait que vous leviez les mains, dit-il…
Un mauvais sourire tord le visage de celui qu’intérieurement je continue d’appeler « l’homme en beige ».
— Vous avez l’air d’en savoir très long, observe-t-il.
— Très long, admets-je.
— Trop, fait-il… Racontez un peu, pour voir.
Il s’explique dans un bon français teinté d’accent germanique alors que le personnage de Katty qu’il interprétait jactait fort mal notre langue. Il se méfiait de moi dès le départ, ce brave Kurt, il craignait que je ne décèle cet accent teuton, alors il préférait parler petit-nègre.
— Bombay, fais-je… Un gars trop mouillé s’y réfugie avec l’une de ses filles. Il trouve une place d’infirmier à l’hôpital et fait un jour la connaissance d’un moribond. Il prend l’identité de ce moribond et peut de la sorte venir s’installer en Angleterre.
« Là, il fait la connaissance d’une femme assez trouble : Elia Filesco qui trafique avec les personnalités nazies réfugiées en Amérique du Sud.
« Il prend la direction du réseau anglais s’occupant de la réintégration en Europe des mauvais sujets allemands expatriés. Mais Elia est trop indépendante à son gré. Alors il la tue, la fait enterrer sous son propre faux nom — si j’ose cette image — et lui trouve un sosie en la personne de sa fille aînée, laquelle subit pour cela quelques transformations essentielles.
« Seulement la fille aînée, la volcanique Hildegarde, risque de commettre des bévues car elle est trop portée sur la bagatelle. Kurt résout le problème de la surveillance en s’installant comme cuisinière. Intéressant rôle de composition. Je m’y suis laissé prendre ! Et pourtant j’ai le nez creux… Sa seconde fille sera la femme de chambre. À eux deux, ils créent un rempart entre l’extérieur et la fausse Filesco, écartant les gens étrangers qui s’apercevraient de la supercherie…
« Comme il y a, à cause des débarquements clandestins, pas mal d’allées et venues à faire et que la cuisinière Katty ne peut décemment piloter une auto, Hildegarde ne sachant pas conduire, on embauche un chauffeur… Mais il faut quelqu’un de discret. Quelqu’un qui ne risque pas de découvrir le pot aux roses. On décide de prendre un Français, et bibi arrive…
Kurt m’écoute attentivement, tout en étanchant le sang de son visage. Sous cette robe noire il fait plutôt grotesque.
— Vous vous méfiiez néanmoins de moi, et vous me suiviez… Cela vous a permis de comprendre qui j’étais. Mon sort était donc réglé, Hildegarde devait me nettoyer du bal !
« Elle m’a empoisonné, a réceptionné le couple qui débarquait, mais elle avait son plan : retourner en Amérique du Sud d’où elle venait. Son meurtre (car elle me croyait mort) l’épouvantait. Elle a fait une scène aux arrivants et ceux-ci, effrayés par sa véhémence, l’ont assassinée… Ensuite ils ont attendu Gloria. Il ne fallait pas que celle-ci sache… Elle a été empoisonnée. On la chargeait dans la bagnole lorsque je suis revenu à moi, mettant les autres en fuite.
« Quand ils m’ont vu partir, ils se sont enfuis par la lande jusqu’à la voiture qui les attendait et que vous pilotiez… Ils vous ont raconté que c’était moi qui avais assassiné vos filles. Vous avez cru que j’étais chargé par l’I.S. de votre extermination à tous, et vous êtes rentrés à Londres où vous avez repris votre rôle de Katty.
« Pourquoi cette imprudence ? Parce que vous êtes un homme courageux. Et surtout parce que vous vouliez ma peau et que vous vous doutiez que je reviendrais. Mais le Yard était sur place avant moi. Vous ne pouviez agir…
« Continuant de jouer Katty, vous m’avez envoyé chez Paste, cela, d’après vous, ne menait à rien… Mais cela m’a conduit à Ealing… À ce petit cimetière où vous m’avez rejoint… Où vous m’avez frappé, enterré… À cet instant j’ai su que c’était vous mon agresseur, sans vous voir… Car j’ai le sens olfactif très développé et, avant de sombrer dans les pommes, j’ai senti cette odeur de graillon qui est l’odeur de toutes les cuisinières et dont vos fringues sont imprégnées.
« Votre coup fait, vous êtes revenu ici pour y chercher du ciment et vous êtes retourné sceller cette putain de dalle.
Je cesse brusquement de parler, car il fait des yeux terribles, Kurt… Mais pas à moi, au gars qui tient le flingue. Et il se met à gueuler. Et il se rue sur le type. Et le type lui balance la purée à lui… Parce que ce type-là n’est autre que le mec qui a débarqué l’autre nuit et qui a buté les fillettes prodiges de Kurt…
Cette diversion est très profitable pour moi. Elle me permet de me jeter à plat ventre, de cueillir les pattes du grand diable blond, de le renverser et de le maintenir à terre tandis que l’homme que Rowland a placé en faction se précipite à la rescousse…