Première partie

CHAPITRE PREMIER Dans lequel il est question que je fasse travailler la SNCF, et dans lequel aussi il n’en est plus question !

Le fait de louer ses places de train lorsqu’on mijote un grand parcours offre un gros avantage : celui de vous assurer de la place assise ; mais il présente par ailleurs l’inconvénient majeur de vous empêcher de choisir vos compagnons de voyage.

Ainsi, les places 127 et 128 que la compagnie des chemins de fer de l’État nous a réservées, à Félicie, ma brave femme de mère, et à moi-même, sont-elles solidement encadrées par un curé qui en est déjà à la page 95 de son bréviaire, un monsieur soucieux, une dame âgée munie d’un caniche nain et d’une éruption d’eczéma (ce qui est préférable à une éruption volcanique) et enfin d’une maman dont le petit garçon émet déjà la prétention de vouloir jouer au cow-boy dans le compartiment.

Charmante compagnie, vous pouvez le constater, grâce à laquelle le trajet Paris-Nice va me paraître extrêmement bref.

Félicie, qui est la courtoisie faite femme, adresse un salut respectueux au curé, un sourire à la maman, une caresse au chien et se met à farfouiller dans son immense sac à main, histoire d’y dénicher un bonbon pour Buffalo Bill. Le réticule de Félicie, c’est un poème. On y trouve de tout : des brosses à habits, des stylos sans plume, des stylos sans encre, des plumes sans stylos… des morceaux de sucre, des flacons de Soir de Paris (avec un J, comme « J’embaume »), des pilules pour le foie, la vésicule, le pylore, l’intestin grêle et le gros colomb (né à Gênes en… en Italie, et inventeur de l’œuf au garde-à-vous). On y trouve aussi des sandwichs rassis, un livre de messe, un livret de Caisse d’épargne, un carnet de métro et un bouquin flétri narrant la vie édifiante de la bienheureuse Lenturlu, cette religieuse qui découvrit, en une seule nuit, un remède contre les hémorroïdes et la recette du veau marengo.

Tandis que Moman explore son sac, je déploie un hebdomadaire consacré à la reine d’Angleterre. Le baveux nous apprend tout sur elle ; du reste l’article s’intitule : Élisabeth, comme si vous étiez Philip, c’est vous dire !

J’en suis au chapitre consacré à son breakfast et le train est parcouru d’un lent frémissement lorsque les haut-parleurs de la gare se mettent à aboyer :

— Monsieur le commissaire San-Antonio est demandé de toute urgence dans le bureau du chef de gare !

Je sens mon âme qui se fripe comme du papier de soie dans la main d’un épileptique. Félicie est devenue toute pâlotte.

— Il est arrivé quelque chose ! bégaie-t-elle.

Je hausse ces larges épaules qui me valent la sympathie des dames et la considération des messieurs.

— Que veux-tu qu’il soit arrivé ! Le Vieux a besoin de moi, c’est couru.

— Il savait que tu prenais ce train ?

— Il sait tout ! Comme j’ai fait réserver les places par le standardiste de la Grande Taule, il aura pu se renseigner facilement.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je bigle mon cadran. Il m’indique que le train part dans dix minutes.

— Attends, M’man, je vais aux nouvelles et je reviens…

Sous les regards intéressés de l’assistance, je saute du wagon et, coudes au corps, je fonce vers le burlingue du chef de gare. Les haut-parleurs remettent le couvert à mon sujet. Ça me fait tout drôle de les entendre gargouiller mon blaze dans ce tohu-bohu !

J’arrive en deux minutes chez le galonné de la station.

— Commissaire San-Antonio ! annoncé-je.

Il me salue profondément et désigne un combiné téléphonique débranché.

— Votre correspondant est resté en ligne, monsieur le commissaire !

Je chope l’os d’ébonite et je mugis « Allô ! » dans la passoire.

C’est le Vieux. Sa voix glacée a, pour une fois, une inflexion vivante.

— Dieu soit loué ! s’exclame-t-il.

— Mes places aussi, le sont, riposté-je du tac au tac.

Ça le rebranche sur le style banquise.

— Annulez vos vacances, San-Antonio, j’ai besoin de vous !

D’ordinaire, vous me connaissez ? J’ai beau être rouscailleur comme tous les Français, lorsque mon chef me tient ce langage, je mets mon petit doigt sur la couture de mon futal et je dis : « Présent. » Mais dans cette atmosphère de gare, avec ma vieille Félicie installée au milieu de nos bagages, de notre curé, de notre caniche nain, de notre cow-boy et de notre eczéma sexagénaire, je suis nettement porté sur la mutinerie.

— Voyons, chef, j’étais dans le train…

— Je le sais !

Un court silence.

Il ajoute.

— C’est grave, San-Antonio. C’est très grave…

Vaincu, j’expulse un de ces soupirs dont les Chleus se servaient avant la guerre pour gonfler le Graf Zeppelin.

— J’arrive, chef !

Un petit merci à cette truffe de chef de gare qui aurait pu téléphoner à sa poule lorsque le chef a composé son numéro, et, tel l’émule de Zatopek, je fonce jusqu’à la voie 17 où mon rapide piaffe d’impatience… Félicie s’est mise à la portière.

— Alors ?

— Pas de bol, M’man, faut que je reste… File, je te rejoindrai dès que possible… Tiens ton billet, passe-moi ma valise…

Elle a des larmes dans les yeux, la pauvre. Je renifle un bon coup ma rancœur.

— Tout de même, soupire-t-elle en me refilant ma valoche, c’est pas un métier de chrétien, Antoine !

— Non, M’man, c’est même pas un métier du tout… Enfin ne te tourmente pas et prends du bon temps au soleil… Je pense que je serai libre pour Pâques ! Tu m’achèteras un œuf en chocolat… Surtout pas une cloche, j’en ai trop dans mon espace vital…

Elle sourit tristement. Là-dessus, le dur a la bonne idée de déhotter. Un jet de vapeur… Un bruit de ferraille, un mouchoir blanc qui flotte au bout d’une main usée par la vie… puis plus rien qu’un pauvre cornichon de San-Antonio paumé sur un quai de gare…

Je m’ébroue et je fonce me faire rembourser mon bifton. Ensuite je frête un taxi pour me faire conduire chez les Royco !

* * *

Je tombe sur Bérurier au moment où il sort du café d’en face. Il me flanque une tape qui manque me faire cracher un poumon.

— Et alors, ces vacances, c’est pour bientôt, mec ?

Je l’étranglerais avec plaisir.

— Ce sera pour le jour où ta couennerie fera relâche, Gros !

Sans se fâcher, il ôte le morceau de feutre moisi qui lui tient lieu de bitos. Je remarque alors qu’il s’est fait tondre au double zéro. Comme ça, il ressemble à un goret, en moins photogénique.

— Tu t’es fait déboiser la colline, Béru ?

— C’est une blague de notre ami le coiffeur…

— L’amant de ta femme ?

— Oui. J’ai eu le malheur d’aller me faire tailler les douilles le premier avril… Il a voulu me faire une farce, quoi !

— Si les merlans se mettent à faire des poissons d’avril, où allons-nous, soupiré-je !

Tout en devisant, nous franchissons le seuil de la Grande Cabane.

— Note bien, fait le Gros, manière de se rassurer, ça fortifie la plantation…

— De ce côté-là t’es paré, on n’a jamais vu un taureau chauve !

— En tout cas c’est la mode, à ce qu’on dit… Tout le monde se coiffe à la Jules Brumaire…

— À la Yul Brynner, Gros !

— Excuse du peu, je cause pas l’anglais !

Je le quitte devant le bureau. Je dépose ma valise au vestiaire et je grimpe chez le Vioque.

Le grand boss m’attend, les pattes au dos… Il paraît dans tous ses états et son front ivoirin est ridé comme un accordéon dans sa housse.

Il me reçoit avec une petite grimace pouvant passer pour un sourire à condition de la regarder dans un miroir déformant.

— C’est très chic de votre part, San-Antonio…

Je fais la courbette d’usage et j’attends.

— Asseyez-vous !

Je pose sur une chaise ce qui me sert à ça, je croise les jambes, les bras, les doigts et le regard du Vieux.

— Si j’ai fait appel à vous, San-Antonio, c’est qu’il se passe une chose ahurissante. L’affaire que je vais vous confier est unique dans les annales de nos services ! Et quand je dis unique, croyez-le, je pèse mes mots !

Je sais qu’il a le vocabulaire riche en superlatifs, pourtant, cette surenchère dans l’épithète affûte ma curiosité.

— Connaissez-vous Jean Larieux ?

Je ferme les carreaux et sous mes stores baissés je reconstitue la frime du gars. Je revois un grand garçon blond au visage aigu et au regard clair.

— Oui, chef… C’est un de vos agents d’Allemagne orientale ?

— Exact. Un type très bien…

— J’ai entendu parler de lui, il paraît en effet que c’est une épée !

— Il lui est arrivé une aventure extraordinaire… Une aventure épouvantable.

Bon, il remet la gomme. J’attends que ça se tasse un brin.

— Larieux avait eu vent qu’un laboratoire de la région de Breslau travaillait à la mise au point d’une arme biologique terrifiante. Lorsqu’il m’a eu communiqué le renseignement, en accord avec l’I.S., je lui ai donné l’ordre de se documenter coûte que coûte sur cette arme et le laboratoire qui la mettait au point…

« Il s’est attelé à cette tâche avec tout le zèle dont il est capable. Il est même parvenu, non seulement à repérer ledit laboratoire, mais de plus à y pénétrer… Ç’a été un travail de grande classe… Larieux a pu s’emparer d’une ampoule témoin fabriquée dans ce mystérieux bâtiment. Malheureusement, en sautant le mur l’ampoule en question qu’il avait logée dans sa chemise s’est brisée, lui causant une petite coupure sans gravité à la poitrine. Le liquide vert qu’elle contenait s’est répandu… Larieux n’a eu que la ressource de m’apporter sa chemise aux fins d’analyse…

Le Vieux s’arrête de jacter pour redonner de l’aisance à ses éponges. Il passe sa paluche sur son front moite.

— Alors ? insisté-je, crevant de curiosité.

— Alors, San-Antonio, c’est à partir de là que nous entrons dans le fantastique… Tous les gens qui ont touché à cette chemise, tous ceux qui approchent Larieux meurent !

Là, il la boucle. Il peut se permettre une minute de silence et même faire des mots croisés si ça lui chante. J’ai eu ma ration de stupeur.

Je reste sur ma chaise, à baver des ronds de concombre.

— Ils meurent ! répété-je, comme pour me pénétrer du sens absolu du terme.

— Oui. La chemise a été communiquée à un laboratoire biologique.

« Le médecin qui a commencé les travaux d’analyse, ses deux assistantes et l’homme de salle ayant déballé le paquet sont morts dans les huit heures qui ont suivi leur prise de contact avec la chemise souillée.

— C’est pas possible !

— Hélas si !

« Il y a encore plus grave : quatorze personnes ayant approché Larieux sont décédées dans les mêmes conditions et dans un laps de temps identique… Quatorze ! Plus les quatre du laboratoire, cela fait dix-huit victimes…

— Il est contagieux ?

— Et comment !

— Mais comment se porte-t-il ?

— Lui ? Fort bien, ce qui est incroyable… Il est simplement porteur de germes mortels sur la nature desquels nos savants les plus éminents se perdent en conjectures ! J’ai saisi de la chose des sommités américaines, anglaises, suédoises… Personne ne peut me fournir d’explications valables… Tout ce que l’on a pu déterminer, c’est que les victimes meurent lorsqu’elles approchent Larieux de moins de dix mètres. Leur décès a lieu par suffocation. Elles sont prises d’une forte sudation, elles grelottent, claquent des dents et entrent dans une courte période comateuse. Les premiers symptômes se manifestent environ deux heures après la pénétration en zone contagieuse…

Je me lève, glacé du haut en bas par cette terrifiante nouvelle.

— En effet, chef, c’est abominable… Ça dure depuis combien de temps ?

— Trois jours !

— Seulement ! Dix-huit victimes en trois jours !

— Il y en aurait eu davantage si le médecin qui a visité Larieux (et qui en est mort) ne l’avait fait mettre immédiatement en quarantaine ! Il se trouve enfermé dans une chambre isolée d’un hôpital parisien. On communique avec lui par téléphone et on lui passe la nourriture par la fenêtre… Larieux parle de se suicider…

— Je le comprends…

Le Vieux réfléchit.

— Quand je parle de dix-huit victimes, je ne compte pas celles qu’il a dû fatalement faire en rentrant d’Allemagne…

— Il faut intervenir, dis-je…

— Oui, il le faut…

Le Vieux s’assied sur le coin de son bureau. Il met sa main sur mon épaule.

— San-Antonio, je vais vous charger de la mission la plus périlleuse, la plus dramatique aussi de votre carrière !

Je me retiens de respirer.

— Oui ?

— Vous allez vous débrouiller, d’une façon ou d’une autre pour aller en Allemagne orientale avec Larieux !

(J’en ai les noix qui font bravo.)

Av… av… avec Larieux !

— Par avion… Vous serez isolés pendant le voyage et parachutés dans la région du laboratoire. Lui seul peut vous y conduire et vous y faire pénétrer. Le jeu consistera à rester à plus de dix mètres de votre compagnon de route !

Je ne peux m’empêcher d’ironiser :

— Vous appelez ça un jeu, patron ?

Il balaie l’objection d’une envolée d’aile, comme une pipelette consciencieuse balaie un caca de chien sur le trottoir.

— Lorsque vous serez dans ce laboratoire, vous le ferez sauter, poursuit le Vieux. J’ai des cartouches d’explosif spéciales, peu encombrantes et d’une efficacité inégalée, du reste vous les connaissez[1].

Je le considère d’un œil incrédule. Franchement, les gars, j’ai les nougats sur la terre et il est rare que j’aille faire du rase-mottes dans les rêves fallacieux ; pourtant, ce qu’il vient de m’apprendre et ce qu’il me demande d’accomplir dépassent à mon avis les frontières du possible.

— Autre chose, poursuit le Vieux. Larieux ne… ne devra pas revenir de cette expédition… Vous me comprenez ?

C’est le bouquet. J’ai grande envie de lui cloquer ma démission, mais la pensée qu’il me prendra pour un déboutonné du calbar me retient.

— En effet, chef, vous ne m’avez encore jamais confié une mission aussi délicate.

— San-Antonio, je sais combien elle est périlleuse, mais il faut tout mettre en œuvre pour gagner la partie. Réussissez et vous serez un bienfaiteur de l’humanité. Je sais de source sûre que cette arme bactériologique en est au stade expérimental, il est temps d’écraser cette horreur dans l’œuf !

Je secoue la tête. Le voilà parti dans les discours tricolorisants. Si je le laisse faire, il va nous faire jouer La Marseillaise par la musique de la garde républicaine.

— Je suppose qu’il faut agir vite ?

— Le plus vite possible… À tous les points de vue. Larieux est dans un état dépressif qui me fait craindre le pire. S’il mettait fin à ses jours, tout serait perdu !

— Où est-il ?

— Dans un pavillon isolé à Beaujon. Je crois que c’est là-bas que vous devez installer votre P.C. pour entreprendre les préparatifs. J’ai alerté le ministère de l’Air. On mettra un appareil à votre disposition. Vous avez carte blanche. Je vous demande surtout une chose : n’oubliez jamais que Larieux est un danger vivant ! Un danger de mort ! Pour vous comme pour ceux qui pourraient l’approcher. Nous ne devons plus risquer de vie humaine. Agissez en conséquence. Vous avez carte blanche, mon cher ami. On ne vous marchandera ni argent ni main-d’œuvre. Vos ordres seront exécutés sans discussion aucune… Seulement, lorsque vous « travaillerez » en Allemagne, songez que la France est en dehors du coup, n’est-ce pas ? En cas de coup dur, ne l’oubliez pas !

— Soyez sans crainte, patron !

Il me serre la main un sacré bout de temps, comme deux personnages officiels le font devant la caméra de la télé pour faire croire à ce connard de public qu’ils s’adorent.

Je m’en vais, tête basse, avec le sentiment pénible qu’il vient de me choir un turbin de première classe sur le dôme !

CHAPITRE II Dans lequel, en remontant le moral de Larieux, j’envoie le mien au rez-de-chaussée

De retour à mon bureau, je considère ma valoche avec une tristesse si hideuse que Françoise Sagan renoncerait à la saluer !

Bérurier examine sa mappemonde dans un morceau de miroir. Plus il se regarde, plus je trouve qu’il ressemble à une tête de veau cuite à l’eau. Son teint gris-jaune accentue le mimétisme.

— Alors ? questionne-t-il. T’as un boulot neuf, mec ?

— Tout neuf, Gros… Tellement neuf que j’ose à peine y toucher.

Je décroche mon bignou et je demande au standard qu’on me fasse préparer une bagnole avec chauffeur. Je me sens las, mou, flottant et j’ai envie de me reposer le plus possible.

Aujourd’hui, l’existence ressemble à la hure de Bérurier. Y a des jours où l’on se demande à quoi elle sert. On se dit qu’il devait y avoir un mode d’emploi mais qu’il a été égaré au cours de la livraison.

Le Gros continue de faire sa connaissance devant l’éclat de miroir ; si j’en juge à sa mine satisfaite, il doit être son genre. Tant mieux. C’est réconfortant de trouver des individus capables de coltiner vaillamment une frime comme la sienne. Lui il est moche, cradingue, cornard et pourtant la vie lui semble une merveilleuse aventure. Il est archibon pour le service humain. Il n’est pas perméable à la notion de précarité qui ruine tant d’esprits maussades, dont le mien quelquefois.

* * *

À l’hôpital Beaujon, je rencontre le directeur. Avisé de ma visite par les soins du Vieux, il m’attend fébrilement. Son étrange pensionnaire le consterne. Il n’a visiblement pas fermé l’œil depuis l’arrivée de Larieux dans son hostellerie.

— Monsieur le commissaire, s’écrie-t-il, je vous en conjure, débarrassez-moi de ce client ! Vous rendez-vous compte du danger qu’il représente ? Supposez un instant qu’en proie à une dépression nerveuse il oublie toute prudence et se mette à déambuler dans mes services !

— Rassurez-vous, fais-je, je prends tout en main à partir de maintenant. Pouvez-vous mettre à ma disposition une pièce dont la fenêtre ferait face à celle de Larieux ?

— Mais certainement. Je vais vous faire conduire dans une chambre du pavillon H… Vous serez ainsi à une trentaine de mètres du malade…

— Il y a un téléphone intérieur me permettant de communiquer avec lui ?

— Oui.

— Parfait. Je vous serais reconnaissant de m’envoyer chercher des lunettes d’approche… Ce sera tout !

Il accède à ma demande et me conduit lui-même à la chambre annoncée. Celle-ci comporte un lit, une chaise, une table de chevet. Elle sent le fade et la maladie. Je suis de plus en plus déprimé.

Le directeur ouvre la croisée et me désigne une fenêtre en face de la mienne.

— Vous voyez, c’est la quatrième en partant de la gauche ! Il occupe la chambre 87, vous n’aurez qu’à la demander à la standardiste… Plus besoin de rien, monsieur le commissaire ?

— Non, c’est parfait.

— Je suis à votre disposition…

Il se retire et je reste seul avec mes lunettes d’approche et le poste téléphonique.

Je contemple un instant la fenêtre indiquée. Ses vitres dépolies interceptent le regard. C’est une fenêtre comme les autres. Qui pourrait croire, en la regardant, qu’elle cache l’un des secrets les plus troublants de la science moderne ?

Je grommelle :

— Salauds, va !

C’est aux hommes que je m’adresse. Aux hommes en général, ces sales bipèdes qui ne savent plus qu’inventer pour se détériorer. Le Bon Dieu leur a refilé le plus beau de tous les biens : la vie ! Et eux, en compensation, se mettent le bulbe en survoltage pour semer le plus tocasson de tous les maux : la mort !

En soupirant, je décroche le combiné. Une gentille voix de femelle fait « Allô », et je lui dis de me passer le 87. Je ne peux voir son minois, évidemment, pourtant à la façon dont elle répète « le 87 » je sens qu’elle fait la grimace.

Un court silence suit, puis Larieux décroche. D’une voix sans timbre il grogne :

— Oui ?

— Larieux ?

— Oui.

— Ici San-Antonio !

— Bonjour…

Il paraît totalement amorphe. Je lui annoncerais que je suis le maréchal Tito, ça le laisserait aussi froid… Ma mission commence. Avant tout je dois lui remettre le moral au beau fixe, c’est ce qui urge le plus.

— Écoutez-moi bien, Larieux. Je suis chargé depuis tout à l’heure de m’occuper de vous…

— Alors soyez gentil, dit-il, faites-moi parvenir un pétard, que je me fasse sauter la caisse une bonne fois.

Ça me donne l’allant nécessaire.

— Ça, mon vieux, c’est la solution la plus facile. On peut toujours l’employer… Mais j’en ai une autre à vous proposer…

Un court silence.

— Vous m’entendez, Larieux ?

— Oui.

— Commencez par ouvrir votre fenêtre que je voie un peu votre gueule.

— Où êtes-vous ?

— Dans le bâtiment, juste en face de vous… Et j’ai des jumelles marines…

La fenêtre s’ouvre. Je braque mes lunettes d’approche sur lui. Il a une figure décomposée. Il ne s’est pas rasé depuis trois jours et sa barbouse profuse lui donne l’air d’un homme des cavernes, en plus négligé.

— Je vous vois très bien, mon vieux… M’est avis que vous faites une bouille trop déprimante.

— J’ai ce qu’on appelle une tête de circonstance, San-Antonio. Ce qui m’arrive…

— Écoutez, je me doute que depuis trois jours vous avez gambergé à ça de fond en comble, alors si vous voulez bien, larguons le passé, un peu le présent, et tournons-nous vers l’avenir !

— Un type comme moi n’a plus d’avenir.

— Seriez-vous une lavasse ! On m’avait pourtant annoncé un crack !

Je ne le quitte pas de la lorgnette. Il baisse la tête et des larmes coulent dans sa barbe.

— Je me doute de ce qui se passe sous votre chignon, vieux frère. Maintenant il faut agir !

— Agir !

Il a relevé la tête. Curieux, ce dialogue qui s’échange à distance.

— Comment pourrais-je agir ?

— En faisant exactement ce que je vais vous dire, Larieux ! Nous allons filer en Allemagne, vous et moi !

— Mais…

— Laissez-moi jacter, bonté divine ! Vous êtes pire que Jean Nohain ! Voilà comment je vois le programme : une bagnole arrivera dans la cour. On écartera le public et vous sortirez de votre chambre pour y prendre place. Vous irez alors jusqu’à un terrain d’aviation qui vous sera désigné. Vous n’aurez qu’à me suivre à distance… Vous stopperez au milieu du terrain et vous flanquerez le feu à l’auto : on mettra des bidons d’essence à cet effet… Ensuite vous irez à un avion déterminé dans lequel je vais faire aménager une cabine pourvue d’un revêtement de plomb. Nous communiquerons par phonie car je serai également dans l’avion. Le pilote nous conduira dans la région de Breslau et nous larguera en rase campagne, de nuit… Vous avez déjà sauté en parachute ?

— Oui…

— Pas moi, vous me donnerez des tuyaux !

Son ton se modifie. J’y sens percer un vague espoir. Car l’espoir, voyez-vous, bande de clodos, est chevillé au cœur de l’homme le plus déprimé. Mon baratin resserre les écrous de son pessimisme.

— Et après, San-Antonio ?

— Après, Larieux, nous irons dans ce laboratoire à la noix et nous nous débrouillerons pour trouver l’antidote de leur saloperie !

— S’il existe !

— Il existe fatalement, car les chimistes qui travaillent là-bas seraient tous groggy depuis longtemps !

— Mais c’est une véritable forteresse… J’ai réussi par miracle !

— Je suis un spécialiste des miracles, moi aussi ! En tout cas, stoppez vos objections, mon petit, et comprenez une bonne fois qu’il n’y a rien d’autre à faire !

— C’est juste.

— Si nous échouons, il nous restera la ressource de faire sauter la baraque, non ? Ce serait déjà ça !

Il répète d’une voix terrible.

— Oui, San-Antonio, ce serait déjà ça, et ça mérite le dérangement !

— Alors vous êtes d’accord ?

— Agissez comme bon vous semblera, je vous obéirai !

— Merci, petit. Ne vous cassez plus le bol. J’ai dans l’idée que nous réussirons…

— Puissiez-vous dire vrai !

Avant de raccrocher, je lui demande :

— Voulez-vous de quoi lire ?

Il émet un ricanement amer.

— Non, je ne trouverai jamais d’histoire plus corsée que la mienne. Quand partons-nous ?

— Je vais essayer de goupiller ça pour l’autre nuit… Il faut le temps d’aménager l’avion…

— J’attends !

— O.K., refermez votre fenêtre.

Il raccroche, et tandis que j’en fais autant, il repousse la croisée.

Votre petit San-Antonio joli sent brusquement un grand coup de pompe dans ses flubes. Je m’allonge sur le lit au drap rugueux et je pense au drame de ce garçon d’en face. Il est pratiquement mort. Son agonie est lucide. Il assiste à son lent retrait du monde. Ce qui me chiffonne, c’est de lui avoir fait miroiter la guérison. Si jamais nous parvenons à pénétrer dans ce fameux laboratoire, j’aurai autre chose à glander que de lui chercher la potion calmante.

Au bout de quelques minutes de relaxation, je vais retrouver mon chauffeur. Il m’attend en lisant la vie secrète de Martine Carol dans un baveux de cinoche.

— Ministère de l’Air, lui dis-je.

Il jette Martine sur la banquette arrière et se colle au volant.

Tandis qu’il roule, je pense à Félicie dans son wagon, entre le curé et l’eczémateuse. Dans quelques plombes elle reniflera l’œillet de la Côte, la veinarde.

Puis ma pensée revient à Jean Larieux.

— Vous êtes venu voir un malade à vous, m’sieur le commissaire ? s’informe le chauffeur.

J’ai un léger hochement de tronche.

— Un malade à moi, oui…

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Un truc dans le genre des oreillons, en plus grave…

— C’est ennuyeux chez les adultes, souligne mon chauffeur. Ça peut avoir des conséquences, paraît-il, sur le plan sexuel !

CHAPITRE III Dans lequel je fais un voyage comme je n’en souhaite un à personne ; pas même à mon percepteur !

Il fait une belle noche avec un clair de lune à tout casser. Là-haut, le Bon Dieu a fait astiquer les loupiotes, changer les ampoules et braquer les projos sur la planète Terre. Oui, c’est la nuit de gala. Je donnerais n’importe quoi et le reste pour me baguenauder sur la Riviera avec une marchande de bonheur au lieu de piétiner la cour de cet hosto en attendant l’heure H.

Je songe, en biglant le ciel velouté, à tous les trucs également veloutés que je pourrais faire à la donzelle de mes rêves. Comme j’ai les rêves tournants, je la vois tantôt brune comme toute l’Espagne, tantôt d’un blond à faire râler la fée Marjolaine.

Néanmoins, brunes ou blondes, toutes possèdent certains points communs : elles sont carrossées par Ferrari et quand elles se laissent embrasser, les thermomètres sautent à qui mieux mieux comme les bouchons de champagne dans un banquet d’anciens combattants.

Ma breloque annonce dix plombes. Je zieute le petit pavillon occupé par Larieux. Seule une fenêtre est éclairée : la sienne. Et derrière ce rectangle de clarté laiteuse, j’aperçois son ombre dansante qui grossit ou s’amenuise. Il doit être vachement nerveux, le frère ! Encore plus que moi, je le parierais !

Je lui ai bien filé les consignes et, à en juger à sa voix, il est bien décidé à les suivre.

Tout le bâtiment est encerclé par des bignolons qui battent la savate au clair de lune en pensant à leurs bergères qui les attendent dans la tiédeur de la couche commune !

Encore un quart d’heure à tuer, si je puis me permettre cette métaphore hardie. Je vais jusqu’à ma chambre et je décroche le tube. La standardiste est au courant et, sans que j’aie besoin de claper, elle me branche sur la turne de mon pauvre collègue. L’ombre s’éloigne de la fenêtre, de l’autre côté de la cour. La voix de Larieux est nette. Il a récupéré toute son énergie.

— Larieux ?

— Oui.

— J’ai oublié de vous faire régler votre montre sur la mienne. J’ai dix heures quatre !

— O.K. !

— Comment vous sentez-vous ?

— Pas mal.

— Obéissez-moi aveuglément et tout ira bien ! J’ai un porte-voix pour vous crier des instructions en cas de changement de programme.

— Entendu.

— Autre chose, si pour une raison ou pour une autre nous sommes obligés de stopper en allant à l’aéroport, je vous préviendrai en vous faisant un signal avec une lampe de poche, vu ? Ne nous serrez pas de trop près.

— Soyez sans crainte.

— Dans votre voiture, conservez les vitres fermées…

— D’accord…

— À tout de suite. Vous partez à dix…

— Je sais.

Je raccroche. Maintenant les dés sont jetés. Comme je parviens dans la cour, les motards que j’ai demandés à la Routière radinent. Il y en a quatre. Je leur fais signe de me suivre jusqu’à la vieille traction mise à la disposition de Larieux.

— Deux d’entre vous passeront devant ma voiture pour dégager le peu de circulation qui pourrait subsister… Cette auto-ci, ayant un seul homme à son bord, nous suivra… Les deux autres motards fermeront le cortège. Mais avis à ces derniers de ne pas s’approcher de ce véhicule… Ne cherchez pas à comprendre, sachez seulement que ce serait dangereux pour eux. Si par hasard le conducteur de cette traction essayait de nous fausser compagnie — il faut tout prévoir —, prenez-le en charge et abattez-le. Surtout ne l’approchez pas, même mort, compris ?

Ils ont compris. Je leur sais gré de ne pas me poser de questions ; ils ont du mérite à s’abstenir, vu le paquet d’ahurissement que je viens de leur coller sous le casque !

Je vérifie mon équipement. Je porte par-dessus mon costume de ville une combinaison de mécano ; dans les poches, j’ai mon matériel complet d’aventurier : un revolver de first quality avec trois chargeurs, deux grenades à main, deux cartouches d’explosif, une corde en Nylon pourvue d’un grappin pliant, un flacon de scotch et un paquet de marks dans mon passeport belge établi à un faux nom. D’une main je tiens le porte-voix, de l’autre la loupiote.

La lumière s’éteint dans le pavillon de Larieux.

J’embouche le porte-voix.

— Attention ! lancé-je aux bourdilles qui cernent le bâtiment.

Ils ont des consignes précises. Ils savent qu’à aucun prix ils ne doivent laisser Larieux s’approcher d’eux. Notez que j’ai confiance en mon malheureux collègue. Mais l’humain est faible. Un homme dans sa situation peut perdre la tête… Voilà pourquoi il est bon de tout prévoir.


Une haute silhouette sort du pavillon H. Cette silhouette, les gars, c’est celle de la mort en personne. Oui, la mort sous les traits de Larieux…

Il est sanglé dans un imperméable, coiffé d’une casquette sport et il a un cache-col enroulé devant la bouche.

Il fait quelques pas vers le centre de la cour, hésite, s’arrête. J’embouche encore mon porte-jactance.

— L’auto est à droite du bâtiment, Larieux. Installez-vous au volant et faites tourner le moteur… Lorsque vous serez paré, lancez un signal de phares…

Il obéit. Rien n’est plus tragique que ce grand garçon qui marche d’un pas calme à la voiture. La portière claque. Le moteur ronfle… Appel de phares. Tout va bien.

Je prends place dans la tire de la Grande Cabane et je donne l’ordre de décarrer… Les motards ouvrent la marche… Nous suivons… La traction noire s’ébranle à son tour. Je la surveille par la vitre arrière.

Loin, derrière, les deux phares des seconds motards zigzaguent dans l’obscurité…

Nous allons chercher les boulevards extérieurs et nous les suivons jusqu’à la porte de Versailles. Ensuite nous empruntons des petites voies secondaires, absolument dégagées à ces heures, qui nous conduisent à Villacoublay, terrain choisi pour notre envol.

Quelques projecteurs ont leur rayon braqué sur un Dakota rangé en bordure de la piste. Des hommes s’affairent tout autour. Je fais un signal à Larieux avec ma loupiote. Il stoppe sur le terrain. Les motards nous ont lâchés et attendent, à proximité de l’entrée du camp d’aviation.

Je descends de ma voiture et je dis à mon chauffeur de mettre le grand développement. Ensuite j’ai recours à mon entonnoir.

— Larieux, vous m’écoutez ?

Il crie : « Oui ! » Sa voix déchirée par la brise nocturne est pitoyable comme une plainte.

— À l’arrière de la voiture, vous trouverez un jerrican d’essence. Arrosez votre guinde et dirigez-vous vers l’avion. Vous stopperez à une vingtaine de mètres de ce dernier ; je vous donnerai d’autres instructions ensuite.

Tous les personnages qui assistent à cette étrange aventure suivent Larieux d’un regard anxieux. Nous le voyons s’affairer autour de l’auto… Il asperge la traction d’essence. Un instant passe, rien ne se produit… Il fait quelques pas dans ma direction. Instinctivement, ma main droite saute sur la crosse de mon pétard.

— Que se passe-t-il, Larieux ?

— Je n’ai pas d’allumettes, crie-t-il…

Je regarde autour de moi.

— Bon, attendez, je vais aller en poser dans l’herbe, je laisserai la lampe électrique allumée à côté de la boîte pour que vous la trouviez plus facilement.

Il attend. Les pans de son imperméable flottent dans le vent. Je coupe sur la droite pour le contourner et je pose la boîte d’aloufs promise sur l’herbe pelée du terrain.

— Allez-y !

Il va ramasser les allumettes. Quatre minutes plus tard, un large brasier bondit dans la nuit claire, s’enfle, pétille… Larieux, comme indiqué, se dirige vers l’avion. Il s’arrête à bonne distance du zinc et attend. Je demande au pilote s’il est prêt. Il répond par l’affirmative.

— Alors, grimpez, lui dis-je. Notre passager doit prendre place en dernier ressort, c’est préférable…

Lorsque le pilote est à son poste j’ai une ultime fois recours au porte-voix.

— Écoutez, Larieux… Je vais monter… en laissant la porte ouverte. J’irai m’asseoir dans le poste de pilotage. Vous vous refermerez la lourde et gagnerez directement une cabine aménagée dans la queue du zinc… Fermez-en également la porte et attendez le décollage. Ensuite nous pourrons communiquer par phonie, d’accord ?

— D’accord…

Je me hâte jusqu’à ma place. Je m’assieds, boucle ma ceinture et me détourne pour regarder comment s’effectue l’opération.

Larieux entre. À la lumière terne des petites ampoules, il est d’une pâleur cadavérique. Ses yeux étincellent et un rictus lui tord la bouche.

Il me regarde un court instant. Nous sommes à douze mètres l’un de l’autre. J’espère que le Vieux a dit juste en m’affirmant que le rayon de contagion est de dix mètres. Bêtement je m’arrête de respirer. Larieux hoche la tête, me fait un petit signe.

— Merci, San-Antonio…

Il fonce vers la queue de l’avion. La porte basse l’oblige à se casser en deux. J’ai vu la loggia, elle est grande comme une cabine téléphonique et beaucoup plus basse. La porte revêtue d’une pellicule de plomb se rabat. Cette couche de plomb est-elle une judicieuse initiative ? Je l’ignore… Nous avons pris cette précaution à tout hasard… Espérons que oui !

Le pilote m’interroge du regard, je fais un signe d’acquiescement. Il lève le bras pour prévenir les gars du terrain. Ceux-ci ôtent les cales.

Le moteur de gauche se met à tourner, puis celui de droite… L’avion remue, roule doucement, prend de la vitesse et je vois les feux du terrain qui se barrent à toute vibure… Nous lâchons le sol… Cette fois, nous sommes dans l’aventure jusqu’au trognon inclus.


Je coiffe le casque d’écoute, il est pourvu d’une tige d’acier recourbée destinée à présenter devant ma bouche le petit micro. Je tourne le bouton du contact.

— Allô, Larieux ?

— Oui…

— Ça s’est bien passé ?

— Très bien.

— Vous avez attaché votre ceinture ?

— Ça n’est pas la première fois que je prends l’avion, vous savez !

— Je m’en doute… Vous voyez le paquet plié sous la tablette de votre siège ?

— C’est mon parachute ?

— Exact. Vous savez le fixer ?

— Oui.

— Alors vous l’endosserez le moment venu. Je vous préviendrai… Vous remarquerez qu’on a aménagé une trappe spéciale à votre place ; c’est par là que vous sauterez… Elle est commandée par deux verrous, vous les voyez ?

— Je les vois.

— O.K… Je vous ai mis aussi un petit flacon de scotch à côté du parachute. Vous pouvez l’utilisez tout de suite si ça vous chante !

— Merci, je ne bois jamais d’alcool.

— Vous avez tort. J’ai idée qu’un coup de raide ne vous ferait pas de mal.

Il ne répond rien. Moi je ne sais plus quoi lui dire. Le pilote a reçu les indications de Larieux par téléphone. Il sait en quel point précis de l’Allemagne il doit nous larguer. Ensemble nous avons potassé la carte de la région. D’après les renseignements fournis par mon camarade, le laboratoire se trouve entre la frontière tchèque et Breslau, au pied des monts des Géants, très exactement à une vingtaine de kilomètres de Schweidnitz. Avec ce vieux clou, il nous faut deux bonnes heures pour y parvenir… Deux heures, en pareil cas, sont plus longues qu’une vie de paralytique…

Les moteurs tournent rond. Le clair de lune est merveilleux… En bas, les petits bonshommes terriens en écrasent ou bien font des fantaisies à leurs nanas.

Je me mets à rêvasser. Mes pensées sont molles comme de la colle et tout aussi poisseuses. Le ronron de l’avion m’engourdit. Soudain, la voix de Larieux retentit, angoissée.

— San-Antonio !

— J’écoute !

— Je me sens mal !

Il ne manquait plus que ça. J’avais pensé à tout sauf à cette éventualité de Larieux tombant en digue-digue… S’il compte sur mézigue pour lui administrer un vulnéraire, il se cloque le médius dans l’œil jusqu’au slip.

— Qu’éprouvez-vous, vieux ?

— Des… heu… vertiges… J’ai la tête qui me tourne et je sens une nausée…

— Buvez un coup de gnole…

Je perçois le faible bruit de la bouteille qu’il débouche.

À toute allure, je tâche de me remémorer les symptômes ressentis par ceux qui ont claboté du mal qu’il sème. Sudation, a dit le Vieux. Étouffement ! Il n’a parlé ni de vertiges ni de nausées.

— Larieux.

Un gémissement me répond.

— Ça ne va pas ?

— Pas fort…

— Vous avez bu un peu d’alcool ?

— Oui.

— Je viens de réfléchir, c’est l’altitude qui vous fait ça… Et puis le fait que vous soyez dans un espace réduit… Ouvrez la petite lucarne d’aération qu’on a pratiquée dans la paroi de gauche…

Un instant se passe encore. Je n’ose lui demander de ses nouvelles, c’est lui qui m’en donne.

— Je me sens un peu mieux, San-Antonio, je crois que vous aviez raison : ça venait du manque d’air…

Je libère un profond soupir.

— Vous voyez ! Il ne faut pas vous démoraliser, mon petit vieux, plus qu’une heure et demie de patience et nous nous retrouverons à pied d’œuvre…

Je devine que le son de ma voix est le dernier lien qui l’attache à ce monde.

— Oui, fait-il, parlez-moi, San-Antonio… Sinon je crois que je vais ouvrir la trappe sans passer le parachute !

— Et, dites pas de conneries, Jean ! On ne fausse pas compagnie aux aminches de cette façon. Vous me rappelez la blague du zig qui s’apprête à sauter de l’avion pour la première fois. Il demande à son pote : « Et si mon parapluie ne s’ouvre pas ? » — « T’as le droit de réclamer ! », lui répond l’autre.

Je n’espère pas un rire de lui. D’abord parce que la blague n’est pas fameuse, ensuite parce qu’il faudrait des comiques vachement efficaces pour dérider un gnace portant la mort sur les endosses. Je me mets à lui dégoiser mille et une balourdises, pour meubler le silence.

À force de jacter, j’en ai la gorge qui me brûle et je dois avoir recours à ma panoplie du parfait petit pochard pour m’humecter la glotte.

Lorsque, épuisé, je la boucle, le cadran lumineux de ma tocante m’annonce que nous ne sommes plus qu’à un quart d’heure du but.

— Dites donc, fait brusquement Larieux, comment communiquerons-nous une fois à terre ?

— Vous tracassez pas, nous aurons chacun un talkie-walkie… Le vôtre se trouve sous votre parachute, n’oubliez pas de l’attacher à votre poitrine avant de sauter !

— Parfait…

L’avion poursuit à haute altitude sa route magistrale. M’est avis que nous devons troubler des radars… Pourtant le pilote, un chevronné de la dernière, connaît son job et paraît magnifiquement calme.

À une certain moment, il se tourne vers moi et me fait signe de passer le parachute. Je transmets l’ordre à Larieux.

— Préparez-vous… nous approchons…

Moi-même, je charge mon anarchement et je vérifie la fermeture des sangles. C’est la première fois que je vais bouffer de l’espace et ça m’intimide un peu. Je me suis fait expliquer la manœuvre du pébroque, cependant, bien que l’ayant parfaitement pigée, j’ai le trouillomètre dans le minima. Dites, les potes, vous ne voyez pas qu’un loustic me l’ait mis en portefeuille ? Pour le coup, on affiche Descente rapide, avec Numérote tes plumes en complément de programme !

Je file un coup de périscope sous moi. Nous survolons une région boisée, mais au loin, une plaine aux doux vallonnements s’amorce.

Le pilote lève la main.

Je lance à Larieux :

— Zieutez bien votre montre ! Vous sauterez dans deux minutes exactement. Maintenant posez votre casque… Et à tout de suite en bas !

— Bonne chance ! dit-il.

C’est fini. Nous voilà coupés momentanément l’un de l’autre. Je m’approche de la trappe spécialement conçue pour moi et je l’ouvre. Un tourbillon d’air glacé s’engouffre en miaulant dans la carlingue. J’ai les carreaux rivés à la trotteuse de ma montre…

Plus que trente secondes avant le plongeon de Larieux. Il a été décidé que je sauterais tout de suite après…

Je bigle un petit coup le carré d’infini ouvert sous mes pas. Je pense à ma vieille Félicie qui doit pioncer dans sa pension Mimosa…

Plus que dix secondes. Je compte posément :

— Neuf, huit, sept, six, cinq, quatre…

Une forme blanche chute soudain de l’avion, comme une fiente. C’est Larieux qui a ouvert la trappe plus vite que prévu. Une sorte de gigantesque drapeau blanc claque au-dessus de lui, puis le drapeau se gonfle, s’épanouit… Ça s’est bien passé pour sa pomme.

Je joins les pieds, je ferme les châsses, je crispe mes doigts sur le levier de déclenchement de mon parapluie, et : good night ! me voilà parti dans les grands espaces…

Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est fameux… J’ai l’impression de marcher dans l’univers sidéral, d’enjamber des planètes… Il me semble que le sol n’existe plus et que pour toujours je vais me baguenauder dans cet infini moelleux.

CHAPITRE IV Dans lequel, en retrouvant la vie, je pars à la recherche de la mort

Le pilote m’avait expliqué :

— Vous compterez lentement jusqu’à six. Puis vous actionnerez l’ouverture de votre parachute.

Or voilà que, tout à mes délices d’homme-oiseau, je perds toutes notions comptables. Brusquement je réalise que ça n’est pas le tout et que si je ne libère pas ma toile, je risque de me faire une entorse avant longtemps. Je tire donc la boucle qui doit m’assurer les joies du vol plané… Seulement il ne se produit strictement rien et je continue de dégringoler avec la légèreté d’un caillou. Du coup j’ai les portes à glissière qui se ferment ! En un éclair, j’imagine l’arrivée au rez-de-chaussée ! Vous parlez d’une bosse, mes enfants ! C’est pas le chemin de la terre, c’est celui du ciel que j’emprunte en ce moment ! D’ici pas longtemps je connais un zigoto qui va carillonner chez saint Pierre pour se faire ouvrir !

« Toc-toc ! qui qu’est laga ? » demandera le barbu.

Et mézigue de gazouiller avec accompagnement de harpe :

« C’est le petit San-Antonio d’amour ! Il vient toucher sa paire d’ailes et son luth ! »

Le clair de lune illumine la terre… Celle-ci vient à ma rencontre dans un tourbillon qui me semble lent et majestueux.

Plus bas, sur la droite, un gros champignon blanc dérive lentement ; c’est cette boîte à microbes de Larieux qui se laisse balancer par son pébroque à ficelles. Non, mordez un brin l’ironie des choses ! V’là un gnard contagieux comme y en a encore jamais eu ! Sa vie ne tient qu’à un fil — et pas à celui de son parachute. Il a comme qui dirait un pied dans la tombe et l’autre dans un pot de vaseline… Je suis chargé de lui filer la grande potion calmante, et voilà que c’est son appareil à lui qui fonctionne, alors que le mien fait la grève des bras croisés !

Je me trémousse comme une reine de beauté devant un jury libidineux. Je tire sur des trucs, je tripote des machins, je secoue des choses… Et brusquement je sens une vache secousse dans mes épaules. Au-dessus de moi il se produit comme une espèce de claquement. Ma dégringolade est enrayée… Je lève la tête et c’est pour contempler avec émerveillement un large dôme blanc qui me masque la lune. Je ne lui en veux pas. C’est pas avec la lune qu’on supprime les méfaits de la pesanteur, ni celle de l’attraction terrestre ! Une attraction pareille, elle ferait du bruit à l’Olympia ! Je me demande comment il se fait que Coquatrix Bruno n’y ait encore pas songé !

J’ai eu le grand frisson, les mecs ! Celui qui vous donne soif et envie de vous retirer à la cambrousse dans un bled peinard !

Mollement balancé au bout de mes cordes, je récupère… Mon palpitant fait du zèle… Il cogne tellement fort que j’en ai mal dans la caisse d’horloge. Si je n’avais pas eu la bonne fortune de trouver le parachute de secours, à l’heure où je vous parle, je serais en train de passer votre nébuleuse favorite à l’Immédiat Diamantine pour la faire reluire ! Mes histoires, je vous les bonirais depuis Saturne ! On intitulerait ça Les Potins de la comète ! Et comme hymne j’adopterais L’Intersidéral, sur l’air de C’est nous les Martiens !

Le pouvoir de récupération de certains êtres — dont moi — n’a d’égale que la couennerie de certains autres — dont vous ! En quelques secondes je me réhabitue à la vie. Oubliant mes avatars, je reluque autour de moi… Un étrange silence, d’une ampleur terrifiante m’environne… Le moteur de l’avion s’est tu, englouti par les nues. Il n’y a dans mes feuilles que le léger sifflement de mon pébroque… Je me détranche un peu et j’aperçois Larieux à quelques mètres de là… Par un étrange fait du hasard, ma chute libre m’a amené dans son quartier… Une même dérive nous réunit…

Brusquement je pense que ce gars est dangereux quand on le fréquente de trop près ! Je me mets à gigoter comme si je voulais m’enfuir hors de son orbite ; mais une force mystérieuse me dirige dans sa direction.

Je me rappelle alors qu’on peut orienter la descente d’un parachute en tirant sur les ficelles. J’en cramponne deux à pleine pogne et je tire dessus. Le résultat ne se fait pas attendre. Très vite je me déroute de lui. Du reste j’approche du plancher. J’en suis à l’étage des frondaisons vertes, lignes à haute et basse tension, flèches de clocher, girouettes de manoir, etc.

Je m’arc-boute… Soudain, à l’approche de la terre, je prends conscience de ma vitesse. J’avais l’impression de flotter mollement, or, en réalité, la descente est rapidos… Je ressens une violente secousse dans les guiboles et je bascule en arrière. Il me semble que mes cannes me sont rentrées dans le baquet, comme les pieds à coulisse d’un trépied de photographe. Ce gland de parachute poussé par le vent me traîne sur le sol… J’ai beau me rebeller, il me trimballe les noix sur les gadins… Je songe à la charge d’explosif dont je suis lesté et mon tracsir me noue la gargante. Un choc malheureux et voyez le feu d’artifice ! C’est en pièces détachées que je monte au ciel. Les élus auront un jeu de puzzle en supplément !

À nouveau, je tire sur les ficelles. Je suis ma propre marionnette. La toile s’affaisse, pantelle et se met à palpiter dans un champ. Voilà, terminus ! Je dégrafe les sangles qui m’emprisonnent et je me remets à la verticale… J’y parviens après plusieurs tentatives. Il me semble que je viens de passer mes vacances dans un concasseur. Je suis vanné, moulu, disloqué… J’ai les guitares qui tremblotent telle de la gelée de groseille… Ma colonne vertébrale doit faire un nœud et je vous parie un enterrement sous la pluie contre un dimanche anglais que mon cou s’est dévissé et que j’ai la figure tournée du même côté que les meules.

Enfin, après quelques exercices d’assouplissement, je me sens mieux… Je roule mon parachute en boule et je le cache dans les broussailles. Le gars qui le dégauchira aura de quoi se faire confectionner une bonne douzaine de limaces.

Ayant souscrit aux exigences de la prudence, je me mets à la recherche de Larieux. J’ai beau sonder l’horizon en carrant ma paluche en visière devant mes lampions, je ne l’aperçois pas…

Je me trouve dans une région déserte. Des champs moutonnent à perte de vue, coupés çà et là de petits bois… J’écarquille les carreaux, mais ni au ciel, ni sur le sol, je ne repère mon co-équipier… Pourtant il est certainement arrivé à bon port… Occupé par mon atterrissage, je n’ai plus prêté attention à ses évolutions. Serait-il tombé entre les pattes d’un courant d’air perfide qui l’aurait embarqué bien plus loin ?

Je m’accroupis et m’empare de mon appareil radio. Je sors l’antenne et je me mets à jacter dans l’émetteur.

— Allô ! Larieux ! Vous m’entendez ?

J’attends un peu. Le récepteur reste muet comme une bouche d’égout. Je refais mon appel.

— Allô ! Allô ! Larieux ! m’entendez-vous ? Si oui, répondez…

Silence intégral. Peut-être que Larieux a cassé son propre appareil en touchant le sol ? Peut-être aussi est-ce son crâne qu’il a brisé ?

Je réfléchis : d’après mes calculs, il a dû se poser beaucoup plus à gauche que moi. Or, sur la gauche, à environ un kilomètre, il y a un bois. Il est fort possible que mon marchand de microbes ait atterri à cet endroit. C’est même probable, s’il s’était posé en terrain découvert, je repérerais la tache blanche de son parachute.

Je fonce donc en direction du bois. En quelques minutes je l’ai atteint et j’en entreprends l’exploration… Chose curieuse, tout en souhaitant vivement dénicher mon pote, je redoute de le faire de façon trop brutale. Vous ne voyez pas que je me trouve nez à nez avec lui ? Dites, ce serait une méchante blague, non ? Venir là pour se farcir une haute dose de virus, très peu pour moi, Mme Jules !

J’avance lentement, en biglant bien où je mets les lattes. Je préférerais marcher sur un congrès de serpents à sonnette plutôt que sur Larieux. De temps à autre je siffle dans mes dents… Mais le silence qui m’environne est épais comme les traits d’esprit d’un coiffeur. Je ne décèle que les craquements des branchages remués par la brise ou le vol ténébreux d’un oiseau de nuit sous les frondaisons. Bon Dieu, pourvu qu’il ne se soit pas brisé le cou ! Si près du but, ce serait rageant !

Je continue d’avancer au cœur du bois. Ça sent bon la terre humide et les feuillages pourris. Cette lourde senteur des forêts m’a toujours causé une tristesse indéfinissable.

Je me mets à gueuler :

— Larieux ! Larieux ! Vous êtes là !

Perdant toute prudence, je cours maintenant à travers les halliers, laissant des lambeaux de ma combinaison aux ronces.

— Laaaarieueeux !

Je t’en fous ! Il a atterri en Pologne, ce cornichon ! C’est pas possible… J’arpente le bois, en soufflant comme un phoque. Et soudain, comme je débouche dans une espèce de clairière pratiquée par les bûcherons, je décèle comme une plainte. Je m’arrête, réprimant mes halètements pour mieux tendre l’oreille.

— Larieux ! C’est vous ?

Un gémissement plus fort me répond… Je bombe en direction de la plainte. Je m’arrête encore… Cette fois je suis dans la bonne direction. Cent mètres plus loin, j’aperçois le parachute du gars au sommet d’un chêne séculaire… Larieux s’est embroché sur la cime de l’arbre…

— Vous êtes blessé ? lui crié-je…

Sa voix étouffée me répond.

— Non, mais je suis coincé dans mes cordages, pas moyen de me dégager…

Je grimpe à un arbre proche pour examiner la situation du plus près qu’il m’est permis. Je fais la grimace. L’enfant se présente mal ! Comme je vous l’ai dit, la toile du parachute couronne l’arbre. Pas moyen de l’extirper de là. Larieux pend, quelques mètres plus bas, ligoté par ses câbles après une branche.

— Essayez de tirer sur vos cordes !

— Je ne fais que ça depuis un quart d’heure, mais sans résultat. En tombant j’ai voulu m’accrocher aux branchages, je me suis retourné les bras dans le dos et maintenant je me trouve tout à fait coincé ; l’une des cordes a dû faire un tour mort autour de ma poitrine ; plus je tire dessus, plus ça me paralyse !

Je déballe une série de grossièretés que ma bonne éducation, jointe à celle de mon éditeur, m’empêche de reproduire ici. Vous avouerez que, comme manque de bol on ne fait pas mieux ! S’il s’agissait d’un être normal, il me faudrait cinq minutes pour le dégager ! Seulement, pour dégager Larieux, il est obligatoire que j’aille jusqu’à lui. Si je vais à lui, je le sors du pétrin, mais je me tape aussi ses virus, et ces bestioles-là, croyez-moi, c’est pas avec de l’onguent gris qu’on les traite !

Je redescends de mon perchoir et je me cramponne à la toiture à deux mains. Qu’est-ce que je pourrais bien essayer pour tirer Larieux de l’impasse ? J’ai beau invoquer Saint Louis, qui s’y connaissait pourtant en chêne, ma pile électronique refuse énergiquement de fonctionner. La situation est tellement critique que j’en ai des aigreurs dans le parc à huîtres ! Sapristi, je ne peux pourtant pas me faire la paire en laissant le gars Larieux dans ses ficelles ?

Il rouscaille comme une marchande de poissons ! La voix des chênes c’est bien lui ! Et c’est moi le gland par contre ! Je suis là, dans ce coin paumé d’Allemagne orientale, à me malaxer la matière grise en attendant l’idée géniale ! Vrai, j’ai honte de moi ! Je me fais l’effet de la poule qui a couvé des canards et qui les regarde se tailler sur la mare…

Quand je pense qu’à ces heures, sans les brillants exploits de l’autre tordu là-haut qui joue les cocons sous la lune, je serais dans une bath pension of family de la Côte ! Félicie roupillerait pendant que, dans une chambre voisine, je me ferais donner des leçons particulières par une dame convenable !

J’entends craquer les branches sous les ruades de Larieux.

— Ça vient ? je demande mollement, d’un ton qui a peine à réprimer son irritation.

— Hélas non ! Que faut-il faire, San-Antonio…

— N’insistez pas… Attendez !

— Attendre quoi ?

— Le jour !

— Qu’est-ce que ça changera ?

— On y verra clair !

Il n’insiste pas. Pour lui remettre un peu de courage dans les tripes, j’ajoute :

— Il ne tardera du reste pas beaucoup, il sera bientôt quatre heures. Vous n’avez pas froid ?

— Au contraire, j’ai tellement gigoté que je suis en nage.

— Eh bien, continuez de remuer, mon vieux, il ne s’agit pas de choper la grippe.

Il émet un petit rire fêlé.

— Vous savez, au point où j’en suis…

Il me vient une question que je ne lui ai pas encore posée :

— Vous êtes marié ?

— Non ! C’est toujours ça, n’est-ce pas, je ne laisserai ni veuve ni orphelin…

— Vos parents vivent toujours ?

— Ma mère, oui…

Je sens une curieuse douceur m’envahir. Une bonne impression de chaud dans la poitrine.

— Comme moi, murmuré-je… Comme moi !

CHAPITRE V Dans lequel il est prouvé qu’à côté de moi, Buffalo Bill sucrait les fraises !

Dans un bois, le jour met beaucoup plus de temps à radiner. Les heures s’écoulent avec une lenteur déprimante.

Je me suis assis au pied d’un arbre, sur des branchages morts, et je m’efforce de conserver le moral des troupes en lançant des gaudrioles à Larieux.

— Vous êtes comme les chauves-souris, je lui dis, sauf que vous ne vous pendez pas par les pinceaux… Mince d’angelot largué du ciel. Si un pégreleux s’annonçait, il vous prendrait pour un Martien en quête de soucoupe !

Il répond mollement. D’après lui, les cordes lui compriment le cimetière à poulets et ça le gêne pour faire du tennis de table ! Moi, je sens une sourde inquiétude me triturer la viande. Pour tout vous dire, les potes, j’ai peur de me faire faire une clé japonaise par les virus du copain. On a beau me dire qu’il ne distribue ses microbes que dans un rayon de dix mètres, après tout ça n’est pas certain ; on n’a pas eu le temps, ni la possibilité de le mettre en observation suffisamment longtemps pour pouvoir l’affirmer de façon irréfutable. Qui sait si, à force de rester à proximité, je ne vais pas avoir droit à un arrivage ? Et puis, son mal peut être véhiculé de différentes manières : tenez, les mouches par exemple se le coltineraient que ça ne m’étonnerait pas… Voilà que j’ai peur des mouches, moi le dur de dur ! L’homme qui n’a jamais eu peur de rien, pas même des mouches ! C’est à se taper !

— Vous êtes là ? s’inquiète Larieux.

— Et un peu là, je gouaille…

Il soupire.

— San-Antonio…

— Oui ?

— Dans le fond, cette expédition est idiote. Il aurait mieux valu me laisser disparaître… Une balle dans la tempe, au bord d’un trou. On n’avait plus qu’à remettre la terre par-dessus !

— Vous avez fini de dégoiser des turpitudes pareilles ?

— Si vous pouviez savoir ce qu’on éprouve quand on se dit qu’on n’est plus un homme mais une arme ! Je comprends maintenant que sa propre mort n’est rien en comparaison de celle qu’on donne aux autres !

— Écoutez, Larieux, faites pas de philosophie là-haut, ça me donne le vertige. Vous n’êtes plus un homme, en effet, mais un gland ! Quand vous serez descendu de votre chêne on s’attellera à un boulot plus sérieux !

— En descendrai-je seulement ?

— Ben voyons ! Comme dirait un de mes amis vénitiens, c’est une lagune qu’on va combler !

Un nouveau silence. Un nouveau temps… mort ! L’obscurité du sous-bois commence à faire place à une lumière grise, qui coule entre les branchages et met un temps infini à parvenir jusqu’à moi.

— Voilà le jour, annonce Larieux.

— Pour vous peut-être, mais pas pour moi !

— Dites, San-Antonio, ça vous ennuierait que nous nous tutoyions ?

— Au contraire, tu penses…

Il ajoute, d’une voix rauque.

— Moi, ça me fait du bien…

Je me lève, engourdi par l’humidité et l’inaction. Je fais ma petite culture physique et j’allume une cigarette. L’astre du jour (comme on dit dans les textes de qualité) dispense ses chauds rayons sur les frondaisons. Je pense qu’il fait assez clair pour se mettre au turbin.

Je ressens une faim de cannibale. Nous avons emporté un tas de choses sauf de la becquetance et j’ai mon durillon de comptoir qui m’adresse une solennelle protestation. Lorsque mon petit camarade sera descendu, il faudra que je me mette en quête d’une charcuterie, les Allemands sont champions dans ce domaine. Les canons, le cochon et les virus filtrants n’ont pas de secret pour eux.

Vous leur donnez vos vieux candélabres, et ils en font une mitrailleuse lourde ; vous envoyez votre ami Isaac en vacances chez eux, et ils en font du savon à barbe ! Des cracks, quoi ! À côté d’eux, nous avons bonne mine, nous autres, avec notre cuisine, nos parfums et notre esprit ! En cas de guerre, c’est pas avec un jeu de mots qu’on gagne la bataille. D’autant plus que, si nos soldats marchent au pas, ils ne savent pas marcher au pas ensemble ! Enfin, le Bon Dieu est avec nous, tout le monde sait ça !

Nous sommes ses petits chouchous, au Barbu. Seulement Il commence à se faire vieux ! Vous ne voyez pas qu’un de ces quatre matins Il fasse le sourdingue quand on appellera au secours ?

Sale affure, les mecs ! Vaut mieux pas trop y penser ! Vaut mieux se dire que ça continuera toujours ! Quand une habitude est prise, c’est pour longtemps ! Les miracles n’ont lieu qu’une fois, disait l’autre ! Tu parles ! Où est-ce qu’on serait, alors ! En France, le miracle c’est presque une industrie nationale. On n’exporte pas parce qu’on en a trop besoin pour notre consommation personnelle, mais c’est une branche en pleine activité.

Y a des gens qui se font des berlues en s’imaginant que Lourdes est la capitale de cette industrie ! Erreur profonde… Il ne s’agit que d’une sous-agence réservée aux cas isolés… Le miracle nationalisé se fabrique exclusivement au Palais-Bourbon.

Je me déleste de mon appareil émetteur, de mes grenades et autres cartouches d’explosif. Je grimpe à un arbre de façon à me trouver au niveau de Larieux, tout en respectant l’écartement de sécurité.

— Que vas-tu faire ? s’inquiète Larieux.

— Couper tes ficelles, hé, saucisson !

— Comment ?

— Avec mon pétard… J’ai dans ma salle à manger une bath médaille en caramel mou sur laquelle il y a écrit « Premier prix de tir au pistolet »… Alors tu vois !

J’assure mon feu dans ma main, je m’installe à califourchon sur une haute branche et je repère les cordes tendues. Il y en a un vrai faisceau. Sûr et certain qu’il va me falloir deux chargeurs complets pour cisailler cet écheveau.

— Tu y es ?

— Oui.

— Ne t’affole pas. Simplement, lorsque tu te sentiras dégagé, cramponne-toi aux branches, vu ?

— Vas-y !

Je replie mon coude gauche à la hauteur de ma figure, j’appuie le canon du composteur sur ma manche et je vise soigneusement la première corde. Pour presser la gâchette, on ne doit jamais avoir un mouvement de l’index, souvenez-vous-en ! Il faut que votre doigt se dilate sur la gâchette et que le coup parte sans que vous le décidiez vraiment.

Le pétard me saute dans la main. Je bigle et j’aperçois la corde sectionnée. Je recommence une fois, deux fois… À chaque coup de feu un lien est tranché… Je vous le dis, comparé à moi, Buffalo Bill n’est qu’un pauvre manche ! Je touche la quatrième sans la couper toutefois et je dois remettre ça ! Il ne reste plus que deux ficelles… En deux coups de seringue c’est râpé !

Larieux pousse un cri. Il n’a pas eu le temps de ramener ses bras devant lui, sans doute parce qu’ils étaient engourdis par ces heures d’immobilité. Il ne peut enrayer sa chute et le voilà qui dégringole à travers les branches, comme un sac de sable.

J’entends un grand plouf, puis plus rien…

En quatrième vitesse je déhote de mon perchoir… J’ai un tracsir monumental qu’il se soit tué.

En touchant terre je crie :

— Larieux !

Il gémit.

— Oui, je suis là…

Je regarde à distance et je le vois assis sur le sol avec la jambe gauche à l’équerre. La position de sa guitare me fait comprendre qu’il a la cuisse brisée. C’est plutôt moche !

Il souffre comme un damné. Il est vert et il serre les chailles pour ne pas hurler de douleur. Si je m’écoutais, je chialerais de rage. Rendez-vous compte, les gars, que je ne peux rien pour lui…

— J’ai la jambe brisée, hoquette-t-il… Ah ! ce que j’ai mal, San-Antonio… Qu’ai-je fait au Ciel pour mériter tant de malheurs !

Je sors mon flacon de scotch et je le lui lance adroitement.

— Commence par vider ça… On va aviser…

Il m’obéit et l’alcool paraît lui redonner un peu de couleur.

Moi je tire mon ya de ma fouille et je me mets à couper deux grandes branches fourchues. Je les élague, les taille… Et je finis par obtenir deux béquilles très rudimentaires.

— Attention, je te les lance !

Il se pare le visage avec les bras et je parviens à jeter les béquilles à côté de lui.

— Je pense que tu pourras marcher avec ça, en serrant fort les dents, non ?

— Je ne peux pas me mettre debout, San-Antonio…

— Attends, je vais t’aider…

Je déroule le filin de Nylon que j’ai eu la précaution d’emporter. Il mesure une vingtaine de mètres. J’attache à l’une des extrémités un bout de bois auquel il pourra se cramponner et je le lui lance aussi adroitement que les béquilles.

— Bon, maintenant plante tes béquilles en terre pour pouvoir les saisir facilement une fois debout !

Il obéit en grimaçant… Ses dents s’entrechoquent à une cadence accélérée. Je les entends à vingt mètres…

— Tu vas saisir le manche de bois, je tire, tu dois parvenir à te mettre droit !

Je mets tant de conviction dans mes paroles que ça le subjugue. En gémissant, il se dresse. Sa pauvre flûte pendouille à son côté comme un fourreau d’épée.

— Mets-toi les béquilles sous les aisselles, gars… Et tâche d’avancer…

Il fait de louables efforts pour m’obéir. Il lance son pied valide en avant, puis essaie de ramener ses bouts de bois, mais il perd l’équilibre et il s’étalerait sans la présence opportune d’un arbre auquel il parvient à s’acagnarder…

— Je ne peux pas, San-Antonio… Je ne peux pas ! Ah ! c’en est trop ! Tire-moi une balle dans la tête et fous le camp !

Des larmes ruissellent sur sa pauvre gueule ravagée. J’en ai la poitrine serrée et les mots se coincent dans ma gorge.

— Tu ne peux pas parce que tu souffres… Je vais te refiler des cachets pour te doper. J’ai pensé à tout, tu vois…

Je lui lance la boîte carrée dont je me suis muni et qui contient un doping terrible.

— Prends-en deux et remise les autres…

Il est docile, le pauvre Larieux… Il fait ce que je lui dis et attend contre son arbre moussu. La forêt est tout à fait éveillée maintenant. Les zizes font un ramdam de tous les diables… Des pastilles de soleil éclaboussent le sol couvert de mousse.

— San-Antonio, balbutie mon camarade, jamais on ne pourra réduire cette fracture ! Jamais, tu m’entends !

— Mais si, quand on t’aura guéri…

— Guérir ! Tu en as de bonnes. Qui te dit qu’ils ont un remède contre leur charognerie !

— La logique !

— C’est pas avec de la logique que je m’en sortirai…

La situation est désespérée… Nous voici condamnés à l’immobilisme. Oui, c’est ultramoche… Moi qui parlais de miracles, tout à l’heure, je ne moufte plus ! Songez que nous sommes bloqués dans ce bois d’Allemagne orientale, sans secours et sans la possibilité de pouvoir en demander.

— Ça va mieux ?

— Oui, d’un seul coup, je n’ai plus mal !

— Alors marche ! Il le faut, Larieux ! Tu le sais ! Marche !

— C’est ce qu’on a dit à Lazare !

— Et il a marché, mec ! Tu ne vas pas te laisser damer le pion par un gars qu’était même pas Français !

Il essaie un piètre sourire… Puis il plante courageusement ses béquilles dans le sol et se met à sautiller. Il parcourt un mètre, puis deux…

— Tu vois que tu peux !

— Oui, ça ira…

— Bon… Je vais te lancer la carte de la région avec notre position cochée au crayon rouge… Repère la route du laboratoire et donne-moi les indications !

Je place un caillou dans la carte et je la lui balance.

Il déploie la feuille coloriée et l’étudie attentivement. J’ai une confiance aveugle dans son jugement. N’oubliez pas, bande d’endoffés du paletot, que cet homme est un drôle de crack dans le job. J’ai tendance — et pour cause — à ne considérer que son côté porte-mort, mais je ne dois pas oublier qu’il compte parmi les meilleurs agents secrets du Vieux.

Un assez long moment s’écoule…

— Bon, attaque-t-il… D’après mes calculs, nous nous trouvons à cinq ou six kilomètres du laboratoire… Pour y aller, nous allons couper franchement sur l’est… Il doit y avoir une colline dominée par une tour en ruine à l’horizon… On passe à proximité… Ensuite s’étend une zone marécageuse traversée par une route assez étroite… Cette route est coupée d’une barrière semblable à celle d’un poste-frontière. Il y a un poste de garde près de la barrière… Pour aller au laboratoire on doit passer devant… Sinon il faut se farcir le marécage et c’est très risqué !

— Comment y es-tu allé la première fois ?

— Je m’étais déguisé en soldat… Je parle l’allemand sans accent et, de nuit, ça n’a pas été difficile… Seulement aujourd’hui…

Je me gratte le crâne.

— Nous aviserons sur place ; ensuite ?

— Ensuite on longe la route en question sur cinq cents mètres et on arrive sur un îlot de béton où est construit le labo…

Des murs de deux mètres l’encerclent… Sur les murs il y a une verrière électrifiée…

— Toujours la même question, comment as-tu pratiqué ?

— Je suis entré par la grand-porte, à la faveur de mon déguisement et muni d’un laissez-passer tout ce qu’il y a d’authentique…

— Le Vieux m’a dit que tu avais cassé l’ampoule en sautant le mur !

— Pas le mur : la fenêtre d’une salle d’expérience ; quelqu’un arrivait, ç’a été moins une…

Je gamberge un grand coup, comme on avale une rasade de gnole pour se donner du cran.

— Et tu as vu des gens en sortant ?

— Bien sûr, comme en entrant…

— Dis donc…

— Quoi ?

Je n’ose énoncer ce que je pense. Mais il est intelligent et il extériorise ma pensée.

— Oui, ils ont dû claboter… À moins qu’il n’ait fallu un certain temps d’incubation avant que je sois contagieux…

Je raisonne.

— Tu vois bien, qu’ils ont un antidote à leur truc… Ils ne peuvent risquer une fausse manœuvre ! Eux aussi pourraient casser une ampoule. Ce serait alors un décès en chaîne général…

— Oui… Tu as raison…

— En route…

Nous nous déplaçons tout doucement. Lui s’évertue avec ses deux branches d’arbre fourchues, geignant, soufflant, râlant, traitant la vie de tous les noms les plus péjoratifs tels que : ordure, chameau, député, percepteur ! Moi, coltinant mon harnachement en me demandant ce que je vais bien pouvoir fiche de cet éclopé pour traverser le marais. Me demandant surtout où je vais pouvoir dénicher de la bouffetance, car j’ai les cannes qui jouent de plus en plus la valse lente ! Ça n’a l’air de rien, mais c’est un problo de la plus haute importance. Lorsqu’un zig a faim, il n’a plus une notion très exacte de la réalité des choses. Il ne pense plus qu’à cet estomac vide qui se tortille.

Tout en clopinant, nous atteignons l’orée du bois. À cet instant je m’arrête, interdit. Devant nous se dresse un gars baraqué comme le champion du monde des lourdingues. Il est âgé d’une cinquantaine d’années et il est chauve comme une pierre précieuse. Il porte des fringues de velours et une hache sur l’épaule. Ses yeux sont dépourvus de cils et de sourcils, ses joues luisantes sont imberbes, bref, c’est la ruine de Gillette que cet être-là !

Ses petits yeux clairs sont dardés sur nous comme des canons de pistolet… Il doit trouver notre équipage peu catholique et je vous parie une pierre à briquet contre une pierre tombale qu’il songe plus à prévenir les perdreaux du coin qu’à nous chanter Pas sur la bouche. Pour tout arranger, je parle l’allemand comme un sourd-muet cambodgien et tout ce que je suis capable de faire, c’est de lui montrer mon feu avec une certaine ostentation.

Il commence à se demander si je cherche à le lui vendre, puis il remarque que l’ouverture de l’arme est tournée dans sa direction et il se crispe un brin.

— Parle-lui, crié-je à Larieux. Demande-lui où il crèche, et avertis-le qu’il ne doit pas s’approcher de toi…

Mon pote se met à baragouiner dans la langue qui fit la gloire de Goethe. Le raclé du croûton l’écoute, l’emplacement des sourcils froncé.

Les pensées ont du mal à traverser son cuir. C’est pas du tout le genre intellectuel d’avant-garde, je vous l’annonce. Lui il a appris à lire à la faculté de topinambour de son bled… Quand on le bigle bien, on admet sans plus hésiter que l’homme descend du singe !

Le voilà qui profère quelques paroles gutturales.

— Qu’est-ce qu’il ramène ? je demande à Larieux…

— C’est le garde forestier… Il habite près d’ici… Et il demande qui nous sommes…

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Je lui ai dit que nous étions des aviateurs belges en route pour Moscou. Notre coucou s’est trouvé mal et nous n’avons eu que le temps de sauter en parachute…

— Ça prend ?

— Tu sais, pour savoir ce qu’il pense ! Tu as vu sa gueule !

— Un vrai cauchemar d’hépatique…

« On va chez lui… J’ai les crocs, moi, et je tiens à bouffer d’urgence sans quoi je vais me répandre sur le gazon…

— Comment vais-je lui expliquer mon… mon cas ?

— Dis que tu es un malade qu’on emmenait en Russie pour le soigner… Tu es contagieux… S’il ne veut pas comprendre je lui expliquerai la chose avec des fleurs !

Nouveau bla-bla entre les deux petits copains… Puis l’homme à la hache hoche la tête, hésite et fait demi-tour.

— Alors ? m’enquiers-je.

— C’est d’accord, il nous emmène chez lui.

— Parfait.

On file le train au Frisé. Il va trop vite pour ce pauvre Larieux… Je me place à la hauteur de notre guide et, avec des gestes appropriés, je lui explique la chose. Il consent à freiner l’allure.

Si au moins on pouvait aider mon collègue… Mais va te faire voir. Je suis obligé de le laisser s’échiner à travers champs… Il endure un vrai calvaire, ce pauvre Larieux. Quand il radinera chez saint Pierre, il aura droit à un ausweis !

Je n’ose penser à ce qui m’attend… Admettons que je parvienne au laboratoire… Pourrai-je m’occuper de ce sacré antidote ? Je ne parle même pas l’allemand pour le demander à ces messieurs ! Non, il faudra que j’envoie le labo dans les nuages avec toute la vacherie biologique qu’il contient… Ensuite, le plus tragique de ma mission restera à accomplir. « Larieux ne doit pas revenir ! », consigne du Vieux. Il ne pouvait m’en donner d’autres en effet. Il est impossible de tolérer la vie d’un être qui sème la mort du seul fait de sa présence, n’est-ce pas ? La cause commune prime avant la pitié !

Je surveille Larieux.

— Tu peux encore marcher ?

Il est décomposé. En quelques minutes, il vient de perdre au moins deux kilos.

— Non, San-Antonio, c’est fini…

— Repose-toi…

— Inutile, je suis fini…

— Tu souffres ?

— Même plus… Il me semble que je n’existe plus, tu comprends ? Je n’ai plus la force de vouloir quoi ce soit, même marcher…

« Sois chic, San-Antonio : passe-moi ton pétard, je m’arrangerai tout seul.

— Jamais de la vie…

— Je te dis !

Je me mets à hurler…

— Et moi je te dis m…, espèce de cloche ! Tu vas t’allonger par terre et m’attendre. Je trouverai bien un chariot quelconque chez Crâne-d’Œuf ! Je reviendrai avec et je te traînerai au bout d’une corde. Une fois chez lui on te trouvera un coinceteau peinard où tu seras bien en attendant que je te rapporte de quoi guérir…

Il ne répond rien. Ses yeux se ferment, il s’abat. Le chauve a un élan louable pour le secourir. Je lui cramponne le bras :

— Nein, mein Herr… Fous-lui la paix… Allez, go !

CHAPITRE VI Dans lequel il est montré que qui veut la fin doit employer les grands moyens

Effectivement, la casbah du tondu est assez proche de l’endroit où il nous a dénichés. On contourne l’angle du bois et on la découvre, en lisière, blottie entre deux mamelles de l’Allemagne ; avec un toit en pente raide et un balcon de bois vernis.

Une petite étable et un appentis pouvant passer pour une grange s’élèvent en deçà d’un tas de fumier. Je me dis que la grange serait une clinique de fortune pour mon pauvre collègue… Je fonce tout droit à cet endroit et je déniche un chariot à trois roues dont Clodion-le-Chevelu doit se servir pour véhiculer ses pommes de terre. La roue avant est plus petite que les autres et elle est motrice. Voilà qui convient fort à mes desseins.

Le grand rasé me fait signe d’entrer. Je le suis dans sa maison.

J’y trouve un garçon long de deux mètres, surmonté de magnifiques cheveux rouges, et une robuste fille blonde, bien en chair avec des joues comme des pommes.

Tous deux ressemblent à mon hôte. Le garçon paraît très demeuré. Ses yeux contiennent plus d’abrutissement qu’on n’en saurait trouver dans tout un régiment de gendarmes à pied, il a un rire vertigineusement stupide sculpté dans le visage avec un ciseau à froid. Quant à la fille, sans toutefois donner l’impression d’avoir inventé la pile atomique, elle est visiblement d’un niveau intellectuel plus élevé.

Mon entrée suscite la stupeur de ces braves enfants. Ils me regardent comme si j’étais le fantôme de Bismarck en caleçon de bain. Je leur souris.

— Personne ne parle français dans la boîte ? m’informé-je à tout hasard…

— Si, moi, un petit peu, répond la fille, avec un accent qui me colle des envies de choucroute garnie.

— Pas possible !

— Si. Je ai servi comme bonne à tout faire dans un famille français à Constance…

Je suis ravi.

— Mon enfant, c’est le Ciel qui vous place sur mon chemin !

— Was ?

— Je dis que je suis content.

— Vous êtes Français ?

— Nein : Belge…

Elle a un petit hochement de tête signifiant : « C’est la même chose. »

Je lui déballe la vanne des bons mecs emmenant un malade à Moscou pour le soigner. Elle coupe dedans. Ensuite elle me demande où est tombé notre avion. Je lui réponds que je l’ignore mais qu’il ne devrait pas être bien loin. Là-dessus j’ajoute que j’aimerais croquer quelque chose et, pour lui prouver que je ne fais pas un coup de manave, j’exhibe mon matelas de fafiots.

À la vue des reichsmarks ils ont tous les trois le regard qui fait tilt. Je détache un ticket de la liasse et le dépose sur la table.

— Manger, miam-miam ! fais-je…

Elle hoche la tête, regarde son vieux qui approuve, et s’annonce avec une assiette de charcutaille qui me ferait fondre en larmes. Je coupe une tranche de lard large comme l’avenue des Champs-Élysées et je mords dedans à pleines ratiches. C’est la grosse attraction pour eux. Ils assistent au petit déjeuner du bonhomme avec un tel intérêt que je me crois sur la scène de Bobino, en train d’exécuter le quintuple saut périlleux, les yeux bandés, avec rétablissement sur l’auriculaire gauche.

Ensuite je dis à la fille que j’aimerais emprunter le chariot pour aller récupérer mon pote… Elle en cause à son vieux. Il n’a pas l’air très chaud, Cadoricin ! Pour se décider, j’emploie ma formule magique. Un billet de dix marks en prononçant les paroles sacramentelles, et le voilà qui dit oui comme si c’était des messieurs de la Gestapo qui sollicitent son assentiment.

Je m’empare d’une longue corde à foin, je l’attache au timon du véhicule et je demande aux deux autres hommes, par l’intermédiaire de ma rondelette interprète, de m’aider…

— Vous seriez très gentille de porter un matelas et une couverture dans la grange, dis-je à la gretchen.

— Pourquoi la grange ? Nous avons une chambre.

— Il est malade… contagieux… Il ne faut pas l’approcher…

Elle promet de préparer ce que je lui demande et nous partons.

Larieux gît dans l’herbe. Il dort, assommé par le calmant que je lui ai fait prendre. Je suis obligé de bramer pendant un bout de temps avant de l’éveiller. Enfin il se dresse sur un coude et hurle de douleur.

— Ça te fait mal ?

— Oui, terriblement, la douleur se réveille…

— Prends un troisième comprimé. On va faire descendre ce chariot à ta hauteur. Débrouille-toi pour y grimper ! Ensuite on t’emmènera dans un petit coin tranquille où tu pourras en écraser…

La manœuvre est duraille, mais on arrive tout de même à livrer la voiture au malade. Il y prend place.

— Tu guideras en actionnant la roue avant !

— Oui… Mais fais vite, je suis faible comme une limace !

Pour faire vite, on fait vite ! Ce diable de rouquin a une force de bulldozer. Il traîne le chariot à une vitesse qui ferait rêver Gordini. Le pré est en pente et je redoute que le véhicule ne prenne de la vitesse et dépasse celui qui le tracte.

— Molo ! crié-je au fils de la pierre-ponce ! Molo, Fritz…

Heureusement, Larieux freine, avec une de ses béquilles.

Nous arrivons dans la cour de la ferme et le convoi s’arrête devant la grange où la fille a dressé un matelas…

— Descends et couche-toi, dis-je à Larieux. Je vais te lancer de quoi bouffer…

— Si tu crois que j’ai faim !

— Il faut te soutenir… Force pas sur les cachetons, tu deviendrais zinzin !

— J’ai soif !

— T’auras à boire aussi. Tiens, chope ce bout de corde et attache-le à ce manche de fourche…

Je pourrai y passer l’anse d’un panier et le faire glisser jusqu’à toi, gi ?

— Entendu. Je te donne bien du mal, hein, San-Antonio ?

— Écrase !

Je retourne à la cuisine préparer des provisions pour le blessé. Il a droit à un chouïa colis familial. Du genre « l’occase de Noël ». Lard, pain, biscuit… Une bouteille de bière, quelques cerises… Je lui téléphone le tout.

— Régale-toi, gars, et ensuite essaie de te reposer… Je vais étudier un plan d’action. Dès que j’aurai mis un truc pas trop merdeux au point, je te téléphonerai, t’as toujours ton talkie-walkie ?

— Bien sûr !

— O.K…

Comme je rentre dans la strasse, j’avise la pierre à huile qui endosse sa vestouze des dimanches et qui cache son pain de sucre sous un bada de feutre orné d’une petit plume.

— Où va-t-il ? je demande à la fille, mordu par une brusque inquiétude…

— Prévenir les autorités…

— Rien ne presse… Dites-lui qu’il ira plus tard…

Elle traduit à son dabe. Il fait la grimace d’usage pour exprimer la plus énergique des réprobations actuellement en usage dans l’Allemagne de l’Est.

Suit un long baratin furax. La fille traduit.

— Mon père dit qu’il trouve votre présence suspecte. Il dit aussi que vous êtes armé !

Je sors mon flingue.

— C’est vrai. Alors qu’il pose son bitos de mousquetaire sinon je m’arrangerai pour qu’il ne soit jamais sexagénaire !

Elle comprend l’essentiel de ma diatribe. Le vieux ne moufte pas…

Il hausse les épaules et va à la cheminée. Il se laisse tomber dans un fauteuil de bois. Bath ! Le voilà raisonnable…

Je rengaine mon compliment. À peine ai-je achevé mon geste que le grand rouquin idiot — pas tellement idiot du reste — se jette sur moi et me fait un superbe plaquage aux tiges. Si ce gnaf n’a pas fait de rugby, il a au moins assisté à un match France-Écosse à la télé.

J’y vais de mon voyage. Comme je me redresse, voilà le toquard qui se radine avec sa hache. L’acier de la cognée luit dans le soleil. Il lève le redoutable instrument. Sa fille brame :

— Nein ! Nein !

Et se précipite sur sa pomme. Heureusement, car dans la position où je me trouvais, j’étais certain d’étouffer le tranchant de la hache en pleine bouille. Du coup j’allais larguer cent pour cent de mon sex-à-poil !

L’air de la lourde lame me siffle dans les étagères à mégots. La hache se plante dans le parquet à dix centimètres de ma joue. Drôle de caresse ! Sans perdre une seconde, je saute sur mes nougats et je plonge, bille en tête, dans le baquet du chauve. Son durillon de comptoir en prend un vieux coup. Il culbute par-dessus une chaise et étale ces deux cents livres de denrée périssable sur le plancher.

Je m’occupe alors du rouquin. Ce zouave-là ne me revient pas. J’aime les gars qui ont l’air truffe à condition qu’ils soient gentils. Or, l’initiative qu’il s’est permise à mon encontre ne l’est pas.

Comme il me charge, je lui téléphone un coup de genou dans l’escarcelle et le v’là qui se cramponne le gros zygomatique en hurlant en chleu parce que c’est sa langue maternelle et qu’il n’en connaît pas d’autres. Du reste, l’allemand est fait pour être gueulé, comme l’italien est fait pour être chanté. Pendant qu’il se masse la prostate je lui mets une mandale dans le pif et son naze joue presto les fontaines Wallace. Le raisin qui en coule est presque aussi rouge que ses tifs.

Il recule en chialant. Sa sœurette ne moufte pas. D’un regard attentif elle suit le déroulement des opérations. Cette grognace, croyez-moi, a un drôle de self-contrôle. Son daron est éteint, son frelot groggy, et pourtant elle ne sourcille pas.

Je me tourne vers elle.

— Je ne vous veux aucun mal, lui dis-je, ni aux uns ni aux autres. Simplement je demande qu’on ne prévienne pas la police… Je vous paierai largement comme j’ai commencé à le faire déjà…

Elle bonnit le fla-bla à son vieux. Le bûcheron caresse son burlingue en hochant la tête. Il m’a l’air aussi franco qu’un discours électoral, ce pèlerin ! M’est avis que s’il continue à me jouer le tour du décapité, je vais lui faire repousser les crins à l’envers !

— Vous n’avez pas une cave fermant à clé ? je demande à la chouette petite souris.

— Ya !

— Alors dites à votre paternel de m’y accompagner… Et surtout que votre frangin ne fasse pas des magnes ou alors je fous le feu à la cambuse, vu ?

Je fais un signe avec mon appareil à effeuiller les bulletins de naissance et le vieux crâne d’acajou me suit.

Nous pénétrons dans le cellier. Il ne comporte qu’un soupirail trop étroit pour permettre le passage d’un homme, et une porte fermant à clé. La lourde est massive, avec des gonds mastars comme ceux d’une porte de prison.

— Entrez donc, cher monsieur.

Je le pousse à l’intérieur de la pièce obscure et je ressors en prenant soin de fermer à clé.

Ensuite je reviens à la cuisine. Le rouquin continue de bieurler comme un veau sans mère. Je lui fais comprendre qu’en cas de récidive, je lui donnerai quelque chose pour les vers, et je m’assieds près de la porte d’entrée.

— Larieux ! Tu m’entends ?

— Oui… Que s’est-il passé ?

— Ces messieurs me prenaient pour une bûche de Noël, ils voulaient me faire une permanente à la hache…

— Tu as eu le dessus ?

— Oui. Papa tient compagnie au saloir, ça lui apprendra à vouloir mettre son grain de sel dans nos affaires. Tu te sens comment ?

— Un peu abruti par le troisième cachet… Je ne souffre pas.

— O.K., alors pionce un peu… Tu as mangé ?

— Quelques fruits…

— Bon, si tu as besoin de moi, téléphone !

Je me sens vachement fatigué. Si je ne pionce pas une paire d’heures, je vais tomber en digue-digue à mon tour.

— Dormir, fais-je à la gosse… Avez-vous un lit à me prêter ?

— Oui, mien lit !

— Merci…

Elle me guide jusqu’à sa chambre. Je chope le rouquinos par une aile et l’entraîne. Une fois dans la piaule je lui dis de s’allonger sur le plancher et je l’attache avec ce qui me reste de mon fil de Nylon. Je le pousse sous le pageot et je m’étends dessus.

— Surtout ne prévenez pas les policiers, Fräulein, lancé-je à la gretchen, ça serait dommage pour la santé de votre frère. Vous m’avez sauvé la vie, tout à l’heure et je vous en remercie…

Je fais jouer mes charmeuses et la voilà toute molle. Toi et moite ! Mon charme opère, les gars ! Ne faites pas de bruit…

Elle hésite, bat des cils et me sourit. Négligemment je lui mets la paluche sur les roberts. C’est ferme comme du pneu… J’écarte un peu le corsage : les siens sont à flanc blanc !

Du coup me voilà pour un rapprochement franco-allemand.

Je la pousse contre le lit. Elle me gazouille des protestations sur un ton qui m’encourage à poursuivre la séance.

Quelques caresses magnétiques, manière de lui faire oublier la couleur du cheval blanc d’Henri IV, puis j’essaie un patin artistique, mis au point par le grand-duc Honaut. C’est du délire. Elle me passe une commande que je livre sur l’heure…

Oubliant le frangin qui croupit sous le pieu, joue à joue avec le pot de chambre, je sors ma collection de printemps.

Avec le brio que vous me connaissez, je lui exécute une course de paluche-cross qui m’a valu la Coupe de tweed au concours de Casanova City. Voyant qu’elle répond admirablement à mes hardiesses, je n’hésite plus : coup sur coup et sans interruption dans le programme, je lui joue Toc-toc-c’est-moi, créé à la ville comme à la Seine par Marguerite de Bourgogne ; puis Fais-dos-à-dos-t’auras-du-gâteau, un exercice des plus périlleux que certains exécutent sans filet ; et enfin, l’apothéose, le grand soleil, le couronnement de ma carrière : Assieds-toi-sur-le-compte-gouttes ou Refais-m’le, grand prix de la Ville de Paris !

Dire que ma partenaire est une déchaînée serait exagéré, toujours est-il qu’elle n’est pas du berlingot. J’aime les bonnes volontés ; elles sont le plus sûr garant de la permanence de la race humaine. Lorsqu’après une plombe de ce turbin je quitte le stade, la môme du bûcheron commence à avoir les yeux en forme de gaufrette. Son frangin n’a pas besoin d’aller au cinoche éducateur de la paroisse. Maintenant il sait de façon probante que la plus belle conquête de l’homme n’est pas le cheval, mais la femme !

Je m’endors sur le sein tiède de l’aimable hôtesse.

CHAPITRE VII Dans lequel je donne une vue plus poussée des grands moyens dont il est parlé au chapitre précédent

J’ai roupillé plus longtemps que je l’avais prévu. Ce sont les meuglements d’une vache germanique dans l’étable qui me tirent du sommeil. J’ouvre les stores et la première personne que j’aperçois, c’est ma gretchen… Elle me regarde dormir avec dévotion. Je lui souris et lui roule un patin Pompadour, une spécialité Louis XV réalisée par Antoinette Poisson. Ça lui botte. Remarquez qu’une Allemande est vite bottée. Elle demande à remettre le couvert. Comme je suis dans ma forme des grands jours, je cherche une nouvelle piécette de patronage dans mon répertoire, et j’opte pour Devinez avec quoi je frappe, œuvre historique de grande classe.

Sur ces entrefesses[2], le frangin se met à brailler sous le lit. Je pars aux renseignements et je constate qu’il vient de prendre un ressort de sommier dans l’œil. Il est temps de le délivrer. Je défais ses liens et il se lève en louchant sur sa sœur qui n’a que le temps de rabattre un drap sur sa géographie.

Pas content, le rouquin. Il commence à le trouver un brin sans-gêne, le pensionnaire. Il baragouine quelque chose à la frangine. Sans doute flétrit-il son comportement et lui parle-t-il de l’honneur familial qui vient d’en prendre un vieux coup dans les baguettes !

— Qu’est-ce qu’il dit ? m’enquiers-je.

— Il me reproche de ne pas avoir donné à manger à la vache !

Je me mets à rigoler comme un bossu. Je claque le dos du grand dadais.

— Ma vieille lampe à souder, lui dis-je, je suis effaré en pensant à la somme de hasards qu’ils a fallu pour que ta mère mette au monde une patate comme toi !

— Was ? demande-t-il à la frelotte.

Elle hausse les épaules.

— Mon frère peut aller à l’étable ?

— Qu’il y aille, mais que cela ne l’encourage pas à faire la vache avec moi !

Le grand corniaud se prend par la main et s’emmène promener. Lorsqu’il est sorti, je louche sur ma tocante. Elle indique huit heures… On en a écrasé toute la journée, la gosse et moi ! À nouveau j’ai l’estom en perte de vitesse.

Tandis qu’elle remet de l’ordre dans sa toilette, comme disent les écrivains 1900 qui croyaient avoir inventé le sous-marin de poche percée ! je vais taper dans la platée de cochonnaille. Ma parole, on se croirait à Lyon ! Un vrai régal !

Je suis en train de colmater ma brèche, lorsque des cris éclatent au-dehors ! Je crois reconnaître la voix de Larieux. Je fonce comme un fou hors de la cambuse et je m’avance vers la remise. Ce que j’aperçois me fait dresser les crins sur le bol. Le rouquin, au lieu d’aller panser la vache, a jugé préférable de s’en prendre à mon collègue. Est-ce pour lui chouraver son fric, ou bien espérait-il trouver un pétard sur lui ? Toujours est-il que les deux hommes sont aux prises. J’en ai une sueur froide ! Le ballot de rouquin n’y coupera pas. Maintenant il vient d’empocher ses virus et dans quelques heures il sera aussi raide qu’un tambour-major anglais ! Et le pire, c’est qu’il risque de nous contaminer.

Je mugis, dominant la vache.

— Halte !

Le rouquin lâche Larieux. Il se retourne, voit mon feu et lève les bras. Il connaît le processus, je n’en espérais pas tant.

Un long silence s’établit alors. Mon pauvre pote suffoque de douleur.

— Le salaud, grogna-t-il… Il m’a foutu un coup de savate sur le crâne… Heureusement, son pied a buté sur le bord du matelas, sans quoi je ne me réveillais plus.

Il se tait, réalisant l’aspect nouveau de la situation.

— Mais dis donc, San-Antonio, il…

Je fais un signe affirmatif.

— Oui… C’est moche… Va falloir le shlaguer, sans ça il repassera la pestouille à l’honorable société.

J’assiste alors à une scène inattendue et fort déprimante, la victime pleurant sur le sort de son agresseur.

De grosses larmes tombent sur la poitrine de Larieux.

— C’est terrible, gémit-il… Terrible… Moi je veux bien liquider un adversaire, mais pas dans de telles conditions ! Oh non, c’est toquard ! Le buter comme une bête malade, dis, c’est pas possible, San-Antonio…

— Que veux-tu faire d’autre !

— Je ne sais pas… Bien sûr, tu as raison… Et c’est ma faute ! Laisse-moi crever, San-Antonio, je t’en supplie. Je ne peux pas continuer à semer des cadavres le long de ma route…

— Ça n’est pas ta faute, mais celle des vachards que je viens interviewer… Ils me paieront tout ça, espère un peu !

Le rouquinos fait toujours les « petites marionnettes ». Il attend, comme seul un Allemand peut attendre… Il est courageux jusqu’au trognon… Il devine que sa peau ne tient plus qu’à un fil et pourtant il ne gémit pas… Peut-être croit-il que Larieux pleure de souffrance ? Il veut opposer sa dignité à nos faiblesses.

Il me vient une idée.

— Larieux, on va se servir de lui…

— Pourquoi fiche ?

— Pour te soigner… Fais-toi arranger ta guibole entre deux planches ; bien ligaturée… Puisque tu parles chleu, explique-lui, au frère !

— Oh ! tout de même, murmure Larieux !

— Ben quoi ! Faut profiter de l’occasion qui s’offre… Allez, au boulot !

Il se décide à expliquer au rouquin comment on confectionne une gouttière de fortune… L’autre pige très bien et se met au turf… En un tournemain il a saucissonné la flûte de Larieux.

— Tu verras, fais-je à celui-ci, ça ira mieux…

Il soupire.

— Mieux ! Comme si je pouvais espérer une guérison…

— Tu m’embêtes avec tes jérémiades. On doit tous y aller, hein ?

« Si ton heure est venue tu l’auras, ton petit jardin sur le bide ; en attendant tu respires, tu y vois clair, t’as chaud ! La lumière, la chaleur, ce sont des vérités du premier degré, mon petit pote, tu saisis ?

— Merci encore, San-Antonio. Tu trouves toujours les mots qui remontent le moral !

Comme l’autre a fini, je le regarde. Il se croit sorti de l’auberge, maintenant. Je préfère ça.

— Dis-lui qu’il me montre le chemin du village ! Je le farcirai loin d’ici…

Larieux traduit au gars… L’autre s’avance. Je me hâte de reculer, toujours soucieux de respecter la marge de sécurité. Il tourne le dos à la cambuse et emprunte un chemin creux qui descend vers la vallée.

— Si la frangine rapplique, dis-lui que son frère est allé au village avec moi !

— Entendu…

Le rouquin marche d’un pas presque militaire. Je suis obligé de forcer l’allure pour lui filer le train.

Nous parvenons à un tournant du chemin et il se trouve caché à ma vue. Je ne presse pas l’allure car j’ai peur qu’il se soit embusqué derrière le fourré et qu’il m’agresse. Non, vous ne voyez pas qu’il me saute sur le paletot ?

Seulement, lorsque je débouche du virage, je vois mon zèbre qui bombe comme l’animal du même nom… Il m’a foutu deux cents mètres dans la vue, le bougre… Si je ne parviens pas à le stopper il est chiche d’ameuter les populations !

Je prends ma respiration aussi fort que la capacité de mes soufflets le permet, et je pique le démarrage Mimoun…

Mais cette grande saucisse doit avoir un moteur deux temps dans les guiboles, car il continue à me semer du poivre… Alors je joue mon va-tout… Je stoppe et je le couche en joue… À cette distance ce serait miracle si je l’atteignais. Je presse ma gâchette une fois, deux fois… Il continue de fuir… J’arrête la pistolade pour continuer ma course… Et soudain, je vois le grand connard qui fait des embardées… Il titube, ralentit et s’écroule…

Qu’est-ce que ça signifie ?…

Je m’approche d’une allure circonspecte… Parvenu à vingt mètres du gars je stoppe… Il remue faiblement… J’aperçois une grande tache rouge dans le dos du garçon… Malgré la distance je l’ai fadé ! Il gratte le sol des ongles, et sa pauvre bouille d’asperge plongée dans du minium se soulève un peu. Je suis obligé de penser que je ne fais qu’abréger une agonie inévitable. Mon feu crache une praline. Il l’intercepte avec le bulbe et il rend sa pauvre âme à Dieu.

Je m’essuie le front. Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, je suis moins fier de moi que le jour où j’ai décroché le certificat d’études primaires. Buter un grand puceau comme ça, c’est affolant lorsqu’on y songe ! J’en ai des frissons spasmodiques dans les charnières, mais quoi, je ne pouvais pas agir autrement…

L’endroit où il est tombé est voisin d’une mare… Je cramponne une longue latte de bois qui sert de barrière à un enclos et je m’en sers comme d’une canne à joute pour pousser ma victime à la flotte. Les grenouilles vont se farcir un drôle de clille !

C’est en continuant de faire bravo avec les genoux que je regagne la maison forestière. Je surprends la môme Prends-moi-toute en grande conversation avec mon pote. Elle a respecté la distance heureusement.

Je lui souris.

— Et mon frère ? demande la douce enfant aux seins d’al-bâtre.

— Je l’ai envoyé au village pour me porter un message. Il doit attendre la réponse et ne rentrera que demain matin, ne vous tourmentez pas !

Ces vannes pour avoir le champ libre dans les heures à venir.

Le soir descend par l’échelle d’incendie. Toute la nature subit les derniers feux du couchant. La campagne vallonnée chante allègrement son hymne au soleil Embrasse-moi avant de partir !…

Je conseille à la bergère d’aller sustenter sa vache, laquelle continue de rouscailler lamentablement. Lorsqu’elle a tourné ses jolis mollets, Larieux m’interroge du regard.

— C’est fait, murmuré-je… Maintenant je dois passer à un autre genre d’exercice…

— Lequel ?

— Dis, on n’est pas venu laga pour effeuiller des marguerites, bonhomme ! Comme le dit l’ami Bérurier, « faudrait voir à voir ».

— Tu comptes aller là-bas ce soir ?

— Et comment. C’est pas que je m’ennuie chez le garde, mais je crois sincerly que plus vite on mettra le grand développement, mieux ça vaudra pour tout le monde…

— Eh bien, partons !

Je tique.

— V’là un pluriel qui me paraît singulier, toujours comme dirait Béru ; j’y vais seul, Larieux… Avec ta flûte cassée, tu n’as pas la prétention d’entreprendre une équipée pareille !

— Je connais les lieux…

— Je sais ; aussi tu vas me les décrire en détail…

Il réfléchit.

— San-Antonio, il faut coûte que coûte que je m’approche du labo, lorsque tu seras dans la place, tu auras peut-être besoin de tuyaux… Nous devons donc communiquer… Or, d’ici, la distance est trop grande pour nos appareils… Je vais filer avec toi jusqu’au marécage… Je trouverai un petit coin où me planquer pendant que tu agiras…

— Tu es fou, et si tu te faisais piquer ?

— Alors je serais bien vengé… Tu te rends compte ? Je demanderais à parler à des huiles… Et naturellement je ne leur parlerais pas de mon mal !

Il est surexcité. Ses yeux ont un éclat fiévreux… Je comprends qu’il se tape une température de canasson. Oui, il vaut mieux l’évacuer de par ici… Si sa fièvre montait et qu’il délire, il pourrait faire un tour de ballot !

— Ça va, allons-y, tu m’expliqueras en cours de route comment se présentent les locaux…

Pendant qu’il se remet debout, je vais rejoindre ma conquête à l’étable. Elle est en train de traire son ruminant pour se faire la main. Je l’embrasse et lui affirme que je vais revenir ; seulement je dois évacuer mon blessé… Cette gosseline est plus crédule qu’un nouveau-né. Elle acquiesce docilement. Elle doit croire que je vais l’emmener avec moi quand je partirai et elle se voit déjà installée à Bruxelles, en train de brader des Manneken-Pis miniatures aux touristes.

Je suis à quinze pas mon pauvre Larieux. Depuis qu’il s’est fait ficeler la guitare, il se meut avec plus d’aisance.

Ses deux béquilles l’aident puissamment. La fièvre lui donne des ailes…

Nous marchons au clair de lune à travers les prés et passons au bas de la hauteur où se dressent les ruines d’une tour.

Larieux s’arrête au bout d’un instant et me désigne le ruban blanc d’une route.

— C’est le chemin du laboratoire… Tu vois les lumières du poste de garde dont je t’ai parlé ?

— Je les distingue en effet, près d’un bouquet d’arbres…

— Piquons par les marais…

— On va enfoncer !

— Penses-tu… Il ne s’agit que de contourner le poste, ensuite tu rejoindras la route et je t’attendrai…

Il n’y a pas à protester…

— Utilisons nos talkies-walkies maintenant, de nuit la voix porte…

Nous nous arrêtons pour sortir nos antennes et aussi pour respirer un chouïa.

— Allô, tu m’entends ?

— Oui.

— Bon. Tu m’as dit que les bâtiments étaient entourés de murs munis d’une barrière électrifiée ; et la porte, comment se présente-t-elle ?

— C’est un grand portail de fer… Un second poste de garde se trouve tout de suite derrière.

— Beaucoup de trèpe ?

— Autant que j’aie pu en juger, il doit y avoir une dizaine d’hommes en tout !

— Pas plus ?

— Pour quoi fiche ? Tout est électrifié… Les portes sont munies de signaux d’alerte, les fenêtres itou.

— De sorte que si on essaie de dégonfler un carreau, y a des sirènes qui crient papa ?

— Oui.

— Comment ça s’est passé pour toi ?

— Le jour, les signaux sont débranchés.

— Vu. J’aurais donc un intérêt à agir de jour ?

— Dans un sens, oui. Mais il aurait fallu que tu parles allemand, que tu aies un uniforme, un laissez-passer…

— Donc n’y pensons plus…

Je me perds dans un abîme de réflexions.

— Les savants habitent dans l’enceinte ?

— Oui, en retrait, ils ont un pavillon… C’est une maison moderne peinte en blanc avec des volets à chevrons.

— Et le laboratoire où tu as piqué l’ampoule, où est-il par rapport à l’entrée ?

Il réfléchit.

— En face du portail, il y a une allée principale… Suis-la, c’est le deuxième pavillon à gauche. La salle aux ampoules est la deuxième à gauche également dans le pavillon !

— Facile à retenir…

— À retenir, oui, mais pas facile d’y entrer, San-Antonio…

— Bon, je verrai… On continue ?

— Allons !

— T’es pas forcé d’aller plus loin, tu sais. Je suis certain que nos appareils peuvent se capter à cette distance-là…

— Non, j’ai dit que j’irai jusqu’au marais…

— C’est de la folie. Tu ne vois pas qu’après on soit obligés de déhotter en vitesse ? Comment tu ferais avec ta canne ?

Il se rend à mes raisons…

— Bon. Alors je vais t’attendre là ! Mais prends garde, San-Antonio !

— Je prendrai garde !

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