Deuxième partie

CHAPITRE VIII Dans lequel je me prouve que l’amour de mon prochain passe avant celui de San-Antonio !

Il s’assied au pied d’un arbre. Cette simple opération lui prend un temps infini. Il est visiblement à bout. Ce n’est plus qu’une ombre humaine ; une espèce de fantôme qui s’accroche à une apparence d’homme… Le bout du rouleau ! Cette expression traduit parfaitement l’état dans lequel se trouve Larieux… Son calvaire est effroyable. S’il n’était pas animé d’une ténacité hors calibre, il y a longtemps qu’il aurait fait camarade avec la mort !

Je surmonte comme je peux mon émotion.

Une fois qu’il est acagnardé à son arbre, je fais un geste.

— Sois sage, je serai de retour avant le jour avec ta potion calmante… Tu le reverras Paname, vieille noix.

Fini de jacter. Je descends mon antenne. J’ai grande envie de mouler mon talkie-walkie qui va m’encombrer, mais je décide de le conserver au moins jusqu’aux murs du labo, ne serait-ce que pour prodiguer des paroles réconfortantes à Larieux…

Les mains aux poches, je fonce en direction du marais… De temps à autre je me retourne pour faire un signe à mon camarade, mais c’est à peine si je distingue sa masse accroupie. Me voit-il seulement ?

Je suis à près d’une borne de son arbre, lorsque je l’entends crier. Que lui arrive-t-il encore ? C’est marrant, mais je ne le quittais pas de bon cœur. Quelque chose me disait qu’un nouveau danger le menaçait !

Je fais demi-tour et je reviens vers lui en courant. À mesure que je me rapproche, je comprends ce qui se passe. C’est un chien qui lui est dessus maintenant. Un salaud de gaille du genre berger allemand, bien entendu, et qui doit patrouiller pour le compte des gars du poste. Il a reniflé Larieux et il est en train de lui faire sa fête ! Ce roquet de malheur ne jappe pas… Il gronde avec acharnement et se fout en renaud après mon ami parce que celui-ci ne veut pas se laisser croquer… Mon premier mouvement est de lui tirer une bastos, mais je me retiens à temps. Si je le flingue, le bruit de la détonation ameutera les archers et tout sera foutu, y compris nous !

Je pense à mon couteau. Nouveau hic : impossible d’approcher… Je n’ai jamais lancé le couteau à l’instar des Kid Rafal et autres tordus habillés en cow-boy… Je sors mon ya et le chope par la lame, ainsi que je l’ai vu faire dans les super westerns d’Hollywood. Je le lance. C’est le manche qui frappe le chien. Il a un cri bref et continue de s’acharner sur Larieux.

Que faire ? C’est tout de même tocasson de laisser déchiqueter un homme sous ses yeux.

Alors ça se fait sans que j’aie à le vouloir. Une force irrésistible me pousse en avant. Oubliant toute prudence, abolissant mon rigoureux système de protection, je m’élance vers mon camarade. Il m’aperçoit et, repoussant un nouvel assaut du gaille, il me crie :

— Non, San-Antonio ! Non ! N’avance pas tu choperais la mort ! Arrête ! Arrête, nom de Dieu !

Je n’ai cure de ses paroles. Me voilà contre lui. Je cramponne le chien par son collier, heureusement il en a un. Un collier métallique souple. Je tords la chaînette d’acier et je tire le chien en arrière. Il se débat. Je suis aveuglé par la rage. Je sais que c’est ma vie que je viens de perdre et je tiens à la faire payer chérot à ce sale quadrupède ! Il a beau se tordre, se démener, je me sens armé d’une force implacable. Ma rage froide balaie toute faiblesse de mon être. Je tords le collier, toujours, augmentant ma pression sans effort… Bientôt le chien s’arrête de bouger… Je maintiens mon étreinte près de cinq minutes au moins. Quand je retire ma main, mes doigts sont comme soudés ensemble et le chien est mort !

Larieux me regarde sans mot dire. C’est la première fois que je le vois d’aussi près. C’est curieux comme un visage se modifie suivant qu’on le regarde à dix mètres ou à dix centimètres… Considéré à bout portant, le sien est d’une grande noblesse. Il a des traits d’aristo ruiné, de grands yeux doux malgré leur fièvre…

— Tu parles d’un fumier de cabot, je soupire, pour rompre ce silence gênant. Il t’a amoché ?

— Non, pas trop… Il cherchait ma gorge… J’ai pu le contenir jusqu’à ton arrivée…

Puis il se tait encore et j’ai beau me creuser la pensarde, je n’arrive pas à accoucher d’une syllabe. Je pense que j’ai la crevée dans le ventre maintenant. Dans quelques heures j’irai dans le pays obscur où les héros rejoignent les lâches pour les aider à faire pousser le blé. Finie, la vie, la vie chaude de France, avec ma vieille Félicie attentive, avec mon Paris qui sent bon la femme et le printemps… Des tas d’images défilent dans ma tête… Je revois les marronniers tout neufs après leur taille de l’hiver… Je revois des filles, j’entends leurs rires, leurs soupirs… Je vois un demi de bière mousseuse sur un guéridon de marbre…

— San-Antonio…

La voix est timide. Je fronce le sourcil. Qui me parle ? Oh oui, c’est vrai : Larieux.

— San-Antonio, tu es le type le plus courageux qui ait jamais existé !

Je me relève.

— Penses-tu… T’as jamais entendu parler du baiser au lépreux !

Il me tend la main. Je considère un instant ces cinq doigts délicats, frémissant d’une calme ferveur.

— Serre-moi la main, mon ami, murmure-t-il. Je n’espérais plus pouvoir faire encore ce geste si beau et si machinal !

Je crois que jamais poignée de main n’aura été plus intense.

Ensuite je m’ébroue comme au sortir d’une douche.

— Cette fois, j’y vais… Garde le couteau, au cas où un autre chien viendrait te renifler de trop près !

Et je fonce en direction des marais !

Je parviens en bordure des joncs et là, je m’arrête pour sonder le silence. La nuit est fraîche et belle. J’entends rigoler les gars du poste, sur la droite. M’est avis qu’ils doivent être un peu partis. Nature, dans ce bled ils doivent se faire tartir comme des chefs ! Alors, fatalement, le soir, pour chasser les idées noires ils donnent un peu sur le chnaps. Je décèle même des gargouillements d’accordéon.

Dansez, mes bons messieurs…

Je m’aventure dans les plantes aquatiques. Sous mes targettes il se fait comme un bruit de succion. J’enfonce jusqu’aux chevilles dans de la merdouille. Pour retirer un pied, je prends appui sur l’autre, ce qui l’enfonce de dix bons centimètres. Ensuite il faut recommencer… Plus j’avance, plus la situation devient critique. Je réalise vite que si je persiste à vouloir passer par le marais, j’y laisserai ma sale carcasse faisandée ! Perdu pour perdu, je tiens à faire mon turf avant de canner !

Je me dépatouille donc du marais, et cela me prend près d’une heure…

Au ciel, de gros nuages escamotent la lune, de temps à autre… Si au moins il pouvait faire vraiment noir ! Notez que l’obscurité ne trompe que les hommes. Les clébards s’en battent l’œil. C’est eux que je redoute le plus. Ils galopent sans bruit et vous sautent sur le colbak au moment où vous ne vous y attendez pas. Une sale invention, vraiment. J’en ai toujours voulu aux hommes de mêler des bêtes à leurs sales combines.

J’avance en direction du poste, avec l’espoir que les gardes ne disposaient que d’un chien policier. C’est largement suffisant. D’autant plus que cette route est facile à garder…

En rampant, j’atteins les abords du poste. Dans le petit bâtiment flanquant la barrière, l’accordéon fait rage. Des voix teutonnes scandent un chant guerrier. Pourtant, service, service !

Dehors, j’aperçois un factionnaire dans une guérite de ciment. Il bâille comme le lion de la Metro et regrette visiblement de ne pas participer aux festivités.

J’étudie la situation d’un coup d’œil. Si je parviens à traverser la route, je pourrai peut-être passer en rampant entre la guérite du veilleur et le bâtiment servant de corps de garde.

C’est une chance à courir. C’est téméraire, mais quand on se sait fichu, plus rien n’a d’importance. Mieux vaut clamser d’une rafale de quetsches que d’étouffer misérablement pendant des heures !

Tapi dans le fossé, j’attends un nouveau passage de nuages entre la lune et moi. Jamais je n’ai découvert autant de vérité à l’expression c… comme la lune. Elle me paraît vraiment idiote, cette lune allemande, avec sa bouille toute ronde, un peu bouffée aux mites dans le mitan ! Elle est laiteuse, froide, insensible. Pas même ce petit air ironique qu’elle a en France.

Je bigle les nues avec impatience. Tout là-haut, un troupeau de nuages grisâtres marche mornement vers l’occident. Ils ne se pressent pas ; mais tout à coup, la lune semble comme aspirée par eux… Elle fonce dans le pacson et disparaît. Une zone obscure s’étale sur ce coin d’univers. Je fais fissa pour bondir de l’autre côté de la route. Une pierre roule sous mon pied, je me crois fichu, mais non, l’accordéoniste en met plein les éventails à libellules du factionnaire ; il ne m’a pas entendu.

Si un autre cador bivouaque dans les parages, il va me donner de ses nouvelles avant longtemps. Je regarde en loucedé par-dessus les herbes folles… Ça m’a l’air calme… J’annonce mon talkie-walkie dans mon dos, puis je me livre à des reptations savantes en direction de la zone dangereuse. Pourvu que le guetteur n’ait pas l’idée de se dégourdir les radis ! Pourvu qu’un de ses collègues n’éprouve pas le besoin d’aller arroser le talus !

Il vaut mieux ne pas démuseler son imagination dans ces cas-là !

La distance me séparant du point crucial diminue… J’arrive à proximité de la guitoune de la sentinelle. Celle-ci fredonne l’air bramé par les autres…

Un truc assez joli, ma foi, quand on aime le chant choral. C’est mâle, altier, tonitruant à souhait… Un truc à entonner en descendant les Champs-Élysées, quoi !

Je continue de ramper. Le bruit de la musique m’indique que j’ai passé le cap… Je fais corps avec le talus. J’y vais de bon cœur, vous pouvez me croire. Lorsque je m’estime suffisamment loin, je hasarde mon bol au-dessus du niveau de la strasse. La guérite blanche est à deux cents mètres derrière moi. Je rampe encore sur cent nouveaux mètres, puis, m’estimant happé par l’obscurité, je me relève et continue mon chemin à pas de loup… Bientôt se dessinent les murailles décrites par Larieux. Elles sont impossibles à escalader à cause des fils électrifiés… Vraiment ça pose un problème de prime abord insoluble !

Comment vais-je me farcir cette difficulté ?

Tout est calme. Des lumières brillent autour des bâtiments… Cet îlot dans le marais est cerné par des arbres aux fûts sûrement centenaires. Je décide de grimper au sommet de l’un d’eux pour regarder par-dessus le mur.

C’est un exercice que j’accomplis avec une rare maestria. En moins de temps qu’il n’en faut à un poulet pour vous filer une contredanse, me voilà dans les branchages… J’examine les lieux.

Il y a des lampadaires régulièrement espacés, et je vois des allées de ciment entre des bâtiments éteints, à l’exception du pavillon indiqué par Larieux comme étant la demeure des savants.

Il n’y a pas de pet : faut passer par la grande lourde. Et on ne doit pas la délourder sans que vous montriez patte blanche !

Seulement je ne parle pas une broque d’allemand. Il en a eu une idée, le Vieux, de me choisir pour cette mission ! Un vrai chopin !

À califourchon sur ma branche, je me sens en nage. La sueur ruisselle sur mon front et dans mon dos. Avec terreur, je pense que les premiers symptômes du mal se traduisent par une abondante sudation. Après l’étouffement commencera… Jamais je ne me suis senti aussi seul, aussi abandonné. Les hommes ne sont tous que d’anciens petits garçons, voyez-vous. J’aimerais pleurer dans le giron de Félicie…

La notion du devoir à faire, du tour de force à réussir, me soutient un peu. D’accord, je fais une croix sur ma vie, mais faut que ça paie… Est-ce qu’en balançant mes cartouches par-dessus le mur la déflagration serait assez puissante pour secouer les laboratoires ? Non, je ne le pense pas… Je dois pénétrer dans cette cité de la mort. À n’importe quel prix !

Je perçois un froissement de feuille près de moi. Pourtant il n’y a pas de vent. En y regardant de plus près, j’avise un nid de chouettes… Les petits pépient dans un creux de l’arbre…

Il me vient alors une drôle d’idée. J’en cramponne un… Je l’examine. Il commence à être emplumé. Il est moche à faire grincer des dents un centenaire ! Effrayé, il palpite dans ma main. Je sens cogner son petit cœur sous mes doigts.

Pauvre oisillon !

Je descends de mon perchoir. Sa vioque aura du chagrin tout à l’heure. C’est ça qui unit les hommes et les animaux : l’amour maternel !

Une fois au sol, tenant toujours ma petite chouette à la main, je m’approche du mur. Les fils barbelés dans lesquels passe le courant électrique sont très serrés. Maintenant, j’en viens à souhaiter que le dispositif de sécurité soit complet, c’est-à-dire que ce réseau de fils soit aussi branché sur une sonnerie d’alarme.

Je fais un mouvement de discobole de ma main tenant l’oiseau et je le lance de toutes mes forces dans les fils. Aussitôt, une gerbe d’étincelles éclabousse l’obscurité et une sirène se met à mugir dans la cour du bâtiment. Illico, c’est le branle-bas !

Je perçois des cris, des galopades, des lumières… Je n’ai que le temps de me jeter dans l’ombre des arbres. J’attends…

Des gardes rappliquent, portant de grosses lampes à dynamo. Ils braquent leurs faisceaux sur la crête du mur. D’autres les suivent, armés de mitraillettes…

Ils avancent en aboyant des ordres. Et soudain ils s’immobilisent devant la pauvre petite chouette électrocutée. Un formidable éclat de rire les secoue. Ils se claquent le dos, se poussent du coude… Deux des types rentrent dans l’enceinte, tandis que les autres continuent à se frapper les cuisses d’allégresse.

J’attends encore un peu, puis je m’éloigne d’eux en rampant et je vais me placer à l’angle du mur. Je vois revenir les deux hommes avec une échelle. Ils la dressent contre le mur et montent après pour arracher l’animal foudroyé des barbelés.

C’est le moment ou jamais de jouer. Je n’ai que quelques minutes pour passer le mur ; après ils remettront le courant et alors j’aurai droit à un fameux électrochoc !

Je déroule ma corde de Nylon dont j’ai conservé une certaine longueur. J’y fixe le grappin pliant et je cours sur l’autre face de l’enceinte, profitant du brouhaha créé par les gardes.

Je jette la corde, le crochet à trois griffes mord dans les barbelés. Je me hisse au sommet du mur en marchant contre la paroi car la minceur du filin m’empêche de monter à la main. Une fois sur la crête, j’enjambe les fils barbelés, je retire le crochet et je me laisse choir de l’autre côté du mur…

Me voici dans la place ! J’ai déjà une sensation d’étouffement qui me taraude la poitrine. Des étincelles incandescentes tourniquent dans ma vue. Je m’adosse au mur pour reprendre haleine.

L’ombre de la mort s’étend rapidement sur moi, et pourtant je suis fier de mon exploit.

Seulement il me reste des choses à faire !

Beaucoup de choses !

CHAPITRE IX Dans lequel je me demande si la mort vaut le coup d’être vécue !

Première chose à faire, San-Antonio : assurer l’explosion de cette usine de mort !

Cette phrase, je me la répète obstinément. Maintenant que je suis dans les lieux, je n’ai plus le droit d’échouer ! Je dois placer mes deux cartouches. Ensuite ça n’aura plus d’importance que je sois surpris.

Je traverse l’allée éclairée et je vais au pavillon que Larieux m’a indiqué et qui, d’après lui, serait le point névralgique, le haut lieu de ce mauvais lieu !

À l’autre bout de l’allée, j’aperçois les gardes qui rentrent avec l’échelle. Cette fausse alerte les a mis de bonne humeur. Ils la commentent avec allégresse. Dans une guitoune, à gauche de la lourde, l’un d’eux téléphone ; je pense qu’il rassure les savants.

Je regarde le mur du pavillon et je constate qu’il comporte à hauteur d’homme des bouches d’aération. Voilà qui est parfait, car ce sont des réceptacles rêvés pour les fameuses cartouches. J’en arme une et la règle pour qu’elle explose dans une heure.

Ensuite je cavale à l’autre extrémité du groupe de pavillons et je place ma seconde cartouche de la même manière. Maintenant je peux crier très haut : « Mission remplie ! » Qu’on m’arrête, qu’on m’écartèle, je m’en moque… C’est fini… Tout va partir dans les nuages. Ils pourront toujours numéroter leurs virus…

Je sue comme un soutier en plein effort. La sueur dégouline sur ma figure comme l’eau coulant sur les parois d’un urinoir.

Je respire très péniblement maintenant. Il me semble qu’une main de fer, immense, m’emprisonne la poitrine… Elle se crispe sur mes éponges… J’ai les tempes battantes… Une nausée morale me triture la brioche.

Je statue sur la conduite à adopter. Que faire ? Essayer de sortir ? À quoi bon ? Pour aller canner dans les marais si je réussis ? Non, j’aime autant sauter avec la baraque. Au moins je serai aux premières loges pour juger de l’efficacité des explosifs. Finir dans un feu d’artifice qu’on a déclenché soi-même, n’est-ce pas exaltant, au fond ?

Quelques minutes passent. Mon immobilité accroît mon mal… Alors je pense à la promesse fallacieuse que j’ai faite à Larieux. Je lui promets depuis trois jours de lui rapporter sa guérison ! Bon Dieu, je croyais le bidonner sinistrement, mais dans le fond, je suis une crêpe ! La guérison est là, à portée de la main… Elle doit reposer aux côtés de la mort : l’une veillant l’autre !

Ah ! ce sacré espoir des hommes ! Cette farouche obstination à vivre coûte que coûte !

Je monte l’antenne de mon appareil… Au moins annoncer la nouvelle à Larieux. Pourvu qu’il soit en état de me parler…

Je susurre, dans l’émetteur :

— Allô ! Larieux ! Allô !

Et sa voix chétive, ruinée, malade, se fait entendre.

— Ah ! enfin… Alors ?

— Alors ça y est, gars, je suis dans la place…

Une silhouette surgit sur la droite, vite je coupe le contact et me plaque contre le mur. Par veine, le garde qui fait sa ronde ne passe pas dans l’allée où je me trouve. Je ferme les yeux pour ne plus le regarder, sachant combien est forte l’attraction d’un regard.

Le bruit calme de son pas décroît dans le silence. Je sonne à nouveau Larieux ; il est très inquiet.

— Qu’y a-t-il ? demande-t-il.

— Fausse alerte. J’ai placé les cartouches en bonne place. Nous sommes au moins certains maintenant que les labos sauteront !

— Dieu soit loué !

— Ce n’est pas le tout. Il me reste vingt-cinq minutes pour dénicher la drogue et sortir de l’auberge. Il y a combien de savants dans cette usine à tuer ?

— Quatre… plus leur personnel.

— Tout le monde crèche ici ?

— Non, le directeur seulement, tous les autres viennent en voiture et logent à la ville voisine.

— Et ce diro, il vit seul ?

— Je l’ignore.

— Bon merci… Je vais me débrouiller.

— Mes vœux t’accompagnent !

Je coupe le contact et je dépose mon appareil le long du mur. Je n’en n’ai plus besoin désormais.

Une ampoule électrique brille au fronton de la porte. Le pavillon du directeur est éclairé au rez-de-chaussée et une lumière brille au second, ce qui m’indique qu’il ne vit pas seul dans cette crèche. J’entends les accords d’un piano.

On joue dans la maison… Si mes connaissances musicales sont exactes, il s’agit du Concerto de Varsovie ou d’un truc qui lui ressemble.

Je regarde autour de moi. La voie est libre. Les pas de l’homme de ronde se sont engloutis dans le silence.

Je m’élance dans la zone éclairée et j’atteins la lourde du pavillon. Je chope le loqueteau, mais la porte est fermée. Pourvu que ça ne soit pas au verrou ! On s’arrange toujours avec une serrure. Mais un verrou, c’est autre chose !

Je chope mon fameux sésame, et je m’explique avec la serrure.

Le cœur fou, j’essaie d’ouvrir. Hourra, ça vient ! Je pousse le battant et j’entre dans un hall sobrement meublé.

Je repousse la porte et j’attends. Le piano continue de musiquer, dans une pièce de droite qui doit être le salon. Je mets mon œil à la hauteur du trou de la serrure. J’avise un type d’une quarantaine d’années, mais aux cheveux extraordinairement blancs. Il a un air froid et triste ; des yeux clairs et un menton proéminent. Vêtu d’une veste d’intérieur bleu ciel, il met tout son cœur dans les touches de l’instrument. Ça, c’est tout un peuple ! Ça fabrique des trucs à détruire le monde, et c’est plus mélomane que Mozart ! Faut toujours qu’ils aient les doigts sur une crosse ou un clavier !

Je tire mon feu, vérifie le cran de sûreté, et j’ouvre tranquillement la porte.

Vous croyez peut-être que le gars grimpe au mur en m’apercevant ? Des nèfles ! Il plaque un dernier accord et me fixe de ses yeux glacés.

Comme je ne prends pas l’initiative de la conversation, il m’interroge en allemand.

— Mille regrets, lui dis-je. Je ne parle que le français !

— Que venez-vous faire ici ? dit l’homme aux cheveux blancs…

Mon contentement est absolu. On va pouvoir s’expliquer.

— C’est à ma vie que vous en avez ?

— Absolument pas !

— Alors pourquoi cette arme ?

Au lieu de répondre, je regarde ma montre. Plus que vingt minutes ! Et encore !

— Je viens vous demander quelque chose. Quelque chose que vous me donnerez si vous ne voulez pas mourir…

— Quoi ?

— Je sais ce que vous fabriquez dans ces laboratoires. Un agent secret a su s’approprier une de vos ampoules…

Là il se dresse à demi.

— Tiens, ça vous intéresse, dirait-on !

— Ensuite ? coupe-t-il.

— Seulement il l’a brisée pendant le transport.

— Non !

Il semble fou d’inquiétude.

— Et alors ?

— Alors il s’est produit ce que vous savez. Il contamine tout le monde. Nous avons limité les dégâts au maximum, mais il me faut de quoi détruire les effets de votre saleté, vous comprenez ?

Un sourire mauvais plisse ses lèvres minces.

— Je regrette, monsieur, mais il n’existe pas de remèdes capables de neutraliser l’action de mon sérum.

Vous parlez d’une déception. Je sens une boule dans ma gorge… J’étouffe… J’étouffe…

— C’est dommage, dis-je… Dommage pour vous, monsieur le professeur.

Une légère inquiétude passe dans son regard bleu.

— Was ?

— Parce que je suis contaminé moi-même… Et le fait que je vous ai approché vous a contaminé aussi !

Nouveau sourire.

— Erreur, en ce qui me concerne, je suis immunisé…

J’ai une grande envie de lui vider mon chargeur dans le buffet.

— Si vous êtes immunisé, c’est donc que le vaccin existe. Il m’en faut et vite !

— Je ne l’ai pas !

— Ça ne tient pas debout ! Vous êtes, vos collaborateurs et vous-même, à la merci d’un accident. Je veux deux doses de vaccin, et en vitesse !

Il secoue la tête.

— Non, monsieur, c’est inutile d’insister, vous devez subir les conséquences de votre curiosité, vous et votre… ami !

Ce qu’il y a d’affreux avec ce type, c’est que visiblement ni mon pétard ni moi ne lui faisons peur. La mort est pour lui une éventualité qu’il accepte avec bonne grâce…

Pas moyen de le toucher… Il est hors d’atteinte ! Je sens les minutes qui grignotent mon destin, et celui de Larieux ! Être si près du but et ne pas aboutir, c’est vachard, convenez-en. Et si vous n’en convenez pas, allez vous faire cuire un œuf d’autruche.

La sueur coule de plus en plus fort sur ma pauvre gueule. J’ai beau respirer profondément, l’oxygène se fait rare dans ma caisse.

J’ai des vertiges.

— Ça ne vous fait donc rien de voir crever un homme, docteur ?

— Ce sont les risques de votre métier, monsieur. Vous n’avez pas la prétention de nous piller et nous apitoyer en même temps…

Son raisonnement est sans bavure. Il le tient d’un ton paisible, auquel son fort accent donne plus de force encore !

J’ai alors une autre idée pour essayer de vaincre son impassibilité.

Je fouille l’une de mes poches de clown qui recèlent un matériel effarant et j’en extirpe une grenade.

— Professeur, si vous ne me donnez pas cet antidote, je jette cette grenade au milieu des bâtiments.

Alors là, changement de programme. Il fait un naze d’un mètre quatre-vingts. Son regard étincelant s’éteint.

— Une grenade très efficace sur vos efforts, monsieur le professeur… Tenez, on fait un marché : la grenade en échange de deux vies. Et cette grenade représente un capital que vous êtes plus apte que moi à estimer !

Il hésite encore. Je louche sur mon oignon. Plus que dix-sept minutes ! Bien employées, elles peuvent apporter du nouveau dans ma situation.

— Alors ?

Il regarde la grenade. Ce fruit de métal est inquiétant à la lumière de la lampe.

— Je vous donne une minute de réflexion, fais-je… Passé ce délai, il sera trop tard : je mourrai et vous aussi au milieu de vos drogues à la noix !

Il se lève, fait quelques pas dans la pièce… Il s’approche d’une table et tire une chaise pour s’asseoir. Ses faits et gestes me captivent. Je sens qu’il mijote quelque chose… Quoi, bon Dieu ! Je comprends brusquement. Sous la table il y a une sonnette à pied pour appeler les domestiques.

Je souris.

— Bien joué, doc… Mais la farce est un peu lourdingue !

J’attends, tout en le menaçant de mon feu… Et le temps s’écoule… Encore quatorze minutes… Je perçois un glissement dans l’escalier. La porte s’ouvre et un type aux cheveux taillés en brosse fait une entrée discrète. Il porte une livrée de larbin. Décidément monsieur le marchand de virus ne se refuse rien !

L’arrivant écarquille les châsses en m’avisant. Il est tout surpris de voir un monsieur crotté dans son salon bien aspiré, surtout un monsieur qui brandit un feu.

Je saute à lui et avant qu’il soit revenu de sa stupeur, je lui colle la crosse de mon 9 mm dans la tempe. Ça craque vilain et il s’étale. Je fais volte-face. Le doc est à un tiroir déjà…

— Levez les mains, vite ! aboyé-je.

Il obtempère.

— Bon, maintenant le vaccin en vitesse, et pas d’histoires…

Il soupire :

— Vous êtes très obstiné, monsieur. Et très adroit.

— Merci pour vos fleurs, exécution…

— Venez !

Il se dirige vers l’extérieur. Avant que nous franchissions le seuil, je l’avertis :

— Ne recommencez pas à me feinter, vous voyez que je suis prêt à tout. Vous ne soupçonnez pas les prouesses dont un homme est capable lorsqu’il se sait condamné à mort !

CHAPITRE X Dans lequel je peux méditer sur la relativité du temps !

Nous marchons d’un pas égal dans l’allée centrale ; celle qui conduit au pavillon où j’ai déposé ma première cartouche d’ex-plosif.

La lune projette sur le ciment nos deux ombres inégales. Je redoute de voir surgir un garde. Évidemment je suis décidé à l’assaisonner, le cas échéant, mais un espoir tellement insensé m’habite que je redoute une anicroche de la dernière seconde…

Je veux vivre ! Vivre ! Dominer le sort, vaincre ce néant qui s’infiltre en moi comme l’eau d’un fleuve en crue s’infiltre dans les maisons.

Nous atteignons la porte du second pavillon. L’homme aux cheveux blancs sort une clé de sa poche et ouvre. Il donne la lumière.

Nous sommes dans une salle entièrement carrelée de faïence blanche. Entièrement nue aussi. Il la traverse et ouvre une seconde porte… Là est le principal labo. Je ne vous le décris pas car je suis effaré par les instruments qui s’y trouvent. Un vrai cauchemar d’anticipation !

Le professeur se dirige vers un coffre scellé dans le mur du fond et sur lequel on a peint une croix rouge sur un disque blanc. Cet emblème veut dire guérison ! Il est beau, noble ! Jamais je ne l’avais remarqué avant cet instant.

— Grouillez-vous ! grogné-je.

Le tic-tac de ma montre me vrille le poignet.

Vite ! Vite ! Plus que douze minutes !

La porte du coffre est à système. Mon mentor l’actionne. Je vois alors de petits casiers garnis d’ampoules… Il en prend une dans celui du bas et cueille une sorte de minuscule lancette dans un tiroir.

Je suis à ce point angoissé que je n’ai plus la force de parler. Je suis à sa merci, maintenant. Il peut très bien me faire une piqûre de n’importe quoi en prétendant que c’est la bonne came !

Heureusement, ces gens-là n’ont pas le sens du « carottage ».

— Prêt ? me demande-t-il.

Je serre les dents et mon âme élève une ardente prière vers le ciel : « Vous, là-haut, pas de blague… Compulsez vos registres, vous verrez que le gars San-Antonio y figure… Ne barrez pas ! »

— Soulevez votre manche !

J’obéis, sans lâcher ni ma grenade ni mon revolver.

Il fait sauter les extrémités de l’ampoule, maintient le liquide avec un doigt et me fait une entaille très large à l’avant-bras…

Il arrose la plaie avec le contenu de l’ampoule.

— Voilà, dit-il.

Je lui chope le bras et je retrousse sa propre manche. J’aperçois une cicatrice qui me rassure : il n’a pas bluffé.

— Parfait, maintenant il m’en faut une autre.

Il n’est pas chaud pour laisser sortir de l’établissement un échantillon de ses découvertes. Il fait une moue dubitative.

— Cela suffit, monsieur… Contentez-vous d’avoir la vie sauve ; on doit savoir modérer ses désirs, dans la vie !

Au lieu de lui répondre, je jette un nouveau regard à ma breloque. Plus que huit minutes, à moins que ma charge d’explosif soit mal réglée, ce dont je doute fortement. Dans huit minutes, le labo va éternuer fortement et ça sera le grand sauve-qui-peut chez messieurs les virus.

— Ça va, dis-je, je n’insiste pas. En somme, j’ai l’essentiel en ce qui me concerne.

— Déposez cette grenade sur cette table ! ordonne le Herr Machin !

— Mais comment donc !

Il darde sur moi ses petits yeux incroyablement bleus. Des yeux d’enfant sage !

Je dépose la poire de métal à l’endroit désigné. La volonté de cet homme est telle que c’est lui, l’homme désarmé, qui donne des ordres à l’autre !

Il paraît un peu soulagé. Je me retourne et lui souris.

J’amorce un mouvement destiné à lui faire croire que je décarre, mais je décris une soudaine volte-face et je lui file un terrible coup de tranchant à la glotte. Méthode japonaise, les gars. Plusieurs siècles d’expérience ! C’est mon petit mikado de Pâques.

Le digne et glacé docteur Baisemakrup émet un râle qui n’est pas sans évoquer l’écoulement d’un évier. Il titube, cherche à se cramponner, mais il dit good night à la compagnie et se grouille d’aller déposer une plinthe au parquet !

Visiblement, il en aura pour plus de huit broquilles à reprendre ses esprits, c’est dire qu’il ne les reprendra jamais. Pourtant, comme je suis un mec consciencieux, je lui balance un coup de tatane dans le bocal pour l’anesthésier complètement. Ensuite je saute sur le coffre mural et je pique une ampoule dans le casier où il a crevé la mienne. Une brève hésitation, et j’en chope d’autres qui ne sont pas pareilles. Je les mets dans une boîte en bois à glissière qui se trouve à proximité et dont le capitonnage intérieur me fait penser qu’elle est réservée à cet usage. Ainsi lesté, je bondis au-dehors, non sans avoir récupéré ma grenade…

Me voici dans l’allée principale. Dans cinq minutes le truc va avoir le hoquet. Faut les mettre, les potes ! Les mettre en vitesse. Maintenant que je suis immunisé, ça me ferait mal aux seins de dérouiller un paveton sur la coiffe, ou bien de retrouver des parties de moi-même sur le peuplier d’en face !

Je gamberge sec. Si je m’annonce comme un brave, à la grille, avec mon seul pétard, pour intimider les pieds nickelés qui la gardent, j’ai autant de chances de sortir que le chanoine Kir en a de gagner le prochain Tour de France cycliste ! Je dois ruser, et ruser vite. Allons, pas d’affolement, San-Antonio. Cinq minutes, c’est court pour un gars qui a un rendez-vous d’affaires, mais c’est long pour le type qui n’a plus que ce délai pour sauver sa peau…

Du calme ! Pense doucement… Mords bien la situation pour l’avoir dans la rétine.

Ça y est. J’ai une idée…

J’arme l’une de mes grenades et, dans un formidable élan, je la balance par-dessus le bâtiment.

Elle va éclater de l’autre côté, entre le pavillon que je viens de quitter et le mur d’enceinte. Ça fait un baroud terrific. Pourvu que cette déflagration ne précipite pas le mouvement de mes deux autres cartouches ! J’ai le cœur qui se ratatine. Il devient plat et sec comme un porte-monnaie d’Écossais.

Gros chahut vers le poste. Et ça gueule, ça, madame ! Des bruits de bottes comme dans Les Carabiniers d’Offenbach ! Je vois passer une escouade de gardes qui foncent vers le lieu de l’explosion.

Je trotte alors jusqu’au bout de l’allée et j’arrive à la cour en forme de demi-cercle où s’élève le poste de garde.

Pas la peine de biaiser. J’y vais carrément. Les deux hommes qui sont demeurés là se tiennent devant la porte, les mains aux hanches, essayant de voir ce qui se passe en discutant ferme.

Je leur arrive droit dessus. Ils ont un mouvement pour dégainer leur appareil à éternuer du plomb ; mais plus rapidos, je file mon pied dans le bide de l’un, et la crosse de mon eurêka dans la ganache de l’autre. Vous verriez faire ça au ciné, vous diriez que c’est du trucage. Eux ne sont pas de cet avis. Ils s’écroulent, chacun de son côté, l’un en se cramponnant le bide, l’autre en ne pensant plus à rien…

Je leur administre des vaches de coups de latte, au petit malheur. En les voyant « out », je cours à la grande porte de fer. La clé est sur la serrure ; naturellement, cette bâtisse n’est pas une prison, le danger ne peut venir que de l’extérieur. Je tire le portail qui grince… Je fonce sur le chemin qui s’offre à moi… Maintenant ça va péter d’une seconde à l’autre… Il s’agit de faire le grand forcing. Tout mon être est contracté par l’appréhension. Chose curieuse, c’est maintenant que je suis hors du laboratoire que j’ai vraiment les chocotes.

Je fonce de toutes mes forces, sans penser à autre chose qu’à mettre de la distance entre ce funeste enclos et moi…

Chaque mètre franchi, c’est un bon point pour votre San-Antonio chéri.

Soudain, avant que j’aie compris quoi que ce soit, je suis soulevé de terre et balancé dans l’eau fétide du marais. Une fraction de seconde après, pour ne pas dire en même temps, un bruit phénoménal me secoue les trompes d’Eustache ! Je reste inerte dans la vase. J’ai l’impression qu’un souffle embrasé m’a rôti le cuir et qu’un immeuble de douze étages s’est écroulé sur mon dos.

Une nouvelle explosion retentit, plus forte encore que la première. De toute part il pleut des blocs de pierre. Les branches des arbres sont brisées… Un vrai moment d’apocalypse !

Je courbe l’échine en espérant très fort que je ne vais pas déguster un parpaing sur la rotonde. Et puis ça se tasse. À ce cataclysme succède un silence qu’on peut hardiment qualifier de mort. Une odeur de décombres flotte dans l’air à la ronde. Les bêtes de la nuit se sont tues. Il n’y a que la lune qui poursuive, imperturbable, son petit bonhomme de chemin. La lune blanche et triste qui se fout éperdument de la colère des hommes.

CHAPITRE XI Dans lequel je m’aperçois, non sans amertume, que je ne suis pas encore sorti de l’auberge !

Ne croyez pas que je sois longtemps euphorique. Dans mon job, les instants d’exaltation sont toujours de courte durée.

Tout en barbotant dans la fange, je me tiens le raisonnement suivant : « Mon gars San-A., tu as réussi ta mission officielle. Maintenant il te reste deux choses à faire : porter le remède sauveur à ton petit camarade, et regagner Paname ! »

Pour cela, il faut franchir, primo, le rideau de gardes, secundo, le rideau de fer ; et ces deux exploits ne sont pas à la portée de n’importe qui. C’est entendu, je ne suis pas n’importe qui — ne me faites pas rougir, j’ai la modestie à fleur de peau. Pour tout dire, je suis même un garçon très exceptionnel sur les bords. Cependant, les heures que je viens de vivre m’ont un peu vidé, et l’ampleur de la tâche restant à accomplir me trouble fortement.

Prévoyant que les mectons du poste routier vont radiner aux nouvelles, je renonce à m’arracher du marais.

Je me trouve en contrebas de la route, dans des ajoncs, et il est impossible de me dénicher là, à moins de recherches systématiques. Vous dire que ma position est confortable serait exagéré. Je préférerais me secouer le lard dans un fauteuil à bascule, au bord de la Méditerranée. Mais ma sécurité primant toute autre considération, je fais, pour employer un vieux cliché, contre mauvaise fortune bon cœur. Et j’attends.

Bien m’en prend.

Trois minutes plus tard, c’est-à-dire le temps de confectionner un œuf coque, une bagnole passe à fond de train, chargée de populo. Ils vont en faire un naze, les troupiers ! Ça va barder pour leur matricule lorsque la commission d’enquête va se pointer dans le circuit ! Y aura de la révocation dans l’air, je vous le promets. Et peut-être même de l’enchristage en série. On ne badine pas avec la mort, de ce côté de l’Europe.

J’hésite sur la conduite à adopter maintenant. Voyons, les arrivants vont constater l’ampleur du désastre. Pour ça, il ne leur faudra pas longtemps, d’après moi ! Ils n’auront qu’une idée : donner l’alerte !

Donc, avant longtemps ils vont repasser ; oui, il vaut mieux attendre encore.

Pour tromper le temps, je pense à plus tard. Quand je serai sorti du guêpier, j’irai rejoindre Félicie, que ça plaise ou non au Vieux !

Et alors, je vous promets que les nanas un peu bien roulées entendront parler de San-Antonio ! « Pastis et Volupté », telle sera ma devise…

Je freine sur les pensées roses pour tendre l’oreille. Un bruit de moteur se fait entendre à nouveau. La bagnole passe dans l’autre sens. C’est le moment de jouer la belle !

Avec peine, je sors de mon bain de boue. Le marais m’a mis un crépi visqueux qui alourdit mes fringues. Mes godasses font un bruit de pompe aspirante et refoulante. Je les quitte pour éviter de faire trop de bruit. Je les attache par les lacets et les pose à cheval sur mon épaule… En chaussettes, je galope sur le goudron de la route. J’avance en direction du poste routier. Je n’ai pas de peine à le repérer : on dirait une fête foraine tellement il est illuminé. Ça grouille. Des gars courent en se criant des ordres… Cette fois, ça n’est pas en rampant que je pourrai franchir le barrage !

J’avance le plus possible, après quoi, je suis bien obligé de retourner à la fange du marais si je ne veux pas risquer de morfler une volée de prunes.

Je continue de me déplacer dans les joncs. Mais je procède avec une lenteur infinie. Chaque fois que j’enfonce un pied, il fait un bruit semblable à une incongruité d’éléphant. Je gagne encore une cinquantaine de mètres qui achèvent de m’épuiser. Maintenant, je suis à une portée de fusil du poste. Inutile de vouloir faire mieux. Je choisis un endroit pas trop spongieux et je m’y allonge pour voir venir !

Je suis extrêmement fatigué, pourtant, je constate que ma respiration est moins saccadée. Le vaccin du Herr Strupfchose commence à intervenir.

L’œil au niveau du talus, j’observe l’activité du poste. Tous les gardes sont sortis. Ils doivent être une quinzaine environ.

Ils entourent leur chef qui donne des instructions. Puis quatre d’entre eux montent dans l’auto déjà aperçue, et foncent vers la ville. Les autres continuent de palabrer au milieu de la route.

J’ai le choix entre deux solutions : ou bien me planquer et attendre encore, ou bien tenter le tout pour le tout.

La première serait la plus prudente, seulement en l’adoptant je risque d’être bloqué là pendant une période indéterminée. Des renforts vont radiner. La région sera en état de siège… En admettant que je puisse me terrer indéfiniment dans le marécage, on découvrira fatalement mon pauvre Larieux.

Et puis quoi, l’immobilisme ne correspond pas avec ma nature fougueuse. J’ai pas le genre yogi, que voulez-vous ! Moi, faut que je remue !

Le style pont d’Arcole, c’est le mien. Dans les cas graves, j’ai toujours été sauvé par mon culot. Et si j’ai un palmarès amoureux chargé comme un tombereau de betteraves, c’est également à mon esprit de décision que je le dois.

Bien sûr, y a des michetons qui se farcissent des sœurs en leur faisant le coup de la sérénade au balcon ou des soupirs rentrés !

Y en a d’autres qui leur écrivent de l’alexandrin boiteux ; ou bien qui les épatent en leur racontant comment ils ont gagné les trente-deuxièmes de finale de la coupe départementale de foot !

Erreur, messieurs !

Ce que la bonne femme veut, ce à quoi aspire tout son individu, c’est à un jules qui leur dit les paroles qu’il faut en faisant les gestes qu’il faut.

Pas de fioritures, l’essentiel ! L’art, c’est avant tout la sobriété ! Des phrases courtes pour écrire, des traits accusés pour peindre, des paluchages précis pour séduire ! Comme disait Danton (69 deux fois) : pour vaincre il ne faut pas emmener la France à la semelle de ses souliers !

Ça y est, voilà que je m’égare ! Ce n’est pourtant pas le moment ! Je m’extirpe une fois encore de la gadoue et je rampe sur le talus. Je stoppe à l’orée de la zone éclairée, c’est-à-dire à une vingtaine de mètres des mecs !

Il me reste une grenade, et six balles dans mon magasin de quincaillerie. C’est beaucoup quand le hasard est avec vous ; mais c’est peu pour se débarrasser de onze hommes, lorsque vous avez la pétoche.

Heureusement, ces onze hommes sont groupés. Chance inouïe ! J’ai le cœur gros de devoir interrompre leur conversation de cette manière, mais il est des circonstances qui vous empêchent de rester sentimental !

J’arrache avec les dents la boucle de son déclencheur et je jette la grenade en direction du groupe.

Gros boum sur la bourse des gardes-chiourme !

Les gars se couchent comme une rangée de dominos !

Alea jacta est, comme disait Ciceron ! Maintenant je n’ai plus à hésiter, le choix est fait.

Je m’élance sur la route… Il y a du sang partout. La grenade fume encore… Des gars crient, d’autres se tordent sur la route. Dans le brouillard de poudre et l’affolement, ma présence doit passer inaperçue… Je n’ai pas à faire usage de mon feu. J’enjambe des messieurs bien dont la tête est en bouillie. Et je cavale à perdre haleine droit devant moi.

De la course à pince, j’en aurai fait au cours de cette nuit extraordinaire. Après un régime pareil, je pourrai me présenter à Jean Bouin !

* * *

Je m’arrête, hors d’haleine, pour écouter la nuit. Le silence est étalé sur le monde. Comment vais-je retrouver Larieux ?

Je n’ai qu’une idée approximative de l’endroit où je l’ai laissé. Si au moins j’avais conservé mon talkie ! Je pourrais lui parler…

Tandis que maintenant c’est au pifomètre que je me dirige. Et le temps presse vilain ! Lorsque les renforts radineront et découvriront les gardes du poste allongés sur la pelouse, il y aura de méchantes battues en perspective !

Entre nous et le carrefour Richelieu-Drouot, je me demande comment je pourrai me tirer de là lesté d’un compagnon de route dans l’impossibilité de marcher !

Mais j’ai un bon principe qui est celui des hommes d’action et des incapables : ne jamais penser à plus tard ! Seul compte le présent ; oui, le beau présent qui est l’unique bien des vivants ; le présent chaud, frénétique, réel.

Je tremble de la tête aux pieds, comme un pot de gelée en villégiature sur un vibromasseur. La fatigue, la tension nerveuse sont si fortes que j’ai peine à poser un pied devant l’autre. Il le faut bien pourtant. Les gros nuages qui flottaient sous la lune ont fini par gagner le canard, maintenant la noye est obscure comme les projets d’un sadique. Quelques gouttes de pluie tombent parcimonieusement. Il y a de l’électricité dans l’air. Vachement contagieuse, je vous le dis. On m’aurait branché sur le 220, je ne serais pas plus survolté. « Mettez-moi au courant », comme disait le gars qu’on faisait asseoir sur la chaise électrique.

Je m’arrête un bout de moment, manière de me dégager un peu la fraisure. Mais cet air que j’avale est volatil. À peine vous vous en offrez un bol qu’il se barre de vos éponges !

Je file un coup de périscope tournant sur la nature engourdie. À ma gauche, la tour en ruine, toute couenne au sommet de sa colline. À ma droite le marécage perfide, avec ses plantes louches, son odeur de mort et sa faune mystérieuse. Larieux se trouve entre ces deux points. Je l’ai laissé près d’un arbre. Il n’a pu aller bien loin, avec sa flûte sur pilotis !

Je voudrais parler, mais il est dangereux désormais de se manifester. Que je me casse la trompe sur une patrouille et « adieu Dubois » c’est l’infusion au sirop de plomb !

Je me traîne littéralement. Ah ce que j’en ai marre ! C’est rien de le dire. Je voudrais pouvoir m’étendre dans un grand lit de cambrousse, avec des draps qui reniflent la lavande ! Et puis alors pioncer, pioncer jusqu’à ce que les coqs chantent…

Tout doucettement, pour moi seul, je hèle !

— Hé ! Larieux ! Laaaarieueueux !

Mais nature, seul le bruit grinçant de ma respiration répond à cet appel. Je retrouve le cadavre du chien étranglé, mais pas de Larieux !

Alors une rogne sourde s’empare de moi. V’là que je me fous en boule contre lui. Je lui en veux de rester caché. Pourquoi ne se dresse-t-il pas devant moi ? Pourquoi n’appelle-t-il pas le petit San-Antonio d’amour ? Je veux bien qu’il fasse noir, mais je suis visible, non ? Un beau gosse comme mézigue, ça se repère de loin, même la nuit ! Alors…

Tout bas, je l’injurie.

— Espèce de cloche ! Pourquoi te caches-tu ? Tu te décomposes, hé, ballot ! Tu te figures que c’est le moment de jouer à cache-cache ? Ou bien t’as les jetons ? Hein ? C’est ça, t’as les cannes ! T’as entendu le badaboum de l’explosion. T’as gueulé dans ton talkie et comme je ne t’ai pas répondu, tu t’es figuré que j’étais parti en brioche avec les éprouvettes ! Tu te sens seulâbre, tu…

Je termine sec le chapitre des invectives. Larieux, je le découvre soudain. Et en l’apercevant je comprends pourquoi je ne l’ai pas repéré plus tôt. Je cherchais quelqu’un d’allongé, or il est debout. Oui, debout contre un tronc d’arbre. Mais ses pieds ne touchent plus le sol ! Il s’est pendu avec les cordes qui ligotaient sa jambe cassée. Oui, pendu ! Voyant que je ne répondais plus à ses appels et me croyant mort, il a eu le grand coup de flou. La vie lui a été insupportable. Il a atteint le bout de la nuit !

Je me hâte de trancher la corde. Il choit dans l’herbe humide. Je m’agenouille et d’une main affolée je cherche son cœur. C’est le grand silence là-dedans ! Finish, classé, tordu, conclu !

Ma colère me revient. Je palpe ma poche truffée d’ampoules.

Je lui apportais la guérison, le salut… S’il avait pu tenir le coup une heure de plus il était sauvé ! Y a eu un malentendu avec le hasard ! Son destin et le mien avaient oublié d’accorder leurs montres !

Je sens des larmes sur ma frite. Tout ça est trop stupide ; trop monstrueusement idiot !

— Larieux ! T’en as trop bavé, mon pauvre vieux… C’est pas juste ! Comment va-t-on te revaloir ça, maintenant, dis ?

Le corps inerte est encore tiède. Le visage rigole dans l’ombre. Maintenant il sait, le pauvre mec ! Oui, il sait tout ! Et ça le fait poirer, la situation !

Je demeure un instant immobile, ne sachant trop que fiche. Puis je me dis que je ne peux rien faire d’autre que laisser le cadavre de mon pote là où il est. On le découvrira, naturellement, avant le jour. Si je suis malin, je peux m’arranger pour faire croire que c’est lui, l’auteur de l’attentat ! Il suffit d’enlever ses béquilles et les morceaux de bois qui colmataient sa guibole en sucre !

Les autres penseront qu’il s’est cassé la jambe en fuyant et que pour échapper aux recherches il s’est étranglé !

Oui, bonnot pour ma pomme ! Pendant ce temps, le San-Antonio bien-aimé pourra se prendre par la main et s’emmener promener du côté de l’Ouest !

Je ramasse donc les boiseries qui assistaient le malheureux et je m’éloigne en les tenant sous le bras comme un fagot de bois. Puis je réfléchis et me dis que le talkie-walkie prouvera aux enquêteurs que Larieux n’agissait pas seul, et je reviens chercher le talkie… Chargé de tout ce matériel, je fonce en direction de la maison forestière. Seulement, y a sous mon chapiteau quelque chose qui ne carbure pas bien. M’est avis que j’ai une panne d’allumage, peut-être s’agit-il d’une bougie qui donne mal ?

Je me dis que le cadavre de Larieux sera fatalement identifié. On saura que c’est un agent français et les autres entreprendront des représailles ! Non ! J’ai mal calculé mon élan. Il ne faut pas qu’on retrouve son cadavre !

Une fois de plus, je retourne près du mort. Maintenant c’est lui que je dois coltiner. Je le cramponne par la taille et je fais un arraché-jeté qui ferait pâlir de jalousie un haltérophile.

Je titube sous le faix !

Où vais-je bien planquer la carcasse de mon compagnon ? Pas à tortiller : y a que le marécage qui puisse fournir une sépulture sûre !

Alors en route !

* * *

Il me faut une bonne heure pour parvenir aux ajoncs fétides. Je claque des dents à force de fatigue dominée… Je choisis un endroit où les plantes aquatiques sont denses et je vais planquer le mort par en dessous. Ensuite je le maintiens plaqué à la vase au moyen de ses béquilles plantées dans le fond fangeux. Qu’il reste seulement quelques jours à l’abri des regards indiscrets, et je défie quiconque de parvenir à l’identifier. D’autant plus qu’avant de l’« inhumer » je lui ai chouravé ses faux papiers pour corser le mystère.

Je jette le talkie le plus loin possible et je me recueille un instant devant cette immense tombe bourbeuse, sur laquelle les roseaux remplacent les chrysanthèmes.

CHAPITRE XII Dans lequel, malgré les dimensions de mes épaules, je n’en mène pas large !

Du côté du poste routier, les allées et venues se font de plus en plus nombreuses. Ça tourne vite à l’effervescence. Le moment est venu de mettre les chaloupes à la mer, et de ne pas s’occuper des femmes et des enfants, croyez-le bien !

J’irais bien me planquer chez le tondu du bois, mais ce ne serait pas raisonnable. Ils ont dû découvrir la carcasse du fils et la môme Frida (dans les romans les gretchen s’appellent toutes commak) doit se dire que si je suis le champion toutes catégories du zizi-panpan, je cherre un peu dans les bégonias avec mes beaux-frères putatifs.

Non, le mieux c’est de tenter ma chance autre part.

Je rebrousse chemin et contourne la colline à la tour par l’autre côté.

Ce n’est plus un homme, c’est un fantôme qui marche ! Vous me demanderiez combien font deux et deux, je ne me donnerais même pas la peine de chercher une réponse approximative. Je suis écroulé de l’intérieur. Mon épuisement est tel que je suis devenu pratiquement insensible. Je me fous de tout ! Je marche parce que c’est une décision lointaine que j’ai prise avec force et à laquelle mes muscles continuent d’obéir.

Je ne pense plus à Larieux. Ou si j’y pense, c’est avec une souveraine indifférence. Après tout il est bien là où il est. Il n’avait qu’à aller vendre du nougat à Montélimar au lieu de faire un métier pareil !

Des bribes de rancœur traversent par moment mon cœur fatigué. Curieux, comme l’individu est mauvais. Il a toujours un peu de bile dans un coin de la bouche, et un peu de fiel dans l’autre. L’homme a besoin du mal. C’est pour lui une sorte d’organe essentiel. Peut-être qu’après tout c’est mieux ainsi. Peut-être que le mal n’est pas un mal ? Si nous étions parfaits, nous ne supporterions pas la précarité de notre condition ! Tandis qu’en étant pourris de mesquineries, les mocheries de l’existence sont moins apparentes. Nous sommes à leur mesure, en somme. Et puis, dites, entre nous et un kilo de haricots secs, ce qu’on pourrait se faire tartir si on était tous des saints ! Vous nous voyez jouer au jeu de grâce avec nos auréoles ? À votre sainteté, les gars !

Beaucoup d’appelés et peu d’élus, comme les troufions ! Voilà ce qui nous convient. Ça développe l’esprit de compétition ! Comme ça chacun veut édifier le voisin. À moi le rameau d’olivier. Si ça n’apporte pas la paix, ça donnera toujours quelques gouttes d’huile !

Les aurores commencent à vadrouiller au fond de l’horizon. J’avise un bouquet de noisetiers. Je sais qu’il me sera impossible d’aller plus loin. Sans chercher à lutter davantage, je m’y réfugie, et je m’abats dans les broussailles.

À peine à l’horizontale, je me mets à dormir.

* * *

Un bruit de branchages brisés me réveille. Avant toute chose, je reçois un rayon de soleil dans les vasistas. Puis j’aperçois des silhouettes qui grouillent dans la lumière.

Des voix allemandes me crient quelque chose. Toujours les deux mêmes syllabes :

— Chtète auf !

Oui, phonétiquement c’est à peu près ça. Je me dresse. C’est ce qu’on me demandait sans doute car les gars la bouclent.

De drôles de portraits, ces bons messieurs ! Ils sont une demi-douzaine, armés de mitraillettes. L’un d’eux tient un chien en laisse. C’est ce quadrupède à la manque qui m’a reniflé et les a conduits jusqu’à ma planque. Je suis fait aux pattes !

Vraiment c’est glandouillard de se laisser fabriquer ainsi. Décidément, le vent a changé de direction, ce matin il n’est pas en ma faveur.

Je songe aux ampoules que je trimbale et je me dis qu’il faut absolument les détruire. Comment m’y prendre ? Je lève les bras pour leur montrer que je n’ai pas l’intention de me rebiffer.

La boîte de bois est dans ma poche droite. Il faut que je trouve une astuce. Il le faut ! Il le faut ! Je ne dois pas laisser ces échantillons de mort dans leurs sales paluches !

Ils me collent un canon de sulfateuse à musique dans le râble et me gueulent d’avancer. Je ne pige pas le chleu, mais je comprends pourtant. Il y a des moyens d’expression internationaux.

Je fais un pas, deux pas… Puis je me prends intentionnellement le pied dans une motte de terre et je dégringole, les bras toujours levés. Je me laisse choir de tout mon poids sur la boîte. Je la sens craquer sous ma viande… Pour parachever le turbin, je feins une mauvaise reprise d’équilibre et je finis de l’écraser. Voilà, maintenant ils ont le bonjour. Ils peuvent faire de moi ce qu’ils voudront, le travail est terminé.

À coups de pied, ils m’invitent à me remettre droit. Ensuite c’est la marche jusqu’à une route où une voiture militaire est stationnée. On m’y fait grimper. Je suis coincé entre deux gros types qui puent la sueur. Sur la banquette, en face de moi, deux autres mectons me font vis-à-vis, avec le gaille entre eux deux ! Fumier de cabot ! Si au moins il avait eu un rhume de cerveau !

C’est à cause de son renifleur que je suis dans la mistouille !

Personne ne parle. Le bahut roule sur le mauvais chemin à une allure rapide. Le chauffeur se moque de ses amortisseurs comme de sa première choucroute. Personne ne moufte. C’est le grand silence vert-de-gris. Ils me regardent à peine, mais quand je croise les yeux de l’un d’eux, j’y lis autant de tendresse que dans ceux d’un loup affamé.

Ma sieste m’a un peu reposé. Heureusement, car le moment est venu de collationner mes idées et de les grouper dans le tiroir d’en haut ! S’agit de carburer au phosphore, mes petits agneaux !

Voilà comme l’enfant se présente : je suis coincé en flagrant délit d’attentat contre la sûreté de l’État allemand. J’ai bousillé une chiée de mecs, des installations d’une importance capitale ! Ce qui me vaudra la peine du même nom, soyez-en persuadé !

Ils ne me feront pas de cadeau. J’ai sur moi un matériel très insolite, deux passeports belges ultrabidons, et un revolver chargé.

Plus qu’il n’en faut, vous le comprenez bien malgré votre air comte et votre vue basse, pour avoir droit à un régime très particulier.

La guinde continue de valser sur le mauvais chemin pendant un certain temps, puis nous quittons les fondrières de cette voie rurale pour le macadam d’une nationale.

On approche d’une grande ville. Y a de la circulation. Je me sens un peu désemparé. J’ai horreur qu’on me réveille en sursaut, c’est congénital. Je vais être en renaud toute la matinée.

On traverse des faubourgs populeux. Puis on entre dans une sorte de vaste caserne où des tordus en treillis font la manœuvre…

La voiture traverse l’immense quadrilatère de bout en bout pour stopper devant une porte grillagée.

On me fait descendre. Toujours à coups de latte dans les bas morcifs, on me propulse par des couloirs sinistres. Je gravis un escalier. Et me voici enfin dans un immense bureau très administratif. Il y flotte le même remugle que dans les ministères français. Une senteur fade de papier moisi et de poussière chaude.

Un banc vernissé court le long d’un mur blanchi à la chaux. Mes gardes du corps me font signe de m’asseoir. C’est très aimable à eux.

Je pose donc ma partie dodue sur la planche, et j’attends la suite des événements. Je suis nerveux comme un steak de restaurant à prix fixe, et pourtant, tout au fond de mon être, il y a une sorte de paix. Celle que procure le travail bien fait.

L’homme est sur terre pour marner, y a pas d’erreur. C’est là sa vérité quotidienne. Maintenant, si vous trouvez que je philosophe trop, attrapez les Pensées de Pascal pour vous reposer la gamberge.

Mes tortionnaires (un mot traduit de l’allemand) me surveillent étroitement. Ils conservent leurs mitraillettes à la main, tout comme s’il s’agissait d’une paire de gants. Vraiment, avec la meilleure volonté du monde, je ne peux rien espérer. Un geste de ma part, et ils appuient sur leurs gâchettes.

Attendons !

* * *

Vingt minutes s’écoulent, et un type fait son entrée, salué par un claquement de talon général. L’homme est jeune. Trente berges au plus. Il est grand, mince, avec une tronche de brochet et un regard énorme. Des lunettes cerclées d’or, aux verres extrêmement bombés sont à l’origine de ce regard proéminent.

Il s’approche de moi, m’examine comme si j’étais une pépite anormale, puis il bajaffe avec l’un des jules.

Ensuite il m’apostrophe en allemand.

Je hausse les épaules et me tapote les radars de poche pour lui signifier qu’il aurait meilleur compte de s’exprimer en malgache.

La Tête-de-Brochet donne alors un ordre. Et deux costauds se mettent en devoir de me fouiller.

On extirpe mes richesses de mes fringues, on les étale sur un bureau où l’arrivant en prend connaissance. Il s’intéresse principalement aux passeports. Les ayant dûment vérifiés, il me sourit.

— Belge, n’est-ce pas ? demande-t-il en français.

Son accent est considérable, néanmoins il manie notre langue sans bavure, je m’en rends vite compte.

— Oui, réponds-je.

— Pour le compte de qui travaillez-vous ?

— Pour le mien. J’ai l’esprit artisanal !

— Je pense que nous avons autre chose à faire qu’à plaisanter ?

— Vous peut-être ! En ce qui me concerne, ma tâche est finie et je peux me le permettre.

— Vous vous appelez Van Debruck ?

— Il en est question sur mes papiers !

— De faux papiers, naturellement ?

— Qui sait !

— En somme, la plaisanterie constitue votre moyen de défense ?

— Je ne me défends pas !

— Vous en avez besoin, pourtant.

— Beaucoup trop besoin ! Ma cause n’est pas défendable !

— Donc vous vous rendez compte de l’énormité de votre acte ?

— Bien sûr, où serait le charme ?

Il lève le bras et me retourne une mandale qui me fait voir une merveilleuse comète que les astrologues avaient perdue de vue depuis 1889.

Ma tronche vibre comme une corde de guitare.

— J’entends que vous changiez d’attitude ! aboie le Brochet.

— Si vous me frictionnez les oreilles de cette manière, moi je n’entendrai bientôt plus rien !

— Qui vous a payé pour exécuter ce coup de main ?

— Je travaille à l’œil… On me nourrit et c’est tout !

— Je vous parie que vous parlerez !

— Qu’est-ce que je fais depuis un moment ?

Il a un sale sourire. Vraiment le sourire de l’homme sur le point de vous arracher les yeux avec une cuillère à café.

— Vous parlerez du sujet qui m’intéresse…

Je hausse les épaules.

— Mon brave homme, vous avez intérêt à me faire fusiller tout de suite.

— Oh ! rien ne presse… Nous avons du travail à faire, vous et moi, avant d’en arriver là. Une dernière fois, vous renoncez à répondre à mes questions ?

— Définitivement !

— Je vous préviens que vous le regretterez avant longtemps.

— Tant pis.

— Nous avons des moyens très efficaces de rendre un homme bavard.

— Eh bien, employez-les !

Ceci dit, je n’en mène pas large ! Il se prépare pour moi un très vilain futur.

La Gueule-de-Brochet dit encore des choses à ses sbires et on me fait grimper un nouvel étage. Là, un type en blouse blanche me fait foutre à loilpé. Il me pèse, me photographie, me mesure, prend mes empreintes…

Ces multiples opérations terminées, je suis enfermé dans une cellote pas plus grande qu’un buffet de cuisine. Pas de fenêtre : une simple bouche d’aération. Et une porte tellement blindée que les coffres-forts Fichet, en comparaison, ressemblent à des boîtes de sardines !

CHAPITRE XIII Dans lequel je constate que l’homme prévoyant doit toujours prévoir l’imprévisible

Je mijote dans mon trou une bonne partie de la journée. Vers midi — on m’a laissé ma montre — j’espère qu’un geôlier va m’ap-porter de la tortore, mais je reste sur ma faim, c’est le cas de le dire. Pas le moindre quignon moisi ; pas le plus léger brouet…

Le Zéro et l’Infini, quoi ! Sans doute veut-on me sous-alimenter pour me rendre plus vulnérable. Ces tarteries savent qu’un type affamé n’a plus son self-contrôle.

N’ayant rien à jaffer, je ronge mon frein. Attendons. Ils vont bien se manifester à un moment ou à un autre.

Mais les heures passent et je demeure plongé dans ce néant exigu. Pas de lumière, pas de bruit. Si j’étais enterré vivant, ce serait exactement du kif !

Assis par terre dans un angle de ma cellule (elle n’a du reste que des angles), je pense que, selon toute vraisemblance, je vais cette fois être bonnard pour engraisser les astects !

Ma saponification est en bonne voie !

Calancher à mon âge, c’est triste. Ça l’est à tous les âges, notez-le ! Seulement on a toujours tendance à croire qu’on va passer à travers les mailles. Chacun se demande si le Barbu ne va pas se décider à créer pour le nouveau salon le modèle immortel. Pas de l’immortel d’Académie, non, qui, par principe et par esprit de contradiction est sacré immortel au moment où son menuisier favori lui prépare un chouette lardeuss en chêne massif avec poignées d’argent pour la commodité du transport ; mais de l’immortel pour de vrai. Du qui ne lâche jamais la rampe !

Je pense très fort aux bons moments de ma vie : les petits plats et la tendresse de Félicie ; les filles, bien sûr… les prouesses exécutées dans ma partie… Un vrai kaléidoscope de poche ! Du soleil sur la mer ; du ciné en couleur…

Enfin, quoi : il faut bien se résigner à fermer la boutique un jour ou l’autre ! Comme disait un veau ami de Bérurier : « On ne peut pas paître et avoir tété ! »

Je m’efforce de surmonter ma mélancolie. Je m’offre même un roupillon ; seulement les crampes d’estomac m’empêchent d’en écraser longtemps…

De temps à autre, je gratte une allumette bougie et je regarde l’heure à mon oignon.

À quatre heures, je suis alerté par un bruit de pas dans le couloir. Ce bruit stoppe à une certaine distance de ma porte. Et pourtant, je perçois à l’extérieur de celle-ci comme une sorte de grattement menu. On dirait qu’on frotte le chambranle au moyen d’un bâton. Qu’est-ce que ça signifie ?

Ce bricolage insolite continue un bon moment. J’entends grincer le verrou par menues saccades, puis une voix gutturale, qui n’est pourtant pas celle du Brochet, crie en français :

— Poussez la porte, monsieur San-Antonio !

Ça me file un frisson dans le dos. Ils ont eu vite fait de dégauchir mon identité véritable, partant de ma photo. À cette désagréable surprise succède une autre surprise, plus troublante : pourquoi me demande-t-on d’ouvrir moi-même ma porte ? Est-ce un piège ?

Pour savoir je file un coup de pied dans la lourde. Le vantail part contre le mur. J’avance la tête. J’aperçois une longue perche par terre. À l’autre bout de ladite perche, il y a un soldat pourvu d’un masque. Derrière lui, très en retrait, un petit groupe d’individus que je n’ai pas encore vus.

L’un d’eux hurle :

— Avancez, San-Antonio ! Vous prendrez le premier couloir à gauche. Pas un geste inconsidéré ou nous ouvrons le feu sur vous !

Je m’arrête dans l’encadrement.

— Que signifie cette mascarade ?

— Elle signifie que vous êtes contagieux ! Tous ceux qui vous ont approchés depuis ce matin sont morts ou à l’agonie !

Je chancelle.

— Quoi !

— Vous m’avez entendu. Obéissez !

Obéir ! Il en est bien question ! La révélation que vient de me faire le zigoto m’abrutit littéralement. Contagieux ! Le mot a quelque chose d’insoutenable ! Je suis contagieux ! L’enfoiré de Herr Duchnock m’a inoculé sa vacherie. Je porte la cerise sur moi comme la portait Larieux. J’ai repris son flambeau de mort. La drogue du chef de laboratoire m’a peut-être évité la mort, mais elle m’a cloqué la bonne semence ; celle qui distribue les permis d’inhumer !

— Avancez !

J’hésite. Tout à coup, ce trou obscur dans lequel je croupissais me paraît être un havre de grâce. Il constitue un îlot de sécurité à l’intérieur duquel je me sens intangible.

— Venez donc me chercher ! lancé-je… J’ai encore du virus en rabe pour les amis !

Je ne puis retenir un sanglot rentré pareil à un hennissement. Je sais, maintenant, ce que pouvait ressentir Larieux. Je comprends qu’il ait préféré faire camarade avec l’infernale existence.

Je m’assieds dans la cellule. C’est fini. Je ne suis plus qu’un semeur de mort.

— Sortez immédiatement !

— Je vous dis de venir me chercher !

Mon rire part sans que je le désire. Il est faux à hurler, grinçant comme une girouette rouillée.

— Eh bien venez, quoi ! Je croyais les Allemands courageux !

Un silence me répond. Un silence que je sens fertile en décisions nuisibles.

Un peu de temps s’écoule. Je demeure prostré dans mon gourbi. Puis, tout à coup, un truc rond explose devant ma porte avec un vlouff de sac en papier crevé. Un nuage de fumée grise, dense et âcre s’en échappe et se répand alentour. Bientôt je n’y vois plus clair. Je tousse comme un sanatorium et je pleure comme un enterrement.

O.K., c’est de bonne guerre, ils me délogent de mon terrier avec un engin fumigène ; ainsi procède-t-on avec les furets.

Je sais illico que toute résistance est impossible. Je sors en levant les fumerons.

* * *

La voix gutturale traverse le brouillard. Je la reçois mollement à travers ma torpeur.

— Tournez à gauche… Ne venez pas sur nous ou nous vous abattons !

Je marche sans trop savoir pourquoi dans la direction indiquée. La voix invisible à cause de l’écran de fumaga continue de me refiler des directives auxquelles j’obéis.

— Continuez tout droit !

Je continue.

— Vous voyez une porte ouverte ? Entrez par là ! Refermez la porte derrière vous !

J’entre, je referme la porte. La pièce dans laquelle je viens de prendre place est petite. La paroi du fond est constituée par une vitre très épaisse à travers laquelle j’aperçois une autre salle plus grande et garnie de siège.

En somme, il s’agit plutôt d’une grande pièce séparée par une vitre. Mon côté est meublé d’une table supportant un micro et d’une chaise.

Au bout d’un moment je vois, de l’autre côté de la vitre, entrer l’escogriffe qui parle si joliment le françouze. C’est un zig qui ferait avorter une tigresse. Il a une bouille minuscule avec des douilles en brosse à chiendent et un regard peu commode. Il s’assied dans la pièce et ramasse le fil d’un micro à terre. Il porte la passoire à ses lèvres.

— Vous m’entendez, San-Antonio ?

— Merveilleusement.

— Vous venez d’ajouter une dizaine de victimes à la liste des précédentes…

Je le regarde en rigolant.

— La prochaine fois, je tâcherai de faire mieux !

Bizarre, cet interrogatoire à travers la vitre. Celui qui a pris la direction des opérations est encadré par deux militaires habillés en soldat. Chacun de ces deux messieurs tient délicatement dans ses bras une mitraillette au museau noir.

Un instant de flottement passe, au cours duquel l’escogriffe inscrit des notes sur un carnet à reliure spirale.

— Vous êtes commissaire spécial dans les services secrets français, déclare-t-il sans me regarder. Je suppose que ce sont vos chefs qui ont vous ont envoyé en mission ici ?

— Non !

— Qui alors ?

— La crémière du coin !

Il ne sourcille pas ; mais une lueur décourageante brille dans ses vasistas. Je me félicite d’être momentanément à l’abri de cette paroi de verre. Il est probable que sans cet isolement, j’aurais droit à une infusion de rame de châtaignier.

— Nous voulons savoir par quel canal vos supérieurs ont appris l’existence de ce laboratoire de recherches !

— Vous appelez ça un laboratoire de recherches ! C’est plutôt un laboratoire de trouvailles !

Le gars oppose ses deux mains doigts contre doigts et, d’une pression souple, fait craquer ses jointures.

— Nous savons que les Français brillent par l’esprit, monsieur le commissaire. Mais je n’ai pas le temps de savourer le vôtre.

— Je n’en ai jamais douté !

Il se mord les labiales et une rougeur empourpre sa tête d’haineux.

— Mon collègue qui vous a questionné ce matin — et qui en est mort — déplorait votre refus de répondre aux questions trop précises.

« Il se promettait d’employer des arguments efficaces pour vous convaincre…

Il passe une langue rose indigestion sur ses lèvres minces.

— Je puis les appliquer, malgré le danger que constitue votre approche.

— Allez-y, j’ai déjà une collection très importante, j’aimerais l’enrichir si possible !

— Soit !

Il se tourne vers l’un de ses gardes du corps et lui chuchote quelque chose dans les feuilles. L’autre acquiesce et disparaît.

Je me demande avec curiosité ce qu’il peut maquiller. L’escogriffe semble tellement sûr de lui que c’en est troublant.

Maintenant je ne me raconte plus de berlues. À quoi bon se passer le tempérament au rose pastel quand il est noir comme une truffe ? Je le sais, que je suis bonnard pour la croisière en Terre sainte ! J’en ai tellement classe de cette équipée que j’en arrive à souhaiter que ça se passe rapidos. Puisque le sort en est jeté, allons-y ! Le plus tôt sera le meilleur.

L’escogriffe retrousse ses lèvres, ce qui vaut mieux que de retrousser les jupes d’une dame, et tapote ses ratiches de rongeur avec le capuchon de son stylo.

Moi j’attends toujours, patient comme Baptiste (à noter cependant, pour respecter ma franchise proverbiale, que je n’ai jamais connu ce monsieur).

Je sais qu’il va se passer quelque chose ; mais j’ignore quoi. Vous vous doutez bien que des pieds nickelés de ce format ne sont pas à court de combines maison pour faire jacter un zig qui s’est carré de l’Albuplast sur la menteuse ! Ce qui corse la difficulté, c’est qu’il leur est impossible de m’approcher. Alors là, à moins de me torturer par téléphone en me racontant des histoires tristes, je ne vois pas bien comment ils vont s’y prendre.

L’autre tête-moche continue de jouer Cavalleria rusticana sur ses incisives. J’ai rarement vu une face humaine aussi antipathique. Je me demande à quoi songeait madame sa daronne lorsqu’elle l’a conçu ; parce que vraiment, il est inconcevable.

Tout à coup, je perçois au-dessus de ma hure un très léger bruit. Je lève la tronche et je découvre un très léger trou pratiqué dans le plaftard. C’est à cet orifice que naît le bruit sifflant. D’accord, j’ai pigé. Ces tantes me traitent au gaz hilarant cette fois ! Question gaz, ils en connaissent un brin. La ration qu’ils me distribuent, c’est pas le modèle camping !

Ça arrive à toute vibure et il ne faudra pas longtemps pour substituer cette vacherie à l’oxygène de la pièce.

Le grand vilain pas beau m’interpelle.

— Vous avez compris, monsieur San-Antonio ?

— Magnifiquement. Vous me prenez pour un ballon rouge ?

Je hume l’odeur fade qui emplit mon local. Ça sent l’amande amère, lorsque je respire, une douleur aiguë me scie la poitrine.

Ce mal va croissant et ça devient carrément intolérable. Il me semble que j’ai du vitriol dans les poumons.

— Si vous parliez, lance mon vis-à-vis, nous pourrions évacuer immédiatement le gaz par un système de ventilation très ingénieux.

— C’est votre cerveau qu’il faudrait ventiler, m’écrié-je. Il doit y avoir du monde sur la ligne, ou alors des fils qui se touchent parce que ça ne m’a pas l’air de carburer normalement !

Il hausse les épaules. A-t-il seulement pigé ce que je lui dégoise ?

Je me tords sur ma table. Je crois que jamais je n’ai autant souffert. Tout l’intérieur de mon corgnolon est à vif. Je ne suis plus qu’une torche vivante. J’essaie de ne pas respirer, mais j’en ai tellement pris l’habitude depuis que je suis au monde que ça m’est impossible.

En chancelant je vais à la lourde.

— Inutile ! m’avertit la voix métallique du tortionnaire. Tout à fait inutile, elle est bloquée par une barre de fer descendant du plafond.

Il dit vrai. J’ai beau tabasser la lourde, elle ne bronche pas d’un millimètre.

— Alors ? insiste la voix.

Je voudrais lui cracher mon mépris dans les trompes d’Eustache, lui dire qu’il a le bonjour, que ni la mort ni la douleur ne me feront parler… mais j’ai trop mal pour exprimer mes pensées.

Parler ! Il en a de bonnes. Lui dire quoi ? J’ignore tout du réseau créé ici par feu Larieux !

— Si vous vous obstinez, continue le gars, d’ici cinq minutes vous serez mort, monsieur le commissaire.

Maintenant je suis affalé sur la table supportant le micro. Le regard trouble, je considère à travers la vitre, la vilaine bouille du monsieur. Son sourire important me fait presque aussi mal que la saloperie qu’il m’envoie !

J’ai un sursaut de colère. Je réalise brusquement qu’une feuille de verre nous sépare. Simplement une plaque de quelques centimètres. Et je réalise autre chose itou : mon tabouret est en fer.

Je fais mine de m’écrouler. Cela me soustrait aux regards de mes vis-à-vis, car le large hublot est enchâssé dans un cadre de cinquante centimètres.

J’empoigne le tabouret par un pied et je bande mes muscles. Ma volonté est si forte que j’oublie ma souffrance pour quelques secondes. Ma force me revient, intacte.

Je me redresse et, de toutes mes forces, j’envoie le siège dans la vaste plaque de verre. J’ai visé le centre, point que j’estime plus vulnérable. L’escabeau retombe sans avoir brisé la vitre. L’autre, en face, éclate de rire.

— Vous croyiez avoir affaire à une glace de salon, monsieur San-Antonio.

Saisi d’une fureur éléphantesque, je reprends mon escabeau et je me précipite contre la vitre. Celle-ci est conçue pour résister à l’assaut d’un homme, mais pas à celui d’un bulldozer. Or, je ressemble présentement davantage à un homme qu’à un bulldozer.

Mon second coup de boutoir provoque un claquement semblable à celui d’une détonation. Le panneau vitré fait des petits. C’est de la glace Sécurit et il se répand instantanément sur le carreau. Changement de programme chez les vis-à-vis qui sont décontenancés par ma réussite. Ils sont affolés à la fois par le gaz qui radine de leur côté et par ma présence physique…

Ils refluent vers la lourde. L’homme à la mitraillette essaie de me filer une seringuée de prune, mais dans sa précipitation il envoie la fumée au plafond…

Je saute au bas du cadre et je leur cavale au panier. Il ne s’agit pas de leur laisser refermaga la lourde. Ils n’y songent pas d’ailleurs… C’est le sauve-qui-peut des grands jours, style Stalingrad !

Je débouche dans un couloir et l’air frais m’étourdit. Ça fait bang bang dans ma ruche comme si je franchissais le mur du son. En réalité, c’est celui de la mort que je viens de sauter.

Je me reprends. Le feu qui me tord les soufflets s’apaise un peu… J’ai mieux à faire que de jouer les fillettes émotives.

C’est marrant de jouer les terreurs. Quand j’étais minus, j’avais visionné une toile du cinoche de mon quartier, qui m’avait collé les flubes pendant des nuits et des nuits. Il était question d’un singe de cauchemar, démesurément grand, formidablement fort, devant lequel tout le monde mettait les adjas en quatrième vitesse !

C’est à mon tour maintenant de jouer le King Kong. Cours-moi-après-je-t’attrape ! Les femmes et les enfants d’abord, le capitaine devant ! Mon approche jette la panique…

Je fonce dans le couloir. Les fugitifs tournent à gauche, probable que c’est la direction de la sortie. Je continue à faire le forcing sur leurs chausses. Notez que s’ils se retournaient pour m’envoyer le potage, je tomberais raide, m’ajuster étant aussi fastoche que de buter une vache dans une chambre de bonne ! Mais ils ont trop les glaglas !

Au bout du couloir se trouve une salle ronde, comme on en voit dans les prisons. Les mecs qui y sont affranchis par les arrivants et la plupart foutent le camp, sauf deux, plus malins, qui ne veulent pas calancher sans avoir eu la médaille des braves et qui sautent à pieds joints sur leurs arquebuses.

Je me précipite sur le plus proche. À ta santé, fiston ! Il prend ma boîte crânienne dans sa boîte à ragoût. Rien de tel qu’un coup de boutoir dans le cimetière à poulet d’un zouave pour lui enseigner le self-contrôle.

Il part à dame, en lâchant sa poinçonneuse. Le second lève justement la sienne. Je me jette à plat ventre et c’est le premier collègue qui dérouille la camelote dans les tripes. Avec ça dans le baquet, il ne pourra pas aller faire ses pâques, car il n’est plus à jeun. Je me relève et tire dans la direction du mitrailleur d’élite. Il en chope une douzaine dans le pare-chocs. D’un œil c… il bigle le raisin qui lui coule du bide comme le vin coule d’un tonneau troué.

Je lui souhaite le bonsoir et je cavale en direction de la porte principale. Une espèce d’enflure l’a bouclée. Rien à faire pour se tailler par là… Je prends à droite. Tout au bout, il y a la lumière mourante du dehors… Je parviens dans la grande cour qu’on m’a fait traverser en arrivant. Là aussi c’est le branle-bas de combat. Des gars s’affairent en criant. Tous refluent vers les bâtiments. Je m’arrête pour gaffer la situation. L’enfant se présente mal. Dans l’angle de la cour se trouve un mirador. Et en haut dudit mirador, un zig braque sa mitrailleuse vers moi.

Mauvais pour la santé, la mitrailleuse. Ça vous coupe un type en deux aussi facilement que vous détachez l’une de l’autre deux feuilles de papier hygiénique.

Je n’ai pas le temps de sauter en arrière. Il se met à vaser de la prune d’automne dans la région. Les balles crépitent sur la façade et ricochent un peu partout. Planqué derrière la lourde, j’attends la fin de l’orage : une mitrailleuse doit être rechargée, c’est fatal. Lorsque le tireur d’élite aura vidé son magasin, il devra placer une nouvelle bande dans sa machine.

Cela me laissera une minute de répit. Une minute au cours de laquelle je pourrai essayer quelque chose.

Lorsque la salve cesse, je risque le tout pour le tout !

Car enfin, si le mitrailleur est un garçon précautionneux, il aura conservé une réserve de prunes pour parer à une ruse.

Je fais un pas dehors. J’avise l’autre truffe qui fait fissa pour placer sa nouvelle bande. Ce gars-là doit avoir un cerveau à peine plus gros qu’un bouton de bottine. Je me lance dans la cour et hardi-petit, je ne m’occupe ni de l’heure ni du temps qu’il fait. Un seul objectif : la grande lourde qui bâille comme un spectateur de Claudel. La distance décroît entre le mec bibi et le large vantail. Tout en galopant comme un perdu, je me dis que si les autres ont l’idée de dégainer leurs rapières depuis les bâtiments, ils pourront me tirer comme un lapinot des champs. En attendant, je cours comme un garenne. Plus que dix mètres… Plus que huit… Ma respiration se bloque, mais mes cannes s’agitent encore.

Le tac-tac de la mitrailleuse reprend alors que j’atteins le portail. Seulement le préposé a dû faire ce qu’en langage cinématographique on nomme un filage, c’est-à-dire qu’il a dû faire décrire un arc de cercle à sa mécanique. Dans sa précipitation il l’a trop piquée et les balles arrivent à un mètre de mes talons. Lorsqu’il a rectifié l’angle, il a le bonjour d’Alfred, plus celui de San-Antonio. Je suis hors de la prison-caserne…


Devant moi s’étend une route plantée d’arbres. J’aperçois une bicyclette rangée au bord du trottoir. Elle appartient sans doute à un soldat. Je saute dessus et je pédale sec. Mon démarrage surprendrait Van Steenbergen soi-même. En moins de temps qu’il n’en faut à une péripatétitienne pour se débloquer, j’ai pris deux cents mètres. Je me retourne. Personne n’apparaît… Je fonce à droite. Puis à gauche, au fur et à mesure que des chemins s’offrent à moi. Je suis ivre de liberté, ivre de joie…

Il me faut que j’atteigne la ville. Là, j’essaierai de me planquer, parce que si je tente ma chance dans la campagne environnante, leurs sacrés chiens auront vite fait de me repérer !

Et j’appuie sur les manivelles ! Et je force, cramponné au guidon. Le vélo est trop petit pour ma taille, mais qu’importe.

Je me sauverais sur une trottinette s’il le fallait !

Pourvu que ça roule, que ça me déplace, que ça m’emmène !

Le pédalier grince un peu. C’est pour mes oreilles meurtries la plus suave des musiques.

Je fonce, la bouche ouverte comme une gargouille moyenâgeuse… La poitrine haletante. Bobet dans le Galibier, croyez-moi, c’est de la gnognote en comparaison. Même chez Madame Arthur on n’est pas plus fortiche sur la pédale !

CHAPITRE XIV Dans lequel vous verrez que je n’ai plus peur des mouches

Au fur et à mesure que j’entre dans la ville, la nuit se précise. Les hautes maisons commencent à la recevoir, et leurs premières lumières l’accentuent au lieu de la refouler.

Je me trouve dans une cité populeuse et je ne suis plus seul maintenant à rouler à vélo. Personne ne prête attention à moi, ce qui me rassure.

Tous ces gens sont de braves gens qui n’ont qu’une hâte : rentrer chez eux pour bouffer leurs saucisses au chou, rendre hommage à leur dame et se payer une ronflette.

Je vadrouille un moment encore comme ça. Et puis je m’arrête pour reprendre haleine et statuer sur la conduite à tenir.

Ma situation n’est pas brillante. Évidemment des battues gigantesques vont être entreprises, et pour passer à travers, il me faudra la précieuse collaboration de mon ange gardien. En voilà un qui fait des heures supplémentaires sans se faire carmer le tarif double, vous pouvez me croire.

Je laisse la bécane dans un coin d’ombre et je fouille mes poches avec frénésie dans l’espoir d’y dénicher un peu de fricotin. Ces vaches-là m’ont griffé tout l’artiche que je possédais, et je me sens aussi perdu, sans flouze, dans ce patelin qu’un suppositoire dans le rectum d’un fakir.

J’ai beau explorer mes profondes, je ne trouve rien. Je ne possède plus que ma montre, et elle est en acier !

Voilà qui rend ma position on ne peut plus précaire.

Je suis tiraillé par la faim, ravagé par la fatigue. Je m’attends à tout bout de champ à voir surgir des soldats en armes qui me liquideront sans sommation ; car maintenant je suis un être nuisible.

Or, les êtres nuisibles, on les abat purement et simplement.

Sans cérémonie…


Seulement j’ai beau réfléchir, je ne trouve aucune solution valable pour mon cas. Que peut espérer un homme qui sème la mort autour de lui ? Préoccupé par mon évasion, je n’ai plus pensé lucidement à cette question. L’action m’avait masqué momentanément cette ignoble vérité.

Un coup de sifflet strident éclate au bout de la rue où je suis. Aussitôt les gens s’écartent et je vois radiner des motocyclistes casqués, portant des pistolets mitrailleurs sur la poitrine.

Ils sont quatre et roulent à petite allure en regardant attentivement les passants. Je pense que d’ici trente secondes ils seront là. Si je fuis ils me donneront la chasse. Si je reste piqué sur mes radis ils m’apercevront et me liquideront !

Je vois, à côté de moi, une petite femme vêtue de noir. Elle peut avoir une quarantaine d’années. Elle est rondelette et surbaissée. Je me jette sur elle, l’encercle de mes bras et pour étouffer ses cris, je lui roule un patin désespéré. Franchement elle n’y comprend rien, la donzelle. Ça la sidère, ce comportement. Elle se dit sûrement que j’ai une araignée dans le plafonnier, mais tout compte fait, un mimi-mouillé pareil est bon à encaisser et elle ne regimbe pas trop.

En l’embrassant je la tue. Seulement ce soir l’humanité me fait l’effet d’être une gigantesque nécropole, et ça ne m’émeut pas plus de buter cette souris noire que d’écraser une punaise avec ma pantoufle dans un hôtel de campagne.

Après tout, il n’est pas fréquent de choper la mort de cette façon agréable. Méthode chintock, les gars ! La volupté éclairant le monde avec une lanterne rouge de bobinard !

J’entends passer les motards. Les gars ne sont pas sollicités par la vue d’un couple qui s’étreint. Ils ont d’autres chats à fouetter (si j’ose ainsi m’exprimer).

Leur pétarade décroît. Je lâche la dame qui me file un regard béant de stupeur.

À franchement parler, je ne sais trop comment me comporter maintenant. J’en ai trop fait ou pas assez ! Si au moins nous pouvions converser. Mais, malgré ce patin fignolé princesse, nous n’avons pas la même langue.

Essayant de rendre ma frite plus expressive qu’un calendrier des postes, je lui décoche un sourire bouleversant. Puis je lui demande à tout hasard :

— Parlez-vous français ?

Elle secoue négativement la tête. Je dois alors avoir recours à des mimiques. Employant au maxi l’art du mime Marceau, je lui fais piger que je suis un petit Français paumé ici, que je l’ai confondue avec une fille que je connais et que je m’excuse pour mes façons fougueuses. Elle sourit enfin.

Je ne puis vous traduire toutes nos singeries, toujours est-il qu’une demi-plombe plus tard, je me retrouve chez la dame, laquelle est veuve de guerre.

Elle crèche dans une gentille maisonnette en compagnie de sa vieille moman, laquelle est complètement cisaillée. Elle passe ses derniers jours dans un fauteuil, en bavochant. Drôle de compagnie.

Vous avez entendu dire par des gens compétents que les Allemandes ont le valseur accueillant ; c’est vrai. Et ça l’est d’autant plus que vous êtes Français. Que nous le voulions ou pas, nous jouissons outre-Rhin d’un préjugé favorable question fignedé !

Les bergères de par là ont tendance à croire que nous détenons des formules ignorées des autres peuples pour faire mettre les doigts de pied en bouquet de violettes. Le plus formide, c’est que c’est vrai.

Arrivés at home, la veuve Fritzou m’invite à dîner. Inutile de vous dire que je ne fais pas de chichis. C’est accepté d’office ! On fait gober un café au lait à la vieille déplafonnée pour se débarrasser d’elle et je la roule jusqu’à sa chambre.

Tandis que la veuve Poinetch borde Moman, je vais dans sa salle à manger me servir un grand godet de chnaps. Je suis ici en terrain conquis. La radio joue en sourdine. Il fait doux. On est bien. Si j’avais un cierge à portée de la main, comment que je le ferais brûler à mon saint patron ! Dites, ça ne tient pas du miracle, mon aventure ? Quinze secondes de plus et je me faisais démolir… Et voici que tout s’arrange merveilleusement.

Ayant dégusté mon verre, je m’approche du poste de radio et je tourne le bouton. Si jamais la bonne dame écoutait les informations, elle changerait peut-être d’attitude envers moi.

Pour plus de précaution, j’arrache trois ou quatre fils dans la carcasse du poste afin de m’assurer de sa discrétion absolue.

Puis je me carre dans un douillet fauteuil et j’attends le retour de mon hôtesse.

Celui-ci ne tarde pas. La charmante personne en a classe de la daronne siphonnée et elle aimerait se consacrer un peu à moi.

Elle a eu le temps de troquer son méchant tailleur noir contre une robe mal coupée qui la fait ressembler à une poupée de foire. D’autant plus que, pour se rendre plus sexy, elle s’est collé sur la frime trois livres et demie de fards divers. Pour lui ôter ça, maintenant, faudrait un couteau à mastic. Si je l’embrasse, je suis certain de ressembler à Œil-de-Larynx, le célèbre chef indien de la tribu des Ma Lapri.

Elle s’excuse pour la vieille moman et m’explique que la digne dame a été percutée par un bombardement au cours de la gentille dernière. Elle a chopé une bombe sur la théière une nuit qu’elle dormait au troisième étage d’un immeuble. Quand elle s’est réveillée, la vioque se trouvait au rez-de-chaussée et le reste de la cabane lui servait de couvre-pieds…

Lorsqu’elle m’a affranchi, à grands renforts de gestes et d’onomatopées, elle se met à faire la dînette. Ma conquête me semble autant douée pour la cuistance que moi pour la détection des gisements de gruyère ! Je me dis que son bonhomme a eu meilleur compte de rester sur le champ de bataille. Mieux vaut finir d’un éclat d’obus que d’un éclatement du foie.

Vous dire le nom du plat unique qu’elle me sert serait un tour de force. Je crois bien qu’il n’a jamais été baptisé. Il se compose de viande hachée, de choux à l’eau, de crème battue et de lard plus gras que les Peters Sisters. J’ai tellement faim que j’en mange.

Le repas (il n’y a pas d’autres termes pour qualifier l’exercice auquel je viens de me livrer) terminé, la môme m’entreprend pour savoir ce que je maquille dans son pays. Je noie le poiscaille en lui montant un barlu équipé par les Messageries maritimes, comme quoi je gratte dans l’aviation et patati et patata… Mes explications vaseuses finissent par lui faire croire qu’elle n’est pas sur la bonne longueur d’onde, et elle décroche.

Le meilleur moyen de faire taire une dame, c’est, croyez-moi, de l’embrasser. Elles sont en général polies et n’ignorent pas qu’on ne parle pas la bouche pleine.

Ce n’est pas que cette petite boulotte rondouillarde m’inspire ; oh non ! Mais sa gentillesse à mon endroit, et même à mon envers, me donne envie de lui revaloir ça à ma façon. Oubliant qu’elle pèse trente kilos de trop et qu’elle est pourvue d’un strabisme divergent, je fais comme si c’était Marilyn Monroe mâtinée de Martine Carol. Un sofa déplumé, mais accueillant, nous reçoit dans ses bras. J’entonne la Valse des patineurs tandis que je lui joue un air de balalaïka à la jarretelle. La petite veuve (elle se prénomme Hildegarde) se croit du coup au palais des Délices. Pour me prouver que je ne suis pas tombé sur une ignorante, elle me découvre des voluptés orientales inconnues à ce jour : le Pipe-line-enchanté, Fez-en-joie et, surtout, un numéro vraiment avantageux : la Fumée-ne-me-dérange-pas.

Pour la remercier, je lui apprends Potron-minette et un vieux truc qui n’a pratiquement plus cours à notre époque, on se demande pourquoi : la Balayeuse-municipale.

Ces politesses échangées, nous nous endormons sur son divan comme deux bons petits diables.

* * *

Je m’éveille au petit matin, avec les molt-bocks en coton hydrophile, et une gueule de bois en noyer massif ! Un jour fade entre par la fenêtre. Je bâille et, tout en ouvrant des yeux neufs sur le plafond crayeux, je me dis que ma partenaire de la veille doit être morte à cette heure ! Elle repose à mes côtés, immobile, sans vie. Mes crins se hérissent à cette pensée. Elle est morte pendant son sommeil et moi, épuisé, je n’ai pas eu la moindre conscience de son agonie !

Je crois que j’atteins le fin fond de l’horreur. Vous réalisez un peu le topo, bande de dévastés du grenier ? J’ai donné la mort (et l’amour, d’accord) à cette brave fille ; et puis j’ai ronflé à ses côtés, la laissant canner sans l’assister !

Ah ! c’est abominable !

Surtout qu’elle n’est pas ma seule victime ! La vieille noix à côté doit être scrafée itou… Et les gens que j’ai côtoyés dans les rues, hier ! Je suis un danger public ! Un fléau ! Si je suis encore un homme (et je crois l’avoir prouvé à Mme Choucroute-Garnie) il ne me reste plus qu’à me détruire moi-même pour épargner mes contemporains.

Je saute du lit. Je suis froid comme un nez de chien esquimau !

Oui, tout est fini pour moi. Je vais écrire une lettre au Vieux, un mot à Félicie et puis après… Après, j’espère qu’il y a le gaz de ville dans cet appartement !

Un bruit me fait sursauter. J’ose ce que je me refusais de faire : je file un coup de périscope dans le pageot. Et qu’est-ce que je vois ? La mère Hildegarde qui me sourit tendrement.

Je titube. Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle est toujours en vie ? Je me précipite à son côté et je caresse son front. Pas la moindre trace de sueur, pas de fièvre. Elle respire normalement et elle paraît vachement heureuse d’être au monde et d’y voir clair.

Quoi ! Ne serais-je plus contagieux ? Enfin, j’aimerais savoir ! J’aimerais piger !

Je galope à la chambre de la vieille Zizi. Cette honorable dame dort encore. Le bruit qu’elle produit en ronflant n’est pas sans évoquer un turbot-réacteur (le poisson de l’avenir). Elle se porte bien… Vous allez me dire que lorsqu’on a chopé une bombe d’une tonne et un immeuble de six étages sur l’estom, on ne se laisse pas impressionner par des virus à la gomme, mais enfin, tout de même !

Je danse une gigue endiablée ! L’expression n’est pas de moi, mais il est plaisant d’user de clichés tout faits lorsque ceux-ci s’adaptent à une situation précise.

Je gambade dans l’appartement sous le regard angélique et fervent de ma belle de noye. Ce qu’il y a de merveilleux chez cette nana, c’est qu’elle ne cherche pas à comprendre. Je me livre aux pires excentricités avec elle, ça ne la fait pas sourciller d’un poil. C’est d’autant plus fabuleux que la plupart des bergères, vous ne l’ignorez pas, veulent toujours en savoir plus que vous n’en savez vous-même ! C’est un vice de plus chez elles !

Pas un poulet qui puisse leur faire la pige, sur le plan interrogatoire ! Les vers du nez ! c’est leur spécialité. Pour vous ponctionner les confidences elles ont des méthodes brevetées.

Cet élan calmé, je me penche sur l’aspect scientifique de la question. D’où vient que je ne sois plus contagieux ? Larieux l’est resté jusqu’à sa mort, lui ! Hier matin, j’ai collé la crève à ceux qui m’ont arrêté, et le soir du même jour, je ne coltinais plus la mort ?

Je m’assieds devant le bol de café au lait servi par Hildegarde. Je repasse par la pensée (ce qui est aussi bien qu’avec un fer électrique Calor) les événements de la veille. Et tout à coup je me revois, lors de mon arrestation, me roulant par terre pour écraser les ampoules ! Parbleu, la voilà la vérité ! Ça n’est pas moi qui ai bousillé mes tortionnaires, mais le liquide qu’ils ont touché en me fouillant. Ils sont venus chercher leur mort dans mes poches, les couillons !

Ah ! c’est à se cogner le prose sur une bordure de trottoir pour essayer de le rétamer.

J’avale mon caoua à petites gorgées voluptueuses. Je suis pur, mes enfants ! Le mecton qui vient de naître est plus riche en germes que bibi !

La vie est belle !

Je n’ai plus peur des mouches !

CHAPITRE XV Dans lequel pour « être », il faut que j’ai l’air d’« en être » !

Neuf heures moins le quart carillonnent au beffroi de ma montre-bracelet lorsque la môme Hildegarde s’en va.

Cette charmante hôtesse marne dans un magasin, si j’ai bien compris. Ce qu’elle vend, par contre, n’est pas très évident. Pour me l’expliquer elle a décrit des gestes vagues avec une fourchette, gestes desquels il est permis de déduire qu’elle brade soit des couverts, soit des démonte-pneus.

Bien sanglée dans son tailleur noir, la hure peinte en guerre, le mollet gainé de jolis bas de coton, le chef sommé d’un large béret agrémenté d’une perle, d’une plume et d’un petit bateau en matière plastique, elle me roule le dernier patin de la matinée en me recommandant sa bonne vieille maman.

Je la rassure et je surveille son départ. Embusqué derrière la fenêtre, je la regarde grimper dans un tramway. Gi ! Maintenant c’est à ma pomme de jouer. Et mon petit doigt me dit qu’il faut faire vite. La veuve Achloff va sûrement acheter un baveux ou parler à des aminches. D’ici très peu de temps elle saura qui elle a hébergé cette noye et ma position deviendra alors nettement critique.

Je dois donc m’évacuer, seulement, toujours le même problo : traqué par les bourdilles, sans fafs et sans pognon, c’est un tour de force difficile à réaliser…

Je fais le tour de l’appartement, en quête d’une inspiration. Et c’est dans la carrée de la mère Follette que je la déniche.

La robe de cette dame est posée sur un dossier de chaise. Ça me permet de voir qu’elle est longue et large, sa propriétaire étant grande et grosse ! Un jour, avec des potes, on s’était travestis. Moi je m’étais déguisé en Carmen et personne voulait croire que j’étais un vrai monsieur. Pourquoi ne tenterais-je pas un petit changement de sexe provisoire ?

Je vais ouvrir l’armoire de la déplafonnée et je n’ai que l’embarras du choix. J’opte pour un tailleur noir. Ici, beaucoup de femmes sont taillées à coup de hache. Le genre hommasse est très courant.

Je me déloque, je passe un corsage blanc (il pend un peu sur le devant, mais qu’importe), et j’enfile le tailleur. Ça craque aux épaules. Faudra pas que je fasse des mouvements trop larges, sans quoi je me fendrai comme un fruit mûr.

Ça me forcera à avoir du maintien.

Je trouve des bas gris, je les mets et les fais tenir avec des morceaux d’élastique hâtivement transformés en jarretières.

Je me sens grande folle dans cette tenue. J’ose pas me rencontrer dans une glace. J’ai un côté « Bonsouar peutite médéme » qui me vaudrait une entrée gratuite au Fiacre.

Je continue de farfouiller dans les tiroirs de la commode, puis dans ceux de l’armoire. Je dégauchis une boîte en coquillages contenant du flouze. Il y a deux mille marks, les éconocroques de la môme je présume. J’hésite, c’est vache de lui secouer son auber, mais quoi, pour moi c’est vital. Je tâcherai de lui revaloir ça un jour ! J’enfouille le fric. Je me farde copieusement : rouge aux lèvres, aux joues, noir aux châsses… Je me colle un vieux bibi sur le dôme. Puis je chope le livret de famille (ou assimilé) de la vieille. Ensuite je mets mes nippes dans une vieille valoche à soufflets et je déhote, fier comme Bar-Tabac !

* * *

Je sors de l’immeuble, très droite (bon, v’là que j’emploie le féminin pour parler de moi à cette heure ; pourvu que l’incident ne me branche pas sur une voie de garage). À peine ai-je fait dix pas que j’ai des fourmis dans le pétrousquin !

Figurez-vous que la petite Hildegarde radine, le masque ravagé comme celui de Mme Marie Bell quand elle joue Phèdre ! Elle est flanqué de trois hommes dont les fringues civiles ne cachent pas la profession. Je me dis que j’ai été bien inspiré en me déguisant. Bien inspiré surtout en mettant les bouts aussi vite. Elle n’a pas perdu de temps, la reine du Pipe-line ! Dès qu’elle a aperçu les gros titres des baveux elle s’est dégrouillée de foncer chez les Royco ! Oubliés, les belles pages d’amour, les exercices périlleux, les initiatives délicieuses ! La v’là qui se ramène avec les archers pour la cueillette du mec ! Elle a encore le goût de mes baisers aux lèvres, et elle m’envoie à la cabane aux mille lourdes ! Ça, c’est toute la femme. Elles ont la délation chevillée au radada ! Voyez l’histoire criminelle : c’est à cause des gerces que sont tombés tous les grands caïds de la pègre, les Dillinger et consorts ! Les voilà bien, les amies qui vous veulent du bien. Quand elles ont bien pris leur fade, elles vous balancent aux ordures ! Loin du slip, loin du cœur !

Bien que je m’estime méconnaissable, je me plante devant une vitrine pour laisser passer le cortège. Après quoi, je me hâte vers la gare.

C’est peut-être risqué, mais j’ai idée qu’en chiquant à la sourde-muette, je vais pouvoir me faire délivrer un bifton pour Leipzig !

Dans cette ville, j’ai un aminche qui gratte pour les services et qui saura me faire regagner Pantruche.

Ne pouvant demander ma route, je cherche la gare au pifomètre, et comme je tiens une période de veine, je la trouve du premier coup !

Mes dons de mime doivent être de première, car je me fais comprendre uniquement par gestes.

Le même soir, après un voyage sans incident, je pousse la porte du magasin de disques tenus par mon collègue, à Leipzig.

Cadot, c’est un grand type réfléchi qui n’a pas plus de cheveux qu’une bonbonnière en opaline.

Il s’avance vers moi, l’air grave et m’interroge en allemand.

Je l’interromps :

— Parlez-vous français ?

Surpris, il murmure :

— Oui, madame. Que désirez-vous ?

— Un costar et un coup de gnole, ma vieille tête de pinceau usagée !

Et de lever un coin de ma jupe sur mes jambes poilues pour lui faire voir que je ne suis pas celle qu’il pense !

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