PREMIÈRE PARTIE Faut-il vous l’envelopper, vous allez loin ?

CHAPITRE PREMIER

Il y en a d’autres qui sont autrement, mais moi, que voulez-vous, j’suis comme ça !

Et c’est parce que je suis comme ça que tout est arrivé. Vous y êtes ?


C’est pas qu’on soit rupins, Félicie et moi, mais on a un jardinier. Si nous nous offrons ce luxe c’est, vous l’avez deviné, parce que nous avons un jardin.

Il n’est pas très grand. (Je parle du jardin). Le jardinier non plus d’ailleurs. Il a fait son école d’horticulture dans « Rustica » et il a du mal à différencier les poireaux des oignons, mais pour retourner la terre y en a pas deux comme Julius (c’est son blaze authentique, dûment homologué par l’état civil et même par les militaires).

Quarante piges, une voix de petite fille et pas plus de barbe qu’un flacon d’ambre solaire, inutile de se casser le chou pour le diagnostic : ce sont ses glandes endocrines qui battent de l’aile. Il pourrait se balader en costume marin, Julius, avec un cerceau à la pogne, comme les petits enfants sages d’autrefois, personne ne songerait à s’étonner.

Les endocrines, je vous dis. Comme jouvence on fait pas mieux.

Une tranche de vie, quoi ! Aussi fade qu’une tranche de potiron. Fils d’alcoolique ; l’assistance avec une visiteuse antisociale qui venait lui filer une avoinée chaque mois histoire de se rendre compte de ses réflexes… On ne pouvait pas souhaiter mieux dans le genre cauchemar.

Son père avait tué sa sœur, jadis. Motif : pour sa fête elle lui avait écrit : « Papa, je t’aimes » sur son ardoise. Ce « S » à je t’aime, ça l’avait mis dans tous ses états, le daron. Il ne badinait pas avec le premier groupe. Un puriste, quoi. Il avait brisé l’ardoise sur le crâne de la gosse : y a des fan’s de la grammaire…

Faut les comprendre.

Du coup, les glandes à Julius, vous pensez si elles sont passées inaperçues. On l’a baptisé « Grosse Tronche » et tout a été dit. Comme thérapeutique, c’est plutôt sommaire, non ?

Il crèche près de chez nous, dans le lavoir couvert. C’est pas que ce soit confortable, mais y a l’eau courante. Et puis personne ne le fait tartir vu qu’à notre époque tout le monde a sa Bendix et lave son linge sale en famille.

Dans le quartier, on l’emploie pour les menus travaux : c’est Julius qui vide les fosses d’aisances, qui noie les chats et installe les bancs pour le marché. Ça lui permet de subsister. Félicie, ma brave femme de mère, lui fait « remuer » le jardin, quand la saison est propice. Ensuite elle s’occupe de semer, de planter, de sarcler parce que, pour les besognes délicates, il n’est pas partant, Julius.

Ce jour-là, comme je rentrais de mission, je l’ai aperçu qui s’escrimait sur sa bêche.

Fallait le surveiller. Si on n’y prenait garde il bêchait tout le quartier.

Un moment d’inattention et on trouvait un champ labouré à la place de la rue principale. Un vrai petit bulldozer dans son genre !

Je lui ai serré la dextre, ce qui nécessitait de ma part un certain courage…


— Alors, Julius, ça usine ?

J’essaie de me mettre à sa portée, mais c’est plutôt duraille. Quand il a une idée dans la tête, ça fait un bruit de grelots.

Il me décoche un rire béat, rayonnant d’une infinie sérénité. Il ressemble à un mec qui aurait lu Claudel et qui l’aurait compris.

— Oui, M’sieur.

Je lui vote une cigarette. Il se la cloque dans le clapoir et se met à la ruminer sans ôter le papier, afin sans doute qu’elle lui fasse plus d’usage.

Ayant souscrit aux exigences de ma bonté congénitale, j’abandonne Julius pour aller embrasser M’man. Vous pensez que Félicie m’a déjà reniflé. Elle est sur le perron, avec son air heureux et son châle noir croisé sur la poitrine.

— Mon Grand, je ne t’espérais pas de sitôt…

On se fait une bise, deux bises, trois bises et elle m’annonce une blanquette de veau pour midi.

Votre San-Antonio préféré se met en pantoufles, accroche son veston au portemanteau et dépose dans un fauteuil Voltaire la partie de lui-même réservée à cet usage.

Ce qu’on est bien chez soi quand on vient de se farcir quinze cents bornes en bagnole sans respirer.

— Tu veux un peu de café ? questionne Félicie.

— Non, merci : je m’en suis gavé tout le long de la route…

— Tu devrais te coucher, Antoine : tu as l’air fourbu.

Je branle du chef.

— Auparavant, il faut que j’aille au rapport, M’man. J’ai des documents de la plus haute importance à remettre au Vieux.

— Ça ne presse pas à quelques heures, objecte doucement Félicie.

Je réfléchis. Il est dix plombes. Je peux effectivement me payer quelques moments de répit. Entre nous et la face nord de l’Everest je ne les ai pas volés. Après tout, je n’étais pas forcé de foncer comme un damné sur la route, ni de faire Barcelone-Paris en une seule étape.

— Écoute, M’man, je vais me reposer un couple d’heures dans ce fauteuil. Prépare le repas pour midi pile. À deux heures, il faut que je sois dans le bureau du boss.

La voilà, toute frémissante, qui file dans sa cuisine. Je me relaxe. Il fait beau, l’air est pur. Dehors, le brave Julius fouille l’écorce terrestre avec acharnement en chantant de sa voix aigrelette une scie à la mode : la Marseillaise.

Je me dis soudain que je fumerais bien une cigarette. J’ai absorbé tellement de caoua le long du chemin pour me tenir éveillé que j’ai le système nerveux complètement chanstiqué. Oui, je crois qu’une cousue me fera du bien. Malheureusement, la dernière que je possédais séjourne actuellement dans la bouche du jardinier. Pas d’erreur, mon San-Antonio joli, si tu veux faire des ronds de fumant il faut que tu t’emmènes jusqu’au bureau de tabac du coin. Après tout, un peu de marche à pied me décoincera les jointures.

J’annonce mon intention à Félicie. Elle me propose d’aller en mon lieu et place jusque chez le marchand de nicotine tandis que ses oignons reviennent dans le beurre. Je repousse la proposition. Manquerait plus qu’ça !

Comme dirait Charpini : ce serait le monde renversé.

Je décroche ma veste. Dans la poche intérieure il y a une grosse enveloppe de papier kraft. Son contenu n’a pas de prix.

Je la retire de ma poche et la dépose dans un hideux cache-pot de cuivre ciselé qui nous vient à la fois d’un oncle et du Maroc. Et me voilà parti.

Le gars Julius a déjà terminé la partie gauche du jardin (in english « the garden ») et attaque la partie droite après avoir hésité à bêcher l’allée de ciment.

Je quitte notre pavillon et longe d’un pas mou l’avenue plantée d’arbres conduisant au centre du patelin. Tout est paisible, quiet, prometteur. On entend, venant d’une école voisine, le bruit merveilleux d’une récréation. Les chocs d’un marteau sur une enclume… Le crachotement sifflant d’un poste de soudure chez le carrossier d’en face. Un type passe à moto. Il a sur la selle arrière une cage à oiseaux avec un serin à l’intérieur. Comme ça le zoziau n’a pas d’efforts à fournir pour se balancer sur son perchoir. Un privilégié !

Je franchis les trois cent quarante-six mètres vingt me séparant du bureau de tabac et j’y fais une entrée discrète. Le patron, un gros chauve à gilet de laine avec des lèvres en rebord de pot de chambre, m’accueille d’un altier :

— Salut, Monsieur le commissaire ! qui fait se retourner les rares clients du matin.

C’est le bon zig qui a un durillon de comptoir gros comme un ballon de rugby pour couver son tiroir-caisse. Il est heureux de vivre et de ranger des coupures sales dans des casiers.

— Un petit blanc, Monsieur le commissaire ?

J’accepte.

Le blanc du matin, l’odeur du percolateur et des croissants refroidissant dans des corbeilles en matière plastique, n’est-ce pas une forme du bonheur ?

J’offre la mienne, j’achète une cartouche de pipes et je réintègre mon domicile en envisageant la blanquette de Félicie avec sérénité. J’ai la satisfaction du devoir accompli, les gars. Vous qui êtes feignasses comme des couleuvres, vous ne pouvez pas comprendre à quoi ça correspond ; laissez-moi pourtant vous dire que c’est une sensation fort agréable.

Je viens de réussir un exploit (un de plus) ; remettre la main sur des documents volés à la France au moment où une bande spécialisée les négociait à Barcelone. Convenez que c’est du boulot de first quality, non ? Y a des truqueurs qui ont été nommés Grands Bidules du Chose pour moins que ça. Mais le gars Bibi ne se fait pas de berlues. J’aurai droit à une énergique poignée d’os du Vieux. La plus haute récompense décernée à la maison Poulaga pour services rendus.

J’ai dû avoir un teinturier dans mes ascendants car je suis détaché des biens de ce monde, heureusement.

Je pousse la porte de fer. Elle grince aimablement sur ses gonds, comme il se doit. Je remonte l’allée en direction du perron. Quelque chose d’indéfinissable, que je vais pourtant définir, me surprend confusément. C’est dans l’air. C’est vague, c’est flou… Je mate autour de moi et je pige : Julius n’est plus là. Sa bêche est restée plantée en terre Je suis prêt à vous parier un ancien Gaulois contre un nouveau franc qu’il est allé écluser un gorgeon de picrate dans la cuisine. Félicie est comme ça : quand elle utilise de la main-d’œuvre étrangère, elle se croit obligée de l’approvisionner en victuailles et en boissons fermentées.

Je fonce à la cuistance. Personne. Les oignons sont carbonisés dans la poêle et une fumée âcre, noire, huileuse, emplit le laboratoire de ma brave maman.

Je retire vivement la poêle et vais la porter sur l’appui de la fenêtre. Après quoi j’établis un courant d’air afin d’évacuer la fumée.

Qu’est-ce que ça signifie ? Pour que Félicie déserte son fourneau, en ayant un plat en cours de cuisson, il faut qu’il se soit produit quelque chose.

De toutes mes forces je mugis :

— M’man !

Mais personne ne me répond. Je ressors en continuant de l’appeler. Toujours rien. La disparition de Julius accroît encore mon anxiété. Je fais le tour du jardin et je découvre le bonhomme inanimé derrière un massif de rosiers.

Vous vous rendez compte ?

CHAPITRE II

À l’état normal il est déjà pas jojo, Julius. Il a, de façon constante, un petit air d’évadé de bocal qui vous colle le frisson. Mais avec une plaie en travers de la tronche, c’est carrément le musée des horreurs. Je m’accroupis près de lui et je pose ma main sur sa poitrine. Le cœur bat, presque normalement. Je m’empare du tuyau d’arrosage, j’ouvre le robico et j’asperge sa pauvre frime malmenée. Il finit par ouvrir un chasse, puis un autre. Il en ouvrirait un troisième si la nature n’avait limité à deux yeux ses facéties envers lui.

Il me reconnaît et un bon sourire naît sur ses lèvres.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Julius ?

— C’t’un Monsieur, fait-il.

Il porte sa main terreuse à la plaie, la relire pleine de sang et considère ses doigts rougis sans paraître réaliser.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait, le monsieur ?

— Il est entré avec un autre monsieur. Il m’a demandé si que votre mère était à la maison, j’y ai dit oui.

— Et puis ?

— J’sais plus. Je crois qu’il m’a pris ma bêche…

Et il lui en a mis un fameux coup sur sa bouille de cynocéphale.

— Et ma mère ?

— J’sais pas…

Naturellement. Il est allé à dame et la suite lui a échappé.

— Tu peux marcher ?

— Oui, pourquoi ?

Pourquoi ! Il en a de savoureuses, Julius. S’il regardait dans une glace sa frite éclatée comme un fruit trop mûr, il pigerait peut-être. Doit y avoir de la ventilation dans son citron. P’t’être que ça va activer ses facultés mentales qui étaient restées sur la voie de garage. Il a du retard à combler le Le Nôtre du pauvre !

— Viens avec moi.

Je retourne at home (comme on dit en Savoie) et je décroche le bigophone afin de réclamer une ambulance. Ils vont avoir un sacré turbin pour le recoudre, les carabins de l’hosto. Avec tout ça, je me demande où est passée Félicie. Je fouille toute la maison, appréhendant de la trouver assassinée par les foies-blancs qui ont opéré cette descente chez moi. Mais il n’y a pas la moindre trace de ma brave maman. Elle s’est volatilisée. Ou plutôt, si j’ose dire « on l’a » volatilisée.

Saisi d’une idée subite je me rue sur le cache-pot où j’avais planqué les documents. Ils sont là !

Ces événements se sont déroulés tellement vite et semblent si incohérents que j’ai le cerveau qui fait du sur place.

Qu’est-ce que ce mic-mac signifie ? Pendant ma courte absence, des mecs sont arrivés. Ils ont estourbi mon jardinier et kidnappé ma mère ! Sans doute étaient-ils embusqués à promiscuité (comme dit Béru), guettant mes allées et venues, prêts à agir. J’ai beau me concentrer comme un flacon de Tomato-Ketchup, je ne me souviens pas avoir remarqué quoi que ce soit d’insolite.

Affalé sur une chaise, Julius geint doucement tandis que le raisin dégouline sur sa chemise.

J’ai la présence d’esprit de lui offrir un verre de gnole. Il boit ça comme du sirop. Je m’en vote un, à titre honoraire, et je sens que ça va mieux. Le plus duraille, dans un truc de ce genre, c’est d’admettre l’évidence.

Deux infirmiers remontent l’allée, tenant un brancard roulé sous le bras. En escaladant le perron, l’un d’eux glisse, rate une marche et se casse trois dents contre le montant de la lourde. Julius et moi l’aidons à regagner son ambulance. Ces gentilshommes partent en groupe et votre estimable San-Antonio se retrouve tout seulâbre dans sa carrée, comme un gland sous le képi d’un général. Je ne sais pas si vous allez me comprendre, d’ailleurs que vous me compreniez ou non, je m’en balance jusqu’à m’en coller le tournis, mais je me sens cocu.

Être un dur, un terrible, un superman, un crack de la rousse et se faire kidnapper sa vieille sous le nez, voilà qui n’est pas fortiche. Mon angoisse mise à part, je prends conscience du ridicule qui m’accable.

S’agit-il d’une vengeance ? J’ai tellement d’ennemis que, pour les répertorier, il faudrait le secours d’une machine électronique. De celles, ultramodernes, qui vous permettent de savoir combien Louis XIV avait de poils sous les bras et à quel âge Clovis a eu sa première dent.

Si on avait voulu se venger de moi, simplement, en s’en prenant à ma mère, on l’aurait frappée ou tuée sur place, il me semble…

Je vide un nouveau gorgeon de pousse-au-crime et je décroche le téléphone. La voix du Vieux est plus mielleuse qu’une sucette lorsqu’il identifie mon organe altier.

— Déjà de retour, San-Antonio ? Vous avez fait diligence…

Les vins du Postillon aussi. Je m’abstiens de souligner cette coïncidence, l’heure n’étant point aux calembredaines.

— J’ai les documents, patron, fais-je. Seulement il y a un petit hic…

Son ton n’est plus à l’huile. Il questionne, vachement abrupt :

— Qu’est-ce ?

— Un petit ennui d’ordre familial. Il m’est impossible de vous remettre les papiers en main propre. Pouvez-vous m’adresser un commissionnaire digne de confiance ? Je l’attends chez moi.

— Bien entendu, mon cher.

Du moment que les ennuis ne sont que familiaux, il s’en tamponne le coquillard avec une patte d’alligator femelle.

— Rien de très grave ? s’enquiert-il néanmoins, car il est poli.

— Non, patron.

— Tant mieux. Vous passerez me voir dès que vous le pourrez, n’est-ce pas ?

— Comptez-y.

On se souhaite des choses heureuses et nous remettons nos filtres à mensonges sur leurs fourches (lesquelles sont caudines en ce qui me concerne).

On dit que l’argent appelle l’argent. Eh bien, pour le tubophone, c’est idem. Dès que vous tripotez un appareil téléphonique il se déclenche. À peine me suis-je replongé jusqu’au menton dans une louche méditation que la sonnerie du mien me joue « Décrochez-moi ça ». Musique dissonante de Pétété, livret de Quècedépargne. Comme c’est un morceau auquel je ne puis résister, je cramponne le bignou et, d’une voix suave mais bien timbrée, j’articule un « Allô » qui ferait pâlir de jalousie Mme Edwige Feuillère soi-même.

— Commissaire San-Antonio ? module une dame qui, à en juger par ses inflexions, ne doit pas être en âge de se faire tirer la peau par un chirurgien inesthétique.

Le ton est chaud, vibrant. On a envie de voir les lèvres qui articulent si joliment.

— En chair et en os, rétorqué-je avec ce sens de l’à-propos qui m’a fait surnommer « la mitrailleuse » (à cause de mon tac au tac).

— Je vous téléphone pour vous donner des nouvelles de madame votre mère.

J’en ai le battant qui se coince, les gars. Je donnerais n’importe quoi plus autre chose pour me trouver face à face avec ma correspondante à la voix charmeuse. Il y a une ombre d’ironie dans ses paroles.

M’est avis qu’elle doit jubiler dans son forain térieur.

— C’est bien aimable à vous, trouvé-je la force de répondre.

Vous me connaissez suffisamment pour comprendre que votre vaillant San-Antonio bouillonne. J’ai les muscles qui se nouent, l’aorte qui fait le grand écart, le gros colon qui crie terre, le système circulatoire qui s’encombre, les cellules grises qui se mettent en deuil, les doigts de pied qui font pouce et le plexus solaire qui commence à bronzer.

— D’ailleurs, enchaîne la voix mélodieuse, je vais vous la passer.

Un bref silence. Mon gosier fait un « 8 » et je ne parviens pas à avaler ma salive.

La bonne voix de ma Félicie titille la plaque sensible de l’écouteur.

— Antoine ! C’est effarant, mon chéri, mais il ne faut pas t’inquiéter…

Stop ! On vient de lui arracher l’appareil des mains.

La sirène en peau de vache reprend l’initiative des opérations.

— Ceci pour vous prouver que nous ne bluffons pas, cher commissaire.

— La suite, dis-je sèchement.

Je parle sèchement mais je dois avouer que je n’ai pas un poil de sec. Cette fois je dois me rendre à l’évidence par mes propres moyens : Félicie a bel et bien été kidnappée. Je nourrissais encore un léger espoir : il est groggy.

— Nous libérerons madame votre mère en échange de certains documents que vous avez ramenés d’Espagne, fait la gonzesse sans se départir de son calme.

Nous y voilà. Au fond, pas un instant je n’avais douté que cette incroyable aventure fût en rapport étroit avec ma dernière mission.

— Sans blague ! dis-je, assez piteusement.

Le ton n’y est pas. C’est joli de vouloir faire le mariole, encore faut-il avoir le cœur à ça. Le cœur, c’est ce qui manque le plus. Pour l’esprit, ça boume tout seul, c’est automatique…

— Sans blague, affirme mon interlocuteur — hélas — invisible.

— L’ennui, dis-je, c est qu’ils ne sont plus en ma possession.

— Ce serait dommage pour votre chère vieille maman, assure la garce.

Et d’ajouter, pour éclairer ma lanterne :

— Nous avons exercé une surveillance étroite aux abords de votre bureau et de votre domicile, commissaire. Elle nous a permis de constater que vous êtes d’abord allé chez vous.

— D’accord, seulement j’avais posté les documents, sitôt la frontière franchie.

Du coup la voix change. Elle perd toute ironie.

— À vous de les récupérer, nous vous faisons confiance. Si vous tenez à la vie de votre mère, rendez nous les papiers en question. Vous avez vingt-quatre heures. Si demain à midi nous n’avons pas récupéré ces pièces, la chère femme mourra d’une manière extrêmement désagréable, car il y a plusieurs façons de mourir, vous le savez, monsieur le commissaire.

J’ai les mâchoires bloquées. Je serre si fort les dents que mes molaires s’enfoncent de deux millimètres dans mes gencives. Je réussis néanmoins à ouvrir la bouche pour proférer :

— Si vous portez la main sur ma mère, vous la sentirez passer, je vous préviens. La mort que vous prétendez lui réserver ne serait rien en comparaison de celle que je vous ferais subir.

Cette morue éclate de rire.

— Ne faites donc pas de littérature, cher commissaire. Voici nos instructions… Vous connaissez le bureau de poste des Champs-Élysées ?

Elle considère que mon silence est un acquiescement et poursuit :

— Il comporte toute une série de cabines téléphoniques numérotées. Vous irez avec les documents dans la cabine 14. Je dis bien : 14, vous vous souviendrez ? Entre la cloison et le taxiphone il y a un intervalle dans lequel vous n’aurez aucun mal à glisser les feuillets. Ce sera tout. Dès que nous serons en possession des pièces, nous libérerons votre mère. Bien entendu il est inutile de faire surveiller la cabine, vous vous en doutez ? Au premier signe suspect nous considérerions que l’accord est rompu et vous seriez orphelin.

Elle rit de nouveau.

— Des centaines de personnes utilisent chaque jour chacune de ces cabines. Vous vous rendez parfaitement compte, n’est-ce pas, que vouloir surveiller et filer tous ceux qui utiliseront la cabine 14 serait pure folie et qu’une opération de cette envergure ne pourrait passer inaperçue ? À bon entendeur, salut !

Bing !

Me revoilà seul. Je joue un instant avec le combiné. Je le porte à mon front et mate dans la glace cette paire de cornes d’ébonite.

T’es cocu, mon San-Antonio. On t’a eu jusqu’au trognon. Il n’y a pas plus de différence entre toi et une truffe qu’entre un député et un marchand de salades.

Ma première réaction, je l’avoue en me frappant la cage thoracique jusqu’à me fêler les côtelettes, est assez lâche. Je me dis « Puisque j’ai encore les documents en ma possession, je vais les leur remettre pour faire libérer Félicie, et ensuite je me débrouillerai pour les leur repiquer. »

Seulement, il ne s’agit là que d’une première impulsion. Je me ravise. Et ceci pour plusieurs raisons dont voici les principales :

1° J’ai une conscience professionnelle en acier inoxydable et l’idée de céder à un chantage m’insupporte.

2° Je connais les mœurs de cette sorte d’individus. Je sais fort bien que si je leur donne satisfaction, ils n’auront rien de plus pressé que de tuer ma chère Félicie afin de supprimer un témoignage compromettant.

Conclusion : je dois retrouver ma mère en vitesse. Ne pas céder à la terrible pression, repousser cet odieux marché est encore le meilleur moyen de la protéger.

J’en suis là de mes réflexions angoissantes lorsqu’une chignole noire stoppe devant ma gentilhommière. Deux manants en descendent : Mathias et Pinaud. Ce sont ces vaillants ménestrels que le Vieux m’a dépêchés pour prendre les documents.

Ils font une entrée discrète.

Pinaud qui est de la maison se laisse tomber dans un fauteuil.

— Ta mère est pas là ? s’étonne-t-il.

— Elle est allée faire des courses…

Je tends l’enveloppe à Mathias avec un serrement de cœur. En accomplissant ce geste définitif, je prends position de façon formelle. Mes lascars ne se doutent pas de sa signification profonde. Une tempête sous un crâne, les gars ! Et pourtant le baromètre est au beau fixe.

— Tu vas nous offrir l’apéro, j’espère ! suggère Pinuche.

Je lui trouve un coup de vieux. Il est tout blafard, tout flétri. On dirait une salade dans une poubelle. Il sent le végétal en putréfaction. Ses yeux mités sont pareils à deux huîtres abandonnées en plein soleil.

Maussade, je sors une bouteille de Cinzano et trois verres et les flanque sur la table. Je n’ai qu’une hâte : voir déguerpir mes acolytes et les précieux plans. Me retrouver seul. Déterminer un plan d’action et agir. Oui : AGIR !

— Tu fais une drôle de tronche, observe finement le révérend Pinaud, ça ne gaze pas ?

— Si.

— Ta maman en a pour longtemps ? J’aimerais lui présenter mes devoirs…

— Laisse-les là, fais-je, je les lui donnerai quand elle rentrera.

Il grommelle, pincé :

— Brèfle, on est de trop ?

— J’ai du boulot, m’excusé-je.

Je sers trois godets et nous éclusons en silence. Mathias me coule des regards inquiets. Il devine que je ne suis pas dans mon assiette et ses yeux charbonneux distillent des points d’interrogation.

— Si vous avez besoin de quelque chose, monsieur le commissaire ? propose-t-il.

J’ai besoin qu’on me foute la paix, mais c’est difficile à exprimer lorsqu’on est un garçon poli, ayant reçu à la base une solide éducation.

Les archers de la Poule se taillent, emportant les documents, et je me retrouve seul avec mes pensées.

C’est une compagnie discutable.

CHAPITRE III

Dans la vie, l’essentiel, c’est la maîtrise. Le type qui peut se contrôler sans avoir besoin de se coller sur le chignon une casquette galonnée est assuré du succès.

C’est au moins ce que je m’efforce de croire en prenant une douche glacée. La flotte, c’est une chouette invention.

Il a eu le nez creux, le barman qui nous a préparé ce cocktail (deux mesures d’hydrogène pour une d’oxygène. Agitez et servez en petite quantité dans beaucoup de whisky).

Au bout de dix minutes, le jet dru du pommeau a gommé ma fatigue. Je me rase de près, je passe une chemise bleu pervenche au col légèrement amidonné. J’enfile un tweed léger, je noue une cravetouze à rayures blanches et bleues, et, loqué façon mylord, je démarre sur le sentier de la guerre. Pour commencer, je procède à une rapide exploration des environs immédiats. Nous habitons une petite avenue discrète, bordée de villas qu’abritent des murs pudiques… Un peu plus loin, en direction du centre de Saint-Cloud, il y a le carrossier qui continue de réparer des ailes d’autos meurtries.

C’est le seul bruit de la rue. Excepté quelques bribes de musique égrenées par les Zeuropenumérohun, tout est calme, suave, paisible.

J’avise la petite bonniche de nos voisins. Grimpée sur une chaise, elle fourbit les vitres d’une fenêtre au premier étage. Je la connais, lui ayant exécuté un solo de balalaïka sur ses jarretelles un jour que ses patrons étaient allés marier une nièce en Auvergne septentrionale.

— Martine, je hèle de ma voix de centaure !

Elle en largue sa peau de chamois qui descend en chute retardée sur le gazon.

— Bonjour ! gazouille la douce enfant.

Elle a le mollet rond, la figure ronde, l’œil rond et des taches de rousseur autour du pif.

— Vous n’avez pas aperçu ma mère ? m’enquiers-je, comme si c’était tout à fait sans importance.

— Si, répond la frotteuse de carreaux, elle est partie en voiture avec deux messieurs… Il y a de ça une bonne demi-heure…

— Descendez, j’ai deux mots à vous dire…

— Pas maintenant, se méprend la soubrette, j’ai de l’ouvrage.

Sans doute se figure-t-elle que j’ai l’intention de lui jouer « Sous le plus grand chapiteau du monde ».

Elle ponctue son refus d’une mimique expressive qui évoque ses patrons.

La gourde !

Je pousse la grille et j’entre chez les voisins. C’est un couple de rentiers. Lui était colon, elle est native de Colombes, bref ils étaient faits pour s’entendre. Ce sont des gens un peu grincheux qui élèvent des pigeons parce qu’il y avait un colombier dans la propriété lorsqu’ils sont revenus de Colomb-Béchar.

La vioque s’annonce à ma rencontre, alertée par le grelottement de la sonnette. C’est une rabougrie teinte en blonde, aussi déjetée qu’un lendemain de réveillon.

— Cher voisin, roucoule cette colombophile distinguée, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?

Je lui dédicace mon sourire Gibs numéro 408 ter, celui reconnu d’utilité publique par le ministère des loisirs. Elle en a le corsage qui se dilate.

— Je voudrais, si vous le permettez, demander un renseignement à votre bonne.

Elle se renfrogne, façon boxer. Peut-être croyait-elle que je venais la chercher pour l’emmener sur mon coursier blanc. Ivanhoé lui monte au caberlot.

— À Martine ? s’étonne-t-elle, hautement réprobatrice.

— Oui. Ma mère est sortie avec des amis. Martine l’a vue puisqu’elle travaille au premier…

Et je lui sors in extremis (car j’ai fait deux ans de latin chez un imprimeur spécialisé dans le Missel) un boniment comme quoi maman est partie sans me laisser d’indications précises au sujet de ses amis.

Ça prend comme eczéma sur une peau de mendiant. Rassurée, Mme Ramier (it is son blaze) me fait entrer dans sa salle à manger entièrement meublée Henri II. Sur le buffet, il y a une œuvre de plâtre de Paris véritable qui représente une petite fille tenant une gerbe de blé dans ses bras tandis qu’un chien lui jappe au nez, comme dit Fujita. Je m’extasie en attendant l’arrivée de Martine.

La bonniche rosit en m’apercevant.

— Mademoiselle, lui dis-je, un doigt cérémonieux (qui dira jamais l’importance du doigt dans les cérémonies !). Mademoiselle, pouvez-vous me décrire les personnes avec lesquelles ma mère est partie ?

— C’étaient deux hommes.

— Et ils étaient comment, ces hommes ?

— En imperméables clairs.

— Décrivez-les-moi, s’il vous plaît…

— Je peux pas. Je les ai juste entrevus. et d’en haut. Ils avaient des chapeaux marron, j’ai pas distingué leurs figures…

— Voilà bien ma chance. Ma mère les suivait ?

— Y en avait un qui lui donnait le bras !

Je frémis de l’intérieur. Dire que pendant cet enlèvement j’éclusais un muscadet frelaté à trois cents mètres de là !

Un comble ! comme disait Mansard.

— Vous avez vu leur voiture ?

— À peine. C’était une auto noire…

— La marque ?

— Peut-être une 403… À moins que ça ne soit une Versailles ou une D.S…

Tant de précision me bouleverse.

— C’est tout ce que vous pouvez me dire, ma chère enfant ?

— Oui.

— Alors, retournez « faire » les vitres ! enjoint impérativement la mère Ramier qui ne paie pas une servante pour surveiller les mères de ses voisins flics.

Martine me virgule un beau regard azuréen et se taille. Je fais fissa pour prendre congé de ma voisine. Son mari m’a l’air absent et je redoute que notre intimité lui monte au bol. Aussi décliné-je le porto d’Uniprix qu’elle insiste pour me faire déguster.

Je me retrouve devant ma résidence, plus navet qu’avant d’interviewer la soubrette. Deux hommes en impers clairs et chapeaux de feutre qui utilisaient une voiture noire !

C’est plutôt maigrichon. J’espérais obtenir une piste mais je me rends compte qu’il n’y a rien à glander de ce côté-là. Je n’ai pas affaire à des enfants de chœur. Quand bien même j’aurais obtenu le numéro minéralogique de la bagnole, je ne serais arrivé à rien car ils doivent rouler avec des plaques bidon.

Le contact est bel et bien rompu avec ces pieds-nickelés. Le seul point de rencontre de nos routes, c’est en somme la cabine 14 du bureau de poste des Champs-Élysées. Seulement ils doivent vachement mater le secteur. Si je commets une fausse manœuvre, tout est fichu. Je risque de perdre ma douce Félicie. Cette idée m’est insupportable. J’en ai pris un tel coup dans le placard que je n’ai même pas la force de me filer en renaud.

Je rentre chez nous, délabré. J’attrape le téléphone et je compose le numéro des Établissements Royco. Je demande au standard de me passer Bérurier. Le préposé m’apprend que mon honorable collègue a campo aujourd’hui, ce qui ne laisse pas de me surprendre. Je raccroche tout déconfit.

Dans les cas graves (et jamais je n’en ai rencontré de plus importants que celui-ci) j’ai besoin du Gros. Cela peut vous surprendre car vous savez qu’il est mon souffre-douleur attitré, mais c’est ainsi. Les fleurs ont besoin d’engrais. Béru, sauf le respect que je ne lui dois pas, c’est un peu mon fumier. Il me fertilise. En l’occurrence, plus j’y songe, plus je sens que j’ai besoin de lui et de sa grosse logique cousue avec du fil de fer barbelé.

Comme je me dois d’agir rapidement, je ferme ma crémerie et je saute dans ma guinde.


Dès l’entrée de l’immeuble qui a le privilège d’abriter l’existence végétative du digne Béru, mes trompes d’Eustache sont meurtries par un chant aviné qui descend des étages à califourchon sur la rampe d’escalier. Je reconnais la voix de basse-noble-galvanisée : c’est celle de mon subordonné. Je reconnais itou la chanson : Les Matelassiers, l’hymne préféré du Gros. Il s’agit d’une sorte de complainte relatant les déboires d’un matelassier qu’on avait surnommé le Cardeur de Rabelais et qui possédait une fille belle comme le jour J.

Au lieu de carder des matelas, la môme utilisait ceux-ci pour des exercices à deux. Elle fit la rencontre d’un sultan réputé, Homar Halam Herriquen, qui voulut l’emmener dans son palais. La fille du matelassier crut qu’elle avait décroché la timbale, mais elle s’aperçut vite qu’elle n’avait décroché qu’un mouflet. Elle revint chez le Cardeur de Rabelais, nantie d’un gros bébé criard et implora son pardon. Le matelassier le lui accorda. Et, du coup, touchée par la Grâce après l’avoir été par le sultan, elle se mit à carder et apprit à son rejeton illicite à refaire les matelas meurtris. Toute la maisonnée carda en chœur et sa réputation grandit.

C’est vous dire la noblesse du texte ; sa haute portée morale et ses prolongements philosophiques. Chaque fois que le Gros est naze, il brame ça. Et chaque fois qu’il chante les matelassiers, il pleure. Comme pleurer lui donne soif, cette vertueuse chanson a les fonctions d’un mouvement perpétuel.

J’escalade les deux étages me séparant de sa tanière et j’exerce sur le bouton de sa sonnette une pesée latérale qui a pour résultat de déclencher un timbre acide. La chanson meurt sur les lèvres vineuses du Gros. Je perçois quelques jurons. Puis sa baleine vient m’ouvrir.

Elle est sur son 64 (on ne peut parler de 32 pour une dame pesant cent vingt kilogrammes, soit le double d’une personne normalement constituée).

Elle porte une robe en soie et quand elle me tend la pogne, j’ai envie de m’agenouiller pour baiser le gros saphir qu’elle porte au doigt car je me crois en face d’un évêque.

— Par exemple, roucoule Berthe, quelle bonne surprise ! Vous tombez z’à pique, on peut dire.

Et de m’expliquer, en me drivant sur la salle à manger, qu’elle donne une réception intime pour fêter ses vingt-cinq ans de mariage.

Tout ce qu’il y a d’intime, la réception. N’y sont conviés que son mari et son amant le coiffeur. Si elle est peu nombreuse, elle a dû être riche en calories car le Gros est plus violacé que la robe de Madame.

— Eh ben, bée-t-il, si que je m’attendais…

Et de me presser la dextre avec une frénésie à laquelle les vins du Rocher ne sont point étrangers.

— Si t’avais pas zété en mission, je t’aurais invité, affirme Bérurier ; j’eusse aimé avoir Pinuche aussi, mais le Vieux n’a pas voulu lui accorder de relâche en même temps que ma pomme.

Le coiffeur sent la gomina argentine. Il est radieux. Ces noces d’argent, ça l’émoustille. Comme ils sont heureux, tous les trois ; quel beau ménage ils forment : bien français, bien uni, édifiant et tout. Les jeunes mariés devraient venir faire un stage chez Béru pour s’initier aux joies de la vie conjugale. Ils apprendraient ainsi à s’organiser et à éviter ces heurts dont souffrent tant de foyers.

— T’as bouffé ? s’inquiète Béru.

Il a l’œil injecté de vin, le nez veiné et la figure comme une muleta de toréador.

Je m’aperçois qu’effectivement j’ai l’estom’ dans les talons.

— Non.

— Dieu soit loué ! s’écrie la révérende Berthe qui a de la religion lorsqu’il s’agit de boustifaille. Dieu soit loué, il me reste encore du canard à l’orange, du gigot de mouton, du civet de lapin, de la quiche lorraine, du gratin de queue de langouste et un fond de petits pois.

J’affirme que je saurai m’en contenter et, tandis que la baleine ranime ses fourneaux, je prends le parti de narrer au Gros la cruelle mésaventure qui vient de m’arriver.

Il s’apitoie, compatit, assure que Félicie est la plus brave femme du monde, écrase un pleur épais comme l’île flottante qui flotte dans son auge, ensuite de quoi il transforme ses cinq doigts en un poing musculeux dont la vue ferait s’évanouir Carnera et il abat cette masse de viande non désossée sur la table.

— On va la retrouver ! décide-t-il.

L’instant est émouvant, les gars. Plein de grandeur ! Le serment des trois Horace, c’est de la crotte de bique à côté. Alfred, le coiffeur, se met à chialer. Le Gros rabat sur l’arrière de sa tête son feutre des dimanches qu’il avait conservé pour se mettre à table, et, d’un ton changé, déclare :

— Vois-tu, San-A., ce sont les alinéas du métier. Dans notre job on tombe souvent de caraïbe en syllabe. L’essentiel, conclut-il pertinemment, c’est d’avoir la santé.

In petto, je prie Dieu pour que Félicie conserve la sienne. Bérurier, qui en est à son quatrième litre de rouge, poursuit :

— Si je te disais que chez mon neveu, l’ancien boxeur, ça ne carbure pas fort ? Sa femme est en sénat dans les Alpes. On vient de lui faire une plume au thorax. Ça a commencé bêtement, par une friction de poitrine et puis…

Et d’écraser une douzaine de larmes fort bien constituées qui foutraient le bourdon à un congrès de crocodiles.

Berthe fait une heureuse diversion en jouant les gracieuses hôtesses d’Air-France. Elle m’apporte un plateau tellement garni que je pourrais sustenter avec ça la population de trois pays sous-développés.

Je bouffe, un peu du bout des chailles, en songeant à ma Félicie qui se morfond dans les pattes de ces salopards.

Sa voix au téléphone était ferme, nette. C’est une sacrée femme, Félicie. Pas du tout le genre mauviette. Je suis certain qu’elle leur en impose par son calme et sa dignité.

— T’as des projets ? demande le Gros en se versant un nième godet de rouquin.

J’opine.

— C’est au bureau de poste des Champ’s que nous devons usiner, Gros. Seulement ces foies-blancs m’ont à l’œil. S’ils me voient draguer là-bas sans que j’y dépose les plans, ils comprendront que je cherche à les biaiser en canard.

Je mords dans un pilon de canard précisément. Les bonnes recettes de tante Berthe ! Tome douze, chapitre seize !

— Qu’est-ce que tu mijotes, pour le bureau de poste, une souricière ?

— Impossible. Ces tantes ont raison : trop de gens usent des taxiphones. On ne peut filer tous ceux qui pénétreront dans la cabine 14…

— Alors ?

— Alors on va s’y prendre autrement. Le bureau de poste ferme tard, mais il ferme. Cette nuit, nous préparerons un petit dispositif spécial dans la cabine 14…

— Quoi ?

Je bois un vieux coup.

— La personne qui nous intéressera sera celle qui se saisira de l’enveloppe cachée derrière le taxiphone. J’irai donc déposer un pli bidon. Seulement je demanderai au labo de brancher dans la cabine un signal qui se déclenchera lorsqu’on touchera à l’enveloppe. Quelque chose dans le genre lampe rouge qui s’éclaire. Tu piges ?

— Bravo, c’est royalement imaginé, bafouille le merlan.

— Toi, Béru, tu t’achèteras une blouse grise et tu t’installeras à un guichet du bureau de poste. Lorsque la lampe s’allumera, tu fileras le quidam, compris ?

— Fais confiance, je suis doué pour la filature, gronde Béru en décochant à son coéquipier un regard lourd de sous-entendus.

CHAPITRE IV

Comme je franchis le seuil de la French Chicken House Corporation, Société furieusement anonyme, au capital indexé, dispensée de l’impôt cellulaire, je suis z’hélé par le sous-brigadier Pardevans qui, arrivant par-derrière, me frappe respectueusement l’épaule par-dessus.

— J’suis bien n’aise de vous voir, m’sieur le commissaire. Le patron vous réclame à corps z’et à crie. On a essayé de téléphoner chez vous, mais ça ne répondait pas…

Je remercie Pardevans et je m’esquive par côté en plongeant dans le vieil ascenseur hydraulique qui hisse quotidiennement des chargements de poultoks paresseux vers des étages où flottent des relents de tabac et de passages à tabac.

Débarquement chez le Vieux. Sa frime m’épouvante : je ne lui ai jamais vu une bouille pareille, même dans mes cauchemars.

Il est d’un blanc tirant légèrement sur le vert, avec sur la coquille des reflets moirés. Ses lèvres déjà minces comme celles d’un tronc pour le soutien de l’école laïque ressemblent à un coup de rasoir. Quant à son regard, il dégage autant de chaleur qu’un pain de glace dans un wagon frigorifique traversant l’Alaska.

Pas besoin d’être grand clerc (même les clercs de deux maîtres gradués en droit peuvent s’abstenir) pour comprendre qu’il y a du mou dans la corde à nœud.

Pourvu que le Vieux ne me colle pas sur une enquête urgente ! Je serais obligé, en ce cas, de lui cloquer ma démission car mon enquête personnelle prime tout.

— Vous voulez me voir, patron ?

Il me désigne un fauteuil pivotant, comme s’il s’agissait de la chaise électrique. J’y hasarde un dargif prudent. Je remarque l’extrême nervosité de ses doigts, il en fait des huit, des nœuds, des arabesques.

— Oui, San-Antonio, je voulais vous voir…

Il soulève son sous-main en cuir repoussé et cueille une enveloppe en papier kraft. Je la reconnais, c’est elle qui contient les documents ramenés de Barcelone et si furieusement convoités.

— Tenez…

— Qu’est-ce qu’il y a, patron ? croassé-je, car j’ai été élevé chez les Frères.

— Regardez !

J’ouvre l’enveloppe et j’en retire une liasse de feuillets. J’examine ceux-ci : ils sont rigoureusement blancs. Du coup, une flambée de raison me monte à la vitrine.

— Je ne comprends pas, chef, barris-je, car j’ai intimement connu un cornac autrefois.

— Regrettable, fulmine le dabuche, moi qui comptais précisément sur vous pour m’expliquer…

C’est l’effarement des grandes circonstances. Dans mon bulbe dont l’efficacité est cependant reconnue, on joue « Mystère et boule de gomme » en version originale, sous-titres papous.

— Vous voulez dire que l’enveloppe que vous ont remise Mathias et Pinaud ne contenait que ces feuilles blanches ?

— Exactement.

— Mais, mais, bêlé-je, ce qui s’explique par le fait que j’ai mangé du gigot.

— Mais quoi ? tranche le Vieux avec son coupe-papier.

— Je suis absolument certain d’avoir récupéré les vrais plans à Barcelone. Je les ai prélevés sur l’agent turc dans une chambre de l’hôtel Arycasa. Je les ai vérifiés et je ne vois guère comment… Ils étaient dans la poche intérieure de mon veston. J’avais même pris la précaution de les fixer à ma veste au moyen de deux épingles de sûreté et je ne me suis pas dévêtu avant d’arriver chez moi.

— Les faits sont pourtant là ! affirme le boss.

Il ne se réchauffe pas. J’ai beau lui distribuer des regards éplorés, ça le laisse aussi froid que le Mont-Blanc en hiver.

Un silence pénible s’appesantit sur ma hure.

Le vieux le rompt sans effort.

— Je préfère vous laisser élucider ce mystère, mon cher. J’insiste sur l’urgence de… la chose. Lorsque vous m’avez téléphoné de Barcelone que votre mission avait réussi, j’ai aussitôt, me fiant à votre parole, averti M. le ministre de ce… heu… soi-disant succès !

La vache ! Il a de ces mots qui font mal. Je me lève.

— Il ne m’est pas possible de vous donner des ordres plus précis, non plus que des conseils, San-Antonio. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il me faut ces plans de toute urgence.

Il hésite et condescend pourtant à me tendre la main. Je lui en presse cinq, sans enthousiasme. Il a les mains froides comme celles d’un serpent, dirait Ponson du Terrail.

Le mecton qui sort de son bureau est plus délavé que la vitrine d’un marchand de parapluies brestois.

Renonçant à l’ascenseur car je suis pressé, je dévale jusqu’à mon bureau.


J’y découvre le très honorable Pinuchet à quatre pattes sur le plancher ; fort occupé, m’explique-t-il, à chercher un bouton de sa braguette qui vient d’y rouler. Cette perte l’afflige d’autant plus que ce bouton était le dernier.

— Si je sors comme ça, lamente le digne homme, je vais me faire lyncher pour attentat à la pudeur…

Je le rassure.

— Pour attenter à la pudeur, il faut une cause précise au délit ; en ce qui te concerne, t’es paré. Ce n’est pas avec un lointain souvenir qu’on offusque ses contemporains.

Il va pour renauder, mais saint Antoine de Padoue qu’il avait mis sur le coup fait son boulot et Pinaud tombe en arrêt devant le bouton. Il le recueille non sans une légitime dévotion et le dépose sur le buvard de mon bureau. Ensuite de quoi il fouille l’un des tiroirs avec l’espoir d’y découvrir de quoi coudre.

— Mathias ? demandé-je.

— Il est allé chercher de la bière, il revient tout de suite.

Comme dans une pièce bien réglée, Mathias entre avec deux bouteilles de Kronenbourg.

— Tiens, m’sieur le commissaire, déjà là ?

Je lui arrache son sourire des lèvres comme si c’était un vieux bout de sparadrap pas propre collé sur un bobo.

— Qu’avez-vous fichu en partant de chez moi ! glapis-je, car j’aime beaucoup les renards, surtout lorsqu’ils sont très argentés.

Le bon rouquin est médusé.

— Mais, nous sommes venus ici, pas vrai, Pinaud ?

— Ouille ! répond Pinaud qui a trouvé de quoi recoudre son bouton et qui s’est planté l’aiguille dans le buffet.

— Directement ? tonné-je, car je suis l’inventeur d’un paratonnerre destiné à conjurer les coups de foudre.

— Naturellement. Vous ne vous imaginez pas que nous sommes allés faire la fête avec ces documents !

— En partant de la maison vous êtes montés dans votre bagnole, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous n’avez pas été bousculés, personne ne vous a parlé ?

— Personne.

— Et vous êtes venus directo ici ?

— Directement !

— Pas le moindre incident en cours de route ?

— Rien ! Nous ne sommes pas descendus et personne ne s’est approché de notre auto ; pourquoi ?

— Les plans ne sont plus dans l’enveloppe.

— Hein !

Ils ont poussé d’un commun accord ce cri d’Indien sioux. Ils sont incrédules. Pinaud reste l’aiguille pointée, avec son pantalon béant.

— Je peux te jurer sur ce que j’ai de plus sacré…, commence-t-il.

Qu’a-t-il de plus sacré, le cher débris ? Son gâtisme ou son amour du muscadet ?

— … que nous avons remis ton enveloppe au boss en mains propres. Pas vrai, Mathias ! ?

— C’est la vérité, monsieur le commissaire. Si quelqu’un a pris les documents, je m’excuse, mais c’est tandis que vous les aviez en votre possession !

Ça commence à me sembler infiniment évident à moi aussi.

En ce cas, je suis au cœur d’une complexe, surprenante, ahurissante, louche, étrange, bizarre, incroyable, étourdissante, indéfinissable, hallucinante aventure[1].

Car suivez bien mon raisonnement sans lâcher la rampe : on n’a pas pu me subtiliser les documents avant que je les sorte de ma poche pour les carrer dans le cache-pot.

Si les foies-blancs qui ont opéré chez moi avaient pris les sacrés nom de chien de plans, je ne vois guère pourquoi ils auraient enlevé ma mère et me feraient chanter afin que je les leur remette, non ? C’est un peu évident sur le pourtour et dans la partie biconvexe, avouez-le ?

Mes deux compères respectent mes cogitations. Mathias en restant au garde-à-vous, Pinaud en achevant de coudre son bouton. Ayant achevé cette opération ménagère, il prend des ciseaux à papier pour trancher le fil, s’y prend mal et cisaille ledit bouton qui, de nouveau, choit sur le plancher. Pinuchet renonce alors à assurer l’hermétisme de son grimpant. Il préfère boire l’une des bières qu’a rapportées Mathias.

Je me sens, pour ma part et en ce qui me concerne personnellement moi-même, tout glacé de l’intérieur. Ma mission est un fiasco. On a kidnappé ma brave femme de mère et je n’ai pas la moindre idée sur la façon de récupérer l’une et les autres.

— Qu’est-ce que tu décides ? demande Pinaud.

— À ton avis ? imploré-je, désemparé.

Il est cruel, le fossile.

— J’ai pas à donner d’avis. C’est toi le général.

— Triste privilège, gloussé-je, ayant une prédilection pour la dinde aux marrons.

Naturellement, Pinaud en profite pour placer un doigt de philosophie :

— Un général, dit-il, ça marche derrière ses soldats quand il est vainqueur, et devant quand il est vaincu. Ça, c’est son plus grand privilège.

J’opine et je dis à Mathias de me dégoter un technicien de l’électricité, ce dont il s’acquitte avec une bonne volonté compatissante.

CHAPITRE V

Croyez-moi ou courez vous faire cuire un potage Maggi, mais je passe une excellente nuit. La fatigue, l’émotion, tout contribue à m’expédier dans les bras de l’orfèvre.

Mon Jaz, remonté sur sept heures, exécute un solo de dring-dring. Pour être certain de ne pas m’oublier, je l’ai posé sur une assiette pleine de monnaie, ce qui accroît son vacarme.

Je soulève les stores, je bâille large comme l’inauguration du Salon de l’Auto et, d’une jambe énergique, je refoule mon drap supérieur.

Un soleil aimable inspecte ma chambre. La maison est d’un calme olympien. Trop calme même. D’ordinaire je perçois le bruit menu que produit Félicie en existant. Ou est son pas glissant, où sont ses gestes méticuleux ? Le crachotement de son moulin à café et la chanson de la bouilloire qui somnole en permanence dans un coin de sa cuisinière ?

Chère Félicie ! Ton absence est pour moi comme une blessure indéfinissable. Mon corps te cherche avant mon esprit. Il réclame ses racines…

Je me lève, maussade comme la première page du Figaro, et je vais me faire un Nescafé carabiné. Ensuite le petit festival : douche-rasoir-lotion « after-shave ». Je renifle un grand coup le silence puissant de la maison, son odeur affreuse de Félicie-n’est-pas-là. Décidément, vaut mieux que je me trisse en effet.

J’entre chez un papetier et je fais l’emplette d’une grande enveloppe. J’y introduis une feuille de journal pliée en quatre, je la cachète à la cire pour lui donner un aspect officiel et je fonce jusqu’aux Champ’s.

La magnifique avenue ne connaît pas encore la grosse affluence, because l’heure matinale. Des arroseurs balaient la chaussée ; des balayeurs l’arrosent et des auxiliaires de la police commencent à se fixer des bracelets de force aux poignets afin de pouvoir effeuiller d’une main plus sûre leurs carnets de contredanses. La vie paisible, quoi !

Le burlingue de poste vient d’ouvrir. Un facteur mal réveillé vide la boîte aux lettres. Les préposés commencent à préposer derrière les guichets. Dans le box du téléphone, une aimable dame empile de la monnaie dans un casier spécial. Elle est flanquée d’une auxiliaire qui appartient à la maison pullman. Il s’agit d’une ravissante petite rouquine qui serait à croquer si elle ne louchait pas, malgré sa bosse et son pied bot.

C’est devant cette précieuse collaboratrice que nous avons placé le signal lumineux. Je m’approche du box et je réclame un jeton. La préposée officielle me l’octroie moyennant une subvention modique de vingt-cinq francs légers.

Je me dirige alors vers la cabine 14. J’y pénètre car elle est vide et je me place dos à la porte vitrée.

Sous l’appareil, collée avec de la poix, il y a une minuscule pince métallique à laquelle un fil électrique ténu est branché. J’ajuste les mâchoires de la pince à l’enveloppe et je glisse celle-ci derrière le coffrage du taxiphone. Après quoi, je bloque le fil sous la tablette. De cette manière, lorsque le messager de la bande viendra chercher l’enveloppe, il la retirera de la pince sans s’en rendre compte. Les deux bords de celle-ci, en se joignant, rétabliront le contact et la lampe rouge s’allumera dans le box des téléphonistes.

À cet instant, notre auxiliaire saura que l’occupant de la cabine 14 est bien celui qui nous intéresse. Elle appuiera sur un bouton. Béru qui se tient à l’affût derrière le guichet des recommandés, se lancera alors aux trousses du gars désigné. Quand il sortira du bureau de poste, il sera lui-même filé par Pinaud et Mathias, embusqués dans l’une de nos camionnettes stationnée dans la contre-allée. (Et, à titre exceptionnel, dispensée du disque bleu.)

Je quitte la cabine le plus naturellement du monde. Je vous parierais un empire romain contre un empire sur moi-même que mes tourmenteurs ont des yeux dans les parages. Je sens sur moi d’accablants regards ; mais je m’abstiens de bigler les azimuts pour ne pas éveiller les soupçons.

D’après le plan que j’ai ourdi, comme disait un ourdisseur que j’ai bien connu, je dois me rendre non loin de là, rue Pierre-Charron, chez un producteur de films de mes relations. Il y a le téléphone dans la camionnette occupée par Pinuche et Mathias. Dès que le coup sera engrené, ils me tuberont au numéro de mon copain le cultivateur de navets.

Je m’annonce chez icelui, le cœur battant un chouïa la breloque. Je suis accueilli à cœur ouvert par une standardiste aussi blonde que la teinture Oréal permet de l’être à une brune de naissance.

Elle me dit que je peux bivouaquer dans le bureau de mon pote, celui-là étant à une starlett’ party.

Je me carre dans un fauteuil profond comme une pensée de Paul Valéry et j’attends à promiscuité du bigophone le bon vouloir de celui-ci.

Pour tromper le temps, je ligote les affiches tapissant les murs of the burlingue. C’est fou ce qu’il a pu produire comme chefs-d’œuvre, mon copain. Pas étonnant qu’on lui ait télégraphié la Légion d’honneur en port payé. Jugez-en plutôt. Tenez : rien que pour la dernière saison, je note :

Le Mikado se met aux Japonais absents. Film exotique avec la célèbre vedette asiatique Fé-Nou-Pa-Sué.

Si tu n’en veux pas, je la remets dans ma soutane. Un documentaire sur la vie des Chartreux.

La mort parfumée de Marie-Rose. Prix spécial du concierge du Palais du Festival de Cannes.

Et, en préparation, la série tant attendue :


Zaza dans l’autobus.

Zizi dans l’hélicoptère.

Zézé dans le taxi.

Et Zuzu dans le bateau.


Les mains croisées sur l’abdomen, je glisse dans une rêverie nauséeuse. J’ai donné l’ordre à la standardiste de ne sonner que dans le cas express où l’on me réclamerait personnellement. De la sorte pas de déconvenue possible. Quand ça carillonnera, ce sera fatalement Mathias.

Un quart d’heure s’écoule. Je feuillette cette bible édifiante qu’est l’annuaire du Tout Cinéma. Jolie distribution, les gars. Ce qu’on peut découvrir comme tronches oubliées dans ce Bottin, c’est pas croyable. Tout le monde a son avantage, dans des poses étudiées pour. Des à travers la fumée d’une cigarette. Des à contrejour. Des en maillot de bain. Des en soutien-gorge. Des en costume d’époque. Des avec l’air intelligent. Des avec l’air comte. Des debout. Des couchés. Des accroupis. Des souriants. Des en chômage. Des vedettes. Des fines lames. Des épées ! Des épées d’Héraste. Des autrement.

C’est beau, le ciné : ça porte au rêve. Ils sont là, les fortiches de la pellicule (dans les cas graves employez Silvikrine !). Par ordre alphabétique, c’est plus prudent, étiquetés, catalogués, répertoriés, avec leurs principales œuvres et l’adresse de l’imprésario qui leur file, le téméraire, quatre-vingt-dix pour cent de ses revenus. Toute la grande famille de ceux dont on fait tremper la gueule dans des émulsions. Les tarzans pour jeunes filles encéphaliques, les ténébreux qui tordent la bouche comme un qui se rase pour faire mystérieux ; les rondeurs qui ne font marrer que le zig qui les observe dans la glace de leur armoire ; les vieux beaux, pas si beaux et pas si vieux que ça, hélas ; les cocus, bedonnants et calvitiés, qui sont contents parce que leurs bergères emploient Astra ; les traîtres qui ont des yeux jusque derrière la tête, tous les acteurs de la grande comédie humaine.

Je suis tellement accaparé par cette revue de détail que je suis distrait de mon angoisse. Mais le vrombissement discret du bigophone remet tout en question.

Vivement je ferme l’album de famille de mon copain et je dis allô ! La provisoirement blonde standardiste m’informe qu’on me demande sur la deuxième. J’appuie sur un bouton portant le numéro 2, ce qui me met instantanément en communication avec le gars Mathias.

Il semble frémissant.

— Patron ? fait-il, oubliant pour une fois de m’appeler monsieur le commissaire.

— Alors ?

— Ça y est, c’est parti. Un mec est venu relever le compteur.

Je biche, les gars ! Je biche. On va peut-être commencer d’y voir clair.

— Raconte ! mugis-je, ayant été élevé au lait de vache.

— C’est un petit type brun, genre douteux. Polo noir, complet bleu, chapeau de feutre marron, vous voyez le genre.

— Que fait-il ?

— Il descend les Champs-Élysées. Béru lui file le train. Pinaud file Béru. Moi je file tout le monde avec la carriole, à bonne distance, en restant sur la contre-allée, car j’ai peur qu’il prenne une auto ou un bahut et que le Gros soit marron ; le petit ballet, quoi !

— Bravo.

— Vous restez où vous êtes ?

— Non, je vais essayer de vous rejoindre en douce. Au cas où je ne vous trouverais pas, téléphone ta position au bureau de temps à autre, vu ?

— Vu.

Je me catapulte comme un dingue hors de cet antre où s’élaborèrent tant d’œuvres délicates qui firent beaucoup pour le prestige de la France. La standardiste provisoirement blonde veut tailler une bavette, mais mon rush lui indique clairement que je ne me trouve pas dans l’état d’esprit adéquat pour discuter les mérites du suspensoir atomique à fourche télescopique.

Heureusement, ma bagnole est remisée pile devant la lourde de l’immeuble et elle est orientée dans le bon sens. Je fais un démarrage foudroyant et traverse au feu rouge, ce qui déclenche un gardien de la paix. Le digne représentant de la loi se croit obligé de donner un récital de sifflet à roulette qui se perd dans le brouhaha de la circulation.

Me voici sur les Champ’s. Je les dévale à une vitesse légèrement supérieure à celle du son. J’atteins le Rond-point sans avoir aperçu la camionnette des Services.

Parvenu à ce point d’intersection, j’hésite. Faut-il virer à gauche ? À droite ? Ou poursuivre tout droit vers la Concorde ?

Complètement paumé, le gars San-A. C’est du commissaire pour Comices agricoles, ça, madame. Ça fait du gâtisme précoce ! C’est juste bon à déchirer des tickets à l’entrée d’un parking…

J’ai beau me détroncher, je ne vois rien. Je vous parie un cas de force majeure contre un mineur majeur que l’homme à l’enveloppe a sauté dans une quelconque Bozon-Berduraz décapotable et a semé du poivre à mes aminches.

Déconfit, je rallie la grande cabane pour attendre des nouvelles de Mathias. Je grimpe directo à mon bureau et, les pieds sur une chaise, j’attends de nouveau la suite des événements. Je n’ai pas l’habitude de me cantonner dans les emplois passifs et ça me chanstique le moral.

Heureusement que le brave Mathias connaît son turf. Il me tube juste à l’instant précis où j’ai fini de me ronger l’ongle du pouce gauche et où je m’apprête à attaquer l’index.

— Commissaire ?

— Je t’écoute.

— Il a pris une voiture et il roule en direction de la porte d’Italie.

— Numéro de la bagnole ?

— 2438 FA 75. C’est une 403 noire avec des roues fil.

— Et Béru ?

— Il a pris un taxi, un coup de veine. Il suit, Pinaud aussi, avec un léger retard, mais il est parvenu à recoller et nous nous suivons à la queue leu leu.

Je ne puis m’empêcher de sourire. Je vois le tableau. La 403 suivie d’un taxi, suivi de la camionnette, suivie d’un autre taxi !

— O.K. ; j’attends, rappelle-moi dans cinq minutes pour me communiquer votre position.

Je raccroche pour couper la communication, mais je ne lâche pas l’appareil.

— Passez-moi le service des Cartes Grises et que ça saute !

On me donne satisfaction en un temps record. Je balance à l’intéressé le numéro minéralogique de la fameuse 403 et je dis au gars de se manier la rondelle. Il me faut illico le nom et l’adresse du propriétaire de ce véhicule.

Le préposé dit « banco » et me demande de ne pas quitter.

Pendant qu’il farfouille dans ses fichiers je me mets à l’index, à savoir que je bouffe l’ongle de ce doigt de première importance, lequel joue dans la vie quotidienne un rôle si prépondérant.

— Allô !

— Je suis là.

— Je n’y comprends rien, m’sieur le commissaire. Le numéro en question affecte une 2 chevaux et non une 403.

Voilà bien ma veine ! je suis tombé sur un gnace qui s’est collé une plaque bidon pour berlurer le populo.

Pourtant j’insiste, dépité :

— Vous en êtes sûr ?

— Tout ce qu’il y a de plus certain. Et cette 2 chevaux appartient à un charcutier de la rue de Charonne, un certain Prébois… Victor Prébois.

— Ça va, merci.

Si j’avais un chapeau, je le mangerais, sans sucre, tant est intense ma désillusion.

Je descends au standard pour y attendre le prochain coup de grelot de Mathias. Les deux fonctionnaires qui y végètent, dans un univers de fiches et de voyants lumineux, fument comme des pompelards dans leur aquarium vitré au point qu’on ne se voit plus et qu’on ne se dirige qu’à l’oreille.

Comme j’entre dans la cage, l’un d’eux, l’agent Nfépalboneur me cligne de l’œil, ce qui n’est pas difficile lorsqu’on a sous la paupière autant de fumée que peut en produire l’usine de Lacq.

— Pour vous !

Il me tend son appareil.

— Mathias ?

— Oui, patron. Ça se corse. Nous voici sur la route de Fontainebleau, nous allons arriver au carrefour de la Belle-Épine.

— Il va peut-être à Orly ? suggéré-je.

— J’en ai l’impression. Qu’est-ce que je fais s’il prend l’avion ?

— Tu sautes le gars !

Je pousse un immense soupir de détresse. Si nous sommes obligés d’appréhender l’homme à l’enveloppe et que celui-ci ne parle pas, c’en est fait de Félicie. Cette pensée me flanque la nausée.

— Entendu, je rappelle encore dans cinq minutes…

Je rends à Nfépalboneur son morceau d’ébonite et je participe au nuage de fumée en grillant coup sur coup deux Gitanes.

Les téléphonistes parlent du dernier match de foot et essaient de m’intéresser au débat, mais je leur oppose une tronche hermétique comme un sous-marin et ils renoncent.

Je me dis que je ferais peut-être mieux d’attendre chez moi un appel possible des zigs qui ont kidnappé Félicie, car s’ils ont envie de me parler, ils ne sauront pas où me joindre. Pourtant, je ne me vois guère faire le pied de grue devant l’appareil, dans cette maison sans âme.

Nouvelle mimique de l’agent-téléphoniste qui me redit :

— À vous !

— Il ne s’est pas arrêté devant Orly, patron, annonce Mathias, presque triomphant.

La nouvelle me réconforte. Sans doute le gars se rend-il dans un patelin de la banlieue Sud ?

— O.K. ; et les copains ?

— Toujours la caravane, j’ai peur que ce soit un peu voyant sur la route. Deux taxis, vous pensez.

— J’en ai peur aussi. Continue de suivre, je vais vous rejoindre avec une autre bagnole-radio. C’est moi qui entrerai en communication avec toi.

— Entendu !

— Appelez-moi le garage ! enjoins-je au standardiste.

Le chef des bagnoles me dit que, de toutes ses voitures-radio, la plus rapide est une 15 Citroën au moteur gonflé. Je lui réponds de me l’amener dare-dare avec un chauffeur d’élite. Et quatre minutes dix secondes trois dixièmes plus tard nous nous élançons.

CHAPITRE VI

Pour un as du volant, c’est un as du volant ! À peine avons-nous atteint les boulevards extérieurs que l’aiguille du compteur se place sur le 140 et n’en bouge plus. J’ai vu bien des fortiches de la conduite, et je me pique moi-même d’en être un ; mais des comme Bravissimo jamais. Ancien pilote d’essai chez Spaghetti-Bolognaise il a disputé de nombreuses compétitions avant que d’entrer dans la poule. C’est lui qui a remporté les Quarante-huit heures de la Varenne-Sainte-Hilaire ; qui a fait deuxième aux Cent cent (derrière Sinusite et sur Alfa Numérotée) et qui aurait gagné le Grand Prix de Tassin-la-Demi-Lune si son percolateur à tambour n’était pas passé dans la boîte de vitesse à cinquante centimètres de la ligne d’arrivée. Il essaya, paraît-il, de pousser son véhicule mais ce lui fut impossible car dans son émotion il avait oublié de desserrer le frein à main. Bref, un superman.

Il offre la particularité de ne conduire que d’une main. De l’autre il se cure les oreilles au moyen d’un tournevis qui lui sert aussi à régler l’avance à l’allumage.

Du beau boulot !

On débouche place d’Italie. On oblique vers Fontainebleau. On traverse la banlieue. On dépasse la Belle-Épine, Orly, puis tous les petits bleds populeux qui jalonnent la route jusqu’à Corbeil.

Je me mets en communication avec Mathias.

— Où en sommes-nous, fiston ?

— Nous venons de passer le Rond-point de la forêt, nous sommes maintenant sur la Nationale 5. Je vous signale que Pinaud n’est plus en vue…

— Merci.

La course à la mort continue, folle. Bravissimo prend des risques énormes. Il double au sommet des côtes, se fout des limitations de vitesse et ne prend pas plus garde aux feux rouges que s’il était daltonien. Bien entendu l’inévitable se produit. Nous avons bientôt deux motards au fignedé. Je conseille à Bravissimo de s’arrêter. Les hussards de la mort ne sont pas joyeux.

— Vous êtes fous ou quoi ! éructent-ils avec un ensemble parfait…

Je leur montre ma carte et leur conseille d’écraser. Ils saluent militairement et s’apprêtent à poursuivre leur vaillante besogne lorsqu’il me vient une idée.

— À trente kilomètres en avant, leur dis-je, roule une 403 noire, immatriculée 2438 FA 75. Prévenez vos collègues qui draguent sur la N.5 de stopper cette bagnole mais sous un prétexte plausible ! Vous m’entendez ? Qu’ils examinent les papiers du conducteur et ceux de l’auto. Si celui-ci est en règle, qu’ils se contentent de lui dresser procès-verbal. Du doigté, surtout. Quand ils auront fait le boulot, qu’ils m’attendent en bordure de la route.

— Parfaitement, monsieur le commissaire.

— Continuons, fais-je à Bravissimo.

Un peu plus loin, à l’entrée de la forêt, j’avise un taxi qui vient à notre rencontre. Je demande à mon virtuose de stopper et je me place en travers de la route. C’est bien le bahut de Pinuche : une Ariane noire conduite par un Russe dit blanc, mais en réalité gris comme les mains d’un marchand de journaux.

Le Grand Duc est dans tous ses états, si je puis me permettre. Il peste contre Pinaud qui l’a entraîné dans une équipée idiote. Il essaie de m’expliquer, après qu’il a vu ma carte, qu’il achevait son service quand il a chargé mon pote, qu’il appartient au dépôt de la porte Champerret et qu’il n’a rien à foutre à Fontainebleau. Il ajoute qu’il a horreur des flics, ce qui est son droit ; et qu’il les méprise, ce qui est son devoir.

Je lui laisse épancher sa bile et je prends mon valeureux fossile à partie.

— Tu rentres ?

— Faut bien, le Popof devenait dingue. Il a sa bergère qui l’attend avec un rouleau à pâtisserie.

— Voici mes clés, va attendre chez moi. Prends les communications téléphoniques. Si on te dit qu’on veut absolument me parler, réponds que tu as un moyen de me contacter, vu ?

— Et à part ça ?

— À part ça, j’ai du Sancerre à la cave, mais vas-y mollo ; salut !

— Hé ! Hé ! interjecte Pinuchet…

— Quoi encore ?

— T’as quelque chose à faire dire à ta mère ?

Ça me fait l’effet d’un coup de savate dans le burlingue.

— Tu ne la verras pas : elle est en voyage.

— Dommage, soupire l’ancêtre, la chère femme cuisine tellement bien !

Nos pistes s’écartent. Le chauffeur de Pinaud qui voit rouge raconte des trucs saignants en russe blanc. Je tente de l’amadouer par un sourire mais il me démarre au nez à bout portant et je regagne mon propre véhicule. La poursuite infernale, deuxième épisode ! Bravissimo ne se cure plus les oreilles, mais les dents, et ce au moyen du même tournevis à usages multiples. Pour tromper le temps, je rappelle Mathias.

— J’allais vous sonner, me dit ce dernier, figurez-vous que notre homme vient de se faire stopper par des motards.

— Je suis au courant.

— Ah ! bon, je ne savais trop ce que je devais faire… Et Bérurier non plus d’ailleurs. J’aperçois son taxi en perdition à deux cents mètres de moi…

— Rattrape-le. Dis-lui de larguer son bolide et prends-le à ton bord. Ensuite continuez de rouler, les poulets vont relâcher notre oiseau et il ne faut pas avoir l’air de l’attendre.

— Bien, patron !

Nous traçons encore pendant une dizaine de minutes et j’avise deux motards immobiles en bordure de la route, semblant attendre quelqu’un.

Le quelqu’un est un type absolument remarquable : moi.

Je me fais stopper à leur hauteur. J’ai déjà ma carte à la pogne, mais c’est superflu. Eux portent déjà leurs menottes d’étrangleurs au bord capitonné de leurs casques.

— Vous avez arrêté mon zigoto ? m’enquiers-je.

— Parfaitement, m’sieur le commissaire.

— Sous quel prétexte ?

— Légèrement tiré par les cheveux à vrai dire, plaisante l’un d’eux (celui qui a un grain de beauté sur la fesse gauche). Il roulait à cent à l’heure et la vitesse sur cette portion de route est limitée à quatre-vingts.

— Ses papiers sont en règle ?

— Absolument. La carte grise est conforme au numéro.

Il m’a l’air organisé, ce julot ! Il a des cartes grises en blanc à ce qu’on dirait et il les remplit selon sa fantaisie.

— Son nom ?

L’autre motard (celui qui a un ongle incarné à l’orteil droit) tire son carnet.

Il déchire un feuillet et me le tend.

Je lis :

Pilois Albert. Né à Lapalisse (Allier) le 24-6-23. Demeurant 15, avenue de Clichy, Paris.

— Son signalement ! insisté-je.

Les deux archers vont pour répondre simultanément, mais le plus âgé (celui qui a une médaille de Notre-Dame-de-Lourdes cousue à son tricot Rasurel) prend l’initiative.

— Quarante-deux ans environ, taille moyenne, très moyenne. Teint blême, cheveux bruns. Yeux marron. Lèvres minces. Cicatrice en forme de « Y » au menton. Porte une chemise noire. Un complet…

— Merci, tranché-je, car j’ai toujours su me servir d’un rasoir.

Re-re-en-route !

Le gars Bravissimo a pris le parti de se bourrer le groin de chewing-gum. Il mastique avec application ces friandises vulcanisées par Dunlop.

Votre San-Antonio joli tube à Pantruche pour communiquer les renseignements recueillis sur l’homme que nous poursuivons, en demandant qu’une enquête soit ouverte dare-dare à son sujet.

Nous croisons un second taxi ! Le gag ! Si avec un tel cortège l’ami Pilois ne se gaffe de rien, c’est qu’on lui a bourré dans les orbites de la farce à escargot. Je me demande où il peut bien foncer de la sorte, le zig.

Un petit travail de méninges s’opère dans ma bonbonnière à idées. Vous ne trouvez pas bizarre, vous autres, que le mec ait piqué l’enveloppe dans le taxiphone et se soit lancé sur la grand-route sans s’être assuré de son contenu ? Moi si.

Nous avons dit adieu à Fontainebleau depuis un bon moment (d’ailleurs, n’est-ce pas le pays des adieux ?) et nous traçons en direction de Sens — ce qui, comme le disait avec tant d’esprit Sacha Guitry — est unique. Nous dépassons Sens. De temps à autre, je tube à Mathias qui continue de rouler à l’avant. Il a été passé par la 403 et déclare que tout va bien. Je suis heureux de l’apprendre.

Maintenant on se farcit la Nationale 6 : Joigny. Auxerre. Avallon.

Le signal d’appel de mon poste grésille.

— Allô !

— Patron, fait Mathias, il vient de s’arrêter au Restauroute avant Saulieu, qu’est-ce qu’on fait ?

— On l’attend un peu plus loin…

— Oui, mais tout de suite après il y a une fourche, on ne peut pas prévoir la direction qu’il prendra… Ira-t-il sur le Midi ou sur Dijon ?

— Bien raisonné, attends que je réfléchisse…

— Je puis me permettre de vous signaler que Bérurier souffre de la faim.

— Il n’a qu’à ronger son frein.

Mathias traduit. Béru lui arrache l’appareil et tonitrue dans mes cornets acoustiques.

— Dis donc, j’sais pas si tu te rends compte que je me suis levé aux aurores et que j’ai nib dans le sac ! Si ton mec s’est arrêté pour becqueter, c’est qu’il va encore loin.

Ce qu’il y a de merveilleux avec le Gros, c’est que ses raisonnements sont toujours frappés au coin du bon sens. Sa remarque est des plus pertinentes… Oui : Pilois va encore loin.

— Après tout, transigé-je, allez becqueter. Mais pas de festin à grand spectacle, hein ? Un peu de frugalité ! N’oublie pas que tu as soixante kilos à perdre pour redevenir un homme décent.

On rompt le contact avant les engueulades d’usage.

Je conseille à Bravissimo de ralentir, vu que nous avons le temps, et c’est d’une allure quasi touristique que nous atteignons le restauroute.

— Remise ton char un peu à l’écart, indiqué-je (car j’ai connu beaucoup d’indicateurs).

Bravissimo obtempère.

— Maintenant, va bouffer des sandwiches au bar. Tu surveilleras notre homme, tu as entendu son signalement par les emplumés à casques ?

— Vous tracassez pas, patron.

— S’il amorce un mouvement de sortie, sors le premier, je vais jeter un petit coup d’œil à sa tire… Quand tu reviendras, apporte-moi un petit quelque chose à bouffer et une bière, d’ac ?

Il pénètre dans le restauroute.

Je quitte la traction et j’exécute quelques mouvements gymniques, histoire de me dérouiller les articulations.

Puis, avec des ruses de Sioux, je m’approche de la 403.

Le copain a omis de la boucler à clé.

J’inspecte le coffre, ce qui est rapide vu qu’il ne contient qu’une roue de secours et un cric. C’est ensuite le tour de la boîte à gants. Elle contient : une lampe électrique, une carte routière de la France, un crayon, une vieille bougie Marchal et un paquet de cigarettes américaines à moitié vide.

C’est faiblard comme indices, pour ne pas dire rigoureusement inexistant.

Par acquit de conscience, je file un coup de sabord sous les banquettes. Je ramène une épingle à cheveux. Une grosse. Il n’y a que Félicie pour utiliser de pareils engins.

Donc, c’est bien dans cette voiture qu’elle a été kidnappée.

Probable que le Pilois a participé à l’opération. Je serre les poings. L’envie me prend de pénétrer dans le restaurant, de l’alpaguer par le colbak et de l’emmener dans un bois voisin pour le questionner. Ce serait peut-être un gain de temps… Oui, mais cela risquerait aussi de tout compromettre. J’ai rencontré des durs au cours de ma vacherie de carrière qui s’obstinaient à ne pas comprendre les questions qu’on leur posait.

Déçu, amer, je regagne notre chignole et j’appelle Paris pour savoir si l’on a du nouveau sur Pilois. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, son identité et son adresse sont aussi bidons que sa plaque de voiture. Je demande au service de téléphoner chez moi pour demander au père Pinaud s’il a reçu un message. J’attends quatre minutes et je resonne le Central. Zéro. Pinaud vient tout juste d’arriver dans ma crèche et il n’a rien de neuf.

J’ai le cœur aussi gros qu’un ballon captif et aussi captif. Qu’est-ce que tu décides, mon San-Antonio préféré ? Tu as à ton service une organisation policière formidable. Tu peux commander, décider ! Et t’es complètement paumé parce que, cette fois, cette affaire est un cas personnel. On t’a chouravé ta vieille, San-A. Tu te croyais malin, invincible. Tu te prenais pour un fortiche de bandes dessinées et t’étais en réalité qu’un homme comme les autres. Te voilà tout désemparé. On t’a fabriqué de bout en bout. Secoue-toi, quoi ! Essaie de piger. Car il y a quelque chose à comprendre qui, jusque-là, t’échappe parce que t’es uniquement braqué sur ta Félicie. Tu te rends bien compte que ça ne tourne pas rond.

À force de me titiller les glandes supérieures, je finis pas entrevoir un peu de lumière. Oh ! un tout petit liséré semblable à celui qui filtre en haut de mes volets, le matin.

Oui, la brume qui m’encombrait la marmite commence à s’évaporer.

Bravissimo sort de l’établissement, lesté d’une collation pour mézigue.

— Que fait-il ? m’enquiers-je.

— Il se prélasse. Il vient de se commander un cigare gros comme ma cuisse. La belle vie, quoi !

Mathias et Béru quittent le restauroute un instant plus tard. Ils gagnent leur camionnette. Aussitôt je sonne le rouquin.

— Il radine, notre bonhomme ?

— Oui, il vient de demander l’addition.

— O.K. Il a téléphoné pendant son arrêt ?

— Non.

Je vois rappliquer le faux Pilois. Son repas lui a donné un peu de couleurs. C’est un méchant petit dur qui doit être mauvais comme une teigne. Je vous parierais un rond de serviette contre le carré de l’hypoténuse qu’il ne s’agit pas d’un espion professionnel, mais d’un gars du mitan embrigadé par les gens qui me font des misères pour jouer un rôle très précis.

Ce rôle, c’est celui d’appât.

Pilois, ce n’est qu’un pauvre asticot embroché à un hameçon. Maintenant j’ai pigé. Les AUTRES savent que l’enveloppe est vide. Ils savent que je leur ai tendu un piège…

S’ils ont flanqué ce julot dans le circuit, c’est uniquement pour me brancher sur une fausse piste.

Pour m’entraîner loin de Paris !

CHAPITRE VII

La caravane se reconstitue. Pilois fonce après une manœuvre éblouissante pour se dégager du parking. Il est suivi de Nozigues. Mathias, sa camionnette et son Béru ferment la marche. C’est comme qui dirait la voiture balai. Notre cortège ressemble un peu à celui qui escorte une course cycliste. On s’attend à voir le Gros descendre en voltige de sa charrette pour vendre à une foule en délire du faux nougat de Montélimar en distribuant comme prime la liste des engagés avec la couleur des maillots et le numéro des dossards.

Pilois semble revigoré par son repas. Il met le grand développement cette fois. Il largue la Nationale 6 pour prendre la route de Dijon. Aurait-il rembour avec le chanoine Kir, ce digne magistrat qui, en tant que maire et en tant que prêtre, a entre autres mariages célébré celui du cassis avec le vin blanc ?

— Dites donc, boss, fait Bravissimo, votre Bérurier, c’est fou ce qu’il décrasse. Je l’ai vu à l’œuvre t’t’à l’heure, ça me foutait le vertige. Y a eu une minute de silence dans l’estanco quand il a commandé un troisième bifteck-frites !

Je m’abstiens de répondre, ayant d’autres porcs à fouetter. Le brave Bravissimo poursuit :

— Y devrait faire un numéro de cirque. Je l’ai vu dégringoler deux bouteilles de Beaune. C’est égal, il doit avoir un foie que si j’étais microbe je voudrais pas y passer mes vacances.

Comme je reste obstinément silencieux, il s’inquiète :

— Ça n’a pas l’air de carburer, m’sieur le commissaire ?

J’attends quatre secondes. C’est l’ultime délai que je m’accorde pour la valse hésitation. Et puis, n’obéissant plus qu’à mes impulsions, comme chaque fois que ma gamberge déclare forfait, je décide.

— On va donner l’abordage.

— Au zig ?

— Oui.

— O.K., déclare philosophiquement Bravissimo qui en a vu d’autres et des moins chouettes.

Il puise une roulée dans sa poche, l’allume d’une seule main et déclare en chassant la fumaga par le naze :

— Dans un coin discret ?

— Oui, je te laisse le soin de juger et la liberté de manœuvre.

Je sonne Mathias qui suit à deux cents mètres, et je le mets au parfum de ma décision.

Il répond « banco ». À lui aussi l’inaction doit peser et il a hâte de faire quelque chose de plus direct.

À peine viens-je de couper le contact qu’il me rappelle.

— M’sieur le commissaire, Béru voudrait vous dire quelque chose.

Voix du Gros, qui n’est pas sans évoquer le bruit caractéristique d’un lavement ayant accompli son destin.

— T’es malade ou quoi ? éructe l’Enflure.

— C’est-à-dire ?

— Tu sais ce dont à propos de quoi il est question dans cette affure, non ? Pendant qu’on jaffait, je l’ai observé, ton mec, c’est pas le genre causant. T’auras beau mettre le feu a son pan de chemise, c’est pas pour ça qu’il te racontera sa vie.

— Tais-toi, immonde, dis-je simplement.

Je referme le bigntz et je tire mon feu. D’un petit coup de pouce familier je libère le cran de sûreté. On ne sait jamais, des fois que le Pilois voudrait jouer à la bataille de Verdun…

Pourtant, les protestations de Bérurier m’obsèdent. Oui, si ce coup de main rate, la vie de Félicie ne tiendra plus qu’à un fil. Mais, en brusquant les choses, ne la sauvé-je point au contraire ? Qui peut le dire ?

La route sinue maintenant dans une forêt ombreuse. Un Gros Q nous croise, poussif, et la nationale devient déserte comme la Comédie Française lorsque Phèdre est au programme.

— Je peux ? demande le brave Bravissimo.

— Tu peux, consens-je.

Il file un petit coup de targette sur le champignon. La 15 six se met à gober un excédent de kilomètres et la distance qui nous sépare de la 403 fond comme de la margarine dans un autoclave.

Mon conducteur est presque au niveau de Pilois. Il va le serrer contre le talus, progressivement, pour le forcer de s’arrêter ; mais à cet instant précis le signal d’appel de mon poste se manifeste. Je décroche. C’est le bureau.

— Pinaud vient de téléphoner, m’sieur le commissaire…

— Double-le et fonce ! crié-je à Bravissimo.

Il ne pige pas mais obéit, et c’est tout ce que je lui demande. Il s’en est fallu d’un poil de nez que nous bloquions le Pilois. Notre chignole prend du champ et je vois le dur qui nous crie des insanités au passage, car il croit à une faute de conduite.

J’admire in petto la virtuosité de Bravissimo. Ah ! c’est pas une mauviette, le gars ! C’est pas un de ces chétifs qui font venir le plus grand anusologue des Hôpitaux de Paris pour se faire prendre la température…

— Qu’y a-t-il, m’sieur le commissaire ?

— Continue, oublie le mec.

Je remonte mon écouteur jusqu’à mes feuilles car, pour doubler Pilois, je l’avais rapidos abaissé sur mes genoux.

La voix du matuche de service s’égosille. C’est marrant une vache au téléphone !

— Oui, je suis toujours là, alors, de quoi s’agit-il ?

— Pinaud a reçu un coup de fil d’une femme qui demandait après vous.

— Que voulait-elle ?

— Elle a dit de vous dire que si vous continuez d’oublier de déposer l’enveloppe, elle et ses copains n’oublieront pas leur promesse. Vous y comprenez quelque chose, m’sieur le…

Je comprends une chose, une seule : c’est que je n’y comprends rien. Mais alors rien du tout. Dans ma rotonde, c’est le zéro absolu, le désert de Gobi, la calotte polaire, le silence de l’amer, la nuit intégrale, la Champagne pouilleuse, la paix des profondeurs, l’œuvre de Georges Lecomte, l’Esplanade des Invalides et la sensibilité britannique réunis.

Voilà les ravisseurs de Félicie qui m’accusent de n’avoir pas déposé l’enveloppe ! Vous mordez ? Ils ne rouscaillent pas parce qu’elle contient les pages 7 et 8 de France-Soir, non. Ils ne crient pas au charron parce que je leur ai tendu un piège… Ils prétendent simplement que je n’ai pas déposé l’enveloppe.

Un nouveau mystère à verser dans mon tiroir à complexes, les gars.

Vous ne trouvez pas que ça fait un peu beaucoup pour un homme seul ? Moi si.

— Alors, m’sieur le…

Le préposé. Il renifle. En voilà un qui n’a jamais entendu parler d’Aspro et qui risque sa vie.

— Alors rien. Dis à Pinaud que s’il a du nouveau il t’appelle et tu me transmets illico, salut !

Bravissimo pousse un soupir qui embue son pare-brise.

— On continue tout droit, ou on se laisse passer par le type ?

— À la prochaine station d’essence, stoppe, il nous doublera pendant ce temps.

Il se permet un ricanement méphistophélique.

— J’ai l’impression que pour ce qui est de nous repasser, il en connaît un paquet !

J’avale cette vanne sans rechigner. Comme quoi, le moral c’est vraiment la force des armées. Voyez plutôt : nous sommes quatre mettons décidés, avec toute la police françouaise derrière nous et nous nous laissons manœuvrer par un petit tordu qui se déplace dans une bagnole faussement immatriculée, sous une fausse identité.

Une station ayant une coquille comme emblème se profile à l’horizon, blanche comme un minaret. Bravissimo s’y arrête et demande au muezzin de faire le plein.

Pendant que le pompiste nous pompe dans le réservoir du pétrole raffiné (en latin petra, pierre oléum, huile) le Pilois nous dépasse.

Il roule bon train. Je m’attends à voir la camionnette de Mathias à ses trousses, mais va-te-faire-considérer-chez-les-grecques, comme on dit sur le Bosphore, les Béru’s and Partner ne montrent pas le bout de l’enjoliveur.

Bravissimo fronce les sourcils.

— Maniez-vous ! dit-il au transvaseur de carburant.

— Y a pas le feu ? objecte celui-ci qui a été pompier dans une vie antérieure.

— Ça peut venir, prophétise mon conducteur.

Je carme la tisane et nous déhottons. Mon premier soin est d’appeler Mathias. Je suis obligé d’insister pour obtenir une réponse. Il est tout essoufflé.

— Figurez-vous qu’on a crevé, rouscaille le rouquin. Quel manque de pot !

— Dépêchez-vous de réparer, on va le prendre en charge ; quand tu seras prêt demande-moi ma position. Salut !

Et on remet ça.

La poursuite devient monotone. Elle dure depuis bientôt trois cents kilomètres…

Jusqu’où cet animal-là va-t-il nous conduire ?

Soudain, Bravissimo pousse une demi-douzaine de jurons, tous plus énergiques les uns que les autres.

Il freine. La 15 six tangue un peu et finit par s’immobiliser presque en travers de la route. Il en jaillit comme un dingue et je le vois faire des gestes qui trahissent ses origines italiennes. Je le rejoins. L’étendue du désastre me saute aux yeux comme des moucherons un soir d’été.

— Ah ! la tante ! la tante ! clame Bravissimo qui n’a pas le culte de la famille, y compris de la Grande.

Il me désigne nos pneus.

Trois sont à plat. Ce qui n’a rien de surprenant vu qu’ils sont hérissés de clous de tapissier.

Le gars Pilois n’a pas plaint la marchandise. Il a dû passer des accords spéciaux avec un quincaillier en gros, car les clous sont mariés. Il y en a des gros, des petits, des noirs, des dorés, des à tête plate, des à tête ronde, des à tête de l’art, des clous Louis XVI (c’est-à-dire sans tête). Des clous Louis XIV (pour les fauteuils ayant beaucoup de crins), bref, un festival de clous.

Un pneu crevé c’est rageant. Mais trois pneus crevés lorsqu’on file un mec, c’est l’expression du désespoir. C’est le bout de la nuit ; le bout de l’ennui.

Bravissimo traduit le sentiment général en continuant ses gestes désordonnés et ses imprécations. Je le calme d’un geste.

Puis je me hâte de grimper dans mon carrosse et de sonner Mathias.

— Ici, San-Antonio ! Vous avez fini de réparer ?

— Le Gros est en train de bloquer les écrous.

— Vous n’avez qu’un seul pneu crevé ?

— Oui.

— Nous, nous en avons trois, car cette vache a semé des poignées de clous. En repartant, faites gaffe, roulez au pas et balayez la route. Je vous attends là.

— On arrive, patron.

Je gamberge un peu cependant que, pour gagner du temps, Bravissimo change à tout hasard l’un des pneus crevés.

J’appelle le bureau. Je demande le chef de la section routière afin de lui refiler mes instructions, laïques et obligatoires. Après un bref topo de la situation, je lui dis de se mettre en rapport avec les motards de Dijon pour qu’ils établissent un barrage sur la Nationale 70 et arrêtent l’occupant de la 403. Maintenant que le type sait que nous le filons, il convient de jouer cartes sur table. Je réclame en outre une dépanneuse munie de pneus neufs pour venir changer les godasses perforées de notre troïka.

Pourvu que ce foie-blanc de Pilois ne nous échappe pas. Vous voyez nos mines, à nous qui lui avons fait un doigt de cour sur trois cents bornes ? Trois cents kilomètres de ruse, de patience, d’attention, et puis bonsoir M. Dubois, si vous le permettez je descends là !

Pour tromper la tante, je grille quelques cigarettes en compagnie de Bravissimo, lequel s’est remis de sa danse de Saint-Guy. Voici la camionnette des Béru’s brothers qui pointe à l’horizon. Le Gros est assis sur le capot. Comme bouchon de radiateur on ne fait pas mieux. Il scrute la route et fait stopper Mathias lorsque son œil de lynx découvre des clous.

Ils parviennent cahin-caha jusqu’à nous. La jonction se fait dans de bonnes conditions, merci.

— Les marchands de boudins de la région ne vont plus savoir où donner du gonfleur, rigole Béru dont ces avatars n’ont point entamé l’optimisme. Si ta voyais toutes les chignoles qui sont en rideau !

Je glisse un mot sur le pare-brise à l’intention du garagiste qui viendra nous dépanner, et nous grimpons, Bravissimo et moi-même, dans la camionnette de mes coéquipiers.

Je m’empare de la radio de Mathias et je finis par établir un relais avec le barrage de la N.70 établi sur les ordres de Paris C’est un brigadier qui l’organise. Je me fais connaître et, en entendant mon nom, je devine qu’il se met au garde-à-vous et que des échos de Marseillaise lui vaporisent le conduit auditif.

— Rien à signaler, monsieur le commissaire.

Je regarde ma montre avec inquiétude. Nous sommes environ à soixante-dix bornes de Dijon, or il y a bientôt deux heures que l’incident des clous s’est produit. Il est invraisemblable que Pilois fasse moins de trente-cinq à l’heure. S’est-il arrêté en cours de route ? A-t-il pris un chemin de traverse ? J’aurais dû, pendant que j’y étais, faire barrer toutes les routes sur un périmètre de cent kilomètres. Décidément je suis de moins en moins content de moi.

Nous roulons à allure modérée. Toujours because les clous. Pourtant, il semble que notre homme ait arrêté ses semailles. Nous parcourons encore une quarantaine de bornes. Je redemande le barrage. Le brigadier est formel : la 403 n’est pas passée.

— Je crois bien qu’on l’a dans le…, commence Bérurier.

Je ne le laisse pas préciser ce qu’il suppose que nous avons, ni où nous l’avons.

— La ferme ! tranché-je.

Il me sent dans les affres, en comprend la raison et se tait.

Bravissimo qui ne sait pas quoi fiche de ses neuf doigts (il a laissé son auriculaire dans l’engrenage d’une mâchoire de chien policier un jour qu’il donnait une pâtée à icelui) lorsqu’il n’a pas un volant dans les mains, trépigne sur sa banquette.

— Vous auriez dû me laisser bloquer ce gars, me reproche-t-il.

— Tu permets ! rouscaillé-je.

Le Gros tente une diversion pleine d’à propos. Il nous raconte son anniversaire de mariage.

— C’est la Berthe qui a été gâtée, assure-t-il. On l’a relingée à neuf, mon pote le merlan et moi. J’y ai offert des bathes godasses à semelles condensées et Alfred s’est fendu d’un manteau de fourrure. Je crois que c’est du rat musclé. Je voudrais que vous vissiez ma bourgeoise, loquée façon grossium. On dirait la princesse Margaret quand elle va se faire dorer le blason dans un métinge.

Nous nous abstenons de renchérir ou de nous gausser, le cœur n’y étant pas.

Tout à coup, le rouquin (vous ai-je dit qu’il était blond comme un pot de minium ?) murmure entre ses incisives :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Ça, c’est une théorie de bagnoles rangées le long du talus, devant nous.

En tête de la file, il y a un rassemblement de peuple.

— Un accident probable, assure Bravissimo.

— Vous voyez pas que ça soye notre homme ? hypothèse Béru qui ne part jamais en voyage sans une pleine boîte de suppositions.

L’homme à la chevelure flamboyante donne un coup de semelle sur le champignon et nous arrivons à la hauteur du groupe. Deux gendarmes s’affairent. L’un d’eux, un Sénégalais-Bourguignon qui roule les « r » tout en ne les prononçant pas, nous dit de circuler. Nous sommes obligés de lui montrer patte blanche pour avoir le droit de nous porter au first rang of the groupe.

J’en prends plein les lampions, mes z’enfants. Croyez-moi ou allez vous faire scalper le mohican, mais c’est bel et bien de la 403 qu’il s’agit.

Le Gros triomphe :

— Kikadupif ? clame-t-il.

Pilois gît sur la banquette avant. Il a le front appuyé contre son volant.

Il ne bouge pas.

— Que lui est-il arrivé ? demandé-je au gendarme.

— Il a dû prendre un malaise, fait le Bourguignon de Dakar. Nous faisions partie du barrage que vous avez réclamé. Comme rien ne venait, le brigadier nous a envoyés en éclaireurs. Nous avons repéré l’auto en question. Tout de suite, nous avons cru que le chauffeur dormait ; mais, l’ayant touché, nous nous sommes aperçus qu’il était mort.

Je me hisse dans la 403. S’il est mort de mort naturelle, Pilois, il l’a sentie venir car sa guinde est bien rangée en bordure de la route, avec deux roues sur le talus.

Je le renverse sur son siège. Il a les yeux exorbités, d’une fixité laiteuse. Sa mort est très récente car la rigidité cadavérique n’a pas encore fait son œuvre, comme on dit dans les bouquins policiers à quatre francs (anciens).

Par acquit de conscience, je passe la paluche sur son placard, mais son battant affiche « relâche pour cause de décès ». Pour trouver des types plus morts que lui, il faudrait aller au Père-Lachaise.

— Il est quand même pas clamsé de la grippe asiatique ! aboie Bérurier.

J’examine mon défunt. Il a les lèvres violacées. Je renifle sa bouche et l’odeur âcre qui s’en dégage me renseigne.

— On lui a filé un jet d’acide prussique dans le clapoir. Ça l’a pratiquement foudroyé.

Je me mets à fouiller ses poches à la recherche de mon enveloppe ersatz. Celle-ci a disparu. Je fouille néanmoins l’auto, car il est bon de ne rien laisser au hasard.

— Alors ? fait le gros Bérurier.

— On a buté ce ouistiti pour lui chouraver les plans. Enfin ce que ses meurtriers espéraient être des plans.

— Mais comment l’a-t-on tué ? Il était seul ?

— Une bagnole possède des freins qui lui permettent de s’arrêter, Gros. Il est probable que Pilois connaissait son assassin. En l’apercevant au bord de la route, il s’est arrêté.

Comme malgré la diligence des gendarmes à moto la foule croît et se multiplie, je m’écarte de la voiture funèbre. Nous poussons des pauvres mines tous les quatre.

Je risque de payer ce cafouillage très cher. Si j’avais appréhendé Pilois tout à l’heure, rien ne serait arrivé. Maintenant la piste est interrompue. Bien sûr, des automobilistes en passant ont dû remarquer la 403 et l’auto de l’assassin. Mais pour retrouver ces témoins, il faudra du temps et beaucoup de publicité.

Je cavale vers mes deux pandores.

— Pas une ligne dans les journaux sur cette affaire, vu ? Sinon c’est à vous qu’il en cuira.

— Faites-nous confiance, dit le gendarme en couleur.

Bérurier est assis sur le talus herbu. Il délace son soulier gauche, l’ôte et n’a pas besoin de quitter sa chaussette pour examiner le cor qui le tourmente, ladite chaussette ne comportant que le talon.

— Le temps veut changer, prophétise mon valeureux camarade. Quand mes cors me lancent, c’est recta.

Mathias, délicat, fronce le nez et s’éloigne de quelques pas.

Bravissimo l’interpelle et lui désigne un écriteau.

« Attention aux incendies de forêt ».

— Va pas dans le bois, conseille-t-il, avec la chevelure au néon ce serait pas prudent…

Votre malheureux San-Antonio se prend sa belle tête altière, aristocratique et rayonnante d’intelligence à deux mains.

Il a l’impression, San-Antonio, que tout est foutu.

Les bandits buteront sa vieille mère.

Il démissionnera de la police et s’engagera dans la Légion.

À moins que, s’abandonnant au désespoir, il ne sombre corps et biens dans le Black and Blanc ou le Joli Walker.

CHAPITRE VIII

Jusque-là. vous me rendrez cette justice que je vous ai prêtée la semaine dernière, j’ai tenu bon. J’ai serré les dents, les poings et ma ceinture. Seulement il y a des cas dans la vie où L’homme le plus fort, le mieux constitué, le plus courageux, le plus téméraire. le plus… le plus… le plus… et le plus…[2] est obligé de mettre les pouces ailleurs que dans les entournures de son gilet.

Je convoque mes sociétaires à part entière à une conférence au sommet.

— Messieurs, leur dis-je, je crois que le moment est venu de faire le point de cette peu brillante situation.

Ils observent attentivement un silence recueilli.

Plus pour le gars Moi-même que pour Euss, je procède à un résumé des chapitres précédents.

— Voici les faits, dans leur ordre chronologique, exposé-je.

— On se croirait à la Fac, plaisante Bravissimo qui a eu son Certificat d’études primaires à l’ancienneté et par erreur.

— Tu nous la sors bonne, se croit obligé de renchérir le Bérurier de service.

Je le stoppe d’un regard qui foutrait le feu à un igloo.

Et j’attaque :

— Des plans intéressant les recherches atomiques françaises ont été volés naguère par un filou d’origine turque spécialisé dans ce genre de besogne. Lancé sur la piste, j’ai, en un temps record, retrouvé le type à Barcelone où il s’était rendu pour négocier sa prise. Avec la dextérité que vous me connaissez, j’ai récupéré la marchandise et infligé à Kémal Otru une correction à grand spectacle.

« Là-dessus, je fonce d’une traite jusqu’à Paris. Avant de passer chez le Vieux, je me rends à la maison, histoire de me réconforter un peu. Ma mère est en train de me cuisiner une blanquette, le jardinier qui exerce en outre la délicate profession de crétin de village bêche allègrement le jardin. Il fait soleil, la vie semble potable. Je décide d’aller acheter des cigarettes au tabac du coin. Mais ne voulant pas transbahuter les plans, je les glisse dans un cache-pot de cuivre.

« Vous me suivez, les gars ?

Trois hochements de menton pulvérisent mes doutes. J’enchaîne :

— Lorsque je reviens, je trouve le jardinier assommé, ma mère a disparu, ses petits oignons sont carbonisés dans la poêle.

— Quelle pitié ! sanglote le Gros.

— Et les plans ? demande Bravissimo qui a l’esprit pratique.

— Ils sont toujours là, du moins l’enveloppe est toujours là…

Nous sommes interrompus par l’arrivée d’une ambulance. Des messieurs en blouse blanche déplient une civière et y chargent feu le faux Pilois.

— Continue ! supplie Bérurier, lequel, cependant, est le seul à connaître déjà l’histoire.

— Je tube au Vieux pour qu’il fasse prendre les documents. Mathias et Pinaud viennent les chercher. Mais entre mon coup de grelot et leur visite je reçois une communication extraordinaire. Une femme me fait écouter la voix de Félicie et m’informe que si je ne porte pas les plans dans une cabine du bureau de poste des Champ’s avant vingt-quatre heures on tuera ma Vieille !

— Et vous nous avez tout de même remis les documents ! admire Mathias.

— Le devoir, mon fils, murmuré-je.

Ces messieurs m’admirent à qui mieux mieux et de gauche à droite. N’étant point vanneur, je continue l’exposé.

— Je prends mes dispositions pour poser un piège dans la cabine 14. Or, voilà que le Vieux me joue la grande scène du III car l’enveloppe remise à Mathias ne contenait que des feuilles blanches.

Exclamations, bruits divers, mouvements de foule dans l’auditoire.

Premier mystère ! annoncé-je du ton que prend un employé des Wagons-Lits à la Cooks pour clamer « premier service ». On à volé les plans et on me les réclame ! C’est un peu fort de café, non ?

« Bref, poursuis-je inexorablement, je prends au bureau de poste les dispositions que vous savez et, effectivement, le quidam que messieurs les charognards sont en train de coltiner dans l’ambulance vient chercher la camelote. Nous le suivons. Il fout le camp de Paris. Pendant ce temps, la même bonne femme téléphone chez moi et se plaint que je n’ai pas déposé l’enveloppe. Deuxième mystère.

« Notre type se sachant filé nous sème des clous (et du poivre par la même occase) et prend le large. Il est buté, quelques kilomètres plus loin, par un inconnu qui lui vole une enveloppe cachetée ne contenant que les pages 7 et 8 de France-Soir. Troisième et, provisoirement, dernier mystère !

Je me frotte la joue.

— Allons, messieurs les jurés, qu’en dites-vous ? Toi, Mathias ?

Le rouquin se masse l’incendie, branle le chef, et déclare :

— À mon point de vue, il y a deux bandes sur le coup, patron. L’une a kidnappé votre maman et n’a pas les plans. L’autre a les plans…

Je pulvérise sa thèse avec un empressement sadique.

— Le pseudo-Pilois a participé à l’enlèvement de Félicie. J’ai trouvé une épingle à cheveux de ma vieille dans sa voiture. Donc il fait partie de la bande des kidnappeurs. En ce cas, pourquoi ceux-ci prétendent-ils que je n’ai pas remis l’enveloppe ?

— Ils ont peut-être voulu dire « la bonne enveloppe », rectifie le rouillé.

— En ce cas, cela sous-entendrait qu’ils sont au courant de la supercherie. Seul Pilois aurait pu les prévenir. Or il n’y avait aucune raison pour qu’il prenne la route avec l’enveloppe s’il savait que celle-ci ne contenait qu’une feuille de journal.

Bravissimo demande la parole. Je la lui accorde.

— Justement, dit-il. Supposez que Pilois, dans la cabine s’assure du contenu. Il constate que vous les avez fabriqués et de la cabine, il tube à la bande. Ses chefs flairent un piège et vous rendent la monnaie de votre pièce en vous entraînant à la suite du gars loin de Paris.

J’envisage.

— Ça ne tient pas, objecté-je.

— Pourquoi ?

— Ils ont appelé à la maison pour réclamer les plans. Ils sont pressés. Ils n’avaient aucun intérêt à m’éloigner de Paris, au contraire…

Le Gros, qui n’a pas encore moufté, prend à son tour la parole. Il déclare, calmement, les sourcils joints au-dessus de son regard animal :

— Ça me donne soif !

— À part ça, dis-je plein d’aigreur, tu n’as pas d’autres observations à nous transmettre ?

Il saisit délicatement un poil de son nez et l’arrache d’un geste sec. Dans les cas désespérés, il procède toujours ainsi. Et le plus étonnant c’est que, chaque fois, le poil repousse dans un laps de temps très court.

— Je pense comme toi qu’on n’a pas voulu t’entraîner loin de Pantruche, assure le Mahousse. Pourquoi qu’on aurait buté Pilois alors ? Hein ? Il pouvait nous entraîner jusqu’à Mardivostok du train que ça allait.

Ayant dit, il s’entortille une feuille de pissenlit autour de son petit orteil (celui qui sonne du cor) et remet sa chaussure.

— Qu’est-ce qu’on fout ? bougonne Bravissimo. On va à la pêche ? M’est avis, patron, que c’est pas dans cette cambrousse que vous trouverez ce que vous cherchez…

— Sans compter, renchérit l’Énormité bérurienne, que les vingt-quatre heures arrivent à expiation. Je ne veux pas te cailler le raisin. Gars, mais je pense à madame ta mère qu’est dans un drôle de pétrin !

— Alors ? mendié-je, perdant toute self-respectability. Quelle conduite adoptons-nous ?

Pour une fois, les trois lascars sont unanimes. Ils préconisent le retour sur Paname. D’abord parce que leurs légitimes les y attendent, ensuite parce que leurs illégitimes les y attendent aussi, enfin parce que, d’après eux, c’est à Paris que se trouvent Félicie, la bande, le bureau de poste qui sert en l’occurrence de dénominateur commun et la clé du mystère.

Nous faisons, demi-tour avec Bravissimo au volant, ce qui nous promet des sensations.

Nous roulons depuis une demi-heure à tombeau ouvert, quand, de nouveau, nous tombons sur une alignée de voitures.

— On a encore buté un mec ! gouaille le remarquable et très remarqué Béru.

Bravissimo stoppe et nous allons aux renseignements. La cause de cet arrêt, aussi surprenant que ça puisse paraître, est due à Bérurier soi-même !

Lorsque l’incident des clous est survenu, le Gros, vous devez vous en souvenir si vous vous le rappelez, à moins que vous ne l’ayez oublié, auquel cas il faudra manger des tartines de phosphore, sucer des allumettes et faire des nœuds à votre mouchoir (en cas de rhume ce serait des nœuds coulants) ; le Gros, répété-je, balayait devant la voiture ces perfides embûches, mais au lieu de les chasser côté fossé, il les a expédiées tout simplement à gauche de la route. Comme nous avons fait demi-tour, ce côté gauche est devenu le côté droit grâce à une équation que vous apprendrez au paragraphe II du chapitre Trois du Manuel de conciliabule pratique du professeur Rectoversot publié aux éditions de la Bande-Jaune. Les voitures radinant en sens inverse ont donc morflé les clous et plus de vingt chignoles sont « clouées » par la malchance, attendant des dépanneurs qui ne savent plus où donner de la rustine.

Le Dilaté qui a autant de cœur qu’un joueur de belote venant de toucher un cent à trèfle, se fend le pébroque en voyant cette cohorte d’automobiles en rade.

— Mordez ces bouilles ! exulte-t-il en se frappant les jambons.

Bravissimo est sombre comme un séminaire en promenade.

— Rigole pas, ballot. On risque de s’en payer aussi quelques-uns.

Je médite sur la faiblesse de cette civilisation qui se laisse paralyser par une poignée de clous.

— Nous allons marcher devant la voiture pour franchir la passe, déclaré-je ; inutile de risquer une nouvelle panne, le temps nous est compté.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Penchés en avant, comme des ouvreuses de cinéma après la représentation, nous examinons l’asphalte avec attention. Bien nous en prend. Mathias commence par trouver un clou qui aurait fort bien pu se planter dans nos résidus d’hévéas, Béru en ramasse deux, des perfides à tête noire. Désireux d’apporter ma contribution personnelle, comme dit mon contrôleur, à cette récolte de semences (que d’esprit gâché, Seigneur !) je mire farouchement la route.

Et voilà que, brusquement, votre San-Antonio chéri, mesdames, tombe en arrêt — sans se faire trop mal — devant un morceau de papier.

C’est du papier kraft, comme qui dirait pour ainsi dire du faf dont on fait les enveloppes. Il y a à un bord du papier en question une tache rouge, dure, épaisse, qui m’a tout l’air d’être de la cire à cacheter.

J’en ai le cerveau qui exécute un double saut périlleux en arrière.

Je ramasse ce lambeau de papelard. Pas d’erreur : c’est un morcif de l’enveloppe que j’ai déposée ce matin dans la cabine 14.

— Qu’est-ce qui t’arrive, demande le féal Béru, t’as trouvé un billet de dix raides ?

— J’ai trouvé beaucoup mieux, riposté-je.

— Mais z’encore ?

Mon ciné intime me projette un documentaire en Alfacolor sur grand écran. Je me dis : San-Antonio, mon amour (car j’ai une certaine affection pour moi). Des zigs attendaient Pilois à un endroit déterminé. Il lui ont fait respirer de l’infini, lui ont fauché l’enveloppe et se sont tirés en bagnole, dans le sens contraire. Ces types ont été arrêtés par des crevaisons. En attendant de pouvoir rouler, ils ont éventré l’enveloppe pour en vérifier le contenu.

Vous êtes avec moi, les aminches ? Vous pigez la chose fabuleuse qui se produit ?

Grâce aux clous semés par Pilois, je vais peut-être pouvoir arrêter ses meurtriers !

Est-ce qu’enfin le Ciel me prendrait en pitié ? S’agit-il d’une éclaircie dans mon horizon boueux ?

— Mais z’encore ? insiste le Gros qui est l’impatience faite éléphant.

Je baisse le ton et mets mes acolytes au parfum de l’événement.

— Tu crois que tes mecs sont encore-là ? questionne le Mastodonte ? Peut-être qu’ils sont passés, eux, sans crever.

— D’accord, l’Énorme. Mais peut-être qu’ils sont bloqués dans cette file. Essayons d’être optimistes pour changer.

— Qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiète Mathias.

— On se place en tête de la file des charrettes pour les empêcher de partir et on examine l’intérieur de chacune d’elles. Il doit y avoir des débris de papier kraft et de cire à cacheter sur la banquette de l’auto qui nous intéresse.

« Au boulot, mes enfants !

CHAPITRE IX

Je commence par la première voiture. C’est une quatre bourrins bleu ciel couleur épinard. Dedans il y a un couple de Français extrêmement moyens et deux enfants en bas âge dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ressemblent à leurs parents.

— Vous aussi ? leur lancé-je.

Phrase sibylline, me direz-vous ? Peut-être, mais elle ne peut que recevoir un accueil chaleureux. Il y a dans ces deux mots une confraternité émouvante qui va droit au cœur. Un apitoiement discret, une compassion de bon aloi, une espèce de sympathie pleine de discrétion et de ferveur. Mes interpellés en ont les chasses qui rougeoient d’émotion.

— Ouais, répond l’homme avec ce courage indomptable, cette vaillance irréductible qui a fait la gloire de notre peuple, ouais, on l’a dans le… comme vous autres !

Il est pâle, mais stoïque. Une âme bien trempée. Ça vous perdrait une tournée de blanc-cassis au 421 sans sourciller, ça, madame !

Pendant l’échange de ces paroles définitives, nous avons lorgné l’intérieur de sa trottinette. R.A.S. !

Nous passons à la suivante : une Waldeck-Rousseau à double carburateur gélatineux. Un seul gars dedans. Mais gros, énorme. Béru vu dans une glace déformante. D’instinct on cherche la valve pour tenter l’impossible ! On a envie d’alerter les services de déminage avant que ça n’explose. On veut faire évacuer les femmes et les enfants.

Il est répandu dans toute sa tire, le pachyderme. Son volant, il l’a sous son quatorzième menton et pour ce qui est du levier de changement de vitesse, il ne peut pas se gourer : ce dernier se trouve juste à la hauteur de son troisième bouton de braguette. Il est visible que ce brave homme n’a jamais décacheté une enveloppe de sa vie ; les exercices violents lui répugnent.

Béru, tout content de trouver plus volumineux que lui, l’interpelle :

— Alors, v’s’attendez le dépannage ?

Un « oui » inarticulé part d’un des replis de l’énorme visage. On inspecte la Waldeck-Rousseau sans trouver trace de papezingue ni de cire.

— Pas bavard, l’adipeux, note Bravissimo.

— C’t’un recueilli, explique Béru, il profite de ce qu’il est à l’arrêt pour s’écouter maigrir.

Voyons, maintenant la troisième charrue. Une Chevrolet décapotable. Elle a ses deux boudins avant rétamés et on dirait qu’elle s’est mise à genoux pour regarder défiler une procession. Un Amerlock de l’espèce ruminante malaxe du caoutchouc à la menthe. Sa femme, une chouette blonde distinguée comme une marchande de poissons marseillaise, complète sa culture en ligotant Mickey-Maousse dans le texte. Leur contre-torpilleur ne recèle pas la moindre trace des produits recherchés.

Je pense que c’est une coïncidence, ce bout de papier, assure Bravissimo. Qui sait ? Peut-être est-ce Pilois qui a balancé l’enveloppe à cet endroit ?

— Tu parles, Charles, pouffe Béru qui a dû apprendre par cœur un dictionnaire de rimes. Le Pilois se serait envoyé trois cents bornes avant d’ouvrir l’enveloppe !

La quatrième auto est une Mercédès (je ne connais que son prénom) bleu-allemand-tirant-sur-le-gris-germanique immatriculée C.H. Deux messieurs l’occupent ou plutôt l’occupaient car ils sont descendus pour prendre l’air. L’un est grand, froid, blond, ridé, lunetté d’or, fringué gentleman dans les tons neutres, ce qui est normal de la part d’un suisse. L’autre est petit, trapu, grisonnant, habillé de tweed et coiffé d’une casquette sport à carreaux.

— Quelle histoire, hein ? leur lance Bravissimo. On se demande l’ordure qui a pu faire une chose pareille. Vous devez avoir une drôle d’idée de la France ?

Ces messieurs ne répondent pas.

— N’insiste pas, préconise Mathias, tu vois bien que leur guinde est immatriculée à Berne. Si ça se trouve, ils ne connaissent pas une broque de français.

Sa remarque est ponctuée par un sifflement de l’impressionnant Béru. Inutile de le faire dire avec des fleurs ; nous avons déjà compris à la trogne du Gros qu’il vient de gagner le gros lot.

— C’t’une belle voiture, la Mercédès, hein ? fait le Béru en désignant l’intérieur du véhicule.

Un frémissement passe dans notre clan. Des éclats de cachet de cire jonchent le tapis de sol et il y a des particules de ce papier particulier sur la banquette.

Nous les tenons. Pour un coup de vase, c’est un coup de vase, mes agneaux.

Nous dépassons la Mercédès, mine de rien, afin de tenir conseil.

— Alors ? demande Mathias, toujours prêt à la castagne.

— On les saute ! décidé-je. Bravissimo, tu vas aller chercher la camionnette. Amène-la ici en marche arrière et ouvre les portes. Il faut les emballer en souplesse ; inutile de faire du spectacle, on n’est pas chez Coquatrix.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le brave Bravissimo bravache bravement les braves automobilistes stoppés et court chercher sa chignole.

Pendant sa courte absence nous ne perdons pas de vue les deux Helvètes. Ceux-ci parlent en suisse et nous n’entravons rien à leur conversation.

Lorsque la camionnette est là, nous opérons, mes camarades et moi-même, une chouette manœuvre d’encerclement. Le Gros et Mathias contournent la Mercédès tandis que, flanqué de Bravissimo, je m’annonce de front.

Je m’adresse au gnaf à lunettes d’or parce qu’il me paraît être l’intellectuel du tandem. Bien poliment je lui exhibe ma carte professionnelle.

— Monsieur s’il vous plaît, l’interpellé-je.

Il condescend à me vaporiser au travers de ses bésicles un regard maussade.

Ledit regard s’abaisse progressivement, grâce à un système de treuil, jusqu’au rectangle imprimé qui lui est proposé.

Son expression me prouve qu’il lit parfaitement le français car il cille drôlement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il avec un accent bizarre.

— Vérification d’identité ! dis-je, voulez-vous monter dans notre voiture, je vous prie ?

Il a un mince sourire de l’espèce protectrice.

— Pas du tout. Je veux bien vous montrer nos passeports, mais je ne vois pas la nécessité de monter pour ce faire dans une auto.

Entre nous et le reste je suis un peu t’embêté car je n’ai pas le droit d’embarquer un citoyen, surtout étranger, sans mandat. Et je vous parie une course de chevaux contre un portrait de Fernandel que ce Monsieur le sait et entend user de ses droits.

Son pote lui pose une question dans un dialecte auquel je ne comprends rien. M’est avis que ça n’est pas du suisse allemand ainsi que je le pensais primitivement. C’est de l’europe centralien.

Le blond aux lunettes donne une ligne d’explications à son acolyte, lequel nous balance une œillade acérée.

— Je vous somme de monter dans cette voiture ! répété-je en enfouillant ma carte.

Cette fois assez plaisanté, les potes. J’en ai classe de me laisser manœuvrer par cette organisation fantôme. Pour une fois qu’elle est moins fantôme, il s’agit de trouver l’ouverture et de foncer. S’ils ne veulent pas monter de bon gré, ils monteront de mal gré.

— Et moi je vous prie de ne pas insister, riposte l’enfoiré. Si vous insistiez, Monsieur le commissaire, vous vous attireriez beaucoup de gros ennuis.

— Moins gros, certainement que ceux qui vous attendent ! Suivez-nous !

— Non !

C’est alors que, perdant patience, la tête et toute prudence, le fantasque Bérurier prend les choses en main, comme disait un médecin de mes relations, spécialiste des maladies vénitiennes.

Il tapote l’épaule du blond. Ce dernier, surpris par cet attouchement qui se manifeste sur sa face nord, se retourne et mon Béru lui met une mandale que la fédération de boxe n’a jamais homologuée. Il s’agit d’un coup de poing, natürlich, mais d’un genre particulier.

Cela part de bas en haut en décrivant un mouvement en vrille. C’est accompagné d’une rotation de tout le corps, d’une pesée de tout l’individu et, comme le bicarbonate, c’est destiné à l’estomac.

Le doré à lunettes blondes pousse un cri d’indien sur la route Nationale de la Guerre. Quelque chose comme « Hug, mon frère au visage pâlot » et il tombe à genoux. Réaction du copain ?

Très curieuse. Le zig à la casquette sort un flingue à canon long commako. Du chouette bijou pour soirées mondaines. Et ça n’est pas un modèle d’exposition. Il s’en sert, le salingue. Faut le voir défourailler à toute vibure.

Zim-boum-boum, ça claque par trois fois. Bravissimo qui est prompt comme les clercs lui a heureusement mis une manchette sur le bras. Néanmoins une balle atteint notre pote Mathias qui vacille.

Ça fait un drôle de cri chez tous les empannés du secteur. Les dames hurlent ! Les gosses pleurent ! Les messieurs s’accroupissent derrière leurs tableaux de bord. Notre mitrailleur comprend qu’il n’aura pas le dessus et il s’élance à travers champs.

Mais Béru n’est pas une lavasse. Il a défouraillé dans l’intervalle et son composteur se met à fonctionner. Lui aussi crache trois valdas bien ajustées. L’homme à la casquette fait une cabriole de lapin et culbute dans les labours.

— Mets les poucettes à l’autre ! crié-je au Gros en courant vers sa victime.

Lorsque je me penche sur le mitrailleur, je ne puis que constater le décès. Il en a bloqué une avec le bulbe rachidien, ce qui est mauvais pour le calcul mental. Je le fouille. Dans ses poches je trouve un passeport délivré par la République de Pleurésie[3] au nommé Léleska Cétesky, 46 ans, natif de Morovak. Son portefeuille contient du fric français, du pognon suisse, de l’artiche américain et du pognon anglais. Ce monsieur pouvait changer de patelin sans être démuni.

Je rafle le blot. Puis je reviens à la Nationale qui prend des allures de kermesse.

Les rois du volant qui se morfondaient n’en reviennent pas de ce film de suspense. Ça jacasse ferme. Les dames glapissent que c’est horrible ; les enfants mugissent qu’ils ont les chocottes ; et leurs papas les rassurent en leur disant qu’ils sont là !

— Comment ça se passe ? demandé-je à Mathias.

Il est torse nu et Bravissimo examine sa blessure. Plus de sapeur que de mâle, comme disaient les Milanaises lorsque les troupes de Napoléon the first radinaient.

D’ailleurs le diagnostic de Béru est formel :

— La balle a traversé en acétone, explique-t-il. Elle lui a frôlé la glande tyrolienne de l’épaule sans toucher l’homme aux plates.

On désinfecte avec un flacon de cognac obligeamment prêté par une dame généreuse. Le Gros en profite pour se désinfecter les amygdales qu’il a encrassées.

Je cherche Bravissimo du regard. Je m’aperçois qu’il s’est occupé du blond à lunettes d’or.

— Barrons-nous ! soufflé-je aux portugaises de mes deux autres troupiers.

Afin de calmer les anxieux, je leur montre ma carte et j’explique que l’homme abattu est un malfaiteur international.

Une fois dans la camionnette je sonne les. gendarmes pour leur raconter le rodéo, et je leur demande de faire fissa.

— Je démarre ? demande Bravissimo.

— Vas-y. Roule jusqu’à notre autre bagnole, j’espère que les dépanneurs l’auront rechaussée.

Béru et moi nous encadrons le type blond.

— J’ai fouillé la Carmen, m’avertit Bibendum.

— Quelle Carmen, il y avait une femme avec eux ?

— Leur bagnole, quoi !

— Tu veux dire la Mercédès ?

— Ouais, fais excuse, se renfrogne l’Enflure, je cause pas espagnol.

Le blond a repris ses esprits. En un tournemain, j’ai ratissé son passeport. Comme son défunt camarade, il vient de la Pleurésie. Lui se blaze Errare Humanumest et à la rubrique profession, j’ai la surprise de lire « diplomate ».

Je montre au Gros.

— Moi je fume que ça après les banquets, rigole ce refuge de la couennerie humaine.

Je saisis Humanumest par la tignasse pour l’obliger à tourner la tronche vers moi.

— Je crois que nous allons bavarder, lui dis-je. Nous avons des tas de choses à nous dire.

— Moi je ne crois pas, rétorque-t-il sans se départir de son flegme.

Long regard éloquent du Gros qui s’y connaît en hommes et qui a déjà compris que nous sommes tombés sur un coriace.

J’appelle Bravissimo.

— On est encore loin de ma chignole ?

— Non, la voici.

— O.K.

Nous stoppons et je décide :

— Nos pistes s’écartent, les gars. Bravissimo va emmener Mathias au prochain hôpital qui doit être celui de Saulieu, ensuite il rentrera sur Pantruche.

« Moi, je reste avec Béru et le client jusqu’à ce que nous ayons eu ensemble une conversation sérieuse, car j’ai une petite idée…

— Une fois n’est pas coutume, plaisante Bérurier-la-Noix qui aime assez user de mon esprit lorsque l’occasion se présente.

Poignées de pognes. Transbordement jusqu’à la 15. Je me mets au volant, le Gros et Humanumest s’installent à l’arrière.

Désireux de fuir pour un instant la civilisation, je chope un petit chemin de terre à quelques encablures. Celui-ci est sillonné d’ornières profondes et notre embarcation tangue beaucoup, mais le chemin mène à un bois accueillant où nous pourrons bavarder à loisir avec notre prisonnier.

Nous atteignons l’ombre fraîche du sous-bois. Pour la première fois depuis notre scission, le Pleurésien pose une question :

— Où me conduisez-vous ?

— Tu le sauras bien assez tôt, va ! profère Béru qui s’y entend pour semer l’angoisse dans une âme tourmentée.

— Vous n’avez pas le droit de m’appréhender ! Où est votre mandat d’amener ?

— Ici ! fait le Gros en lui plaquant une beigne sur la poire. Si qu’on n’a pas le droit d’appréhender, toi tu l’as, mon agneau, parce que ce qui va t’arriver ça ne devait pas être prévu dans ton horoscope.

— Je suis diplomate, j’en référerai à qui de droit et il est probable que mon gouvernement…

Le Mahousse a la réaction la plus décevante qu’on puisse avoir vis-à-vis d’un monsieur qui met tout le paquet pour tenter de vous impressionner.

— Oh ! ta gueule, soupire-t-il, j’aime pas ton accent.

CHAPITRE X

Le coin est frais, d’une douceur infinie, avec des rayons de soleil qui, passant à travers le feuillage, mettent sur le sol semé d’aiguilles de pins des traînées d’hémorroïdes.

On se croirait dans un conte de Perrault. Style Petit Poucet ou Chaperon Rouquinos.

Je range ma guinde en bordure d’un fourré (aux noisettes) et nous débarquons tous de la chiotte.

Béru frémit d’aise. C’est pas qu’il soit bucolique, lui il serait plutôt alcoolique (n’oublions jamais Vermot, cette bible de l’humour français) mais l’idée de travailler ce quidam le galvanise.

Il m’interroge d’un battement de cils. Je lui réponds d’un frémissement de narine. Comprenant qu’il a carte blanche, il ouvre le coffre de la 15 six et en inventorie le contenu.

Il y trouve ce qu’il souhaite ; à savoir une longue corde qu’il se hâte de dérouler.

Errare Humanumest ne semble pas tellement à l’aise. Il nous lance des regards inquiets dont nous n’avons cure, tandis que le Gros lance la corde par-dessus la branche d’un chêne (où il y a du chêne y a du plaisir). Il est tellement gland, le Gros, que le chêne n’a pas de secrets pour sa pomme.

Après quoi, il rattrape l’extrémité de la corde, la déguise en nœud coulant et prétend vouloir enserrer les pinceaux de notre client.

Le Pleurésien ne l’entend pas de cette esgourde et se met à ruer dans les brancards. Il cherche à se sauver, mais, d’un croc-en-jambe, je le fais s’étaler dans la mousse.

Vite fait, Béru met à profit cette position incommode pour lui bloquer son nœud coulant autour des chevilles.

Il ne reste plus au Gros qu’à tirer sur la corde.

Il a des biscotos en nickel-chromé renforcé. Et, en moins de temps qu’il n’en faut à un para pour sauter de mille mètres quand son pébroque se fout en torche, Monsieur Humanumest est pendu par les pieds, telle une chauve-souris. Ses cheveux sont à quelques centimètres du sol. Il a perdu ses lunettes au cours de la manutention.

Bérurier est un scientifique. Il attache l’autre bout de la corde au tronc d’un bouleau (le tronc des pauvres en somme, le boulot étant leur lot).

Je ne sais pas si vous avez assez d’intelligence pour comprendre ça avec vos méninges de fourmis, mais Monsieur Humanumest se trouve dans une position des plus inconfortables.

Quand on a la tête en bas, on voit les choses différemment. Pour corser le plaisir de son patient, le Gros se met à le balancer. Ce petit exercice n’a l’air de rien, mais à la vérité il achève de perturber le moral de notre Pleurésien.

Le brave homme a la frite qui se congestionne. Il essaie de fermer ses jolis yeux de myope pour tenter d’oublier les misères de l’existence, mais, dans ces cas-là, la politique de l’autruche ne rend pas grand-chose.

Au bout de deux minutes, j’arrête le balancement d’Errare.

— Êtes-vous disposé à converser ? m’enquiers-je, poliment, sachant bien qu’on a intérêt à (dix pour cent) d’être poli.

Il ne moufte pas. Ses dents sont crochetées par une farouche volonté.

— Laisse-moi usiner, me dit le Plantureux en m’écartant fermement. C’est pas les idées qui me manquent.

Il rassemble quelques brindilles bien sèches au-dessous de la tronche d’Humanumest, y plante un papier gras qui lui servit à envelopper un lointain casse-graine et enflamme ce dernier. Une fumée noirâtre commence de se dégager, puis une flamme joyeuse lèche le bois mort.

Le Gros exerce de nouveau une poussée latérale sur le pendu.

À chaque passage au-dessus du petit brasier, les crins du gars roussissent et les flammes lui mordent le portrait. Il gémit salement. Faut dire que ça manque d’agrément, un traitement pareil. Ce gros Béru, tout de même, vous avouerez qu’il a de drôles de combines ! À force de vivre avec sa baleine, à force d’être cocu et d’avoir l’air content, il a accumulé un tas de rancœurs moisies qui s’extériorisent à certains moments. Le coup de savate au prose, ça ne se digère pas facilement.

On a beau prendre du bicarbonate, c’est comme à Verdun : ça ne passe pas. Les mortifications, les servitudes, les tartes à la crème en pleine bouille, finissent par vous marquer un homme. Il a beau se dire qu’il est mortel, l’homme, que ses misères terrestres sont portées à son crédit dans le Grand Livre du Barbu, y a des jours où il a besoin d’épancher sa bile, comme dirait Buffalo. Alors il se dérègle, l’homme. Il se dépasse. Il se renie. Il se crache à la figure… Faut comprendre.

Je m’éloigne de quelques pas dans le bois, non à la recherche de champignons (ceux qu’on peut trouver au pied des arbres, maintenant qu’on a ceux de Regane, vous pensez !) mais à la recherche d’un peu de calme.

Quelques minutes s’écoulent. Une fade odeur de cochon brûlé parvient jusqu’à mes narines. Moi je suis un super-olfactif ! Chez moi, l’odorat n’est pas comme chez la plupart de mes contemporains un sens mineur, atrophié sur les bords. Et je vais même vous dire plus, si vous avez peur de l’oublier, notez-le sur vos manchettes : la vie appartient à ceux qui ont du nez, vous ne pouvez pas dire le contraire !

Parfaitement. L’existence, ça ne se regarde pas, ça ne se bouffe pas : ça se renifle ! C’est pourquoi je suis contre les parfumeurs. Ils sabotent l’existence ; ils la brouillent ; ils la souillent avec leurs « Tierce à Cœur », leurs « À toute volée », leurs « Si j’osais » et autres poèmes odoriférants. J’ai horreur des parfums, je n’aime que les odeurs. Un parfum, c’est bête, ça pue, ça n’a pas d’âme : la preuve, tout le monde peut s’inonder du même. Les gonzesses, si elles le voulaient, pourraient s’embrigader dans les mêmes effluves. Elles pourraient puer pareil. C’est vertigineux quand on y songe. Sentir en chœur la même chose ! Quoi de plus désespérant, alors qu’il est si extraordinaire d’avoir chacun son odeur, même désagréable !

J’en suis là de mes cogitations lorsqu’un coup de sifflet de trident, — le Gros dixit —, me fait sursauter. Je me retourne et j’avise la trogne vultueuse de Bérurier aussi rayonnante qu’un projecteur de mille kilowatts.

— Tu peux venir ! lance mon éminent collaborateur, Môssieur aimerait te causer.

Diable de Béru. Il a le don de rendre loquaces les truands les plus endurcis. Sa force animale, son obstination imbécile impressionnent plus que toutes les menaces. Elles convainquent mieux que les raisonnements pertinents et les démonstrations au néon.

Je rejoins mes deux compagnons, dont l’un est franchement d’infortune.

— Vraiment, vous êtes décidé à parler ? demandé-je à Errare Humanumest.

— Oui.

— Puisque je te le disais, ronchonne le Gros. Seulement faut que ça soye cette vieille lope qui te le dise !

— Descends-le !

En maugréant de vagues imprécations dans lesquelles il me compare au sceptique St Thomas, Béru délie la corde après avoir piétiné son brasier pour l’éteindre. Le Pleurésien choit sur la mousse comme un sac de linge sale. Sale, il l’est. Ses cheveux blonds sont carbonisés. Il a des cloques rouges sur le crâne et sa figure est noircie par la fumaga.

— Écoutez, bourgeois, avertit le doux Béru, faudrait voir à voir de pas nous chambrer, hein ? Pasqu’alors vous comprendriez vot’ douleur, mon vieux. Ce que je vous ai fait, c’est de la rigolade à côté de ce que je peux vous faire…

Ayant dit, il cueille un brandon incandescent et l’utilise pour allumer une cigarette.

Je m’agenouille auprès du zig.

— Racontez-moi l’affaire vue sous votre angle, mon cher, ça facilitera les choses.

Il passe une langue plus sèche qu’une pierre à briquet sur son absence de lèvres et se met à jacter.

Son histoire est des plus édifiantes. Jugez-en !


Le Turc dont au sujet duquel à propos de qui je vous ai causé primitivement et qui a volé Les fameux plans (je dis fameux mais je ne les ai pas goûtés) s’était mis en rapport avec l’ambassadeur de Pleurésie à Berne pour lui fourguer le produit de son vol, ces documents intéressant tout particulièrement une république comme la Pleurésie. Il est d’ailleurs notoire que l’ambassadeur pleurésien de Suisse dirige un réseau pour l’Europe Occidentale, réseau qui englobe Monaco et les îles Jersey et Rasurel.

Les pourparlers entre le Turc et le gouvernement pleurésien avaient abouti lorsque votre vaillant San-Antonio, celui qui marche à cloche-pied sur les chemins de la gloire et de l’honneur, est intervenu et a chouravé les documents. Déception dans le clan pleurésien !

L’ambassadeur, un certain Tulacomak, a pris le mors aux dents. Son service de renseignements ayant appris en un temps record que j’étais chargé de l’enquête, il a décidé de tenter un grand coup pour récupérer les documents. Me sachant incorruptible (j’ai une réputation qui parle toute seule), il a donné l’ordre d’enlever ma mère pour avoir barre sur moi.

Tout s’est passé comme vous le savez. Un gars de l’équipe, le pseudo-Pilois, devait aller chercher l’enveloppe au bureau de poste et, au cas où elle s’y trouverait, rallier la Suisse.

J’interromps Humanumest.

— Il filait sans s’assurer du contenu ?

— Pour vérifier les plans il faut des spécialistes et… du temps. Il eût été dangereux de laisser à un gangster ignare le soin de décider si les documents étaient vrais ou faux, voyons !

— Très juste ! Continuez.

Et il continue. Il arrive à une partie délicate puisqu’elle le concerne intimement. Lui, Humanumest, et son compagnon à la casquette, étaient des collaborateurs immédiats de son Excellence Tulacomak.

Comme le clan pleurésien redoutait (à juste raison, non ?) un piège du fameux San-Antonio, l’ambassadeur avait chargé ses deux compères de surveiller discrètement le déroulement des opérations. Ils devaient prévenir leur patron du résultat de ce chantage. Lui dire si, oui ou non, l’enveloppe se trouvait dans la cabine 14. Seulement nos deux gaillards ont eu envie de prendre leur retraite, ce qui est humain.

Ils se sont dit que s’ils s’appropriaient les plans pour leur propre compte, ils pourraient les revendre le prix fort au gouvernement français et se retirer sur la pointe des pieds. Donc, au lieu de dire au big boss que l’enveloppe se trouvait en place, ils lui ont dit qu’il n’y avait rien, c’est pourquoi il y a eu de la part des autres une réaction téléphonique enregistrée par le révérend Pinaud.

Le mensonge d’Humanumest créait une confusion qui lui permettait quelques heures de répit. Flanqué de son complice, il a suivi Pilois. Il a vu que l’homme était filé, et, pour se débarrasser de nous, il a semé des clous. Des clous dont il devait être la victime grâce à l’imbécillité de Béru. Ensuite il a rattrapé Pilois, l’a buté, lui a griffé l’enveloppe et a fait demi-tour. Nach Paris !

Hélas, ses boudins crevés l’ont obligé à stopper. Il a ouvert l’enveloppe, s’est aperçu qu’il était fabriqué et son intention était de retourner jouer les petits Jésus à Pantruche lorsque je suis intervenu…

Opportunément, vous ne pensez pas, bande de tronches pâteuses ?

Maintenant que je suis au parfum de l’histoire, il ne me reste plus qu’à poser à Humanumest la question qui me tient le plus à cœur :

— Où est ma mère ?

Le carbonisé secoue la tête.

— Je ne sais pas.

— Vous avez tort de ne pas répondre, l’avertis-je, vous avez vu que nous ne sommes pas des enfants de chœur. Je suis prêt à tout pour retrouver ma mère.

Il me regarde fixement.

— Si je le savais, je vous le dirais, Monsieur, affirme-t-il. Je viens de vous révéler assez de choses pour vous prouver ma bonne foi. Dans notre réseau, tout est cloisonné. Une équipe s’occupait des plans, une autre de votre mère.

« Le chef est notre seul dénominateur commun.

Je le mate droit aux lampions. Il ne cille pas. D’ailleurs comment cillerait-il ? Il n’a plus de cils.

— Très bien, fais-je brusquement. En ce cas c’est à votre patron que je réclamerai ma Vieille !

Загрузка...