DEUXIEME PARTIE Roulé… comme dans de la farine

CHAPITRE XI

Le drapeau pleurésien (jaune avec des bandes Velpeau vert bouteille) pend comme une serpillière sur une pierre d’évier au fronton de l’ambassade, car, au moment où nous atteignons icelle, le Gros et moi, il en tombe comme vache-qui-a-trop-mangé de colchiques[4].

Nous avons bombé à sépulcre entrebâillé jusqu’à Berne après un bref arrêt à Dijon, pour confier notre incendié aux autorités compétentes. Je dois à l’exactitude historique de préciser que nous avons mis cette halte à profit pour écluser deux Kir sur le rade d’un bistrot.

À travers mon pare-brise ruisselant, nous contemplons la façade aimable de l’ambassade. Celle-ci occupe une sorte d’espèce d’hôtel particulier, bourgeois et pittoresque, d’inspiration germanique sur le plan architectural.

Le Gros bâille à s’en décrocher le dentier ; ce qui est d’autant plus indécent qu’il a une dent qui branle.

— Alors, bougonne-t-il, tu veux le photographier, c’t’immeuble ou si tu veux y entrer ?

— Ferme-la ! ça fait des courants d’air, lâché-je.

J’ai besoin de penser, moi. Car la situation est plus délicate qu’un chargement en provenance de Saint-Gobain. Il s’agit de la vie de maman. Vit-elle encore, cette brave mère ? Quelque chose m’affirme que oui. Si on l’avait butée, je sentirais. Il y a des liens puissants, invisibles, mystérieux, qui nous lient. Si une pogne criminelle avait tranché ces liens, ma viande en aurait conscience avant mon esprit.

Dans la conjoncture présente, comme dirait le premier ministre venu, deux méthodes sont envisageables. Ou bien j’y vais carrément et je demande un entretien à l’ambassadeur ; ou bien j’attends, je surveille, je guette, j’observe, je sonde, j’étudie, je renifle, je scrute, j’envisage, je délibère, je déduis, j’inspecte et j’attends.

Or, vous connaissez mon tempérament : il est de feu, j’ai même été dans l’obligation de le faire ignifuger. L’attente, c’est fait pour les chefs de gare qui ont une salle à mettre à sa disposition.

N’obtenant pas de réponse, bercé par le murmure de la flotte, Bérurier le vaillant, Bérurier l’encorné, Bérurier le magnifique s’est endormi, la hure contre la vitre de sa portière.

Une main extérieure ouvre brusquement ladite portière et le Gros dégringole dans une flaque d’eau en produisant un bruit de bouse de vache et en poussant un chapelet de jurons qu’on refuserait de vous bénir à Lourdes.

Celui qui vient de procéder à ce lâcher de Béru est un flic helvétique. Il contemple la masse sombre, cradingue, grouillante, qui s’ébroue dans la flaque et murmure avec un charmant accent suisse :

— Excusais-moi ; mais vous aîtiais sur un stationnement réservet !

Je réponds gracieusement au poulardin que c’est moi qui m’excuse et, après avoir récupéré le Gros, je vais remiser mon véhicule sur un terrain plus propice.

Bérurier a le dargif trempé. Des éclaboussures de boue maculent son frais minois.

— Si je m’étais pas retenu, fait-il, j’y défonçais le portrait, à ce poulet de malheur !

— Pas d’incident de frontière avec un pays ami, neutre et qui donne au monde, en même temps que l’heure exacte, un parfait exemple de démocratie, dis-je d’un seul souffle.

Le Gros s’essuie la trogne avec sa cravate.

— La vie est dégueulasse, dit-il, le moral brusquement fauché par un coup de tristesse.

— Tu trouves ?

— Oui, fait-il, lugubre, si tu réfléchis, t’as envie de t’expédier une praline dans le bada. Regarde : tes parents meurent, ta femme te trompe avec ton meilleur pote et tes gosses sont pas plutôt au monde que déjà ils te pissent dessus ! Sans parler des autres enchosements : le percepteur, le patron, le foie, et les vis platinées de ta bagnole qui débloquent !

Il secoue la tête et soupire :

— Allons boire un godet, ça m’aidera à surmonter cette dépression. Tu vois, je crois que c’est la pluie qui me fiche le bourdon. La pluie suisse. À Paris, je l’aime bien, la pluie. Mais sitôt franchie la porte d’Orléans je la trouve imbuvable, comment t’expliquer ça ?

Il commence à me faire tartir le Gros, avec son spleen et sa nostalgie de Paname. S’il se met à philosopher, ça promet !

L’agent qui propulsa Béru sur le pavé humide se la ramène. Il a vu que notre chignole était équipée d’un poste émetteur. il lui a fallu cinq minutes quatre secondes trois dixièmes pour réaliser le truc et maintenant il veut qu’on lui explique.

— Pourquoi avais-vous le télaiphone dans votre pompe ? il questionne, curieux comme un point d’interrogation.

Je lui montre mes fafs.

— Parce qu’on est de la poule, dis-je, et qu’on a besoin de garder le contact avec nos services.

— Vous enquêtais en Suisse ?

— Non, on est venus faire du ski, on est en vacances, explique Bérurier avec une mauvaise humeur flagrante.

— Y a pas de neige en cette saison, objecte le gars.

— On attendra qu’elle tombe, fait le Gros.

Un peu mortifié au niveau de la visière de son képi, le pouleman se prend par la main et s’emmène promener. Je le hèle.

— Dites donc, collègue ! Pourquoi a-t-on mis le drapeau à l’ambassade pleurésienne ?

— Parce que c’est la faîte nationale en Pleurésie, répond l’S.V.P. bernois.

Il ajoute, attendri :

— L’ambassadeur donne un cocktaile au corps diplomatique ce soir.

— Si c’est le soir c’est pas un cocktail. Et puis on dit cocktail et pas cocktaile ! tonitrue Bérurier dont tout le monde connaît la pureté du langage.

Et de démontrer :

— On dit une gousse d’ail, pas une gousse d’aile, non ?

L’agent s’en va.

— Donc, il y a réception chez Tulacomak, ce soir !

— O.K. C’est peut-être le bon moyen pour s’introduire dans la place.

— Qu’est-ce que tu débloques ?

— J’ai mon idée, Gros.

— Quelles sont-ce ?

— Filons à l’ambassade de France.


Berne sous la flotte, c’est comme un dimanche anglais. En un peu plus trépidant toutefois.

À l’ambassade de France, le personnel s’amuse comme une délégation d’aveugles à un congrès de sourds-muets.

Un huissier examine mes papiers ; un secrétaire examine ma requête et l’ambassadeur examine mon physique avenant, en moins de temps qu’il n’en faut à un philosophe existentialiste pour sodomiser une mouche à miel.

C’est un homme agréable, courtois et élégant. D’ailleurs, je l’ai vaguement connu à Pantruche à une époque où il était chef de cabinet à Richelieu-Drouot.

— Alors, mon bon San-Antonio, fait-il en poussant vers moi une boîte de cigares grande comme un sarcophage, quel bon vent vous amène ?

Je décide de ne pas trop lui raconter mes déboires.

— Je m’intéresse à Son Excellence Tulacomak, fais-je, un collègue à vous !

Il se renfrogne.

— Collègue avec lequel j’entretiens des relations assez fraîches. Vous savez que nos rapports avec la Pleurésie sont plutôt tendus.

— Tellement tendus qu’ils vont finir par péter un de ces jours, opiné-je.

« L’ambassade pleurésienne donne une réception, ce soir, si j’en crois la rumeur publique ?

— Vous pouvez la croire, c’est exact.

Il farfouille dans un classeur en cuir de Russie tanné par les Japonais et pyrogravé par les Moldo-Valaques. Il y pêche un carton grand comme l’écran de Paramount et s’en évente le bout du pif.

— Vous y allez, bien entendu ?

— Non, fait-il, je m’y fais représenter, je me suis découvert une grippe… diplomatique pour couper à la corvée.

Voilà qui rentre dans mes cadres, comme disait un de mes oncles qui était colonel à Saumur.

— Et qui vous représente ?

— Mon attaché !

Je cligne de l’œil, me dresse, prends une pose avantageuse, façon l’Apollon du Réverbère, et demande :

— Le commissaire San-Antonio ne ferait-il pas un bel attaché occasionnel ?

L’ambassadeur me considère pendant quatre secondes sans piger ; au bout de ce laps de temps, il cligne de l’œil.

— Oh ! je vois. Vous tenez à participer à la cérémonie ?

— Exact.

— Puis-je vous demander dans quel but ?

— J’ai besoin de perquisitionner à l’ambassade !

Il sursaute :

— Vous n’y pensez pas, San-A.

— Je ne pense qu’à ça, au contraire, riposté-je, comme dans un dialogue de film.

— Mais, si vous vous faisiez attraper, ce serait un incident diplomatique terrible ! Dont les risques…

— Écoutez un peu mon histoire, fais-je, elle est belle c’est à n’y pas croire.

Et je lui expose mon plan quinquennal. Il esgourde avec des étiquettes grandes comme des pavillons de radar.

— Je suis ici avec un de mes collaborateurs. D’accord avec votre attaché, ce soir, avant qu’il ne quitte son domicile, nous irons le ligoter sur son lit. Ensuite nous prendrons sa place à la réception. S’il nous arrive une tuile, il est paré : deux hommes se sont introduits chez lui, l’ont terrassé, lui ont pris son invitation… Vous mordez la trajectoire, Excellence ?

— C’est excellent, fait l’Excellence qui s’y connaît.

— Vous voici rassuré ?

— Quel diable d’homme vous faites ! Vous ne changerez donc jamais !

— Que voulez-vous, soupiré-je, désireux de justifier le titre de cet ouvrage ; j’suis comme ça !

Nous arrêtons les dernières dispositions (pour un flic, arrêter des dispositions ce n’est pas compliqué) et je vais rejoindre l’Enflure bérurienne endormie dans l’antichambre.

Je lui mugis dans les étagères à mégots :

— Berne ! Tous les voyageurs descendent de voiture !

Il bondit, ouvre les lampions et me voyant devant lui, articule :

— C’est toi qui as les billets, San-A. ?

Je pouffe, bien que je ne sois pas paf, simplement parce que j’ai eu du pif :

— Tu ne peux pas mieux dire, vieille guenille, en effet : j’ai les billets.

Il traverse à mes côtés le grand salon lambrissé où somnolent des portraits à l’huile de gens qui firent leur beurre.

Une fois hors de la succursale bernoise des Établissements Combiencégrand-Combiencébot, Siège Social rue du Faubourg-Saint-Honoré, Paris, le gravos me demande :

— Qu’est-ce que tu comptes faire, Tonio ?

Je lui téléphone un regard à jet rotatif, avec prise d’air par la culasse et double allumage.

— Je compte accomplir un tour de force unique dans les annales policières, Béru. Je compte réussir un exploit qui me vaudra mon nom en lettres d’or dans le marbre de la mémoire nationale.

— Mais quoi ? croasse l’obèse !

— Je vais oser ce que nul être humain avant moi n’avait envisagé. Je vais tenter le plus impossible de tous les impossibles. Je vais te faire prendre un bain, mon brave, mon bon, mon cher, mon ignoble Bérurier, et qui pis est, je vais essayer de te faire porter un habit !

CHAPITRE XII

Il y a des êtres qui vous causent un choc. Des êtres qui forcent le respect et l’admiration. Des êtres qui vous donnent une sorte de prolongement humain. Je suppose que lorsqu’on regarde peindre Picasso, toréer El Cordobes ou lorsqu’on entend M. Von Braun démontrer que contrairement à ce qu’on s’imaginait, le carré de l’hypoténuse n’est pas égal à la somme des carrés des deux autres côtés dans le triangle rectangle ; oui, je suppose que devant ces spectacles, notre derme se hérisse de granulations, notre glotte joue au yo-yo et nos stabilisateurs biconvexes se fripent comme la jupe d’une bergère un dimanche après vêpres. Mais ces réactions dermiques ou vaso-vasculaires ne sont que de la gnognote en branche, à côté de celles que vous provoque la vue de Bérurier en habit !

L’un des obstacles majeurs, c’était la question du fripier. Je pensais qu’aucun futal de location ne pouvait recevoir la brioche du Gros. Et puis le miracle s’est accompli. Le loueur de fringues avait dans ses réserves un habit ayant appartenu à l’Aga Khan (un valet de chambre indélicat l’avait fourgué pour une bouchée de pain complet !).

Dire qu’il lui va comme un gant serait mettre en cause toute la ganterie internationale, en tout cas, je suis obligé de reconnaître que cet habit n’a pas trop l’air dépaysé sur les rondeurs du Mahousse.

Devant la glace de son armoire, à la chambre de l’hôtel Lijumot où nous sommes descendus, Béru prend des poses, étudie des mines et met au point un comportement d’homme du monde qui sent son diplomate d’une lieue.

— Tu trouves pas que mon revolver fait un peu négligé ? s’inquiète-t-il en pressant de sa dextre puissante le côté gauche de l’habit.

Il essaie de le carrer dans le pantalon, mais la crosse dépasse et quand il lève les bras, devient apparente.

— Laisse-le au vestiaire, suggéré-je.

Il hausse les épaules. Pas trop cependant, car elles risqueraient de faire craquer les entournures du vêtement.

— Je ressemble à un mylord, assure mon copain, en coulant sa pogne d’assommeur de bétail dans sa poche avec une grâce effectivement très britannique.

Il s’étudie un instant ; fait sauter une croûte de jaune d’œuf qui lui souille la lèvre supérieure et déclare en s’extirpant un poil du nez :

— Je donnerais de l’air au duc d’Édimbourg que ça m’étonnerait pas, non ? L’embonpoint en plus, la taille en moins, la chevelure mise à part et le regard noir au lieu de bleu, c’est même plutôt ça !

— Toi, c’est le duc Dédain-Bourre, souris-je.

Il ne peut évidemment pas comprendre cette saillie, celle-ci n’ayant de sel (comme dirait Cérébos) qu’écrite et encore[5].

Je profite de la glace pour m’octroyer un petit coup de périscope, vite fait, au percolateur. Je ne sais pas si Béru a l’air d’un mylord, en tout cas, ma modestie mise soigneusement de côté afin que je puisse la récupérer en cas de besoin, je peux vous garantir que votre San-Antonio chéri, lui, n’a pas l’air d’un pot de saindoux, loqué de cette façon. L’habit qui fait le moine fait aussi le diplomate, à condition natürlich qu’il ne s’agisse pas du même !

Avec le mien, je représente la France comme pas un commis-voyageur n’a su représenter les aspirateurs Machin. Y aura du dégât dans la volière, section perruches, dans un instant.

— Tu y es, Sac-à-lard ?

Le Gros se verse un grand coup de rouge (du Bordeaux, pour le soir c’est moins lourd), se torche les lèvres au moyen de sa manchette amidonnée et dit en vérifiant l’étanchéité de sa braguette :

— Paré, mec ! On peut se présenter dans le monde !


Franchement, le beau linge ne manque pas à l’ambassade de Pleurésie. Les chignoles qui s’arrêtent devant le perron éclairé à Jean Giono sont toutes plus chromées les unes que les autres. Certaines comportent une salle de bains et la télévision, d’autres un jardin d’hiver et d’autres encore une piste de danse rétractable avec éclairage au néon. C’est vous dire !

Nous descendons, le Gros et moi, d’une voiture de louage pilotée par un chauffeur en tenue.

— Et si je te disais que j’su t’ému ? me bredouille l’Enflure au moment où nous atteignons le hall décoré de plantes vertes.

Un larbin saisit mon carton. Il ligote le texte et clame d’une voix de grand store :

— Messieurs les représentants de Son Excellence l’Ambassadeur de France.

Petit ballet des représentants effectuant leur entrée dans un salon grand comme l’aéroport d’Orly. En ce moment, un orchestre de chambre (fourvoyé au salon) joue une chanson de Sinatra ravissante : « Tu seras dans mes bras mardi prochain à dix heures précises à condition que nos montres n’aient pas de retard ». It is le titre. C’est langoureux, beau, suave et ça vous parcourt la viande comme du poil à gratter.

Un petit homme blond, au visage rosé, au regard plus pointu que la pointe d’un pyrograveur, l’habit barré du grand cordon ombilical de la République pleurésienne[6] s’avance vers nous. C’est Tulacomak, l’ambassadeur. Il nous tend la main, s’incline. Un pète-sec-pas-commode, le frangin.

Il nous dit qu’il est ravi, ce que sa bouille de constipé à vie dément formellement et, en pressant les francforts du Gros, il marque un temps de surprise.

Je lui susurre que Son Excellence est navrée, mais qu’une crise d’entérite libidineuse l’oblige de garder la chambre comme s’il était factionnaire devant le Palais Bourbon.

Ayant sacrifié aux usages, le Gros et moi-même plongeons dans la populace. Des robes décolletées jusqu’au bassin aquitain, des perlouzes, des diams, des clips qui éclipsent la lumière des lustres… Vous mordez le topo ?

Le Gros n’en revient pas.

— C’est plus bath qu’au banquet des anciens de la police, me dit-il. À l’époque z’ancienne où j’étais en uniforme, je me souviens avoir été de service au bal des « Fabricants de cochons en pain d’épice » où ce que frayait toute la haute société, mais je dois admettre que ça n’avait pas c’t’allure, mon pote !

Il repère le buffet et, à partir de cet instant, je ne puis le retenir.

Je le laisse devant la mangeaille et, mine de rien, je décide de repérer les lieux.

Dans ces cas-là, la meilleure façon de tout reluquer sans attirer l’attention, c’est de danser. Je repère les nanas alignées devant la tapisserie d’Aubusson et je m’approche d’une jeune frangine belle à faire décéder miss Univers, blonde comme les blés de Pologne et tellement angélique qu’à côté d’elle la Supérieure du couvent voisin aurait l’air d’une Marie-couche-toi-là !

Cette douce enfant est convoyée par sa maman, une assez forte dame, pas désagréable, et qui serait moins intimidante sans sa moustache et ses cent treize kilogrammes.

Je me casse en deux devant la dame et lui bredouille que je sollicite de sa poire la faveur de faire gambiller sa môme. Manque de bol, la vioque est une Pleurésienne qui ne cause pas notre langue. Elle se méprend sur mes intentions et me cramponne les ailerons latéraux pour en suer une.

En plus de ça, elle valse comme une lessiveuse pleine de cailloux ! Tout le plaisir est pour moi.

De loin, le Gravos qui a l’habitude de manœuvrer les poids lourds se fend le pébroque.

Hilare, une coupe de mousseux à la main, il s’avance vers moi. Les revers de son habit ressemblent déjà à la palette de Van Gogh. Il y a un tas de trucs en couleur, là-dessus.

Béru, sans souci des danseurs, se tient à mes côtés tandis que je fais opérer un mouvement tournant à la grosse vachasse :

— C’est urf ! déclare-t-il. Si je te disais que j’ai jamais vu un buffet comme çui-là !

Il récite, paupières mi-closes :

— Y a des toistes au caviar, des toistes au foie gras, des toistes au…

Je l’interromps :

— Quand ils prépareront des toasts à la baleine, fais-moi signe, j’irai livrer ma cavalière…

Sitôt cette valse achevée, je convoie la mère mammouth jusqu’à son canapé et, avant qu’elle y ait déposé son armoire normande, j’empoigne le bras de sa ravissante gosseline.

Celle-ci rigole. Elle parle français avec un léger accent pleurésien.

— Maman s’est méprise, gazouille-t-elle. Elle a cru que vous l’invitiez elle.

— Ce malentendu n’a fait qu’accroître le désir que j’avais de vous tenir dans mes bras, osé-je, en lui distillant mon regard de velours numéro 118…

Elle rosit et, vous me croirez si vous voulez, se met à se trémousser depuis le rez-de-chaussée jusqu’au premier étage.

Je vous parie une huître perlière contre un litre de moules que cette môme angélique se déplume facile lorsque c’est un beau zig de mon acabit qui le lui demande.

En tout cas, la danse ça lui fait de l’effet. Et son effet m’en fait !

Comme c’est un slow, on a l’impression d’être étendus sur une plage. On ferme à demi les carreaux. On a du coton dans les veines, les gars, et des tringles à rideau dans le circuit sensoriel.

— Vous habitez Berne ? susurré-je.

— Oui, je travaille à l’ambassade, me confie la jeune beauté.

Alors là, in petto et du fond du cœur, j’allume une tripotée de cierges à la gloire de saint Christophe lequel m’a mis dare-dare sur le bon chemin.

— Que faites-vous ? m’enquiers-je d’un ton détaché.

— Je suis la secrétaire de Son Excellence.

— Et vous habitez ici ?

— Naturellement. Mon père est intendant de la maison…

— Son Excellence n’est pas marié ? fais-je. Il était seul à accueillir ses invités.

— Il est divorcé, murmure-t-elle.

— Ah ! bon…

— Vous faites partie de l’ambassade de France ?

— Je suis le nouvel attaché !

J’ajoute, câlin :

— Je regrette de ne bas être Pleurésien ; je donnerais beaucoup pour qu’on m’attache à cette ambassade-ci.

Le tout, ponctué d’une œillade à grand rayon d’action qui se place sans cafouiller sur son orbite.

La môme s’en ressent de plus en plus pour le petit Français qui la presse contre son académie (en l’occurrence, elle ressemble assez à une académie de billard, mon académie !).

— J’aimerais danser avec vous toute la soirée, murmure-t-elle.

Oh ! Pardon, madame la douairière ! Comme appel du pied ça vaut l’appel de Stockholm ! Pas la peine de le dire avec des fleurs ! Vous n’avez plus qu’à empaqueter ça dans un papier sulfurisé et à le mettre au frigo en attendant l’heure de le consommer.

— Alors, ça carbure ? me lance une voix familière.

Je me détranche et j’avise le Gros aux prises avec la môman de ma jouvencelle. Profitant de son permis poids-lourds, il se l’est payée, la baleine, Béru. Il aime la difficulté, mon pote. C’est un téméraire. Sa bajoue contre celle de la Pleurésienne, il la manœuvre avec une aisance confondante.

— C’est pas que je morde au tango, me dit-il, mais je me suis lancé ! Remarque, avec ce tombereau c’est pas du sucre. Pour la commande assistée tu repasseras ! Ça me rappelle quand je laboure à la cambrousse chez mon cousin Fernand !

J’ai beau lui adresser des signes afin de l’avertir que ma cavalière parle français, il continue de débloquer. J’ai idée que les délices du buffet ne sont pas étrangères à cette faconde.

— Ceci dit, poursuit Bérurier, malgré qu’elle soye pas jojo, moi j’en ferais mes beaux dimanches suisses de cette tarderie.

Il se marre :

— Tu voyes pas que je devinsse ton beau-dab, dis ?

J’entraîne ma partenaire loin de cette source d’idioties.

— Qui est cet homme ? me demande-t-elle. Il a des façons grossières et je n’ai pas compris le tiers de ce qu’il a dit !

— C’est préférable, assuré-je. Il s’agit d’un secrétaire particulier, ami d’enfance de Son Excellence, à qui Son Excellence a voulu témoigner sa gratitude en l’envoyant ici.

Je transpire des chandelles romaines ! M’est avis que si le Gros continue, il va me compromettre et ficher par terre tout mon plan d’action.

— Vous ne trouvez pas qu’il fait terriblement chaud dans ce salon ? susurré-je à l’oreille de ma douce colombe.

— Si.

— Allons sur la terrasse.

Moi, dans tous les films de bal chez le marquis, j’ai vu des terrasses où des couples se retiraient pour se dire que la lune était belle et que le rossignol avait la voix de Tino Rossi.

Nous poussons, toujours comme dans les films, une double porte vitrée et nous nous trouvons en effet sur une terrasse qui domine un paysage infini. La lune est exacte au rendez-vous. Y a que le rossignol qui s’est fait porter pâle. Tant pis, on fera sans lui.

— Quel est votre nom ? demandé-je.

— Nathalia…

J’en bave des ronds de chapeau. Nathalia ! Ça manquait à ma collection un blaze pareil. J’ai déjà eu des Cécilia, des Barbara, des Léonora, des Etcœtera, deux Antinéa et une Proserpine ; mais jamais de Nathalia.

Je lui déclare que c’est un prénom fabuleux et je lui révèle que je me prénomme Antoine, ce qui ne la choque pas outre mesure, comme dit mon tailleur.

Une chose en amenant une autre, je ne tarde pas à lui voter des crédits spéciaux pour l’achat d’une paire de patins à injection directe. C’est à cet instant que le rossignol suisse (on pouvait plutôt s’attendre à un coucou) radine et nous entonne le grand air de « Refèmele ». L’heure est enchanteresse.

J’ai le cœur désordonné, la main preste et la métropole en révolution.

— Ma chambre est au second étage, me dit-elle, en réponse à une question précise que je lui pose dans un but non moins précis.

Comme il fait noir, je ne la vois pas rougir, mais je l’entends, étant doué d’une ouïe qui m’incite à voter non dans les référendum.

— Et comment s’y rend-on quand on veut vous voir ?

— Personne n’est jamais venu me voir dans ma chambre, ment-elle avec confusion.

— Parce que personne n’a eu pour vous un sentiment comme le mien, assuré-je. C’est dans son écrin qu’un joyau prend tout son éclat.

J’ai lu ça dans « La fiancée de l’Aspirant », un roman bleu pour personne pâle, vendu en flacon de deux litres dans les bonnes pharmacies. Secouer avant de s’en servir et servi à l’improviste, ça fait encore son effet. La môme ne se sent plus.

— Vous êtes poète ! assure-t-elle.

— Rien de surprenant, dis-je, mon père s’appelait Alexandrin.

Je pousse mon avantage jusqu’à la garde.

— Alors, comment accède-t-on à votre écrin, beau joyau ?

Elle hésite.

— Écoutez… Je…

— Vous ?…

— Je préfère que nous nous rencontrions demain ailleurs… Ici, vraiment, avec tout le personnel, ce n’est pas possible. D’autant plus que ma mère dort dans la pièce voisine…

J’en frissonne. Je vois de là la baleine débarquer toute moustache dehors au milieu de nos ébats. Et moi qui ne cause pas pleurésien !

— Demain, mens-je, je prends l’avion pour Paris où je dois présider l’association des poètes ayant un pied de trop !

Je brusque les choses, car il y a des moments dans la vie où il faut savoir s’imposer, n’importe quel percepteur vous le dira.

— Lorsque l’occasion de votre vie passe à votre portée et qu’elle n’est pas chauve, il faut savoir la saisir par les cheveux ! affirmé-je.

Elle hésite encore.

— Écoutez, dit-elle, je… Il y a une petite maisonnette au bout du jardin. On passe par la porte de derrière… La clé est accrochée derrière le volet… Si vous voulez m’y attendre en sortant d’ici, je vous y rejoindrai.

Je lui file un petit coup d’œil. Cette oie blanche a rudement envie de se faire plumer. Maintenant, est-elle aussi blanche que ça ? That is the question, comme aurait dit Victor Hugo (à son retour des îles anglo-normandes).

M’est avis que la petite cabane au fond du jardin a déjà dû lui servir, à Nathalia.

— Banco ! murmuré-je. J’y serai.

CHAPITRE XIII

Trois plombes du mat. Les derniers flonflons de l’orchestre se sont tus. Les musicos ont joué l’hymne pleurésien « Coule ! O mon pulmosérum », puis ç’a été la débandade, comme disent les eunuques !

J’ai feint de prendre congé, mais, une fois dans le hall, j’ai dit que j’avais oublié mon coupe-cigare à pédales et je suis rentré dans l’ambassade. Une porte dérobée que m’a indiquée Nathalia m’a permis de gagner le jardin.

Tout est O.K. Je suis allé fumer une cousue au fond du parc. La lune miroite dans la pièce d’eau à la surface de laquelle flottent des nénuphars. Il fait doux. Bérurier, blindé comme un Polak, me fait escorte. Il tient une godasse à la main, because les vernis neufs sont en bisbille avec ses durillons, et son nœud noir, dénoué, lui pend sur le poitrail.

Il s’assied sur un banc romantique.

— Je vois pas pourquoi que tu me fais venir dans c’t’aventure, ronchonne-t-il. Tu vas te faire la nana et pendant ce temps, le gars Béru va éternuer sous les étoiles. Quand je pense que j’aurais pu me payer une virée dans le pageot de la vioque, gratis ! et toutes taxes comprises !

— La dame est marida ! objecté-je, pour calmer ses regrets.

— Elle fait chambre à part avec son Jules, et paraît que le zig est sourdingue comme une douzaine de pots ! Tu penses que je m’étais rancardé !

— Ce n’est que partie remise ! le consolé-je… L’essentiel est que nous soyons dans la place, tu saisis ?

— Dans la place, tu vas y être avec toutes tes aises, proteste l’Enflure. Enfin c’est comme ça et pas autrement : le lampiste se met une tringle pendant que les patrons se donnent du bon temps ! Heureusement que j’ai des caleçons longs pour poireauter dehors, moi qui suis faible des bronches !

Nous sommes convenus, ma gosseline et moi, de nous retrouver à la demie. Je laisse filer une vingtaine de broquilles et je recommande au Gros de planquer sa viande dans un fourré touffu.

— Je ne sais pas comment va déguiller la soirée, dis-je, mais je veux t’avoir à portée de la main le moment venu.

Justement, tout près de là, il y a une tonnelle drapée de rosiers et, sous la tonnelle, une balancelle.

Béru s’y allonge. Les chaînes de la balancelle gémissent un bon coup puis la ferment.

Satisfait, je me dirige vers la construction dont m’a parlé Nathalia.

Il s’agit d’une petite maisonnette de gardien, située au fond de la propriété et donnant sur une ruelle. Je tire sur un volet qui, effectivement, s’ouvre. Re-effectivement, à l’intérieur du volet, une clé est accrochée à un clou.

Même lorsque je ne possède pas leur clé j’ouvre n’importe quelle porte ; mais alors, quand j’ai leur clé, vous pensez bien, amas de larves, que ce m’est beaucoup plus z’aisé.

Je pénètre donc, séance tenante et le pied droit en avant, dans la gentilhommière de l’ambassade.

Pas d’erreur : il s’agit bien d’un nid d’amour. Je suis en mesure de vous parier une selle de course contre une selle d’agneau que ma douce Nathalia est coutumière de la fête. Elle doit échapper de temps à autre à la tutelle de maman la gravosse et s’évader du burlingue de Tulacomak pour venir se faire jouer en solo l’introduction du grand morceau de Faust dans l’ouverture de la Fille de Madame Angot !

C’est gentil comme tout, ce pied-à-terre Pas si à terre que ça ! C’est pied-au-septième-ciel qu’il faudrait dire ! Ça se compose d’une minuscule entrée aux murs tendus d’étoffe imprimée (l’imprimé représente des diligences avec des cochers qui postillonnent) ; d’une chambre agréable, tapissée contre le mur de feutrine bleue (le bleu, la couleur du sommeil) et meublé anglais ; et enfin d’un cabinet de toilette grand sport. Vous mordez la came ? Comme rendez-vous de chasse, ça se pose là. Drôle de chasse à courre ! Taïaut ! Taïaut ! J’aime le son du corps, la nuit, au fond des bois (de lit).

Dans la chambrette, il y a une commode de bateau (en général, dans ces sortes d’endroit on pratique la commode parce que la commode c’est plus pratique). Et cette commode a été transformée en bar par un artiste qui avait plus le culte du Cinzano que celui du style victorien.

En attendant l’arrivée de ma poulette, je me vote à l’unanimité plus une voix un coup de remonte-moral. Comme disait Balzac, va falloir l’honorer, cette petite. Hisser bien haut les couleurs françaises et lui démontrer par A plus B que la réputation faite aux mâles de notre pays n’est pas usurpée.

Je m’octroie un deuxième godet à titre exceptionnel, avec félicitations du jury lorsqu’elle fait son entrée dans la cabane. Elle a jeté un imperméable bleu-nuit sur ses frêles épaules, la douce enfant. Des gouttes de rosée nimbent sa chevelure d’or et sa poitrine halète plus que celle d’une nourrice.

— Je suis en retard, je n’arrivais pas à me défaire de maman !

Je me chuchote en aparté que nous avons, elle et moi, des problèmes inverses. Elle ne peut se débarrasser de sa mère et moi je n’arrive pas à retrouver la mienne.

La voilà qui pose son imper. Elle a troqué sa robe de bal contre une robe de chambre en tulle japonais, tissé avec des sourcils de libellules. Et il n’y a pas besoin d’être sorti de l’École de Mines, ni de Science-Peau pour deviner que là-dessous elle est nue comme un gigot de mouton.

— Je me suis permis de boire un verre en vous attendant.

— Vous avez bien fait.

— Vous venez souvent ici ?

Elle rougit dans la région lombaire et sa périphérie.

— C’est-à-dire…

Vaut mieux écraser. Je ne suis pas ici pour la confesser, mais au contraire pour augmenter la liste de ses péchés.

Elle s’assied sur le canapé avec le gars mézigue à ses côtés et, comme il faut toujours commencer par le commencement, je la commence par une toute nouvelle spécialité : le ramoneur savoyard ; un truc appelé à faire fureur dans la bonne société.

Ensuite on passe aux choses sérieuses : le fantôme écossais, le casse-noisettes à glissière, le court-circuit démoniaque et surtout, surtout ! La choucroute garnie, une invention qui nous vient du Bas-Rhin…

La gosse exprime son enthousiasme en français, en suisse et avec sa propre langue. C’est du délire. La Chevauchée Fantastique, à prix de faveur ! Cap Kennedy pour toutes les bourses ! Un récital de grincements de dents ! Et puis le silence revient. La paix des profondeurs.

Il est de courte durée. À peine avons-nous remis un peu d’ordre dans notre âme et notre toilette qu’on fait toc-toc à la lourde. Ma première pensée est pour Bérurier. Le Gravos doit en avoir quine de se geler les noix sous la tonnelle. Il vient m’apporter son cahier de revendications. Nathalia s’est dressée : hagarde.

— Mon Dieu ! balbutie-t-elle.

Je vais lui demander le pourquoi du comment du truc lorsqu’une voix d’homme lance quelque chose que je ne pige pas car c’est du pleurésien.

La panique se lit sur le visage de la môme. Elle mate autour d’elle comme si elle espérait voir déboucher dans la piaule ce fameux tunnel sous la Manche que nos amis anglais sont si pressés de percer.

Puis, prenant à deux mains une décision extrême, elle me pousse en direction de la salle de bains et referme la porte.

J’attends, dans l’obscurité la plus intégrale, la suite des événements. Pourtant, une lueur perce dans la touffeur de mon bocal Le San-Antonio joli n’est pas tombé de la dernière pluie, comme on dit à Brest ; il commence à piger que le monsieur qui vient de faire toc-toc à la lourde, c’est le Julot attitré de Mademoiselle. Il a aperçu de la lumière à travers les frondaisons et il est venu voir ce qu’il en était. Ça risque de faire la bath fiesta dans le quartier. Si jamais le scandale éclate, je vais me trouver dans une position fâcheuse.

En attendant, on dirait que ça ne se passe pas trop mal. Je perçois vaguement un chuchotement. Puis le chuchotement cesse et le silence s’établit.

Est-ce que l’arrivant intempestif prendrait sa part de félicité, lui aussi ?

Je patiente encore un chouïa. J’ai beau tendre l’oreille, je ne distingue pas le moindre bruit. À mon avis, la môme Nathalia, rusée comme le sont toutes les nanas, est parvenue à entraîner le fâcheux. Elle me laisse le champ libre. S’agit de mettre les voiles en douceur.

Avec d’infinies précautions je tourne le loquet de la porte. Ça me prend cinq minutes car j’opère millimètre par millimètre. Enfin j’écarte le panneau. La chambre est vide en effet. La voie est libre.

Je sors carrément de la salle de bains et je m’apprête à gagner la sortie en souplesse lorsque je stoppe, pétrifié, au milieu de la chambre.

Son Excellence Tulacomak gît sur le plancher, juste derrière le canapé. Il a un poignard dans le placard. Un beau poignard maltais qui, dix minutes plus tôt, décorait le mur au-dessus de la commode.

CHAPITRE XIV

Je me penche sur l’ambassadeur. Il est tellement mort qu’à côté de lui, le sarcophage de Ramsès II aurait l’air d’un boute-en-train. La Nathalia ne l’a pas raté. Droit au cœur ! Comme pour le maréchal Ney ! Mais c’est Tulacomak qui en fait un drôle (de Ney).

Monsieur l’ambassadeur avait troqué sa pelure de cérémonie contre une robe de chambre en satin pourpre. Est-ce que par hasard il aurait entretenu des relations ex-diplomatiques avec sa secrétaire, ce Pleurésien de malheur ?

Ça me paraît probable. Il est venu la retrouver dans leur bonbonnière pour lui jouer la Main à la valise diplomatique ; et la gosse, perdant tout contrôle, se l’est poinçonné avec le couteau maltais.

Nous voilà dans de beaux draps !

Je sors pour récupérer Béru. Le Gros roupille dans la balancelle à s’en faire éclater les sinus. Je le secoue. Il éternue, se réveille et me demande ce qui se passe.

— Il se passe des drôles de choses, Gros. Amène ton lard…

Je le mets rapidos au parfum des ultimes événements.

— Eh ben, mon pote, rouscaille le Démesuré, t’en fais de belles !

Je ne réponds pas. Je suis très accablé en effet. Car me voici embarqué dans un sacré pastis. Nous ne sommes pas en France, est-il bon de vous le rappeler, et même pas en Suisse, une ambassade étant considérée comme une parcelle du pays qu’elle représente.

— Vous allez me dire que nous n’avons plus qu’à calter, Béru et ma pomme.

O.K.

Seulement quand on découvrira le cadavre de Tulacomak, il y aura une enquête soi-soi. La môme Nathalia se mettra à table ; peut-être même me mettra-t-elle le meurtre sur le dossard ?

Comme pour me donner raison, je vois des lumières qui s’éclairent, dans la façade de l’ambassade, à l’autre bout du parc. Cette peau d’hareng me fait porter le bada.

— Qu’est-ce qu’on maquille ! beugle le Gros qui se sent pâlichon des mollets, lui aussi.

Vous le savez, morceau de loques, quand ça barde vraiment, San-Antonio est là.

Je désigne une petite porte à Béru.

— Passe par ici, Gros. Notre bagnole-radio est restée sur place. Va la chercher ! Pendant ce temps, moi, je vais évacuer Monsieur de son territoire, c’est la première chose à faire…

Béru ne se perd pas en protestations. Il file, recta, dans son bel habit fripé qui lui donne l’air d’un pingouin en deuil.

Je rentre dans le nid d’amour. Je cramponne un peignoir de bain, je roule l’Excellence dedans en lui laissant le poignard dans le palpitant. J’éteins tout et je charge Tulacomak sur mes robustes épaules.

Ensuite de quoi je me trisse par la petite porte. Il est temps. J’entends des voix dans le parc. Des gens radinent.


Un qui sait se manier le panier quand c’est nécessaire, c’est mon cher Bérurier. Je le chahute, mais je l’adore, le Gros. Il est tellement efficace ! Combien de fois déjà m’a-t-il guidé pour me sortir du merdier !

Il radine déjà avec notre chignole, tous phares éteints. Il quitte son siège en voltige, sans couper le moteur, ouvre la portière arrière et m’aide à cloquer l’Excellente Excellence sur le plancher de la 15 six.

Nous redémarrons à fond de ballon. C’est Béru qui tient le manche et il joue les Stirling Moss ! On prend une avenue qui descend ; on traverse un point (sur l’Aar), on remonte une côte et, au bout de dix minuscules minutes, on se trouve en pleine cambrousse, non loin d’une ferme où des vaches insomniaques mugissent leur nostalgie des passages à niveau.

— Alors ? demande le Gros.

Je lui désigne un petit chemin bordé d’arbres.

— Gare-toi là, je vais essayer d’avoir Paris.

Je monte l’antenne de secours pour plus de sécurité et je sonne Paname. Ça rend. La réception n’est pas impec, mais elle est audible.

Je me fais passer le service du Vieux. Le planton m’apprend que le Boss est dans les bras de l’Orfèvre. Qu’à cela ne tienne, j’insiste pour qu’on le réveille. Une ligne particulière unit son domicile au burlingue, ce qui simplifie the question.

Bref, en moins de temps qu’il n’en faut à une dame de Pigalle pour secouer le larfeuil d’un maquignon saoul, j’obtiens le dirlo.

On l’a affranchi que c’était moi. Il fait sèchement :

— J’écoute !

Je ne sais pas par quel bout commencer.

— Nous sommes à Berne, monsieur le directeur… Il s’est passé des événements… heu… fâcheux, qui seraient trop longs à vous expliquer. Bref, Tulacomak est mort.

— De mort violente ? questionne toujours aussi froidement le patron.

— Tout ce qu’il y a de plus violente !

— Vous ?

— Non, mais tout pourrait le faire croire…

— Où êtes-vous ?

— En voiture. Il est à l’arrière…

Un silence plus tendu qu’une corde de violon ou que la peau du ventre de Gabriello.

— Écoutez-moi, mon cher. Débrouillez-vous comme vous l’entendrez, mais il ne faut pas qu’on retrouve le défunt.

J’hésite à comprendre…

— Le climat est tel, en ce moment, avec la Pleurésie, poursuit le Tondu, que l’assassinat d’une telle personnalité serait catastrophique.

— Mais…

— Non, pas de mais. Sa disparition est une chose, sa mort en est une autre. Ce sont les vivants qui disparaissent, pas les morts. Faites le nécessaire pour qu’on ne retrouve jamais sa trace ! Ce serait une bonne chose…

Comme je ne moufte pas, il insiste :

— Compris ?

— Compris, patron.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? s’informe mon coéquipier.

Je lui répète l’ordre extravagant du patron.

Le Gros coule un regard navré sur la banquette arrière.

— Mais qu’est-ce qu’on va fiche de ce client ?

— Je me le demande…

Il se gratte le crâne, se cure une dent, s’arrache un poil du nez et murmure :

— Bon ; envisageons les possibilités. On peut l’enterrer dans un coin perdu…

Je secoue la tête.

— On finit toujours par retrouver les corps ; soit qu’un chien ait du flair, soit qu’on entreprenne des travaux à cet endroit, soit que quelqu’un vous ait vu…

— Et si on y mettait le feu ?

— Tu parles ! On identifie les cendres !

Il s’emporte.

— Écoute, San-A., je le boufferais bien, mais je n’ai plus faim !

La situation est plutôt moche. Nous avons bonne mine, en habit, avec un cadavre dans notre voiture.

Le jour commence à poindre vers le levant (il serait d’ailleurs surprenant qu’il pointât vers le couchant). Des coqs chantent dans les métairies.

— Il faut que nous nous changions, dis-je. On va retourner en ville. J’irai à notre hôtel mettre d’autres fringues pendant que tu garderas le collègue. Ensuite ce sera ton tour. Une fois que nous serons en civil…

— Eh bien ?

— Eh bien nous aviserons, me casse pas les pattes !


J’ai passé un Prince de Galles en drap anglais d’Elbeuf et me suis rafraîchi un peu la frime. Quel métier ! Vous parlez d’une nuit.

— À ton tour ! fais-je à Bérurier.

Le Gros s’extirpe de la bagnole.

— Ne t’attarde pas, recommandé-je.

— Tu peux toujours faire un brin de causette avec môssieur en mon absence, rigole-t-il.

Il s’éloigne. Les basques de son habit, tordues comme de vieilles cravates, lui battent les miches.

Je suis dans un parking, près de l’hôtel. Nous avons jeté une couverture sur le cadavre. J’ai, par mesure de sécurité, bloqué les portières arrière de façon à ce que personne ne puisse les ouvrir de l’extérieur. Par veine, comme il fait frisquet, les vitres sont embuées. Dans l’immédiat, j’ai l’impression que nous sommes parés.

En attendant le Gros, je lance un nouvel appel pour Paris. Cette fois, ce n’est pas la maison Poulardin and Co que je réclame, mais celle de Félicie. Brave vieille mère ! Quel est son sort ! Pendant qu’elle est aux prises avec une équipe de truands qui la séquestrent, la molestent peut-être, son fils, à des centaines de kilomètres d’elle, se met dans des situations impossibles.

J’attends longtemps avant d’obtenir le révérend Pinaud au bigophone. Il bâille un « Allô » lamentable qui servirait d’anesthésique dans un hôpital où le penthotal viendrait à manquer.

— Ici, San-A. Du nouveau ?

— Non. Ah ! si… On est passé pour le gaz, comme je n’avais pas suffisamment d’argent sur moi, je n’ai pas payé la quittance. Ils la représenteront demain après-midi… J’espère que tu seras rentré. Je te signale que j’ai bu une bouteille de muscadet malgré ta défense. Je me fais vieux, tout seul ici… J’ai aussi regardé la télé. Y avait du catch, hier soir : le Taureau de Camargue contre l’Assassin de Düsseldorf. C’est l’Allemand qu’a gagné, faut pas demander ! Combat incorrect. Moi, j’aurais été l’arbitre…

— Tu vas la boucler, excroissance humaine ! tonné-je.

Il balbutie.

— Ben alors ! Ah ! celle-là, elle est raide ! Je…

— As-tu eu un appel téléphonique ?

— Pas depuis celui d’hier, non !

— Il y a du courrier ?

— Bien sûr ! Je voulais te dire…

— Mais dis-le, graine de gâtisme !

— C’est une carte postale de notre collègue Mongin qui est en vacances aux Sables-d’Olonne. Je me suis permis de la lire vu qu’elle était pas sous enveloppe. Il dit « Un bonjour d’un gars sur le sable qu’est aux Sables ». Il a de l’esprit, Mongin. On ne dirait pas à le voir…

— Et à part ça ?

— À part ça, rien à signaler, sauf mes rhumatismes qui me travaillent les articulations.

Je coupe la communication.

Sur ces entrefaites, retour de Son Éminence le Rubicond.

Il a repris ses hardes. Là-dedans, il est vraiment lui-même.

— M’a semblé que tu causais ? fait-il, soupçonneux, en regardant derrière pour si des fois Tulacomak jouait les Lazare.

— Je communiquais avec Pinuche pour lui demander si j’avais du courrier à la maison.

— J’sais pas si que t’en avais à la maison, déclare le Mahousse, mais t’en avais à l’hôtel.

Il tire une enveloppe de sa poche.

— On a apporté ça pour toi du temps que je me changeais.

— Pas possible !

D’un coup d’ongle j’éventre l’enveloppe.

Je lis :

« Et maintenant, assez joué. Les documents, sinon c’est la catastrophe. Quelqu’un passera à midi. »

Pas de signature. On a dactylographié le message sur une feuille blanche.

— Qui a apporté ce pli ?

— Le portier de nuit l’ignore. On l’a déposé à son guichet pendant qu’il était occupé ailleurs.

Conclusion : on sait que je suis en Suisse. Qui ? la môme Nathalia ? Quel jeu joue-t-elle, à part celui de la mort et de l’amour ?

— T’as une idée pour le camarade refroidi ? demande Bérurier.

— Un bout d’idée…

Je démarre. À faible allure, — je ne tiens pas à attirer l’attention des perdreaux —, je quitte la ville par la route de Neufchâtel. La veille, juste avant d’entrer dans Berne, j’ai aperçu sur le chemin plusieurs villas portant l’écriteau « À louer ».

Je m’arrête devant la première venue. L’avis de location est rédigé en allemand et en français. Il est dit sur le panneau que, pour louer, on doit s’adresser à l’agence du coin. Fouette cocher !

Les Suisses sont matinaux. Faut dire qu’ils ne manquent pas de réveille-matin.

Bien que huit plombes ne soient pas encore sonnées, l’agence Schprountz vient d’ouvrir. C’est un petit magasin pimpant, peint paon et peint pain (deux très jolies couleurs qui font un peu automne) dans la vitrine duquel sont placardées des photos de propriétés toutes plus alléchantes les unes que les autres.

Le patron, M. Schprountz fils, un grand vieillard à la barbe neigeuse, me reçoit aimablement devant un déjeuner complet qui m’humecte les muqueuses.

Je lui vends ma salade. Je suis un ingénieur français. Je viens à Berne pour installer un appareil délicat servant à trier les lentilles et dont la mise en service nécessitera un séjour de deux mois. J’ai horreur de l’hôtel, bref, je lui loue sa maison pour un prix très élevé. Il me donne les clés, me dit de ne pas couper les rosiers, le propriétaire y tenant beaucoup, et me souhaite un bon séjour.

À l’instant où je rejoins Béru, la Suisse se met à sonner huit heures. Dans quatre plombes, tout doit être liquidé.

Nous prenons possession de la demeure. Notre premier soin est de rentrer la bagnole dans le garage attenant à icelle et de débarquer notre ambassadeur.

— Où qu’on le met ? fait Béru qui surveille toujours son langage lorsqu’il coltine par les pieds un ambassadeur décédé.

— Dans la buanderie, fais-je. Du moins pour un moment.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Lorsque Son Excellence Tulacomak est allongé dans le petit lavoir en faïence, je respire mieux.

— Première étape ! annoncé-je.

— Et la seconde ?…

Je ricane en défrimant le Gros, savourant à l’avance la bouille qu’il va faire quand je lui aurai servi le reste.

— Tu vas retourner en ville avec la chignole, Gros.

— Et puis ?

— Tu iras dans un chenil, il doit y en avoir dans la capitale fédérale.

— Ensuite ?

— Ensuite tu achèteras un Saint-Bernard !

Ça ne rate pas. Il pousse une tronche qui collerait la diarrhée à un sacristain constipé.

— Tu te fous de moi ?

— Pas encore, après, quand on sera sorti de l’auberge, je te le promets !

— Un Saint-Bernard ?

— Le plus gros que tu pourras trouver. Si on te pose des questions, tu diras que c’est pour un repas de noces !

CHAPITRE XV

En l’absence du Gros, je vais à la pharmacie, puis à la boucherie. J’effectue diverses emplettes et je reviens à la villa. Un coup d’œil à la buanderie pour m’assurer que Tulacomak est bien sage dans son lavoir, ensuite de quoi j’ôte la housse d’un fauteuil et je m’offre une ronflette réparatrice en espérant le proche retour du Gros.


Un Coup de langue sur la pogne me réveille. Je sursaute et bigle autour de moi avec effarement. Bérurier le vaillant, Bérurier le preux ! Celui qui eût pu battre les Arabes à Poitiers, Roland à Roncevaux, Blücher à Waterloo et Sugar Robinson au Madison Square Garden, se tient immobile devant moi, ayant une laisse à la main. À l’autre bout de la laisse existe un gigantesque Saint-Bernard, dodu comme un moine, aux yeux de chien fidèle et à la langue caressante.

— Ça te va comme ça ? ironise le Gros.

— Au poil !

Je flatte le toutou.

— Il s’appelle Ernest, déclare mon ami. C’est un beau nom pour un Saint-Bernard suisse, tu ne trouves pas.

Je trouve !


J’accommode une boulette de viande à ma façon et je la lance à Ernest. Cela fait un bruit de porte d’église fermée par un courant d’air. Le cabot a attrapé la boulette. Il hésite à la bouffer, suspicieux. Mais, comme je le flatte de la main et qu’il a bon cœur, il l’avale pour me faire plaisir.

Un instant s’écoule. Ernest bâille, se couche. Puis il a un soubresaut et il tombe raide.

Alors j’assiste à un spectacle attendrissant. Béru, le briseur de mâchoires, le décolleur d’oreilles, le tuméfieur d’yeux, le déboîteur de membres, Béru fond en larmes !

— Tu l’as tué ! sanglote-t-il. Ah ! ce que t’es sans cœur, San-A. !

— Éponge-toi, Gros, il n’est qu’endormi. Mais c’est la forte dose ; il en a pour la journée à roupiller. Une bonne cure de sommeil, quoi ! On lui ferait ça à la clinique américaine de Neuilly, ça lui coûterait une fortune !

— Où diable veux-tu en venir ?

— Tu vas le savoir.

Pendant l’absence de mon compère j’ai déniché un annuaire téléphonique et l’ai potassé comme un étudiant à la veille du bac potasse son bouquin de maths.

Le numéro que je me propose d’appeler est tout près. Je le compose d’un index formel. Ça grésille. Une voix suisse demande en allemand ce que je veux et je réponds :

— Allô ! Dog’s Service ?

— Ya.

— Vous causez français, le cas échéant ?

— Bien sûr !

— J’ai besoin de vous pour mon pauvre chien qui vient de périr. Seulement comme je prends l’avion à midi je suis très pressé, peut-on s’occuper de lui immédiate ment ?

Le mec à l’autre bout répond par une formule mise au point, je suppose, depuis longtemps.

— Nous ne sommes pas qu’au service des chiens, nous sommes aussi à celui de leurs maîtres ! Qu’est-ce que c’est comme race ?

— Un gros Saint-Bernard.

Il ne me reste plus qu’à lui donner mon adresse et à attendre. Un quart d’heure plus tard, une camionnette noire sur laquelle est écrit en lettres dorées « Dog’s Service » s’arrête devant la lourde. Un grand gros type rougeaud en descend. Cheveux gris, ventre pointu, physique jovial.

Je le reçois. Il se présente : Jean Müller, pompes funèbres pour chiens. Il m’exprime sa sympathie, formule ses condoléances et me demande où est le cher défunt.

Je le guide jusqu’au salon. Ernest est toujours pantelant. Je l’ai plié dans une couverture pour qu’il fasse plus « out ». Je soulève un coin de la couverture. Béru larmoie, en chargeant un brin :

— Une bête que j’ai élevée de mes propres mains ! Ah, ce sont ces sardines daubées qui l’auront empoisonné, c’est sûr.

M’sieur Müller écrase une larme commerciale qui ira chercher dans les mille balles sur la facture. Puis il dit à Béru de l’aider à aller chercher la caisse.

Quand elle est là, on loge le toutou dedans et le fossoyeur pour clébards revisse le couvercle.

— Le cimetière des chiens est loin ? m’enquiers-je.

— Non, à mille mètres !

— On peut avoir une concession à perpétuité ?

— Mais bien entendu !

— Personne n’y touchera jamais ?

— Personne. Ce sera votre caveau !

— Merci ; quel réconfort !

Je cligne de l’œil à Bérurier, ça va être à lui de jouer.

— Est-ce que ce serait indécent si qu’on prenait des fleurs pour l’enterrement ? demande-t-il.

— Au contraire, affirme l’autre qui est en cheville avec un marchand de végétaux.

— Ça vous ennuierait de me conduire chez un fleuriste ? Notre voiture est en panne.

— Du tout !

Et Müller déclare :

— Aidez-moi à charger le cercueil dans ma fourgonnette, ça nous évitera de revenir.

Je n’avais pas prévu ça. Je me lance dans la grande scène du trois.

— Non, allez-y avant. Laissez-moi me recueillir un instant près de cet ami fidèle qui ne me ménagea ni ses caresses ni ses coups de langue !

L’autre pomme a l’habitude de ce genre de simagrées.

Il souscrit à ma demande. Et le Gros l’emballe vite fait.


Un gai soleil éclaire l’enclos où sont inhumés les Médors bernois. La camionnette pénètre dans la travée centrale, contourne un monument à la mémoire des chiens victimes de la science, et s’arrête devant une série de tombeaux grand modèle pour gros toutous.

— Vous avez le choix ! fait m’sieur Müller.

Je désigne un emplacement peinard, proche de la tombe d’une certaine Diane. Tulacomak sera en bonne compagnie pour attendre le jugement dernier.

Des employés descendent la caisse dans le caveau, replacent la dalle sur l’excavation et vont se la rincer pendant que je suis Müller au bureau pour les formalités.

— Comme inscription, dit-il, que dois-je faire graver ?

Je me concentre et je murmure, d’un ton recueilli :

— Ici gît Taïaut, compagnon des bons et des mauvais jours.

— Je vois que vous l’aimiez ! soupire Müller.

— Je vais me sentir bien seul maintenant, renchéris-je.

Le gars Béru sort en vitesse pour aller rigoler tout son « chien de saoul » derrière le mausolée érigé au néant d’une certaine Lélette, chatte siamoise morte accidentellement après avoir décroché avec ses griffes la médaille de bronze à l’exposition féline organisé par le Shah d’Iran.

CHAPITRE XVI

Étendu sur le lit, les bras croisés derrière la nuque, épuisé de fatigue, je ne pionce pas. J’attends que l’homme — ou la grognace — qui m’a envoyé le message se manifeste. Et, en attendant cette manifestation, le fameux — trop fameux — San-Antonio, celui qui d’ordinaire pulvérise le mystère, débouche les éviers et rend aux dames mariées les honneurs que leurs époux négligent — ou sont dans l’impossibilité — de leur accorder, le célèbre, l’étourdissant San-Antonio (je fais aussi les livraisons à domicile), le pharamineux San-Antonio, dis-je, récapitule l’affaire.

Dans une histoire aussi extravagante, aussi compliquée, aussi tout-ce-que-vous-voudrez, il faut faire le point.

Et même faire le poing !

Le faire souvent, avec application.

Tel le navigateur téméraire qui sillonne la mer des Sargasses.

Pour mégnace ce serait plutôt la mer des Sarcasmes !

Je sais que ces récapitulations vous font tartir, vous qui avez du caoutchouc-mousse à la place du cerveau et pas plus de jugeote qu’un tas de gravier, mais elles sont nécessaires. D’elles peut jaillir la lumière. Et de la lumière, avouez qu’on en a rudement besoin en ce moment.

Alors, que ceux qui sont pas contents aillent m’attendre à la sortie du bouquin ; pour les autres, sortez le doigt de votre nez, à vos âges c’est pas sérieux, et ne demandez pas la permission d’aller aux gogues, elle vous serait refusée, même si vous présentiez un mot de M. Miraton.

O.K. ? comme on dit à la cour of England. Bon, je commence :

1) Un dégourdi fauche des documents à la France et entre en pourparlers avec Tulacomak pour les lui fourguer.

2) Je récupère les plans avant que cette transaction ait abouti.

3) Afin d’avoir barre sur moi, Tulacomak fait kidnapper M’man et exige les plans comme rançon.

4) En même temps que ma mère, les documents ont disparu, et malgré tout, on me les réclame.

5) Je mets une enveloppe bidon à l’endroit indiqué et un homme de Tulacomak vient la chercher.

6) Une autre partie de l’équipe Tulacomak bousille le messager afin de s’emparer de l’enveloppe, après avoir câblé à son chef qu’elle n’y était pas.

7) Je démasque ces transfuges de l’équipe Tulacomak. L’un d’eux parle grâce à la science de Bérurier et me raconte ce qui précède. Il ignore tout du sort de Félicie. D’après lui, seul l’ambassadeur de Pleurésie pourrait me rancarder.

8) Le Gros et moi nous nous annonçons à Berne et nous dem… brouillons pour assister à une fête donnée à l’ambassade pleurésienne.

9) Au cours de la soirée, je fais du gringue à la secrétaire particulière de Tulacomak qui me file la ranque dans le beau zodrome situé au fond du parc.

10) Je justifie ma réputation vis-à-vis de la gosse.

11) Ayant mérité la croix du mérite social, je suis importuné par l’arrivée de Tulacomak. Je me planque dans la salle de bains.

12) Tulacomak est assassiné. C’est la tuile ! Je n’ai que le temps d’embarquer le corps et de m’en débarrasser de la façon astucieuse que je vous ai causé.

13) Peu après le meurtre, un mystérieux facteur dépose à l’hôtel un mot me donnant l’ordre de remettre les plans à qui me contactera à midi…

14) Il est midi moins cinq.


Voici la situation dans toute son horreur, dans tout son laconisme.

Et les conclusions que je puis en tirer sont les suivantes :

A) J’ignore où sont les plans. Les espions me les réclament. Le grand patron aussi !

B) J’ignore où est Félicie. Je ne sais même pas si elle vit.

C) Mes adversaires savent que je suis en Suisse.

D) La môme Nathalia est une meurtrière.

Le cas de cette dernière m’intéresse beaucoup. En coltinant la dépouille de Son Excellence, je me disais qu’elle devait faire partie du réseau ; qu’elle était peut-être désireuse de se mettre à son compte, elle aussi, et qu’elle avait profité de l’occasion pour se débarrasser de son patron. Seulement, ce qui me trouble là-dedans, c’est que, son meurtre accompli, elle ait donné l’alerte. Ce faisant, elle voulait me mettre le meurtre sur le paletot, direz-vous ? d’accord, mais alors si elle y était parvenue, elle ruinait tous les espoirs de la bande concernant la livraison des documents.

J’en ai classe de gamberger. Ça me file mal au cœur.

Là-dessus, midi sonne au beffroi voisin. Au douzième coup, la sonnerie du téléphone prend la relève. La voix du réceptionniste me dit :

— Quelqu’un vous demande, monsieur.

— Qui ? dis-je.

— Une dame !

— Faites-la monter !

Je saute de mon pageot, je rajuste ma cravate (devant une dame faut être présentable) et je passe mon veston afin de me trouver dans une tenue correcte.

Une dame !

Quelque chose me dit que la dame en question pourrait bien être Nathalia. Moi, vous le savez, j’ai le renifleur hypersensible !

Un index discret heurte le panneau de bois de ma lourde.

J’oubliais de prendre mon soufflant !

En un tournemain je répare cet oubli. Une fois garni, je me sens capable d’affronter n’importe qui et son cousin germain.

D’un pas hardi, je gagne la porte.

D’un geste déterminé, je l’ouvre.

Le quelque chose de futé qui me disait que la visiteuse c’est Nathalia s’est carré le doigt dans l’œil jusqu’aux poumons.

La personne en question n’est autre que Félicie.


Si un jour votre grand-mère vous demande quelle a été la plus grosse surprise de la vie de San-Antonio, vous lui répondrez sans l’ombre d’une hésitation : c’est le jour où, à Berne, il a reçu la visite de Félicie, sa brave femme de mère, que des malfrats avaient kidnappée.

Et vous ne vous gourerez pas, les potes !

Je pâlis, je rougis, je verdis (comme disent les aficionados d’opéra italien), je bleuis, je violis, j’indigotis, j’orangis (Ris), je grisis, je vermillonnis comme ces cartes postales qui changent de couleur suivant les caprices de la météo.

M’man, elle, se tient bien droit dans l’encadrement. Elle a ses cheveux gris bien tirés, ses vêtements impecs, et son doux sourire affectueux.

Je m’efface pour la laisser entrer. Je ne peux pas parler. J’ai la gorge qui me fait mal et je crois bien que je Chiale car des sillons chauds zèbrent mes joues.

Elle m’embrasse tendrement et murmure :

— Tu ne t’es pas trop fait de souci, mon grand ? Tu es tout pâle ! Comme tu as l’air fatigué !

C’est les grandes eaux, brusquement. Les nerfs, quoi, j’ai pas honte de le dire. Voilà vingt ans que je n’ai pas eu de chagrin de cet ordre. Vingt piges que je n’ai pas pleuré de cette façon gamine. Vingt berges que je ne me suis pas blotti dans les bras de Félicie. Je voulais la sauver, la protéger, et c’est elle qui vient à moi, qui me calme, qui me guérit.

Félicie ! O ma chère Félicie !

CHAPITRE XVII

— Raconte, M’man !

— Ils ont été très gentils…

— Raconte !

C’est tout ce que je sais lui répéter.

Elle s’assied dans un fauteuil pelucheux, tire sa jupe pour qu’elle ne fasse pas de plis. J’aime ses gestes ! J’admire ses gestes ! Je veux ses gestes ! Ils font partie de ma vie…

— Eh bien, l’autre jour, en ton absence, deux hommes sont venus. Ils ont assommé Julius… Seigneur ! as-tu de ses nouvelles ?

— Il a le crâne solide, t’inquiète pas.

— Mais, son cerveau…

— Il n’a pas de cerveau !

Elle sourit et, grondeuse, murmure :

— Méchant !

Puis elle poursuit :

— Ensuite ces deux hommes sont entrés dans la cuisine et m’ont entraînée dans leur auto sans explication. Ils avaient un revolver et j’ai eu très peur.

« Ils m’ont emmenée dans une maison, pas très loin de chez nous. Là il y avait une grosse femme qui ne parlait pas le français avec sa fille !

— Nathalia ! m’écrié-je.

— Tu la connais ! tressaille Félicie.

— Je t’expliquerai, ensuite ?

— Ces gens t’ont téléphoné. La fille, je crois. Ils m’ont dit de te parler, tu te rappelles ?

— Après ?

— Après ils m’ont fait prendre une drogue pour dormir. Quand je me suis réveillée, j’étais couchée dans une ambulance. La fille et sa mère me veillaient. Nous avons roulé longtemps et nous sommes arrivés en Suisse. Ils m’ont fait descendre dans un grand jardin et m’ont enfermée dans une chambre au dernier étage d’une maison…

— Qui n’était autre que l’ambassade de Pleurésie à Berne.

— Ce que j’ai cru comprendre, avoue ma brave femme de mère.

Je murmure dans mon absence de barbe :

— Elle est en berne, l’ambassade de Berne, en ce moment.

M’man sourcille :

— Curieux que tu me dises ça !

— Pourquoi ?

— Parce qu’en effet tout est en effervescence, là-bas.

Je commence à piger pourquoi on a libéré Félicie. C’est à cause de l’enquête sur la disparition de l’Excellence. Les bandits se sont dit que ça la ficherait mal si la police helvétique, à qui on ne fait pas prendre l’Helvétie pour des lanternes (vous la connaissiez, celle-là, mais je vous la ressors pour vous apprendre à avoir des trombines aussi affligeantes) si la police suisse, ne disais-je pas, met son blaze dans l’établissement pleurésien, ce serait mauvais qu’elle y trouvât une dame séquestrée.

— Alors Ils t’ont relâchée ?

— Oui. Ils m’ont dit : votre fils est à tel hôtel, qui vous attend, allez le rejoindre et remettez-lui…

M’man pousse un cri et porte la main à son corsage.

— Oh ! oui, j’oubliais, quelle tête en l’air !

« Ils m’ont chargée de te remettre ce pli.

Je décachète presto et je lis ces lignes, tapées sur la même machine que la bafouille de la noye :

« Nous avons fait le premier pas ; faites le second en nous remettant ce que vous savez. Sinon nous ferons le troisième et ce troisième pas pourrait conduire la police jusqu’à un certain cimetière pour chiens. Rendez-vous à quatorze heures fosse aux ours. »

Les vaches ! Ils nous ont filés, cette nuit, après l’histoire du parc. Ils ont tout pigé.

Sans doute, quand ils ont apporté le message à l’hôtel nous ont-ils aperçus et emboîté le pneu.

Maintenant ils sont au parfum. S’ils me balancent aux matuches bernois, c’en est fait de moi, de ma liberté et de mon standinge.

Le croque-mort pour toutous fournira le plus accablant des témoignages et on me cloquera le meurtre de l’ambassadeur sur les endosses !

Misère et putréfaction !

— Ça ne va pas ? demande ingénument Félicie.

J’avale ma trouille.

— Très bien, m’man, puisque t’es là.

Là-dessus, entrée de Bérurier. Il tient le journal de midi à la main.

Il avise Félicie et, distraitement, lance un jovial :

— Tiens ! Mâme Félicie. Comment allez-vous ?

Puis il réalise, comme dans un film de Laurel et Hardy, et s’écroule sur la carpette en bredouillant.

— Ah ! ben ça ! Ah ! ben nom d’une crotte arabe, si je pige quelque chose !

Et enfin, béant d’admiration pour son chef bien-aimé, le célèbre San-Antonio :

— Tu l’as retrouvée, gars !

— Tu vois, mens-je, manière de consolider mon prestige.

Je lui chope le baveux des pognes et je lis la manchette :

« Mystérieuse disparition de l’ambassadeur de Pleurésie. »

L’article est long, circonstancié et antidérapant.

Il y est dit qu’après la fiesta à l’ambassade, Son Excellence est rentrée dans ses appartements et s’est mise en tenue d’intérieur. Puis elle est allée faire une virouze dans le parc. Sa secrétaire qui se trouvait (tu parles, Charles) dans sa chambre, l’a vu disparaître en direction du petit pavillon situé à l’autre bout de la propriété ; pavillon où, affirme le reporter, Tulacomak aimait à se recueillir parfois.

Il appelait ça se recueillir, l’ambassadeur. Moi je veux bien. Pour bibi alors, c’est plus du recueillement, c’est de la méditation, de la contemplation !

« Au bout d’un instant, nous a déclaré la secrétaire, j’ai entendu un grand cri. J’ai aussitôt donné l’alarme… »

On a retrouvé la porte du jardin mal fermée. On pense que quelqu’un aurait séjourné dans le petit pavillon. Un verre avec de l’alcool s’y trouvait, etc.

Je jette le baveux.

— Ces gens me tiennent. Mon astuce pour faire disparaître à tout jamais le cadavre de Tulacomak se retourne diaboliquement contre moi. Avec ça, ils n’ont plus besoin d’otage !

— Et si qu’on allait bouffer ? suggère Béru qui voit pas d’autres moyens pour fêter le retour de ma mère.

— Allons-y.

Car, effectivement, il vaut mieux avoir le garde-manger garni lorsqu’on a de grosses difficultés à affronter !

— J’sus t’allé faire un tour z’en ville, déclare Béru. Et j’ai repéré une chouette restau sous les arcanes. Au menu, j’ai vu « fondue bourguignonne », moi que je connais la Bourgogne du côté de ma femme, j’sais pas ce que c’est. Tu le sais, toi ?

Et de se pourlécher les limaces.

Les habitants de Liège ne savent pas ce que c’est qu’un café liégeois, ceux de Londres ignorent ce qu’est une capote, les Suisses ne savent pas ce que nous entendons par boire en Suisse, philosophé-je.

Je chope Félicie par une aile.

J’ai quatre-vingt-dix minutes de répit. Quatre-vingt-dix minutes de bonheur, ça compte, non ?

CHAPITRE XVIII

C’est en sortant du restaurant pour me rendre au rancard de la fosse aux ours que me vient l’IDEE. Et si elle me vient, cette fameuse idée, c’est grâce au magasin qui se jouxte le restaurant. Dans la vitrine dudit commerce est exposé quelque chose dont je me hâte de faire l’emplette.

Tout ce mystère pour vous faire languir, bande de déplumés ! Vous ne voudriez pas que je vous mette au parfum de mes moindres gestes et décisions, tout de même !

Ma parole, ils trouveraient cela normal, ces amoindris ! Des clous !

Je prends la voiture après avoir recommandé à un Bérurier lesté de deux bouteilles de Fandan de prendre soin de ma Félicie.

La distance n’est pas longue jusqu’à la fosse aux ours. Je traverse l’Aar, après avoir longé la merveilleuse rue aux Fontaines, puis je remonte la route jusqu’à ce terre-plein où se trouve la fosse.

Au fond du trou, deux braves ours bruns mangent des carottes lancées par des touristes. Parfois ils cessent de grignoter leurs végétaux pour se faire des blagues ou pour se distraire un brin en regardant les touristes. C’est de la bonne occupation. Il y a des jours où j’aimerais bien être ours brun ou blanc, éléphant, zèbre, girafe ou ouistiti pour pouvoir contempler les hommes à travers des barreaux. Quel spectacle édifiant ! Quelle multiplicité !

Ces gros, ces longs, ces petits, ces maigres, ces chevelus, ces chauves, ces variqueux, ces bedonnants, ces redondants, ces avantageux, ces hypertrophiés, ces mal-foutus, ces rougeauds, ces pâlots, ces ballots, ces falots, ces badauds ! Quelle ménagerie inouïe ! Comme ils doivent vous consoler de n’être qu’un frère inférieur ; de n’avoir droit ni aux bulletins de vote ni à la vie éternelle ; de vivre à poils, ou à plumes, de calcer sa bergère quand l’envie vous en prend, sans avoir à fermer les volets et à se mettre aux abonnés absents.

Je m’accoude à la barrière de fer, entre un pasteur et une petite fille blonde. Et j’attends.

Deux coups espacés annoncent quatorze heures à une horloge paresseuse. Une main se pose délicatement sur mon épaule. Je me retourne.

Nathalia est encore plus sensass que cette nuit dans son tailleur bleu marine. Elle a des bas clairs, des souliers fauves avec un sac à main assorti et un clip en forme de cœur sur la poitrine. Ses cheveux d’or brillent au soleil. Son rouge à lèvres est mauve, son sourire aussi par la même occasion.

— J’en étais sûr, lui dis-je.

Elle gazouille :

— Bonjour, monsieur le commissaire.

D’un commun accord, nous quittons les plantigrades pour nous isoler.

Elle sent la violette, Nathalia, comme Marie-Antoinette. Seulement elle, elle ne perd pas la tête !

— Vous avez apporté les documents ?

— Ça dépend de ce que vous entendez par documents, ma belle enfant.

Elle fronce ses jolis sourcils.

— Je vous préviens que vous avez tort de prendre les choses à la légère, dit-elle.

— Et moi, dis-je, je vous jure que vous avez encore plus tort de les prendre au sérieux.

— Un coup de fil anonyme, enchaîne-t-elle, et vous pouvez dire bonsoir à votre carrière, à votre maman (qui est charmante, soit dit en passant) et à votre précieuse liberté dont vous faites si bon usage avec les dames !

Qu’en termes galants ces choses-là sont dites !

Je ris, ce qui ne lui plaît pas beaucoup. Elle m’en demande la raison et, bonne pomme, je la lui donne :

— Je ris, parce que dans votre équipe, ma belle, vous n’avez tous qu’un souci en tête : vous mettre à votre compte.

« Ce pauvre Tulacomak s’était entouré de gens efficaces mais ambitieux, et ça a tout fichu par terre. Votre ami Humanumest vous a doublés…

Je lui narre l’historiette.

— Et vous, poursuis-je, vous avez plus que doublé Son Excellence : vous l’avez refroidie ! C’était votre amant, n’est-ce pas ?

— Et après ?

— Après ? Voici comment les choses se sont passées. Cette nuit vous m’avez reconnu et vampé. Vous vouliez m’avoir par la bande, si je puis oser cette image brutale devant une pure jeune fille. Seulement, Tulacomak qui n’était pas la moitié d’une crêpe s’est amené ; soit qu’il fût jaloux, soit qu’il eût flairé du louche ou m’eût lui aussi identifié. Comme ça allait barder pour vos plumes, vous n’avez rien trouvé de mieux que de lui planter ce couteau dans le buffet. Vous vous êtes sauvée, terrifiée par votre acte et vous avez donné l’alarme pour qu’on me prenne moi et que je porte le chapeau. Ç’a été un réflexe normal, presque inconsidéré, comme d’ailleurs tous les réflexes. Mais dans le fond vous avez été soulagée lorsque vous vous êtes aperçue que je m’étais barré avec le cadavre, hein ?

— Continuez.

— Vos parents qui trempent dans la combine, et vous-même, avez décidé d’exploiter la nouvelle situation créée. Il y a eu ce message à mon hôtel, vague et impérieux. En le portant, vous ou votre complice m’avez aperçu et filé. Vous avez su le sort réservé au cadavre de Tulacomak et vous vous êtes réjouie, car en agissant ainsi je prenais le meurtre à mon compte ; en somme, je le signais. En effet, comment irais-je me disculper après avoir agi de la sorte ?

— Je vous le demande ! grince Nathalia.

C’est le moment de porter le coup décisif.

— Ma fille, dis-je, je ne vous donnerai pas les documents, et ceci pour deux raisons. La première, et la seule vraiment valable, c’est que je ne les ai pas !

Elle a un mouvement vif pour marquer son incrédulité.

— Un de ceux qui ont kidnappé ma mère se les est appropriés, ma chérie, et je cours après, tout comme vous. Quand je vous le disais que votre réseau à la noix part en quenouille !

« Vous ne me croyez pas ? Et pourtant je vous le jure sur la vie de ma mère, et je n’ai pas l’habitude de plaisanter avec ce genre de sujet.

À ses yeux, je vois qu’elle est ébranlée.

Je continue, sortant de ma poche la fameuse acquisition que j’ai effectuée en sortant du restaurant.

— La seconde raison qui fait que, si je les avais je ne vous les donnerais pas, ces bon Dieu de plans, ma chérie, c’est que je suis en mesure de prouver que vous avez tué Tulacomak de vos jolies mains !

Et je brandis un appareil photographique gros comme un bouchon.

— Tu me prends vraiment pour une truffe si tu crois que je me suis embarqué dans cette affaire sans biscuit !

« Quand tu m’as fait entrer dans la salle de bains, cette nuit, je me suis démerdé de river l’objectif au trou de serrure afin de tirer le portrait de ton visiteur ! Si bien, ma grosse, que je t’ai prise en pleine action ; tu saisis ?

« Alors, si on peut m’accuser de quelque chose, c’est d’avoir planqué un cadavre, mais en tout cas pas de meurtre !

J’ai gagné. Elle est livide. Elle ne sait plus à quel démon se vouer.

Je la cueille par la taille.

— Tu as une chance inouïe que le cadavre soit retiré de la circulation. Personne ne te fera jamais un cadeau aussi somptueux, ma gosse. À moins que tu ne sois bête à faire chialer une tortue, tu dois piger ça, non ?

Elle ne répond rien. J’en profite pour lui filer un mimi-goulu sur la bouche.

— Salut, Nathalia, dis-je. Profite de tes charmes et fais-en profiter les hommes ; dans la vie, ce qu’une femme peut faire de meilleur, c’est l’amour.

Et je la plaque aussi sec.

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