En pénétrant dans notre cuisine, M’man pousse une drôle de figure. Le père Pinuche s’est fait en notre absence une fiesta intime. Il a vidé le placard, sali la vaisselle, bu ma cave et usé mes pantoufles avec une impudence qui n’appartient qu’à lui (et à Bérurier).
Félicie va se payer un sacré turf, je vous le dis.
Et Pinuche, très vieille France, fait des ronds de jambe au milieu des casseroles sales.
— Chère madame, quelle joie de vous retrouver en aussi pleine forme !
Félicie lui propose un apéritif.
— Ce ne serait pas de refus, déclare le digne homme, mais je crois que je les ai finis…
— Tous ! ne peut s’empêcher de tressaillir Maman.
— Mon Dieu, chère madame, plaide le noble gâteux, vous savez ce que c’est : la solitude, l’ennui…
Le téléphone grésille. C’est Béru qui m’appelle depuis le bistrot en bas de chez lui.
Il est radieux.
— C’est pour te dire que Berthe a été folle de son cadeau que j’y ai ramené de Suisse, fait-il.
— Quel cadeau ?
— Ben, Ernest, le Saint-Bernard ! Il a l’air de se plaire beaucoup chez nous. Berthe se demande si elle peut lui faire une bouillie de farine, demande voir à ta mère ?
Je pose la question à Félicie qui répond par l’affirmative.
— Ce Saint-Bernard, déclare Béru, mon ami le coiffeur prétend qu’on devrait le mener à une exposition, qu’est-ce que t’en penses ? Tu crois qu’il aurait un prix ?
— Surtout s’il est assis sur tes genoux, fais-je en raccrochant.
Ma Félicie s’exclame tout à coup :
— Antoine ! À propos de farine !
— Oui ?
— Imagine-toi que le jour où on m’a enlevée, je t’ai vu mettre une enveloppe dans le cache-pot.
— Et alors ! mugis-je.
— Alors, quand ces hommes sont entrés et que je les ai vus assommer Julius, j’ai pris les papiers dans l’enveloppe et les ai mis dans mon pot de farine, justement je préparais un roux. Puis j’ai glissé des feuilles blanches à la place, il y en avait sur la tablette du vestibule, celle sur lesquelles je note les coups de fil, tu sais !
Je ne réponds rien. Je bondis sur le pot de farine. Ma main affolée farfouille dans la poudre blanche, en vain.
— Faut que je te dise, bredouille Pinaud, je me suis fait des crêpes hier soir…
— Et alors, les papiers ?
— Ben, comme ils étaient froissés, je les ai jetés dans le seau à ordures…
Je me précipite sur le seau. Il est vide.
— Faut que je te dise aussi, enchaîne le funeste détritus, j’ai vidé le seau dans la poubelle tout à l’heure.
Je saute par la fenêtre ouverte et je cavale dans la rue.
J’y parviens au moment où les boueux viennent de vider la poubelle dans leur déversoir.
La voiture commence à démarrer. Je cavale comme un dingue, en gesticulant et en hurlant :
— Arrêtez ! Arrêtez ! Au nom de la loi !
La bagnole s’arrête. Les manipuleurs d’immondices me regardent sans piger.
Moi je contemple, éperdu, le phénoménal monceau de détritus qui garnit le camion.
Mon boulot n’est pas encore fini, les gars ! Mais ça ne m’effraie pas.
— Qu’est-ce que vous voulez…
J’suis comme ça !