PREMIÈRE PARTIE

I LA MÈRE ET L’ENFANT

Par un K, monsieur le supérieur, par un K! Le nom s’écrit et se prononce à l’anglaise… comme ceci, Djack… Le parrain de l’enfant était anglais, major général dans l’armée des Indes… lord Peambock… Vous connaissez peut-être? un homme tout à fait distingué et de la plus haute noblesse, oh! mais, vous savez, monsieur l’abbé, de la plus haute… Et quel valseur!… Il est mort, du reste, d’une façon bien affreuse, à Singapore, il y a quelques années, dans une magnifique chasse au tigre qu’un rajah de ses amis avait organisée en son honneur… Ce sont de vrais monarques, il paraît, ces rajahs… Celui-là surtout est très renommé là-bas… Comment donc s’appelle-t-il?… attendez donc… Mon Dieu! J’ai son nom au bout de la langue… Rana… Rama…


– Pardon, madame; interrompit le recteur, souriant malgré lui de cette volubilité de paroles et de ce perpétuel sautillement d’une idée à une autre… Et après Jack, qu’est-ce que nous mettrons?


Accoudé sur le bureau où tout à l’heure il écrivait, la tête légèrement inclinée, le digne prêtre regardait d’un coin d’œil aiguisé de malice et de pénétration ecclésiastique la jeune femme assise devant lui avec son Jack (par un K), debout à côté d’elle.


C’était une élégante personne d’une mise irréprochable, bien au goût du jour et de la saison, – on était en décembre 1858; – il y avait même dans le moelleux de ses fourrures, dans la richesse de sa toilette noire et l’originalité discrète de son chapeau, le luxe tranquille de la femme qui possède une voiture et qui passe de la netteté de ses tapis aux coussins de son coupé sans subir la transition banale de la rue.


Elle avait la tête très petite, ce qui fait paraître les femmes toujours plus grandes, un joli visage duveté comme un fruit, mobile, souriant, illuminé par deux yeux naïfs et clairs et des dents très blanches, montrées à tout propos. Cette mobilité de ses traits semblait extrême, et je ne sais quoi dans cette physionomie plaisante, peut-être la lèvre inférieure légèrement détendue par un perpétuel besoin de parler, peut-être le front étroit sous le brillant des bandeaux, indiquait l’absence de réflexion, un esprit un peu borné, et expliquait les parenthèses ouvertes à tout moment dans la conversation de cette jolie personne, comme ces petits paniers japonais de grandeur calculée qui rentrent tous les uns dans les autres, et dont le dernier est toujours vide.


Quant à l’enfant, figurez-vous un bambin de sept à huit ans, efflanqué, poussé trop vite, habillé à l’anglaise comme le voulait le K de son nom de Jack, les jambes à l’air, une toque à chardon d’argent et un plaid. Le costume était peut-être de son âge, mais il semblait en désaccord avec sa longue taille et son cou déjà fort. Ses mollets musclés et gelés dépassaient de chaque côté son ajustement grotesque dans un élan maladroit de croissance en révolte. Il en était embarrassé lui-même. Gauche, timide, les yeux baissés, il glissait de temps en temps sur ses jambes nues un regard désespéré, comme s’il eût maudit dans son cœur lord Peambock et toute l’armée des Indes qui lui valaient d’être affublé ainsi.


Physiquement, il ressemblait à sa mère, avec quelque chose de plus fin, de plus distingué, et toute la transformation d’une physionomie de jolie femme à celle d’un homme intelligent. C’était le même regard, plus profond, le même front, mais élargi, la même bouche resserrée par une expression plus sérieuse.


Sur le visage de la femme, les idées, les impressions glissaient sans laisser une trace ni une ride, avec tant de hâte, si vite chassées l’une par l’autre, qu’elle semblait toujours garder dans ses yeux l’étonnement de leur fuite. Chez l’enfant, au contraire, on sentait que la pensée était à demeure, et même son air un peu trop réfléchi eût inquiété, s’il n’avait pas été joint à une certaine paresse d’attitudes, un alanguissement de tout ce petit être, les mouvements câlins et timides du garçon élevé dans les jupes de sa mère.


En ce moment, appuyé contre elle, une main glissée dans son manchon, il l’écoutait parler, plein d’une admiration muette, et de temps en temps regardait le prêtre et tout ce qui l’entourait d’un air curieux, comprimé et craintif.


Il avait promis de ne pas pleurer.


Quelquefois cependant un soupir étouffé, comme le reste d’un sanglot, le secouait des pieds à la tête. Alors le regard de la mère se posait sur lui, et semblait dire:


«Tu sais ce que tu m’as promis…» Aussitôt l’enfant refoulait son soupir et ses larmes; mais on sentait en lui un grand chagrin, cette cruelle impression d’exil et d’abandon que la première pension cause aux petits qui ont vécu tard près du foyer.


Cette investigation de la mère et de l’enfant, que le prêtre avait faite en quelques minutes, aurait pu satisfaire un observateur superficiel; mais le père O… qui dirigeait depuis plus de vingt-cinq ans l’aristocratique institution des Jésuites de Vaugirard, était trop au courant du monde, il connaissait trop bien la haute société parisienne et toutes ses nuances de langage et de tenue, pour ne pas avoir deviné dans la mère du nouvel élève qui lui arrivait une cliente d’un genre particulier.


L’aplomb avec lequel elle était entrée dans son cabinet, aplomb trop visible pour être vrai, sa façon de s’asseoir en se renversant, ce rire jeune un peu forcé qu’elle avait, et surtout ce flot de paroles débordantes sous lequel on aurait dit qu’elle dissimulait l’embarras d’une pensée cachée, tout mettait le prêtre en méfiance. Malheureusement, à Paris, les mondes sont si mêlés, la communauté des plaisirs, des toilettes, des promenades, a fait la ligne de démarcation si mince et si facilement franchie entre les femmes à la mode de la bonne et de la mauvaise société, entre une lorette qui se tient et une marquise qui s’abandonne, que les plus experts, à première vue, peuvent s’y tromper; et voilà pourquoi le prêtre considérait cette femme avec tant d’attention.


Ce qui déconcertait surtout son examen, c’était le décousu de la conversation. Comment avoir le temps de se reconnaître au milieu de ces caprices, de ces volte-face, de ces bonds d’écureuil en cage? Pourtant son jugement, qu’on essayait peut-être de dérouter, était déjà à moitié fait. L’attitude embarrassée de la mère, quand il lui demanda quel était, avec Jack, l’autre nom de l’enfant, acheva de le fixer.


Elle rougit, se troubla, hésita une seconde.


– C’est vrai, dit-elle, excusez-moi… Je ne me suis pas encore présentée… Où donc ai-je la tête?


Et tirant de sa poche un mignon porte-cartes en ivoire, parfumé comme un sachet, elle y prit une carte sur laquelle s’étalait en lettres allongées ce nom souriant et insignifiant:


IDA DE BARANCY


Le recteur eut un singulier sourire.


– C’est aussi le nom de l’enfant? demanda-t-il.


La question était presque impertinente. La dame le comprit, se troubla encore davantage et cacha son embarras sous un grand air de dignité:


– Mais… certainement, monsieur l’abbé… certainement.


– Ah! dit le prêtre d’une voix grave.


C’était lui maintenant qui ne savait plus comment exprimer ce qu’il avait à dire. Il roulait la carte entre ses doigts, avec ce petit frémissement des lèvres de l’homme qui comprend la valeur et l’effet des paroles qu’il va prononcer.


Tout à coup, il se leva, s’approcha d’une des hautes portes-fenêtres qui donnaient de plain pied sur un grand jardin planté de beaux arbres et tout empourpré par un rouge soleil d’hiver, puis frappa un léger coup à la vitre. Une silhouette noire passa devant les fenêtres, et un jeune prêtre apparut presque aussitôt dans le cabinet.


– Tenez, mon bon Duffieux, dit le supérieur, promenez un peu cet enfant… Montrez-lui notre église, nos serres… Il s’ennuie là, ce pauvre petit homme…


Jack crut que l’on prenait ce prétexte de promenade pour couper court aux adieux pénibles de la séparation, et son regard eut une telle expression de désespoir et d’effroi, que le bon prêtre le rassura doucement:


– N’aie pas peur, mon petit Jack… ta mère ne s’en ira pas… tu vas la retrouver ici.


L’enfant hésitait encore.


– Allez, mon cher!… fit Mme de Barancy avec un geste de reine.


Aussitôt il sortit sans un mot, sans une plainte, comme s’il était déjà assoupli par la vie et préparé à toutes les servitudes.


Quand il fut dehors, il y eut dans le cabinet un moment de silence. On entendait les pas de l’enfant et de son compagnon s’éloigner en criant sur le sable durci par le froid, le pétillement du feu, des piaillements de moineaux dans les branches, des pianos, des voix, le murmure d’une maison pleine, tout le train, assourdi par l’hiver et les fenêtres closes, d’un grand pensionnat à l’heure de l’étude.


– Cet enfant a l’air de bien vous aimer, madame, dit le recteur, que la grâce et la soumission de Jack avaient touché.


– Comment ne m’aimerait-il pas? répondit Mme de Barancy peut-être un peu trop mélodramatiquement; le pauvre cher n’a que sa mère au monde!


– Ah! vous êtes veuve?


– Hélas! oui, monsieur le supérieur… Mon mari est mort, il y a dix ans, l’année même de notre mariage, et dans des circonstances bien douloureuses… Ah! monsieur l’abbé, les romanciers qui vont chercher si loin les aventures de leurs héroïnes ne se doutent pas que la plus simple vie peut quelquefois défrayer dix romans… Mon existence en est bien la preuve… Voici: M. le comte de Barancy appartenait, comme son nom peut vous l’apprendre, à une des plus anciennes familles de Touraine…


Elle tombait mal. Justement le père O… était né à Amboise et connaissait à fond toute la noblesse de sa province. À l’instant même, le comte de Barancy alla rejoindre dans les doutes et les défiances de son esprit le major général Peambock et le rajah de Singapore. Il n’en laissa pourtant rien paraître et se contenta d’interrompre doucement la soi-disant comtesse:


– Ne croyez-vous pas comme moi, madame, demanda-t-il, qu’il y aurait de la cruauté à éloigner sitôt de vous un enfant qui vous semble si attaché? Il est bien jeune encore. Et puis serait-il assez fort pour supporter la douleur d’une telle séparation?…


– Mais vous vous trompez, monsieur, répondit-elle très naïvement. Jack est un enfant très robuste. Il n’a jamais été malade. Un peu pâlot peut-être, mais cela tient à l’air de Paris, auquel il n’est pas habitué.


Ennuyé de voir qu’elle ne saisissait pas sa pensée à demi mot, le prêtre reprit en accentuant la note:


– D’ailleurs, pour le moment, nos dortoirs sont pleins… la saison scolaire est déjà très avancée… Nous avons même dû renvoyer des élèves nouveaux à l’année prochaine… Je vous serai fort obligé d’attendre jusqu’à cette époque. Peut-être alors pourrons-nous essayer… Pourtant, je ne réponds de rien.


Elle avait compris.


– Ainsi, dit-elle en pâlissant, vous refusez de recevoir mon fils? Refuserez-vous aussi de me dire pourquoi?


– Madame, répondit le prêtre, j’aurais donné tout au monde pour que cette explication n’eût pas lieu; mais, puisque vous m’y forcez, il faut bien vous apprendre que la maison que je dirige exige des familles qui lui confient leurs enfants des conditions de moralité exceptionnelles… Il ne manque pas, à Paris, d’institutions laïques où votre petit Jack trouvera tous les soins qui lui sont nécessaires; mais, chez nous, cela est impossible. Je vous en conjure, ajouta-t-il à un mouvement de protestation indignée, ne me faites pas m’expliquer davantage… Je n’ai le droit de rien vous demander, de rien vous reprocher… Je regrette la peine que je vous fais en ce moment, et croyez bien que la rigueur de mon refus m’est aussi pénible qu’à vous.


Pendant que le prêtre parlait, le visage de Mme de Barancy avait passé par toutes les expressions de douleur, de dédain, de confusion. D’abord elle avait essayé de faire bonne contenance, gardant la tête droite et le masque mondain bien attaché; mais les paroles bienveillantes du recteur, tombant sur cette âme enfantine, la firent se fondre tout à coup en plaintes, en larmes, en aveux, en expansions bruyantes et désolées.


Oh! oui, allez, elle était malheureuse. On ne savait pas tout ce qu’elle avait souffert déjà pour cet enfant…


Eh bien, oui! le pauvre cher petit être n’avait pas de nom, pas de père; mais était-ce une raison pour lui faire un crime de son malheur et le rendre responsable de la faute de ses parents? «Ah! monsieur l’abbé, monsieur l’abbé, je vous en prie…»


Tout en parlant, par un mouvement d’abandon qui aurait pu faire sourire dans une circonstance moins grave, elle avait pris la main du prêtre, une belle main d’évêque, douillette et blanche, que le bon père essayait de dégager doucement, non sans un peu d’embarras.


– Calmez-vous, ma chère dame…, disait-il effrayé de ces effusions, de ces larmes; car elle pleurait comme une enfant qu’elle était, avec des sanglots, des suffocations, le laisser-aller naïf d’une nature un peu vulgaire.


Le pauvre homme pensait: «Qu’est-ce que je vais devenir, mon Dieu, si cette dame se trouve mal?»


Mais les mots qu’il employait à la calmer l’excitaient encore.


Elle voulut se justifier, expliquer des choses, raconter sa vie, et, bon gré mal gré, le supérieur fut obligé de la suivre dans un récit obscur, entrecoupé, haletant, interminable, où elle se lança tout éperdue, cassant à chaque pas le fil conducteur, sans se préoccuper de savoir comment elle remonterait à la lumière.


«Ce nom de Barancy n’était pas le sien… Oh! si elle avait pu dire son nom, à elle, on aurait été bien étonné. Mais l’honneur d’une des plus anciennes familles de France, vous entendez bien, une des plus anciennes, était attaché à ce nom-là, et on la tuerait plutôt que de le lui arracher.»


Le recteur voulut protester, l’assurer qu’il ne tenait à rien lui arracher du tout; mais il ne parvint même pas à se faire entendre. Elle était lancée, et l’on eût arrêté plus facilement les ailes d’un moulin à vent à toute volée que cette parole qui tourbillonnait dans le vide. Ce qu’elle semblait tenir à prouver surtout, c’est qu’elle appartenait à la plus haute noblesse, que son infâme séducteur, lui aussi, portait de quelque chose sur je ne sais trop quoi, et que, d’ailleurs, elle avait été victime d’une fatalité inouïe.


Que fallait-il croire de tout cela? Pas un mot, probablement, car les réticences, les contradictions abondaient dans ce discours incohérent. Il en ressortait pourtant quelque chose de sincère, d’ému, de touchant même, l’amour de cette mère et de cet enfant. Ils avaient toujours vécu ensemble. Elle le faisait travailler à la maison avec des maîtres, et ne voulait s’en séparer qu’à cause de cette intelligence qui s’éveillait trop, de ces yeux qui s’ouvraient, et contre lesquels on ne saurait prendre trop de précautions.


– La meilleure de toutes, dit le prêtre gravement, serait de ne rien garder d’irrégulier dans votre vie, de rendre votre maison digne de l’enfant qui l’habite.


– C’est là ma préoccupation constante, monsieur l’abbé, répondit-elle… À mesure que Jack grandit, je me sens devenir plus sérieuse. D’ailleurs, d’un jour à l’autre, ma situation se trouvera régularisée… Il y a une personne qui depuis longtemps me sollicite… Mais, en attendant, j’aurais voulu éloigner l’enfant, l’écarter de ma vie encore troublée, lui faire donner une éducation aristocratique et chrétienne digne du grand nom qu’il devrait porter… J’avais pensé que nulle part il ne serait aussi bien qu’ici pour cela; mais voilà que vous le repoussez et que du même coup vous découragez la mère de toutes ses bonnes intentions…


Ici, le recteur parut ébranlé. Il hésita une minute, puis la regardant jusqu’au fond des yeux:


– Eh bien, soit, madame; puisque vous y tenez absolument, je me rends à votre désir. Le petit Jack m’a beaucoup plu. Je consens à le recevoir parmi nos élèves…


– Oh! monsieur le supérieur…


– Mais, à deux conditions.


– Je suis prête à les accepter toutes.


– La première, c’est que, jusqu’au jour où votre position sera régularisée, l’enfant passera ses congés, ses vacances même, dans notre maison, et ne rentrera plus dans la vôtre.


– Mais il en mourra, mon Jack, de ne plus voir sa mère.


– Oh! vous pourrez venir l’embrasser aussi souvent que vous voudrez. Seulement, et c’est là notre seconde condition, vous ne le verrez jamais au parloir, mais ici, dans mon cabinet, où j’aurai soin que vous ne soyez pas rencontrée.


Elle se leva toute frémissante.


Cette idée qu’elle ne pourrait jamais entrer au parloir, se mêler à cette charmante confusion du jeudi, où l’on se fait gloire de la beauté de son enfant, de la richesse de sa mise et du coupé qui vous attend à la porte, qu’elle ne pourrait pas dire à ses amies: «J’ai salué hier chez les Pères Mme de C… ou Mme de V…,» de vraies madames, qu’il lui faudrait venir en cachette embrasser son Jack à l’écart, tout cela la révoltait à la fin.


Le malin prêtre avait frappé juste.


– Vous êtes cruel avec moi, monsieur l’abbé; vous m’obligez à refuser ce dont je vous remerciais tout à l’heure comme d’une grâce; mais j’ai ma dignité de mère et de femme à garder. Vos conditions sont inacceptables. Et que penserait mon enfant de…


Elle s’arrêta en voyant là-bas, derrière la vitre, une petite frimousse blonde qui regardait, animée par l’air vif du dehors et par une fièvre d’inquiétude. Sur un signe de sa mère, l’enfant entra bien vite:


– Oh! maman, comme tu es gentille… On avait beau me dire non… Je croyais que tu étais partie.


Elle lui prit la main brusquement:


– Tu partiras avec moi, lui dit-elle, on ne veut pas de nous ici.


Et elle sortit à grands pas, droite, fière, entraînant l’enfant stupéfait de ce départ inattendu qui ressemblait à une fuite. À peine avait-elle répondu par un signe de tête au salut respectueux du bon père qui s’était levé, lui aussi; mais, malgré sa précipitation, elle ne s’enfuit pas assez vite pour empêcher son Jack d’entendre une voix douce murmurer derrière lui: «Pauvre enfant!… Pauvre enfant!…» avec un accent, une compassion qui lui alla jusqu’au cœur.


On le plaignait… Pourquoi?…


Il y pensa souvent depuis.


Le recteur ne s’était pas trompé.


Mme la comtesse Ida de Barancy était une comtesse pour rire.


Elle ne s’appelait pas de Barancy, peut-être pas même Ida. D’où venait-elle? Qui était-elle? Qu’y avait-il de vrai dans toutes ces histoires de noblesse dont elle était obsédée? Personne n’aurait pu le dire. Ces existences compliquées ont des fortunes si diverses, tant de dessous, un passé si long et si accidenté, qu’on n’en connaît jamais que le dernier aspect. On dirait ces phares tournants qui ont de longues alternatives d’ombre entre les éclats intermittents de leur feu.


Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’était pas Parisienne, qu’elle arrivait d’un chef-lieu quelconque dont elle gardait encore l’accent, ne savait rien de Paris et manquait absolument de genre, au dire de Mlle Constant, sa femme de chambre.


«Cocotte de province…,» disait celle-ci dédaigneusement.


Comme renseignement, c’était un peu vague.


Il est vrai qu’au Gymnase, un soir, deux négociants lyonnais avaient cru la reconnaître pour une certaine Mélanie Favrot, qui tenait jadis un établissement de «gants et parfumerie» place des Terreaux; mais ces messieurs s’étaient trompés et s’excusèrent beaucoup. Un autre jour, un officier du troisième hussards s’avisa de la prendre pour une nommée Nana qu’il avait connue huit ans auparavant à Orléansville. Celui-là aussi fit les mêmes excuses, ayant fait la même erreur. Il y a vraiment des ressemblances bien impertinentes.


Pourtant, Mme de Barancy avait beaucoup voyagé et ne s’en cachait pas; mais bien sorcier celui qui eût démêlé quelque chose de clair, de positif, dans le flot de paroles qu’elle débitait à tout propos sur son origine ou sur sa vie. Un jour, Ida était née aux colonies, parlait de sa mère, une créole ravissante, de ses plantations, de ses négresses; une autre fois, elle était Tourangelle, avait passé son enfance dans un grand château au bord de la Loire. Et des détails, des anecdotes, un dédain merveilleux de rattacher ensemble toutes ces pièces décousues de son existence!


Comme on a pu le voir, dans ces récits fantastiques la vanité dominait, une vanité de perruche verte et bavarde. La noblesse, la fortune, l’argent, les titres, elle ne sortait pas de là.


Riche, certainement elle l’était, ou du moins très richement entretenue. On venait de lui louer un petit hôtel boulevard Haussmann. Elle avait là chevaux, voitures, de fort beaux meubles d’un goût douteux, trois ou quatre domestiques, et l’existence vide, oisive, promenante, de ses pareilles, avec peut-être en plus un petit air honteux, un manque d’aplomb que la province, qui se défend mieux que Paris contre les femmes d’un certain monde, lui avait sans doute communiqué. Cela, et aussi sa fraîcheur réelle, souvenir probable d’une enfance au grand air, la mettait à part dans le courant parisien, où d’ailleurs elle n’avait pas encore sa place, étant tout nouvellement arrivée.


Tous les huit jours, un homme entre deux âges, grisonnant et distingué, venait la voir. En parlant de lui, Ida disait «Monsieur» avec un tel air de majesté, qu’on se serait cru à la cour de France, du temps où l’on appelait ainsi le frère du roi. L’enfant disait simplement «bon ami.» Les domestiques annonçaient bien haut «M. le comte» celui qu’entre eux ils appelaient plus familièrement «son vieux.»


Son vieux devait être très riche, car madame ne regardait à rien, et il y avait un coulage énorme dans la maison, que dirigeait Mlle Constant, une femme de chambre factotum, seule et véritable influence du logis. C’était cette Constant qui donnait à sa maîtresse des adresses de fournisseurs, qui guidait son inexpérience de la vie parisienne et de la bonne société; car, avant tout, le rêve, le désir de cette déclassée, désir qui lui était venu sans doute avec la fortune, était de passer pour une femme comme il faut, distinguée, noble, irréprochable.


Aussi l’on s’imagine dans quel état l’accueil du père O… l’avait mise et si elle sortit de là la rage au cœur.


Un élégant coupé de maître l’attendait à la porte de l’institution. Elle s’y précipita avec son enfant plutôt qu’elle n’y monta, gardant juste assez de force pour dire d’un ton ferme: «À l’hôtel!» de façon à être entendue d’un groupe de prêtres qui causaient sur le perron et s’étaient vivement écartés devant ce tourbillon de fourrures et de cheveux bouclés.


Par exemple, dès que la voiture fut en route, la malheureuse se renversa dans un coin, non plus avec sa coquette pose de promenade, mais affaissée, en larmes, étouffant ses sanglots et ses cris dans les capitons de soie.


Quelle honte!… Dire qu’on avait refusé de prendre son enfant et que du premier coup ce prêtre avait découvert sa situation à elle, qu’elle croyait si bien déguisée sous toutes ces apparences luxueuses et menteuses de femme du monde et de mère irréprochable!


Ça se voyait donc ce qu’elle était!


À tout moment, le regard fin du recteur que sa fierté blessée remettait en face d’elle comme un supplice intolérable, lui faisait monter, rien que de souvenir, des chaleurs, des rougeurs subites. Elle se rappelait son bavardage, tous ses mensonges débités en pure perte, et ce sourire, ce sourire incrédule devant lequel elle n’avait pas su s’arrêter, et qui dès le premier mot l’avait si complètement devinée.


Immobile et muet dans l’autre coin de la voiture, Jack regardait sa mère tristement, sans rien comprendre à son désespoir, sinon qu’elle avait de la peine à cause de lui. Il se sentait vaguement coupable, le cher petit; mais au fond de cette tristesse, il y avait aussi la grande joie de n’être pas entré à la pension.


Pensez donc! Depuis quinze jours on ne parlait plus que de ce Vaugirard. Sa mère lui avait fait promettre de ne pas pleurer, d’être bien sage. Bon ami l’avait catéchisé. Constant avait acheté le trousseau. Tout était prêt, décidé. Il ne vivait plus qu’en tremblant à l’idée de cette prison où tout le monde le poussait. Et voilà qu’au dernier moment on lui faisait grâce.


Oh! si sa mère n’avait pas eu tant de chagrin, comme il l’aurait remerciée, comme il aurait été heureux de se sentir là, tout près d’elle, tapi dans les fourrures de ce petit coupé où ils avaient fait de si bonnes promenades, où ils allaient pouvoir en faire encore! Et Jack se rappelait les après-midi au Bois, les longues courses délicieuses à travers ce Paris boueux et transi, si nouveau pour eux, et dont ils étaient aussi curieux l’un que l’autre. Un monument au passage, le moindre incident de la rue, tout les réjouissait.


– Regarde, Jack…


– Regarde, maman…


C’était comme deux enfants. On voyait en même temps à la portière les grandes boucles blondes du petit et le visage étroitement voilé de la mère…


Un cri désespéré de Mme de Barancy arracha brusquement l’enfant à tous ces bons souvenirs.


– Mon Dieu! mon Dieu! qu’est-ce que j’ai fait, disait-elle en se tordant les mains, qu’est-ce que j’ai fait pour être si malheureuse?


Cette exclamation resta naturellement sans réponse, car ce qu’elle avait fait, le petit Jack l’ignorait pour le moins autant qu’elle. Alors, ne sachant que lui dire, comment la consoler, timidement il lui prit la main et la serra contre ses lèvres avec ferveur, comme un véritable amoureux.


Elle tressaillit, le regarda d’un air égaré:


– Ah! cruel, cruel enfant, que de mal tu m’as fait depuis que tu es au monde!


Jack pâlit:


– Moi?… Je t’ai fait du mal?


Il ne connaissait, n’aimait qu’un seul être sur la terre, sa mère. Il la trouvait belle, bonne, incomparable. Et sans le vouloir, sans le savoir, il lui avait fait du mal.


Le pauvre petit, à cette idée, eut une crise de désespoir, lui aussi, mais d’un désespoir muet, comme si après la douleur bruyante dont il venait d’être témoin il eût ressenti une pudeur à manifester son chagrin. C’étaient des tremblements, des sanglots étouffés, un spasme nerveux.


La mère eut peur, le prit dans ses bras:


– Mais non, mais non, c’est pour rire… Oh! le grand bébé!… Est-ce que l’on est sensible comme cela?… Voyez-vous ce câlin avec ses longues jambes, qui se fait bercer comme un poupon!… Non, mon petit Jack, tu ne m’as jamais fait de mal… C’est moi qui suis folle de te mêler à des histoires pareilles… Voyons, ne pleure plus… Est-ce que je pleure, moi?


Et l’étrange créature, oublieuse de sa douleur passée, riait franchement pour faire rire son Jack. C’était un des privilèges de cette nature mobile, tout en surface, de ne pas garder longtemps une impression quelconque. Chose singulière, les larmes qu’elle venait de verser n’avaient fait que lui donner plus d’éclat encore et de jeunesse, comme une ondée glissant sur le plumage des tourterelles le lustre et l’éclaircit sans seulement le pénétrer.


– Où sommes-nous donc? dit-elle tout à coup en abaissant la glace pleine de buée… Déjà la Madeleine… Comme nous sommes venus vite… Tiens! si nous nous arrêtions chez chose… tu sais, le fameux pâtissier… Allons! essuie tes yeux, petit bêta… Je vais te payer des meringues.


Ils descendirent à la pâtisserie espagnole, très à la mode à ce moment-là.


Il y avait foule.


Les étoffes, les fourrures se frôlaient, se pressaient avec une hâte d’appétit, et les figures de femmes, le voile relevé à la hauteur des yeux, se reflétaient aux miroirs de la boutique entourés d’or et de moulures couleur de crème, parmi toutes sortes de reflets joyeux, le blanc laiteux des soucoupes, le cristal des verres, la variété des confiseries.


Mme de Barancy et son enfant furent très regardés. Cela la charma. Ce petit succès, joint à la crise de tout à l’heure, lui fît dévorer une quantité de meringues, de nougats, le tout arrosé d’un doigt de vin d’Espagne. Jack l’imitait, mais avec plus de modération, son gros chagrin de tantôt ayant empli son petit cœur de soupirs comprimés et de larmes non répandues.


Quand ils sortirent de là, le temps était si beau, quoique froid, le marché de la Madeleine mettait dans l’air un si doux parfum de violettes, qu’Ida voulut revenir à pied et renvoya la voiture. Alertement, mais de ce pas un peu lent des femmes habituées à se laisser admirer, elle se mit en route, tenant Jacques par la main. La marche à l’air vif, la vue des magasins qu’on commençait à éclairer achevèrent de lui rendre sa belle humeur.


Puis, subitement, devant je ne sais quel étalage plus scintillant que les autres, l’idée d’un bal masqué où elle devait aller le soir, bal précédé d’un dîner au cabaret, lui revint à l’esprit.


– Miséricorde!… Et moi qui n’y pensais plus… Vois, mon petit Jack, comme je suis étourdie… vite, vite.


Il lui fallait des fleurs, un bouquet, quelques menus objets oubliés. Et l’enfant, dont cette futilité avait toujours été la vie, qui ressentait presque autant qu’elle-même le charme subtil de ces élégances, la suivait en sautillant, animé par l’idée de cette fête qu’il ne devait pas voir. C’était une de ses joies, la toilette de sa mère, la beauté de sa mère, cette attention admirative qu’elle soulevait sur son passage.


– Ravissant… ravissant!… vous m’enverrez cela chez moi, boulevard Haussmann.


Mme de Barancy jetait sa carte, sortait, parlait à Jack avec exubérance de ces achats. Puis elle prenait un air grave:


– Surtout, rappelle-toi ce que je t’ai recommandé. Il ne faudra pas dire à bon ami que je suis allée à ce bal… C’est un secret… Sapristi! déjà cinq heures… C’est Constant qui va me gronder!…


Elle ne se trompait pas.


Sa camériste-factotum, une grande et forte personne d’une quarantaine d’années, hommasse et laide, se précipita à sa rencontre, dès qu’elle l’entendit rentrer.


«Le costume était là… Il n’y avait pas de bon sens de revenir si tard… Madame ne serait pas prête… On ne pourrait jamais l’habiller en si peu de temps.»


– Ne me gronde pas, ma bonne Constant… Si tu savais ce qui m’arrive… tiens! regarde.


Et elle lui montra l’enfant. Le factotum parut indigné:


– Comment! monsieur Jack… vous êtes revenu?… C’est très mal, monsieur, après ce que vous aviez promis. Il faudra donc vous y faire conduire par les gendarmes, à cette école… Aussi, voilà! votre maman est trop bonne.


– Mais non, ce n’est pas lui. Ce sont ces prêtres de là-bas qui n’ont pas voulu… Comprends-tu ça? me faire cet affront, à moi… à moi!…


Là-dessus les larmes lui revinrent, et elle recommença à demander à Dieu ce qu’elle avait fait pour être si malheureuse. Joignez à cela les meringues, le vin d’Espagne, la chaleur de l’appartement. Elle se trouva mal.


Il fallut la porter sur son lit, déboucher des flacons de sels, d’éther, pour la ranimer. Mlle Constant s’acquittait de tous ces soins en femme qui connaît ces sortes de crises, allait et venait dans la chambre, ouvrait, fermait les armoires avec ce beau sang-froid que donne l’expérience, et de l’air de dire: «Ça passera.»


Tout en fonctionnant, elle parlait seule:


– Quelle idée aussi de mener cet enfant chez les Pères… Comme si c’était un pensionnat pour lui, dans sa position… Ça ne serait pas arrivé, bien sûr, si on m’avait un peu consultée… C’est moi qui ne serais pas embarrassée pour lui en trouver une pension, et une bonne!…


Jack, tout effaré de voir sa mère dans cet état, s’était rapproché du lit et la regardait anxieusement, lui demandant pardon du fond du cœur de ce chagrin dont il était la cause.


– Allons! ôtez-vous de là, monsieur Jack… Votre maman est guérie… Il faut que je l’habille.


– Comment! Constant, tu veux que j’aille à ce bal!… j’ai si peu de cœur à m’amuser…


– Bah! laissez donc, je vous connais… Il n’y paraîtra plus dans cinq minutes… Regardez-moi ce joli costume de Folie, et ces bas de soie rose, et votre petit bonnet à grelots…


Elle avait pris le costume, l’étalait, faisait sonner et reluire tout ce clinquant auquel Ida ne résista pas.


Pendant qu’on habillait sa mère, Jack s’en alla dans le boudoir, tout seul, sans lumière.


L’ombre emplissait la pièce coquette, ouatée, encombrée, où le prochain réverbère du boulevard jetait une lueur vague. Tristement, le front appuyé à la vitre, il se mit à penser à cette journée d’émotions; et peu à peu, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, il se sentit devenir «le pauvre enfant» dont ce prêtre parlait avec tant de commisération.


C’est si singulier de s’entendre plaindre alors qu’on se croit heureux. Il y a donc des malheurs tellement bien cachés que ceux qui en sont la cause ou la victime ne les devinent même pas!


La porte s’ouvrit. Sa mère était prête:


– Entrez, monsieur Jack… et venez voir si c’est beau…


Oh! quelle charmante Folie, rose et argent, toute en satin! Quel joli bruissement de paillons elle agitait au moindre mouvement!


L’enfant regardait, admirait, et la mère, poudrée, légère, vaporeuse, sa marotte à la main, riait à Jack, se riait à elle-même dans sa psyché, sans s’inquiéter autrement de ce qu’elle avait fait au bon Dieu pour être si malheureuse. Puis Constant lui jeta sur les épaules une chaude sortie de bal et l’accompagna jusqu’à la voiture, pendant que Jack, appuyé à la rampe, regardait descendre sur le tapis de l’escalier, vifs et remuants comme si la danse les agitait déjà, ces deux petits souliers roses brodés d’argent qui entraînaient sa mère loin, bien loin de lui, à des bals où on n’emmène pas les enfants. Au dernier tintement des grelots, il rentra, tout désœuvré, et, pour la première fois de sa vie, inquiet de cet abandon où il se trouvait presque tous les soirs.


Quand Mme de Barancy dînait dehors, Jack restait confié à Mlle Constant.


– Elle dînera avec toi, disait la mère.


On mettait deux couverts dans la salle à manger, que l’enfant trouvait bien grande ces jours-là; mais, le plus souvent, Constant, qui se divertissait fort peu de ce tête-à-tête avec le gamin, descendait leurs deux couverts à la cuisine, et l’on dînait dans le sous-sol en compagnie des autres domestiques.


Une vraie bombance.


Le gâchis se montrait là dans toute l’abondance de la table tachée de graisse et la gaieté désordonnée des convives. Naturellement, le factotum présidait et ne se gênait pas pour égayer l’assistance des aventures de sa maîtresse, à mots couverts, pourtant, et de façon à ne pas effaroucher le petit.


Ce soir-là il y eut dans le sous-sol une grande discussion à propos du refus éprouvé à Vaugirard. Augustin, le cocher, déclara que c’était tant mieux, que ces gens-là auraient fait de l’enfant «un jésuite, un tartufe.»


Mlle Constant protesta contre le mot. Elle ne «faisait pas sa religion,» c’est vrai, mais elle ne voulait pas qu’on en dît du mal. Alors la discussion tourna, au grand désappointement de Jack, qui écoutait de toutes ses petites oreilles, espérant toujours apprendre pourquoi ce prêtre, qui paraissait si bon, n’avait pas voulu de lui.


Pour le moment, il n’était plus question de Jack ni de sa mère, mais des convictions religieuses de chacun. Le cocher Augustin, après boire, en avait d’assez singulières… Son bon Dieu, à lui, c’était le soleil… Il n’en connaissait pas d’autre…


– J’suis comme les éléphants, j’adore le soleil!… répétait-il sans cesse avec une obstination d’ivrogne.


À la fin, on lui demanda où il avait vu ça que les éléphants adoraient le soleil.


– J’ai vu ça, une fois, sur une photographie! dit-il d’un air majestueusement abruti.


Sur quoi Mlle Constant le traita d’impie et d’athée, pendant que la cuisinière, une grosse Picarde, pleine d’astuce paysanne, leur répétait à tous les deux:


– Écoutaî, vous avaî tort… Faut pas discutaî la craîance…


Et Jack?… Que faisait-il pendant ce temps-là?


Tout au bout de la table, alourdi par l’atmosphère des fourneaux et l’interminable discussion de ces brutes, il s’endormait, le visage appuyé sur son bras, et ses boucles blondes répandues sur sa manche de velours. Dans ce trouble qui précède le sommeil assis, fatigant et désagréable, il entendait chuchoter les trois voix des domestiques… Maintenant il lui semblait qu’on parlait de lui; mais c’était loin, bien loin, dans le brouillard.


– À qui qu’il est donc, ce chéri? demanda la voix de la cuisinière.


– Je n’en sais rien; répondait Constant, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne peut pas rester ici et qu’elle m’a chargée de lui trouver un pensionnat.


Entre deux hoquets, le cocher bégaya:


– Attendez donc, attendez donc. J’en connais un fameux, moi, de pensionnat, et qui ferait joliment votre af… votre affaire. Ça s’appelle le collège… non, pas le collège… le gy… le gymnase Moronval. Mais, quoique ça, c’est tout de même un collège. Quand j’étais chez les Saïd, chez mes Égyptiens, c’est là que je conduisais le petit; même que le marchand de soupe, une espèce de mal blanchi, me donnait toujours des prospectus. Je dois en avoir encore un…


Il chercha dans son portefeuille, et parmi les paperasses fanées qu’il étala sur la table, il en saisit une plus crasseuse encore que les autres.


– Voilà! dit-il d’un air de triomphe.


Il déplia le prospectus, et commença à lire, ou plutôt à épeler péniblement:


«Gy… Gymnase… Moronval… dans le… le…


Donnez-moi ça, dit mademoiselle Constant; et, lui prenant le papier des mains, elle lut tout d’une traite:


Gymnase Moronval, 25, avenue Montaigne. – Dans le plus beau quartier de Paris. – Institution de famille. – Grand jardin. – Nombre d’élèves limité. – Cours de prononciation française par la méthode Moronval-Decostère. – Rectification d’accents étrangers ou de province. – Correction des vices de prononciation de tout genre par la position des organes phonétiques…


Mademoiselle Constant s’interrompit pour respirer et dit aux autres:


– Mais cela me paraît très convenable.


– Je craî ben!… fit la Picarde, qui ouvrait des yeux tout ronds.


… Des organes phonétiques… Lecture expressive à haute voix, principes d’articulation et de respiration.


La lecture du prospectus continua; mais Jack s’était endormi et n’entendait plus rien.


Il rêvait.


Oui, pendant que son avenir s’agitait autour de cette immonde table de cuisine; pendant que sa mère, en Folie rose, s’amusait comme une folle on ne sait où, lui rêvait de ce prêtre de là-bas et de cette voix pénétrante et douce qui avait dit:


«Pauvre enfant!…»

II LE GYMNASE MORONVAL

AVENUE MONTAIGNE, 25, dans le plus beau quartier de Paris, disait le prospectus Moronval.


On ne peut nier, en effet, que l’avenue Montaigne ne soit située dans un des plus beaux quartiers de Paris, au centre des Champs-Élysées, et qu’elle ne soit aussi fort agréable à habiter, horizonnée d’un bout par les quais de la Seine et de l’autre par les jets d’eau bordés de fleurs du rond-point. Mais elle a l’aspect disparate, composite, d’une voie tracée à la hâte, et encore inachevée.


À côté des grands hôtels ornant leurs angles arrondis de glaces sans tain, de rideaux de soie claire, de statuettes dorées, de jardinières rustiques, ce sont des logements d’ouvriers, des masures où retentissent les marteaux des charrons et des maréchaux-ferrants. Il y a là tout un reste de faubourg que les violons de Mabille animent, le soir, d’un bruit de riche guinguette. À cette époque, on voyait même dans l’avenue, et je pense qu’ils existent encore aujourd’hui, deux ou trois passages sordides, vieux souvenir de l’ancienne allée des Veuves et dont l’aspect misérable faisait un singulier contraste avec les splendeurs environnantes.


Une de ces ruelles s’ouvrait au numéro 35 de l’avenue Montaigne, et s’appelait le passage des Douze-Maisons.


Des lettres dorées sur le fronton de la grille ogivale du passage annonçaient très pompeusement que l’institution Moronval était située à cet endroit. Mais sitôt la grille franchie, on mettait le pied dans cette boue noire, infecte, indestructible, que les démolitions et les constructions récentes déversent autour d’elles, une boue de terrain vague. Le ruisseau, au milieu du passage, le réverbère coupant l’espace, et, de chaque côté, des garnis borgnes, des bâtisses complétées de vieilles planches, vous reportaient à quarante ans en arrière et à l’autre bout de Paris, vers La Chapelle ou Ménilmontant.


De ces espèces de chalets, que des galeries couvertes, des balcons, des escaliers extérieurs, mettaient en relation directe avec la rue, débordaient du linge étendu, des cages à lapins, un fouillis d’enfants en guenilles, des chats maigres, des pies apprivoisées.


On s’étonnait aussi qu’en si peu de place il pût grouiller une telle population de palefreniers anglais, de domestiques marrons, tant de vieilles livrées, de loques, de gilets rouges et de casquettes à carreaux. Ajoutez que, chaque soir, au coucher du soleil, rentraient là – leur journée finie – les loueuses de chaises, la voiture aux chèvres, des montreurs de Guignol, des marchands d’oubliés ou de chiens rares, des mendiants de toutes sortes, les petits nains de l’Hippodrome avec leurs poneys microscopiques et leur réclame-écriteau, et vous aurez une idée de ce passage singulier posé, comme une coulisse encombrée et sombre, derrière le beau décor des Champs-Élysées, entouré du roulement sourd des voitures, des arbres verts, du luxe calme de ces grandes avenues dont il semblait l’envers misérable et turbulent.


Au milieu de cet ensemble pittoresque, le gymnase Moronval n’était pas déplacé.


Plusieurs fois par jour, un mulâtre de haute taille, très maigre, les cheveux plats tombant sur les épaules, coiffé d’un chapeau de quaker à larges bords posé en arrière comme une auréole, traversait le passage d’un air affairé, suivi d’une demi-douzaine de petits diables dont les teints variaient du cuivre clair au noir le plus intense, et qui, vêtus d’uniformes râpés de collégiens mal tenus, hâves, dégingandés, semblaient faire partie de quelque corps de troupe en révolte dans une armée des colonies.


Le directeur du gymnase Moronval promenait ses «petits pays chauds,» comme il les appelait, et les allées et venues de cette pension polychrome, le décousu de ses occupations, la tournure étonnante des professeurs, complétaient bien la physionomie étrange du passage des Douze-Maisons.


Certainement, si madame de Barancy était venue elle-même conduire son enfant au gymnase, la vue de cette cour des Miracles, qu’il fallait traverser pour arriver à l’institution, l’aurait épouvantée, et jamais elle n’eût consenti à laisser son «cher petit être» dans un pareil cloaque. Mais sa visite aux Jésuites avait été si malheureuse, l’accueil si différent de celui qu’elle attendait, que la pauvre créature, très timide au fond et facile à décontenancer, avait craint quelque humiliation nouvelle et laissé à mademoiselle Constant, sa femme de chambre, le soin de placer Jack dans le pensionnat que les gens de l’office venaient de lui choisir.


Ce fût par une triste matinée froide et neigeuse que la voiture d’Ida s’arrêta avenue Montaigne, en face de l’enseigne dorée du gymnase Moronval.


Le passage était désert, le réverbère grinçait sur sa corde, et les ais des masures, les paperasses qui leur servaient de carreaux, tout avait l’aspect moisi, disjoint, effondré, que donne une inondation récente ou le voisinage d’un canal dont les quais sont encore à faire.


Le hardi factotum s’avançait bravement, l’enfant d’une main, un parapluie de l’autre.


À la douzième maison, on s’arrêta.


C’était tout au bout du passage, à l’endroit où il se rétrécit encore pour gagner la rue Marbœuf entre deux hautes murailles. Quelques branches noires et maigres grelottaient au-dessus d’une porte verte déteinte.


Une certaine propreté annonçait le voisinage de l’aristocratique institution, et les écailles d’huîtres, les vaisselles cassées, les vieilles boîtes à sardines défoncées et vides étaient soigneusement écartées du portail vert, massif, solide et défiant comme s’il eût donné accès dans une prison ou un couvent.


Le grand silence qui, du dehors, semblait rendre plus vastes les bâtiments et les jardins du gymnase, fut traversé soudain par le vigoureux coup de cloche de mademoiselle Constant.


Jack en eut froid au cœur, de ce coup de cloche; et, dans le jardin, les moineaux groupés sur un seul arbre avec cet instinct de l’association qui leur vient en hiver quand la graine est rare, s’envolèrent tout effarés sur le revers du toit voisin.


Personne ne vint ouvrir, cependant; mais on entendit chuchoter derrière les lourds battants; et au petit guichet grillé, découvert dans l’épaisseur de la porte, une face noire s’étala, lèvres lippues, gros yeux étonnés, sourire silencieux.


– Le gymnase Moronval!… demanda l’imposant factotum de madame de Barancy.


La tête crépue avait fait place à un type différent, mandchou ou tartare, avec des petits yeux bridés, des pommettes fortes, un crâne étroit et pointu. Ensuite un métis, couleur café au lait, vint à son tour, curieux et souriant; mais la porte restait close, et mademoiselle Constant commençait à s’impatienter, quand une voix suraiguë cria du lointain: «Voulez-vous bien ouvi, tas de macaques!…»


Aussitôt les chuchotements redoublèrent, bizarres, accentués. Il y eut des tours de clef précipités dans toutes les rouilles de la serrure, puis des jurons, des coups, une bousculade terrible; et la porte s’étant enfin ouverte, Jack vit des dos de collégiens qui fuyaient dans tous les sens aussi épouvantés que les moineaux de tout à l’heure.


Il ne restait plus à l’entrée qu’un grand mulâtre maigre, dont la cravate blanche enroulée plusieurs fois autour de son cou pelé faisait paraître la figure encore plus noire et plus terreuse.


M. Moronval pria mademoiselle Constant de vouloir bien entrer, lui offrit son bras, et l’on traversa un jardin assez grand, mais dont les allées défoncées, les bordures détruites s’attristaient encore de la teinte uniforme et sombre de l’hiver.


Plusieurs corps de logis, dispersés, bizarres de formes, s’espaçaient au milieu de pelouses défuntes. Le gymnase était, paraît-il, une ancienne photographie hippique, aménagée par M. Moronval en maison d’éducation. Il y avait, entre autre, une grande rotonde vitrée, sablée, qui servait aux élèves de salle de récréation, et dont les carreaux, disposés comme ceux d’une serre, en partie cassés ou fêlés, étaient traversés d’innombrables bandes de papier.


Dans une allée, on rencontra un petit nègre en gilet rouge, armé d’un grand balai et d’un seau à charbon. Il s’effaça timidement, respectueusement devant M. Moronval, qui lui dit très vite en passant:


– Feu au salon!


Le nègre eut l’air aussi effaré, aussi stupéfié, que si on venait de lui annoncer que le feu avait pris au salon, tandis qu’on lui commandait simplement d’en allumer bien vite.


Et ce n’était pas là un ordre inutile.


Rien de plus froid que ce grand parloir dont le carreau déteint et passé à la cire vous donnait l’impression d’un lac gelé et glissant. Les meubles eux-mêmes paraissaient se préserver de cette température polaire, empaquetés dans de vieilles housses à peu près faites pour eux, et où ils s’enveloppaient tant bien que mal comme des malades d’hôpital dans leurs robes de chambre d’uniforme.


Mais mademoiselle Constant ne voyait ni le délabrement des murs, ni la nudité de ce grand salon qui ressemblait à un couloir en partie vitré, la photographie hippique ayant laissé, de son passage dans ces bâtiments disparates, une abondance de lumière froide dont on se serait bien privé.


La femme de chambre était tout au plaisir de faire la dame, de se donner de l’importance.


Elle rayonnait, trouvait que les enfants devaient être très bien là, au bon air, comme à la campagne.


– Tout à fait comme à la campagne…, répondait Moronval en se dandinant.


Il y eut un moment de trouble, d’installation, comme il arrive dans les logis pauvres où les visiteurs ont toujours l’air d’effaroucher une masse d’atomes invisibles.


Le négrillon apprêtait le feu. M. Moronval cherchait un tabouret pour la noble étrangère. Enfin madame Moronval, née Decostère, que l’on était allé prévenir, fit son entrée avec un salut prétentieux. Cette petite, très petite femme, à longue tête blafarde, tout en front et en menton, devait être vaguement contrefaite. Elle se présentait toujours de face, très droite, sans perdre un pouce de sa petite taille, comme pour dissimuler ce je ne sais quoi de trop qu’elle se savait entre les épaules. Du reste fort aimable, empressée et digne.


Elle appela l’enfant près d’elle, caressa ses grands cheveux, trouva ses yeux fort beaux.


– Les yeux de sa mère…, ajouta effrontément Moronval en regardant mademoiselle Constant.


Celle-ci ne se pressait pas trop de réclamer; mais Jack, révolté, s’écria avec des larmes dans la voix:


– Ce n’est pas maman… c’est ma bonne.


Sur quoi, madame Moronval, née Decostère, un peu honteuse de la familiarité, prit une attitude réservée qui aurait pu nuire aux intérêts de l’institution. Heureusement que son mari redoubla d’amabilités, comprenant qu’une domestique chargée de conduire elle-même l’enfant de ses maîtres en pension devait avoir dans la maison une certaine importance.


Mademoiselle Constant le lui prouva bien. Elle parla de très haut et d’un ton péremptoire, ne cacha pas que le choix d’un pensionnat avait été laissé à son entière discrétion, et chaque fois qu’elle prononçait le nom de sa maîtresse, c’était d’un petit air de protection, de commisération qui mettait Jack au désespoir.


On discuta le prix de la pension: trois mille francs par an, sans compter le trousseau. Puis, sitôt ce chiffre posé, le Moronval commença son boniment.


Trois mille francs!… Cela pouvait paraître un chiffre considérable. Si, si, parfaitement, il était le premier à en convenir… Mais le gymnase Moronval ne ressemblait pas aux autres institutions. Ce n’était pas sans raison qu’on lui avait donné à l’allemande ce nom de gymnase, lieu de libre exercice pour l’esprit et le corps. Ici, en même temps qu’on instruisait les élèves, on les initiait à l’existence parisienne.


Ils accompagnaient leur maître au théâtre, dans le monde. Les grandes séances académiques les avaient pour témoins de leurs joutes littéraires. Au lieu d’en faire des brutes pédantes, bardées de grec et de latin, on s’appliquait à développer en eux tous les sentiments humains, à leur apprendre aussi les douceurs de la vie de famille, dont la plupart, comme étrangers, se trouvaient privés depuis longtemps. Malgré cela, l’instruction n’était pas négligée, bien au contraire; les hommes les plus éminents, des savants, des artistes, n’avaient pas craint de s’associer à cette œuvre philanthropique en qualité de professeurs, professeurs de sciences, d’histoire, de musique, de littérature, dont les leçons alternaient chaque jour avec un cours de prononciation française par une méthode nouvelle et infaillible dont madame Moronval-Decostère était l’auteur. De plus, il y avait tous les huit jours une séance publique de lecture expressive à haute voix, à laquelle étaient conviés les parents ou correspondants des élèves et où ils pouvaient se convaincre de l’excellence du système Moronval.


Cette longue tirade du directeur qui, plus que personne, aurait eu besoin des leçons de prononciation de sa femme, fut débitée d’autant plus vite, qu’en sa qualité de créole il avalait la moitié des mots, supprimait les r de son discours, disait «pofesseu de littéatu» pour professeur de littérature, «œuve philanthopi» pour œuvre philanthropique.


N’importe, mademoiselle Constant fut littéralement éblouie.


La question de prix n’en était pas une pour elle, vous savez bien. Ce à quoi on tenait surtout, c’est que l’enfant reçût une éducation distinguée et aristocratique.


– Oh! pour cela, fit madame Moronval, née Decostère, en redressant sa longue tête.


Et son mari ajouta qu’il n’admettait au gymnase que des étrangers de distinction, des héritiers de grandes familles, des nobles, des princes. Il élevait même, en ce moment, un enfant de sang royal, le propre fils du roi de Dahomey. Pour le coup, l’enthousiasme de mademoiselle Constant ne connut plus de bornes.


– Un fils de roi!… Vous entendez, monsieur Jack, vous serez élevé avec un fils de roi!


– Oui, reprit gravement l’instituteur, j’ai été chargé par Sa Majesté Dahomienne de l’éducation de Son Altesse Royale, et je crois, sans me vanter, que je suis arrivé à en faire un homme remarquable sous tous les rapports.


Que pouvait donc avoir le jeune négrillon qui arrangeait le feu, là-bas, pour s’agiter ainsi et remuer le seau à charbon avec ce terrible bruit de fonte?


L’instituteur continua:


– J’espère, et madame de Moronval-Decostère, ici présente, espère comme moi, que le jeune roi, une fois monté sur le trône de ses ancêtres, se souviendra des bons conseils, des bons exemples que lui auront donnés ses maîtres de Paris, des belles années passées auprès d’eux, de leurs soins infatigables et de leurs efforts assidus.


Ici Jack fut bien surpris de voir le négrillon, toujours occupé devant la cheminée, tourner vers lui sa tête crépue et l’agiter, tout en roulant ses gros yeux blancs, dans une mimique d’énergique et furieuse dénégation.


Voulait-il dire par là que Son Altesse Royale ne se souviendrait nullement des bonnes leçons du gymnase Moronval, ou qu’elle n’en garderait aucune reconnaissance?


Que pouvait-il en savoir, cet esclave?


Après cette dernière tirade du professeur, mademoiselle Constant se déclara prête à payer, selon l’usage, un trimestre d’avance.


Moronval eut un geste superbe qui signifiait: «Cela ne presse pas!…»


Cela pressait fort, au contraire.


Toute la maison le criait par ses meubles boiteux, ses murs effrités, l’éraillure de ses tapis; et l’habit noir râpé du Moronval le disait à sa manière, que cela pressait, ainsi que la robe luisante et flasque de la petite dame au grand menton.


Mais ce qui le prouva plus que tout, ce fut l’empressement des deux époux à aller chercher dans l’autre pièce un superbe registre à fermoirs pour y inscrire le nom, l’âge du nouveau et sa date d’entrée au gymnase.


Pendant qu’on réglait ces graves questions, le nègre se tenait toujours accroupi devant le feu auquel sa présence semblait pourtant bien inutile.


La cheminée, qui s’était d’abord refusée à consumer le moindre petit bout de bois, comme les estomacs fermés à force de jeûne repoussent toute nourriture, dévorait maintenant avec avidité, activant de toute la force de son courant d’air une belle flamme rouge, capricieuse et ronflante.


Le négrillon, la tête entre ses poings, les yeux fixes, comme extasié, ressemblait, tout noir sur ce fond éclatant, à quelque petite silhouette diabolique.


Il ouvrait la bouche dans un rire muet, les yeux tout grands.


On eut dit qu’il aspirait de partout la chaleur et la lumière, enveloppé frileusement dans le rayonnement du foyer, pendant qu’au dehors, sous le ciel bas et jaune, la neige voltigeait toute blanche.


Jack était triste.


Ce Moronval avait l’air méchant, malgré sa mine doucereuse.


Et puis, dans cette pension bizarre, l’enfant se sentait perdu, encore plus loin de sa mère, comme si ces élèves de couleur, venus de tous les coins de la terre, avaient apporté là une tristesse d’abandon et l’inquiétude des longues distances.


En même temps, il se rappelait le collège de Vaugirard, si bien clos, murmurant et rempli, les beaux arbres, la serre tiède, toute une atmosphère de douceur, de calme attentif, dont la main du recteur un moment posée sur sa tête lui avait donné la sensation.


Oh! pourquoi n’était-il pas resté là-bas?… Et, cette pensée lui revenant, il se dit que peut-être on ne voudrait pas non plus le prendre ici.


Un moment, il en eut bien peur.


Près de la table, autour du gros registre, les deux Moronval et Constant chuchotaient entre eux en le regardant. Il surprenait des bouts de phrases, des clignements d’yeux à son adresse. La petite femme à longue tête le regardait avec sympathie, et deux fois Jack l’entendit murmurer comme le prêtre:


«Pauvre enfant!…»


Elle aussi?


Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous à le plaindre?


C’était quelque chose de terrible cette compassion qu’il sentait peser sur lui. Il en aurait pleuré de honte, attribuant en son âme enfantine cette pitié mêlée de dédain à quelque particularité de son costume, ses jambes nues ou ses cheveux trop longs.


Mais le désespoir de sa mère était encore ce qui l’effrayait le plus dans un nouveau refus.


Tout à coup il vit mademoiselle Constant qui tirait de son sac et alignait des billets, des louis, sur le vieux tapis vert taché d’encre.


Décidément on le gardait.


Il en eut une joie sincère, le pauvre petit, sans se douter que c’était le malheur de sa vie, de toute sa lugubre vie, qui venait de se signer là, sur cette table.


À ce moment, une formidable voix de basse éclata dans le désert du jardin:


Nonnes qui reposez sous cette froide terre…


Les vitres du parloir tremblaient encore, quand un petit homme gros et court, large et trapu, avec un feutre en velours noir, les cheveux ras, la barbe en fourche, ouvrit la porte bruyamment.


– Du feu dans le salon! cria-t-il avec une stupéfaction comique. En voilà un luxe! Beûh! beûh! Nous avons donc fait un petit pays chaud… Beûh! beûh!


Par une manie de chanteur, pour constater tout au fond de son clavier souterrain la présence d’un certain ut d’en bas dont il était très fier et toujours inquiet, le nouveau venu ponctuait toutes ses phrases à l’aide de ces Beûh! beûh! espèces de mugissements caverneux et sourds qui semblaient sortir du sol même aux endroits où il passait.


En voyant la dame étrangère, l’enfant, et la pile d’écus entassés, il s’arrêta net, la parole clouée aux lèvres. La stupeur, la joie, l’hébêtement, se combattaient sur son visage, dont les muscles semblaient façonnés à des expressions diverses.


Moronval se tourna gravement vers la femme de chambre:


– Monsieur Labassindre, de l’Académie Impériale de musique, notre professeur de chant!…


Labassindre salua deux fois, trois fois, puis, pour se donner une contenance, il allongea un coup de pied au petit nègre qui disparut sans rien dire en emportant son seau à charbon.


La porte s’ouvrit de nouveau pour laisser entrer deux personnages.


L’un très laid, grisonnant, à figure chafouine et sans barbe, les yeux ornés de lunettes à verres convexes, et boutonné jusqu’au menton dans une vieille redingote qui portait sur ses revers toutes les traces de sa maladresse de myope.


C’était le docteur Hirsch, professeur de mathématiques et de sciences naturelles.


Il exhalait une forte odeur d’alcali, et, grâce à toutes sortes de manipulations chimiques, ses doigts étaient multicolores, jaunes, verts, bleus, rouges.


Le dernier entré faisait avec ce fantoche un singulier contraste.


Assez beau garçon, tenu avec un soin rigoureux, ganté de clair, ses cheveux prétentieusement rejetés en arrière, comme pour agrandir un front interminable, il avait le regard distrait, dédaigneux; et sa forte moustache blonde, très cosmétiquée, sa face large et pâle, lui donnaient l’air d’un mousquetaire malade.


Moronval le présenta comme «notre grand poète Amaury d’Argenton, professeur de littérature.»


Lui aussi, devant les pièces d’or, eut le même mouvement de stupeur que le docteur Hirsch et le chanteur Labassindre… Son œil froid fut traversé d’un éclair, mais se referma bien vite après un regard circulaire jeté de haut à l’enfant et à sa bonne.


Puis il s’approcha des autres professeurs installés devant le feu, et, s’étant salués, ils se considéraient tous trois sans parler avec des mines effarées et joyeuses.


Mademoiselle Constant trouva que ce d’Argenton avait l’air fier; à Jack, il fit un effet indéfinissable de répulsion et de terreur.


De tous ceux qui se trouvaient là, l’enfant devait souffrir, mais de celui-ci bien plus encore que des autres. On eût dit qu’il s’en doutait. Rien qu’à le voir entrer, il avait instinctivement deviné «l’ennemi,» et ce regard dur en croisant le sien l’avait glacé jusqu’au fond du cœur.


Oh! que de fois, dans les tristesses de sa vie, il devait le rencontrer, cet œil d’un bleu éteint, endormi sous la paupière lourde, et dont les réveils avaient des scintillements d’acier, un brillant impénétrable. On a appelé les yeux les fenêtres de l’âme; mais ceux-là étaient des fenêtres si bien closes, que l’on pouvait douter qu’il y eût une âme derrière eux.


La conversation finie entre mademoiselle Constant et les Moronval, le mulâtre s’approcha de son nouvel élève et, lui donnant une petite tape amicale sur la joue:


– Allons, allons! mon jeune ami… Il va falloir nous faire une mine un peu plus gaie que celle-là.


C’est qu’en effet Jack, au moment de se séparer de la femme de chambre, sentait ses yeux se remplir de larmes. Non pas qu’il eût une grande affection pour cette fille, mais elle faisait partie de la maison, elle approchait sa mère tous les jours, et la séparation lui paraissait définitive après le départ de cette grosse personne.


– Constant, Constant, lui répétait-il à voix basse en s’accrochant à sa jupe, vous direz bien à maman de venir me voir.


– Oui, oui, elle viendra, monsieur Jack… mais il ne faut pas pleurer…


L’enfant en était bien tenté; seulement, il lui sembla que tous ces gens l’examinaient, que le professeur de littérature fixait sur lui son regard ironique et glacé, et cela suffit pour qu’il comprimât son désespoir.


La neige tombait avec violence.


Moronval proposa d’envoyer chercher une voiture; mais le factotum déclara, au grand ébahissement de tout le monde, qu’Augustin et le coupé l’attendaient au bout du passage.


Un coupé, diable!


– À propos d’Augustin, dit-elle, il m’a chargé d’une commission… Est-ce que vous n’avez pas ici un élève nommé Saïd?


– Si… si… parfaitement… Un charmant sujet… fit Moronval.


– Et un creux superbe!… Vous allez l’entendre… ajouta Labassindre en se penchant dehors pour appeler Saïd d’une voix de tonnerre.


Un hurlement épouvantable lui répondit, suivi de l’apparition du charmant sujet.


On vit entrer un grand collégien basané, dont la tunique, comme toutes ces tuniques, vêtements de durée sur des corps tourmentés de croissance, était trop étroite et trop courte, serrée à la façon d’un caftan, et lui donnait déjà l’air d’un Égyptien habillé à l’européenne.


Ce qui le complétait, c’était une figure assez régulière et pleine, mais dont la peau jaune, tendue à éclater, semblait avoir été distribuée avec tant de parcimonie que les yeux se fermaient d’eux-mêmes quand la bouche s’ouvrait, et réciproquement.


Ce malheureux jeune homme à peau trop courte vous donnait positivement envie de lui faire une incision, une piqûre, quelque chose pour le soulager.


Du reste, il se souvenait très bien du cocher Augustin, qui avait servi chez ses parents, et qui lui donnait tous ses bouts de cigare.


Que voulez-vous que je lui dise de votre part? demanda mademoiselle Constant de son air le plus aimable.


– Rien… répondit simplement l’élève Saïd.


– Et vos parents, comment vont-ils?… Avez-vous de leurs nouvelles?


– Non.


– Est-ce qu’ils sont retournés en Égypte, comme ils en avaient l’intention?…


– Sais pas… m’écrit jamais…


En vérité, l’échantillon de l’éducation Moronval-Decostère n’était pas heureux dans ses reparties; et Jack faisait en l’écoutant de singulières réflexions.


La façon tout à fait détachée dont ce jeune homme parlait de ses parents, jointe à ce que M. Moronval disait tout à l’heure de la vie de famille dont la plupart de ses élèves étaient privés depuis l’enfance et qu’il s’ingéniait à leur restituer, lui causa une impression sinistre.


Il lui sembla qu’il allait être avec des orphelins, des enfants abandonnés, aussi abandonné lui-même que s’il arrivait de Tombouctou ou d’Otahiti.


Machinalement il se cramponnait à la robe de l’affreuse servante qui l’avait amené:


– Oh! dites-lui de venir me voir… dites-lui de venir me voir!


Et quand la porte se referma sur les falbalas du factotum, il comprit que c’était fini, que tout un morceau de sa vie, son existence d’enfant gâté, entrait déjà dans le passé et qu’il ne revivrait jamais ces heureux jours.


Pendant qu’il pleurait silencieusement, debout contre la porte du jardin, une main se tendit vers lui avec quelque chose de noir dedans.


C’était le grand Saïd qui, pour le consoler, lui offrait des bouts de cigare.


– Prends donc… ne te gêne pas… J’en ai une pleine malle… disait l’intéressant jeune homme en fermant les yeux pour pouvoir parler.


Jack, souriant à travers ses larmes, faisait signe que non, qu’il ne voulait pas de ces excellents bouts de cigare; et l’élève Saïd, dont l’éloquence était très limitée, restait planté devant lui, ne sachant plus que dire, quand M. Moronval rentra.


Il était allé reconduire mademoiselle Constant jusqu’à la voiture et revenait animé d’une respectueuse indulgence pour le chagrin de son nouveau pensionnaire.


Le cocher Augustin avait de si belles fourrures, le cheval du coupé paraissait si fringant, que le petit de Barancy bénéficia de l’apparence superbe de son équipage. C’était fort heureux pour lui, M. Moronval ayant d’ordinaire recours, pour calmer les nostalgies de ses «pays chauds,» à une méthode sifflante, cinglante, coupante, et pas du tout Decostère.


– C’est cela, dit-il à l’Égyptien, tâchez de le distraire… Jouez ensemble à de petits jeux… Mais d’abord, rentrez dans la salle où il fait plus chaud qu’ici… Je donne congé jusqu’à demain pour la bienvenue du nouveau.


Pauvre nouveau!


Dans la grande rotonde vitrée, où une dizaine de métis jouaient aux barres en hurlant, il fut tout de suite entouré, questionné dans des jargons incompréhensibles. Avec ses boucles blondes, son plaid, ses jambes nues, immobile et timide au milieu de la gesticulation effrénée de tous ces petits pays chauds maigres et vifs, il avait l’air d’un élégant petit Parisien égaré dans la grande cage des singes au Jardin des Plantes.


Cette idée qui vint à Moronval l’égaya beaucoup; mais il fut tiré de son hilarité silencieuse par le bruit d’une discussion très animée où les «beûh! beûh!» de Labassindre et la petite voix solennelle de madame Moronval se livraient à une joute terrible. Tout de suite, il devina ce dont il s’agissait, et s’empressa d’aller porter secours à sa femme, qui défendait héroïquement l’argent du trimestre contre les réclamations des professeurs auxquels il était dû un considérable arriéré.


Évariste Moronval, avocat et littérateur, avait été amené de la Pointe-à -Pitre à Paris, en 1848, comme secrétaire d’un député de la Guadeloupe.


C’était à cette époque un gaillard de vingt-cinq ans, plein d’ambition et d’appétit, ne manquant ni d’instruction ni d’intelligence. Sans fortune, il avait accepté cette position dépendante, pour se faire défrayer du voyage et pouvoir arriver jusqu’à ce terrible Paris, dont la flamme s’étend si loin par le monde qu’elle attire même les papillons des colonies.


À peine débarqué, il lâcha son député, fit quelques connaissances, et se lança d’abord dans la politique parlante et gesticulante, espérant y retrouver ses succès d’outre-mer. Mais il avait compté sans la blague parisienne et ce maudit accent créole dont il ne put jamais se défaire, malgré tous ses efforts.


La première fois qu’il parla en public, c’était dans je ne sais plus quel procès de presse, il eut une sortie violente contre tous ces miséabes quoniqueux qui deshonoaient la littéatu, et l’immense éclat de rire dont fut accueillie sa tirade, avertit le pauvre «Évaïste Moonval» de la difficulté qu’il aurait à se faire un nom comme avocat.


Il se contenta donc d’écrire; mais il s’aperçut bien vite qu’il n’est pas aussi facile d’être célèbre à Paris qu’à la Pointe-à -Pitre. Très orgueilleux, gâté par ses succès de clocher, violent à l’excès avec cela, il passa successivement par plusieurs journaux, mais ne put rester dans aucun.


Alors commença pour lui cette terrible vie de vache enragée qui vous brise tout de suite ou vous bronze à jamais. Il fut un de ces dix mille pauvres hères, faméliques et fiers, qui se lèvent chaque matin à Paris, tout étourdis de faim et de rêves ambitieux, dévorent dans la rue par petites bouchées un pain d’un sou caché dans leur poche, noircissent leurs habits d’une plumée d’encre et blanchissent leurs cols de chemise avec de la craie de billard, n’ayant pour se réchauffer que les calorifères des églises et des bibliothèques.


Il connut toutes les humiliations, toutes les misères, et le crédit coupé à la gargotte, et la clef du garni refusée à onze heures du soir, et la bougie trop courte pour les veilles, et les souliers qui prennent l’eau.


Il fut un de ces professeurs de n’importe quoi, qui battent inutilement le pavé de Paris, fit des brochures humanitaires, des articles pour les encyclopédies à un demi-centime la ligne, une histoire du moyen-âge en deux volumes à vingt-cinq francs chaque volume, des précis, des manuels, des copies de pièces de théâtre pour des maisons spéciales.


Répétiteur d’anglais dans des institutions, il fut renvoyé pour avoir battu les élèves par une vieille habitude de créole. Puis il postula pour entrer commis greffier à la Morgue, mais il échoua faute de protections, et aussi à cause d’un certain dossier politique.


Enfin, après trois ans de cette horrible existence, quand il eut mangé un nombre incalculable de radis noirs et d’artichauts crus, quand il eut perdu ses illusions et ruiné son estomac, le hasard lui fit trouver une leçon d’anglais dans un pensionnat de jeunes filles tenu par trois sœurs, les demoiselles Decostère.


Les deux aînées avaient passé la quarantaine, la troisième atteignait ses trente ans. Toute petite, sentimentale et pleine de prétention, l’inventeur de la méthode Decostère était menacée comme ses sœurs du célibat à vie, quand Moronval fit sa demande et fut accueilli.


Une fois mariés, ils vécurent quelque temps encore dans la maison, où tous les deux se rendaient utiles en donnant des leçons. Mais Moronval avait gardé de sa misère des habitudes de flâne, de café, et toute une suite de bohèmes qui envahirent le paisible et honnête pensionnat. En outre, le mulâtre menait ses élèves comme il aurait conduit une exploitation de cannes à sucre. Les vieilles demoiselles Decostère, qui adoraient leur sœur, furent pourtant forcées d’éloigner le ménage en l’indemnisant d’une trentaine de mille francs.


Que faire de cet argent?


Moronval eut d’abord envie de fonder un journal, une revue; mais la peur de croquer son magot l’emporta chez lui sur la joie de s’imprimer tout vif.


Avant tout, il lui fallait un moyen sûr de s’enrichir, et c’est en le cherchant qu’une idée de génie lui arriva un jour.


Il savait qu’on envoie les enfants des pays les plus lointains faire leur éducation à Paris. Il en vient de la Perse, il en vient du Japon, de l’Indoustan, de la Guinée, confiés à des capitaines de navire ou à des commerçants qui leur servent de correspondants.


Tout ce petit monde étant en général bien pourvu d’argent et assez novice sur la manière de l’employer, Moronval comprit qu’il y avait là une mine facile à exploiter. De plus, le système de madame Moronval-Decostère pouvait s’appliquer parfaitement à corriger toutes sortes d’accents étrangers, de prononciations défectueuses. Le mulâtre eut recours à quelques relations conservées dans les journaux des colonies pour faire insérer une réclame étonnante écrite en plusieurs langues, et reproduite dans les feuilles de Marseille et du Havre, entre les noms des navires en partance et les extraits du Bureau-Veritas.


Dès la première année, le neveu de l’iman de Zanzibar et deux superbes noirs de la côte de Guinée débarquèrent à Batignolles dans le petit appartement de Moronval, désormais trop étroit pour son commerce. C’est alors qu’il se mit en quête d’un local suffisant, et que, pour concilier à la fois l’économie et les exigences de sa nouvelle position, il loua, dans cet affreux passage des Douze-Maisons, avantagé d’une si belle grille sur l’avenue Montaigne, les bâtiments abandonnés d’une photographie hippique, qui venait de faire faillite récemment, les chevaux s’étant toujours refusés à pénétrer dans ce cloaque.


On pouvait reprocher au nouveau pensionnat l’abondance de ses vitrages; mais ce n’était qu’en attendant, car les photographes avaient fait espérer à Moronval une prochaine expropriation pour une voie imaginaire dans ce quartier fendu de tous côtés déjà par tant d’avenues inachevées.


Un boulevard devait passer par là, le projet était à l’étude; et vous voyez d’ici le trouble que cette indemnité en perspective dut jeter dans l’installation des Moronval. Le dortoir serait humide, la salle de récréation s’élèverait en été à la température d’une serre chaude. Tout cela n’était rien. Il s’agissait seulement de signer un bail très long, de mettre à la porte une grande enseigne dorée, puis d’attendre.


Depuis vingt ans, combien de Parisiens ont ruiné leurs facultés, leur fortune, leur vie, dans cette fièvre d’attente!… Elle s’empara furieusement de Moronval. L’éducation des élèves, leur bien-être, furent désormais le moindre de ses soucis.


Aux réparations urgentes, il répondait: «Cela changera bientôt…» ou bien: «Nous n’en avons plus que pour deux mois…»


Et c’étaient des projets fantastiques fondés sur la somme exorbitante de l’expropriation. Il devait continuer son affaire des «petits pays chauds» sur une plus vaste échelle, en faire une œuvre grandiose, civilisatrice et fructueuse.


En attendant, il délaissait son gymnase, s’épuisait en courses inutiles, et demandait chaque fois à son retour:


«Eh bien?… est-on venu pour l’expopiation?…»


Rien. Jamais rien.


Qu’est-ce qu’ils attendaient donc?


Bientôt il comprit qu’on l’avait dupé; et dans cette nature emportée et faible de créole indolent, le découragement dégénéra vite en lâcheté. Les élèves ne furent même plus surveillés. Pourvu qu’ils fussent couchés de bonne heure, de façon à user le moins possible de bois et d’éclairage, on ne leur en demandait pas plus.


Leur journée se partageait en des heures de classes, vagues, indéterminées, au caprice du directeur, et toutes sortes de commissions dont il chargeait les enfants pour son service personnel.


Au début, les grands suivaient les cours d’un lycée. On en supprima la dépense, tout en la gardant sur les bulletins trimestriels.


Est-ce que des professeurs particuliers ne remplaceraient pas avantageusement la routine universitaire? Et Moronval appela autour de lui ses anciennes connaissances de café, un médecin sans diplôme, un poète sans éditeur, un chanteur sans engagement, des déclassés, des fruits secs, des ratés, tous enragés comme lui contre la société qui ne voulait pas de leurs talents.


Avez-vous remarqué comme ces gens-là se cherchent dans Paris, comme ils s’attirent, comme ils se groupent, étayant les unes par les autres leurs plaintes, leurs exigences, leurs vanités oisives et stériles? Pleins, en réalité, d’un mépris mutuel, ils se font une galerie complaisante, admirative, en dehors de laquelle il n’y a pour eux que le vide.


Jugez ce que devaient être les leçons de pareils professeurs, leçons à peine payées, et dont la plus grande partie se passait en discussions autour d’un bock dans une fumée de pipes, si épaisse bientôt qu’on finissait par ne plus s’y voir, ne plus s’y entendre. On parlait haut pourtant, on s’arrachait les mots de la bouche, on épuisait jusqu’à l’absurde le peu d’idées qu’on avait, dans un vocabulaire particulier où l’art, la science, la littérature, détirés dans tous les sens, déformés, déchiquetés, s’en allaient en lambeaux comme des étoffes précieuses sous l’effort d’acides violents.


Et les «petits pays chauds» que devenaient-ils au milieu de tout cela?


Seule, madame Moronval, qui avait gardé les bonnes traditions du pensionnat Decostère, prenait son rôle au sérieux; mais les racommodages, la cuisine, le soin de ce grand établissement délabré, absorbaient une bonne part de son temps.


Il fallait bien qu’au moins pour sortir les uniformes fussent en ordre, car les élèves étaient très fiers de leurs tuniques, toutes indistinctement chamarrées de galons jusqu’au coude. Au gymnase Moronval, comme dans certaines armées de l’Amérique du Sud, il n’y avait que des sergents, et c’était une bien légère compensation aux tristesses de l’exil, aux mauvais traitements du maître.


C’est qu’il ne plaisantait pas, le mulâtre! Dans les premiers jours du trimestre, quand sa caisse s’emplissait, on le voyait encore sourire; mais le reste du temps, il se vengeait volontiers sur ces peaux noires, de ce qu’il avait de sang nègre dans les veines.


Sa violence acheva ce que son indolence avait commencé.


Bientôt quelques correspondants, des armateurs, des consuls, s’émurent de l’éducation perfectionnée du gymnase Moronval. On retira plusieurs enfants. De quinze qu’ils avaient été, les «petits pays chauds» ne restèrent plus que huit.


«Nombre d’élèves limité,» disait le prospectus. Il n’y avait plus que cette phrase-là de vraie.


Une sombre tristesse planait sur le grand établissement dégarni, on était même sous la menace d’une saisie, quand tout à coup le petit Jack arriva, conduit par Constant.


Certes, ce n’était pas la fortune, ce trimestre payé d’avance; mais Moronval avait compris tout l’avantage qu’on pouvait tirer de la situation de ce nouvel élève, et de cette mère bizarre qu’il devinait déjà sans la connaître.


Aussi ce jour-là fut une courte trêve dans les rigueurs et les colères du mulâtre. Il y eut en l’honneur du nouveau un grand dîner où tous les professeurs assistèrent, et les «petits pays chauds» eurent une goutte de vin, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps.

III GRANDEUR ET DÉCADENCE DU PETIT ROI MADOU-GHÉZO

Si le gymnase Moronval existe encore, ce que je me plais à croire, je signale à la commission de salubrité le dortoir de cette respectable usine comme l’endroit le plus malsain, le plus extravagant, le plus humide, où l’on ait jamais fait coucher des enfants.


Figurez-vous un long bâtiment tout en rez-de-chaussée, sans fenêtre, éclairé seulement d’en haut par un vitrage au plafond et parfumé d’une odeur indélébile de collodion et d’éther, car il avait servi autrefois aux préparations photographiques. La chose était située dans un de ces fonds de jardin parisien où se dressent de grands murs sombres, muets, couverts de lierre, dont l’ombre répand une moisissure partout où elle traîne.


Le dortoir s’appuyait, à l’envers d’un superbe hôtel, contre une écurie remplie à toute heure des coups de pieds des chevaux et du bruit d’une pompe, sans cesse jaillissante, ce qui complétait bien l’aspect détrempé de cette boîte à rhumatismes, entourée, à mi-hauteur de ses murailles, d’une sinistre bande verte comme d’une ligne de flottaison.


D’un bout de l’année à l’autre, c’était toujours humide, avec cette différence que, selon les saisons, l’humidité était ou très froide ou très chaude. L’été, cette boîte sans air, surchauffée par son vitrage, évaporant au frais de la nuit toute sa chaleur du jour, s’emplissait de buée comme un cabinet de bain, transpirait de toutes ses pierres lézardées.


En outre, une foule de bestioles entretenues par le voisinage du vieux lierre, attirées par la clarté du verre, s’introduisaient à travers les moindres fissures, voletaient ou couraient au plafond avec des susurrements, des crépitements, puis lourdement se laissaient choir sur les lits, tentées par la blancheur des draps.


L’humidité d’hiver valait encore mieux. Le froid tombait du ciel avec des scintillements d’étoiles, montait de la terre par les fentes des cloisons et la minceur du plancher; mais on pouvait se blottir dans ses couvertures, ramener ses genoux jusqu’au menton et se réchauffer au bout d’une couple d’heures.


L’œil paternel de Moronval avait compris tout de suite la destination à donner à cette espèce de hangar inutile, isolé parmi un tas de balayures, et recouvert de cette teinte noirâtre dont les averses mêlées aux fumées de Paris imprègnent vite les bâtiments abandonnés.


– Ici le dortoir! avait dit le mulâtre sans hésiter.


– Ce sera peut-être un peu humide… hasarda doucement Mme Moronval.


Il ricana:


– Nos petits pays chauds seront au frais…


Raisonnablement il y avait de la place pour dix lits; on en installa une vingtaine, avec un lavabo au fond, un méchant tapis sous la porte, et ce fut le dôtoi, comme il disait.


Pourquoi pas, après tout? Un dortoir est un endroit où l’on dort. Eh bien! les enfants y dormaient malgré la chaleur, le froid, le manque d’air, les bêtes, le bruit de la pompe, et les furieux coups de pied des chevaux. Ils attrapaient des rhumatismes, des ophthalmies, des bronchites; mais ils dormaient les poings fermés, paisibles, souriants, soupirants, saisis par ce bon engourdissement du sommeil qui suit le jeu, l’exercice et les jours sans souci.


Ô sainte enfance!


… La première nuit, par exemple, Jack ne put fermer l’œil. Jamais il n’avait couché dans une maison étrangère; et le dépaysement était grand de sa petite chambre, éclairée d’une veilleuse, remplie de ses jouets favoris, avec l’obscurité, la bizarrerie de l’endroit où il se trouvait.


Sitôt les élèves couchés, le domestique noir avait emporté la lampe, et depuis lors Jack était resté éveillé.


À la lueur blafarde qui tombait du vitrage chargé de neige, il regardait ces lits de fer rangés pied contre pied dans toute la longueur de la salle, le plupart inoccupés, tout plats, leurs couvertures enroulées sur un bout; sept ou huit seulement remplis, bombés par les mouvements des dormeurs et s’animant d’un souffle, d’un ronflement, d’une toux creuse, étouffée sous les draps.


Le nouveau avait la meilleure place, un peu à l’abri du vent de la porte et du train de l’écurie. Il n’avait pas chaud tout de même, et le froid, joint à l’imprévu de la vie où il entrait, lui tenait les yeux ouverts. Bercé par le vague de la longue veille, il revoyait toute sa journée en masse, illuminée de détails très précis, comme il arrive souvent dans le rêve où la pensée, traversée de grandes lacunes, se rattache toujours à elle-même par des fils brillants imprégnés de souvenirs.


Ainsi, la cravate blanche de Moronval, sa silhouette de grande sauterelle, où les coudes serrés au corps ressortaient derrière le dos comme des pattes, les lunettes énormément bombées du docteur Hirsch, son paletot étoilé de taches, étaient présents à l’esprit de l’enfant, et surtout, oh! surtout, le regard hautain, glacial, ironique et bleu de «l’ennemi.»


L’effroi de cette dernière pensée était tel, qu’involontairement il songeait tout de suite après à sa mère comme à un défenseur… Que faisait-elle en ce moment? Onze heures sonnaient à toutes sortes d’horloges lointaines. Sans doute, elle était au bal, au théâtre. Elle allait rentrer bientôt emmitouflée dans ses fourrures et la dentelle de sa capeline.


Quand elle revenait ainsi, quelque avancée que fût l’heure, elle ouvrait la porte de Jack, s’approchait de son lit: «Tu dors, Jack?» Même dans le sommeil, il la sentait près de lui, souriait, tendait son front, et de ses yeux mi-clos entrevoyait les splendeurs de sa parure. Il lui en restait une vision radieuse, embaumée, comme si une fée était descendue vers lui dans un nuage à l’iris.


Et maintenant…


Pourtant, parmi les tristesses de sa journée, il se glissait quelques joies d’amour-propre, les galons, le képi, et le bonheur d’avoir caché ses longues jambes sous un uniforme bleu passementé de rouge. Le costume était un peu long, mais on devait le retoucher. Mme Moronval avait même marqué les plis à faire, avec des épingles. Puis il avait joué, fait connaissance avec ses camarades, bizarres, mais bons enfants malgré la férocité de leurs allures. On s’était battu à coups de boules de neige dans l’air vif et froid du jardin, et ç’avait été là un amusement nouveau, plein de charme, pour un enfant élevé dans le boudoir tiède d’une jolie femme.


Seulement, une chose intriguait Jack. Il aurait voulu voir Son Altesse Royale. Où était-il ce petit roi de Dahomey dont M. Moronval parlait si éloquemment? En vacances? À l’infirmerie?… Ah! s’il avait pu le connaître; causer avec lui, devenir son ami!


Il s’était fait dire le nom des huit petits «pays chauds.» Pas le moindre prince ne se trouvait parmi eux. Enfin, il se décida à demander au grand Saïd:


– Est-ce que Son Altesse Royale n’est pas à la pension?


Là-dessus, le jeune homme à la peau trop courte l’avait regardé avec des yeux étonnés, si largement ouverts qu’il lui était resté un peu de peau pour pouvoir fermer la bouche un moment. Il en avait aussitôt profité, et la question de Jack était demeurée sans réponse.


L’enfant y pensait encore en s’agitant dans son lit, en écoutant la musique; car, par bouffées, des sons d’orgue venaient de la maison, joints au «creux» de celui qu’on appelait Labassindre. Le tout se mêlait agréablement au bruit de la pompe encore en mouvement, et à ces détentes, ces ruades dont les chevaux du voisin ébranlaient le mur.


Enfin le calme se fit.


On dormait dans le dortoir comme dans l’écurie, et les convives de Moronval, refermant la grille du passage, s’éloignaient dans le bruit roulant et lointain de l’avenue, quand la porte du dortoir s’ouvrit, ouatée par un bourrelet de neige.


Le petit domestique noir entra, un falot à la main.


Il se secoua vivement, comique sous les peluches blanches qui accentuaient sa noirceur, et s’avança dans l’entre-deux des lits, le dos courbé, la tête dans les épaules, rétréci, grelottant.


Jack regardait cette silhouette falote dont l’ombre s’allongeait de profil sur le mur, exagérée et grotesque, mettant en relief tous les défauts de cette tête simiesque, la bouche en avant, les oreilles énormes, détachées, le crâne en boule, laineux et trop saillant.


Le négrillon attacha sa lanterne au fond du dortoir, qui se trouva éclairé alors comme l’entrepont d’un navire. Puis, il resta là, debout, ses grosses mains gourdes d’engelures et sa face terreuse tendues vers la chaleur, vers la lumière, avec une expression si bonne, enfantine et confiante, que Jack se prit aussitôt à l’aimer.


Tout en se chauffant, le négrillon regardait de temps en temps le vitrage:


– Que de nige!… Que de nige!… disait-il en frissonnant.


Cette façon de prononcer le mot de neige, l’accent de cette voix douce, mal assurée dans une langue étrangère pour elle, toucha le petit Jack qui eut un regard de pitié vive et de curiosité. Le nègre s’en aperçut et, tout bas: «Tiens! le nouveau… Pourquoi toi dors pas, moucié?


– Je ne peux pas, dit Jack en soupirant.


– C’est bon soupirer quand on a chagrin, fit le négrillon, et il ajouta d’un ton sentencieux:


– Si pauvre monde avait pas soupir, pauvre monde étouffer bien sûr.


En parlant, il étalait une couverture sur le lit voisin de celui de Jack.


– C’est là que vous couchez?… demanda celui-ci, très étonné qu’un domestique occupât le dortoir des élèves… Mais il n’y a pas de draps?


– C’est pas bon pour moi, les draps… Moi la peau trop noire…


Le nègre fit cette réponse en riant doucement, et il se préparait à se glisser dans son lit, à demi vêtu pour avoir moins froid, quand tout à coup il s’arrêta, prit sur sa poitrine une cassolette en ivoire sculpté, et se mit à l’embrasser dévotement.


– Oh! la drôle de médaille! dit Jack.


– Pas médaille, fit le nègre. C’est mon grigri.


Mais Jack ne savait pas ce que c’était qu’un «gri-gri,» et l’autre lui expliqua qu’on appelait ainsi une amulette, quelque chose pour porter bonheur. Sa tante Kérika lui avait fait ce cadeau avant son départ du pays, sa tante qui l’avait élevé et qu’il espérait bien aller rejoindre un jour prochain.


– Comme moi, maman, fit le petit Barancy.


Et il y eut un moment de silence, chacun des enfants pensant à sa Kérika.


Jack reprit au bout d’un instant:


– Est-ce que c’est beau, votre pays?… Est-ce que c’est loin?… Comment l’appelez-vous?


– Dahomey, répondit le nègre.


Le petit Jack se dressa sur son lit:


– Oh! mais alors… mais alors vous le connaissez!… Vous êtes peut-être venu en France avec lui?


– Qui?


– Son Altesse Royale… vous savez bien… le petit roi de Dahomey.


– C’est moi, dit le nègre simplement…


L’autre le regardait avec stupéfaction… Un roi! ce domestique qu’il avait vu toute la journée dans sa défroque de laine rouge, courir la maison, un balai ou un seau à la main, qu’il avait vu servir à table, rincer les verres!


Le négrillon parlait pourtant sérieusement. Son visage avait pris une grande expression de tristesse, et ses yeux fixes semblaient regarder loin, bien loin, vers le passé ou quelque patrie perdue.


Était-ce l’absence du gilet rouge ou la magie de ce mot de roi, mais Jack trouvait au nègre assis au bord de son lit, le cou nu, la chemise entr’ouverte sur sa poitrine sombre où brillait l’amulette d’ivoire, un prestige, une dignité nouvelle.


– Comment ça se fait-il?… demanda-t-il timidement, en résumant dans cette question tous les étonnements de sa journée.


– Ça se fait… ça se fait… dit le nègre.


Tout à coup, il s’élança pour souffler la lanterne.


– Pas content, moucié Moronval, quand Mâdou laisser lumière…


Puis il rapprocha sa couchette de celle de Jack.


– Toi pas sommeil, lui dit-il. Moi jamais sommeil quand parler Dahomey… Écoute.


Et dans l’ombre, où ses yeux blancs luisaient, le petit nègre commença sa lugubre histoire…


Il s’appelait Mâdou, du nom de son père, l’illustre guerrier Rack-Mâdou Ghézô, un des plus puissants souverains des pays de l’or et de l’ivoire, à qui la France, la Hollande, l’Angleterre, envoyaient des présents, là-bas, de l’autre côté de la mer.


Son père avait de gros canons, des milliers de soldats munis de fusils et de flèches, des troupeaux d’éléphants dressés pour la guerre, des musiciens, des prêtres, des danseuses, quatre régiments d’amazones, et deux cents femmes pour lui tout seul. Son palais était immense, orné de fers de lance, de broderies en coquillages et de têtes coupées qu’on accrochait à la façade après la bataille ou les sacrifices. Mâdou avait été élevé dans ce palais, où le soleil entrait de tous côtés, chauffant les dalles et les nattes étendues. Sa tante Kérika, générale en chef des amazones, prenait soin de lui et, tout petit, l’emportait avec elle dans ses expéditions.


Qu’elle était belle, Kérika, grande et forte comme un homme, en tunique bleue, les jambes et les bras nus chargés de colliers de verroteries, son arc au dos, des queues de cheval flottant et ondulant à sa ceinture, et, sur la tête, dans la laine de ses cheveux, deux petites cornes d’antilope se rejoignant en croissant de lune, comme si les guerrières noires avaient gardé la tradition de Diane, la blanche chasseresse!


Et quel coup d’œil, quelle sûreté de main pour arracher une défense d’ivoire ou pour abattre une tête d’Achanti, d’un seul coup! Mais si Kérika avait des moments terribles, elle était toujours bien douce pour son petit Mâdou, lui donnait des colliers d’ambre et de corail, des pagnes de soie brodés d’or, beaucoup de coquillages qui sont la monnaie de ce pays-là. Même elle lui avait fait présent d’une petite carabine en bronze doré qui lui venait de la reine d’Angleterre, et qu’elle trouvait trop légère pour elle. Mâdou s’en servait, quand il l’accompagnait aux grandes chasses, dans les immenses forêts entrelacées de lianes.


Là, les arbres étaient si touffus, les feuilles si larges, que le soleil ne pénétrait pas sous ces voûtes vertes où les bruits sonnaient comme dans un temple. Mais il y faisait clair quand même, et les fleurs énormes, les fruits mûrs, les oiseaux de toutes couleurs dont les plumes traînaient des hautes branches jusqu’à terre, y brillaient de tous leurs reflets de pierres précieuses.


C’étaient des bourdonnements, des coups d’ailes, des frôlements dans les lianes. Des serpents inoffensifs balançaient leurs têtes plates armées de dards; les singes noirs franchissaient d’un bond les espaces entre les hautes cimes, et des grands étangs mystérieux qui n’avaient jamais reflété le ciel, posés comme des miroirs dans l’immense forêt, semblaient la continuer sous la terre, dans une profondeur de verdure traversée de vols scintillants…


À cet endroit du récit, Jack ne put retenir une exclamation:


– Oh! que ça devait être beau.


– Oui, bien beau, reprit le négrillon, qui exagérait peut-être un peu et voyait son pays à travers le prisme de l’absence, la magie de ses souvenirs d’enfant, et l’enthousiasme doré des peuples du soleil.


– Oh! oui, bien beau!…


Et, encouragé par l’attention de son camarade, il continua son histoire.


La nuit, les forêts changeaient d’aspect.


On bivouaquait dans les jungles, devant de grands feux qui éloignaient les bêtes sauvages rôdant tout autour et faisant un cercle de hurlements à la flamme. Les oiseaux aussi s’inquiétaient dans les branches, et les chauves-souris, silencieuses et noires comme les ténèbres, attirées par la clarté du feu, la franchissaient de leur vol court, pour se réunir au matin sur un arbre immense, dont elles semblaient, immobiles et serrées les unes contre les autres, les feuilles bizarres, desséchées et mortes.


À cette vie d’aventure en plein air, le petit roi devenait robuste et habile à toutes sortes d’exercices guerriers, maniant le sabre, la hache, à l’âge où les enfants s’accrochent encore au pagne de leur mère.


Le roi Rack-Mâdou-Ghézô était fier de son fils, de l’héritier du trône. Mais, hélas! il paraît que ce n’est pas assez, même pour un prince nègre, de savoir tenir une arme et loger une balle dans l’œil d’un éléphant, il faut aussi lire dans les livres des blancs, connaître leur écriture, pour pouvoir faire avec eux le commerce de la poudre d’or, car, disait le sage Rack-Mâdou à son fils: «blanc toujou papié en poche pou moqué nègue.»


Sans doute, on aurait pu trouver en Dahomey un Européen assez savant pour instruire le jeune prince, les drapeaux français et anglais flottant sur les factoreries au bord de la mer, comme aux mâts des vaisseaux amarrés dans les ports. Mais le roi avait été envoyé lui-même par son père dans une ville qu’on appelle Marseille, bien loin, au bout du monde, pour y devenir très savant, et il voulait que son fils reçût la même éducation que lui.


Quel désespoir pour le petit roi de quitter Kérika, de laisser son sabre au fourreau, sa carabine pendue aux murs de la case, et de partir avec «moucié Bonfils,» un blanc de la factorerie qui, tous les ans, allait mettre en sûreté la poudre d’or volée aux pauvres noirs!


Mâdou se résigna pourtant. Il voulait être roi un jour, commander aux amazones de son père, posséder tous ses champs de blé et de maïs, ses palais remplis de jarres en terre rouge où froidissait l’huile de palme, et tout cet amoncellement d’ivoire, d’or, de minium, de corail. Pour avoir ces richesses, il fallait les mériter, être capable de les défendre à l’occasion, et Mâdou pensait déjà que c’est dur d’être roi et que si l’on a plus de jouissances que les autres hommes, on a bien plus de peine aussi.


Son départ fut l’occasion de grandes fêtes publiques, de sacrifices aux fétiches, aux divinités de la mer. Tous les temples furent ouverts pour la solennité, tout le peuple oisif en prières, et au dernier moment, le navire étant prêt à appareiller, le bourreau amena sur le rivage quinze prisonniers Achantis, dont les têtes coupées tombèrent, ruisselantes et sonores, dans un grand bassin de cuivre rouge.


– Miséricorde!… interrompit Jack éperdu, blotti sous ses couvertures.


Le fait est qu’il n’est pas rassurant d’entendre raconter de pareilles histoires par celui-là même qui en a été le héros. Il y avait de quoi vraiment terrifier les plus braves; pour se rassurer, il fallait se dire bien vite qu’on était dans le pensionnat Moronval, au beau milieu des Champs-Élysées, et non dans ce terrible Dahomey.


Mâdou, s’apercevant de l’émotion de son auditoire, n’insista pas sur les réjouissances publiques qui précédèrent son départ et arriva rapidement à son séjour au lycée de Marseille.


Oh! le grand lycée aux murs sombres, la classe triste aux bancs moisis, où les noms des élèves, taillés à coup de couteau, révélaient des passe-temps de prisonniers; les professeurs aggravant le noir de leur costume par la solennité des grandes manches et de la toque, la voix du pion criant: «Un peu de silence!» Et toutes ces têtes penchées, le grincement des plumes, les leçons monotones vingt-cinq fois récitées, comme si chaque enfant happait à son tour, dans l’air étouffé de la classe, le même lambeau de science; et les grands réfectoires, les dortoirs, la cour de caserne éclairée d’un étroit et court soleil si maigrement distribué, ici le matin, là le soir, et si bien logé dans des coins, qu’il fallait, pour le sentir, pour le humer, pour le savourer, s’adosser aux grands murs noirs qui l’absorbaient tout entier.


Les récréations de Mâdou se passaient ainsi. Rien ne l’amusait, rien ne l’intéressait; une seule chose, le tambour marquant les repas, les classes, le lever, le coucher, et qui, malgré ces destinations infimes, faisait battre ce petit cœur de roi guerrier au ronflement de ses baguettes. Il y avait aussi les jours de sortie; mais il en fut bientôt privé. Voici pourquoi:


Sitôt que «moucié Bonfils» venait le chercher, Mâdou l’entraînait vers le port, dont les vergues entrelacées, les carènes rangées au quai l’attiraient du bout des rues. Il n’était heureux que là, dans l’odeur du goudron, du varech, parmi les marchandises qu’on décharge, et dont beaucoup arrivaient de son pays. Il avait des extases devant ces ruissellements de grains dorés, ces sacs, ces ballots qui portaient quelquefois une marque reconnue.


Les steamers en train de chauffer et, malgré leur immobilité, indiquant déjà le mouvement du voyage par les élans essoufflés de leur vapeur, quelque grand navire enflant ses voiles, tendant ses cordages, le tentaient, lui parlaient de départ, de délivrance.


Il restait debout pendant des heures à regarder fuir, vers le soleil couchant, une voile gonflée comme une aile de mouette, une fumée légère comme une bouffée de cigare, qui semblait suivre la flamme du bel astre, disparaître avec lui sous l’horizon.


Mâdou songeait à ses navires tout le temps des classes. C’était bien l’image de son retour au pays de lumière; un oiseau l’avait amené, pensait-il, un autre le remporterait.


Et, poursuivi par cette idée fixe, laissant là le BA, BE, BI, BO, BU, où ses yeux ne voyaient que du bleu, le bleu de la mer voyageuse et du grand ciel ouvert, un beau jour il s’échappa du collège, se glissa dans un des bateaux de «moucié Bonfils,» à fond de cale, fut retrouvé à temps, se sauva encore, et cette fois avec tant de ruse, qu’on ne s’aperçut de sa présence sur le navire qu’au milieu du golfe du Lion. Un autre enfant, on l’aurait gardé à bord; mais quand le nom de Mâdou fut connu, le capitaine qui comptait sur une récompense, ramena Son Altesse Royale à Marseille.


Dès lors, il fut plus malheureux, surveillé, emprisonné; mais sa persistance ne se ralentit guère.


Malgré tout, il se sauvait encore, se cachait dans tous les bateaux en partance; on le retrouvait au fond des chambres de chauffe, des soutes à charbon, sous des amas de filets de pêche. Quand on le ramenait, il n’avait pas la moindre révolte, seulement un petit sourire triste, qui vous ôtait la force de le punir.


À la fin, le proviseur ne voulut plus garder la responsabilité d’un élève aussi subtil. Renvoyer le petit prince au Dahomey! «Moucié Bonfils» ne l’osait pas, craignant de perdre les bonnes grâces de Rack-Mâdou-Ghézô dont il connaissait le royal entêtement. C’est au milieu de ces perplexités que parut dans le Sémaphore, l’annonce du gymnase Moronval. Aussitôt, le petit noir fut expédié, 25, avenue Montaigne, dans le plus beau quartier de Paris, où il fut – je vous prie de le croire – reçu à bras ouverts.


C’était la fortune du gymnase et une réclame vivante, que ce petit héritier noir d’un royaume lointain. Aussi on l’exhiba, on le promena. M. Moronval se montra avec lui au théâtre, aux courses, le long des grands boulevards, semblable à ces commerçants qui font rouler dans Paris, sur un fiacre à l’heure, quelque enseigne parlante de leur boutique.


Il l’emmena dans des salons, dans des cercles où il entrait, grave comme Fénelon conduisant le duc de Bourgogne, tandis qu’on annonçait: «Son Altesse Royale le prince de Dahomey, et M. Moronval son précepteur.»


Pendant des mois, les petits journaux furent pleins d’anecdotes, de reparties attribuées à Mâdou; même un rédacteur du Standard vint tout exprès de Londres pour le voir, et ils eurent ensemble une sérieuse conversation financière, administrative, sur la façon dont le prince comptait gouverner un jour ses États, sur ce qu’il pensait du régime parlementaire, de l’instruction obligatoire, etc. La feuille anglaise reproduisit à l’époque ce curieux dialogue, questions et réponses. Les réponses, flottantes et vagues, laissent généralement à désirer. On y remarque pourtant cette saillie de Mâdou, prié de donner son opinion sur la liberté de la presse: «Tout manger, bon pour manger; toute parole, pas bon pour dire…»


Du coup, tous les frais du gymnase Moronval se trouvèrent payés par ce seul élève; «moucié Bonfils» réglait les notes sans faire la moindre observation. Par exemple, l’éducation de Mâdou fut un peu négligée. Il en restait à l’abécédaire, et la méthode Moronval-Decostère le trouva constamment rebelle à ses charmes, mais il n’y avait pas le moindre inconvénient à cela, les années de pension devant se multiplier en sens inverse des progrès du jeune roi.


Il gardait donc sa prononciation défectueuse, son parler demi-enfantin qui, en ôtant leurs temps aux verbes, donne à la phrase une physionomie impersonnelle, semble l’essai d’un peuple à peine sorti du mutisme animal. Du reste, gâté, choyé, entouré. On dressait les autres «petits pays chauds» à le distraire, à lui céder, ce qui avait été d’abord assez difficile à obtenir, vu sa couleur terriblement foncée, qui est une marque d’esclavage dans presque toutes les contrées exotiques.


Et les professeurs, quelle indulgence, quels sourires aimables ils avaient pour cette petite boule noire qui, malgré son intelligence, se refusait à tous les bienfaits de l’instruction, et sous la laine épaisse de sa chevelure abritait, avec un ardent souvenir de son pays, le mépris de ces billevesées qu’on essayait de lui inculquer! Chacun dans le gymnase faisait des projets sur cette royauté future, déjà puissante et entourée, comme si Mâdou avait marché en plein Paris, sous les éventails de plumes, le dais à franges, les lances en faisceaux, de la suite de son père.


Quand Mâdou sera roi!


C’était le refrain de toutes leurs conversations. Sitôt Mâdou couronné, on irait là-bas, tous ensemble. Labassindre rêvait de régénérer la musique grossière du Dahomey et se voyait déjà directeur d’un conservatoire, maître de la chapelle royale. Madame Moronval-Decostère espérait appliquer sa méthode en grand dans de vastes classes, dont elle se figurait les nattes nombreuses noires de petits élèves accroupis. Mais le docteur Hirsch, lui, dans son rêve, couchait toute cette marmaille dans des lits innombrables rangés en enfilade et faisait sur elle les expériences dangereuses de sa médecine fantaisiste et non diplômée, sans que la police eût la moindre envie de s’en mêler.


Les premiers temps de son séjour à Paris semblèrent doux au petit roi, à cause de cette adoration ambiante; et puis, Paris est la ville du monde où les exilés s’ennuient le moins, peut-être parce qu’il se mêle dans son atmosphère un peu de l’atmosphère de tous les pays.


Si seulement le ciel avait voulu sourire, lui aussi, au lieu de ruisseler sans cesse d’une petite pluie fine et cinglante, ou de s’envelopper de tourbillons de peluche blanche, de cette nige qui ressemblait si fort à la graine ouverte et mûre des cotonniers; si le soleil avait chauffé pour de bon, en déchirant la gaze trouble dont il s’entourait continuellement; si Kérika, enfin, avec son carquois, son fusil bronzé, ses bras nus chargés de bracelets était apparue de temps en temps dans le passage des Douze-Maisons, Mâdou aurait été tout à fait heureux.


Mais la destinée changea subitement.


«Moucié Bonfils» arriva un jour au gymnase Moronval, apportant des nouvelles sinistres du Dahomey. Le roi Rack-Mâdou-Ghézô était détrôné, prisonnier des Achantis qui venaient de s’emparer du pays et d’y fonder une dynastie nouvelle. Les troupes royales, les régiments d’amazones, tout avait été vaincu, dispersé, massacré, et Kérika, la seule échappée par miracle, réfugiée à la factorerie Bonfils, faisait prier Mâdou de rester en France et de bien conserver son gri-gri.


C’était écrit: si Mâdou ne perdait pas l’amulette, il régnerait.


Il fallait cette pensée pour relever le courage du pauvre petit roi. Moronval, qui ne croyait pas au gri-gri, présenta sa note – et quelle note! – à moucié Bonfils, qui paya pour cette fois, tout en signifiant au maître de pension qu’à l’avenir, s’il consentait à garder Mâdou, il ne devait plus compter sur une rétribution immédiate, mais sur la reconnaissance et les bienfaits du roi aussitôt que les chances de la guerre le remettraient sur le trône. Il importait de choisir entre cette fortune aléatoire ou un renoncement absolu.


Moronval répondit avec noblesse: «Je me charge de l’enfant.»


Ce n’était déjà plus Son Altesse Royale.


Le respect perdu, rien ne subsista des soins, des attentions dont on avait comblé le petit nègre. Chacun lui en voulait d’une déception personnelle et de la mauvaise humeur de tous. Il fut d’abord le simple pensionnaire, semblable aux autres jusqu’au moindre bouton de l’uniforme, grondé, puni, corrigé, couchant au dortoir, soumis à la règle commune.


Le petit n’y comprenait rien, essayait en vain ses gentillesses, ses petites grimaces autrefois adorables, qui se heurtaient maintenant à une froideur étrange.


Ce fut bien pis quand, plusieurs trimestres écoulés, Moronval, ne recevant pas d’argent, commença à trouver que Mâdou était une bouche inutile. De l’état de pensionnaire, on le fit passer à celui de subalterne. Comme on avait renvoyé le domestique pour cause d’économie, Mâdou le remplaça, non sans révolte. La première fois qu’on lui mit un balai dans les mains en lui indiquant l’usage qu’il fallait en faire, il s’y refusa obstinément. Mais M. Moronval avait des arguments irrésistibles; et, après une vigoureuse bastonnade, l’enfant se résigna.


D’ailleurs, il préférait encore balayer que d’apprendre à lire.


Le petit roi balaya donc et frotta avec une ardeur, une constance singulière, on a pu s’en convaincre par le luisant du salon Moronval. Mais cela n’adoucit par l’humeur farouche du mulâtre, qui ne pouvait lui pardonner toutes les déceptions dont il était la cause involontaire.


Mâdou avait beau s’appliquer à faire reluire, donner au logis délabré un vernis de propreté, il avait beau regarder son maître avec des yeux câlins, l’humilité frémissante d’un chien soumis, il n’obtenait le plus souvent que des coups de matraque pour récompense.


– Jamais content!… jamais content!… disait le négrillon avec une expression désespérée. Et le ciel de Paris lui semblait devenir plus noir, la pluie plus continuelle, la neige plus abondante et plus froide.


Ô Kérika, tante Kérika, si aimante et si fière, où êtes-vous? Venez voir ce qu’ils font du petit roi, comme on le traite durement, comme on le nourrit mal, comme on l’habille de guenilles, sans pitié pour son corps frileux. Il n’a plus qu’un vêtement de propre maintenant, c’est sa livrée, casaque rouge, gilet rayé, casquette à galon. À présent, quand il accompagne le maître, il ne marche plus à côté de lui en égal; il le suit à dix pas. Ce n’est pas encore le plus dur.


De l’antichambre il passe à la cuisine, et de la cuisine, comme on a remarqué son honnêteté, son ingénuité, on l’envoie au marché de Chaillot avec un grand panier faire les provisions.


Et voilà où en est réduit le dernier descendant du puissant Tocodonou, fondateur de la dynastie dahomienne! À aller marchander les vivres du gymnase Moronval!… Deux fois par semaine on le voit remonter la longue rue de Chaillot, longeant les murs, maigri, souffreteux, grelottant, car maintenant il a froid, toujours froid, et rien ne le réchauffe, ni les exercices violents auxquels on le condamne, ni les coups, ni la honte d’être devenu domestique, ni même sa haine contre le Père au bâton, c’est ainsi qu’il appelle Moronval.


Elle est pourtant bien vigoureuse, cette haine.


Ah! si Mâdou redevenait roi un jour!… Son cœur frémit de rage à cette pensée, et il faut l’entendre faire part à Jack de ses projets de vengeance:


– Quand Mâdou retourner Dahomey, écrire bonne petite lettre à Père au bâton, faire venir li en Dahomey, et couper tête à li dans grand bassin de cuivre; après, avec sa peau, couvrir un grand tambour de guerre pour aller contre les Achantis… Zim! boum! boum!… Zim! boum! boum!


Jack voyait briller dans l’ombre, adoucie d’un reflet de neige, deux petits yeux de tigre, pendant que le nègre tapait sourdement de la main sur le rebord de son lit pour imiter le tambour de guerre. Le petit de Barancy était terrifié; aussi la conversation en resta là pendant quelques minutes. Enfoncé dans ses couvertures, la tête pleine de ce qu’il venait d’entendre, le «nouveau» croyait voir passer des éclairs de sabre et retenait sa respiration.


Mâdou, que son récit avait excité, aurait bien voulu parler encore, mais il croyait son camarade endormi. Enfin Jack poussa un de ces longs soupirs qui semblent venir de ces immensités que le rêve parcourt en une seconde et de la profondeur du cauchemar.


– Toi pas dormir, moucié, demanda Mâdou doucement, toi causer encore ensemble!…


– Oui, je veux bien, répondit Jack… Seulement, nous ne parlerons plus de votre vilain tambour ni du grand bassin de cuivre rouge… Ça me fait trop peur.


Le nègre eut un petit rire, puis d’un ton bon enfant:


– Non, non, moucié… Plus parler Mâdou, parler toi à présent… Comment tu t’appelles?


– Jack… par un K… Maman y tient beaucoup.


– Li bien riche, la maman à toi?


– Si elle est riche… je crois bien, dit Jack, qui n’était pas fâché à son tour d’éblouir le petit roi… Nous avons une voiture, une belle maison sur le boulevard, des chevaux, des domestiques, et tout… Et puis, vous verrez quand maman viendra me voir, comme elle est belle. Dans la rue tout le monde la regarde… Elle a de belles robes, de beaux bijoux… Bon ami a bien raison de dire qu’il ne lui refuse rien. Quand maman a voulu venir à Paris, c’est lui qui nous y a amenés… Avant, nous étions à Tours… C’est ça un joli pays! Nous demeurions sur le Mail, et le tantôt nous allions nous promener dans la rue Royale, où il y a d’excellents gâteaux et beaucoup d’officiers en beaux uniformes… Ah! je m’amusais bien, allez!… D’abord tous les messieurs me gâtaient, m’embrassaient. J’avais papa Charles, papa Léon, des papas pour rire, vous savez, parce que mon père à moi est mort, il y a bien longtemps, et je ne l’ai jamais connu… Dans le commencement que nous étions à Paris, je m’ennuyais un peu de ne plus voir les arbres, ni la campagne; mais maman m’aime tant, me gâte tant, que cela m’a consolé. On m’a habillé à l’anglaise, ce qui est tout à fait la grande mode, et on me frisait tous les jours pour m’emmener promener au bois de Boulogne, autour du lac… Alors bon ami a dit que je n’apprendrais jamais rien, qu’il fallait me mettre en pension, et maman m’a mené à Vaugirard, chez les pères…


Ici, Jack s’arrêta.


Cet aveu qu’il allait faire, que les Jésuites n’avaient pas voulu le recevoir, blessait son amour-propre; malgré la naïveté, l’ignorance de son âge, il sentait qu’il y avait là quelque chose d’humiliant pour sa mère et pour lui. Et puis, ce récit, qu’il avait entrepris étourdiment, le ramenait à la seule préoccupation sérieuse qu’il eût jamais eue dans la vie… Pourquoi n’avait-on pas voulu de lui? Pourquoi les pleurs de sa mère, et le «pauvre enfant» si pitoyable du supérieur?


– Dis-donc, moucié, fit le nègre subitement… qu’est-ce que c’est ça, une cocotte?


– Une cocotte? répondit Jack un peu étonné… je ne sais pas, moi… C’est une poule, une cocotte.


– C’est que li Père au bâton dire à madame Moronval, ta maman à toi être une cocotte.


– En voilà une drôle d’idée… Maman une cocotte… Vous avez mal entendu… Maman une cocotte!


À cette pensée que sa mère était une poule avec des plumes, des ailes, des pattes, Jack se mit à rire de toutes ses forces, et Mâdou l’imita à son tour sans savoir pourquoi.


Cette gaieté dissipa bien vite l’impression sinistre des histoires de tout à l’heure, et les deux pauvres petits abandonnés, après s’être fait confidence l’un à l’autre de leur misère, s’endormirent de bon cœur, la bouche entr’ouverte, encore pleine de rires, que la respiration régulière du sommeil chassa bientôt en mille petites notes joyeusement confuses.

IV UNE SÉANCE LITTÉRAIRE AU GYMNASE MORONVAL

Les enfants sont comme les hommes, l’expérience d’autrui ne leur sert pas.


Jack avait été terrifié par l’histoire de Mâdou-Ghézô, mais elle lui resta dans le souvenir amoindrie, décolorée, ainsi qu’une épouvantable tempête, une bataille sanglante regardées dans un diorama.


Les premiers mois de son séjour au gymnase furent si heureux, tout le monde se montra si empressé, si affectueux autour de lui, qu’il oublia que les malheurs de Mâdou avaient eu ce brillant début.


Aux repas, il occupait la première place près de Moronval, buvait du vin, avait part au dessert, tandis que les autres enfants, sitôt que les fruits et les gâteaux apparaissaient, se levaient de table brusquement, comme indignés, et devaient se contenter d’une sorte de boisson bizarre, jaunâtre, composée expressément pour eux par le docteur Hirsch et qu’on appelait de «l’églantine.»


Cet illustre savant, dont les finances, à en juger par son aspect, se trouvaient dans un état déplorable, était le commensal habituel de la pension Moronval. Il égayait les repas par toutes sortes de saillies scientifiques, des récits d’opérations chirurgicales, des descriptions de maladies extraordinairement purulentes, qu’il avait rencontrées dans ses nombreuses lectures et qu’il racontait avec une verve endiablée. En outre, il tenait les convives au courant de la mortalité publique, de la maladie régnante; et s’il se rencontrait quelque part, sur un point éloigné du globe, un cas de peste noire, ou de lèpre, ou d’éléphantiasis, il le savait avant tous les journaux, le constatait avec une satisfaction menaçante et des hochements de tête qui signifiaient: «Gare tout à l’heure, si cela arrive jusqu’à nous!»


Très aimable, du reste, et n’ayant, comme voisin de table, que deux inconvénients: d’abord sa maladresse de myope, puis la manie de verser à tout propos dans votre assiette ou votre verre soit une goutte, soit une pincée de quelque chose, poudre ou liquide, contenu dans une boîte microscopique ou dans un petit flacon bleu très suspect. Ce contenu variait souvent, car il ne se passait pas de semaine que le docteur ne fît une découverte scientifique; mais en général, le bicarbonate, l’alcali, l’arsenic (à doses infinitésimales heureusement) faisaient la base de cette médication par les aliments.


Jack subissait ces soins préventifs, et n’osait pas dire qu’il trouvait à l’alcali un fort mauvais goût. De temps en temps, les autres professeurs étaient aussi invités. Tout ce monde buvait à la santé du petit de Barancy, et il fallait voir l’enthousiasme qu’excitaient sa grâce et sa gentillesse; il fallait voir le chanteur Labassindre, à la moindre saillie du nouveau, se renverser sur sa chaise, secoué par un gros rire, essuyer ses yeux d’un coin de serviette, taper à grands coups sur la table.


D’Argenton, le beau d’Argenton lui-même se déridait. Un sourire blême déplaçait sa grosse moustache; son œil bleu, froid et nacré, se tournait vers l’enfant avec une hautaine approbation.


Jack était ravi.


Il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre les haussements d’épaules, les clignements d’yeux que lui envoyait Mâdou circulant derrière les convives dans l’humilité de ses fonctions infimes, une serviette sur le bras et toujours à la main quelque assiette qu’il faisait reluire.


C’est que Mâdou savait la valeur de ces louanges exagérées et l’inanité des grandeurs humaines!


Lui aussi s’était assis à la place d’honneur, avait goûté au vin du maître, saupoudré par le petit flacon du docteur. Et cette tunique galonnée d’argent, dont Jack se montrait si fier, n’était trop grande pour lui que parce qu’elle avait été taillée pour Mâdou.


L’exemple de cette chute illustre aurait dû mettre le petit de Barancy en garde contre l’orgueil, car ses commencements furent absolument semblables à ceux du petit roi.


Des récréations permanentes auxquelles tout le gymnase prenait part pour son bon plaisir, des flatteries insensées, et seulement, de temps en temps, quelques leçons de madame Moronval pour l’application du fameux système. Encore ces leçons n’avaient-elles rien de bien pénible, la petite naine était une excellente femme, dont le seul défaut était une exagération constante dans la façon de prononcer les mots les plus simples. Elle disait: «l’estomack,» les «ouagons,» «je suis allée en ouagon… Nous nous rencontrâmes en ouagon.» On ne savait plus de quoi elle parlait.


Quant à Moronval, il avouait se sentir un grand faible pour son nouvel élève. Le drôle avait pris ses renseignements. Il connaissait l’hôtel du boulevard Haussmann et toutes les ressources qu’on pouvait tirer de «bon ami.»


Aussi, quand madame de Barancy venait voir Jack, ce qui arrivait souvent, elle trouvait un accueil empressé, un auditoire attentif à toutes les histoires folles et vaniteuses qu’elle se plaisait à débiter. Au début, madame Moronval née Decostère avait voulu garder une certaine dignité vis-à-vis d’une personne aussi légère, mais le mulâtre y avait mis bon ordre, et, avec une foule de nuances, elle associait, sans trop les faire crier ensemble, ses scrupules d’honnête femme et de commerçante intéressée.


«Jack,… Jack… voilà ta mère!» criait-on aussitôt que, le portail ouvert, Ida en grande toilette s’avançait vers le parloir, des petits paquets de gâteaux et de bonbons à la main, dans son manchon. C’était fête pour tout le monde. On goûtait en compagnie. Jack faisait aux «petits pays chauds» une distribution générale, et madame de Barancy elle-même dégantait une de ses mains, celle qui avait le plus de bagues, pour prendre sa part des friandises.


La pauvre créature était si généreuse, l’argent lui glissait si bien dans les doigts, qu’elle apportait toujours avec ses gâteaux toutes sortes de présents, des fantaisies, des jouets distribués autour d’elle au hasard de sa bonne grâce. Vous pensez quelles plates louanges, quelles exclamations de paysans nourriciers, accueillaient ces largesses inconsidérées. Seul, Moronval avait un sourire de pitié et comme une contrainte envieuse, à voir la fortune s’en aller ainsi en menue monnaie pour des futilités, quand elle aurait pu venir en aide à quelque esprit élevé, généreux, déshérité, comme lui par exemple.


C’était là son idée fixe, et tout en admirant Ida, tout en écoutant ses histoires, il avait l’air égaré, distrait, ces rongements d’ongles frénétiques, cette fièvre d’agitation de l’emprunteur qui a sa demande au bord des lèvres et vous en veut presque de ne pas la deviner.


Le rêve de Moronval, depuis longtemps, était de fonder une Revue consacrée aux intérêts coloniaux, de satisfaire son ambition politique en se rappelant régulièrement à ses compatriotes, et d’arriver, qui sait? à la députation. Pour commencer, le journal lui paraissait indispensable, quitte à l’abandonner ensuite.


Il en parlait souvent avec les Ratés, qui tous l’excitaient dans son projet. Ah! s’ils avaient pu avoir un organe… Tant de copie inédite attendait dans ces cerveaux-là, tant d’idées inexprimées, inexprimables plutôt, et qu’ils se figuraient pouvoir rendre plus claires, grâce à la netteté des caractères d’impression!


Moronval avait un vague pressentiment que la mère du nouveau ferait les frais de cette Revue; mais il ne voulait pas aller trop vite, de peur d’effaroucher les défiances de la dame. Il s’agissait de l’entourer, de l’envelopper, d’amener la chose de très loin, afin que son esprit un peu court eût le temps de la comprendre.


Malheureusement, madame de Barancy, par sa mobilité même, se prêtait mal à ces combinaisons. Sans malice aucune elle détournait, du seul fait de sa naïveté, une conversation qui l’amusait peu, écoutait le mulâtre en souriant, avec des yeux aimables, mais distraits, et d’autant plus brillants qu’ils ne se fixaient sur rien.


«Si l’on pouvait lui donner l’idée d’écrire…?» pensait Moronval, et délicatement il essayait de lui insinuer qu’entre madame de Sévigné et George Sand il y avait une belle place à prendre; mais allez donc insinuer n’importe quoi et parler par allusions à un oiseau qui, tout le temps, fait de l’air autour de lui à force de secouer ses ailes!


«Elle n’est pas forte, la pauvre femme!» disait-il après chacune de ces conversations, où l’un apportait toute sa fièvre et l’autre sa bavarde indifférence, lui, rongeant ses ongles avec fureur, elle, parlant, parlant, sans s’écouter elle-même, ni rien de ce qu’on lui disait.


Ce n’étaient pas des raisonnements qui pouvaient prendre un pareil cerveau d’alouette; il fallait l’éblouir, et Moronval y réussit.


Un jour qu’Ida trônait dans le parloir, juchée sur tous ces titres, sur tous ces «de» qu’elle ajoutait à ses amis et connaissances comme pour mettre une rallonge à sa propre noblesse, madame Moronval-Decostère lui dit timidement:


– M. Moronval voudrait vous demander quelque chose, mais il n’ose pas…


– Oh! dites, dites!… fit la pauvre sotte avec un si vif désir d’obliger, que le directeur eut envie de lancer tout de suite sa demande de fonds pour la publication d’une Revue; mais, très malin, très méfiant, il aima mieux agir prudemment, arriver petit à petit, «en sondeur,» comme il disait en clignant ses yeux de chat-tigre. Il se contenta donc de prier madame de Barancy de vouloir bien assister le dimanche suivant à une de leurs séances publiques et littéraires.


Sur le programme, cela s’appelait «séances de lecture expressive à haute voix, suivies de récitation de morceaux choisis de nos meilleurs poètes et prosateurs.» Inutile d’ajouter que parmi ceux-là d’Argenton et Moronval figuraient toujours au premier rang. En somme, c’était une façon que les Ratés avaient trouvée de s’imposer à un public quelconque par l’intermédiaire de l’infatigable et expressive madame Moronval-Decostère. On invitait quelques amis, les correspondants des élèves. Dans le commencement, ces petites fêtes avaient lieu tous les huit jours; mais depuis la déchéance de Mâdou elles s’étaient singulièrement espacées.


En effet, Moronval avait beau éteindre une bougie aux candélabres à chaque personne qui partait, ce qui assombrissait notablement la fin de la soirée, il avait beau mettre à sécher pendant la semaine, sur les fenêtres, le résidu de la théière en petits paquets collés, noirâtres, assez semblables à du varech hors de l’eau, et les faire resservir aux séances suivantes, les frais étaient encore trop considérables pour le dénûment de l’institution. On ne pouvait même pas compter sur la compensation d’une réclame, car le soir, à l’heure des séances, le passage des Douze-Maisons, avec sa lanterne allumée comme un œil unique au front d’un monstre, n’était pas fait pour attirer les promeneurs; les plus hardis n’avançaient jamais au delà de la grille.


Maintenant, il s’agissait de donner une nouvelle splendeur aux soirées littéraires.


Madame de Barancy accepta l’invitation avec empressement. L’idée de figurer à un titre quelconque dans le salon d’une femme mariée, et surtout d’assister à une réunion artistique, la flattait extrêmement, comme un échelon conquis au-dessus de son rang et de son existence irrégulière.


Ah! ce fut une fête splendide que cette séance de lecture expressive à haute voix, «première de la nouvelle série.» De mémoire de «petit pays chaud» on n’avait jamais vu une prodigalité pareille.


Deux lanternes de couleur furent pendues aux acacias de l’entrée, le vestibule orné d’une veilleuse, et plus de trente bougies allumées dans le salon, tellement ciré et frotté par Mâdou pour la circonstance, que cet éclairage extraordinaire se reflétait, faute de miroirs, sur le plancher, qui joignait au brillant de la glace toutes ses qualités glissantes et dangereuses.


Mâdou s’était surpassé comme frotteur. À ce sujet, je dois dire que Moronval était perplexe sur le rôle que devrait jouer le négrillon dans la soirée.


Fallait-il le laisser en domestique, ou lui restituer pour un jour son titre et sa splendeur défunte? Ce dernier parti était bien tentant. Mais alors, qui passerait les plateaux, introduirait, annoncerait les invités?


Mâdou, avec sa peau d’ébène, était inappréciable; et puis, par qui le remplacerait-on? Les autres élèves avaient à Paris des correspondants qui auraient pu trouver sans gêne ce système d’éducation, et ma foi! l’on finit par décider que la soirée se priverait de la présence et du prestige de l’Altesse Royale.


Dès huit heures, les «petits pays chauds» prirent place sur les bancs, et au milieu d’eux la chevelure blonde du petit de Barancy éclatait comme une lumière sur ce fond sombre d’enfants basanés.


Moronval avait lancé quantité d’invitations dans le monde artistique et littéraire, celui du moins qu’il fréquentait; et des coins les plus excentriques de Paris, tous les Ratés de l’art, de la littérature, de l’architecture, s’empressèrent en nombreuses députations.


Ils arrivaient par bandes, transis, grelottants, venus du fond de Montparnasse ou des Ternes sur des impériales d’omnibus, râpés et dignes, tous obscurs et pleins de génie, attirés hors de l’ombre où ils se débattaient par le désir de se montrer, de réciter, de chanter quelque chose, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils existaient encore. Puis, la gorgée d’air pur respirée, la lumière du ciel entrevue, réconfortés par un semblant de gloire, de succès, ils rentreraient au gouffre amer avec la force nécessaire pour végéter.


Car c’était bien là une race végétante, embryonnaire, inachevée, assez semblable à ces produits du fond de la mer qui sont des êtres moins le mouvement, et auxquels il ne manque que le parfum pour devenir des fleurs.


Il se trouvait là des philosophes plus forts que Leibnitz, mais sourds-muets de naissance, ne pouvant produire que les gestes de leurs idées et pousser des arguments inarticulés. Des peintres tourmentés de faire grand, mais qui posaient si singulièrement une chaise sur ses pieds, un arbre sur ses racines, que tous leurs tableaux ressemblaient à des vues de tremblements de terre ou à des intérieurs de paquebots un jour de tempête. Des musiciens inventeurs de claviers intermédiaires, des savants à la façon du docteur Hirsch, de ces cervelles bric-à-brac où il y a de tout, mais où l’on ne trouve rien, à cause du désordre, de la poussière, et aussi parce que tous les objets sont cassés, incomplets, incapables du moindre service.


Ceux-là, c’étaient les tristes, les pitoyables, et si leurs prétentions insensées, aussi touffues que leur chevelure, si leur orgueil, leurs manies prêtaient à rire, tant de misère était écrite sur leur apparence râpée, qu’on ressentait, malgré tout, de l’attendrissement devant l’éclat fiévreux de ces yeux ivres d’illusions, devant ces physionomies ravagées, où tous les rêves vaincus, les espérances mortes, avaient marqué leur place en tombant.


À côté de ceux-là, il y avait ceux qui, trouvant l’art trop dur, trop aride, trop infructueux, demandaient des ressources à des professions bizarres, en désaccord avec les préoccupations de leur esprit, un poète lyrique tenant un bureau de placement pour domestiques mâles, un sculpteur commissionnaire en vin de Champagne, un violoniste employé au gaz.


D’autres, moins dignes, se faisaient nourrir par leurs femmes, dont le travail entretenait leur géniale paresse. Ces couples étaient venus ensemble, et les pauvres compagnes des Ratés portaient sur leurs visages courageux et fanés le prix coûtant de l’entretien d’un homme de génie. Fières d’accompagner leurs maris, elles leur souriaient comme des mères, de l’air de dire: «C’est mon œuvre!…» et elles avaient de quoi se glorifier en effet, tous ces messieurs ayant, en général, la mine florissante.


Joignez à ce défilé deux ou trois antiquailles littéraires, fabulistes de salon, vieux fonds d’athénées, de prytanées, de Sociétés philotechniques et autres, toujours à l’affût de ces sortes de séances; puis des comparses, des types vagues, un monsieur qui ne disait rien, mais qu’on prétendait très fort parce qu’il avait lu Proudhon, un autre amené par Hirsch, et qu’on appelait «le neveu de Berzélius,» il n’avait, du reste, pas d’autre titre de gloire que sa parenté avec l’illustre savant suédois, et paraissait un parfait imbécile; un comédien in partibus du nom de Delobelle, qui, disait-on, allait avoir un théâtre.


Enfin, les commensaux habituels de la maison, les trois professeurs, Labassindre en tenue de gala, faisant de temps en temps: «beûh!… beûh!» pour voir si sa note y était, car il allait en avoir besoin dans la soirée, et d’Argenton, le beau d’Argenton, coiffé en archange, frisé, pommadé, ganté de clair, génial, austère, pontifiant.


Debout à l’entrée du salon, Moronval recevait tout le monde, donnait des poignées de mains distraites, très inquiet de voir l’heure s’avancer, et que la comtesse – c’est ainsi qu’on appelait Ida de Barancy – n’était pas encore arrivée.


Une espèce d’angoisse planait sur l’assemblée. On causait tout bas dans les coins en s’installant. La petite madame Moronval allait de groupe en groupe, disant d’un air aimable: «Nous ne commençons pas encore… On attend la comtesse.» Et, sur ces lèvres expressives, ce mot de comtesse prenait des inflexions extraordinaires de mystère, de solennité, d’aristocratie. Cela se chuchotait ensuite, chacun ayant le désir de paraître bien informé: «On attend la comtesse…»


L’harmonium, grand ouvert, souriant de toutes ses touches comme un immense râtelier, les élèves en rang contre le mur, la petite table ornée d’un tapis vert, d’une lampe à abat-jour, d’un verre d’eau sucrée, se dressant sur son estrade, sinistre et menaçante comme une guillotine au petit jour, et M. Moronval, crispé dans son gilet blanc, et madame Moronval, née Decostère, rouge comme un petit coq de tout le feu de la réception, et Mâdou-Ghézô grelottant au vent de la porte, tout, oui, tout attendait la comtesse.


Cependant, comme elle n’arrivait pas et que c’était très froid, d’Argenton consentit à réciter son «Credo de l’amour,» que tous les assistants connaissaient pour l’avoir entendu au moins cinq ou six fois.


Debout devant la cheminée, les cheveux rejetés, la tête haute comme s’il débitait ses vers aux moulures du plafond, le poète déclamait d’une voix aussi emphatique et vulgaire que ce qu’il appelait son poème, laissant des espaces après chaque effet, pour permettre aux exclamations admiratives de se faire jour et d’arriver jusqu’à lui.


Dieu sait que les Ratés ne sont pas avares de ces sortes d’encouragements.


– Inouï!…


– Sublime!…


– Renversant!…


– De l’Hugo plus moderne!…


Et celui-ci, le plus étonnant de tous:


– Goethe avec du cœur!


Sans se troubler, éperonné par ces louanges, le poète continuait, le bras tendu, le geste dominateur:


Et de quelques lazzi que la foule me raille,

Moi, je crois à l’amour comme je crois en Dieu.


Elle entra.


Le lyrique, toujours les yeux en l’air, ne l’aperçut même pas. Mais elle le vit, elle, la malheureuse, et dès ce moment ce fut fait de sa vie.


Il ne lui était jamais apparu qu’en pardessus, en chapeau, vêtu pour la rue et non pour l’Olympe; mais là, dans cette lumière blafarde des globes opalisés qui blêmissait encore son teint pâle, en habit noir, en gants gris-perle, et croyant à l’amour comme il croyait en Dieu, il lui fit un effet fatal et surhumain.


Il répondait à tous ses désirs, à tous ses rêves, à cette sentimentalité bête qui fait le fond de ces âmes de filles, à ce besoin d’air pur et d’idéal qui semble une revanche de l’existence qu’elles mènent, a ces aspirations vagues qui se résument pour elles dans un mot très beau, mais qui prend sur leurs lèvres l’expression vulgaire, et dégradante qu’elles prêtent à tout ce qu’elles disent: «l’artiste!»


Oui, dès cette première minute, elle lui appartint, et il entra tout entier dans son cœur, tel qu’il était là, avec ses cheveux harmonieusement séparés, la moustache au fer, le bras tendu et frémissant, et toute sa ferblanterie poétique. Elle ne vit ni son petit Jack, qui lui faisait des signes désespérés en lui envoyant des baisers, ni les Moronval inclinés jusqu’à terre, ni tous ces regards curieux empressés autour de cette nouvelle venue, jeune, fraîche, élégante dans sa robe de velours et son petit chapeau de théâtre, blanc, rose, bouillonné, orné de barbes de tulle qui l’entouraient en écharpe.


Lui, rien que lui!


Longtemps après, elle devait se rappeler cette impression profonde que rien ne put altérer par la suite, et revoir comme en rêve son grand poète en pied, tel qu’elle l’aperçut pour la première fois au milieu du salon des Moronval qui, ce soir-là, lui parut immense, splendide, étincelant de mille bougies. Ah! il put bien lui faire tous les chagrins possibles, l’humilier, la blesser, briser sa vie et quelque chose encore de plus précieux que sa vie, il ne parvint jamais à effacer l’éblouissement de cette minute…


– Vous voyez, madame, dit Moronval avec son sourire le plus exquis, nous préludions en vous attendant… M. le vicomte Amaury d’Argenton était en train de nous réciter son magnifique poème du Credo de l’amour.


Vicomte!… Il était vicomte.


Tout, alors!


Elle s’adressa à lui, timide, rougissante, comme une petite fille:


– Continuez, monsieur, je vous en prie…


Mais d’Argenton ne voulut pas. L’arrivée de la comtesse avait coupé le plus bel effet de son poème, un effet sûr, et l’on ne pardonne pas ces choses-là! Il s’inclina, et dit avec une politesse ironique et froide:


– J’ai fini, madame.


Puis il se mêla aux assistants sans plus s’occuper d’elle.


La pauvre femme se sentit le cœur serré, plein d’une vague tristesse. Dès le premier mot, elle lui avait déplu, et déjà cette idée lui était insupportable. Il fallut les gentillesses du petit Jack, heureux de voir sa mère, fier du succès qu’elle avait dans la salle, les amabilités de Moronval, l’empressement de tous, le sentiment d’être bien la reine de la fête, pour effacer ce chagrin trahi chez elle par un mutisme de cinq minutes, ce qui était pour une nature comme la sienne aussi extraordinaire que reposant.


Le trouble de son arrivée s’étant dissipé, chacun prit place pour la séance de la lecture expressive. La majestueuse Constant, qui avait accompagné sa maîtresse, s’installa sur le banc du fond, près des élèves. Jack vint s’accouder au fauteuil de sa mère, à la place d’honneur, ayant à côté de lui Moronval, qui caressait paternellement ses cheveux.


Le public formait déjà une imposante assemblée alignée sur des files de chaises comme pour une distribution de prix. Enfin, madame Moronval-Decostère prit pour elle toute la petite table, toute l’estrade, toute la clarté de la lampe, et commença à lire une étude ethnographique de M. Moronval sur les races mongoles.


C’était long, ennuyeux et triste, une de ces élucubrations qu’on lit dans les sociétés savantes, de trois à cinq, entre chien et loup, pour bercer le sommeil des membres du bureau. Le diable, c’est qu’avec la méthode Moronval-Decostère, on n’avait pas même la ressource de s’assoupir, de laisser tomber, sans la sentir, cette petite pluie tiède et monotone. Il fallait écouter par force; les mots vous entraient dans la tête comme avec un tournevis, syllabe par syllabe, lettre par lettre, et les plus difficiles vous écorchaient parfois en passant.


Ce qui mettait le comble à la fatigue causée par cette audition, c’était la vue instructive et terrifiante de madame Moronval-Decostère en plein exercice de sa méthode. Elle ouvrait la bouche en O, la tordait, l’allongeait, la convulsait. Et là-bas, sur les bancs du fond, huit bouches d’enfants faisaient absolument la même mimique, suivant le professeur dans toutes ses contorsions fantaisistes et donnant ce que cet excellent système appelle «la configuration des mots.» Ces huit petites mâchoires silencieuses en mouvement produisaient un effet fantastique. Mademoiselle Constant était atterrée.


Mais la comtesse ne voyait rien de cela. Elle regardait son poète appuyé contre la porte du salon, les bras croisés sur la poitrine, les yeux perdus.


Il rêvait.


Comme on le sentait loin, parti, envolé! Sa tête dressée avait l’air d’écouter des voix.


De temps en temps, son regard s’abaissait, redescendait vers la terre, mais sans daigner se fixer. La malheureuse le guettait, l’espérait, le mendiait presque, ce regard errant; mais toujours en vain. Il glissait indifféremment sur tout le monde excepté sur elle. Le fauteuil qu’elle occupait avait l’air d’être vide pour lui, et la pauvre femme était si désolée, si troublée de cette indifférence, qu’elle oublia de féliciter Moronval du brillant succès de son étude, qui venait de finir au milieu des applaudissements et du soulagement universels.


Après cette lecture expressive, vint l’audition d’un morceau de poésie de d’Argenton, accompagné sur l’orgue-harmonium par Labassindre. Cette fois elle écouta, je vous jure, et tous les poncifs, toutes les sentimentalités de ces vers lui arrivèrent jusqu’au cœur, filés, tremblés, modulés aux sons traînards de l’instrument. Elle était là haletante, fascinée, noyée par cette houle d’harmonie.


– Que c’est beau! que c’est beau! disait-elle en se tournant vers Moronval qui l’écoutait avec un sourire bilieux et jaune, comme si on lui avait crevé l’amer.


– Présentez-moi à M. d’Argenton, demanda-t-elle aussitôt la lecture finie… Ah! monsieur, c’est superbe! que vous êtes heureux d’avoir un tel talent!


Elle parlait à demi-voix, en bégayant, en cherchant ses mots, elle si bavarde, si expansive d’habitude. Le poète s’inclinait légèrement, très froid, comme indifférent à cette admiration émue. Alors elle lui demanda où l’on trouvait ses poésies.


– On ne les trouve pas, madame, répondit d’Argenton d’un air solennel et blessé.


Sans le vouloir, elle avait touché le point le plus sensible de cet orgueil en souffrance, et voici qu’encore une fois il se détournait d’elle sans l’avoir seulement regardée.


Mais Moronval profita de l’occasion:


– Mon Dieu! oui, dit-il, la littérature en est là… Des vers pareils ne rencontrent pas même un éditeur… Le talent, le génie restent enfouis, méconnus, réduits à briller dans les coins…


Et tout de suite:


– Ah! si l’on avait une Revue!


– Il faut en avoir une, dit-elle vivement.


– Oui, mais l’argent!


– Eh! on le trouvera l’argent… Il est impossible de laisser de pareils chefs-d’œuvre dans l’ombre.


Elle était indignée et parlait très éloquemment, maintenant que le poète n’était plus là.


«Allons! l’affaire est lancée…» se dit Moronval; et comprenant avec sa perfide malice le côté faible de la dame, il lui parla de d’Argenton, qu’il eut soin d’entourer de ces couleurs romanesques et sentimentales comme il voyait bien qu’elle les aimait.


Il en fit un Lara moderne, un Manfred, une belle nature, fière, indépendante, que les duretés du sort à son égard n’avaient pu entamer. Il travaillait pour vivre, refusait tout secours du gouvernement.


«Oh! c’est bien…» disait Ida; puis toujours tourmentée de ce blason qu’elle portait dans la tête, et qu’elle appliquait aux uns et aux autres, à tort et à travers, elle demandait:


– Il est noble, n’est-ce pas?


– Très noble, madame… Vicomte d’Argenton, descendant d’une des plus anciennes familles d’Auvergne… Son père, ruiné par un intendant infidèle…


Et il lui servit un roman banal avec accompagnement d’amour malheureux pour une grande dame, une histoire de lettres montrées au mari par une marquise jalouse. Elle ne se lassait pas d’avoir des détails; et pendant qu’ils chuchotaient tous les deux, rapprochant leurs fauteuils, celui dont on parlait semblait ne rien voir de ce manège, et le petit Jack, tout soucieux de sentir sa mère ainsi accaparée, s’attirait deux ou trois phrases impatientées: «Jack, tiens-toi donc tranquille… Jack, tu es insupportable…» qui l’envoyaient à la fin, la lèvre gonflée, les yeux humides, bouder dans un coin du salon.


Pendant ce temps, la séance continuait.


Maintenant c’était un des élèves, un petit Sénégalien brun comme une datte, qui venait réciter au milieu de l’estrade une poésie de Lamartine: Prière de l’enfant à son réveil, qu’il commençait ainsi sur un ton suraigu:


Ô pè qu’ado mo pè,

Toi qu’o né no qu’a ginoux,

Toi do lé no téibe et doux

Fait coubé le fo de ma mé.


Ce qui prouve bien que la nature se rit de toutes les méthodes, même de la méthode Moronval-Decostère.


Ensuite le chanteur Labassindre, après de nombreuses supplications, se décidait à «donner sa note,» comme il disait. Il la tâtait d’abord deux ou trois fois, puis la donnait sans ménagement, si profonde, si retentissante, que les vitres du salon et ses murs de papier-carton en tremblèrent, et que, du fond de la cuisine où il était en train de préparer le thé, Mâdou-Ghézô enthousiasmé, répondit pas un épouvantable cri de guerre.


Il aimait le bruit, ce Mâdou!


Il y eut aussi des incidents comiques. Au milieu du plus grand silence, pendant qu’un fabuliste étrange, qui s’était donné pour tâche – il l’avouait ingénument – de refaire les fables de La Fontaine, récitait le Derviche et le Pot de farine, paraphrase de Pierrette et le Pot au lait, une altercation s’engagea tout au bout de la salle entre le neveu de Berzelius et l’homme qui avait lu Proudhon. On échangea des mots vifs, même des gifles; et au milieu de la bousculade, Mâdou avait beaucoup de peine à tenir droit le grand plateau chargé de babas et de sirops, qu’il promenait devant les yeux goulus des «petits pays chauds,» auxquels il lui était formellement interdit de rien offrir. Deux ou trois fois pourtant dans la soirée, on leur fit une distribution «d’églantine.»


Moronval et la comtesse continuaient leur conférence, et le beau d’Argenton, qui avait fini par s’apercevoir de l’attention dont il était l’objet, causait en face d’eux, très haut, étalant de grandes phrases et de grands gestes, afin d’être vu et entendu.


Il paraissait très en colère. À qui en avait-il?


À personne et à tout le monde.


Il était de cette race d’êtres amers, désillusionnés, revenus de tout sans être jamais allés nulle part, qui déclament contre la société, les mœurs, les goûts de leur temps, en ayant soin de se mettre toujours en dehors de la corruption universelle.


En ce moment, il avait pris à partie le fabuliste, paisible sous-chef à un ministère quelconque, et lui disait d’un air haineux, méprisant, menaçant:


– Taisez-vous… Je vous connais… Vous êtes des pourris… Vous avez tous les vices du dernier siècle et vous n’en aurez jamais la grâce.


Le fabuliste baissait la tête, accablé, convaincu.


– Qu’est-ce que vous avez fait de l’honneur?… Qu’est-ce que vous avez fait de l’amour?… Et vos œuvres, où sont-elles? Elles sont jolies, vos œuvres!


Ici le fabuliste se rebiffa:


– Ah! permettez…


Mais l’autre ne permettait rien; et puis, d’ailleurs, en quoi cela pouvait-il l’intéresser ce que pensait ce fabuliste? Il parlait par-dessus sa tête, plus loin et plus haut que lui. Il aurait voulu que la France entière fût là pour l’écouter, pour pouvoir lui dire son fait à elle-même. Il n’y croyait plus, à la France… Pays brûlé, perdu, rasé… Plus rien à en tirer, ni comme foi, ni comme idée. Quant à lui, il était bien décidé à ne plus vivre dans ce pays-là, à partir, à s’expatrier en Amérique.


Tout en parlant, le poète se tenait de trois quarts dans une pose irrésistible. C’est qu’il devinait vaguement, sans le voir, un regard admiratif arrêté sur lui. Il éprouvait cette sensation qu’on a le soir dans les champs, quand la lune montante se lève tout à coup derrière vous, vous magnétise de sa lumière et vous force à vous retourner vers sa présence silencieuse. Positivement, ces yeux de femme dardés sur lui l’illuminaient d’une auréole. Il semblait beau, tellement il désirait le paraître.


Peu à peu le silence se fit dans le salon autour de cette voix solennelle et qui demandait l’attention. Mais Ida de Barancy était la plus recueillie. Cet exil volontaire en Amérique, habilement jeté dans le discours, lui avait fait froid au cœur. En une minute; les trente bougies du salon Moronval avaient disparu, s’étaient éteintes dans le deuil de ses pensées. Ce qui acheva de la consterner, c’est que, son départ résolu, le poète, avant de s’embarquer, se livra à une vigoureuse sortie contre les femmes françaises, leur légèreté, leur corruption, et la banalité de leur sourire, et la vénalité de leurs amours.


Il ne parlait plus, il tonnait, appuyé à la cheminée, le visage à la foule et ne ménageant ni sa voix, ni ses mots.


La pauvre comtesse, si fort préoccupée de lui qu’elle ne pouvait pas s’imaginer lui être indifférente, crut comprendre à qui il s’adressait.


– Il sait qui je suis, se dit-elle; et elle courbait la tête sous le poids de ses malédictions.


Tout autour, des murmures admiratifs circulaient:


– Quelle verve! il n’a jamais été si beau!


– Quel génie! disait tout haut Moronval; et plus bas: Quel blagueu!


Mais Ida n’avait plus besoin de ces excitations. L’effet était produit.


Elle aimait.


Pour le docteur Hirsch, qui recherchait tant les étrangetés pathologiques, il y avait là un cas de combustion instantanée très curieux à observer. Mais le docteur Hirsch en ce moment s’occupait de tout autre chose. Il essayait d’arranger ou plutôt d’envenimer l’affaire entre le neveu de Berzelius et l’homme qui avait lu Proudhon. Labassindre s’en mêlait aussi, et c’étaient des chuchotements, des gestes affairés, désespérés, des allées et venues, des dos importants, tout un manège conciliateur pour arriver à faire se battre deux gaillards qui n’en avaient pas la moindre envie. Du reste, personne ne s’en inquiétait, ces sortes d’affaires, très fréquentes aux séances littéraires du gymnase Moronval, s’arrangeant toujours juste au moment où elles prenaient le plus de gravité. Seulement elles marquaient en général la fin de ces petites réunions, où chaque Raté s’était arrêté à son tour au marbre de la cheminée ou devant l’orgue-harmonium, le temps de révéler son génie.


Depuis une heure, madame Moronval avait eu la charité d’envoyer coucher Jack et deux ou trois «pays chauds, "» plus petits que les autres. Ceux qui restaient debout bâillaient, écarquillaient les yeux, hypnotisés par ce qu’ils venaient de voir et d’entendre.


On se sépara.


Les lanternes de papier, déchiquetées par le vent, se balançaient encore à la porte du jardin. Le passage était sinistre, toutes ses maisons endormies, n’ayant pas même la promenade d’un sergent de ville pour animer son pavé boueux. Mais parmi ces groupes tapageurs qui s’en allaient fredonnant, déclamant, discutant encore, personne ne prenait garde au froid sinistre de la nuit ni au brouillard humide qui tombait.


À l’entrée de l’avenue on s’aperçut que l’heure des omnibus était passée. Tous ces pauvres diables en prirent bravement leur parti. La chimère aux écailles d’or éclairait et abrégeait leur route, l’illusion leur tenait chaud, et, répandus dans Paris désert, ils retournaient courageusement aux misères obscures de la vie.


L’art est un si grand magicien! Il crée un soleil qui luit pour tous comme l’autre; et ceux qui s’en approchent, même les pauvres, même les laids, même les grotesques, emportent un peu de sa chaleur et de son rayonnement. Ce feu du ciel imprudemment ravi, que les Ratés gardent au fond de leurs prunelles, les rend quelquefois redoutables, le plus souvent ridicules; mais leur existence en reçoit une sérénité grandiose, un mépris du mal, une grâce à souffrir que les autres misères ne connaissent pas.

V LES SUITES DUNE LECTURE AU GYMNASE MORONVAL

Le lendemain, les Moronval recevaient de madame de Barancy une invitation pour le lundi suivant. Au bas de la lettre était joint un petit post-scriptum exprimant le plaisir que l’on aurait à recevoir avec eux M. d’Argenton.


– Je n’irai pas… dit le poète très sèchement, quand Moronval lui communiqua le billet coquet et parfumé.


Alors le mulâtre se fâcha. C’était d’un mauvais camarade ce que d’Argenton faisait là. En quoi cela pouvait-il le gêner d’accepter cette invitation?


– Je ne dîne pas chez ces sortes de femmes.


– D’abord, dit Moronval madame de Barancy n’est pas ce que tu crois. Et puis enfin, pour un ami on fait le sacrifice de quelques scrupules; tu sais que j’ai besoin de la comtesse, que l’idée de ma Revue coloniale lui a souri, et tu fais ce que tu peux pour entraver l’affaire. Vraiment, ça n’est pas gentil.


D’Argenton, après s’être laissé beaucoup prier, finit par accepter.


Le lundi suivant, M. et Mme Moronval, ayant laissé le gymnase sous la surveillance du docteur Hirsch, se rendirent au petit hôtel du boulevard Haussmann, où le poète devait les rejoindre.


Le dîner était pour sept heures. D’Argenton ne vint qu’à sept heures et demie, et vous pouvez penser que, pendant cette demi-heure, il ne fut pas possible à Moronval de parler de son grand projet.


Ida était d’une inquiétude!


– Croyez-vous qu’il viendra?… Pourvu qu’il ne soit pas malade… Il a l’air si délicat.


Enfin, il arriva, fatal et frisé, s’excusa légèrement sur ses occupations, toujours très réservé, mais moins dédaigneux que d’habitude.


L’hôtel l’avait impressionné.


Le quartier tout neuf alors, ce luxe de tapis et de fleurs qui commençait à l’escalier orné de plantes vertes pour finir au petit boudoir parfumé de lilas blanc, le salon de dentiste avec un ciel bleu encadré de boiseries dorées, le meuble noir capitonné de jaune, et le balcon où la poussière du boulevard voltigeait mêlée au plâtre des constructions voisines, tout devait charmer cet habitué du gymnase Moronval, lui donner une impression luxueuse et de haute vie.


L’aspect de la table servie, la tournure imposante d’Augustin, l’adorateur du soleil, et toutes ces minuties du service, qui donnent de jolis reflets aux mauvais vins et du goût aux plats les plus ordinaires, achevèrent de le ravir. Sans être aussi étonné ni aussi admiratif que Moronval, qui poussait des exclamations et flattait avec impudence les vanités de la comtesse, d’Argenton l’incorruptible s’adoucit un peu, daigna sourire et parler.


C’était un causeur intarissable, pourvu qu’il fût question de lui et qu’on ne l’interrompît jamais dans la période commencée, son imagination capricieuse étant facile à dérouter. Il en résultait un ton sentencieux, autoritaire, pour les moindres arguments, et une certaine monotonie qui venait de cet éternel «Moi, je… Moi, je…» par lequel commençaient toutes ses phrases. Avant tout, il tenait à gouverner son auditoire, à se sentir écouté.


Malheureusement, savoir écouter était une vertu au-dessus des forces de la comtesse, et cela amena pendant le dîner quelques incidents fâcheux. D’Argenton aimait surtout à répéter les mots qu’il avait faits dans certains milieux, adressés à des personnages connus, rédacteurs de journaux, éditeurs, directeurs de théâtre, qui n’avaient jamais voulu accepter ses pièces, imprimer sa prose ou ses vers. C’étaient des mots terribles, barbelés, empoisonnés, qui brûlaient, enlevaient le morceau.


Mais avec Mme de Barancy, il ne pouvait jamais arriver à ces mots fameux, précédés pour la plupart de toute une explication préliminaire. Quand il touchait au moment pathétique de l’histoire et que de sa voix solennelle il commençait: «Alors je lui ai dit ce mot cruel…»


Juste à ce moment, la malheureuse Ida s’élançait au milieu de sa phrase, toujours occupée de lui, il est vrai, mais d’une façon désastreuse pour le discours.


– Oh! monsieur d’Argenton, je vous en prie, reprenez un peu de cette glace…


– Merci, madame!


Et le poète, en fronçant le sourcil, répétait avec un redoublement d’autorité:


– Alors je lui ai dit…


– Est-ce que vous ne la trouvez pas bonne?… demandait l’autre naïvement.


– Excellente, madame… «ce mot cruel.»


Mais le mot cruel retardé si longtemps ne faisait plus d’effet, d’autant que le plus souvent c’étaient des choses comme ceci: «À bon entendeur, salut!» ou «Monsieur, nous nous reverrons.» À quoi d’Argenton ne manquait jamais d’ajouter: «Et il était vexé!»


Devant le regard sévère que lui jetait le poète interrompu, Ida se désespérait: «Qu’est-ce qu’il a?… Je lui ai encore déplu.»


Deux ou trois fois, pendant le dîner, il lui vint de grandes envies de pleurer, qu’elle dissimulait de son mieux en disant à Mme Moronval, d’un air aimable: «Mangez donc… vous ne mangez pas!» Et à M. Moronval: «Vous ne buvez rien!» Ce qui était d’affreux mensonges, car l’inventeur de la méthode Decostère faisait fonctionner sa mâchoire encore plus activement que les soirs de lecture expressive, et sa verve d’appétit n’avait d’égale que la soif intarissable du Moronval.


Le dîner fini, quand on fut passé dans le salon, bien chauffé, bien éclairé, et où le café servi mettait un parfum d’intimité, le mulâtre, qui guettait sa proie depuis deux heures, jugea le moment favorable et dit tout à coup d’un petit air négligent à la comtesse:


– J’ai beaucoup pensé à notre affaire… Cela coûtera moins cher que je n’avais supposé.


– Ah! dit-elle d’un air distrait.


– Mon Dieu, oui… Et si notre belle directrice voulait m’accorder quelques instants de sérieux entretien.


«Directrice» était un coup d’audace, une trouvaille de génie, mais en pure perte, car la diétice, comme disait Moronval, n’écoutait pas. Elle suivait de l’œil son poète, qui marchait de long en large dans le salon, silencieux, préoccupé.


«À quoi rêve-t-il!» se disait-elle.


Il digérait.


Légèrement atteint de gastrite et toujours très inquiet de sa santé, il ne manquait jamais, en sortant de table, de se promener pendant un quart d’heure, à grands pas, en quelque endroit qu’il fût. Partout ce pouvait être un ridicule, ici c’était une sublimité de plus; et au lieu d’écouter Moronval, Ida regardait s’enfoncer dans l’ombre du fond, puis revenir vers la lueur des lampes, ce front courbé, traversé d’un pli austère.


Pour la première fois de sa vie elle aimait réellement, passionnément, et sentait battre son cœur de ces coups pleins auxquels rien ne ressemble. Jusqu’alors, elle s’était toujours livrée au hasard de sa vie, au caprice de sa vanité, et les liaisons plus ou moins longues qui l’avaient asservie s’étaient nouées et dénouées sans que sa volonté y fût pour rien.


Suffisamment sotte et ignorante, d’un esprit crédule et romanesque, tout près de cette trentaine funeste qui est toujours chez les femmes la date d’une transformation quelconque, elle s’aidait maintenant de tous les romans qu’elle avait lus pour se créer un idéal qui ressemblait à d’Argenton. Sa physionomie se métamorphosait si bien en le regardant, ses yeux gais devenaient si tendres et son sourire si langoureux, que sa passion ne pouvait plus être un mystère pour personne.


Moronval, en la voyant ainsi absorbée et craintive, fit pour sa femme un haussement d’épaules imperceptible qui signifiait:


«Elle est folle.»


Elle l’était en effet, et, depuis le dîner, elle se torturait l’esprit à chercher un moyen de rentrer en grâce. Enfin elle avait trouvé; et comme le poète arrivait près d’elle, dans sa promenade de panthère encagée:


– Si monsieur d’Argenton voulait être bien aimable, il nous dirait ce beau poème qui a eu tant de succès au gymnase l’autre soir… J’y ai pensé toute la semaine… Il y a surtout un vers qui me poursuit… Moi je… moi je… Comment donc?… Ah!…


Moi, je crois à l’amour comme je crois au bon Dieu.


En Dieu! fit le poète avec une grimace horrible comme si on lui avait pris le doigt dans une porte.


La comtesse, qui ne connaissait pas très bien la prosodie, ne comprit qu’une chose, c’est qu’elle lui avait encore déplu. Le fait est qu’il commençait à lui causer cette impression stupéfiante dont elle ne put jamais se défendre et qui fit ressembler son amour pour lui à ce culte aplati, terrifié, que les Japonais rendent à leurs farouches idoles aux yeux de jade. Devant lui, elle était plus sotte que nature et perdait même ce charme vif d’oiseau sautillant, cet imprévu de pensée et d’expression où son esprit borné pouvait plaire par une constante variété.


Pourtant l’idole s’humanisa; et pour montrer à madame de Barancy qu’il ne lui gardait pas rancune d’avoir écorché ses vers, d’Argenton suspendit un moment son exercice hygiénique:


– Je ne demande pas mieux que de réciter quelque chose… Mais, quoi?… Je ne sais vraiment rien.


Il se tourna vers Moronval par ce mouvement cher à tous les poètes qui ne demandent en général un avis qu’avec la ferme résolution de ne pas le suivre:


– Qu’est-ce qu’il faut que je dise?


– Eh bien! répondit l’autre d’un ton maussade, puisqu’on te demande le Credo, dis le Credo.


– Vraiment!… Vous le voulez?


– Oh! oui, monsieur, dit la comtesse, vous me rendrez bien heureuse.


– Allons!… fit d’Argenton très naturellement; et, bien campé, le regard levé, il chercha une minute, puis commença ainsi:


À une qui m’a fait du mal…


En voyant l’étonnement d’Ida, qui attendait autre chose, il reprit d’un air plus solennel encore:


À une qui m’a fait du mal…


La comtesse et Moronval échangèrent un regard significatif. Sans doute il s’agissait de la grande dame en question.


Le morceau commençait très doucement, sur le ton d’une épître mondaine.


Madame, vous avez une toilette exquise.


Puis l’idée s’assombrissait, passait de l’ironie à l’amertume, de l’amertume à la fureur, et se terminait par ces vers terribles:


Seigneur, délivrez-moi de cette horrible femme

Qui boit tout le sang de mon cœur.


Comme si cette poésie singulière avait remué en lui de pénibles souvenirs, d’Argenton affecta de ne plus dire un mot de toute la soirée. La pauvre Ida, elle aussi, était songeuse. Elle pensait à ces grandes dames qui avaient tant fait de mal à son poète; et tout le temps elle le voyait là-haut, bien haut, dans quelque salon aristocratique du faubourg Saint-Germain, où des femmes vampires buvaient tout le sang de son cœur, sans en laisser une goutte pour elle…


– Tu sais, mon petit, disait Moronval en s’en allant bras dessus bras dessous avec d’Argenton sur les boulevards déserts, pendant que la petite madame Moronval les suivait à grand’peine, tu sais, si j’ai ma Revue, je te prends pour rédacteur en chef.


Il jetait ainsi la moitié de la cargaison à la mer pour tâcher de sauver le navire, car il voyait bien que si d’Argenton ne s’en mêlait pas, on ne pourrait tirer de la comtesse, que des paroles en l’air, des bouts de promesses, rien de sérieux.


Le poète ne répondit pas. Il s’occupait bien de la Revue!


Cette femme le troublait. On n’exerce pas la profession de poète lyrique martyr de l’amour sans être touché de ces adorations muettes qui flattent en même temps deux amours-propres, celui de l’homme de lettres et celui de l’homme à bonnes fortunes. Depuis surtout qu’il avait aperçu Ida dans son luxe galant, un peu vulgaire comme elle, mais plein d’un bien-être moelleux, il se sentait envahi par je ne sais quelle langueur amoureuse qui fondait la rigidité de ses principes.


Amaury d’Argenton appartenait à une de ces anciennes familles provinciales dont les castels ressemblent à des grandes fermes, moins l’aspect riche et plantureux. Ruinés depuis trois générations, les d’Argenton après avoir abrité entre ces vieux murs toute espèce de privations, une vie paysanne de gentilshommes chasseurs et laboureurs, avaient dû vendre cette unique propriété, quitter le pays et chercher fortune à Paris.


Depuis, ils étaient tombés si bas dans la misère et les mésaventures commerciales, qu’il y avait plus de trente ans qu’ils ne mettaient plus l’apostrophe de leur nom. En se lançant dans la littérature, Amaury reprit la particule, et ce titre de vicomte auquel il avait droit. Il espérait bien l’illustrer, et dans la ferveur d’ambition des commerçants, il prononça cette phrase impudente: «Je veux qu’on dise un jour le vicomte d’Argenton comme on dit le vicomte de Chateaubriand.


– Et le vicomte d’Arlincourt… répondit Labassindre qui, en sa qualité d’ancien ouvrier devenu chanteur, détestait cordialement la comtesse.


Le poète avait eu une enfance malheureuse et pauvre, sans gaieté ni lumière. Entouré d’inquiétudes et de larmes, de ces soucis d’argent qui fanent si vite les enfants, il n’avait jamais joué ni souri. Une bourse à Louis-le-Grand, en facilitant ses études qu’il fit avec courage jusqu’au bout, continua cette position précaire devenue dépendante. Pour seule distraction, il passait ses vacances et ses jours de sortie chez une sœur de sa mère, excellente femme, qui tenait un hôtel garni dans le Marais et lui donnait de temps en temps de quoi se payer des gants, car la tenue fut de bonne heure un de ses plus chers soucis.


Ces enfances si tristes font des maturités amères. Il faut des bonheurs de vie, des prospérités sans nombre pour effacer l’impression de ces premières années; et l’on voit des hommes riches, heureux, puissants, haut placés, qui semblent ne jamais jouir de la fortune, tellement leur bouche a gardé le tour envieux des anciennes déceptions, et leur allure la timidité honteuse que procure aux corps jeunes et tout neufs le vieil habit ridicule et rapiécé taillé dans les vêtements paternels.


Le sourire amer d’Argenton avait sa raison d’être.


À vingt-sept ans, il n’était encore arrivé à rien qu’à publier à ses frais un volume de poésies humanitaires, qui l’avait mis au pain et à l’eau pendant six mois et dont personne n’avait parlé. Il travaillait pourtant beaucoup, possédait la foi, la volonté; mais ce sont là des forces perdues pour la poésie, à qui l’on demande surtout des ailes. D’Argenton n’en avait pas. Il sentait peut-être à leur place cette inquiétude que laisse un membre absent, mais voilà tout; et il perdait son temps et sa peine en efforts inutiles et infructueux.


Les leçons qu’il donnait pour vivre lui permettaient d’atteindre, à force de privations, la fin de chaque mois, où sa tante, retirée en province, lui envoyait une pension. Tout cela ressemblait bien peu à l’idéal que s’en faisait Ida, à cette vie dissipée de poète mondain, promenée de succès en intrigues dans tous les salons du noble faubourg.


D’une nature orgueilleuse et froide, le poète avait fui jusqu’à ce jour toute liaison sérieuse. Pourtant les occasions ne lui manquaient pas. On sait qu’il se trouve toujours des séries de femmes pour aimer ces êtres-là et mordre à leur «Je crois à l’amour,» comme l’ablette à l’hameçon. Mais pour d’Argenton, les femmes n’avaient jamais été qu’un obstacle, une perte de temps. Leur admiration lui suffisait; il se plaçait à dessein plus haut, dans les sphères où l’on plane, entouré d’adorations auxquelles il dédaignait de répondre.


Ida de Barancy était bien la première qui lui eût fait une réelle impression. Elle ne s’en doutait guère; et chaque fois qu’attirée vers le gymnase plus souvent qu’il n’était nécessaire pour voir son petit Jack, elle se trouvait en face de d’Argenton, c’était toujours avec la même attitude humiliée, la même voix timide qui demandait grâce.


Le poète, de son côté, même après sa visite au boulevard Haussmann, continua à jouer sa comédie d’indifférence; mais cela ne l’empêchait pas de choyer l’enfant en secret, de l’attirer près de lui, de le faire causer sur sa mère, sur cet intérieur dont l’élégance l’avait séduit en l’indignant, par un mélange de vanité et de jalousie amoureuse.


Que de fois, pendant la classe de littérature, – quelle littérature pouvait donc les intéresser, ces «petits pays chauds!» – que de fois il appelait Jack près de sa table pour le questionner… Comment allait sa mère? Qu’est-ce qu’elle faisait? Qu’avait-elle dit?


Jack, très flatté, donnait tous les renseignements qu’on lui demandait, même ceux qu’on ne lui demandait pas. C’est ainsi qu’il introduisait toujours la pensée de «bon ami» dans ces causeries intimes, pensée qui hantait d’Argenton, qu’il essayait d’éloigner, et que ce bambin bouclé, avec sa petite voix câline, lui précisait sans cesse, impitoyablement: «Bon ami était si bon, si complaisant!… Il venait souvent les voir, oh! mais très souvent; et quand il ne venait pas, il envoyait de là-bas des paniers pleins de beaux fruits, des poires grosses comme ça, des joujoux pour le petit Jack… Aussi Jack l’aimait de tout son cœur, allez!»


– Et votre maman, sans doute, l’aime bien, elle aussi? disait d’Argenton, tout en écrivant ou faisant semblant d’écrire.


– Oh! oui, monsieur!… répondait Jack naïvement.


Encore était-ce bien sûr qu’il parlât naïvement? L’âme des enfants est un abîme. On ne sait jamais jusqu’à quel point ils ont la notion des choses qu’ils nous disent. Dans cette germination mystérieuse qui se fait continuellement en eux des sentiments et des idées, il y a des éclosions subites dont rien ne nous avertit, des fragments de compréhension qui arrivent à former un ensemble, rattachés entre eux par des liens que l’enfant saisit tout à coup.


Étaient-ce des rapports de ce genre qui avaient fait comprendre à Jack la rage et la déception de son professeur chaque fois qu’il lui parlait de «bon ami?» Toujours est-il qu’il y revenait sans cesse. Il n’aimait pas d’Argenton. À la répulsion des premiers temps se joignait maintenant un sentiment de jalousie. Sa mère s’occupait trop de cet homme. Pendant les jours de congé ou pendant ses visites, elle lui faisait toutes sortes de questions sur son professeur, s’il était bon avec lui, s’il ne lui avait rien dit pour elle.


– Rien du tout, répondait Jack.


Et pourtant le poète ne manquait jamais de le charger de quelque compliment auprès de la comtesse. Même il lui remit une fois la copie du Credo de l’amour; mais Jack l’oublia d’abord, la perdit ensuite, moitié par étourderie, moitié par ruse.


Ainsi, pendant que ces deux natures dissemblables s’attiraient l’une l’autre par tous les pôles aimantés et contraires, l’enfant se tenait entre elles, défiant, éveillé, comme s’il se doutait déjà qu’il allait se trouver pris, broyé, étouffé dans le choc violent et prévu de leur première rencontre.


Tous les quinze jours, le jeudi, Jack sortait et restait à dîner chez sa mère, quelquefois tout seul avec elle, quelquefois avec «bon ami.» Ces jours-là, on allait au concert, au théâtre. C’était grande fête pour lui et pour tous les «petits pays chauds,» car il revenait toujours les poches pleines, de ces excursions dans la vie de famille.


Un jeudi, en arrivant à l’heure habituelle, Jack vit dans la salle à manger trois couverts mis et un déploiement de cristaux et de fleurs. «Oh! quel bonheur!… se dit-il en entrant… Bon ami est ici.»


Sa mère vint au-devant de lui, belle, très en toilette, ayant dans ses cheveux des brins de lilas blanc semblables à ceux des corbeilles. Un grand feu doux flambait dans le salon où elle l’entraîna en riant:


– Devine qui est là.


– Oh! je m’en doute, dit Jack tout heureux… c’est «Bon ami!…»


Car ils avaient l’habitude de ces petites scènes, le jeudi, à l’arrivée.


C’était d’Argenton.


Plus pâle, plus fatal encore qu’à l’ordinaire, il s’étalait sur le divan, en habit, en cravate blanche, avec un large plastron de linge empesé qui lui donnait l’air imposant.


L’ennemi était dans la place. La déception de l’enfant fut si grande, qu’il eut toutes les peines du monde à se retenir de pleurer.


Ce fut une minute de gêne et de silence.


Heureusement, la porte s’ouvrit bruyamment, violemment, comme si une horde de Huns se fut ruée sur elle, et Augustin annonça d’un voix retentissante: «Madame est servie!»


Le dîner parut triste et bien long au petit Jack. Il gênait, et il était gêné. Avez-vous senti parfois cet isolement qui donne envie de disparaître, de s’en aller tout à fait, tellement on se sent inutile et inopportun! Lorsque Jack parlait, on ne l’écoutait pas. Quant à comprendre ce qu’on disait, il n’aurait pas fallu qu’il y songeât.


C’étaient ces demi-mots, ces tours de phrases énigmatiques dont on se sert pour parler par-dessus la petite tête des enfants. Par moments, il voyait que sa mère riait, puisqu’elle rougissait et buvait pour qu’on ne la vît pas rougir.


«Oh! non… non…» disait-elle, et des «Qui sait?… Peut-être!… Vous croyez?» toutes sortes de petits mots qui n’avaient l’air de rien et pourtant les faisaient beaucoup rire. Où étaient-ils ces joyeux dîners où Jack, assis entre sa mère et «bon ami,» était le vrai roi de la table et dirigeait à son caprice le rire et les préoccupations des convives? Subitement ce souvenir lui revint dans une phrase malheureuse. Madame de Barancy venait d’offrir une poire à d’Argenton, qui s’extasiait sur la bonne mine de ces fruits.


– Cela vient de Tours… dit Jack avec ou sans malice… C’est «bon ami» qui nous les a envoyés.


D’Argenton, qui était en train de peler sa poire, la remit dans son assiette, avec un mouvement où perçaient à la fois le dépit de ne pas manger d’un fruit qu’il préférait, et tout le mépris que lui inspirait son rival.


Oh! le coup d’œil terrible de la mère à l’enfant! Jamais elle ne l’avait ainsi regardé.


Jack n’osa plus remuer ni parler; et la soirée continua cette impression du repas.


Assis l’un près de l’autre, au coin du feu, d’Argenton et Ida s’étaient mis à causer à voix basse, sur ce ton confidentiel qui est déjà une intimité. Il racontait sa vie, son enfance nerveuse et maladive, enfermée dans un vieux château perdu au fond des montagnes. Il dépeignait les douves, les tourelles et les longs corridors où le vent s’engouffrait; puis, ses luttes artistiques, ses premiers travaux, les obstacles que son génie rencontrait continuellement, et tous les seuils trop bas pour la hauteur de ses allures.


Il parlait des persécutions acharnées dont il était victime, de ses ennemis littéraires, des terribles épigrammes qu’il leur avait décochées:


«Alors je lui ai dit ce mot cruel!»


Cette fois, elle ne l’interrompit plus. Elle écoutait, penchée vers lui, la tête sur son coude, souriante, comme en extase. Et sa pensée était si bien accaparée, que, lorsqu’il se taisait, elle écoutait encore, et qu’on n’entendait plus dans le salon que le tic tac de la pendule et le frémissement des pages que l’enfant tournait avec désœuvrement, endormi à moitié sur l’album qu’il feuilletait.


Tout à coup elle se leva, frissonnante:


– Allons, Jack, mon ami, appelle Constant pour qu’elle te conduise. Il est l’heure…


– Oh! maman…


Il n’osa pas dire qu’on le gardait plus tard ordinairement; il craignait d’affliger sa mère, et surtout de rencontrer dans ces jolis yeux clairs, si tendres d’habitude, l’expression grondeuse qui tout à l’heure l’avait si fort consterné.


Elle le récompensa de sa docilité en l’embrassant avec une singulière expansion.


– Bonsoir, enfant… dit d’Argenton, redoublant de solennité; et il attira le petit comme pour l’embrasser. Celui-ci tendait son joli front de blondin:


– Bonsoir, monsieur!


Mais le poète le repoussa, comme emporté par un mouvement invincible et répulsif, semblable à celui qu’il avait eu pendant le dîner en pelant son beau fruit.


Ce n’était pourtant pas un cadeau de «bon ami,» cet enfant-là.


– Je ne peux pas… je ne peux pas… murmura-t-il, et il vint tomber sur la causeuse, en s’essuyant le front.


Jack, stupéfait, regardait sa mère, de l’air de dire: «Qu’est-ce que je lui ai fait?»


– Va, mon Jack… Emmenez-le, Constant.


Et pendant que madame de Barancy s’approchait de son poète, pour essayer de l’apaiser, l’enfant s’en retournait le cœur gros vers le gymnase Moronval; et dans l’allée noire encore attristée des regrets de la rentrée, dans le dortoir glacial, en pensant au professeur si largement installé là-bas sur le divan du salon parmi la lumière et les fleurs, il se disait avec envie: «Il est bien heureux, lui!… Jusqu’à quelle heure va-t-il rester-là?…»


Dans le cri de d’Argenton: «Je ne peux pas…» et sa répugnance à embrasser le petit Jack, il y avait certes l’emphase et la pose de cette nature déclamatoire, mais, tout au fond, aussi un sentiment réel et sincère.


Il était jaloux de l’enfant, comme l’enfant était jaloux de lui. À ses yeux, c’était là tout le passé d’Ida, la preuve vivante et bien vivante que d’autres l’avaient aimée avant lui. Son orgueil en souffrait.


Ce n’est pas qu’il fût très épris de la comtesse. On eût pu dire plutôt qu’il s’aimait en elle, et qu’en voyant dans ses yeux limpides et naïfs son image reflétée en beau, il s’arrêtait complaisamment avec le sourire égoïste que jette toute femme à la glace qui la fait jolie. Mais d’Argenton aurait voulu que la glace ne fût ternie d’aucun souffle, qu’elle n’eût jamais reflété que lui, au lieu de conserver, dans l’ombre du passé, le souvenir offensant de beaucoup d’autres images.


Cela, c’était irrémédiable. La pauvre Ida n’y pouvait rien, à part le regret qu’elles expriment toutes: «Pourquoi t’ai-je rencontré si tard?» Ce qui n’est pas fait pour calmer les tortures de cette singulière jalousie rétrospective, surtout lorsqu’elle est doublée d’un orgueil extraordinaire.


«Elle aurait dû me pressentir,» pensait d’Argenton; et de là venait la colère sourde que la vue seule de l’enfant excitait en lui.


Elle ne pouvait pas pourtant le renier, l’abandonner, ce cher passé aux cheveux d’or. Mais peu a peu, sous l’influence du poète, pour éviter ces rencontres pénibles où chacun souffrait de la gêne des autres, elle prit l’habitude de faire sortir Jack un peu moins souvent et d’abréger, elle aussi, ses visites au gymnase. Elle entrait déjà dans la voie des sacrifices, et celui-là n’était pas le moindre.


Quant à l’hôtel, à la voiture, à ce luxe où elle vivait, la pauvre femme était prête à tout quitter, n’attendant qu’un signe d’Argenton pour congédier «bon ami.»


– Tu verras, lui disait-elle, je t’aiderai, je travaillerai. Et puis je ne serai pas complètement à ta charge. Il me restera toujours bien un peu d’argent.


Mais d’Argenton hésitait encore. C’était, malgré son apparente exaltation, un esprit très froid, très lucide, un bourgeois méthodique et plein d’habitudes, raisonnant jusqu’à ses coups de tête.


– Non, non… Attendons encore… Un jour viendra où je serai riche, et alors…


Il faisait allusion à cette vieille tante de province qui lui servait sa pension, et dont il hériterait infailliblement un jour ou l’autre. Elle était si âgée la chère bonne femme!


Et l’on faisait de beaux projets pour ce moment-là. On s’en irait à la campagne, assez près de Paris pour en avoir la lumière, assez loin pour en éviter le bruit. Ils auraient une petite maison à eux, dont il méditait le plan depuis longtemps, toute basse, avec une terrasse italienne garnie de pampres et une devise au fronton de la porte: Parva domus, magna quies. «Petite maison, grand repos.» Là il travaillerait. Il ferait un livre, son livre, le livre, le Livre, cette Fille de Faust dont il parlait depuis dix ans. Puis, tout de suite après La Fille de Faust, viendraient Les Passiflores, un volume de poésies, Les Cordes d’airain, des satires impitoyables. Il avait ainsi dans l’esprit une foule de titres vacants, des étiquettes d’idées, des dos de volumes sans rien dedans.


Alors, des éditeurs viendraient; ils seraient bien forcés de venir! Il serait riche, célèbre, peut-être de l’Académie, quoique cette institution soit bien tombée, bien vermoulue.


«Mais non, mais non, ça ne fait rien, disait Ida… Il faut en être.» Elle se voyait déjà dans un coin de l’Institut, le jour de la réception, cachée et palpitante, vêtue d’une petite robe modeste, comme il sied à la femme d’un homme célèbre.


En attendant, ils continuaient à manger les poires de «bon ami,» qui était bien le plus commode et le moins clairvoyant des bons amis.


D’Argenton les trouvait excellentes, ces satanées poires, mais il les mangeait avec une mauvaise humeur terrible, des rages, des grincements, et se vengeait sur la pauvre Ida, par quelques petites phrases bien acérées et blessantes, de ce que sa conduite à lui avait d’indélicat.


Des semaines, des mois, se passèrent ainsi; sans apporter d’autres changements dans leur vie à tous qu’un refroidissement très sensible entre Moronval et son professeur de littérature. Le mulâtre, qui attendait toujours que la comtesse prît une décision au sujet de la Revue, soupçonnait d’Argenton d’être hostile à son projet, et ne se gênait pas pour dire toute sa pensée sur ce monsieur.


Un jeudi matin, Jack, qu’on ne faisait plus sortir que rarement, regardait avec tristesse, par les vitres nombreuses de la rotonde de récréation, un beau ciel de printemps, tout bleu, large ouvert, qui faisait rêver de promenade et de liberté.


Le soleil était déjà chaud, les branches des lilas pointées de vert, et la terre inculte du petit jardin avait des soulèvements de vie, comme des bruissements de sources invisibles. Du passage, il venait des cris d’enfants, d’oiseaux en cage. C’était un de ces matins où toutes les fenêtres s’ouvrent pour laisser entrer un peu de lumière dans les maisons et s’évaporer les ombres de l’hiver, tout ce noir dont la longueur des nuits et la fumée des feux emplissent les chambres longtemps closes.


Jack pensait que ce serait bon par un matin pareil de sortir un peu du gymnase, d’avoir un autre horizon que le grand mur tapissé de lierre au pied duquel le jardin finissait dans des amas de cailloux verdis, de feuilles mortes.


Juste à ce moment, la sonnette s’ébranla au-dessus de la porte; il vit entrer sa mère en grande toilette, radieuse, pressée, emportée par une agitation extraordinaire.


Elle venait le chercher pour l’emmener au Bois.


On ne rentrerait que le soir. Une vraie partie fine, comme il en faisait autrefois.


Il fallait aller demander la permission à Moronval; mais comme madame de Barancy apportait le trimestre, vous pensez si la permission fut vite accordée.


Oh! quel bonheur! disait Jack; et pendant que sa mère racontait au mulâtre que M. d’Argenton venait d’être obligé de partir en Auvergne auprès de sa tante qui se mourait, l’enfant traversa rapidement la cour pour aller s’habiller. Sur sa route il rencontra Mâdou. Mâdou, hâve, triste, déjà occupé de tous les soins du ménage, et transportant ses balais et ses seaux sans s’apercevoir que le temps était doux et que l’air se parfumait de sèves nouvelles.


En le voyant, il vint à Jack une idée folle, une de ces idées d’enfant heureux qui veut mettre autour de lui tout à l’unisson de son bonheur:


– Oh! maman, si nous emmenions Mâdou!…


La permission était plus difficile à obtenir, à cause des fonctions multiples du petit roi au gymnase; mais Jack supplia si bien que l’excellente madame Moronval déclara que pour ce jour-là elle se chargerait de toute la besogne du négrillon.


– Mâdou, Mâdou, cria l’enfant en se précipitant dehors, vite, habille-toi, nous t’emmenons avec nous en voiture, nous allons déjeuner au Bois.


Il y eut une minute de confusion. Mâdou était ahuri. Madame Decostère lui cherchait une tunique d’emprunt pour la circonstance. Le petit de Barancy sautait de joie, et madame de Barancy, comme un oiseau bavard que le bruit excite, donnait à Moronval force détails sur le voyage d’Argenton, l’état désespéré de sa santé.


Enfin on partit.


Jack et sa mère s’assirent dans le fond de la victoria, Mâdou sur le siège à côté d’Augustin; c’était peu royal, mais Sa Majesté en avait vu bien d’autres.


Le départ fut charmant, le long de cette avenue de l’Impératrice si large le matin, aérée et familiale. On rencontrait quelques promeneurs, de ceux qui aiment à respirer un peu de soleil avant le mouvement, le bruit, la poussière de la journée, des enfants accompagnés de gouvernantes, des tout petits, portés sur les bras, dans la solennité de leurs longues robes blanches, d’autres, plus grands, les bras et les jambes nus, les cheveux flottants. Des cavaliers passaient aussi, des amazones; et dans l’allée réservée, le sable ratissé fraîchement gardait les traces de ces premières cavalcades et semblait, au pied des pelouses vertes, un chemin de parc bien plus qu’un endroit public. Le même aspect tranquille, luxueux, reposé, s’étendait aux villas éparses dans la verdure et dont les briques roses, les ardoises bleuies par cette belle matinée ressortaient comme lavées de lumière fraîche.


Jack s’extasiait, embrassait sa mère, tirait Màdou par sa tunique:


– Tu es content, Mâdou?


– Oh! bien content, moucié.


On arriva au Bois, déjà vert par places et fleuri. Il y avait des allées dont la cime seule était cendrée de verdure ou rougie de sève, ce qui donnait aux branches toutes noyées de soleil un aspect vaporeux. Les diverses essences d’arbres, plus ou moins précoces, passaient du vert tendre des pousses nouvelles au vert permanent des arbustes d’hiver. Des houx, qui avaient porté la neige sur leurs feuilles raides et crispées, frôlaient des lilas en bourgeons, tout frileux encore et défiants.


La voiture arrêtée au restaurant du Pavillon, pendant qu’on préparait le déjeuner, madame de Barancy descendit avec les enfants pour faire le tour du lac. À cette heure matinale, les longues promenades de l’après-midi et tous ces reflets mondains de cochers poudrés, galonnés, de chevaux empanachés, d’essieux éclatants, ne le troublaient pas encore.


Il avait gardé de la nuit une fraîcheur légère qui montait en buée dans la lumière. Des cygnes nageaient, des tiges d’herbes se miraient dans cette eau limpide à qui l’ombre, le silence, la solitude, semblaient avoir refait une vraie physionomie d’eau vivante; elle avait des rides, des frissons, des montées de sources qui éclataient à la surface en bulles claires et bouillonnantes. Au lieu de cette nappe immobile qui semble un miroir aux modes nouvelles et aux vanités de Paris, le lac osait redevenir un lac, des ailes le traversaient, des nageoires l’agitaient en dessous, et les saules frangés du vert des pousses tendres y trempaient leurs branches abandonnées.


Quelle promenade délicieuse!


Et le déjeuner!… Le déjeuner devant les fenêtres ouvertes, avec ces appétits de collégiens, inconscients et vivaces, s’attaquant à tout du même cœur. D’un bout du repas à l’autre, ce fut un long éclat de rire. Tout leur était prétexte, un morceau de pain qui tombait, la tournure du garçon; et ces gaietés naïves allaient trouver dans les branches les premiers cris des oiseaux.


Puis le déjeuner fini:


– Si nous allions au Jardin d’acclimatation?… proposa la mère.


– Oh! la bonne idée, maman!… Mâdou qui n’a jamais vu ça… c’est lui qui va s’amuser.


On remonta en voiture pour suivre la grande allée jusqu’à la grille. Dans le jardin presque désert, ils retrouvèrent l’impression tranquille de réveil et de fraîcheur que leur avait procurée le bois; mais, pour les enfants, l’attrait était encore plus grand, de toute cette vie animale qui emplissait jusqu’au moindre taillis et les regardait passer avec des sauts contre les palissades, des yeux fins ou langoureux, et des mufles roses tendus vers la bonne odeur de pain frais qu’ils rapportaient du restaurant.


Mâdou qui jusqu’alors s’était amusé pour faire plaisir à Jack, commença à s’amuser lui-même pour de bon. Il n’avait pas besoin de l’étiquette bleue qui donne à toutes ces petites cours l’air de prisons numérotées pour connaître certains animaux de son pays. Avec un sentiment mêlé de plaisir et de peine, il regardait les kanguroos dressés sur leurs pattes, si longues, qu’elles ont l’agilité et l’élan d’une paire d’ailes. On eût dit qu’il compatissait à leur dépaysement, qu’il souffrait de les voir dans ce court espace qu’ils franchissaient en trois sauts pour revenir à leur petite cabane avec cette précipitation de l’animal domestique qui sait le refuge et la nécessité du gîte.


Il s’arrêtait devant ces grilles légères, peintes en clair pour plus d’illusion, où les onagres, les antilopes, étaient parqués, sans pitié pour leurs sabots fins, si légers, si agiles; et il y avait des petits coins de verdure pelée, des versants de monticules si pauvres d’herbes, que tout à coup quelque fragment lointain de paysage brûlé se levait pour Mâdou au passage de ces trots rapides.


Les oiseaux enfermés l’apitoyaient surtout. Au moins les autruches, les casoars, logés solitairement au grand air avec un arbuste exotique qui les accompagne dans la perspective des allées comme sur une estampe d’histoire naturelle, avaient-ils la place de s’étendre, de gratter au soleil parmi les cailloux cette terre neuve, remuée, rapportée, qui garde éternellement au Jardin d’acclimatation une physionomie de chose improvisée. Mais que les perruches, les aras semblaient tristes dans cette longue cage séparée en compartiments uniformes, dont chacun s’orne d’un petit bassin et d’un arbre à perchoir, sans branches ni feuilles vertes!


Mâdou, en regardant ces endroits mélancoliques, un peu sombres, car le bâtiment est bien haut pour sa petite cour, pensait au gymnase Moronval. Dans la souillure de ces étroits pigeonniers, les plumes éclatantes paraissaient ternies et frangées; elles parlaient de luttes, de batailles, d’effarements de prisonniers ou de fous le long d’un grillage en fer ouvragé. Et les oiseaux du désert ou de l’espace, les flamants dont les plumes roses, les cous tendus, s’envolent en triangle sur des échappées du Nil bleu et de ciel pâle, les ibis au long bec qui rêvent perchés sur les sphinx immobiles, tous prenaient la même physionomie banale parmi les paons blancs vaniteusement étalés et les petits canards chinois délicatement peints qui barbotaient à l’aise dans leur lac minuscule.


Peu à peu le jardin se remplissait.


Il était mondain maintenant, bruyant, animé, et tout à coup, entre deux avenues, un spectacle étrange, fantastique, remplit Mâdou d’une extase si grande, qu’il en resta immobile, muet, sans un mot pour exprimer sa stupeur, son ravissement.


Au-dessus des massifs, des grilles, presque à la hauteur des grands arbres, deux éléphants, dont on n’apercevait encore que les énormes têtes et les trompes en mouvement, s’avançaient, balançant sur leurs larges dos tout un monde bariolé, des femmes avec des ombrelles claires, des enfants coiffés de chapeaux de paille, des têtes brunes, blondes, en cheveux, ornées de rubans de couleur. Après les éléphants, tout autre d’allure, une girafe venait, le cou raide, portant très haut sa petite tête sérieuse et fière; des gens étaient montés dessus. Et cette singulière caravane défilait dans l’allée tournante, entre la dentelle des jeunes branches, avec des rires, des petits cris, l’excitation que donnent la hauteur, l’air plus vif et aussi une crainte vague corrigée par beaucoup d’amour-propre.


Sous le soleil déjà chaud, ces étoffes de printemps paraissaient riches et soyeuses, et toutes les couleurs ressortaient sur la peau épaisse et rugueuse des éléphants. Enfin on les vit tout entiers, guidés par le cornac, la trompe tendue de droite à gauche vers les pousses d’arbres ou les poches des promeneurs, épais, chargés, tranquilles, agitant à peine leurs longues oreilles, qu’un enfant penché sur leurs dos ou quelque grande fille du peuple en train de rire chatouillaient légèrement d’une pointe d’ombrelle ou d’un fouet inoffensif.


– Qu’as-tu, Mâdou?… tu trembles… Est-ce que tu es malade? demanda Jack à son camarade.


Positivement Mâdou défaillait d’émotion; mais quand il apprit que lui aussi pourrait monter sur les lourdes bêtes, sa figure prit un air grave, posé, presque solennel.


Jack refusa de l’accompagner.


Il resta avec sa mère qu’il ne trouvait pas assez gaie, assez riante pour ce jour de bonheur; il éprouvait le besoin de se serrer contre elle, de l’admirer, de marcher dans la poussière de ses longues jupes de soie qu’elle laissait si royalement traîner. Assis tous deux, ils regardèrent le petit nègre se hisser tout en haut de l’éléphant avec une hâte, un frémissement singuliers.


Une fois là, il parut chez lui, à sa place.


Ce n’était plus l’enfant dépaysé, ridicule d’allure, de langage presque grotesque; ce n’était plus le collégien gauche et mal tourné, le petit domestique humilié par ses fonctions serviles et la tyrannie du maître. Sous sa peau noire, ordinairement terreuse, on sentait circuler la vie, ses cheveux laineux se soulevaient sauvagement, et dans ses yeux, parmi les langueurs de l’exil, luisaient des éclairs de colère ou de domination.


Heureux petit roi!


Deux ou trois fois de suite on lui fit faire le tour des allées.


«Encore, encore!» disait-il, et sur le petit pont qui traverse la pièce d’eau, entre les enclos des onagres, des kanguroos, des agoutis, il passait et repassait, excité jusqu’à l’ivresse par l’allure pesante et rapide de l’éléphant. Kérika, le Dahomey, la guerre, les grandes chasses, tout cela lui revenait en mémoire, il parlait seul, dans sa langue, et à cette petite voix d’Afrique, gazouillante, caressante, qui lui faisait fermer les yeux de plaisir, l’éléphant avait des barrissements enthousiastes, les zèbres hennissaient, les antilopes bondissaient effarés, pendant que de la grande cage aux oiseaux exotiques où le soleil tombait avec des rayons plus rouges, arrivaient des gazouillements, des cris, des appels, des coups de becs stridents, tout un tumulte de forêt vierge avant l’heure apaisée du sommeil.


Mais il était tard. Il fallait rentrer, descendre de ce beau rêve. D’ailleurs, sitôt le soleil disparu, le vent s’éleva, vif et froid, comme il arrive dans ces débuts du printemps où la gelée des nuits succède aux chauds rayons des jours.


Cette impression d’hiver fit aux enfants un retour morne et transi. La voiture filait dans la direction du gymnase, s’éloignait de l’Arc-de-Triomphe encore tout enflammé du couchant, et semblait aller vers la nuit. Mâdou songeait sur le siège, à côté du cocher; Jack, sans trop savoir pourquoi, avait le cœur gros, et par hasard madame de Barancy se taisait. Elle avait pourtant quelque chose à dire, et quelque chose qui lui coûtait probablement beaucoup, car elle attendit au dernier moment pour parler.


Enfin elle prit la main de Jack dans la sienne.


– Écoute, mon enfant. J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre…


Il comprit tout de suite qu’un grand malheur lui arrivait, et ses yeux suppliants se tournèrent vers sa mère:


Oh! ne le dis pas, ne le dis pas ce que tu as à m’apprendre.


Mais elle continua, parlant à voix basse et très vite:


– Il faut que je parte pour un grand voyage… Je suis obligée de te quitter… Mais je t’écrirai… Ne pleure pas surtout, mon chéri, tu me ferais trop de peine… D’abord, ce n’est pas pour longtemps que je m’en vais… nous nous reverrons bientôt… oui, bientôt, je te le promets…


Et elle se mit à lui raconter une foule d’histoires saugrenues. Il s’agissait d’affaires d’argent, d’une succession à recueillir, de choses tout à fait mystérieuses.


Elle aurait pu parler longtemps encore, inventer mille autres histoires, Jack ne l’écoutait plus. Affaissé, anéanti, il pleurait silencieusement dans son coin, et le Paris qu’il traversait lui semblait bien changé depuis le matin, dépouillé de ses rayons printaniers, de ses parfums de lilas, lugubre, désastreux; car il le regardait avec les yeux trempés de larmes d’un enfant qui vient de perdre sa mère.

VI LE PETIT ROI

Quelque temps après ce départ précipité, il arriva au gymnase une lettre de d’Argenton.


Le poète écrivait à son «cher directeur» pour lui annoncer que la mort d’une parente ayant changé sa position, il le priait d’accepter sa démission de professeur de littérature. En post-scriptum et d’une façon tout à fait cavalière, il ajoutait que madame de Barancy, obligée de quitter Paris subitement, confiait le petit Jack aux soins paternels de M. Moronval. En cas de maladie de l’enfant, écrire à l’adresse de d’Argenton, à Paris, avec ordre de faire suivre.


«Les soins paternels de Moronval.» Avait-il dû rire en écrivant cette phrase! Comme s’il ne connaissait pas le mulâtre, comme s’il ne savait pas ce qui attendait l’enfant à l’institution quand on apprendrait que sa mère était partie et qu’il n’y avait plus rien à espérer d’elle!


Au reçu de cette lettre sèche, succincte, impertinente à force de discrétion, Moronval eut un de ces terribles accès de colère, déréglés et fous, comme il en avait quelquefois, et qui faisaient passer dans le gymnase le tremblement, l’agitation, la consternation d’un orage sous les tropiques.


Partie!


Elle était partie avec ce va-nu-pieds, ce bellâtre cagneux, sans talent, sans esprit, sans rien. Ah! elle en aurait de l’agrément!… Si ce n’était pas honteux, une femme de son âge, car elle n’était plus de la première jeunesse, avoir le cœur de s’en aller, de laisser là ce pauvre enfant, seul dans Paris, livré à des étrangers.


Tout en s’apitoyant sur le sort du pauvre enfant, le mulâtre avait un mauvais petit froncement de babines qui semblait dire: «Attends… attends… je m’en vais te le soigner, moi, ton Jack, et tout à fait paternellement!»


Ce qui l’irritait surtout, c’était moins sa déconvenue de cupidité, sa Revue flambée, ce dernier espoir de fortune à jamais perdu, c’était moins tout cela que le mystère insolent, défiant, dont s’entouraient ces deux êtres qui s’étaient connus par lui, chez lui, à qui sa maison avait servi d’intermédiaire. Il courut au boulevard Haussmann pour avoir des renseignements, savoir quelque chose; mais, là, le mystère était le même. Constant attendait une lettre de madame. Elle savait seulement qu’on avait définitivement rompu avec «bon ami,» qu’on quitterait le boulevard, et que le mobilier serait probablement vendu.


– Ah! monsieur Moronval, ajoutait le vigoureux factotum, c’est un grand malheur que nous ayons mis le pied dans votre baraque.


Le mulâtre revint au gymnase, convaincu qu’au prochain trimestre on lui retirerait le petit Jack, ou que lui-même serait forcé de le renvoyer faute de paiement. Il en résulta pour lui, comme pour toute l’institution du reste, que le jeune de Barancy n’étant plus utile à ménager, il convenait de prendre une revanche de toutes les platitudes dont on l’entourait depuis un an.


Cela commença de haut, à la table du maître, où Jack s’assit désormais, non-seulement l’égal, mais le jouet et le martyr des autres. Plus de vin, plus de gâteaux.


«L’églantine,» comme tout le monde, «l’églantine» saumâtre, douceâtre et trouble, aussi chargée de corps étrangers et de mousse malsaine que les eaux d’une crue. Et tout le temps des regards haineux, des allusions blessantes.


On affectait de parler de d’Argenton devant lui. C’était un faux poète, égoïste, vaniteux.


Quant à sa noblesse, on savait à quoi s’en tenir, et les grands corridors sombres où, soi-disant, se traînait son enfance maladive, n’avaient jamais existé dans un vieux château perdu au fond des montagnes, mais dans le petit hôtel garni que sa tante dirigeait rue de Fourcy, parmi cet enchevêtrement de ruelles tortueuses et humides qui entourent l’église Saint-Paul. Elle était Auvergnate, la brave femme, et chacun se souvenait de l’avoir entendue crier à son neveu, dans ces mêmes corridors sombres: «Amaury, mon garçon, monte-moi la clé du ché bi (du sept bis).» Et le vicomte montait la clé du ché bi.


Ces railleries féroces contre le poète qu’il détestait amusaient l’enfant; mais quelque chose l’empêchait de rire, de se mêler à la gaieté bruyante des «petits pays chauds,» enchantés de témoigner de leur bassesse à chaque plaisanterie de Moronval. C’est que toujours à la suite de ces révélations burlesques, arrivaient des allusions à une autre personne que Jack tremblait de reconnaître, bien qu’aucun nom ne fût prononcé. On eût dit qu’un lien quelconque unissait dans l’esprit des convives Amaury d’Argenton, ce grand homme raté, bellâtre, ridicule, et cette autre personne que l’enfant adorait et respectait pardessus tout.


Il y avait principalement un certain duché de Barancy qui revenait dans toutes les conversations.


– Où le placez-vous, ce duché-là, criait Labassindre, en Touraine, ou bien au Congo?


– Il faut convenir en tout cas qu’il est joliment bien entretenu…, répondait le docteur Hirsch avec un clignement d’yeux.


– Bravo, bravo!… Très joli, entretenu!


Et l’on riait, l’on se tordait.


Il était question aussi du fameux lord Peambock, major général dans l’armée des Indes.


– Je l’ai beaucoup connu, disait le docteur Hirsch; c’est lui qui commandait le régiment des trente-six papas.


– Bravo, les trente-six papas!


Jack baissait la tête, regardait son pain, son assiette, n’osait même pas pleurer, pris dans cette ironie qui l’étouffait. Parfois, sans qu’il saisît exactement les paroles qu’il entendait, quelque chose de plus railleur dans l’expression de ces visages, de plus lippu dans leur rire, l’avertissait de l’outrage qu’on voulait lui faire.


Alors madame Moronval lui disait doucement:


– Jack, mon ami, allez donc voir un moment à la cuisine.


Puis elle grondait les autres à voix basse.


– Bah! disait Labassindre, il ne comprend pas.


Certes, il ne comprenait pas tout, le pauvre enfant; mais son intelligence s’ouvrait à ces premières tristesses, se fatiguait à chercher les raisons du mépris haineux qui l’entourait; et certains mots obscurs tombés de ces conversations de table lui restaient dans l’esprit comme un doute ou comme une souillure.


Il savait depuis longtemps qu’il n’avait pas de père, qu’il portait un nom qui n’était pas le sien, que sa mère n’avait pas de mari; cela servait de point de départ à ses réflexions inquiètes. Des susceptibilités lui venaient. Un jour, le grand Saïd l’ayant appelé «enfant de cocotte,» au lieu d’en rire comme autrefois, il se précipita au cou de l’Égyptien en lui faisant un garrot de ses petites mains crispées, au risque de l’étrangler. Aux hurlements de Saïd, Moronval accourut, et, pour la première fois depuis son entrée au gymnase, le petit de Barancy fit connaissance avec la matraque.


À partir de ce jour-là, le charme fut rompu. Le mulâtre ne se retint plus dans ses élans de correction; taper sur un blanc lui paraissait si bon! Maintenant, pour que le sort de Jack fût tout à fait semblable à celui de Mâdou, il ne lui manquait plus que de passer à la cuisine. N’allez pas croire au moins que, dans cette révolution du gymnase, la destinée du petit roi se fût améliorée. Au contraire, il était plus que jamais le souffre-douleur de toutes les ambitions déçues. Labassindre le bourrait de coups de pied, le docteur Hirsch continuait à lui allonger les oreilles, et le Père au bâton lui faisait payer cher l’effondrement de sa Revue.


«Jamais contents, jamais contents,» répétait le malheureux petit nègre, harcelé par les exigences tyranniques de ses maîtres. À son découragement se joignait un état singulier de nostalgie causé par la saison nouvelle, le retour si troublant de la chaleur et du soleil, et surtout par cette visite au Jardin d’acclimatation, qui lui avait apporté des souvenirs vivants, palpitants, tout un rappel de la patrie absente.


Sa mélancolie d’exilé se traduisit d’abord par un mutisme entêté, une résignation sans révolte contre les exigences et les coups. Puis la figure de Mâdou prit une résolution, une animation extraordinaires. On eût dit qu’en courant dans la maison, dans le jardin, à ses occupations multiples, il allait vers un but lointain, inconnu de tous; et ce qui l’aurait fait penser, c’était la fixité de ses regards, l’avance qu’ils semblaient avoir sur tout son être, comme si quelqu’un marchait devant lui et l’appelait.


Un soir, le négrillon étant en train de se coucher, Jack l’entendit gazouiller doucement dans sa langue étrangère et lui demanda:


– Tu chantes, Mâdou?


– Non, moucié, moi pas chanter, parler nègue.


Et il fit toutes ses confidences à son ami. Il avait résolu de partir. Il y pensait depuis longtemps, n’attendant que le soleil pour exécuter son dessein. Maintenant que le soleil était revenu, Mâdou allait retourner au Dahomey, retrouver Kérika. Si Jack voulait venir avec lui, ils iraient à pied jusqu’à Marseille, se cacheraient dans un bateau et partiraient ensemble sur la mer. Il ne pouvait rien leur arriver de mauvais, puisqu’il avait son gri-gri.


L’autre fit des objections. Si malheureux qu’il fût, le pays de Mâdou-Ghézô ne le tentait pas. Le grand bassin de cuivre rouge rempli de têtes coupées lui revenait sinistrement à la mémoire. Et puis, il serait encore plus loin de sa mère.


– Bon! dit le nègre tranquillement, toi rester gymnase, moi partir tout seul.


– Et quand partiras-tu?


– Demain, répondit le nègre d’une voix résolue, et tout de suite il ferma les yeux pour s’endormir, comme s’il eût eu besoin de toutes ses forces.


Le lendemain matin, c’était «jour de méthode,» comme on disait au gymnase. Ce jour-là, on se réunissait pour le cours de madame Decostère dans le grand salon, à cause de l’orgue-harmonium nécessaire à la lecture expressive. En entrant, Jack aperçut Mâdou en train de frotter silencieusement l’immense salle, et pensa qu’il avait renoncé à son voyage.


Il y avait une heure ou deux que les «petits pays chauds» travaillaient et se décrochaient la mâchoire pour la «configuration des mots,» quand la tête de Moronval apparut à la porte entre-bâillée.


– Mâdou n’est pas ici?


– Non, mon ami, répondit madame Moronval-Decostère, je l’ai envoyé au marché pour la provision.


Ce mot de provision amena sur tous ces visages d’enfant une telle expression de bonheur, qu’ils auraient pu donner tout de suite la configuration exacte de ce vocable, si on la leur avait demandée. Ils étaient si strictement nourris! Jack, moins affamé, pensa à la conversation de la veille qui, entendue au moment du sommeil, lui était restée comme un rêve.


M. Moronval s’éloigna pour revenir quelques instants après:


– Eh bien! et Mâdou?


– Il n’est pas rentré… Je n’y comprends rien, dit la petite femme, un peu inquiète, elle aussi.


Dix heures, onze heures, pas de Mâdou. La leçon était finie depuis longtemps. C’était l’heure où d’ordinaire montaient de la cuisine en sous-sol, si étroite pourtant et si pauvre, des odeurs chaudes qui surexcitaient l’appétit féroce des collégiens. Ce matin-là rien, ni légumes ni viande, et toujours pas de Mâdou.


– Il lui sera peut-être arrivé quelque chose… disait madame Moronval, plus indulgente que son maussade époux, qui de temps en temps s’en allait guetter, la matraque à la main, à la porte du passage, l’arrivée du négrillon.


Enfin les douze coups de midi sonnèrent à toutes les horloges, à toutes les pendules, à tous les clochers du voisinage, apportant cette heure du déjeuner qui partage le travail de la journée en deux portions à peu près égales. Cette joyeuse sonnerie vibra d’une façon sinistre dans les estomacs creux de tous les habitants du gymnase. Et pendant que le silence se faisait parmi les fabriques d’alentour, et que même des masures du passage tous les feux allumés envoyaient des bruits de fritures et des fumets appétissants, les maîtres et les élèves désœuvrés se livraient à cette attente folle de la manne qui manquait.


Voyez-vous cette institution affamée, sans vivres, perdue comme un radeau en détresse, au milieu d’un océan de déjeuneurs?


Les petits «pays chauds» avaient les traits tirés, les yeux agrandis, et sentaient se réveiller en eux, avec les crampes de la faim, leurs anciennes férocités de cannibales. Vers deux heures pourtant, madame Moronval-Decostère se décida, malgré son aristocratie native, à aller acheter de la charcuterie, n’osant confier la commission à aucun de ces petits affamés capables de tout dévorer en route.


Quand elle revint, chargée d’énormes pains et de papiers huileux, on l’accueillit d’un hourrah enthousiaste, et alors seulement, comme si toutes les imaginations exténuées se fussent ranimées au moment du repas, chacun fit part aux autres des suppositions, des craintes provoquées par le départ du petit roi. Moronval, lui, ne croyait pas aux accidents; il avait de trop bonnes raisons pour prévoir une escapade.


– Combien avait-il d’argent sur lui? demanda-t-il.


– Quinze francs!… répondit timidement sa femme.


– Quinze francs!… Alors c’est sûr, il aura filé.


– Ce n’est pourtant pas avec quinze francs qu’il pourra regagner le Dahomey, dit le docteur.


Moronval secoua la tête et s’en alla tout de suite faire sa déclaration au commissaire du quartier.


C’était une mauvaise affaire qui lui arrivait là. Il fallait à tout prix retrouver l’enfant, l’empêcher d’arriver jusqu’à Marseille. Le mulâtre avait peur des observations de «moucié Bonfils.» Puis le monde est si méchant. Le petit roi pouvait se plaindre des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir, discréditer le pensionnat. Aussi, dans sa déposition chez le commissaire de police, eut-il bien soin de spécifier que Mâdou avait emporté une très grosse somme. Après quoi, il ajouta d’un air désintéressé que la question d’argent le préoccupait fort peu, et qu’il songeait surtout à tous les dangers que courait ce malheureux enfant, ce pauvre petit roi déchu, exilé, sans trône, sans patrie.


Le tigre épongeait ses yeux en parlant. Les policiers le consolaient:


– Nous le retrouverons, monsieur Moronval, soyez sans inquiétude.


Mais M. Moronval était très inquiet, au contraire, et tellement agité, qu’au lieu d’attendre chez lui bien tranquillement le résultat des recherches, comme le lui conseillait le commissaire, il se mit sur-le-champ en campagne, escorté de tous «ses pays chauds,» parmi lesquels notre ami Jack, pour seconder les efforts de la police.


Ce furent des excursions lointaines et variées à toutes les portes de Paris. Le mulâtre interrogeait les douaniers, leur donnait le signalement de Mâdou, pendant que les enfants regardaient sur ces longues routes qui commencent aux octrois s’ils ne voyaient pas s’éloigner, parmi les chariots vides ou quelques régiments en marche, la silhouette noire et simiesque du petit roi. Ensuite on se rendait à la préfecture de police à l’heure du rapport; ou bien l’on entrait dans les postes, le matin, quand s’ouvrent les portes du violon et qu’on opère le premier triage dans ce grand coup de filet nocturne où se débattent tant de misères et tant d’infamies.


Ah! il en ramène de la vase, l’horrible filet, en plongeant jusqu’aux fonds grouillants de la grande ville; quelquefois cette vase est rouge, et quand on la remue, il en monte une odeur fade de crime et de sang.


Quelle singulière idée d’amener là des enfants, de leur remplir les yeux de toutes ces hideurs, de secouer leurs nerfs au tremblement de ces voix suppliantes, aux hurlements, aux malédictions, aux sanglots, aux chansons enragées, à toute cette musique infernale qu’on entend dans les postes remplis et qui leur a valu ce sobriquet grinçant et triste: le violon!


C’était ce que le directeur du gymnase appelait: initier ses élèves à la vie parisienne.


Les «petits pays chauds» ne comprenaient pas bien tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, mais ils rapportaient de là une impression sinistre; Jack surtout, dont l’intelligence était plus éveillée, plus affinée, revenait de ces promenades le cœur serré, inquiet, sensible, tout effaré de ces dessous d’un Paris entrevu, et songeant parfois avec épouvante: «Mâdou est peut-être là dedans.»


Puis il se rassurait en pensant que le négrillon devait déjà être loin, courant à toutes jambes sur la route de Marseille, qu’il se figurait droite comme un I, avec la mer au bout et des bateaux prêts à partir.


Chaque soir, en rentrant au dortoir, Jack éprouvait un mouvement de joie quand il voyait la place vide de son ami:


«Il court, il court, le petit roi!…» se disait-il, et pour un moment il oubliait les tristesses de sa propre existence, l’abandon inexplicable où sa mère le laissait. Cependant une chose l’inquiétait touchant le voyage de Mâdou. Le temps qui était si beau le jour du départ, avait subitement changé. À présent c’étaient des déluges de pluie, de grêle, de neige même, entre lesquels le printemps cherchait à rassembler ses rayons égarés; à cela il avait grand’peine; et pour quelques éclaircies fortuites, le vent qui soufflait continuellement ramenait des tourbillons de giboulées, si bien que «les petits pays chauds endormis sous leur vitrage crépitant et vibrant, enveloppés de l’air du dehors qui secouait leur frêle bâtisse, la faisait crier et trembler, pouvaient rêver de longues traversées, reconnaître des impressions de pleine mer et de dangers sans abris.


Pelotonné sous ses couvertures pour se soustraire aux terribles vents coulis cinglant et sifflant à travers le dortoir comme des lanières, Jack suivait dans son esprit la route imaginaire qu’avait prise Mâdou-Ghézo. Il le voyait blotti au bord d’un fossé, au coin d’un bois, subissant la rafale et l’ondée, et la petite casaque rouge impuissante à le défendre contre les colères de la saison.


Eh! bien, non, la réalité était encore plus sinistre que toutes ces suppositions.


– Il est retrouvé! cria Moronval un matin en se précipitant dans la salle à manger au moment où l’institution allait se mettre à table… Il est retrouvé. J’ai reçu l’avis de la préfecture de police… Vite, mon chapeau, ma canne!… je cours le réclamer au Dépôt.


Il était dans un état cruel d’indignation, de joie méchante.


Autant pour flatter le maître que pour satisfaire ce besoin de crier qui les distinguait, les «petits pays chauds» accueillirent la nouvelle par un hourrah formidable. Jack ne mêla pas sa voix à ce hurlement de triomphe, et tout de suite il pensa: «Ah! le pauvre Mâdou!»


Mâdou était au Dépôt, en effet, depuis la veille. C’est là, dans ce cloaque, au milieu de malfaiteurs, de vagabonds, d’un tas humain vautré de paresse, de dégoût, de fatigue ou d’ivrognerie, pêle-mêle sur des matelas jetés à terre, c’est là que l’héritier présomptif de la couronne de Dahomey fut retrouvé par son excellent maître.


– Ah! malheureux enfant, dans quel état faut-il que je… que je…


Le digne Moronval n’en put dire davantage, étranglé par la surprise et l’émotion; et à le voir jeter au cou du négrillon ses deux grands bras comme d’avides tentacules, l’inspecteur de police, qui l’accompagnait, ne put s’empêcher de penser:


– À la bonne heure! voilà un maître de pension qui aime ses élèves.


En revanche, ce sans-cœur de Mâdou paraissait frappé d’une complète indifférence; ses traits n’exprimèrent rien en voyant paraître Moronval, ni joie, ni peine, ni surprise, ni honte, pas même cette sainte terreur que le mulâtre lui inspirait d’ordinaire et que les circonstances auraient dû, ce semble, fortifier.


Ses yeux regardaient sans voir, mornes dans sa face déteinte, pâlie en-dessous et dépourvue de luisant. Ce qui accentuait encore cette prostration, c’était l’aspect sordide et effrayant de toute sa personne, un paquet de guenilles boueuses. De la tête aux pieds et jusque dans ses cheveux crépus, la boue s’était amassée par couches anciennes, récentes, superposées, et dont les plus sèches s’enlevaient par plaques couleur de poussière.


Il avait i’air d’un être amphibie qui s’est tour à tour trempé dans le flot et roulé dans le sable du rivage.


Plus de souliers aux pieds, plus de casquette; son galon avait tenté sans doute quelque maraudeur. Rien que sa culotte, qui n’avait plus que le fil, et son gilet rouge tout effiloqué, dont la couleur n’apparaissait que de place en place, mangée de soleil et de fange.


Que lui était-il donc arrivé?


Lui seul aurait pu le dire, s’il eût voulu parler. L’inspecteur savait seulement que des agents de la sûreté faisant une ronde, la veille, dans les carrières d’Amérique, l’avaient trouvé couché sur un four à plâtre, à peu près mort de faim et tout engourdi par l’excessive chaleur du four. Pourquoi était-il encore à Paris? Qui l’avait empêché de partir?


Moronval ne le lui demanda pas, il ne lui adressa pas un mot dans le long trajet en voiture qu’ils firent tous les deux du Dépôt au gymnase.


Entre l’enfant, jeté dans un coin comme un paquet, défait, hébété et triste, et le directeur solennel et triomphant, il n’y eut que des regards d’échangés.


Et quels regards!


Une lame aiguë, acérée et tranchante, se croisant dans le vide avec un pauvre petit fer plié, rompu, vaincu d’avance.


Quand Jack vit passer dans le jardin cette face noire et piteuse, ridée, rapetissée parmi ses haillons, il eut peine à reconnaître le petit roi.


Mâdou lui jeta un «bonjou moucié!» d’une tristesse inexprimable; puis, de toute la journée, il ne fut plus question de lui. Les classes eurent lieu dans leur décousu ordinaire, les récréations aussi. Seulement, de temps en temps, à plusieurs reprises, on entendit de grands coups sourds et des gémissements profonds qui venaient de la chambre du mulâtre. Même quand ce bruit sinistre cessait, Jack, dans sa crainte, croyait encore l’entendre; madame Moronval semblait très émue aussi en l’écoutant, et parfois le livre qu’elle tenait entre ses mains tremblait de toutes ses pages.


À dîner, le directeur s’assit, exténué mais radieux:


– Le miséabe! disait-il à sa femme et au docteur Hirsch; le miséabe!… dans quel état il m’a mis!


Le fait est qu’il avait l’air épuisé de fatigue.


Le soir, au dortoir, Jack trouva le lit à côté du sien occupé. Le pauvre Mâdou avait mis son maître dans un tel état que lui-même avait été se coucher et n’avait pu le faire tout seul.


Jack aurait bien voulu lui parler, savoir les détails de son voyage si pénible et si court; mais madame Moronval et le docteur Hirsch étaient là, penchés sur le petit qui semblait sommeiller avec ces gros soupirs que laisse une journée d’éreintement et de larmes.


– Alors, monsieur Hirsch, vous ne pensez pas qu’il soit malade?


– Pas plus que moi, madame Moronval… Voyez-vous! c’est cuirassé comme un monitor, cette espèce-là.


Quand ils furent partis, Jack prit la main de Mâdou, toute noire sur la couverture, râpeuse et brûlante comme une brique qui sort du four.


– Bonsoir, Mâdou.


Mâdou entr’ouvrit les yeux, et, regardant son ami avec un découragement farouche:


– C’est fini Mâdou, lui dit-il tout bas. Mâdou perdu gri-gri. Plus voir Dahomey jamais. Fini…


Voilà pourquoi il n’avait pas quitté Paris. Deux heures après sa fuite du gymnase, alors qu’il cherchait aux abords de la banlieue une porte ouverte sur la campagne, les quinze francs du marché, la médaille qu’il portait à son cou étaient passés, sans qu’il sût comment, dans la poche d’un de ces rouleurs de barrière pour qui toute proie est bonne, un de ces oiseaux rapaces qui se jettent sur tout ce qui brille.


Alors, sans plus songer à Marseille, aux bateaux, au voyage, sachant bien que sans son gri-gri il n’atteindrait jamais le Dahomey, Mâdou avait rebroussé chemin et roulé pendant huit jours et huit nuits dans tous les bas-fonds de Paris souterrain à la recherche de son amulette. Craignant d’être repris et réintégré chez Moronval, il avait mené cette vie nocturne, rampante, effarouchée, que mène le Paris sombre qui vole et qui tue. Il avait couché dans les maisons en construction, les terrains vagues, les tuyaux de conduite, sous les ponts où le vent souffle, derrière les barrières de théâtre parmi les débris du dîner de la queue.


Favorisé par sa petitesse et sa couleur noire, il avait pu se glisser partout, et partout c’était habité. Il avait senti le vice le frôler de ses ailes visqueuses et silencieuses d’oiseau de nuit; il avait mangé le pain des voleurs, car les voleurs sont quelquefois charitables. Il avait assisté à des partages nocturnes, à des réveillons d’assassins dans des caves de bâtisses, dormi son sommeil d’enfant à côté du rêve d’un escarpe. Mais que lui importait à lui? Il cherchait son gri-gri et passait à travers toutes les infamies sans les voir.


Dans l’immense bas-fond parisien, le petit roi restait paisible comme dans les forêts où Kérika l’emmenait camper pendant les grandes chasses, alors que, réveillé la nuit par des beuglements d’éléphants, d’hippopotames, il voyait, sous les arbres gigantesques vaguement éclairés, des formes monstrueuses rôder autour du bivouac et qu’il sentait des ondulations de reptiles passer sous les feuilles près de lui. Mais Paris est autrement terrible avec ses monstres que toutes les forêts d’Afrique, – le négrillon aurait eu bien peur, s’il avait vu, s’il avait compris. Heureusement la pensée de son gri-gri l’occupait tout entier, et ici comme dans les chasses lointaines, la protection de Kérika s’étendait sur lui…


– C’est fini, Mâdou!


Le petit roi n’en dit pas davantage ce soir-là, tellement il était exténué, et son voisin de lit dut s’endormir sans en savoir plus long.


Au milieu de la nuit, Jack fut réveillé en sursaut. Mâdou riait, chantait, parlait tout seul avec une volubilité extraordinaire et dans la langue de son pays. Le délire commençait.


Au matin, le docteur Hirsch, que l’on avait fait venir en toute hâte, déclara que Mâdou était très malade.


«Une bonne petite méningo-encéphalite,» disait-il en frottant les unes contre les autres ses phalanges jaunes et luisantes comme un jeu d’osselets. Ses lunettes étincelaient. Il avait l’air ravi.


Un homme terrible, ce docteur Hirsch! La tête farcie de lectures scientifiques, de toutes les utopies, de toutes les théories, trop paresseux et décousu dans ses idées pour un travail suivi, il avait pris à peine une ou deux inscriptions médicales, recouvrant son ignorance réelle d’un fatras d’études compliquées sur les médecines indienne, chinoise, chaldéenne. Même il s’occupait de magie, et quand une vie humaine tombait par hasard en son pouvoir, il songeait aux mystères de l’envoûtement, aux recettes ténébreuses et dangereuses des sorcières.


Madame Moronval était d’avis d’appeler un vrai médecin à l’aide de cette science en délire, mais le directeur, moins compatissant et ne se souciant pas de faire des frais dont il ne serait peut-être jamais remboursé, trouva que c’était bien assez du docteur Hirsch pour soigner ce macaque et le lui abandonna complètement.


Tenant à avoir son malade bien à lui, sans partage, l’étrange docteur prit le prétexte d’une complication qui pouvait rendre la maladie contagieuse, pour faire transporter le lit de Mâdou à l’autre bout du jardin, dans une espèce de «resserre» vitrée comme tous les bâtiments de l’ancienne photographie hippique et dans laquelle se trouvait une cheminée.


Pendant huit jours, il put essayer sur sa petite victime, toutes les médecines des peuples les plus barbares, la torturer à sa guise; l’autre ne résistait pas plus qu’un chien malade. Quand le docteur, chargé de petites fioles mal bouchées, remplies et composées par lui de paquets de poudres odorantes et variées, entrait dans la «resserre,» en fermant soigneusement la porte derrière lui, on pensait:


«Que va-t-il lui faire?»


Et les «petits pays chauds,» pour qui un médecin était toujours un peu un mage, un sorcier, avaient des hochements de tête, des roulements d’yeux en le voyant.


Mais il leur était défendu d’approcher, à cause de l’épidémie, et cela faisait un coin mystérieux dans le fond du jardin, un coin enveloppé d’ombre, de mystère, de terreur, où semblait se préparer un événement bien plus occulte et effrayant que toutes les drogues du docteur.


Jack aurait désiré pourtant voir son ami Mâdou, franchir cette porte close, murée par une infatigable surveillance. Enfin, à force de guetter, il saisit un moment où le docteur, à la recherche de quelque médicament oublié, venait de s’élancer vers le passage, pour entrer avec le grand Saïd dans cette infirmerie improvisée.


C’était un de ces endroits à demi rustiques où l’on abrite des instruments de jardinage, des boutures de fleurs, des plantes frileuses. Le lit de fer où Mâdou était couché reposait sur la terre battue. On voyait dans les coins des pots de terre jaune empilés les uns dans les autres, des morceaux de treillages, des vitres cassées, d’un joli bleu, de ce bleu d’atmosphère que forment des couches d’air superposées. Des lianes fanées, de gros paquets de racines mortes complétaient cet aspect désolé; et, dans la cheminée, comme si quelque petite plante des tropiques sensible au froid et fragile se fût abritée là, le feu flambait, remplissant la serre d’une chaleur étouffante et somnolente.


Mâdou ne dormait pas. Sa pauvre petite figura de plus en plus rabougrie, ternie, avait toujours la même expression d’indifférence absolue. Ses mains noires se crispaient sur le drap. Il y avait quelque chose d’animal dans l’abandon de son être, ce renoncement à tout ce qui l’entourait, et la façon dont il se tournait vers le mur, comme si des routes invisibles se fussent ouvertes pour lui entre les pierres blanchies à la chaux, et que chaque lézarde du vieux bâtiment fût devenue une échappée lumineuse vers un pays connu de lui seul.


Jack s’approcha du lit:


– C’est moi, Mâdou… C’est moucié Jack.


L’autre le regarda sans comprendre, sans répondre; il ne savait plus le français. Toutes les méthodes du monde n’auraient rien pu y faire. Peu à peu la nature reprenait ce petit sauvage; et dans le délire où l’on ne s’appartient plus, où l’instinct efface toutes les choses apprises, Mâdou ne parlait que le Dahomyen. Jack lui dit encore quelques mots tout doucement, tandis que Saïd, plus âgé, s’éloignait vers la porte, plein de terreur et d’angoisse, saisi par le froid que les grandes ailes de la mort agitent autour d’elle, alors qu’elle descend lentement, comme un oiseau qui plane, sur le front assombri des agonisants. Tout à coup Mâdou poussa un long soupir… Les deux enfants se regardèrent.


– Je crois qu’il dort… murmura Saïd très pâle.


Jack, très troublé aussi, répondit tout bas:


– Oui, tu as raison, il dort… allons-nous-en.


Et tous deux sortirent précipitamment, abandonnant leur camarade à je ne sais quelle ombre sinistre qui l’enveloppait, plus frappante encore dans cet endroit bizarre où tombait un jour verdâtre, indéfinissable, un jour de fond de jardin à l’heure du crépuscule.


Maintenant, la nuit est venue. Dans le chenil silencieux et noir dont les enfants ont refermé la porte en sortant, la flamme du foyer brille, se reflète, s’allonge dans tous les coins comme si elle cherchait quelqu’un qu’elle ne retrouve plus. Elle allume d’un éclair les vitres entassées, plonge jusqu’au fond des vases à fleurs, grimpe le long des vieux treillages appuyés au mur, s’agite, court sans cesse, ne trouvant rien, toujours rien. Elle se promène sur le lit en fer, sur cette petite casaque rouge dont les manches s’allongent paisiblement dans une attitude de repos; mais il paraît que là encore il n’y a plus rien, car la flamme continue à courir au plafond, sur la porte, à rôder, à frémir, jusqu’au moment où lasse, épuisée, découragée, comprenant que le feu est inutile, qu’elle n’a plus personne à réchauffer ici, elle rentre dans les cendres et s’éteint, elle aussi, comme le petit roi frileux qui l’avait tant aimée.


… Pauvre Mâdou! L’ironie de son destin le poursuivant jusque dans la mort, le maître de pension hésita longtemps s’il fallait l’enterrer comme un domestique ou comme une Altesse Royale. D’un côté se présentait la question d’économie, de l’autre un intérêt de réclame et de vanité qui l’emporta. Après beaucoup d’indécision, Moronval se dit qu’il fallait frapper un grand coup et que, le petit roi n’ayant pas rapporté de son vivant tout ce qu’on en attendait, il était juste de profiter de sa mort.


On organisa donc de pompeuses funérailles.


Tous les journaux reproduisirent une biographie du petit roi de Dahomey, biographie bien courte, hélas! et proportionnée à la durée de son existence, mais entourée, enveloppée d’un long panégyrique du gymnase Moronval et de son directeur. L’excellence de la méthode Decostère, la science du médecin attaché a la personne de l’enfant royal, la salubrité de l’institution, rien n’avait été oublié, et ce qu’il y eut de plus touchant dans ces éloges, ce fut leur unanimité, leur conformité d’expressions.


Enfin, un jour du mois de mai, Paris, qui, malgré ses occupations innombrables et son affairement fiévreux, a toujours l’œil ouvert sur ce qui passe, Paris vit défiler tout le long de ses boulevards un convoi opulent et étrange. Quatre petits collégiens noirs tenaient les cordons d’un corbillard de haute classe. Derrière, un collégien jaune, coiffé d’un fez, – notre ami Saïd, – portait sur un coussin de velours je ne sais quels ordres bizarres, quels insignes soi-disant royaux. Le mulâtre en cravate blanche venait ensuite, entouré de Jack et des autres «pays chauds.» Puis les professeurs, les amis de la maison, tous les Ratés qui suivaient pêle-mêle, nombreux et lamentables. Que de dos affaissés, de figures raplaties, souffletées par le destin qui leur avait marqué ses cinq doigts sur la joue en rides ineffaçables, que de regards fanés, de crânes déplumés, encore auréolés de rêves, que de paletots râpés, de souliers éculés, d’espoirs déçus, d’ambitions irréalisables!… Tout cela défilait piteusement, embarrassé de la pleine lumière du jour, et ce sinistre cortège était bien celui qui convenait au petit roi dépossédé. N’étaient-ils pas, eux aussi, tous ces malheureux illusionnés, des prétendants à quelque royaume imaginaire où ils ne devaient jamais entrer?


Et n’est-ce pas à Paris seulement que l’on peut voir un enterrement pareil: un roi de Dahomey conduit au cimetière par tous les déclassés de la bohème!


Pour achever d’attrister cette cérémonie lamentable, la pluie, une petite pluie serrée, froide, craquante, tomba sans discontinuer, comme si une fatalité de froidure s’acharnait contre le petit roi jusque dans la terre où il allait dormir. Hélas! oui, jusque dans la terre; car une fois la bière descendue, le discours que Moronval prononça, vrai dégel de banalités inaffectueuses, de paroles emphatiques et glacées, n’était pas fait pour te réchauffer, mon pauvre Mâdou. Le mulâtre parla des vertus, de la grande intelligence du défunt, du souverain modèle qu’il aurait fait un jour, puis termina son oraison funèbre par l’éloge banal qui sert en pareil cas: «C’était un homme!» dit-il avec emphase.


C’était un homme.


Pour ceux qui avaient connu cette petite figure de singe, apitoyante et sympathique, cette enfance de physionomie et de langage prolongée par une abrutissante servitude, la parole de Moronval paraissait aussi navrante que comique.


Pourtant, parmi toutes les fausses larmes qui regrettaient Mâdou, il y avait au moins une émotion véritable, une douleur sincère, celle de Jack. La mort de son camarade l’avait beaucoup impressionné, et cette petite frimousse de moricaud si morne et si profondément désolée qu’il avait entrevue dans l’ombre de la serre, le poursuivait sans relâche depuis deux jours. À cette obsession se mêlait en ce moment l’impression de la lugubre cérémonie et aussi le sentiment de son propre malheur. Maintenant que le nègre n’était plus là, il se sentait livré tout seul aux colères du maître, les autres «petits pays chauds,» si abandonnés qu’ils fussent, ayant tous des correspondants qui les visitaient quelquefois et auraient protesté contre des brutalités par trop visibles. Jack était délaissé, il le voyait bien. Sa mère ne lui écrivait plus, personne au gymnase ne savait où elle était. Ah! s’il avait pu l’apprendre, comme il serait allé bien vite se réfugier auprès d’elle, lui raconter ses misères.


Il pensait à cela, le petit Jack, en descendant la longue avenue boueuse du cimetière, Labassindre et le docteur Hirsch marchaient devant lui, causant à haute voix, et voici ce qu’il entendit:


– Je suis sûr qu’elle est à Paris, disait Labassindre.


Machinalement Jack prêta l’oreille.


– Je l’ai vue passer avant-hier sur le boulevard.


– Et lui?


– Dam! tu penses bien qu’ils ont dû revenir ensemble.


Elle, lui, c’étaient deux désignations bien vagues; et pourtant Jack se sentit tout ému, comme quand il écoutait ces conversations de table qui le mettaient au supplice. Au bout d’un moment, en effet, les deux noms prononcés très distinctement l’avertirent qu’il ne se trompait pas.


Ainsi sa mère était à Paris, dans la même ville que lui, et elle ne venait pas l’embrasser.


– Si j’y allais, moi! se dit-il tout à coup.


Pendant la course si longue du Père-Lachaise à l’avenue Montaigne, cette idée l’obséda: s’échapper, profiter de la débandade où le pensionnat s’en revenait, dispersé par la fatigue et les conversations particulières, peu soucieux de l’ordre et de la tenue, à présent que l’effet était produit, la représentation terminée.


Moronval, entouré de ses professeurs et d’un groupe de Ratés, ouvrait la marche et se retournait de temps en temps avec un geste de ralliement: «Allons!» vers le grand Saïd, qui dirigeait une seconde escouade. L’Égyptien, à son tour, transmettait l’appel et le geste du maître aux petites jambes qui suivaient péniblement à une longue distance: «Allons! allons!» Alors les retardataires se mettaient à courir et finissaient par rejoindre le gros de la troupe, à force de bonne volonté. Seul, Jack restait de plus en plus en arrière, feignant une grande lassitude.


– Allons! disait Moronval.


– Allons! allons! répétait l’Égyptien.


À l’entrée des Champs-Élysées, Saïd se retourna une dernière fois, en agitant ses grands bras en télégraphe; mais il les laissa retomber aussitôt dans une posture effarée, stupéfaite.


Cette fois, le petit Jack avait disparu.

VII MARCHE DE NUIT À TRAVERS LA CAMPAGNE

D’abord, il ne courut pas. Il ne voulait pas avoir l’air de quelqu’un qui s’évade.


Il allait au contraire d’un pas de flâneur et d’indifférent, l’œil au guet, par exemple, et les jambes prêtes à un élan prodigieux. Mais, à mesure qu’il approchait du boulevard Haussmann, une folle envie de courir le poussait en avant, et ses petits pas s’allongeaient malgré lui, son impatience d’arriver s’augmentant d’une terrible inquiétude.


Qu’allait-il trouver au boulevard? Peut-être la maison fermée. Et si Hirsch et Labassindre s’étaient trompés, si sa mère n’était pas revenue, alors que deviendrait-il? L’alternative de rentrer au gymnase après cette escapade ne lui vint même pas à l’esprit. S’il y avait pensé, le souvenir des coups sourds et des plaintes lugubres qu’il avait entendus tout un après-midi dans la chambre où le mulâtre et Mâdou étaient restés enfermés, l’aurait rempli d’épouvante et détourné de son projet.


«Elle est là!» se dit l’enfant avec un transport de joie, en voyant de loin toutes les fenêtres de l’hôtel ouvertes et les battants du portail écartés, comme lorsque sa mère était prête à sortir. Il se précipita pour arriver avant que la voiture fût partie. Mais, dès le vestibule, l’aspect de la maison lui parut extraordinaire.


Elle était pleine de monde, d’animation.


Sous le porche on descendait des meubles, des fauteuils, des canapés dont les étoffes couleur tendre, faites pour le demi-jour du boudoir, semblaient dépaysées dans la lumière de la rue. Une glace enguirlandée d’amours s’appuyait sur la pierre froide de l’entrée, pêle-mêle avec des jardinières fanées, des rideaux démontés, un petit lustre en cristal de roche. Des femmes en grande toilette circulaient dans l’escalier, et sur le tapis assourdi leurs pieds menus se croisaient avec les gros souliers des commissionnaires qui descendaient chargés de meubles.


Jack, stupéfait, monta mêlé dans cette foule, et il eut peine à reconnaître l’appartement, tellement toutes les pièces semblaient confondues dans le désordre de leurs meubles transportés d’un en droit à l’autre, déplacés, dépareillés et encore neufs. Les visiteurs ouvraient les tiroirs vides, donnaient de petites tapes sur le bois des bahuts, le cuir tendu des chaises, lorgnaient autour d’eux d’un air impertinent, et quelquefois, en passant devant le piano, une dame élégante, sans s’arrêter ni se déganter, faisait sonner les notes. L’enfant croyait rêver en voyant sa maison envahie par cette cohue où il ne reconnaissait personne, où il passait inaperçu comme n’importe quel étranger.


Et sa mère, où était-elle?


Il essaya d’entrer dans le salon; mais la foule s’y pressait, regardant quelque chose au fond de la pièce, et Jack, trop petit pour pouvoir rien distinguer, entendait seulement crier des chiffres et les petits coups secs d’un marteau frappant sur une table.


«Un lit d’enfant à baldaquin, doré et capitonné!…»


Jack vit passer près de lui, entre de grosses pattes noires, le petit lit que «bon ami» lui avait donné et où il avait fait ses plus jolis rêves. Il voulait crier: «Mais il est à moi, ce lit! Je ne veux pas qu’on l’emporte…» Une honte le retint; et il était là, stupide, errant, éperdu, cherchant sa mère de pièce en pièce, dans la confusion de cet appartement tout grand ouvert, où entraient le tumulte du boulevard et sa lumière éblouissante, quand il se sentit arrêter par le bras au passage:


– Comment! monsieur Jack, vous n’êtes donc plus à la pension?


C’était Constant, la femme de chambre de sa mère, Constant endimanchée, coiffée d’un bonnet à rubans roses comme une ouvreuse de théâtre, très rouge, affairée, l’air important.


– Où est maman? lui demanda l’enfant à voix basse et d’un accent si ému et si anxieux, que le gros factotum en eut le cœur touché.


– Votre mère n’est pas ici, mon pauvre petit.


– Et où est-elle?… Qu’est-ce qu’il y a?… Qu’est-ce que c’est que tout ce monde?


– C’est du monde qui est venu pour la vente. Mais ne restez pas là, monsieur Jack. Descendons dans la cuisine… Nous serons mieux pour causer.


Il y avait grande réunion dans le sous-sol, Augustin, la Picarde, et d’autres domestiques du voisinage. Le Champagne circulait activement sur la table graisseuse où l’avenir de Jack s’était un soir décidé. L’arrivée de l’enfant fit sensation; il fut entouré, choyé par tout l’ancien personnel de la maison, qui regrettait, en somme, une maîtresse facile et peu attentive au gaspillage. Comme il avait peur qu’on le reconduisît au gymnase, Jack eut soin de ne pas dire qu’il s’était échappé, et parla d’un congé imaginaire dont il avait profité pour venir prendre des nouvelles de sa mère.


– Elle n’est pas ici, monsieur Jack, dit Constant d’un air discret, et je ne sais pas si je dois…


Puis emportée d’un bel élan:


– Ma foi! tant pis! On n’a pas le droit de lui cacher où est sa mère, à cet enfant.


Alors elle raconta au petit Jack que madame habitait aux environs de Paris un village qu’on appelait Étiolles. L’enfant se fit répéter ce nom plusieurs fois, Étiolles… Étiolles… et le fixa ainsi dans sa mémoire.


– Est-ce que c’est bien loin d’ici? demanda-t-il négligemment.


– Huit bonnes lieues, répondit Augustin.


Mais la Picarde, qui avait servi dans les temps du côté de Corbeil, chicana de quelques kilomètres. Il s’ensuivit une longue discussion sur la route à prendre pour aller à Étiolles, et Jack écouta avec la plus grande attention, car il était déjà décidé à faire tout seul et à pied ce long voyage. On passait par Bercy, Charenton, Villeneuve-Saint-Georges; là, on tournait sur la droite, et, lâchant la route de Lyon pour prendre celle de Corbeil, on longeait la Seine et la forêt de Sénart jusqu’à Étiolles.


– C’est bien ça, disait Constant… C’est tout au bord d’un bois que madame habite… Une jolie petite maison où il y a du latin sur la porte.


Jack ouvrait ses oreilles tant qu’il pouvait, essayait de retenir tous ces noms, surtout celui du côté de Paris par lequel il devait sortir, Bercy, et celui du pays où il se rendait, Étiolles. Cela faisait dans son esprit deux points lumineux entre lesquels s’allongeait une grande course dans le noir et l’incertain.


La distance ne l’effrayait pas: «Je marcherai toute la nuit, se disait-il… Si petites que soient mes jambes, je ferai bien huit lieues en y mettant ce temps-là.» Puis, tout haut: «Allons, je m’en vais… Il faut que je retourne au gymnase…» Il avait bien encore quelque chose à demander, une question qui lui brûlait le bord des lèvres. Est-ce que d’Argenton était à Étiolles? Allait-il retrouver entre sa mère et lui cette influence qu’il devinait si funeste?… Mais il n’osa pas interroger Constant là-dessus. Sans connaître précisément la vérité, il sentait bien que c’était là le côté peu honorable de la vie de sa mère, et il n’en parla pas.


– Allons, adieu, monsieur Jack!


Les servantes l’embrassèrent, le cocher lui donna une forte poignée de main; puis il se retrouva sous le vestibule, parmi l’encombrement de la fin de la vente, le commissaire-priseur s’en allant suivi de son crieur, les Auvergnats qui se disputaient en emportant les meubles. Sans s’arrêter au milieu de cette inexplicable déroute, pendant que le nid où il était venu chercher un refuge s’éparpillait à tous les coins de la ville, l’enfant, solitaire, jeté lui-même dans la rue par le dispersement de ce logis, d’aventurière, entreprenait le grand voyage qui devait le rapprocher de son unique protection.


Bercy!


Jack se rappelait être allé là, il n’y avait pas longtemps, avec Moronval, quand ils couraient à la recherche de Mâdou. Le chemin n’était pas difficile, on n’avait qu’à gagner la Seine et à la suivre en remontant toujours. C’était loin, par exemple, oh! bien loin; mais la peur de retomber aux mains du mulâtre lui fit arpenter rapidement la distance. À chaque instant une transe nouvelle le forçait à hâter le pas. Tantôt c’étaient les grandes ailes du chapeau de Moronval, dont l’ombre semblait passer sur un mur, tantôt une marche pressée qui s’acharnait derrière lui, sur ses talons. Le regard inquisiteur des sergents de ville le terrifiait; et dans les mille cris de Paris, dans le roulement de ses voitures, les conversations des passants, ce souffle haletant d’une grande ville active, il croyait toujours entendre ce mot mille fois répété: «Arrêtez-le… arrêtez-le!…» Pour échapper à ces obsessions, il descendit au long de la berge et se mit à courir de toutes ses forces sur le pavé étroit et net qui borde l’eau.


Le jour finissait. Le fleuve, très lourd, très haut, et jaune de toutes les pluies tombées, se heurtait pesamment aux arches des ponts où luisaient de gros anneaux de fer. Le vent soufflait, promenant les derniers rayons du couchant. Tout s’animait de la hâte où meurent nos journées de Paris, si pressées et si pleines. Les femmes sortaient des lavoirs, chargées de paquets de linge mouillé, toutes plaquées de ces teintes sombres que l’eau éclabousse sur les maigres étoffes rapidement pénétrées. Des pêcheurs à la ligne remontaient avec des gaules, des paniers, frôlant des chevaux qu’on ramenait de l’abreuvoir. Les tireurs de sable attendaient à la porte de ces petits bureaux où l’on solde leur paye; et toute une population riveraine, des mariniers, des débardeurs avec leurs dos voûtés, leurs capuchons de laine, circulait sur le bord, mêlée à une autre race, louche et terrible, rôdeurs de rivière, pilleurs d’épaves, écumeurs de la Seine, capables de vous tirer de l’eau pour quinze francs et de vous y jeter pour cent sous. De temps en temps, parmi ces hommes, quelqu’un se retournait pour voir passer cette petite tunique de collégien qui se hâtait si fort et paraissait si menue dans le paysage grandiose des bords de la Seine.


À chaque pas, la physionomie de la berge changeait. Ici, elle était noire et de longues planches flexibles la reliaient à d’énormes bateaux de charbon. Plus loin, on glissait sur des pelures de fruits; un goût frais de verger se mêlait à l’odeur de la vase, et, sous les grandes bâches entrouvertes de nombreuses barques amarrées, des amoncellements de pommes gardaient le vif, l’éclat de leurs couleurs campagnardes.


Tout à coup on avait l’impression d’un port de mer; c’était un encombrement de marchandises de toutes sortes, de bateaux à vapeur aux tuyaux courts, vides de fumée. Cela sentait bon le goudron, la houille, le voyage. Ensuite, l’espace se resserrant, un bouquet de grands arbres baignait dans l’eau de vieilles racines, et l’on pouvait se croire à vingt lieues de Paris ou à trois siècles en arrière.


De cette chaussée basse, la ville prenait une physionomie particulière. Les maisons paraissaient plus hautes de toute la profondeur de leur reflet, les passants plus nombreux, resserrés par la distance et l’on voyait des rangées de têtes appuyées aux parapets des quais ou des ponts, sur des coudes paresseusement étalés. On eût dit que, de tous les coins de Paris, les oisifs, les ennuyés, les désespérés, apportaient leur contemplation muette à cette eau changeante comme un rêve, mais aussi désespérément uniforme que la vie la plus triste. Quel est donc le problème qu’elle roule, cette eau vivante, pour que tant de malheureux la regardent avec des poses si découragées, stupides ou tentées?… Par moments, quand il s’arrêtait pour reprendre haleine, Jack voyait dans un éblouissement tous ces yeux qui semblaient le guetter, le suivre, et il se remettait bien vite à courir.


Mais la nuit venait.


L’arche des ponts s’assombrissait en gouffres noirs, la berge se faisait déserte, éclairée seulement par cette lueur vague qui monte de l’eau la plus sombre. Des maisons du quai on n’apercevait que la crête, un déchiquètement de toits, de cheminées, de clochers, d’un noir mat sur la clarté toujours remontante; et les ombres de l’air rejoignaient les brouillards de l’eau dans une ligne pâle, effacée, où les premiers réverbères allumés, les lanternes des voitures en marche bleuissaient d’un reste de jour.


Sans que l’enfant s’en aperçût, le chemin de hâlage montant insensiblement et s’agrandissant à mesure, il se trouva sur un large quai de plain-pied avec la berge dont quelques bornes seules le séparaient. Là, le gaz éclairait des camions rentrant sous de grands portails où des fûts roulaient avec bruit; et de ces énormes portes cochères, de ces entrepôts, de ces caves, de ces milliers de tonneaux alignés sur le quai, une odeur de lie de vin montait, mêlée au goût moisi et fade du bois humide.


C’était Bercy. Mais en même temps c’était la nuit. Jack ne s’en aperçut pas tout de suite.


Le tumulte du quai plein de lumière, la Seine large à cet endroit comme une rade et renvoyant aux deux rives leurs reflets décuplés, lui faisaient illusion sur l’heure déjà nocturne; et puis sa petite imagination, que surexcitait la fièvre de la course, était dominée par la crainte de ne pouvoir franchir les portes. Il se figurait tous les postes déjà informés de sa fuite. Cette pensée seule le préoccupait.


Mais une fois la barrière franchie sans la moindre difficulté, sans qu’aucun douanier eût seulement remarqué le passage de cette petite tunique fugitive; quand, laissant la Seine à sa droite sur la recommandation d’Augustin, il se fut engagé dans une longue rue où clignotaient des réverbères de plus en plus rares, alors l’ombre et le froid de la nuit, descendant sur ses épaules, pénétrèrent jusqu’à son cœur avec le tremblement d’un frisson. Tant qu’il s’était senti dans la ville, dans la foule, il avait eu un grand effroi, l’effroi d’être reconnu, repris; maintenant, il avait peur encore, mais sa peur était d’autre nature, un malaise irraisonné, accru du grand silence et de la solitude.


Pourtant l’endroit où il se trouvait n’était pas encore la campagne. La rue se bordait de maisons des deux côtés; mais à mesure que l’enfant avançait, ces bâtisses s’espaçaient de plus en plus, ayant entre elles de longues palissades en planches, de grands chantiers de matériaux, des hangars penchés, tout en toit. En s’écartant, les maisons diminuaient de hauteur. Quelques usines aux toitures basses dressaient encore leurs longues cheminées vers le ciel couleur d’ardoise; puis, seule entre deux galetas, une immense bâtisse de six étages s’élevait, criblée de fenêtres d’un côté, sombre et fermée sur les trois autres, perdue au milieu de terrains vagues, sinistre et bête. Mais, comme épuisée par ce dernier effort, la ville en train d’expirer ne montrait plus que des masures lamentables presque à fleur de terre. La rue semblait mourir aussi n’ayant plus de trottoirs ni de bornes, réunissant en un seul ses deux ruisseaux séparés. On eût dit une grande route qui traverse un village et se fait «la grand’rue» pendant quelques mètres.


Quoiqu’il fût à peine huit heures, cette longue voie, qui se perdait là-bas au fond dans le noir, était silencieuse et déserte à peu près. Les rares passants marchaient sans bruit sur la terre détrempée, couverte de flaques d’eau; l’on abordait sans les voir des ombres muettes glissant le long de palissades, allant à des besognes mystérieuses; et, comme pour faire l’espace plus grand, le silence plus effrayant encore, de temps en temps, dans les cours des usines désertes, des chiens aboyaient longuement.


Jack était ému. Chaque pas qu’il faisait l’éloignait de Paris, de son bruit, de ses lumières, l’enfonçait plus profondément dans la nuit et le silence. En ce moment, il arrivait à la dernière masure, une échoppe de marchand de vins encore éclairée et barrant le chemin d’une longue bande lumineuse qui semblait à l’enfant la limite du monde habité.


Après, venait l’inconnu, l’ombre.


Il hésita longtemps avant de s’y lancer:


– Si j’entrais là pour demander ma route? se disait-il en regardant dans la boutique. Malheureusement, il n’avait pas un sou dans sa poche… Le patron ronflait, assis à son comptoir. Autour d’une petite table boiteuse, deux hommes et une femme buvaient accoudés et causant à voix basse. Au bruit que fit l’enfant en poussant la porte entre-bâillée, ils levèrent la tête et regardèrent. Ils avaient des visages sinistres, hâves et terribles, de ces visages comme Jack en avait vu le matin dans les postes quand on cherchait Mâdou. La femme surtout, en caraco rouge, avec un filet, était effrayante.


– Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là? dit une voix éraillée.


Un des hommes se levait; mais Jack se sauva épouvanté, franchit d’un bond la lueur du bouge, en entendant derrière lui un flot d’injures et le claquement de la porte refermée. Précipité maintenant à corps perdu dans cette ombre sinistre devenue un refuge, il courait de toutes ses forces et ne s’arrêta que longtemps après, en pleine campagne.


Au loin, de droite à gauche, s’étendaient des champs qui semblaient de partout toucher la ligne de l’horizon.


Quelques maisons de maraîchers basses et neuves, petits cubes blancs disséminés dans cette nuit d’encre, rompaient seules la monotonie de la vue. Là-bas, Paris faisait son train de grande ville encore perceptible à cette distance, et animait tout un point du ciel du rouge reflet d’un feu de forge. De tous ses environs, Paris est reconnaissable à cette montée de lumière, enveloppé comme certains astres de l’atmosphère éblouissante de son mouvement.


L’enfant restait là, immobile, atterré.


C’était la première fois qu’il se trouvait si tard dehors, et tout seul. En outre, il n’avait rien mangé ni bu depuis le matin, et souffrait d’une grande soif, d’une soif ardente. À présent il commençait à comprendre dans quelle terrible aventure il s’était lancé. Peut-être se trompait-il et marchait-il à l’envers de ce beau pays d’Étiolles si désiré et si lointain? En admettant même qu’il fût dans la bonne direction, quelle force il lui faudrait pour aller jusqu’au bout!


L’idée lui vint alors de se coucher dans un des fossés creusés de chaque côté de la route et d’y dormir en attendant le jour; mais comme il s’approchait, devant lui, tout près de lui, il entendit respirer longuement, lourdement. Un homme était allongé là, appuyant sa tête sur un tas de pierres, formant une masse de guenilles confuses parmi la blancheur des cailloux.


Jack s’arrêta, pétrifié, les jambes rompues, tremblantes, incapable d’un pas en arrière ou en avant.


Pour achever de le terrifier, voilà que cette chose sans nom et grouillante se met à remuer, à gémir, à s’étirer pendant le sommeil.


L’enfant se rappela le regard sanglant de la femme au caraco rouge, ces figures de gibet qui rôdaient là-bas le long des murs; il se dit que «ça qui dormait» devait avoir une de ces faces ignobles, et il tremblait de voir s’ouvrir ces yeux fermés, se dresser ce long corps abandonné, les souliers en avant, sur la boue du chemin.


Toute l’ombre se remplissait pour lui de ces larves effrayantes. Elles rampaient au fond des fossés, elles lui barraient le passage; s’il avait seulement étendu la main à droite ou à gauche, il lui semblait qu’il aurait touché quelqu’un. Ah! le misérable tombé là sur ce tas de pierres pour cuver son vin ou son crime aurait pu se réveiller, sauter sur lui, Jack n’eût pas même trouvé la force d’un cri…


Une lumière et des voix, venant sur la route, le tirèrent subitement de sa torpeur. Un officier rentrant bien vite à son fort, un de ces petits forts détachés en avant de Paris, marchait à côté de son ordonnance, venue au-devant de lui avec un falot, à cause de la nuit très noire.


– Bonsoir, messieurs! dit l’enfant d’une voix douce toute grelottante d’émotion.


Le soldat qui portait la lanterne la leva dans la direction de cette voix.


– Voilà une mauvaise heure pour voyager, mon garçon, dit l’officier… Est-ce que tu vas loin?


– Oh! non, monsieur, pas bien loin, ici tout près… répondit Jack, qui ne se souciait pas de raconter sa grande escapade.


– Eh bien, nous pouvons faire un bout de chemin ensemble… Je vois jusqu’à Charenton.


Quel bonheur pour l’enfant de s’en aller pendant une heure encore en compagnie de ces deux braves soldats, de régler son petit pas sur le leur, de marcher dans la lueur du bienheureux falot qui refoulait les ténèbres autour de lui de chaque côté, les faisait paraître plus épaisses et plus effrayantes. Il y gagnait encore de se savoir dans le bon chemin, car les noms de pays qu’il entendait prononcer étaient bien ceux dont Augustin parlait.


– Nous voilà chez nous, nous autres, dit tout à coup l’officier en s’arrêtant… allons, bonsoir, mon enfant!… Une autre fois, je t’engage à ne plus te hasarder tout seul à cette heure sur les routes. La banlieue de Paris n’est pas sûre.


Et les deux soldats avec leur falot s’enfoncèrent dans une petite ruelle, laissant Jack, seul encore une fois, à l’entrée de la longue rue de Charenton.


Il retrouvait là les réverbères de Bercy, les cabarets borgnes d’où sortaient des chants avinés, des disputes brutales que la lourdeur du sommeil épaississait encore. Neuf heures sonnaient là-haut à une église, derrière laquelle s’étageaient des maisons, des jardins sur une côte. Ensuite, il se trouva au bord d’un quai, traversa un pont qui lui semblait jeté sur un abîme, tellement la nuit était noire. Il aurait voulu s’arrêter, s’appuyer un moment au parapet; mais les chants de tout à l’heure, dispersés maintenant dans les rues, se rapprochaient, et chassé par une terreur nouvelle, le pauvre petit se mit à courir, à rejoindre la pleine campagne, où du moins la peur prenait des aspects de rêve.


Ici, ce n’était plus la banlieue parisienne aux champs entrecoupés d’usines. Il longeait des fermes, des étables, d’où sortaient des froissements de paille, une odeur chaude de laine et de fumier. Ensuite la route s’élargissait, retrouvait ses fossés interminables, ses tas de pierres symétriquement alignés et ses bornes basses qui mesurent les distances aux pas fatigués des voyageurs.


Ce silence glissant dans l’espace, cette mort de tout mouvement fait à l’enfant l’illusion d’un immense sommeil épandu, et il craint d’entendre auprès de lui le ronflement lassé qui l’a si fort effrayé là-bas sur le tas de pierres. Même le bruit léger de sa marche le trouble; parfois il se retourna vivement… La lueur de Paris éclaire toujours l’horizon. Au loin, on entend un grincement de roues, un tintement de grelots. L’enfant se dit: «Attendons!» mais rien ne passe, et cette charrette invisible dont les roues semblent marcher péniblement, s’enfonce en un endroit lointain de l’horizon, revient, se tait, se réveille dans les caprices tournants de quelque route difficile, et ne se décide jamais à paraître.


Jack continue sa course… Quel est cet homme qui l’attend debout au détour du chemin?… Un homme, deux, trois… Ce sont des arbres, de longs peupliers, qui frémissent de toutes leurs feuilles sans courber seulement leur faîte; puis, des ormes, de vieux ormes de France, aux troncs capricieux, feuillus, immenses, tourmentés; et Jack marche entouré de nature, pris dans ce grand mystère des nuits de printemps où l’on croit entendre l’herbe pousser, les bourgeons s’entr’ouvrir, la terre se fendre pour les éclosions. Tous ces bruits confus l’épouvantent.


– Si je chantais, pour me donner du cœur!


Au milieu de l’ombre, ce fut une chanson de nuit qui lui revint, un air de Touraine avec lequel sa mère l’endormait autrefois dans sa petite chambre, quand la lumière était éteinte:


Mes souliers sont rouges,

Ma mie, ma mignonne.


Cela grelottait dans l’air froid et faisait pitié à entendre, cette peur d’enfant fredonnant au milieu de la grande route noire et se servant de sa chanson pour se guider comme d’un fil tremblant et sonore… Tout à coup la chanson s’arrêta net.


Quelque chose de terrible s’approchait, un moutonnement plus noir que l’espace, comme si les ténèbres des fonds s’avançaient sur l’enfant pour l’engloutir.


Avant de voir, de distinguer, il entendit.


C’étaient d’abord des cris, des cris humains mal articulés qui ressemblaient à des sanglots ou à des hurlements; puis des coups sourds, mêlés au tumulte d’une grosse averse, d’une pluie d’orage en train de venir vers lui, portée par cette nuée lugubre. Soudain un beuglement horrible retentit. Des bœufs, ce sont des bœufs, tout un troupeau serré entre les deux fossés, et qui enveloppe le petit Jack, le frôle, le bouscule. Il sent le souffle humide des naseaux, le coup de fouet des queues vigoureuses, la chaleur des larges croupes, toute une odeur d’étable tumultueusement remuée. Le troupeau passe comme une trombe, sous la garde de deux chiens trapus et de deux énormes garçons, moitié pâtres, moitié bouchers, qui courent à la suite du bétail indiscipliné et farouche, en le poussant de leurs coups de trique et de leurs hurlements.


Derrière eux, l’enfant reste stupide de terreur. Il n’ose plus faire un pas. Ceux-là sont passés, mais il va peut-être en venir d’autres. Où aller? Que devenir?… Prendre à travers champs?… Mais il se perdrait, et puis il fait si noir. Il pleure, il tombe à genoux, il voudrait mourir là. Le roulement d’une voiture, deux lanternes allumées qu’il voit venir de loin sur la route, comme deux regards amis, le raniment subitement. Enhardi par la crainte, il appelle:


– Monsieur!… Monsieur!…


La voiture s’est arrêtée, et de la capote sort une bonne grosse casquette à oreillons qui se penche pour chercher à qui peut appartenir ce cri timide qui se lève de si bas, du ras du sol.


– Je suis bien fatigué, dit Jack en tremblant, voulez-vous me permettre de monter un peu dans votre voiture?


La grosse casquette hésite à répondre, mais du fond de la capote une voix de femme vient au secours de l’enfant: «Oh! le pauvre petit!… fais-le monter.»


– Où allez-vous? demande la casquette.


L’enfant cherche une minute; comme tous les fugitifs qui craignent une poursuite, il cache soigneusement le but de son voyage.


– À Villeneuve-Saint-Georges, répond-il au hasard.


– Eh bien! montez.


Le voilà dans la voiture, entortillé d’une bonne couverture de voyage, entre un gros monsieur et une forte dame, qui regardent curieusement à la lanterne du cabriolet ce petit collégien ramassé sur la route. Où donc va-t-il si tard, bon Dieu! et tout seul? Jack aurait bien envie de dire la vérité. Il y a dans le voisinage des braves gens une communication confiante. Mais non! Il a trop peur qu’on le ramène au Moronval. Alors il raconte une histoire… Sa mère très malade à la campagne, chez des amis… On l’a prévenu dans la soirée, et il est parti tout de suite, à pied, parce qu’il n’avait pas la patience d’attendre le train du lendemain.


– Je comprends ça, dit la dame, qui a l’air d’une bonne et naïve personne; et la casquette à oreillons comprend ça, elle aussi. Seulement elle fait des observations pleines de sagesse sur l’imprudence qu’il y a pour un enfant de cet âge à courir les routes à une pareille heure. Les dangers sont de toutes sortes, et la casquette un peu doctorale – elle est si commode et si chaude – prend plaisir à les énumérer à son jeune ami; après quoi elle lui demande à quel endroit de Villeneuve habitent les connaissances de sa mère.


– Tout au bout du pays, répond Jack vivement. La dernière maison à droite.


C’est bien heureux qu’il fasse nuit et que sa rougeur s’abrite sous la capote du cabriolet. Malheureusement il n’en a pas fini avec les interrogations. Le mari et la femme sont très bavards, et curieux comme tous ces bavards avec lesquels on ne peut rester cinq minutes sans connaître toutes leurs affaires. Ce sont des marchands de drap de la rue des Bourdonnais qui chaque samedi s’en vont à la campagne évaporer dans une jolie petite maison à eux l’air alourdi, la poussière étouffante de leur commerce, un bon commerce qui leur permettra bientôt de se retirer tout à fait dans leur petit coin vert de Soisy-sous-Étiolles.


– Est-ce que c’est loin d’Étiolles, ce pays là? demande Jack en tressaillant.


– Oh! non… ça se touche, répond la grosse casquette, qui allonge un coup de fouet amical à sa bête.


Quelle fatalité!


Ainsi, sans son mensonge, en avouant tout simplement qu’il se rendait à Étiolles, il n’aurait eu qu’à continuer sa route dans cette bonne voiture qui roulait si également au milieu d’un sillon de lumière mobile et tranquillisante. Il n’aurait eu qu’à se laisser bercer par tout ce bien-être, à étendre ses petites jambes engourdies, à s’endormir dans le châle de la dame qui lui demandait à chaque instant s’il était bien, s’il avait chaud. Puis la casquette à oreillons avait débouché un flacon de quelque chose de raide et lui en avait fait boire une goutte pour le ragaillardir.


Ah! s’il avait trouvé le courage de leur dire: «Ce n’est pas vrai… J’ai menti… Je n’ai rien à faire à Villeneuve-Saint-Georges… Je vais plus loin, là-bas, où vous allez.» Mais c’était s’exposer au mépris, à la méfiance de ces gens si bons, si ouverts, et il aimait encore mieux retomber dans toute l’horreur dont leur pitié l’avait tiré. Pourtant, quand il leur entendit dire qu’on arrivait à Villeneuve, l’enfant ne put retenir un sanglot.


– Ne pleurez pas, mon ami, lui disait la dame. Votre mère n’est peut-être pas aussi malade que vous croyez; et vous voir lui fera du bien.


À la dernière maison de Villeneuve, la voiture s’arrêta.


– C’est là, dit Jack tout ému.


La femme l’embrassa, le mari lui serra la main en l’aidant à descendre.


– Ah! vous êtes bien heureux d’être rendu… Nous en avons encore pour quatre bonnes lieues.


Et lui aussi les avait à faire ces quatre bonnes lieues-là.


C’était terrible.


Il s’approcha d’une grille comme s’il voulait sonner.


– Allons, bonsoir! lui crièrent ses amis.


Il répondit «bonsoir!» d’une voix étranglée par les larmes; et la voiture, laissant la direction de Lyon, prit sur la droite un chemin bordé d’arbres, dessinant avec ses lanternes un grand circuit lumineux dans le noir de la plaine.


Alors il lui vint la folle pensée qu’il pourrait peut-être rejoindre cette lueur protectrice, s’y maintenir, la suivre en courant. Il s’élança derrière elle avec une sorte de rage; mais ses jambes, que le repos avait rendues plus faibles, comme la lumière avait fait ses yeux plus aveugles aux voiles accumulés de l’ombre, refusaient tout service.


Au bout de quelques pas, il fut obligé de s’arrêter, essaya de courir encore, et finit par tomber épuisé avec une crise, un flot de larmes, pendant que la voiture hospitalière continuait paisiblement sa route, sans se douter qu’elle laissait derrière elle un si profond et si complet désespoir.


Le voilà couché au bord du chemin. Il fait froid, la terre est humide. N’importe! La fatigue est plus forte que tout. Autour de lui, il sent l’immensité des champs. Le vent a cette haleine longue dont il parcourt les grands espaces, terre ou mer, et peu à peu tous les souffles de la plaine, frôlement d’herbes, craquements de feuilles, confondus dans un immense roulis de soupirs et de sons, enveloppent l’enfant, le bercent, l’apaisent et l’endorment profondément.


Un bruit épouvantable le réveille en sursaut. Qu’est-ce encore que cela? Les yeux à peine ouverts, sur un talus à quelques mètres de lui, Jack voit passer quelque chose de monstrueux, de terrible, une bête hurlante, sifflante, avec deux énormes yeux bombés et sanglant, et de longs anneaux noirs qui se déroulent en faisant jaillir des étincelles. Le monstre fuit dans la nuit, comme la traînée d’une immense comète dont le rayon fendrait l’air avec un vacarme effroyable. Aux endroits où il passe, la nuit s’ouvre, se déchire, on aperçoit un poteau, un bouquet d’arbres; l’ombre se referme à mesure, et ce n’est que lorsque l’apparition est déjà loin, lorsqu’on ne voit plus rien d’elle qu’une petite flamme verte, que l’enfant a reconnu le passage d’un train express de nuit.


Quelle heure est-il? Où est-il? Combien de temps a-t-il dormi? Il n’en sait rien; mais ce sommeil lui a fait du mal. Il s’est réveillé tout transi, les membres raides, le cœur horriblement serré. Il a rêvé de Mâdou… Oh! le moment terrible où le rêve, envolé au réveil, revient à la mémoire si poignant et si réel. L’humidité du sol le pénétrant, Jack a rêvé qu’il était couché là-bas, dans le cimetière, à côté du petit roi. Il frissonne encore de ce froid de la terre: un froid lourd, sans air. Il voit la figure de Mâdou, il sent ce petit corps glacé contre le sien. Pour échapper à l’obsession, il se lève; mais sur la route que le vent de la nuit a séchée et durcie, son pas résonne si fort qu’il le croit double, augmenté d’un autre pas qui le suit. Mâdou marche là, derrière lui…


Et la course folle recommence.


Jack va devant lui dans l’ombre, dans le silence. Il traverse un village endormi, passe sous un clocher carré qui lui jette sur la tête ses grosses notes vibrantes et lourdes. Deux heures sonnent. Un autre village, trois heures sonnent. Il va, il va. La tête lui tourne, ses pieds le brûlent. Il marche toujours. S’il s’arrêtait, il aurait trop peur de retrouver son rêve, son horrible rêve que le mouvement de la course commence à dissiper. De temps en temps, il croise des voitures couvertes de grandes bâches, équipages somnambules où tout dort, les chevaux, le conducteur.


L’enfant demande, épuisé: «Suis-je bien loin d’Étiolles?»


C’est un grognement qui lui répond.


Mais voici que bientôt un autre voyageur va se mettre en route avec lui par la campagne, un voyageur dont le départ sonne dans le chant des coqs et les grelots légers des grenouilles au bord du fleuve. C’est le jour, le jour qui rôde sous les nuées, indécis encore du chemin qu’il prendra. L’enfant le devine autour de lui et partage avec toute la nature cette attente anxieuse du jour nouveau.


Tout à coup, droit devant lui, dans la direction de ce pays d’Étiolles où on lui a dit qu’était sa mère, justement sur ce côté de l’horizon, le ciel s’écarte, se déchire. C’est d’abord une ligne lumineuse, une pâleur étalée tout au bord de la nuit sans le moindre rayonnement. Cette ligne s’agrandit à mesure, avec le battement d’une lueur, ce mouvement de la flamme incertaine qui cherche l’air pour s’aider à monter. Jack marche vers cette lumière; il marche dans une sorte de délire qui décuple ses forces. Quelque chose l’avertit que sa mère est là-bas, là-bas aussi la fin de cette épouvantable nuit.


Maintenant tout le fond du ciel est ouvert. On dirait un grand œil clair, baigné de larmes, qui regarde venir l’enfant avec douceur et attendrissement. «J’y vais, j’y vais,» est-il tenté de répondre à cet appel lumineux et béni. La route, qui commence à blanchir, ne l’effraye plus. D’ailleurs, c’est une belle route sans fossé ni pavé et sur laquelle il semble que des voitures de riches doivent rouler luxueusement. De chaque côté, baignées dans la rosée et le rayon de l’aube, de somptueuses propriétés étalent leurs larges perrons, leurs pelouses déjà fleuries, leurs allées tournantes, où l’ombre se réfugie en glissant sur le sable.


Entre les maisons blanches et les murs d’espaliers, des champs de vigne, des pentes vertes descendent jusqu’à une rivière qu’on voit sortir de la nuit, elle aussi, toute moirée de bleu sombre, de vert tendre et de rose.


Et toujours la lumière du ciel qui s’agrandit, qui se rapproche.


Oh! dépêche-toi de luire, aurore maternelle; verse un peu de chaleur, et d’espoir, et de force à l’enfant exténué qui se hâte en te tendant les bras.


– Suis-je bien loin d’Étiolles? demande Jack à des terrassiers qui passent, le sac en bandoulière, par groupes muets, encore endormis.


Non, il n’est pas loin d’Étiolles; il n’a qu’à suivre la forêt, tout «drouet.»


Elle s’éveille, en ce moment, la forêt. Tout le grand rideau vert tendu au bord du chemin frissonne. Ce sont des pépiements, des roucoulements, des gazouillements qui se répondent des églantines de la haie aux chênes centenaires. Les branches se frôlent, s’abaissent sous des coups d’ailes précipités, et pendant que ce qui reste d’ombre en l’air s’évapore, que les oiseaux de nuit au vol silencieux et lourd regagnent leurs abris mystérieux, une alouette monte de la plaine, fine, les ailes tendues, s’élève par vibrations sonores, traçant ce premier sillon invisible où se rejoignent dans les beaux jours d’été, le grand calme du ciel et tous les bruits actifs de la terre.


L’enfant ne marche plus, il se traîne. Une vieille en haillons, à la figure méchante, passe, menant une chèvre. Il demande encore une fois:


«Suis-je bien loin d’Étiolles?»


La vieille le regarde d’un air féroce et lui montre un petit chemin caillouteux qui monte, étroit et raide, à la lisière de la forêt. Malgré sa lassitude, il continue sans s’arrêter. Déjà le soleil est presque chaud; l’aube de tout à l’heure est devenue un foyer d’éblouissants rayons. Jack comprend qu’il approche. Il va, courbé, chancelant, heurté aux pierres qui roulent sous ses pieds; mais il va.


Enfin, en haut, il voit un clocher qui s’élève au-dessus de toits groupés dans une masse de verdure. Allons, encore un effort. Il faut arriver jusque-là. Mais les forces lui manquent.


Il s’affaisse, se relève, retombe encore, et à travers ses paupières qui battent, il entrevoit tout près de lui une petite maison chargée de vignes, de glycines en fleurs, de rosiers montants, qui la recouvrent jusqu’au faîte de son pigeonnier et de sa tourelle toute rose de briques neuves. Au-dessus de la porte, entre l’ombre flottante des lilas déjà fleuris, une inscription en lettres d’or: Parva domus, magna quies.


Oh! la jolie maison tranquille, baignée de lumière blonde! Tout est encore fermé, pourtant on ne dort pas, car voici une voix de femme, fraîche et joyeuse qui se met à chanter:


Mes souliers sont rouges,

Ma mie, ma mignonne.


Cette voix, cette chanson!… Jack croit rêver. Mais les deux battants d’une persienne claquent sur le mur, et une femme apparaît, toute blanche, dans un négligé matinal, avec les cheveux en torsade et le regard étonné du réveil.


Mes souliers sont rouges,

Salut mes amours!


Maman!… maman!… appelle Jack d’une voix faible.


La femme s’arrête, interdite, regarde, cherche une minute, éblouie par le soleil levant; puis tout à coup elle aperçoit ce petit être hâve, boueux, déchiré, expirant.


Elle pousse un grand cri: Jack!…


En un instant, elle est près de lui et, de toute la chaleur de son cœur de mère, elle réchauffe l’enfant à demi mort, glacé des terreurs, des angoisses, de tout le froid et l’ombre de sa terrible nuit.

VIII PARVA DOMUS, MAGNA QUIES

Non, mon Jack, non mon enfant chéri, n’aie pas peur, tu n’y retourneras plus à ce maudit gymnase… Battre mon enfant, ils ont osé battre mon enfant!… Tu as joliment bien fait de te sauver… Ce misérable mulâtre a porté la main sur toi. Il ne sait donc pas que de par ta naissance, sans parler de ta couleur, c’est toi qui aurais eu le droit de le bâtonner. Il fallait lui dire: Maman en a eu des mulâtres pour la servir. Allons! ne me regarde pas avec tes grands yeux tristes. Je te dis que tu n’y retourneras plus. D’abord je ne veux plus que tu me quittes. Je vais t’organiser ici une jolie petite chambre. Tu verras comme on est bien à la campagne. Nous avons des bêtes, des poules, des lapins, et une chèvre, et un âne. C’est l’arche de Noé, cette maison… Au fait, ça me fait penser que je n’ai pas donné à manger à mes poules… Ton arrivée m’a tant émotionnée… Oh! quand je t’ai aperçu là, sur la route, dans cet état… Allons! dors, repose-toi encore un peu. Je te réveillerai pour le dîner. Mais, avant, bois un peu de bouillon froid. Tu sais ce que M. Rivals a dit: pour te remettre, il ne faut que du sommeil et de la nourriture… Il est bon, hein? le bouillon de la mère Archambauld… Pauvre chéri, quand je pense que pendant que je dormais, tu courais seul par les chemins. C’est horrible… Entends-tu mes poules qui m’appellent? J’y vais… Dors bien.»


Elle s’en alla sur la pointe des pieds, légère, heureuse, toujours charmante, quoique un peu hâlée par l’air vif et trop habillée dans un costume de convention champêtre avec beaucoup de velours noir sur de la toile bise et un chapeau de paille d’Italie garni de fleurs tombantes. Plus enfant que jamais, elle jouait à la campagne.


Jack ne pouvait pas dormir. Les quelques heures de repos qu’il avait eues en arrivant, son bain, le bouillon de la mère Archambauld, et par-dessus tout la merveilleuse élasticité de la jeunesse, sa force souple de résistance, avaient eu raison de sa courbature. Il regardait autour de lui, savourant le bien-être de ce milieu si calme.


Ce n’était plus l’ancien luxe du boulevard Haussmann, capitonné, ouaté, étouffé. La chambre où il se trouvait était vaste, tendue de perse claire, ornée de meubles Louis XVI tout blancs et gris sans la moindre dorure. Au dehors, la tranquillité de la pleine campagne, des frôlements de branches contre les vitres, des roucoulements de pigeons sur le toit et le «p’tit! p’tit!» de sa mère, montant de la basse-cour avec les cris variés, les piétinements qui se font autour d’une poignée d’avoine.


Jack savourait l’intimité de ce léger tumulte égaré dans le silence environnant. Il était heureux, reposé. Une seule chose le troublait: le portrait de d’Argenton en face de lui, au pied du lit, dans une pose prétentieuse, despotique, la main sur un livre entr’ouvert, les yeux durs et pâles.


L’enfant pensait: «Où est-il? où habite-t-il?… Pourquoi ne l’ai-je pas vu?» À la fin, gêné par ce regard de photographie qui le poursuivait comme une question ou un reproche, il se leva et descendit vers sa mère.


Elle était occupée à soigner, à nourrir ses bêtes avec une gaucherie élégante, gantée jusqu’au coude, le petit doigt en l’air, la robe relevée sur le côté laissant voir un jupon à raies et des bottines à grands talons. La mère Archambauld riait de sa maladresse, tout en faisant elle-même la cabine de ses lapins. Cette mère Archambauld était la femme d’un garde de la forêt, qui venait faire le ménage et la cuisine aux Aulnettes, ainsi qu’on appelait dans le pays la maison qu’habitait la mère de Jack, à cause d’un bouquet de petits aulnes posé au bout du jardin.


– Jésus-Dieu! qu’il est joli, votre garçon!… fit la paysanne enthousiasmée de l’apparition de Jack dans la basse-cour.


– N’est-ce pas, mère Archambauld?… Quand je vous le disais.


– Mais dam! y ressemblont ben plus à sa maman qu’à son papa, pour sûr… Bonjour, mon mignon! Voulez-vous t’y que je vous embrasse?


Elle frotta contre le visage de l’enfant sa peau de vieille sauvagesse aux yeux noirs, qui sentait le chou des lapins. À ce mot de «papa,» Jack avait levé la tête.


– Eh bien! puisque tu ne peux pas dormir, allons voir la maison…, dit la mère qui se lassait toujours très vite d’une occupation quelconque. Elle rabattit les plis de sa robe et fit visiter à l’enfant cette habitation originale, située à une portée de fusil du village et réalisant ce rêve du confortable dans l’isolement que forment tous les poètes, mais qui, le plus souvent, ne se trouve accompli que par des épiciers.


Le principal corps de logis se composait d’un ancien pavillon de chasse dépendant autrefois d’un de ces grands châteaux Louis XV comme il y en a beaucoup de ce côté, mais que le morcellement de la propriété avait émancipé, lui aussi, rejeté en dehors des limites seigneuriales. À ces vieilles pierres s’appuyait une tourelle neuve avec un pigeonnier et une girouette, qui achevaient de donner à la maison l’aspect d’une gentilhommière retapée. Ils visitèrent aussi l’écurie, les hangars, le verger, un immense verger ouvrant sur la forêt de Sénart. On termina par la tourelle. Un escalier tournant, éclairé de lucarnes ornées de verres de couleur, conduisait à une grande pièce ronde, percée de quatre fenêtres en ogive, meublée d’un divan circulaire en étoffe algérienne. Quelques curiosités artistiques se trouvaient réunies là: des bahuts en vieux chêne, un miroir de Venise, d’anciennes tentures et une haute chaire en bois sculpté du temps de Henri II, posée comme un siège devant une immense table de travail chargée de paperasses.


De tous côtés un admirable paysage de bois, de vallée, de rivière, se découvrait de haut, varié à chaque ouverture, tantôt limité par un rideau de feuilles vertes, tantôt s’échappant à perte de vue, aérien, lumineux, au delà des coteaux de la Seine.


– C’est ici qu’IL travaille! dit la mère sur le seuil et d’un ton religieux.


Jack n’eut pas besoin de demander quel était ce Il si respectable.


À demi voix, comme dans un sanctuaire, elle continua sans regarder son fils:


– À présent, il est en voyage… Il reviendra dans quelques jours. Je vais lui écrire que tu es arrivé; il sera bien content, car malgré son air sévère, vois-tu! c’est le meilleur des hommes et il t’aime beaucoup… Il faudra bien l’aimer, toi aussi, mon petit Jack… Sans cela, entre vous deux, je serais trop malheureuse.


En parlant ainsi, elle contemplait le portrait de d’Argenton pendu au mur au fond de la pièce, un portrait peint dont la photographie de la chambre n’était qua la reproduction. L’image du poète se répétait en effet dans toutes les pièces, sans parler d’un buste en bronze florentin qui trônait au milieu d’une pelouse à l’entrée du verger; et, particularité bien significative, il n’y avait pas d’autre portrait que le sien dans toute la maison.


– Tu me le promets, mon Jack, que tu l’aimeras!… répéta la pauvre folle en face de l’image sévère et moustachue.


L’enfant baissa la tête et répondit avec effort:


– Je te le promets.


Alors elle referma la porte, et ils descendirent l’escalier sans un mot.


Ce fut le seul nuage de cette mémorable journée.


Ils étaient si bien tous les deux, rien qu’eux deux, dans la grande salle à manger tapissée de faïence, où la soupe aux choux épaisse et fumante avait un parfum d’aristocratique fantaisie. On entendait la mère Archambauld se dépêchant de laver ses assiettes à la cuisine. Autour de la maison, le silence, le bon silence de la campagne rôdait comme un gardien mystérieux. Jack ne se lassait pas d’admirer sa mère. Elle aussi le trouvait beau, grandi, bien fort pour ses onze ans; et ils s’embrassaient entre chaque bouchée comme deux amoureux.


Dans la soirée, ils eurent des visites. Le père Archambauld vint chercher sa femme, comme tous les soirs; car ils habitaient loin à l’intérieur de la forêt. On le fit asseoir dans la salle à manger.


– Allons! un verre de vin, père Archambauld! À la santé de mon petit garçon!… N’est-ce pas qu’il est gentil, et que vous l’emmènerez quelquefois avec vous courir le bois?


– Mais je crois bien, madame d’Argenton.


Et tout en levant son verre de vin, ce géant, roux et tanné, la terreur des braconniers du pays, promenait de droite à gauche un regard que l’affût de nuit parmi les buissons et les branches avait affiné et rendu si mobile qu’il ne pouvait plus se fixer.


Ce nom de d’Argenton donné à sa mère taquinait un peu notre ami Jack. Mais comme il n’avait pas une notion bien exacte des dignités ni des devoirs de la vie, sa légèreté d’enfant l’emporta vite vers d’autres pensées, vers ces promesses de chasse à l’écureuil que le garde réitérait avant de s’en aller, tout en rappelant ses deux chiens qui soufflaient sous la table, et replaçant sur ses cheveux crépus sa casquette de garde-forestier au service de l’État.


Le couple parti, on entendit rouler lentement, péniblement, une voiture sur les cailloux de la montée.


– Tiens! on dirait M. Rivals. Je reconnais son cheval qui va toujours au pas. C’est vous, docteur?


– Oui, madame d’Argenton.


C’était le médecin d’Étiolles qui, en rentrant de sa tournée, venait prendre des nouvelles de son petit malade du matin.


– Là! quand je vous disais que ce ne serait qu’une grosse courbature… Bonjour, mon enfant!


Jack regardait cette large figure couperosée, ce tout petit homme, trapu, voûté, avec sa longue redingote qui lui battait les talons, sa crinière blanche ébouriffée, et cette démarche houleuse rapportée de vingt ans de mer en qualité de chirurgien.


Comme il avait l’air loyal et bon!


Ah! les braves gens, et qu’on se sentait heureux dans ce milieu franc et rustique, loin de l’affreux mulâtre et du gymnase Moronval.


Quand le docteur se fut en allé, on poussa les gros verrous de la porte. L’ombre referma autour des murs sa barrière silencieuse, et la mère et l’enfant montèrent dans la chambre pour se coucher.


Là, pendant que Jack s’endormait, elle écrivit à son d’Argenton une longue lettre pour lui annoncer l’arrivée de son fils et essayer de l’attendrir sur le sort incertain de cette petite vie dont elle entendait le souffle régulier et paisible sous les rideaux, tout près d’elle.


Elle ne fut un peu rassurée à ce sujet que deux jours après, en recevant d’Auvergne une réponse du poète.


Quoique pleine de remontrances et d’allusions à la faiblesse de la mère et au caractère indiscipliné de l’enfant, la lettre était moins terrible qu’on aurait pu s’y attendre. En somme, d’Argenton avait déjà pensé aux frais énormes qu’entraînait l’éducation Moronval, et tout en désapprouvant l’escapade, il convenait que ce n’était pas là un grand malheur, l’institution étant en pleine déconfiture. (Depuis qu’il n’y était plus, parbleu!) Quant à l’avenir de l’enfant, il s’en chargeait; et à son arrivée prochaine, c’est-à-dire dans huit jours, il aviserait sur ce qu’il y aurait à faire.


Jamais Jack, dans toute sa vie d’enfant et d’homme, ne put retrouver huit autres jours pareils à ces huit jours-là, si beaux, si heureux, si pleins. Sa mère tout à lui, le bois, la basse-cour, la chèvre, et remonter dix fois l’escalier dans les pas de son Ida, aller où elle allait, rire de son rire sans savoir pourquoi, le bonheur enfin, le bonheur fait d’une foule de joies menues et inracontables.


Puis une nouvelle lettre, et:


«Il arrive demain.»


Bien que d’Argenton eût dit qu’il était prêt à revoir cet enfant, à se montrer bon et indulgent pour lui, la mère était inquiète et voulait préparer l’entrevue. Aussi elle empêcha Jack de monter avec elle dans la carriole qui devait ramener de la station d’Évry le poète attendu. Elle lui fit une leçon embarrassée, pénible pour tous deux, comme s’ils eussent été complices de quelque faute impardonnable: «Tu resteras au fond du jardin, tu m’entends… Tu ne t’élanceras pas à sa rencontre… Tu attendras, je t’appellerai.»


Quelle émotion pour Jack!


Il passa cette heure d’attente à se promener dans le verger, à guetter dans le petit chemin caillouteux, jusqu’au premier grincement de roues.


Alors il s’enfuit et, caché derrière les groseilliers, il entendit l’entrée dans la maison, sa voix à Lui, sévère, sans vibration, et la voix de sa mère encore plus douce que d’habitude. «Oui, mon ami… Non mon ami…»


Enfin, la fenêtre de la tourelle s’ouvrit dans le feuillage.


– Jack, monte vite… tu peux venir.


Son petit cœur battait dans l’escalier, autant d’étouffement que de crainte; et, dès en entrant, il se sentit mal préparé pour une entrevue aussi grave, effrayé de cette tête blafarde sur la boiserie sombre de la chaire, gêné de l’embarras de sa mère qui ne tendait même pas la main à sa timidité d’enfant.


Pourtant il balbutia un bonjour, et attendit.


Le sermon fut court, presque affectueux, cette attitude d’accusé étant loin de déplaire au poète, assez ravi aussi du bon tour joué au cher directeur.


– Jack, dit-il en finissant, il faut être sérieux, il faut travailler. La vie n’est pas un roman. Je ne demande pas mieux que de croire à votre repentir; et si vous êtes raisonnable, je vous aimerai certainement, et nous vivrons heureux tous les trois. Donc, voici ce que j’ai à vous proposer: Sur le temps que je consacre à mes terribles luttes artistiques, je prendrai tous les jours une heure ou deux destinées à votre éducation, à votre instruction. Si vous voulez travailler, je me charge de faire de vous, de l’enfant indiscipliné et léger, un homme comme moi, trempé solidement pour la bataille.


– Tu entends, Jack, dit la mère, que le silence de son enfant rendait très inquiète… Tu comprends, n’est-ce pas, le grand sacrifice que notre ami va s’imposer pour toi?


– Oui, maman… murmura Jack.


– Attendez, Charlotte, répliqua d’Argenton. Il faut savoir d’abord si ma proposition lui plaît. Je ne force personne, bien entendu.


– Eh bien! Jack?


Jack, ahuri d’entendre appeler sa mère Charlotte, ne savait que répondre et chercha si longtemps quelque chose d’assez tendre, d’assez éloquent pour toute cette générosité, qu’il finit par enfouir sa reconnaissance dans un silence profond. Voyant cela, sa mère le poussa dans les bras du poète qui lui accorda un vrai baiser de théâtre, sonore et froid, en ayant l’air encore de réprimer un mouvement de répulsion.


– Ah! cher, que tu es grand, que tu es bon!… murmurait la pauvre femme, pendant que l’enfant, congédié d’un geste, descendait l’escalier bien vite pour cacher son émotion.


Au fond, cette arrivée de Jack dans la maison allait être une distraction pour le poète. La première joie de l’installation passée, il s’était promptement fatigué du tête-à-tête avec Ida, qu’il appelait maintenant Charlotte, en souvenir de l’héroïne de Gœthe, et aussi parce qu’il ne voulait rien lui laisser de l’ancienne Ida de Barancy. Avec elle, il se sentait seul, tellement sa personnalité envahissante s’était imposée à cette malheureuse créature d’esprit borné et de caractère nul.


Elle répétait ses mots, s’imprégnait de ses idées, délayait ses paradoxes en bavardages interminables; de sorte qu’ils ne faisaient qu’un à eux deux, et cette unité, qui peut sembler l’idéal du bonheur dans certaines conditions de vie, était devenue le vrai supplice de d’Argenton, trop batailleur, discuteur, controversant, pour se contenter de cette approbation permanente.


Au moins, maintenant, il aurait quelqu’un à contrarier, à diriger, à morigéner, car il était pion bien plus qu’il n’était poète; et ce fut dans ces dispositions agitées qu’il entreprit l’éducation de Jack avec la ponctualité pompeuse, la solennité méthodique, qu’apportait à ses moindres actions cet éternel pontifiant.


Dès le lendemain, Jack en se réveillant dans sa petite chambre aperçut, glissée entre la rainure de sa glace, une pancarte écrite de la belle écriture impeccable du poète, et sur laquelle on lisait en très gros caractères:


RÈGLEMENT.


C’était un résumé de vie, un plan d’études, la journée divisée en une quantité de petites cases nombreuses, pleines d’occupations jusqu’au bord: À six heures, lever. – De six à sept, déjeuner. – De sept à huit, récitation. – De huit à neuf… Et ainsi de suite.


Les jours réglés de la sorte ressemblaient à des fenêtres dont les persiennes fermées laissent passer à peine entre leurs lames compactes assez de souffle pour respirer, et de lumière pour contenter les yeux. Ordinairement, ces règlements ne sont faits que pour être aussitôt dérangés; mais d’Argenton avait une sévérité vétilleuse qui ne souffrait aucune inexactitude. À cela se joignait la manie du système, à laquelle l’ancien professeur du gymnase Moronval n’avait pu naturellement se soustraire.


Le système de d’Argenton consistait à mêler dans la tête du commençant les connaissances les plus diverses, le latin, le grec, l’allemand, l’algèbre, la géométrie, l’anatomie, la syntaxe, avec toutes les études élémentaires indispensables. À la nature ensuite de démêler, de caser, de distribuer tout ce fatras.


Le système pouvait être excellent, mais soit qu’il parût trop vaste à l’intelligence de l’enfant, soit que le professeur manquât d’habileté à appliquer ses théories, Jack ne sut pas en profiter. Il était pourtant assez avancé pour son âge, et plus intelligent, malgré son éducation décousue, qu’on ne l’est d’ordinaire à onze ans. Mais ce qu’il y avait de confus, de tumultueux dans ses premières années d’étude, se compliquait encore du système agglomérant auquel son nouveau maître le soumettait. Puis, il était terrifié par ce personnage imposant; et surtout, la nature le troublait, arrivait à l’absorber tout entier.


Transporté tout à coup de la petite cour moisie du gymnase Moronval, de l’affreux passage des Douze-Maisons, en pleine campagne, il était saisi, envahi par la vision de la nature et son contact perpétuel.


Quand, aux heures les plus belles de l’après-midi, il se trouvait dans la tourelle en face du professeur et des livres, abîmé sur un gros cahier, dont il voyait danser les lignes, il lui prenait des envies folles de s’échapper, d’enjamber quelque article du règlement dans une école buissonnière ardente, exaspérée de liberté.


Vers les fenêtres ouvertes, mai tout en fleurs envoyait ses parfums, la forêt étendait ses houles verdoyantes, et Jack interrompait sa leçon pour suivre des vols s’échappant dans les branches ou la tache rousse qu’un écureuil en promenade mêlait au feuillage sombre de quelque grand noyer. Quel supplice de décliner «Rosa, la rose» en plusieurs langues, tandis que la lisière du bois s’éclairait, à mi-hauteur, du reflet tendre, nouveau, des églantines sauvages! Il ne pensait qu’à cela, être au grand air, au soleil…


– Cet enfant est idiot, s’écria d’Argenton, lorsque à ses questions, à ses arguments, Jack répondait d’un air effaré comme s’il se fût précipité pour répondre des cimes d’arbres qu’il regardait ou du nuage léger en route là-bas vers le couchant. Sa longue taille, très développée pour son âge, ajoutait à son apparence ahurie, et toute la sévérité du poète ne servait qu’à l’interloquer encore; à gêner l’effort impuissant de sa mémoire trop encombrée.


Au bout d’un mois, d’Argenton déclara qu’il y renonçait, qu’il dépensait en pure perte un temps précieux dérobé à de sérieuses occupations. En réalité, il n’était pas fâché de s’arracher lui-même aux multiples exigences de ce règlement de fer qui l’avait asservi, emprisonné aussi bien que l’enfant. De son côté, Ida, ou plutôt Charlotte, accepta très bien cette idée que Jack était un incapable, une intelligence obstruée; elle aimait mieux encore en convenir que d’entendre les scènes douloureuses, les colères, les larmes finales de cette éducation si difficile.


Elle adorait le calme avant tout, et voulait qu’on fût content autour d’elle. Ses vues, étroites comme son esprit, n’allaient jamais au delà de la journée présente et tout avenir lui eût semblé trop cher au prix de sa tranquillité immédiate.


Vous jugez si Jack fut heureux de n’avoir plus sous les yeux cet implacable règlement: À six heures, lever. – De six à sept, déjeuner. – De sept il huit, etc… Le temps lui en parut élargi, allégé. Comme il avait très bien compris qu’il gênait tout le monde dans la maison, rien qu’à la façon dont sa mère l’embrassait, rien qu’à la voix qu’elle prenait pour lui parler devant Lui, il s’échappait des journées entières avec ce dédain absolu de l’heure si naturel aux enfants et aux flâneurs.


Il avait un grand ami, le garde, une grande amie, la forêt. Dès le matin, il s’en allait, arrivait à la petite maison des Archambauld au moment où la femme, avant de partir chez les «Parisiens,» servait le déjeuner de son homme dans la salle proprette et fraîche, tendue d’un papier vert-clair, représentant cent fois de suite, devant le même chasseur à l’affût, le même lapin détalant. De là on passait au chenil plein de chiens en dressage dont les petits cris, les aboiements, les bonds s’élançaient, se pressaient aux barreaux de la grille jusqu’à ce que, lâchée, cette multitude de museaux courts, allongés, fendus, d’oreilles droites, pendantes, frangées, se fût dispersée à tous les coins de la cour dans un premier transport de bonheur et de liberté. Et quels sauts, quelles allures naturelles retrouvées loin de l’écuelle commune et de la paille du chenil! Les danois à taches jaunes, si vite apprivoisés et fournis, les petits bassets épatés, faits pour dévorer le terrain dont leur corps ramassé dans la course semble faire partie, les griffons désordonnés, des poils longs plein les yeux, soyeux, veloutés, secouant des caresses à chacun de leurs mouvements, et les slouguis d’Afrique, un peu trop grands et luxueux pour la chasse, et les lévriers héraldiques, toutes les espèces se trouvaient là. Gravement, le père Archambauld exerçait ses élèves, avec le collier de force, les corrections à coups de fouet, et ces sévérités de l’œil si énervantes pour certaines bêtes qu’elles les domptent, les aplatissent, les allongent à terre, toutes craintives et frémissantes. Jack pensait quelquefois devant un rebelle: «En voilà un qui ne comprend rien au système,» et il aurait voulu l’emmener en forêt, le faire participer à cette bonne insouciance en plein air qui lui donnait à lui-même une surabondance de vie.


Il était si content, le petit Jack, si fier d’accompagner le garde à travers bois, de marcher à coté de cet homme terrible, redouté aux alentours, et à qui son fusil passé en bandoulière donnait une physionomie belliqueuse! Avec lui, il voyait une forêt particulière, bien vivante et peuplée, que les profanes ne connaissent pas. Au lieu de ces effarements dans les feuilles, de ces bruits sournois sous les herbes, que le moindre pas effarouche, il avait le spectacle tranquille des bêtes allant librement à leurs affaires, à leurs plaisirs. C’était une poule faisane, escortée de ses poussins, piquant dans les nids de fourmis ces œufs blanchâtres gros comme des perles qui s’entassent au pied des arbres; ou des chevreuils broutant les pousses, traversant les allées, l’œil étonné, les pattes tendues, plus amusés que craintifs. Puis, les lièvres à la lisière, partant dans les terres labourées, les lapins, les perdrix.


Derrière le rideau grêle des jeunes branches, parmi lesquelles les aubépines en fleurs jetaient leurs grands bouquets d’autel entièrement blancs et parfumés, ces vies s’agitaient, circulaient, mêlées à l’ombre des hautes cimes. Le garde surveillait les terriers, les couvées; il détruisait les animaux nuisibles, les vipères, les pies, les écureuils, les mulots, les taupes. On lui donnait tant par tête ou queue de ces destructeurs, et tous les six mois il emportait à Corbeil, à la sous-préfecture, toute une collection de détritus poussiéreux et séchés dont il remplissait son sac jour par jour. Ah! s’il avait pu y mettre aussi les têtes de tous les braconniers et surtout des voleurs de bois! C’est qu’il aimait encore plus ses arbres que ses bêtes, le père Archambauld. Un chevreuil, ça se remplace; un faisan mort, il en naît mille autres au printemps. Mais un arbre, c’est si long à venir!


Aussi comme il les veillait, comme il épiait leurs moindres maladies. Il avait entre autres tout un peuplement de sapins attaqués par les bœstrichs, qui le rendait très malheureux. Ces bœstrichs sont de tout petits vers, qui viennent on ne sait d’où, par milliards, en rangs serrés, choisissent l’arbre le plus fort, le plus beau, le mieux portant et le prennent d’assaut. Pour lutter contre ces terribles invasions, le sapin a sa résine, et de toute sa force d’arbre, avec ce suc de sa sève qui en coulant lui emporte un peu de sa vie, essaye de résister à l’ennemi. Il répand des torrents de résine sur le bœstrich et sur les œufs déposés dans la fibre de son écorce, s’épuise, se dessèche dans cette lutte presque toujours inutile. Jack s’intéressait au destin de ces pauvres arbres, voyait ruisseler pendant le combat cette sueur odorante, ces larmes végétales lourdes à tomber, d’un ambre pur, plein de rayons. Parfois, le sapin parvenait à échapper à ce désastre; mais le plus souvent il dépérissait, se creusait, et, quelque jour, le colosse couronné de chants d’oiseaux, de vols d’abeilles, tout murmurant des existences qu’il abritait et du souffle de l’air dans ses branches vigoureuses, prenait l’aspect d’un arbre frappé de la foudre et s’abattait enfin en laissant là-haut sur le flot des cimes le vide d’un engloutissement.


Les hêtres avaient un autre ennemi, une espèce de charançons, vermillonnés, presque imperceptibles eux aussi, et si nombreux, que chaque feuille portait son ver, une piqûre d’un beau rouge vif. De loin, cette partie de forêt, ces branches colorées par un automne anticipé, une mort précoce, avaient l’aspect d’une fausse santé, les rougeurs maladives qui animent le teint des jeunes poitrinaires; le père Archambauld les regardait avec des hochements de tête tristes comme en a, devant certains malades, un médecin qui désespère.


Pendant ces tournées forestières, le garde et l’enfant ne se parlaient pas, la grande symphonie des bois les envahissant. Selon les essences d’arbres qu’il secouait, le vent transformait son haleine et sa plainte. Dans les pins, c’était une houle de mer, un souffle long; dans les bouleaux, dans les trembles, un cliquetis frémissant qui laissait les rameaux immobiles, mais passait sur les feuilles en mille notes métalliques; et du bord des étangs, nombreux dans cette partie de la forêt, venaient des frôlements doux, le froissement des roseaux inclinant l’un vers l’autre leurs longues lances satinées. Par là-dessus, le rire strident des pies, les coups de becs des piverts, le cri mélancolique des coucous, tous ces bruits vagues qui montent de quatre à cinq lieues de feuilles. Jack les avait toujours dans les oreilles, ces bruits délicieux, et il les aimait.


Pourtant, à courir ainsi la forêt tout le jour en compagnie du garde, il s’était fait des ennemis. Il se trouvait là, à la lisière, une population de braconniers à qui la vigilance d’Archambauld faisait la vie très dure et qui lui avaient voué une haine à mort. Sournois et poltrons, quand ils le rencontraient sous bois, ils le saluaient d’un coup de chapeau où l’enfant avait sa part; mais quand celui-ci rentrait tout seul, c’était à qui lui montrerait le poing. Il y avait surtout une grande vieille appelée la mère Salé, qui, avec sa tête régulière et creusée, sa peau de vieille squaw rouge comme le sable des carrières, ses lèvres minces et rentrantes, poursuivait Jack jusque dans ses rêves. Lorsqu’il quittait le garde au coucher du soleil pour revenir aux Aulnettes, il trouvait toujours sur son chemin, assise au revers d’un fossé, la vieille voleuse de bois chargée de son fagot comme ce Nicodème fantastique qu’on fait voir aux enfants dans la lune, traversant la lumière de sa silhouette de démon aguerri au feu. Elle l’attendait au passage sans bouger, laissait passer l’enfant qui se retenait de courir; alors, d’une voix traînante, avec sa prononciation vulgaire de l’Ile-de-France, elle lui criait:


– Eh! dis-donc, toué là-bas!… Pourquoué donc tu files si fort? Je t’ons ben vu, va!… Attends un peu que je t’affûte le nez avec ma sarpe…»


Puis elle se levait, s’amusait à lui faire peur, à lui donner une chasse, comme elle disait, en faisant semblant de le poursuivre, la serpe haute. Jack entendait son pas pressé, le frottement du fagot sur le sol, et il rentrait haletant, suffoqué. Mais ces terreurs ne donnaient que plus de poésie à la forêt en ajoutant à sa grandeur l’attrait mystérieux du danger.


En rentrant de ses courses, Jack trouvait sa mère en train de causer à voix basse dans la cuisine avec la femme du garde. Un silence lourd pesait sur la maison, rythmé par le balancier de la grande horloge de la salle à manger. L’enfant embrassait sa mère qui lui faisait signe de la main:


– Chut!… Tais-toi… Il est là-haut… Il travaille.


Jack s’asseyait dans un coin sur une chaise, s’amusait à regarder le chat faire le gros dos au soleil, ou le buste du poète dont l’ombre s’allongeait majestueusement sur la pelouse. Avec la maladresse de l’enfant qui a envie de bruit parce qu’il ne faut pas en faire, il renversait toujours quelque chose, remuait la table; heurtait les poids de l’horloge, dans les mouvements désœuvrés et inconscients que ces petites existences exubérantes jettent autour d’elles à tout instant.


«Mais tais-toi donc!…» répétait Charlotte; et la mère Archambauld, en mettant son couvert, prenait toutes sortes de précautions, avançant sur la pointe de ses gros pieds qui n’avaient pas de pointes, courbant avec effort tout son large dos, marchant des épaules, balourde, zélée, maladroite, pour ne pas déranger «monsieur qui travaillait.»


Il travaillait.


On l’entendait là-haut, dans la tourelle, mesurer d’un pas régulier sa rêverie ou son ennui, rouler sa chaire, pousser la table. Il avait commencé sa Fille de Faust, et s’enfermait toute la journée avec ce titre jeté par lui au hasard autrefois, mais qu’aucune ligne ne justifiait encore. Pourtant, il possédait tout ce qu’il avait toujours rêvé, du loisir, la campagne, la solitude, un admirable cabinet de travail. Quand il avait assez de la forêt, de ce reflet vert sur les vitres, il n’avait qu’à tourner un peu sa chaire et se trouvait en face des bleus variés, illimités de l’eau, du ciel, des lointains. Tout l’arôme du bois, toute la fraîcheur de la rivière, lui arrivaient directement; et le bruit plein du vent dans les branches, les murmures fuyants des lames, de la vapeur, accentuaient ce grand calme de la nature, l’élargissaient autour de lui. Rien ne venait le déranger ou le distraire; seulement, au-dessus de sa tête, les piétinements des pigeons sur le toit et un «rrrouou» caressant comme le renflement de leurs cous nuancés.


– Dieu! qu’on est bien ici pour travailler! s’écriait le poète.


Aussitôt il saisissait la plume, ouvrait l’encrier. Mais rien, pas une ligne. Le papier restait blanc, vide de mots comme la pensée, et les chapitres d’avance désignés – car la manie des titres le poursuivait toujours – s’espaçaient, ainsi que des jalons numérotés dans un champ oublié du semeur. Il était trop bien, il avait trop de poésie autour de lui; il étouffait de trop d’idéal et de bien-être convenu.


Songez donc! Habiter un pavillon Louis XV à la lisière d’une forêt, dans ce beau pays d’Étiolles auquel le souvenir de la Pompadour se rattache par des liens de rubans roses et des agrafes de diamants; avoir tout ce qu’il faut pour devenir poète, et grand poète, une maîtresse adorée, charmante, à qui ce nom romantique de Charlotte allait si bien, une chaire Henri II pour favoriser l’étude sévère et recueillie, une petite chèvre blanche appelée Dalti, qui le suivait dans ses promenades, et, pour compter les heures de ces heureuses journées, un vieux cartel sur émail dont la sonnerie douce et profonde semblait sortir du passé, évoquer des images mélancoliques des temps évanouis.


C’était trop, beaucoup trop; et le malheureux rimeur se sentait aussi stérile, aussi dénué d’inspiration que lorsqu’après avoir donné des leçons tout le jour, il s’enfermait le soir dans son garni.


Oh! les longues heures de pipe, de flânerie sur le divan, les stations aux fenêtres, l’ennui!…


Quand le pas de Charlotte retentissait dans l’escalier, vite il se mettait à sa table, la figure absorbée, crispée, les yeux perdus dans une absence d’expression qui pouvait être aussi bien de la rêverie.


– Entrez! criait-il au coup timide frappé à la porte.


Elle entrait, fraîche, gaie, ses beaux bras nus à l’air sous ses manches relevées, et si champêtre que la poudre de riz jetée sur sa figure semblait la farine échappée de quelque moulin d’opéra comique.


– Je viens voir mon poète! disait-elle en entrant.


Elle avait une façon de prononcer poète «pouâte,» qui l’agaçait:


– Eh bien! ça marche-t-il?… Es-tu content?…


– Content?… Est-ce que dans ce terrible métier des lettres, qui est un perpétuel effort de l’esprit, on peut être jamais content?


Il s’emportait, sa voix devenait ironique.


– C’est vrai, mon ami… seulement je voulais savoir si ta Fille de Faust


– Eh bien! quoi! ma Fille de Faust?… Sais-tu combien Gœthe a mis d’années pour son Faust, lui?… Dix ans!… Et encore il vivait en pleine communication artistique, dans un milieu intellectuel. Il n’était pas condamné comme moi à la solitude de la pensée, la pire des solitudes, qui vous mène à l’inaction, à la contemplation, au néant de toute idée.


La pauvre femme écoutait sans répondre. À force d’entendre répéter les mêmes phrases à d’Argenton, elle avait compris quels reproches elles contenaient à son adresse. Le ton du poète signifiait: «Ce n’est pas toi, pauvre bête, qui me remplaceras le milieu qui me manque, ce frottement de l’esprit d’où jaillit l’étincelle…» Le fait est qu’il la trouvait stupide et s’ennuyait avec elle comme quand il était seul.


Sans qu’il s’en rendît bien compte, ce qui l’avait séduit dans cette fille, c’était le cadre où il l’avait connue, admirée, le luxe qui l’entourait, l’hôtel du boulevard Haussmann, les domestiques, la voiture, l’envie que causait aux autres Ratés la possession d’une pareille maîtresse. Maintenant qu’il la savait à lui seul, toute à lui, qu’il l’avait transformée, rebaptisée, il lui avait fait perdre la moitié de son charme. Elle était pourtant très jolie, embellie par l’air des champs qui allait si bien à sa beauté luxuriante. Mais à quoi sert d’avoir une jolie maîtresse, si personne ne la regarde passer à votre bras? Puis, elle n’entendait rien à la poésie, aimait bien mieux les bavardages du pays, n’avait rien enfin de ce qu’il fallait pour monter ce poète impuissant, le distraire de l’incommensurable ennui où la solitude et l’oisiveté achevaient de le plonger.


Il fallait le voir le matin, guettant la venue du facteur, ces trois ou quatre journaux auxquels il s’était abonné, et dont il rompait les bandes multicolores avec autant d’empressement que s’il s’attendait à trouver parmi les colonnes quelque nouvelle le concernant, comme, par exemple, la critique de la pièce qu’il avait dans ses cartons, ou le compte rendu du livre qu’il rêvait d’écrire. Et il les lisait, ses journaux, sans sauter une ligne, jusqu’au nom de l’imprimeur. Il y trouvait toujours des motifs de colère, un sujet aux conversations banales et prolongées du déjeuner.


Les autres avaient de la chance. On leur jouait des pièces, et quelles pièces! On leur imprimait des livres, et quels livres! Tandis que lui, rien, jamais rien. Le pire, c’est que les sujets sont dans l’air, que chacun les respire, les traduit, et que les premiers imprimés anéantissent tout le travail des autres. Il ne se passait pas une semaine sans qu’on lui volât quelque idée.


– Tu sais, Charlotte! On a joué hier, au Théâtre-Français, une nouvelle comédie de M. Émile Augier… C’est tout à fait mes Pommes d’Atalante.


– Mais c’est une infamie… On t’a pris tes Pommes d’Atalante! Mais je vais lui écrire, moi, à ce monsieur Laugier, disait la pauvre Lolotte véritablement indignée.


Et lui, très amer:


– Voilà ce que c’est de n’être pas là… Tout le monde prend votre place.


Il avait l’air de lui en faire un reproche, comme si ce n’avait pas été le rêve de toute sa vie, d’avoir un nid à la campagne. Les injustices du public, la vénalité de la critique, toutes les rancunes des impuissants, il les formulait en phrases pédantes et froides.


Pendant ces repas hargneux, Jack ne disait pas un mot, se tenait coi comme s’il eût voulu se faire oublier, se dérober à la mauvaise humeur répandue. Mais à mesure que d’Argenton s’irritait davantage, sa sourde antipathie contre l’enfant se réveillait, et le tremblement de ses mains quand il lui versait à boire, le froncement de sourcils qu’il avait en le regardant, avertissaient le petit Jack de cette haine qui n’attendait qu’un motif pour éclater.

IX PREMIÈRE APPARITION DE BÉLISAIRE

Un après-midi que d’Argenton et Charlotte étaient allés à Corbeil, poussés par ce besoin de déplacement qui poursuit tous les inoccupés, Jack, resté seul avec la mère Archambauld, dut renoncer à partir en forêt, à cause d’un grand orage qui menaçait. Le ciel, un ciel de juillet, chargé de buées lourdes, se cuivrait au bord de ses nuages noirs où couraient de sourds roulements; et la vallée assombrie sur tout un point, muette, désertée, avait cette immobilité de l’attente que prend la terre aux changements de l’atmosphère.


Fatigué de ce désœuvrement d’enfant qu’elle sentait rôder autour d’elle, la femme du forestier regarda le temps, et dit à Jack:


– Savez-vous, monsieur Jack, il ne pleut pas; d’ici que l’eau vienne, vous seriez bien gentil d’aller jusqu’à la route me faire un peu d’herbe pour mes lapins.


L’enfant, enchanté d’être utile, prit un panier, dégringola rapidement le chemin des Aulnettes jusqu’à la route de Corbeil qui passe au bas, et se mit à chercher sur les talus des fossés les serpolets fleuris, les petites herbes pauvres que grignotent les lapins.


À perte de vue la grande route se déroulait, blanche, ouatée d’une poussière fine et brûlante qui ternissait de teintes grises le feuillage épais des gros ormes et toute la lisière du bois. Elle était déserte, cette route, sans un passant ni une voiture, agrandie de sa solitude. Jack, au fond du fossé, très activé dans sa recherche par les roulements de l’orage qui approchait, entendit tout à coup près de lui une voix qui criait sur un ton aigu et monotone:


«Chapeaux! chapeaux! chapeaux!…» et après, sur une note beaucoup plus basse:


«Panamas! panamas! panamas!»


C’était un de ces forains qui courent les campagnes, le dos chargé de leur marchandise. Celui-là portait entre ses deux épaules, comme un orgue, un large panier rempli de chapeaux de paille commune, empilés, montant très haut. Il marchait difficilement, péniblement, les jambes cagneuses, les pieds posés de côté dans de gros souliers jaunes, avec l’air de souffrance d’un blessé.


Avez vous remarqué comme c’est triste un piéton sur une grande route?


On ne sait où va cette vie errante, si le hasard lui procurera un asile, l’abri d’une grange pour dormir. Elle semble traîner avec elle la fatigue du chemin parcouru, l’incertitude des lointains où elle entre. Pour le paysan, ce passant c’est l’étranger, l’aventurier; il le suit d’un œil de méfiance, le reconduit du regard jusqu’à la porte du village, tranquille seulement quand la grande route a repris sur son pavé hanté des bons gendarmes l’inconnu qui ne peut être qu’un malfaiteur.


«Chapeaux! chapeaux! chapeaux!»


Pour qui continuait-il son cri, ce pauvre diable? Il n’y avait pas une maison en vue. Était-ce pour les bornes immobiles, pour les oiseaux abrités dans le feuillage des ormes, anxieux et craintifs aux approches de l’orage?


Tout en criant, il s’était assis sur un tas de pierres et s’essuyait le front avec sa manche, pendant que Jack, de l’autre côté de la route, regardait cette vilaine figure, sans âge, terreuse et triste, aux yeux rongés tout clignotants, à la bouche informe, épaisse, couverte d’une barbe jaunâtre et laissant voir des dents pointues, espacées entre elles comme des dents de loup. Mais ce qui frappait surtout dans cette physionomie, c’était une grande expression de souffrance, la plainte muette de ces yeux ternes, de cette bouche lourde, de toute cette face inachevée, monstrueuse, qui semblait un échantillon retrouvé des âges préhistoriques. Le malheureux avait sans doute conscience de sa terrible laideur; car, en voyant en face de lui cet enfant qui le regardait avec un peu d’inquiétude, il lui sourit d’un air aimable. Ce sourire le rendit encore plus laid, mit au bord de sa bouche, de ses yeux, un million de petites rides, tout ce plissement des visages de pauvres que le sourire chiffonne au lieu de les détendre. Mais il avait l’air si bon en riant ainsi, que Jack se sentit rassuré tout de suite et continua à arracher son herbe.


Soudain un roulement de tonnerre très rapproché ébranla le ciel et la vallée entière. Sur la route un frisson courut, soulevant la poussière, frémissant dans les arbres.


L’homme se releva, regarda les nuages d’un air inquiet, puis s’adressant à Jack, que le coup de tonnerre avait redressé lui aussi, il lui demanda si le village était encore bien loin.


– À un quart d’heure à peu près, répondit l’enfant.


– Eh là! bon Dieu, fit le pauvre camelot, jamais je n’arriverai avant la pluie. Je vais mouiller tous mes chapeaux. J’en ai trop pris; ma bâche n’est pas assez grande pour les couvrir.


Jack eut un bon mouvement en voyant cette consternation; d’ailleurs son fameux voyage l’avait rendu pitoyable à tous les errants du grand chemin.


– Eh! marchand, marchand, cria-t-il à l’homme qui s’en allait déjà en clopinant, activant de toutes ses forces, mais sans grand résultat, ses jambes tordues comme des ceps de vignes… Si vous vouliez, notre maison est tout près d’ici, vous pourriez y abriter vos chapeaux.


Le malheureux accepta avec empressement. Sa marchandise d’été était si délicate!


Les voilà tous les deux se pressant sur la route, grimpant le chemin pierreux pour fuir l’orage qui les talonnait. L’homme allait aussi vite qu’il pouvait, semblait faire des efforts prodigieux, marchait sur l’empeigne de ses souliers et soulevait ses pieds à chaque pas, comme si les cailloux eussent été de feu.


– Vous souffrez? demanda Jack.


– Oh! oui, toujours… C’est mes souliers qui me font mal. J’ai les pieds trop grands, voyez-vous, je ne peux pas trouver de chaussures pour eux. C’est ça qui est pénible, quand on marche. Oh! si jamais je suis riche, je me ferai faire une paire de souliers tout exprès pour moi, mais là, bien à ma mesure.


Et il s’en allait suant, geignant, sautillant, sur les rudesses de la montée, jetant de temps en temps par habitude son cri mélancolique: «Chapeaux! chapeaux! chapeaux!»


On arriva aux Aulnettes. Le marchand déposa dans l’entrée son échafaudage de chapeaux ronds et se tenait là, humblement. Mais Jack tint à le faire asseoir dans la salle à manger.


– Allons! mon brave, mettez-vous là. Vous allez boire un verre de vin et manger un morceau.


L’autre ne voulait pas, se défendait. À la fin il se résigna et dit avec son bon sourire:


– Ma foi! mon petit monsieur, puisque vous y tenez, ça ne sera pas de refus. J’ai cassé une croûte tout à l’heure à Draveil, et vous savez, quand on sort de manger on a toujours un peu faim.


La mère Archambauld, qui en sa qualité de paysanne, femme de garde forestier, avait une sainte horreur des vagabonds, faisait la grimace; mais elle mit tout de même sur la table une miche et un grand pot de vin.


– Là! maintenant une tranche de jambon! commanda Jack d’un ton résolu.


– Mais vous savez ben que monsieur n’aime pas qu’on touche au jambon, dit la mère Archambauld en bougonnant. En effet, le poète était très gourmand, et il y avait dans le garde-manger des morceaux exprès pour lui, qu’on lui réservait.


– C’est bon, c’est bon, donnez toujours, fit le petit Jack qui n’était pas fâché de jouer un peu au maître de maison. La brave femme obéit, mais elle se retira ensuite fièrement dans sa cuisine pour protester.


Tout en remerciant, l’homme mangeait d’un bel appétit. Le petit lui servait à boire, le regardait couper son pain en longues tranches énormes qu’il fourrait dans sa bouche par travers pour pouvoir les faire entrer.


– C’est bon, hein?


– Oh! oui, bien bon!


Dehors, la pluie battait les vitres, l’orage grondait. L’homme et l’enfant parlaient, enveloppés du bien-être que donne le sentiment de l’abri. Le marchand racontait qu’il s’appelait Bélisaire, qu’il était l’aîné d’une nombreuse famille. Ils habitaient rue des Juifs, à Paris, lui, son père, ses trois frères et ses quatre sœurs. Tout ce monde-là fabriquait des chapeaux de paille pour l’été, des casquettes pour l’hiver; et, la marchandise prête, les uns couraient les faubourgs, les autres la province, pour la colporter et la vendre.


– Et vous allez loin? demanda Jack.


– Jusqu’à Nantes, où j’ai une de mes sœurs établie… Je passe par Montargis, Orléans, la Touraine, l’Anjou…


– Ça doit bien vous fatiguer, vous qui marchez péniblement?


– C’est vrai… Je n’ai un peu de soulagement que le soir quand je les quitte, ces malheureux souliers; et encore mon plaisir est gâté par la pensée qu’il faudra les remettre.


– Mais pourquoi vos frères ne voyagent-ils pas à votre place?


– Ils sont encore trop jeunes; et puis le vieux papa Bélisaire n’aurait jamais voulu s’en séparer. Ça lui aurait fait trop de peine. Moi, c’est différent.


Il avait l’air de trouver tout naturel qu’on aimât mieux ses frères que lui. Il ajouta, en regardant tristement ses larges souliers jaunes, que la difformité de ses pieds comprimés gonflait de billes et de bosses:


– Si seulement je pouvais m’en faire faire une paire à ma mesure!…


Cependant l’orage redoublait. La pluie, le vent, le tonnerre faisaient un bruit épouvantable. On ne s’entendait plus parler, et Bélisaire continuait son repas silencieusement, quand un grand coup frappé à la porte et aussitôt réitéré rendit tout pâle le petit Jack.


– Ah! mon Dieu! dit-il, les voilà!


C’était d’Argenton qui rentrait avec Charlotte. Ils ne devaient revenir qu’à la nuit, mais la peur de l’orage, qu’ils croyaient pouvoir éviter en se pressant, avait hâté leur retour. Ils avaient reçu toute cette grosse pluie, et le poète était d’une furieuse humeur, tourmenté par la crainte de quelque rhume.


– Vite, vite, Lolotte!… Du feu dans la salle!


– Oui, mon ami.


Mais pendant qu’ils se secouaient, qu’ils ruisselaient, qu’on ouvrait tous grands les parapluies sur les dalles du vestibule, d’Argenton aperçut avec stupéfaction une formidable empilée de chapeaux de paille.


– Qu’est-ce que c’est que ça? demanda-t-il.


Ah! si Jack avait pu disparaître a cent pieds sous terre avec son étrange convive et la table servie! En tout cas, il n’en aurait pas eu le temps, car le poète entra aussitôt, promena son œil froid dans la salle, et comprit tout. L’enfant balbutia quelques mots pour s’excuser, pour expliquer… mais l’autre ne l’écouta pas:


– Charlotte, viens donc voir. Tu ne m’avais pas dit que M. Jack avait du monde aujourd’hui. Monsieur reçoit. Monsieur traite ses amis.


– Oh! Jack, Jack… fit la mère d’un ton de reproche.


– Ne le grondez pas, madame, essaya de dire Bélisaire. C’est moi qui…


D’Argenton, furieux, ouvrit la porte, et la montrant au misérable d’un geste noble:


– Vous, d’abord, faites-moi le plaisir de vous taire et de déguerpir au plus vite, espèce de vagabond. Sinon, je vous fais coffrer pour vous apprendre à vous introduire dans les maisons.


Bélisaire, que son métier de forain avait habitué à toutes les humiliations, ne protesta pas, agrafa son panier bien vite, jeta un regard triste aux vitres ruisselantes, un autre regard plein de reconnaissance au petit Jack, se pencha de travers pour saluer humblement, bien humblement, et garda cette attitude courbée en franchissant le seuil éclaboussé d’une pluie rebondissante qui, sur les panamas, fit un pétillement de grêle. Dehors même, il ne songea pas à se redresser. On le vit s’éloigner, le dos tendu à toutes les cruautés du sort, à toute la furie des éléments; et d’une voix lamentable, machinalement, il recommençait à crier sous l’averse:


«Chapeaux! chapeaux! chapeaux!»


Dans la salle, il y eut un moment de silence, pendant que la femme du garde faisait flamber un feu de sarments dans la cheminée au vaste manteau, que Charlotte s’ingéniait à sécher les vêtements du poète, et que celui-ci se promenait en bras de chemise, solennel et digne, en proie à une sourde colère.


Tout à coup, en passant devant la table, il aperçut le jambon, son jambon, où le couteau du camelot, guidé par un féroce appétit, avait fait des entailles profondes, des trous béants comme ces cavernes que la mer creuse à l’heure du flot, et dont on ne sait jamais la fin.


Il devint blême.


Pensez que ce jambon était sacré, comme le vin du poète, son pot à moutarde, son eau minérale!


– Oh! oh! mais je n’avais pas vu ça… Mais c’était un vrai festival… Comment! le jambon aussi?


– Ils ont touché au jambon? demanda Charlotte en se redressant indignée, stupéfaite d’une telle audace.


La femme du garde ajouta:


– Ah! dam, j’y avons ben dit que monsieur gronderait qu’on donne un si beau morceau de porc à ce bohémien… Mais ça ne sait pas encore, n’est-ce pas? C’est si jeune!


Jack, maintenant qu’il n’était plus dans l’élan de sa charité, ni sous le charme de ce sourire ridé, – oh! le bon, l’attendrissant sourire, – Jack était atterré de ce qu’il avait osé faire. Ému, tremblant, il balbutia:


– Pardon!…


Ah! bien oui, pardon!


Blessé dans son orgueil et dans sa gourmandise, d’Argenton laissa déborder tout ce qu’il sentait d’agacements, de crispations, de haine contre cet enfant, passé mystérieux, accusateur de la femme qu’il aimait un peu, tout en ne l’estimant pas du tout.


Chose rare chez lui, il eut un accès de colère, saisit Jack par le bras, secoua ce long corps d’adolescent, le souleva comme pour bien lui montrer sa faiblesse:


– Pourquoi t’es tu permis de toucher à ce jambon? De quel droit?… Tu savais bien qu’il n’était pas à toi! D’abord, rien n’est à toi, ici. Le lit dans lequel tu dors, le pain que tu manges, c’est à ma bonté, à ma charité que tu les dois. Et, vraiment, j’ai bien tort d’être aussi charitable. Car, enfin, est-ce que je te connais, moi? Qui es-tu? D’où sors-tu? Il y a des moments où la dépravation précoce de tes instincts m’épouvante sur ton origine…


Il s’arrêta sur un signe éploré de Charlotte lui montrant les yeux noirs, écouteurs, interrogeants, de la mère Archambauld qui regardait. Dans le pays, on les croyait mariés; Jack passait pour l’enfant d’un premier mariage de madame d’Argenton.


Obligé de s’arrêter, de retenir un flot d’injures qui l’étouffait, d’Argenton, exaspéré, grotesque, tout trempé et fumant comme un cheval d’omnibus, monta rapidement dans sa chambre, dont il claqua les portes. Jack resta consterné en face du désespoir de sa mère, qui tordait ses beaux bras en demandant à Dieu encore un fois ce qu’elle avait fait pour mériter une existence pareille. C’était sa seule ressource devant les complications de la vie. Comme toujours, la demande resta sans réponse; mais il faut croire qu’elle avait dû commettre de bien grosses fautes pour que Dieu l’eût condamnée à devenir et à rester la compagne aveugle et obtusément éprise d’un être pareil.


Pour achever d’aigrir l’humeur déjà si noire du poète, à l’ennui, à la tristesse de la solitude la maladie vint s’ajouter. Comme tous ceux qui ont vécu longtemps de vache enragée, d’Argenton avait un mauvais estomac; très douillet en outre, très geigneur, il s’écoutait. – comme on dit, – et dans le grand calme de la maison des Aulnettes, rien ne lui était plus facile. Quel bon prétexte aussi pour expliquer la stérilité de son cerveau, les longs sommeils sur le divan, cette apathie qui l’accablait! Désormais le fameux: «Il travaille… Monsieur travaille» fut remplacé par: «Monsieur a sa crise.» Il baptisait de ce mot vague un malaise intermittent qui ne l’empêchait pas d’aller à la huche, plusieurs fois par jour, se couper de larges croûtes de pain tendre, qu’il enduisait grassement de fromage à la crème et dans lesquelles il mordait à pleines moustaches. À part cela, il avait tout d’un malade: l’allure alanguie, la mauvaise humeur, les exigences perpétuelles.


La bonne Charlotte le plaignait, le soignait, le dorlotait. Cette sœur de charité qu’il y a au fond de toute femme se doublait chez elle d’une sentimentalité bêtasse, qui lui rendait son poète plus cher depuis qu’elle le croyait très malade. Et que d’inventions pour le distraire, pour le soulager! C’était une couverture de laine qu’elle mettait sous la nappe pour amortir le choc des assiettes et de l’argenterie, un système de coussins dont elle bourrait le dossier droit de la chaire Henri II; puis les petits soins, la flanelle, les infusions, toute cette tiédeur où les malades de bonne volonté endorment leur énergie, affaiblissent jusqu’au son de leur voix. Il est vrai que la pauvre femme, avec cette gaieté bondissante qui la reprenait quelquefois, anéantissait d’un coup toutes ses vertus de garde-malade, retrouvait son exubérance de paroles, ses gestes en guirlande, et ne s’arrêtait, un peu confuse, que devant l’agacement du poète, qui lui disait d’un ton dolent: «Tais-toi… tu me fatigues…»


Cette maladie de d’Argenton attirait dans la maison un visiteur assidu, le docteur Rivals, que l’on guettait au passage à tous les coins de route, sa clientèle très étendue, espacée sur plus de dix lieues de pays, l’accaparant à toute heure. Il entrait avec sa bonne figure couperosée et joyeuse, la toison de soie blanche toute frisée qui lui servait de chevelure, les poches de sa longue redingote bourrées de bouquins qu’il lisait toujours en route, en voiture ou à pied. Charlotte prenait un air compassé en l’abordant dans le couloir:


– Ah! docteur, venez vite. Si vous saviez dans quel état il est notre pauvre poète!


– Bah! laissez donc, il n’a besoin que de distraction.


En effet, d’Argenton, qui accueillait le médecin d’une voix affaiblie et pleurarde, était si heureux de se trouver devant un nouveau visage, d’entrevoir dans la monotonie de son existence un élément de variété, qu’il oubliait son mal, parlait politique, littérature, éblouissait le bon docteur par des récits de la vie parisienne, les personnages marquante qu’il prétendait connaître, auxquels il avait dit quelque mot cruel. Le docteur, très naïf, très franc, n’avait aucune raison de douter de cette parole froide qui, même dans ses extravagances vaniteuses, semblait mesurer toutes ses phrases; et puis le vieux Rivals n’était pas observateur.


Il se plaisait dans la maison, trouvait le poète intelligent, original, la femme jolie, l’enfant délicieux, et ne sentait pas, comme l’eût fait un esprit plus fin, par quels liens de hasard ces êtres-là tenaient entre eux, par quelles épingles mal attachées et piquantes ils arrivaient à composer une famille.


Que de fois, vers le milieu du jour, son cheval retenu par la bride à l’anneau de la palissade, le bonhomme s’attardait chez les Parisiens à siroter le grog que Charlotte lui préparait elle-même, et à raconter ses voyages dans l’Indo-Chine à bord de la Bayonnaise ! Jack restait là, dans un coin, attentif, silencieux, pris de cette passion d’aventures que tous les enfants ont en eux et que la vie vient sitôt mater, hélas! avec son nivellement monotone et ses rétrécissements graduels d’horizons.


– Jack! disait brutalement d’Argenton en lui montrant la porte.


Mais le docteur intervenait:


– Laissez-le donc. C’est si amusant d’avoir des petits autour de soi. Ils ont un flair étonnant, ces mâtins-là. Je suis sûr que le vôtre a deviné, rien qu’à me voir, que j’aime les enfants à la folie et que je suis un grand-papa.


Alors il parlait de sa petite-fille Cécile, qui avait deux ans de moins que Jack; et quand il entamait le chapitre des perfections de Cécile, il était encore plus prolixe qu’en racontant ses voyages.


– Pourquoi ne nous l’amenez-vous pas ici, docteur? disait Charlotte. Ils s’amuseraient si bien tous deux.


– Oh! non, madame. La grand’mère ne voudrait pas. Elle ne confie l’enfant à personne, et elle-même ne va nulle part, depuis notre malheur.


Ce malheur, que le vieux Rivals rappelait souvent, était la perte de sa fille et de son gendre, morts tous les deux l’année même de leur mariage, quelque temps après la naissance de Cécile. Un mystère entourait cette double catastrophe. Avec les d’Argenton, la confidence du docteur se bornait toujours à ces mots: «Depuis notre malheur…» et la mère Archambauld, qui était au courant de l’histoire, se renfermait dans des phrases très vagues:


– Ah! dam, oui, dam! c’est des gens qu’ont eu ben du tourment…


Il n’y paraissait guère, à voir l’animation et la gaieté du médecin quand il venait aux Aulnettes. Le grog de Charlotte y était peut-être pour quelque chose, un grog foncé, carabiné, que madame Rivals, si elle l’eût vu, se serait empressée d’éclaircir avec beaucoup d’eau. Quoi qu’il en soit, le bonhomme ne s’ennuyait pas chez les Parisiens, se levait bien des fois pour dire: «Je vais à Ris, à Tigery, à Morsang…» et continuait la conversation commencée, jusqu’au moment où les piaffements de son cheval, qui s’impatientait à la porte, le faisaient se sauver bien vite, en jetant un bonjour au poète, et à Charlotte, préoccupée de son malade, une ordonnance toujours la même: «Donnez-lui de la distraction.»


De la distraction!


Elle ne savait plus que faire, pour lui en procurer. Ils passaient des heures à combiner les repas, ou bien ils partaient en forêt, dans la carriole, emportant leur déjeuner, un filet à papillons, des liasses de journaux ou de livres. Il s’ennuyait.


Il acheta un bateau; mais ce fut encore pis, le tête-à-tête au milieu de la Seine étant forcé, absolu, par cela même insupportable à ces deux êtres, qui ne se disaient pas un mot, jetaient leurs lignes pour s’occuper et pour trouver, dans le silence obligé de la pêche, un prétexte, une excuse à leur mutisme perpétuel. Bientôt la barque resta amarrée parmi les joncs du rivage, remplie d’eau et de feuilles tombées.


Après, vinrent les fantaisies les plus singulières, des réparations au mur, à la tourelle, la construction d’un escalier extérieur et d’une terrasse italienne que le poète avait toujours rêvée, une suite de piliers bas tapissés de treillage, enguirlandés de vignes vierges. Mais il s’ennuya tout de même, malgré sa terrasse.


Un jour qu’il avait fait venir un accordeur pour réparer le clavecin sur lequel il jouait quelques polkas, cet homme, un inventeur bizarre, lui proposa d’installer sur le toit une harpe éolienne, une grande boîte sans couvercle, haute de cinq pieds, où des cordes tendues de longueur inégale vibreraient au vent en accords harmonieux et plaintifs. D’Argenton accepta avec enthousiasme. À peine l’appareil posé, ce fut sinistre. Au moindre souffle, on entendait des gémissements, des modulations déchirantes, des cris lamentables… houoûou… Jack, dans son lit, avait une peur horrible, se cachait la tête sous ses couvertures pour ne plus entendre. Il tombait de là-haut une mélancolie atroce, à rendre fou.


– Mais elle m’ennuie, cette harpe!… Assez, assez!… criait le poète exaspéré.


Il fallut démonter toute la mécanique, porter la harpe éolienne au fond du jardin, l’enfouir pour l’empêcher de vibrer. Mais, même sous terre, elle sonnait encore. Alors on finit par casser ses cordes, par la tuer à coups de pied, à coup de pierres, comme un animal enragé qui ne veut pas mourir.


Ne sachant plus qu’inventer pour distraire ce malheureux dont l’inaction tournait à la manie, Charlotte eut une idée généreuse: «Si j’invitais quelques-uns de ses amis?»


C’était là un vrai sacrifice, car elle aurait voulu l’avoir à elle, tout à elle seule; mais la joie du poète quand elle lui apprit que Labassindre et le docteur Hirsch allaient venir le voir, la récompensa de son courage. Il y avait bien longtemps qu’il songeait à une diversion venue du dehors et qu’il n’osait en parler après toutes ses déclamations sur le bonheur de la solitude et de la vie à deux.


À quelque temps de là, Jack, en rentrant pour dîner, entendit aux abords de la maison un train inaccoutumé, des rires, des chocs de verres partant de la terrasse neuve, tandis qu’on remuait des casseroles, qu’on cassait du bois pour le feu dans la grande cuisine du rez-de-chaussée. En approchant, il reconnut les voix, les tics des anciens professeurs du gymnase, auxquels se mêlait la parole de d’Argenton, non plus terne et geigneuse comme à l’ordinaire, mais ravivée au contact de la discussion. L’enfant éprouva une impression de terreur à l’idée de se retrouver en face de ces êtres qui lui rappelaient de si mauvaises heures, et ce fut en tremblant qu’il se glissa dans le jardin pour attendre le dîner.


– Messieurs, quand vous voudrez vous mettre à table! dit Charlotte en apparaissant sur la terrasse, fraîche, animée, un grand tablier blanc à bavette montant jusqu’au menton, costumée en maîtresse de maison qui sait, quand il le faut, retrousser ses manches de dentelles et mettre la main à la pâte.


On descendit bien vite dans la salle à manger, où les deux professeurs firent assez bon accueil au petit Jack; et tout le monde s’assit à table devant un de ces excellents repas de campagne qui gardent de la hâte de leur cuisson des saveurs d’herbe sauvage et des parfums de crémaillère.


Des deux portes ouvertes sur la pelouse on apercevait le jardin que le bois continuait sans limite apparente. Des rappels de perdreaux, des gazouillis d’oiseaux qui s’endorment, entraient par là jusqu’aux dîneurs avec les derniers rayons obliques, flamboyants, du soleil contre les vitres.


– Sapristi! mes enfants, que vous êtes bien ici! fit Labassindre tout à coup, quand, le potage avalé d’un grand appétit, chacun reprit la liberté de ses pensées.


– Le fait est que nous sommes bien heureux, dit d’Argenton en pressant la main de Charlotte, qu’il trouvait autrement jolie et séduisante depuis qu’il n’était plus seul à la regarder; et il se mit à faire la description de leur bonheur.


Il raconta les promenades en forêt, les courses en bateau, les haltes aux vieilles auberges du bord de l’eau, anciens relais de coche avec des rampes intérieures en fer ouvragé et les deux gros anneaux du coche enfoncés et rouillés dans la pierre de la façade. Et les longs après-midi de travail dans les grands silences d’été, et les veillées au coin du feu, à l’automne, quand il commence à faire frais, et que la flamme pétille, monte haut, alimentée de racines et de souches.


Il le disait comme il le pensait à ce moment, et elle aussi se figurait avoir vécu de cette vie idéale pendant le temps d’ennui mortel qu’ils avaient si péniblement traversé. Les deux autres écoutaient avec une grimace indicible d’admiration, d’envie, de plaisir, quelque chose d’amer et de blafard dans leur sourire, où se contredisaient les yeux pleins d’affabilité et la bouche tordue par un dépit convulsif.


– Ah! tu as de la chance, toi! disait Labassindre. Quand je pense que demain à cette heure-ci, pendant que vous dînerez là, à cette place, je m’attablerai dans quelque bouillon Duval étouffant, où l’air qu’on respire, les vitres couvertes de buée, la portion qu’on vous sert, tout sent l’étuve, la vapeur, le chaud.


– Encore, si on était sûr de dîner régulièrement au bouillon Duval! grommela le docteur Hirsch.


D’Argenton eut un élan:


– Eh bien! qui vous empêche de passer quelque temps ici? La maison est grande, la cave bien garnie…


– Mais oui, ajouta Charlotte avec empressement; restez donc… Ce sera gentil… Nous ferons des excursions.


– Et l’Opéra? fit Labassindre, qui répétait tous les jours.


– Mais vous, monsieur Hirsch, vous ne jouez pas à l’Opéra.


– Ma foi! comtesse, j’ai bien envie d’accepter votre invitation. J’ai très peu de chose à faire pour l’instant, puisque toute ma clientèle est à la campagne.


La clientèle du docteur Hirsch à la campagne! C’était excessivement bouffon. Pourtant personne n’eut envie de rire; entre Ratés, ils étaient accoutumés à se passer bien des fantaisies.


– Allons! décide-toi, fit d’Argenton. D’abord, c’est un service à me rendre. Dans l’état de santé où je me trouve, tu pourras me donner quelques consultations.


– Voilà qui me retient tout à fait… Tu sais ce que je t’ai dit: Rivals ne connaît rien à ton affaire. En un mois, je me charge de te mettre sur pieds.


– Eh bien! et le gymnase? Et Moronval? s’écria Labassindre, furieux de voir l’autre prendre un plaisir qu’il ne partagerait pas.


– Ah! tant pis! j’en ai assez du gymnase, et de Moronval, et de la méthode Decostère…


Là dessus, le docteur Hirsch, assuré d’un gîte et de la pâtée pour quelque temps, éclata en plaintes, en imprécations contre l’institution qui le nourrissait: Moronval n’était qu’un faiseur; il n’avait plus le sou, il ne payait jamais; d’ailleurs, tout le monde le quittait, l’affaire de Mâdou lui avait fait le plus grand tort.


Les autres renchérissant encore, on fit des Moronval un véritable carnage. On alla jusqu’à complimenter Jack de son escapade qui avait, paraît-il, mis le mulâtre dans un tel état de colère bilieuse qu’il en avait eu la jaunisse.


Une fois lancés sur ce terrain, qui leur était familier, les trois amis ne s’arrêtèrent plus, et toute la soirée se passa à «casser du sucre,» comme ils disaient dans leur argot.


Labassindre en cassa sur la tête des premiers sujets de l’Opéra, cabotins poseurs, sans voix ni talent. Il en cassa sur la tête de son directeur, qui le laissait exprès se morfondre dans des rôles secondaires. Et pourquoi? Parce qu’on connaissait ses opinions socialistes, parce qu’on savait qu’il avait été ouvrier, qu’il sortait du peuple et qu’il l’aimait.


– Eh bien! oui, j’aime le peuple, disait le chanteur s’animant et tapant de ses gros poings sur la table. Et puis, après? Qu’est-ce que ça peut leur faire? Ça m’empêche-t-il d’avoir ma note? Et je crois qu’elle y est, hein?… Écoutez-moi ça, mes enfants.» Et il la tâtait, sa note, la caressait, s’en gargarisait avec délices.


Ensuite ce fut le tour de d’Argenton. Celui-là cassait son sucre méthodiquement, froidement, par petits coups implacables et secs. Les directeurs de théâtres, les libraires, les auteurs, le public, tout le monde eut sa part; et pendant que Charlotte, aidée du petit Jack, surveillait les apprêts du café, ils étaient là tous les trois, les coudes sur la table, devant cet admirable soir d’été, à baver voluptueusement comme des boas, pour digérer.


L’apparition du docteur Rivals acheva d’animer la séance. Ravi de trouver nombreuse et joyeuse société, l’excellent homme prit place à la table.


– Vous voyez bien, madame d’Argenton, qu’il ne fallait à notre malade que de la distraction.


Derrière leurs lunettes bombées, les yeux du docteur Hirsch flamboyèrent.


– Je ne suis pas de votre avis, docteur, dit-il très carrément, en se posant le menton dans la main, prêt à la bataille.


Le vieux Rivals regarda non sans quelque stupeur ce singulier personnage, crasseux, cravaté de blanc, les joues rasées, la tête chauve, et qui, n’ayant de bon qu’un petit coin de l’œil gauche, était obligé, pour tenir son interlocuteur dans un rayon visuel, de se poser de côté, de parler de profil.


– Monsieur est médecin? demanda-t-il.


D’Argenton évita à son ami la peine de mentir.


– Le docteur Hirsch… Le docteur Rivals… dit-il en les présentant l’un à l’autre.


Ils se saluèrent comme deux adversaires sur le terrain, qui croisent leurs regards avant de croiser leurs épées. Le bon Rivals croyant avoir à faire à un fameux praticien de Paris, quelque original de génie, prit d’abord une attitude modeste; mais il s’aperçut bien vite du désordre de cet esprit plein de fêlures. Alors il éleva la voix, lui aussi, pour répondre au ton persifleur, dédaigneux, du docteur Hirsch, qui commençait à lui chauffer les oreilles, lesquelles, de leur nature, étaient déjà très rouges.


– Mon cher confrère, je me permettrai de vous observer…


– Ah! pardon! mon cher confrère…


Une vraie scène de Molière, le latin et le charabia compris, avec cette différence qu’au temps de Molière ce type de déclassé comme le docteur Hirsch n’existait pas encore, et qu’il a fallu pour le produire notre dix-neuvième siècle, surchauffé, troublant, trop plein d’idées.


La maladie de d’Argenton faisait l’objet de la discussion, et c’était curieux de voir l’expression singulièrement comique du poète, qui trouvait d’une part que le docteur Rivals le traitait trop en malade imaginaire, et, d’autre part, ne pouvait retenir une grimace en écoutant l’épouvantable nomenclature de maux compliqués dont le docteur Hirsch le prétendait atteint.


– Finissons-en, dit celui-ci en se levant tout à coup. Donnez-moi une feuille de papier, un crayon… Bien!… Maintenant, je vais, à l’aide du plessimètre, vous dessiner, vous décalquer la maladie de notre pauvre ami.


Il tira de son vaste gilet cette petite plaquette en buis qu’on appelle un plessimètre.


– Viens ici, dit-il à d’Argenton tout pâle; et lui ouvrant brusquement sa redingote, il étendit la feuille de papier dans toute la largeur de la poitrine, promena son plessimètre dessus en auscultant et traçant à mesure des lignes avec son crayon. Ensuite il étala sur la table son papier chargé d’hiéroglyphes comme une carte géographique dessinée par un enfant.


– Je vous fais juges, dit-il. Ceci est le foie de notre ami exactement dessiné d’après nature. Est-ce que ça a l’air d’un foie, bien franchement? Voilà où il devrait être, et voilà où il est… Et remarquez que les proportions gigantesques qu’il a prises sont aux dépens des autres organes. Vous pensez quels désordres tout autour, quels affreux ravages!…


De quelques coups de crayon vigoureusement jetés en zig-zag, il indiquait les ravages.


– C’est effrayant! murmurait d’Argenton, qui regardait cela consterné, devenu jaune de pâle qu’il était d’abord.


Charlotte sentait ses yeux se remplir de larmes.


– Et vous croyez ça, vous autres! fit le vieux Rivals en éclatant… Mais c’est de la médecine de sauvage. On se moque de vous.


– Ah! permettez, mon cher confrère…


Mais le vieux n’écoutait plus rien; il avait pris son grog plus fort que d’habitude, et la bataille s’engagea terrible.


Debout en face l’un de l’autre, les poings brandis, ils se jetaient des noms de médecins, des titres de livres grecs, latins, Scandinaves, hindous, chinois, cochinchinois. Hirsch avait le dessus par ses citations longues d’une aune, et dont – vu leur étrangeté – personne ne pouvait vérifier l’exactitude; mais le père Rivals triomphait avec son formidable coup de trompette, l’énergie et le pittoresque de son dialogue, remplaçant les arguments par des menaces de «f… son adversaire par-dessus bord.»


Ni Jack ni Charlotte ne s’effrayaient de cette discussion violente: ils en avaient entendu bien d’autres au gymnase. Quant à Labassindre, impatienté de ne pouvoir placer un mot, il était allé s’appuyer rêveusement à la rampe de la terrasse pour lancer aux échos endormis du bois sa note retentissante et profonde.


Tout l’air s’en émut à l’entour. Il y eut des coups d’ailes dans le feuillage, et les paons des châteaux voisins, les paons peureux, nerveux, répondirent par ces cris d’alarme qu’ils jettent aux jours d’été dans le ciel orageux. Au fond de leurs cabanes, les paysans voisins se réveillèrent aussi. La vieille Salé et son homme hasardèrent un œil curieux vers les vitres enflammées des Parisiens, pendant que la lune éclairait la petite façade blanche où se détachait en lettres d’or la devise de la maison: «Parva domus, magna quies… Petite maison, grand repos.»

X CÉCILE

Où donc allez-vous de si bonne heure?… demanda le docteur Hirsch, qui descendait paresseusement de sa chambre, à Charlotte déjà en grande toilette, un livre de messe à la main et suivie de Jack, auquel elle avait remis le costume favori de lord Peambock, rallongé pour la circonstance, mais encore trop court.


– Nous allons à la messe, mon cher. C’est aujourd’hui que j’offre le pain bénit. D’Argenton ne vous l’a donc pas dit?… Vite! dépêchez-vous… Il faut que tout le monde soit à l’église ce matin.


C’était le quinze août, jour de l’Assomption. Très flattée de l’honneur qu’on lui faisait, madame d’Argenton partit, le dernier coup sonnant, et prit place avec l’enfant dans le banc réservé tout près du chœur. L’église était en fête, illuminée, pleine de soleil, parée de fleurs. Les enfants de chœur, les chantres, avaient des surplis blancs frais repassés; et devant le lutrin, sur une table rustique, les couronnes du pain bénit s’élevaient en colonnes dorées, offertes à l’admiration des habitants. Pour compléter le tableau, tous les gardes de la forêt en grand costume vert, le couteau de chasse au côté, la carabine au pied, étaient venus se joindre au Te Deum de la fête officielle; ce qui faisait bien l’affaire des braconniers et des voleurs de bois.


Certes, Ida de Barancy eût été bien étonnée, un an auparavant, si quelqu’un lui avait dit qu’elle s’assiérait un jour dans le chœur d’une église de village, sous le nom de vicomtesse d’Argenton, et qu’en tenue respectable, les yeux baissés sur son livre, elle aurait l’apparence, la considération, le prestige, d’une femme mariée.


Ce rôle, nouveau pour elle, l’amusait. Elle surveillait Jack, tournait religieusement les pages de son office, et s’affaissait avec des «frou-frou» de jupe tout à fait édifiants.


À l’offrande, le suisse, armé de sa hallebarde, vint prendre le petit Jack, et se pencha à l’oreille de la mère pour lui demander quelle petite fille il fallait choisir pour tenir la bourse de la quête. Charlotte hésita un moment. Elle ne connaissait à peu près personne dans cette assemblée endimanchée, où les chapeaux à fleurs, les crinolines parisiennes avaient remplacé les coiffes et les sarreaux de la semaine. Alors le suisse lui indiqua la petite fille du docteur Rivals, une jolie enfant assise de l’autre côté du chœur, à côté d’une vieille dame en noir.


Les deux enfants se mirent en marche derrière la majestueuse hallebarde qui rythmait leurs petits pas, Cécile avec une bourse de velours trop large pour ses doigts, et Jack tenant un grand cierge orné de satin, de fleurs fausses, de cannetilles blanches. Ils étaient aussi charmants l’un que l’autre, lui dans son costume anglais qui le grandissait encore, elle toute simple, ses cheveux nattés et tombants encadrant sa figure d’une pâleur mate, éclairée de deux yeux gris, d’un gris de perle fine. Une bonne odeur de pain bénit, mêlée au parfum de l’encens, flottait dans l’église autour d’eux comme l’haleine même du dimanche et de la fête religieuse. Cécile quêtait gentiment, essayait de sourire. Jack était grave; cette petite main qui tremblait dans la sienne, sous son gant blanc de filoselle, lui causait l’impression attendrissante d’un oiseau qu’il aurait déniché dans la forêt, tiède de la plume du nid et doux comme elle. Sentait-il donc déjà que cette petite main serait son amie et que, plus tard, tout ce qu’il aurait de bon dans sa vie, lui viendrait de là?…


Ils allaient, venaient, entre les bancs.


– Ça fait une jolie paire, disait la femme du garde en les voyant passer, et plus bas, tout bas, de façon à ne pas être entendue, elle ajoutait: «Pauvre mignonne! Elle sera encore plus jolie que sa mère… Pourvu qu’il ne lui en arrive pas autant!»


La quête finie, Jack, revenu à sa place, croyait sentir encore le charme communicatif de la petite main si légèrement tenue; mais son bonheur ne devait pas finir là. À la sortie, dans l’encombrement de la petite place où les casques des pompiers, les fusils des forestiers, brillaient au soleil parmi le bariolage des toilettes, madame Rivals s’approcha de d’Argenton et demanda la permission d’emmener Jack déjeuner chez elle et de le garder tout l’après-midi pour jouer avec sa quêteuse. Charlotte rougit de plaisir, renoua la cravate de l’enfant, fit bouffer ses beaux cheveux, l’embrassa:


– Sois gentil!…


Et les deux petits, comme dans la marche solennelle de la quête, s’en allèrent ensemble devant la grand’maman, qui avait peine à les suivre.


À partir de ce jour-là, quand Jack n’était plus à la maison et qu’on demandait: «Où est-il?» on ne répondait plus: «Il est en forêt;» mais on pouvait dire à coup sûr: «Il est chez les Rivals.»


Le médecin habitait tout au bout du pays, du côté opposé aux Aulnettes, une maison à un étage assez semblable à celle des paysans, et qu’une plaque de cuivre, un bouton posé près de la porte avec ces mots: «sonnette de nuit» distinguaient seuls de ses voisines. Elle paraissait ancienne, avait des murs noircis, des volets pleins; mais quelques ornements modernes inachevés indiquaient qu’on avait eu jadis des velléités de la rajeunir, et qu’une catastrophe subite était venue l’interrompre au milieu de sa toilette de vieille maison qui se restaurait. Ainsi, au-dessus de la porte d’entrée, une marquise en zinc attendait qu’on lui posât une toiture de verre, et mettait sur la tête des gens qui sonnaient le couronnement de sa bordure vide. De même, à droite de la petite cour plantée d’arbres, on avait commencé à construire un pavillon arrêté net au-dessus du rez-de-chaussée, où les fenêtres et la porte formaient des trous carrés.


Le «malheur» de ces pauvres gens leur était arrivé juste au moment de leurs réparations, et par une superstition que comprendront tous ceux qui aiment, les travaux avaient été interrompus, abandonnés.


Il y avait huit ans de cela. Depuis huit ans, les choses étaient restées en l’état; et bien que dans le pays tout le monde y fut habitué, cet inachevé donnait à l’habitation entière la physionomie découragée de quelqu’un à qui rien n’est plus et qui se dit à propos de tout: «À quoi bon?» Le jardin, qui tendait derrière la maison, au fond du corridor peint à la chaux, un store de verdure flottante, se trouvait, lui aussi, dans un état complet d’abandon. L’herbe montait dans les allées, et de larges feuilles parasites couvraient le bassin dont le jet d’eau ne marchait plus.


L’aspect des êtres ressemblait à celui des choses. Depuis madame Rivals qui, au bout de huit ans portait encore le deuil de sa fille sans l’éclaircir d’un bonnet blanc, jusqu’à la petite Cécile qui avait sur son visage d’enfant une expression de gravité, de mélancolie, surprenantes pour son âge, jusqu’à la vieille servante qui était chez ces braves gens depuis une trentaine d’années et supportait une partie du poids de leur malheur, tout le monde vivait avec la même oppression, le même regret enfoui dans le silence.


Seul, le docteur échappait à l’influence générale. Ses courses continuelles au grand air, les distractions de la route, peut-être aussi la philosophie de l’être qui voit souvent mourir, avaient complété les dispositions naturelles d’un tempérament tout en dehors, très mobile et disposé à la gaieté.


Tandis que pour madame Rivals la présence continuelle de la petite Cécile, ce qu’elle retrouvait de la mère dans les traits déjà dessinés de l’enfant, était un renouvellement perpétuel de son deuil, le docteur, au contraire, reprenait sa bonne humeur à mesure que la petite, en grandissant, lui rendait peu à peu la fille qu’il avait perdue. Quand il avait couru tout le jour, qu’il se trouvait après dîner, sa femme étant occupée à quelque soin du ménage, tout seul avec l’enfant, il lui venait des bouffées de gaieté, de jeunesse, des chansons de bord entonnées à pleine voix, et qui s’arrêtaient net devant le reproche silencieux que lui jetait madame Rivals en rentrant, devant ce regard qui semblait dire: «Rappelle-toi!» comme s’il y avait eu un peu de sa faute, à lui, dans le grand malheur dont ils étaient frappés.


Ce simple rappel à la tristesse suffisait pour le consterner, pour le faire taire; et il restait silencieusement à jouer avec les tresses de la petite.


Dans ce milieu, l’enfance de Cécile se passait bien mélancolique. Elle sortait peu, vivait dans le jardin ou dans une grande pièce pleine de casiers, de bottes d’herbes, de racines en train de sécher, qu’on appelait «la pharmacie.» De cette pièce une porte toujours close donnait sur la chambre de la jeune femme tant regrettée, une chambre où toutes les étapes de sa courte vie étaient marquées par quelque souvenir de jeu, d’étude, de religion, de toilette: des livres, des robes rangées dans l’armoire, un tableau de communion accroché au mur, tout un musée de reliques déjà jaunies, où la mère entrait seule avec un soin pieux, sans que son regret fût jamais affaibli par les marques du temps visibles sur la fragilité des objets.


La petite Cécile s’arrêtait souvent, pensive, devant ce seuil fermé comme un caveau. Du reste, elle songeait trop. Jamais on ne l’avait envoyée à l’école, comme si on eût craint pour elle le contact des autres enfants du village; et cet isolement lui faisait mal. Son petit corps se fatiguait de trop d’inaction. Il lui manquait ces turbulences de vie, ces cris sans cause, ces piétinements fous, que les enfants n’ont qu’entre eux quand ils ne sont pas gênés du blâme ni de la raillerie des gens sérieux.


– Il faut la distraire, disait M. Rivals à sa femme… Il y a le petit d’Argenton qui est charmant, à peu près de son âge et qui ne bavarderait pas, lui!


– Oui! mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là? D’où viennent-ils? Personne ne les connaît…, répondait madame Rivals toujours méfiante.


– La crème des gens, ma chère amie. Le mari est très original, c’est vrai, mais tu comprends, les artistes!… La femme est un peu bêtasse, mais si bonne femme! Quant à l’honnêteté, par exemple, j’en réponds.


Madame Rivals remuait la tête. Elle n’avait pas confiance dans la perspicacité de son mari.


– Oh! tu sais, toi!…


Et elle soupirait, avec un regard plein de reproches.


Le vieux Rivals baissait le front comme un coupable. Pourtant il tenait à son idée:


– Prends garde! disait-il, la petite s’ennuie. Elle finira par tomber malade. Et puis, quoi? Ce petit Jack est un enfant, Cécile aussi. Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive?


Enfin la grand’mère sa laissa décider, et Jack devint le compagnon de Cécile.


Ce fut pour lui une vie nouvelle. Il vint rarement d’abord, puis un peu plus, ensuite tous les jours. Madame Rivals prit bien vite en affection cette jolie nature d’enfant, discrète et tendre, comprimée par l’indifférence comme Cécile l’était par la tristesse. Elle s’aperçut de l’abandon où on laissait le petit, et qu’il manquait toujours des boutons à sa veste, et qu’il était libre à toute heure de la journée, sans leçons ni devoirs.


– Tu ne vas donc pas à l’école, mon petit Jack?


– Non, madame.


Il ajoutait, car il y a souvent des trésors de délicatesse dans le cœur des enfants: «C’est maman qui me montre.»


Elle en aurait été bien en peine, la pauvre Charlotte, avec sa cervelle d’oiseau. D’ailleurs il était bien facile de voir que personne chez ses parents ne s’occupait de lui.


– C’est incroyable, disait madame Rivals à son mari, ils laissent cet enfant traîner sans rien faire du matin au soir.


– Que veux-tu? répondait le docteur pour excuser ses amis. Il paraît qu’il ne veut pas travailler, ou du moins qu’il ne peut pas. Il a la tête un peu faible.


– Oui, la tête un peu faible, et puis son beau-père ne l’aime pas… Ces enfants du premier lit sont toujours des parias.


Jack trouva de vrais amis dans cette maison. Cécile l’adorait, ne pouvait plus se passer de lui. Ils jouaient ensemble dans le jardin quand il faisait beau, ou sinon montaient à la pharmacie. Madame Rivals était toujours là. Comme il n’y avait pas de pharmacien à Étiolles, elle exécutait les ordonnances les plus simples de son mari, des potions calmantes, des poudres, des sirops. Depuis vingt ans qu’elle faisait ce métier, la bonne femme était arrivée à une grande expérience; et même, en l’absence du docteur, beaucoup venaient la consulter. Les enfants s’amusaient de ces visites, épelaient sur les flacons opaques des mots de latin barbare sirupus gummi, ou bien, armés d’une paire de ciseaux, découpaient des étiquettes, collaient des petits sacs, lui, maladroit comme un garçon, Cécile, avec l’attention sérieuse d’une fillette qui deviendra une femme utile, préparée à toutes les minuties d’une existence laborieuse et sédentaire. Elle avait sous les yeux l’exemple de la grand’maman. Celle-ci menait la pharmacie d’abord, puis elle tenait les livres de son mari, inscrivait les ordonnances, s’occupait des rentrées, notait les visites faites dans la journée.


– Voyons! où es-tu allé aujourd’hui!… demandait-elle au docteur, à l’arrivée.


Le bonhomme oubliait en route la moitié de sa tournée, et, volontairement ou involontairement, en supprimait toujours une partie, car il était aussi généreux que distrait. Des notes traînaient dans des maisons depuis vingt ans, Ah! s’il n’avait pas eu sa femme, quel gâchis! Elle le grondait doucement, lui mesurait son grog, s’occupait des moindres détails de sa toilette; et déjà, quand il partait, la petite lui disait très gravement: «Allons! viens ici grand-père, que je voie s’il ne te manque rien!»


La bonté de cet homme avait quelque chose de divin.


Elle se lisait dans son regard d’enfant, innocent et clair, mais sans la malice toujours éveillée de l’enfant. Quoiqu’il eût beaucoup couru le monde, connu force gens, force pays, la science l’avait gardé naïf. Il ne croyait pas au mal et appliquait la même illusion indulgente à tout ce qui vivait, aux bêtes comme aux personnes. C’est ainsi que, pour ne pas fatiguer son cheval, un vieux compagnon qui le servait depuis vingt ans, dès qu’il rencontrait une côte à monter, un chemin un peu raide, ou seulement que l’animal traînait la patte, il descendait du cabriolet et s’en allait tête nue, au soleil, au vent, à la pluie, tenant la bride de la bête, qui le suivait paisiblement.


Le cheval était fait à son maître comme le maître au cheval; il savait que le docteur s’attardait souvent dans ses visites, ne se décidait jamais à s’en aller, et il avait des façons à lui de secouer ses rênes à la porte des malades. D’autres fois, quand c’était l’heure de rentrer pour déjeuner ou pour dîner, il s’arrêtait au milieu de la route, se tournait obstinément du côté de la maison.


– Tiens! c’est vrai, tu as raison, disait Rivals.


Alors ils revenaient bien vite, ou se disputaient tous les deux.


– Ah! mais tu m’ennuies, à la fin, grondait la bonne voix du docteur. A-t-on jamais vu un animal pareil? Puisque je te dis que j’ai encore une visite à faire, rentre tout seul, si tu veux.


Sur quoi il courait furieux à sa visite, pendant que le cheval, aussi entêté que lui, prenait tranquillement le chemin du village, traînant la voiture allégée, remplie seulement de livres et de journaux, ce qui faisait dire aux paysans qui le rencontraient sur la route:


– Allons! M. Rivals aura eu encore quelque bisbille avec sa bête.


Désormais, la grande joie du docteur fut d’emmener les enfants avec lui dans ses courses autour d’Étiolles. Le cabriolet était large, on y tenait trois facilement, et une fois entre ces deux petites figures rieuses, le brave homme sentait la tristesse de son logis s’évaporer à cette admirable vue de la nature, qui endort les douleurs, les berce, les enveloppe. Il s’amusait comme un enfant avec ces enfants. Jack était ravi, il n’avait jamais vu tant de prés, tant de vignes et d’eau.


– Devine un peu ce qui est semé là, lui disait Cécile devant ces grandes pentes vertes qui descendent à la Seine avec un mouvement de flots… De l’orge? du blé? du seigle?


Toujours Jack se trompait. Aussitôt c’était des joies, des rires:


– Comprends-tu ça, grand-père? il a pris ceci pour du seigle!…


Alors elle lui apprenait à distinguer les épis pleins du blé des épis barbelés de l’orge, les grappes flottantes des avoines, le rose des sainfoins, le violet des luzernes, le jaune d’or des champs d’œillettes, tous ces tapis étalés sur les prés, ces récoltes en herbe qui, l’automne venu, s’amoncellent en meules isolées parmi toute la campagne agrandie.


Partout où le médecin était appelé, on accueillait admirablement les enfants.


Tantôt, ils arrivaient dans quelque ferme où, pendant que M. Rivals grimpait l’escalier de bois qui conduisait à la chambre, on les emmenait visiter les couvées, voir sortir le pain du four, traire les vaches à l’entrée de l’étable, ou bien dans un de ces moulins bâtis sur l’Orge, l’Yères, l’Essonne, semblables à d’antiques châteaux-forts avec leur passerelle verdie et toutes ces moisissures d’eau qui font à leurs grands murs, à leurs pierres mal jointes, une vieillesse anticipée.


Quand les enfants avaient assez de ces grandes pièces blanches où la poussière de la farine monte continuellement dans la trépidation du plancher et des murailles, ils passaient des heures à regarder les palettes battant l’eau, les bouillonnements de l’écluse, et là-haut, sur la petite rivière emprisonnée, tranquille, assombrie de saules noueux, une basse-cour liquide, dans laquelle s’ébattaient des troupeaux de canards.


C’est une chose singulière que la maladie dans ces intérieurs de paysans. Elle n’entrave rien, n’arrête rien. Les bestiaux entrent, sortent, aux heures ordinaires. Si l’homme est malade, la femme le remplace à l’ouvrage, ne prend pas même le temps de lui tenir compagnie, de s’inquiéter, de se désoler. La terre n’attend pas, ni les bêtes non plus. La ménagère travaille tout le long du jour; le soir, elle tombe de fatigue et s’endort pesamment. Le malheureux couché à l’étage supérieur, au-dessus de la chambre où la meule grince, de l’étable où beuglent les bœufs, c’est le blessé tombé pendant le combat. On ne s’occupe pas de lui. On se contente de le mettre à l’abri dans un coin, de l’accoter à un arbre ou au revers d’un fossé, pendant que la bataille qui réclame tous les bras continue. Autour on bat le blé, on blute le grain, les coqs s’égosillent. C’est un entrain, une activité, ininterrompus, tandis que le maître du logis, le visage tourné à la muraille, résigné, muet et dur, attend que le soir qui tombe ou le jour qui blanchit les carreaux lui emporte son mal ou sa vie.


Voilà pourquoi, dans les maisons où ils allaient, les enfants ne trouvaient pas de tristesse. On les choyait. Il y avait toujours quelque galette pour eux, de l’avoine triée pour le cheval, un panier de fruits à emporter à la grand-mère.


Le docteur était tellement aimé, si bon, si peu soigneux de ses intérêts! Les paysans l’adoraient et le dupaient également.


– C’est un homme ben charitable, disaient-ils en parlant de lui… Ah! s’il avait voulu, en voilà un qui serait devenu riche!


Mais tout de même ils s’arrangeaient pour ne pas payer de note, et ce n’était pas difficile avec un caractère comme le sien. Quand il sortait d’une maison, sa consultation finie, il était entouré d’une nuée tenace et bruyante. Jamais souverain en tournée ne vit son carrosse assailli comme l’humble cabriolet du docteur au moment du départ.


– Monsieur Rivals, qu’est-ce qu’il faut que je donne à ma petite?


– Et mon pauvre homme, monsieur Rivals, n’y a donc rien à faire pour lui?


– C’est-y pour manger ou pour se frotter, cette poudre que vous m’avez donnée? Est-ce qui vous en reste encore une pincée? v’là que je sommes sur la fin.


Le docteur répondait à tout le monde, faisait tirer la langue à l’un, tâtait le pouls à l’autre, distribuait des petits paquets de poudre, donnait du vin de quinquina, tout ce qu’il avait, et s’en allait enfin, vidé, tondu, exprimé, au milieu des acclamations, des bénédictions de tout ce brave peuple de la terre qui s’essuyait un œil attendri en s’écriant: «Quel digne homme!» et clignait l’autre œil malicieusement comme pour dire: «Quel innocent!» Bien heureux encore si, au dernier moment, quelque petit courrier en sabots ne venait le quérir «ben vite» pour un malade a quatre lieues de là!


Enfin, on rentrait, et ces retours dans le couchant à travers les sentiers du bois qui allongeait ses longues branches ou sur la route du pays traversée de vols d’hirondelles, de jeux d’enfants, de troupeaux dispersé, avaient un apaisement délicieux. La Seine, déjà toute bleue du côté de la nuit, coulait à l’horizon en or fluide. Sur ce fond lumineux, des bouquets d’arbres grêles, touffus seulement dans le haut comme des palmiers, des maisons blanches étagées le long du coteau, donnaient tout à coup l’impression d’un paysage oriental rêvé plutôt que vu, d’une de ces villes de Judée qui horizonnent des «Sainte-Famille» en route le soir par des chemins montants.


– Ça ressemble à Nazareth, disait la petite Cécile avec des souvenirs d’images de piété; et les deux enfants causaient, se racontaient tout bas des histoires, pendant que la voiture roulait vers le souper que Jack partageait bien souvent.


De toutes ces courses en commun il résultait pour M. Rivals que le petit d’Argenton avait une intelligence très ouverte, un esprit concentré mais profond, où le peu d’instruction reçue avait laissé beaucoup de traces. Avec sa bonté généreuse, il comprit vite combien le pauvre enfant devait être abandonné des siens, et il résolut de suppléer à leur indifférence. Il prit l’habitude, tous les jours, après son déjeuner, de le faire travailler pendant une heure, juste le temps qu’il consacrait d’ordinaire à sa sieste. Ceux qui savent ce qu’est cette habitude de la sieste après les repas, comprendront ce qu’il lui fallut de courage et de dévouement pour y renoncer.


De son côté, Jack s’appliqua de tout son cœur. Le travail lui était facile dans le calme laborieux de la maison Rivals. Cécile assistait presque toujours à la leçon, écoutait religieusement son ami réciter l’Épitome, dardait sur lui le feu de ses yeux pleins de pensées, comme pour mieux l’aider à comprendre, et se sentait toute fière et joyeuse, lorsqu’après le déjeuner son grand-père étalait le cahier de devoirs sur la table, et disait: «Mais c’est très bien cela!» avec un contentement mêlé de surprise.


Chez sa mère, Jack ne parlait pas de son travail. Il se réjouissait de lui prouver victorieusement que le poète s’était trompé avec son diagnostic infaillible et terrifiant; et ce petit complot entre le bon docteur et lui restait facilement inconnu, car les habitants de «Parva domus» s’occupaient de moins en moins de leur enfant. Il sortait, rentrait à sa guise, allait où il voulait, revenait seulement pour les repas et s’asseyait à un bout de la table, plus grande chaque jour, chaque jour entourée de nouveaux commensaux.


Pour peupler sa solitude, pour maintenir autour de lui ce tapage dans le vide, qu’il appelait «un milieu intellectuel,» d’Argenton avait ouvert sa maison toute grande aux Ratés. Le poète n’aimait pourtant pas à jeter son bien par les fenêtres, il était visiblement avare et, chaque fois que Charlotte lui disait bien timidement: «Je n’ai plus d’argent, mon ami,» il répondait par un «déjà!» très accentué et une moue peu encourageante. Mais, chez lui, la vanité l’emportait sur tout le reste; et le plaisir de montrer son bonheur, de faire le maître de maison, d’exciter l’envie de tous ces pauvres diables, triomphait de ses calculs les mieux équilibrés.


On savait dans le monde des Ratés qu’il y avait là-bas au grand air, dans un endroit délicieux, bonne table et bon gîte au besoin si l’on manquait le train. Cela se criait d’un bout à l’autre des brasseries.


– Qui est-ce qui vient chez d’Argenton?


Et, l’argent du voyage péniblement réuni, on arrivait en bande, à l’improviste.


Charlotte était sur les dents:


– Vite! madame Archambauld, voilà du monde, tordez le cou à un lapin, à deux lapins… Vite! une omelette, deux omelettes, trois omelettes.


– Heullà, bon Dieu, bonnes gens! En v’là-t-il des figures, disait la femme du garde, effarée; car c’était sans cesse de nouveaux visages, et des cheveux, et des barbes, et des tenues!


D’Argenton ressentait toujours le même contentement à promener les arrivants dans tous les recoins de la maison, à leur en faire admirer les embellissements. Ensuite, ces troupes de vieux gamins à barbes grises se répandaient sur les routes, au bord de l’eau, dans la forêt, avec des hennissements de gaieté, des gambades extravagantes de vieux chevaux qu’on met au vert.


Dans le frais paysage, ces hauts chapeaux pelés, ces habits noirs râpés, ces faces creusées par toutes les souffrances envieuses des misères parisiennes, paraissaient plus sordides, plus fanés, plus flétris. Puis, la table réunissait tout ce monde, la table mise à la journée et n’ayant pas le temps de secouer ses miettes d’un repas à l’autre. On s’attardait pendant des après-midi entiers à boire, à discuter, à fumer.


C’était la brasserie au milieu des bois.


D’Argenton triomphait. Il pouvait ressasser son éternel poème, répéter dix fois les mêmes projets, dire à tout propos: «Moi je… moi je…» avec l’autorité du monsieur qui a à lui le bon vin, la maison et tout. Charlotte aussi se trouvait très heureuse. Pour sa nature changeante et ses instincts bohémiens, c’était un renouvellement de jeunesse que tout ce train d’allées et venues; on l’entourait, on l’admirait; et, tout en restant fidèle à son amour, elle savait se montrer juste assez coquette pour émoustiller le poète et lui faire apprécier son bonheur.


Le dimanche, elle recevait des femmes de Ratés, de ces courageuses créatures qui travaillaient fiévreusement toute la semaine, et à qui leurs maris octroyaient de temps en temps le luxe d’une sortie avec eux. Vis-à-vis de celles-là, on jouait un peu à la châtelaine, on les appelait «ma bonne petite,» on étalait des peignoirs Louis XV à côté de leurs ajustements de hasard.


Mais entre tous les Ratés, les plus assidus aux Aulnettes étaient encore Labassindre et le docteur Hirsch. Ce dernier, installé d’abord pour quelques jours, n’avait plus bougé depuis des mois, et la maison était devenue la sienne. Il en faisait les honneurs aux invités, portait le linge du poète, ses chapeaux dans la coiffe desquels il aplatissait des rames de papier; car la tête de ce fantaisiste était extraordinairement petite, si petite, qu’on se demandait en le regardant comment il avait pu y faire entrer tant de connaissances, et que l’on ne s’étonnait plus alors de l’encombrement inouï d’un pareil emmagasinage.


Tel qu’il était, d’Argenton ne pouvait plus se passer de lui. Il avait là le confident attentif de tous ses malaises de malade imaginaire, et quoiqu il ne fit pas grand cas de la science de Hirsch, quoiqu’il se gardât bien d’exécuter aucune de ses prescriptions, sa présence le tranquillisait.


– C’est moi qui l’ai remis sur pieds!… disait l’autre avec aplomb. Aussi le docteur Rivals avait-il perdu beaucoup de son autorité dans la maison.


Cependant les jours, les mois, se passaient. L’automne enveloppait Parva domus de ses brumes mélancoliques, puis la neige de l’hiver couvrait le pignon, les giboulées d’avril rebondissaient sur ses ardoises sonores, et voici qu’un nouveau printemps l’enguirlandait de ses lilas ouverts. Rien de changé d’ailleurs. Le poète avait quelques plans de plus sur le chantier, dans l’esprit quelques maladies nouvelles, que l’inévitable Hirsch décorait de quelques nouveaux noms très bizarres. Charlotte était toujours insignifiante, belle et sentimentale. Jack avait grandi et beaucoup travaillé. En dix mois, sans système ni règlement, il avait fait des progrès étonnants et en savait plus long que bien des collégiens de son âge.


– Voilà ce que j’ai fait de lui en un an, disait M. Rivals aux d’Argenton avec fierté. Maintenant envoyez-le dans un lycée, et je vous réponds que ce sera quelqu’un, ce petit-là.


– Ah! docteur, docteur, que vous êtes bon!… s’écriait Charlotte un peu honteuse du reproche indirect qu’il y avait dans la sollicitude de cet étranger, comparée à son indifférence maternelle. D’Argenton, lui, prit la chose plus froidement, dit qu’il verrait, qu’il réfléchirait, que l’éducation des collèges avait de graves inconvénients. Tout seul avec Charlotte, il laissa déborder sa mauvaise humeur:


– De quoi se mêle-t-il, celui-là? Chacun sait son devoir dans la vie. Pense-t-il m’apprendre le mien? Il ferait bien mieux d’étudier sa médecine, ce frater de village!


Au fond, son amour-propre avait été vivement atteint. À partir de ce moment, il lui arriva plusieurs fois de dire d’un air grave:


– Il a raison, le docteur; il faut s’occuper de cet enfant.


Il s’en occupa, hélas!


– Arrive ici, gamin, cria un jour au petit Jack le chanteur Labassindre, qui se promenait de long en large dans le jardin, en grand conciliabule avec Hirsch et d’Argenton. L’enfant s’approcha un peu troublé; car, en général, pas plus le poète que ses amis ne lui adressaient la parole.


– Qui est-ce qui a fait… beûh!… beûh!… le piège à écureuils qui est dans le grand noyer… beûh!… beûh!… au fond du jardin?


Jack pâlit, s’attendant à être grondé; mais comme il ne savait pas mentir, il répondit:


– C’est moi.


Cécile ayant désiré un écureuil vivant, il avait fabriqué un piège en entre-mêlant les fils de fer en trébuchet parmi les branches par une ingénieuse combinaison qui n’avait pas encore pris d’écureuil, mais qui pouvait fort bien en prendre.


– Et tu as fait cela, tout seul, sans modèle?


Il répondit très timidement:


– Mais oui, monsieur Labassindre, sans modèle.


– C’est extraordinaire… extraordinaire, répétait le gros chanteur en se tournant vers les autres… Cet enfant est né mécanicien, c’est positif. Il a ça dans les doigts. Qu’est-ce que vous voulez? C’est l’instinct, c’est le don.


– Ah! voilà… le don! fit le poète en redressant fièrement la tête.


Le docteur Hirsch se rengorgea lui aussi:


– Tout est là, parbleu!… le don!


Sans s’occuper davantage de l’enfant, ils recommencèrent à se promener ensemble dans l’allée du verger, gravement, lentement, avec des gestes hiératiques et des haltes quand l’un d’eux avait quelque chose de très important à dire.


Le soir, après dîner, il y eut une grande discussion sur la terrasse.


– Oui, comtesse, disait Labassindre en s’adressant à Charlotte comme s’il eût voulu la convaincre d’une vérité déjà débattue entre eux: l’homme de l’avenir, c’est l’ouvrier. La noblesse a fait son temps, la bourgeoisie n’a plus que quelques années dans le ventre. Au tour de l’ouvrier maintenant. Méprisez ses mains calleuses et son bourgeron sacré. Dans vingt ans, ce bourgeron mènera le monde.


– Il a raison… fit d’Argenton gravement; et la petite tête du docteur Hirsch approuvait avec énergie.


Chose singulière, Jack qui, depuis son séjour au gymnase, était habitué aux tirades du chanteur sur la question sociale et qui ne l’écoutait jamais, le trouvant fort ennuyeux, éprouvait à l’entendre ce soir-là une émotion pénétrante, comme s’il avait su vers quel but se dirigeaient ces mots sans suite, et quelle existence ils allaient frapper.


Labassindre faisait un tableau enchanteur de la vie ouvrière.


– Oh! la belle vie d’indépendance et de fierté! Quand je pense que j’ai été assez fou pour quitter cela. Ah! si c’était à refaire!


Et il leur racontait son temps de forgeron à l’usine d’Indret, alors qu’il s’appelait simplement Roudic, car ce nom de Labassindre qu’il portait était le nom de son village: La Basse-Indre, un gros bourg breton des bords de la Loire. Il se rappelait les belles heures passées au feu de la forge, nu jusqu’à la ceinture, tapant le fer en mesure au milieu de braves compagnons.


– Tenez! disait-il, vous savez si j’ai eu du succès au théâtre?


– Certes, répondit le docteur Hirsch avec impudence.


– Vous savez si on m’en a offert de ces couronnes d’or, et des tabatières, et des médailles. Eh bien! tous ces souvenirs ont beau être précieux pour moi, il n’y en a pas un qui vaille celui-ci.


Retroussant jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, sur son bras énorme et velu comme une patte d’ours, le chanteur montrait un grand tatouage rouge et bleu, représentant deux marteaux de forge croisés dans un cercle de feuilles de chêne, avec une inscription en guirlande: Travail et liberté. De loin, cela ressemblait aux suites ineffaçables d’un énorme coup de poing; et le malheureux ne disait pas que ce tatouage, qui avait résisté à toutes les frictions, à toutes les pommades, faisait le désespoir de sa vie théâtrale, parce qu’il lui interdisait les effets de biceps, l’empêchait de relever ses manches pour jouer La Muette, Herculanum, tous les héros des pays de soleil renvoyant de leurs deux bras nus les draperies écartées sur leurs poitrines de vainqueurs.


N’ayant pu effacer son tatouage, Labassindre le portait, l’étalait, le brandissait comme un drapeau. Ah! maudit soit le directeur de Nantes qui était venu l’entendre à l’usine un soir qu’il chantait pour un camarade blessé! Maudite aussi la note incomparable que la nature lui avait mise dans le gosier! Si on ne l’avait pas détourné de sa vraie route, à cette heure il serait là-bas, comme son frère Roudic, chef d’atelier aux forges d’Indret, avec des appointements superbes, le logement, le chauffage, l’éclairage, et une rente assurée pour ses vieux jours.


– Sans doute, sans doute, c’est très beau, disait timidement Charlotte, mais encore faut-il avoir la force de supporter une existence pareille. Je vous ai entendu dire à vous-même que le métier était très dur, très pénible.


– Pénible, oui, pour une mazette; mais il me semble que ce n’est pas ici le cas, et que l’individu en question est parfaitement constitué.


– Admirablement constitué, dit le docteur Hirsch. Ça, j’en réponds.


Du moment qu’il en répondait, il n’y avait plus rien à dire.


Pourtant Charlotte essayait encore quelques objections. Selon elle, toutes les natures ne se ressemblaient pas. Il s’en trouvait de plus fines, de plus aristocratiques, auxquelles certaines besognes répugnaient.


Là-dessus, d’Argenton se leva furieux:


– Toutes les femmes sont les mêmes, s’écria-t-il grossièrement. En voilà une qui me supplie de m’occuper de ce monsieur, – et Dieu sait que cela ne m’amuse guère, car c’est un assez triste personnage! Je m’en occupe pourtant, je mets mes amis en campagne; et maintenant on a l’air de dire que j’aurais mieux fait de ne pas m’en mêler.


– Mais ce n’est pas ce que je dis, fit Charlotte éplorée d’avoir déplu au maître.


– Eh! non, ce n’est pas ce qu’elle dit… répétèrent les autres; et, en se sentant soutenue, en voyant qu’on intervenait en sa faveur, la pauvre femme se laissa aller à une faiblesse d’attendrissement, comme ces enfants battus qui n’osent pleurer que quand on les protège. Jack quitta la terrasse brusquement. C’était au-dessus de ses forces de voir pleurer sa mère sans sauter à la gorge de ce méchant homme qui la torturait ainsi.


Les jours suivants, on ne parla p! us de rien. Seulement l’enfant crut remarquer un changement dans l’attitude de sa mère avec lui. Elle le regardait, l’embrassait plus souvent qu’autrefois, le retenait près d’elle, lui faisait sentir dans son étreinte ces enlacements passionnés qu’on a pour les êtres qu’on doit quitter bientôt. Cela le troublait d’autant plus, qu’il entendait d’Argenton dire à M. Rivals avec un sourire amer qui soulevait sa grosse moustache:


– Docteur, on s’occupe de votre élève… Un de ces jours, il y aura du nouveau… Je crois que vous serez content.


Sur quoi le brave docteur revenait chez lui, enchanté.


– Tu vois, disait-il à sa femme, tu vois que j’ai bien fait de leur ouvrir les yeux.


Madame Rivals secouait la tête:


– Qui sait?… Je me méfie de ce regard si mort: il ne me dit rien de bon pour l’enfant. Quand c’est un ennemi qui s’occupe de vous, mieux vaudrait qu’il restât les bras croisés, sans rien faire.


Jack était bien de cet avis.

XI LA VIE N EST PAS UN ROMAN

Un dimanche matin, un peu après l’arrivée du train de dix heures, qui avait amené Labassindre et une bruyante cargaison de Ratés, Jack, en train de guetter un écureuil autour du fameux piège, entendit sa mère l’appeler.


La voix venait du cabinet de travail du poète, de ce laboratoire solennel d’où tombaient les colères, les observations désœuvrées, la surveillance maussade de l’ennemi. Averti par l’accent de sa mère ou seulement par cette intelligence des nerfs si subtile chez certains êtres, l’enfant se dit: «C’est pour aujourd’hui…» et monta l’escalier à vis en tremblant.


Depuis plus de dix mois qu’il n’avait pénétré dans le sanctuaire, bien des changements s’y étaient opérés. La majesté du lieu lui sembla atténuée. Les tentures mangées par le soleil, imprégnées de la fumée des pipes, le divan algérien crevé, la table en chêne fendue en maint endroit, l’encrier boueux, les plumes rouillées, disaient que les discussions et la flâne avaient apporté là cette banalité qui erre dans les salles d’estaminet.


Seule, la chaire Henri II trônait toujours au milieu de ces débris avec une immuable autorité. C’est là que d’Argenton était assis pour recevoir l’enfant, tandis que Labassindre et le docteur Hirsch se tenaient debout à ses côtés comme des assesseurs de justice et que les visiteurs de la semaine, le neveu de Berzelius et deux ou trois autres barbes grises, s’étalaient sur le canapé entouré d’un nuage de fumée.


Jack vit tout cela en un clin d’œil, le tribunal, le juge, les témoins, et sa mère, là-bas, debout à une fenêtre ouverte, qui semblait regarder au loin très fixement dans la campagne, comme pour détacher son attention, sa responsabilité, de ce qui allait se passer.


– Viens çà, mignot, dit le poète, à qui sa chaire en vieux chêne donnait parfois des velléités de «viel langaige,» viens çà.


Sa voix, dans ces intonations précieuses, conservait une telle dureté de timbre, une telle inflexibilité de forme qu’on eût pu croire que c’était le fauteuil Henri II lui-même qui parlait.


– Je te l’ai dit bien des fois, enfant: la vie n’est pas un roman. Tu as pu t’en rendre compte en me voyant souffrir, me débattre, au premier rang dans la mêlée littéraire, sans jamais ménager ni mon temps ni mes forces, parfois lassé, jamais vaincu, et m’obstinant, malgré la destinée, à combattre le bon combat. Maintenant, c’est à ton tour de descendre dans la lice. Te voilà devenu un homme.


Il n’avait guère plus de douze ans, le pauvre petit.


– Te voilà devenu un homme. Il s’agit de nous prouver que tu n’en as pas seulement l’âge et la taille, mais qu’il t’en vient aussi le cœur. Je t’ai laissé pendant plus d’un an te développer dans la libre nature, donner tout le jeu nécessaire à tes muscles et à ton esprit. D’aucuns m’ont accusé de ne pas m’occuper de toi. Ah! routine!… Je te surveillais, au contraire, je t’étudiais, je ne te perdais pas de l’œil une minute. Grâce à ce long et minutieux travail, grâce surtout à cette infaillible méthode d’observation que je me flatte de posséder, je suis arrivé à te connaître. J’ai vu quels étaient tes instincts, tes aptitudes, ton tempérament. J’ai compris dans quel sens il fallait agir pour le mieux de ton intérêt, et, après avoir soumis mes observations à ta mère, j’ai agi.


À cet endroit de son sermon, d’Argenton s’arrêta pour recevoir les félicitations de Labassindre et du docteur Hirsch, pendant que le neveu de Berzelius et les autres, absorbés silencieusement dans leurs longues pipes, remuaient la tête de haut en bas comme des magots et se contentaient de répéter avec des airs prudhommesques: «Bon, cela!… Bon, cela!»


Jack, effaré, essayait de distinguer quelque chose dans cette phraséologie incompréhensible, qui passait bien haut par-dessus sa tête, comme une nuée chargée d’éclairs. Il se demandait: «Qu’est-ce qui va me tomber dessus tout à l’heure?»


Quant à Charlotte, elle continuait à regarder dehors, la main au-dessus des yeux, guettant je ne sais quoi au loin dans la campagne.


– Venons au fait, dit subitement le poète en se redressant sur sa chaire et prenant une voix cassante qui cingla l’enfant comme un coup de cravache. La lettre que tu vas entendre t’en apprendra plus long que toutes les explications. Commence, Labassindre.


Grave comme un greffier de conseil de guerre, le chanteur prit dans sa poche une lettre de paysan ou de conscrit, grossièrement pliée et cachetée, et lut, après deux ou trois mugissements caverneux:


Fonderie d’Indret (Loire-Inférieure).


Mon cher frère, selon que je t’avais marqué dans ma dernière, j’ai parlé au directeur pour le jeune homme de ton ami, et malgré que ce jeune homme soit encore bien jeune et pas dans les conditions qu’il faudrait pour être apprenti, le directeur m’a permis que je le prenne comme apprenti. Il aura son logement et sa nourriture chez nous, et je te promets de faire en sorte qu’il soit dans quatre ans un bon ouvrier. Tout le monde d’ici va bien. Ma femme et Zénaïde te disent bien des choses, et le Nantais aussi, et moi aussi.


ROUDIC,


Chef d’atelier aux halles de montage.


– Tu entends, Jack! reprit d’Argenton, l’œil allumé, le bras tendu, dans quatre ans tu seras un bon ouvrier, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus beau, de plus fier sur cette terre de servitude. Dans quatre ans tu seras cette chose sainte: le bon ouvrier.


Il avait bien entendu, parbleu! «le bon ouvrier.» Seulement il ne comprenait pas bien, il cherchait.


À Paris, quelquefois l’enfant avait vu des ouvriers. Il y en avait qui habitaient dans le passage des Douze-Maisons; et tout auprès du Gymnase, une fabrique de phares dont il guettait souvent la sortie, laissait s’échapper, vers six heures, une troupe d’hommes aux blouses tachées d’huile, aux mains noires, rudes, déformées par le travail.


Cette idée qu’il porterait une blouse le frappa tout d’abord. Il se rappelait le ton de mépris dont sa mère disait autrefois «ce sont des ouvriers, des gens en blouse,» le soin avec lequel elle évitait dans la rue le frôlement salissant de leurs vêtements souillés. Toutes les belles tirades de Labassindre sur la fonction, l’influence de l’ouvrier au dix-neuvième siècle, venaient, il est vrai, contredire ou atténuer ces souvenirs vagues dans son esprit. Mais ce qu’il saisit de bien net, de bien désolant, c’est qu’il faudrait partir, quitter la forêt dont il voyait d’ici les cimes vertes, la maison des Rivals, sa mère enfin, sa mère qu’il avait si péniblement reconquise et qu’il aimait tant.


Qu’est-ce qu’elle avait donc, mon Dieu, a rester toujours à cette fenêtre, détachée de tout ce qui se disait autour d’elle? Pourtant, depuis un moment, elle avait perdu son immobilité indifférente. Un frisson convulsif la secouait toute, et sa main, qu’elle tenait au-dessus de ses yeux, se rabattait comme pour cacher des larmes. C’était donc bien triste ce qu’elle venait de voir là-bas, dans la campagne, à l’horizon où se couchent les jours, où disparaissent tant de rêves, d’illusions, de tendresses et de flammes?


– Alors, il faudra que je m’en aille? demanda l’enfant d’une voix éteinte, presque machinale, comme s’il laissait parler sa pensée, l’unique pensée qui fût en lui.


À cette naïve demande, tous les membres du tribunal se regardèrent avec un sourire de pitié; mais, du côté de la fenêtre, on entendit un grand sanglot.


– Nous partirons dans huit jours, mon garçon, répondit Labassindre rondement; il y a longtemps que je n’ai vu mon frère. Ça me fera une occasion d’aller me retremper au feu de ma vieille forge, triple Dieu!


En parlant, il retroussait sa manche, gonflant à les crever les muscles de ses gros bras tout tatoués et velus.


– Il est superbe! fit le docteur Hirsch.


Mais d’Argenton, qui ne perdait pas de vue celle qui pleurait debout à la fenêtre, avait pris une figure distraite et un sourcil terriblement froncé.


– Tu peux te retirer, Jack, dit-il à l’enfant, et te préparer à partir dans huit jours.


Jack descendit, ahuri, stupéfait, se répétant à lui-même: «Dans huit jours! dans huit jours!» La porte de la rue était ouverte. Il s’élança dehors, tête nue, comme il était, courut à travers Étiolles jusqu’à la porte de ses amis, et, rencontrant le docteur qui sortait, le mit en deux mots au fait de ce qui venait de se passer.


M. Rivals fut indigné.


– Un ouvrier! Ils veulent faire de toi un ouvrier! C’est ce qu’ils appellent s’occuper de ton avenir. Attends, attends. Je m’en vais lui parler, moi, à monsieur ton beau-père.


Ceux qui les virent passer dans le pays, le brave docteur parlant haut, gesticulant, le petit Jack sans chapeau, tout essoufflé de sa course, se dirent: «Il y a quelqu’un de malade aux Aulnettes.»


Personne n’était malade, certes. Quand le médecin arriva, on se mettait à table; car à cause de l’estomac exigeant du maître de maison, et comme dans les endroits où l’on s’ennuie, on avançait toujours l’heure des repas.


Toutes les figures étaient riantes; et même l’on entendait Charlotte qui descendait de sa chambre en fredonnant dans l’escalier.


– Je voudrais vous dire un mot, monsieur d’Argenton, dit le vieux Rivals, les lèvres frémissantes.


Le poète frisa sa grosse moustache:


– Eh bien! docteur, mettez-vous là. On va vous donner une assiette, et vous nous direz votre mot en déjeunant.


– Non, merci! je n’ai pas faim; et puis ce que j’ai à vous dire, ainsi qu’à madame – il salua Charlotte qui venait d’entrer – est tout à fait confidentiel.


– Je me doute bien de ce qui vous amène, dit d’Argenton qui se souciait peu d’un tête-à-tête avec le médecin. C’est pour l’enfant, n’est-ce pas?


– Tout juste, pour l’enfant.


– Dans ce cas, vous pouvez parler. Ces messieurs savent ce dont il s’agit, et j’apporte dans tous mes actes assez de loyauté et de désintéressement pour ne pas craindre la lumière.


– Mais, mon ami… hasarda Charlotte que cette explication devant tous épouvantait pour plusieurs raisons.


– Vous pouvez parler, docteur, dit froidement d’Argenton.


Debout, en face de la table, l’autre commença:


– Jack vient de m’apprendre que vous allez le mettre en apprentissage aux forges d’Indret. Est-ce sérieux, voyons?


– Très sérieux, mon cher docteur.


– Prenez garde, reprit M. Rivals en se contenant, cet enfant-là n’a pas été élevé pour un métier aussi dur. En pleine croissance, vous allez le jeter dans un élément nouveau, une atmosphère nouvelle. C’est sa santé, c’est sa vie que vous jouez. Il n’a rien de ce qu’il faut. Il n’est pas assez fort.


– Ah! permettez, mon cher confrère… interrompit solennellement le docteur Hirsch.


M. Rivals haussa les épaules et continua, sans même le regarder:


– C’est moi qui vous le dis, madame. (il affectait de s’adresser à Charlotte, que cet appel à ses sentiments refoulés embarrassait singulièrement.) Il n’est pas possible que votre enfant résiste à une existence pareille. Vous le connaissez bien, vous, sa mère. Vous savez que c’est une nature fine, délicate, sans résistance contre la fatigue. Et je ne parle ici que de la peine physique. Mais croyez-vous qu’un enfant aussi bien doué, dont l’esprit déjà ouvert est préparé à toutes les études, ne souffrira pas mille morts dans cet anéantissement forcé, ce sommeil de toutes ses facultés intelligentes auquel vous allez le condamner.


– Vous vous trompez, docteur, dit d’Argenton qui s’irritait. Je connais le sujet mieux que personne. Je l’ai fait travailler. Il n’est bon qu’à des ouvrages manuels. Son aptitude est là, rien que là. Et c’est quand je lui offre les moyens de la développer, cette aptitude, quand je lui mets un métier superbe dans les mains, qu’au lieu de me remercier, monsieur va se plaindre, chercher des protecteurs hors de sa maison, chez des étrangers!


Jack essaya de protester. Son ami lui en évita la peine.


– Il n’est pas venu se plaindre. Il m’a seulement fait part de votre décision. Et je lui ai dit ce que je lui répète encore devant vous: Jack, mon enfant, ne te laisse pas faire. Jette-toi au cou de tes parents, de ta mère qui t’aime, du mari de ta mère qui doit t’aimer à cause d’elle. Supplie-les, conjure-les. Demande-leur ce que tu leur as fait pour qu’ils veuillent ainsi te dégrader, te mettre au-dessous d’eux.


– Docteur, fit Labassindre avec un coup de poing qui ébranla la table, l’outil ne dégrade pas l’homme, il l’ennoblit. L’outil, c’est le régénérateur du monde. À dix ans, Jésus-Christ maniait le rabot.


– C’est pourtant vrai, murmura Charlotte, qui eut tout de suite une vision de son Jack en petit Jésus avec son petit rabot, défilant dans une procession de Fête-Dieu.


– Ne vous laissez donc pas prendre à ces fariboles, madame, cria le docteur exaspéré. Faire de votre enfant un ouvrier, c’est l’éloigner de vous à tout jamais. Vous l’enverriez au bout du monde qu’il serait encore moins loin de votre esprit, de votre cœur; car il y aurait en vous ces moyens de rapprochement que permettent les distances et que les différences sociales anéantissent pour toujours. Vous verrez, vous verrez. Un jour viendra où vous rougirez de lui, où vous trouverez qu’il a les mains rudes, le langage grossier, des sentiments à l’envers des vôtres, un jour où il se tiendra devant vous, devant sa mère, comme devant une étrangère d’un rang plus élevé que le sien, non pas seulement humilié, mais déchu.


Jack, qui n’avait pas encore dit un mot, et qui, blotti dans le coin du buffet, écoutait très attentivement, s’émut tout à coup à cette pensée d’une désaffection possible entre sa mère et lui.


Il fit un pas au milieu de la salle et, raffermissant sa voix:


– Je ne veux pas être ouvrier, dit-il résolument.


– Oh! Jack!… murmura Charlotte défaillante.


Ce fut d’Argenton qui prit la parole cette fois:


– Ah! vraiment, tu ne veux pas être ouvrier? Voyez-vous cela! monsieur qui veut ou qui ne veut pas accepter une chose que j’ai décidée, moi! Ah! tu ne veux pas être ouvrier. Mais tu veux bien manger, n’est-ce pas? Et tu veux bien te vêtir, dormir, te promener? Eh bien! je te déclare que j’ai assez de toi, affreux petit parasite, et que si tu ne veux pas travailler, moi je renonce à être plus longtemps ta dupe.


Il s’arrêta subitement, et passant de la colère folle à cette froideur qui était sa ligne de conduite:


– Montez dans votre chambre, lui dit-il. Je verrai ce que j’ai à faire.


– Ce que vous avez à faire, mon cher d’Argenton, moi je vais vous le dire…


Mais Jack n’entendit pas la fin de la phrase de M. Rivals; un geste de d’Argenton l’avait poussé dehors.


Dans sa chambre, le bruit de la discussion lui arriva comme les parties variées d’un grand orchestre. Il distinguait les voix, les reconnaissait toutes; mais elles entraient les unes dans les autres, unies par leur résonnance, et cela faisait un tapage discord sur lequel des lambeaux de phrases seuls surnageaient:


– Vous en avez menti.


– Messieurs!… messieurs!…


– La vie n’est pas un roman.


– Bourgeron sacré, beûh! beûh!


Enfin la voix de tonnerre du vieux Rivals retentit sur le seuil:


– Que je sois pendu, si je remets jamais les pieds chez vous!


Puis la porte se referma violemment, et la salle à manger s’emplit d’un grand silence, coupé par le train des fourchettes en pleine activité.


Ils déjeunaient.


«Vous voulez le dégrader, le mettre plus bas que vous.» L’enfant avait retenu cette phrase, et il sentait bien en lui-même que c’était là, en effet, l’intention de son ennemi.


Eh bien, non, mille fois non, il ne voulait pas être ouvrier.


La porte s’ouvrit. Sa mère entra.


Elle avait beaucoup pleuré, et de vraies larmes, de celles qui creusent des rides. Pour la première fois, la mère apparaissait sur ce visage de jolie femme, la mère douloureuse et meurtrie.


– Écoutez-moi, Jack, dit-elle en essayant d’être sévère, il faut que je cause sérieusement avec vous. Vous venez de me faire une grande peine, en vous mettant en révolte ouverte contre vos vrais amis et en refusant d’accepter la position qu’ils vous offraient. Je sais bien qu’il y a dans cette existence nouvelle…


Pendant qu’elle parlait, elle évitait le regard de l’enfant, un regard de douleur, de reproche, si ardent, si éploré, qu’elle n’aurait pas pu lui résister.


…– Qu’il y a dans cette existence nouvelle que nous rêvions pour vous un désaccord apparent avec la vie que vous aviez eue jusqu’à ce jour. J’avoue que moi-même, au premier moment, j’ai été effrayée; mais vous avez entendu, n’est-ce pas, ce qu’on vous a dit? La condition du travailleur n’est plus ce qu’elle était autrefois; oh! mais plus du tout, du tout. Vous savez bien que le tour de l’ouvrier est venu maintenant. La bourgeoisie a fait son temps, la noblesse aussi. Quoique cependant la noblesse… Et puis enfin, à votre âge, est-ce qu’il n’est pas plus simple de se laisser guider par les personnes qui vous aiment et qui ont de l’expérience?


Un sanglot de son enfant l’interrompit:


– Alors tu me chasses, toi aussi, tu me chasses?


Cette fois, la mère n’y tint plus. Elle le prit dans ses bras, l’étreignit passionnément:


– Moi, te chasser? Est-ce que tu le crois? Est-ce que c’est possible? Allons! calme-toi, ne tremble pas, ne t’émeus pas ainsi. Tu sais combien je t’aime, et que si cela ne dépendait que de moi, nous ne nous quitterions jamais. Mais il faut être raisonnable et songer un peu à l’avenir… Hélas! il est bien sombre pour nous, l’avenir.


Et dans un de ces débordements de paroles comme elle en avait encore quelquefois loin du maître, elle essaya d’expliquer à Jack avec toutes sortes d’hésitations, de réticences, ce que leur position dans la vie avait d’irrégulier.


– Vois-tu! mon chéri, tu es encore bien jeune; il y a des choses que tu ne peux pas comprendre. Un jour, quand tu seras plus grand, je t’apprendrai le secret de ta naissance; un vrai roman, mon cher! Un jour, je te dirai le nom de ton père, et de quelle fatalité inouïe ta mère et toi vous avez été victimes. Mais aujourd’hui, ce qu’il faut bien que tu saches, que tu comprennes, c’est que nous n’avons rien à nous, mon pauvre enfant, et que nous dépendons absolument de… de Lui. Comment veux-tu que je m’oppose à ton départ, surtout quand je sais qu’il ne te fait partir que dans ton intérêt? Je ne peux rien lui demander. Il a déjà tant fait pour nous. Et puis, lui-même n’est pas très riche, et cette terrible carrière artistique lui devient si ruineuse! Il ne pourrait pas se charger des frais de ton éducation. Que veux-tu que je devienne entre vous deux? Il faut pourtant prendre un parti. Ah! si je pouvais y aller à ta place, moi, à cet Indret. Songe que c’était un métier qu’on te mettait dans les mains. Est-ce que tu ne serais pas fier de n’avoir plus besoin de personne pour vivre, de gagner ton pain, d’être ton maître?


À l’éclair qui passa dans les yeux de l’enfant, elle comprit qu’elle avait frappé, juste; et tout bas, de cette voix caressante et frôleuse qu’ont les mères, elle murmurait:


– Fais cela pour moi, Jack! Veux-tu? Mets-toi vite en état de gagner ta vie. Qui sait si moi-même, quelque jour, je ne serai pas obligée d’avoir recours à toi comme à mon seul soutien, à mon unique ami?


Pensait-elle ce qu’elle disait? Était-ce un pressentiment, une de ces déchirures subites de l’avenir qui vous montrent la destinée jusqu’au fond et toute la déconvenue de votre propre existence? Ou bien avait-elle parlé, emportée dans le tourbillon de ses phrases par l’élan de sa sentimentalité?


En tout cas, elle ne pouvait rien trouver de mieux pour vaincre cette petite âme généreuse. L’effet fut instantané. Cette idée que sa mère pouvait avoir besoin de lui, qu’il lui viendrait en aide avec son travail, le décida subitement.


Il la regarda droit dans les yeux:


– Jure-moi que tu m’aimeras toujours, que tu n’auras pas honte de moi quand j’aurai les mains noires.


– Si je t’aimerai, mon Jack!


Pour toute réponse, elle le couvrait de caresses, cachant sous des baisers passionnés son trouble et son remords, car, depuis cette minute-là, la malheureuse femme eut du remords, elle en eut pour toute sa vie et ne pensa plus jamais à son enfant sans un coup de glaive dans le cœur.


Mais lui, comme s’il comprenait tout ce que ces embrassements couvraient de honte, d’incertitude, de terreur, il s’y déroba en s’élançant vers l’escalier.


– Viens, maman, descendons. Je veux aller lui dire que j’accepte.


En bas, les Ratés étaient encore à table. Tous furent frappés de l’air grave et résolu qu’avait Jack en entrant.


– Je vous demande pardon, dit-il à d’Argenton. J’ai eu tort de refuser tout à l’heure ce que vous m’offriez. J’accepte maintenant et je vous remercie.


– Bien cela, enfant! dit le poète avec solennité, je ne doutais pas que la réflexion ne vînt à bout de vos résistances… Je suis heureux de voir que vous reconnaissez la loyauté de mes intentions. Remerciez notre ami Labassindre, car c’est à lui que vous devez cette bonne fortune. C’est lui qui vous a ouvert l’avenir à deux battants.


Le chanteur tendit sa grosse patte dans laquelle la petite main de Jack s’engloutit.


– Tope là, ma vieille! lui dit-il en affectant de le traiter comme s’ils étaient deux anciens camarades travaillant aux mêmes pièces, dans le même atelier; et dès ce moment jusqu’au départ, il ne lui adressa plus la parole que sur ce ton familier et brutal que les ouvriers ont entre eux comme un lien de compagnonnage.


Pendant ces huit derniers jours, Jack ne fit que courir les bois et les routes. Il éprouvait du trouble, de l’inquiétude, encore plus que de la tristesse; et de temps en temps, l’idée de la responsabilité qu’il allait avoir mettait sur son joli visage une expression inusitée, ce pli des sourcils qui, chez les êtres jeunes, marque l’effort d’une volonté. C’était le vieux Jack à présent. Il alla revoir tous ses coins favoris, comme un homme qui ferait à petits pas le pèlerinage de son enfance.


Ah! la mère Salé put bien le menacer de loin, courir sur ses talons, le vieux Jack ne la craignait plus, et se sentait de force à lui porter son fagot. Mais il avait le plus grand chagrin de ne pouvoir aller chez les Rivals faire ses adieux à Cécile.


– Vois-tu! mon Jack, après la scène que ces messieurs ont eue ensemble, ce ne serait pas convenable, répétait Charlotte à toutes les supplications de son fils.


Enfin, la veille du départ, dans la joie mauvaise de son triomphe, d’Argenton consentit à ce que l’enfant allât prendre congé de ses amis. Il arriva chez eux le soir. Personne dans le vestibule. Personne dans la pharmacie, dont les persiennes étaient closes. Rien qu’un filet de lumière venant de la bibliothèque, ce qu’on appelait la bibliothèque, un immense grenier encombré de dictionnaires, d’atlas, d’ouvrages de médecine et de grands volumes à dos rouge de la collection Panckouke.


Le docteur était là, très occupé à faire une caisse de livres.


– Ah! te voilà! dit-il à l’enfant, j’étais bien sûr que tu ne partirais pas sans me dire adieu. Ils ne voulaient pas te laisser venir, hein? C’est un peu ma faute aussi. J’ai été trop vif. Ma femme m’a joliment grondé… À propos, tu sais qu’elle est partie hier avec la petite. Je les ai envoyées dans les Pyrénées passer un mois chez ma sœur. Elle était un peu malade, la petite. J’ai eu la bêtise de lui apprendre ton départ tout à coup, sans ménagement… Ah! les enfants!… On croit qu’ils ne sentent pas les choses; et ça vous a des chagrins autrement violents que les nôtres.


Il parlait à Jack comme à un homme. Tout le monde lui parlait comme à un homme, à présent; et pourtant, à l’idée que sa petite amie avait été malade à cause de lui et qu’il s’en irait sans la voir, le vieux Jack se sentait envie de pleurer comme un enfant.


Il regardait les livres répandus, la grande pièce toute triste, mal éclairée d’une bougie posée sur un coin de table à côté du grog et de la bouteille d’eau-de-vie; car M. Rivals profitait de l’absence de sa femme pour revenir à ses habitudes de bord. Aussi avait-il l’œil brillant, le bonhomme, et une singulière animation à fouiller dans tous ses livres, soufflant la poussière sur les vieilles tranches rouges, et vidant tout un coin de sa bibliothèque dans la caisse ouverte à ses pieds.


– Sais-tu ce que je fais là, petit?


– Non, monsieur Rivals.


– Je choisis des livres pour toi, de bons vieux bouquins que tu emporteras, que tu liras, tu m’entends! que tu liras dès que tu auras une minute. Rappelle-toi bien ceci, mon enfant: les livres sont les vrais amis. On peut s’adresser à eux dans les grands chagrins de la vie, on est toujours sûr de les trouver. Moi d’abord, sans mes bouquins, avec le malheur que j’ai eu, il y a beau temps que je ne serais plus là. Regarde-moi cette caisse, petit. Il y en a une vraie tapée, hein?… Je ne te réponds pas que tu les comprendras tous maintenant. Mais ça ne fait rien, il faut les lire. Même ceux que tu ne comprendras pas te laisseront de la lumière dans l’esprit. Promets-moi que tu les liras.


– Je vous le promets, monsieur Rivals.


– Là… maintenant la caisse est finie. Peux-tu l’emporter? Non, c’est trop lourd. Je t’enverrai cela demain. Allons! viens que je te dise adieu.


Et le brave homme, lui prenant la tête dans ses larges mains, l’embrassa deux ou trois fois bien fort.


– Il y en a pour moi et pour Cécile là-dedans, ajouta-t-il avec un bon sourire, et tandis qu’il refermait sa porte, Jack l’entendit qui murmurait: «Pauvre enfant!… pauvre enfant!…»


C’était comme à Vaugirard, chez les Pères. Seulement, aujourd’hui, il savait pourquoi on le plaignait.


Le lendemain, le départ avait mis les Aulnettes en grande agitation.


On chargeait les bagages sur la charrette arrêtée à la porte. Labassindre, dans une tenue extraordinaire, comme s’il partait pour une expédition à travers les pampas, hautes guêtres montantes, veste de velours vert, sombrero, sacoche de cuir en sautoir, allait, venait, en donnant sa note. Le poète était à la fois grave et rayonnant, grave parce qu’il se sentait dans l’accomplissement d’une fonction humanitaire, sociale; rayonnant, parce que ce départ le comblait de joie. Charlotte embrassait Jack, l’embrassait encore, voyait si rien ne lui manquait.


Non, rien ne lui manquait. Il était même trop bien mis pour un ouvrier, étriqué dans son costume du pain bénit, avec cette fatalité des êtres qui grandissent vite, condamnés pendant leur adolescence à la gêne des vêtements trop courts.


– Vous en aurez bien soin, monsieur Labassindre!


– Comme de ma note, madame.


– Jack!


– Maman!


Il y eut une dernière étreinte. Charlotte sanglotait. L’enfant, lui, ne laissait pas voir son émotion. La pensée qu’il allait travailler pour sa mère le rendait fort, ce vieux Jack. Au bas du chemin, il se retourna pour voir encore une fois et emporter au fond de son regard le bois, la maison, l’enclos, ce visage de femme qui lui souriait parmi ses pleurs.


– Écris-nous souvent, mon Jack! cria la mère.


Et le poète avec solennité:


– Jack, souviens-toi: la vie n’est pas un roman.


La vie n’est pas un roman; mais elle en était bien un pour lui, le misérable!


Il n’y avait qu’à le voir au seuil de sa petite maison à devise, appuyé sur sa Charlotte, au milieu des rosiers de la façade, dans une pose prétentieuse comme une lithographie de romance, et tellement épanoui d’égoïsme satisfait qu’il en oubliait sa haine et envoyait de la main un adieu paternel et bénisseur à l’enfant qu’il venait de chasser.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

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