Le chanteur se leva tout debout dans la barque où l’enfant et lui passaient la Loire un peu au-dessus de Paimbœuf, et embrassant le fleuve d’un geste emphatique:
– Regarde-moi ça, mon vieux Jack, si c’est beau!
Malgré ce qu’il y avait de grotesque et de convenu dans cette admiration de cabotin, elle se trouvait justifiée par le paysage admirable qui se développait sous ses yeux.
Il était environ quatre heures du soir. Un soleil de juillet, un soleil d’argent en fusion, étalait sur les vagues la longue traîne lumineuse de son rayonnement. Cela faisait dans l’air une réverbération palpitante, comme une brume de lumière où la vie du fleuve, active, silencieuse, apparaissait avec des rapidités de mirage. De hautes voiles entrevues, qui semblaient blondes dans cette heure éblouissante, passaient au loin comme envolées. C’étaient de grandes barques venant de Noirmoutiers, chargées jusqu’au bord d’un sel blanc étincelant de mille paillettes, et montées par de pittoresques équipages: des hommes avec le grand tricorne des saulniers bretons, des femmes dont les coiffes étoffées, papillonnantes, avaient la blancheur et le scintillement du sel. Puis, des caboteurs, pareils à des haquets flottants, leur pont tout encombré de sacs de blé, de futailles; des remorqueurs, traînant d’interminables files de barques, ou bien quelque trois-mâts nantais arrivant du bout du monde, rentrant au pays après deux ans d’absence et remontant le fleuve d’un mouvement lent, presque solennel, comme s’il portait avec lui le recueillement silencieux de la patrie retrouvée et la poésie mystérieuse des choses venues de loin. Malgré la chaleur de juillet, un grand souffle courait dans tout ce beau décor, car le vent arrivait de la mer avec la fraîcheur et la gaieté du large, et faisait deviner un peu plus loin, au delà de ces flots serrés que le calme, la tranquillité des eaux douces abandonnait déjà, le vert de l’Océan sans limites, et des vagues, des embruns, des tempêtes.
– Et Indret? où est-ce?… demanda Jack.
– Là. Cette île en face de nous.
Dans le brouillard d’argent qui enveloppait l’île, Jack voyait confusément de grands peupliers en files et de longues cheminées d’où montait une épaisse fumée noire, étalée, répandue, qui salissait le ciel au-dessus d’elle. En même temps, il entendait un vacarme retentissant, des coups de marteaux sur du fer, sur de la tôle, des bruits sourds, d’autres plus clairs, diversement répercutés par la sonorité de l’eau, et surtout un ronflement continu, perpétuel, comme si l’île eût été un immense steamer arrêté et grondant, activant ses roues à l’ancre et son mouvement dans l’immobilité.
À mesure que la barque approchait, lentement, très lentement, parce que le fleuve était gros et dur à passer, l’enfant distinguait de longs bâtiments aux toitures basses, aux murailles noircies, s’étendant de tous les côtés avec une platitude uniforme, puis, sur les bords du fleuve, à perte de vue, d’énormes chaudières alignées, peintes au minium, et dont le rouge éclatant faisait un effet fantastique. Des transports de l’État, des chaloupes à vapeur, rangés au quai, attendaient qu’on chargeât ces chaudières à l’aide d’une énorme grue placée près de là et qui de loin ressemblait à un gibet gigantesque.
Au pied de ce gibet, un homme debout regardait la barque venir.
– C’est Roudic, dit le chanteur, et de son creux le plus creux, il poussa un hurrah formidable, qui s’entendit même au milieu de tout ce train de chaudronnerie.
– C’est toi, cadet?
– Sacrebleu! oui, c’est moi… Est-ce qu’il y a deux notes comme la mienne sous la calotte des cieux?
La barque accosta. Les deux frères sautèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent une terrible accolade.
Ils se ressemblaient. Mais Roudic était beaucoup plus âgé et manquait de cet embonpoint dont les roulades et les tenues gratifient si vite les acteurs de chant. Au lieu de porter la barbe fourchue de son frère, il était rasé, tanné, et son béret de marin, un béret de laine bleue tout passé, recouvrait une vraie face de Breton, hâlée par la mer et taillée dans le roc, avec de tout petits yeux et un regard très fin, aiguisé par les travaux minutieux de l’ajustage.
– Et chez toi, comment va-t-on? demandait Labassindre… Clarisse, Zénaïde, tout le monde?
– Tout le monde va bien, Dieu merci! Ah! ah! voilà notre nouvel apprenti. Il est gentil tout plein, ce petit gars… Seulement il n’a pas l’air fort.
– Fort comme un bœuf, mon cher, et garanti par les premiers médecins de Paris.
– Tant mieux, alors, car le métier est rude chez nous. Et maintenant, si vous voulez, allons voir le directeur.
Ils suivirent une longue allée de très beaux arbres, qui bientôt se changea en une rue de petite ville bordée de maisons blanches, proprettes et toutes pareilles. C’est là qu’habite une partie des employés de l’usine, les maîtres, les premiers ouvriers. Les autres se logent sur la rive opposée, à la Montagne ou à la Basse Indre.
À cette heure, tout était silencieux, la vie et le mouvement concentrés dans l’usine; et sans le linge qui séchait aux fenêtres, des pots de fleurs rangés près des vitres, un cri d’enfant, la cadence d’un berceau sortant de quelque porte entr’ouverte, on aurait pu croire le quartier inhabité.
– Ah! le drapeau est baissé, dit le chanteur comme ils arrivaient à la porte des ateliers… M’en a-t-il fait des peurs, ce sacré drapeau.
Et il expliqua à son vieux Jack que cinq minutes après l’arrivée des ouvriers pour le travail, le drapeau de l’entrée descendu de son mât annonçait que les portes de l’usine étaient closes. Tant pis pour les retardataires; ils étaient marqués comme absents, et, à la troisième absence, expédiés.
Pendant qu’il donnait ces explications, son frère s’entendait avec le portier-consigne, et ils étaient admis à pénétrer dans l’établissement. C’était un tapage effroyable, ronflements, sifflements, grincements, qui variaient sans s’atténuer, se répondaient d’une foule de grandes halles à toits triangulaires, espacées sur un terrain en pente que sillonnaient de nombreux railways.
Une ville en fer.
Les pas sonnaient sur des plaques de métal incrustées au sol. On marchait parmi des entassements de fer en barre, de gueuses de fonte, de lingots de cuivre, entre des rangées de canons de rebut apportés là pour être remis à la fonte, rouillés à l’extérieur, tout noirs en dedans et comme fumant encore, vieux maîtres du feu et qui allaient périr par le feu.
Roudic, au passage, indiquait les différents quartiers de l’établissement: «Voilà la halle de montage… les ateliers du grand tour, du petit tour… la chaudronnerie, les forges, la fonderie…» Il lui fallait crier, tellement le bruit était assourdissant.
Jack, ahuri, regardait avec surprise, les portes des ateliers étant presque toutes ouvertes à cause de la chaleur, un grouillement de bras levés, de têtes noircies, de machines en mouvement dans une ombre d’antre, profonde et sourde, qu’une lueur rouge éclairait par saccades.
Des bouffées de chaleur, des odeurs de houille, de terre glaise brûlée, de fer en combustion, sortaient de là avec une impalpable poussière noire, aiguisée, brûlante, gardant au soleil un scintillement métallique, cet éclat de la houille qui pourrait devenir diamant. Mais ce qui faisait le caractère vif, pressé, haletant, de tout ce grand travail, c’était un ébranlement perpétuel du sol et de l’air, une trépidation continue, quelque chose comme l’effort d’une bête énorme qu’on aurait emprisonnée sous l’usine et dont ces cheminées béantes auraient craché tout autour la respiration brûlante et la plainte. De peur de paraître trop novice, Jack n’osait pas demander ce qui faisait ce bruit-là, qui, de loin déjà, l’avait impressionné.
Tout à coup ils se trouvèrent en face d’un ancien château du temps de la Ligue, sombre, flanqué de grosses tours, et dont les briques, noircies par la fumée de l’usine, avaient perdu leur éclat primitif.
– Nous voici à la direction, dit Roudic.
Et s’adressant à son frère:
– Est-ce que tu montes?
– Je crois bien. Je ne suis pas fâché de revoir le «Singe» et de lui montrer que, malgré ses prédictions, on est devenu quelque chose d’un peu chic.
Il se carrait dans sa veste de velours, fier de ses bottes jaunes et de sa valise en bandoulière. Roudic ne lui fit pas la moindre observation, mais il paraissait gêné.
Ils passèrent sous la poterne basse, pénétrèrent dans les vieux bâtiments, une foule de petites pièces irrégulières, mal éclairées, où des commis écrivaient sans lever la tête. Dans la dernière salle, un homme d’un aspect sévère et froid était assis à un bureau sous le jour d’une haute fenêtre.
– Ah! c’est vous, père Roudic!
– Oui, monsieur le directeur, je viens vous présenter le nouvel apprenti et vous remercier de…
– Le voilà donc ce petit prodige. Bonjour, mon garçon! Il paraît que nous avons une vraie vocation pour la mécanique. C’est très bien, cela.
Puis, après avoir regardé l’enfant plus attentivement:
– Dites donc, Roudic! il n’a pas l’air solide, ce gamin-là. Est-ce qu’il est malade?
– Non, monsieur le directeur. On m’assure au contraire qu’il est d’une force étonnante.
– Étonnante, répéta Labassindre en s’avançant; et, devant le regard surpris du directeur, il crut devoir lui rappeler qui il était, qu’il avait quitté l’usine depuis six ans pour entrer au théâtre de Nantes, et de là à l’Opéra de Paris.
– Oh! je me souviens parfaitement de vous, dit le directeur d’un ton tout à fait indifférent; et tout de suite il se leva comme pour couper court à la conversation.
– Emmenez votre apprenti, père Roudic, et tâchez de nous en faire un bon ouvrier. Avec vous, je ne suis pas en peine.
Le chanteur, vexé d’avoir manqué son effet, sortit très penaud. Roudic resta le dernier dans le bureau et échangea quelques mots à voix basse avec son chef. Après quoi, les deux hommes et l’enfant redescendirent, diversement impressionnés. Jack méditait ces mots «il n’est pas assez fort,» que chacun lui répétait depuis son arrivée; Labassindre digérait son humiliation; l’ajusteur, lui aussi, semblait préoccupé.
Quand ils furent dehors:
– Est-ce qu’il t’a dit quelque chose de vexant?… demanda Labassindre à son frère: Il a l’air encore plus chien que de mon temps.
Roudic secoua la tête avec tristesse:
– Mais non. Il me parlait de Charlot, le fils de notre pauvre sœur, qui est en train de nous donner bien du tourment.
– Le Nantais vous donne du tourment? demanda le chanteur. Qu’est-ce qu’il y a donc?
– Il y a que depuis que la mère est morte, c’est devenu un riboteur fini, qu’il joue, qu’il boit, qu’il a des dettes. Pourtant il gagne de belles journées à l’atelier de dessin. Il n’y a pas un dessinandier pareil dans Indret. Mais qu’est-ce que tu veux? Il mange tout avec ses cartes. Il faut croire que c’est plus fort que lui; car enfin, ici, tout le monde s’en est mêlé, le directeur, moi, ma femme, rien n’y fait. Il pleure, il se désole, promet de ne plus recommencer; puis, sitôt la paye touchée, crac! il file sur Nantes et va jouer. J’ai déjà payé bien des fois pour lui. Mais maintenant, je ne peux plus. J’ai mon ménage, tu comprends! puis, voilà Zénaïde qui se fait grande, il va falloir l’établir. Pauvre fille! Quand je pense que j’avais eu idée de la marier avec son cousin. Elle serait heureuse à présent. D’ailleurs, c’est elle qui n’en a pas voulu, malgré qu’il soit très beau garçon et enjôleur comme il n’est pas possible. Ah! les femmes ont plus de bon sens que nous… Enfin, voilà. En ce moment, nous essayons de le faire partir pour l’arracher à ses mauvaises connaissances. Le directeur me disait justement qu’il venait de lui trouver une place à Guérigny, dans la Nièvre. Mais je ne sais pas si le gaillard voudra y aller. Il doit avoir quelque relation par ici, et c’est ça qui le tient. Tu ne sais pas, cadet? tu devrais lui en parler, toi, ce soir. Il t’écouterait peut-être.
– Je m’en charge; n’aie pas peur! dit Labassindre d’un air important.
Tout en causant, ils descendaient les rues ferrées de l’usine, encombrées a cette heure, la journée venant de finir, d’une foule de gens de toutes tailles, de tous métiers, bariolée de blouses, de vareuses, mêlant les redingotes des dessinateurs aux tuniques des surveillants.
Jack était frappé de la gravité avec laquelle s’opérait cette délivrance du travail. Il comparait ce tableau aux cris, aux bousculades sur les trottoirs, qui animent à Paris les sorties d’ateliers aussi bruyantes que des sorties d’écoles. Ici on sentait la règle et la discipline comme à bord d’un navire de l’État.
Une buée chaude flottait sur toute cette population, une buée que le vent de la mer n’avait pas encore dissipée et qui planait comme un nuage lourd dans l’immobilité de cette belle soirée de juillet. Les halles silencieuses évaporaient leurs odeurs de forge. La vapeur sifflait aux ruisseaux, la sueur coulait sur tous les fronts, et le halètement que Jack entendait tout à l’heure, se taisait pour faire place au souffle retrouvé par ces deux mille poitrines d’hommes épuisés de tout l’effort de la journée.
En passant parmi la foule, Labassindre fut vite reconnu:
– Tiens! cadet. Comment ça va?
On l’entourait, on lui donnait de grosses poignées de mains, on se disait des uns aux autres:
– Voilà le frère de Roudic, celui qui gagne cent mille francs par an rien qu’à chanter.
Tout le monde voulait le voir; car c’était une des légendes de l’usine, cette fortune présumée de l’ancien forgeron et, depuis son départ, plus d’un jeune compagnon avait tâté au fond de son gosier pour voir si la note, la fameuse note à millions, ne s’y trouverait pas par hasard.
Au milieu de ce cortège d’admirations que son costume théâtral enflammait encore, le chanteur marchait la tête levée, parlant haut, riant fort, lançant des «bonjour, père chose! bonjour, mère une telle!» aux maisonnettes égayées de figures de femmes, aux cabarets, aux rôtisseries, qui emplissaient cette partie d’Indret où s’installaient aussi des forains de toute sorte, étalant leurs marchandises en plein air, des blouses, des souliers, des chapeaux, des foulards, cette pacotille ambulante qu’on trouve autour des camps, des casernes, des fabriques.
En passant à travers ces étalages, Jack crut voir une figure de connaissance, un sourire écartant les groupes pour arriver jusqu’à lui; mais ce ne fut qu’un éclair, une vision emportée tout de suite par ce flot changeant de la foule en train de s’écouler dans la grande cité ouvrière, de se répandre jusque sur l’autre rive du fleuve, dans de longues barques, chargées, actives, nombreuses, comme pour le passage d’une armée.
Le soir tombait sur cette agitation de fourmilière dispersée. Le soleil descendait. Le vent fraîchissait, agitant les peupliers comme des palmes; et c’était un spectacle grandiose que celui de l’île laborieuse entrant, elle aussi, dans son repos, rendue à la nature pour une nuit. À mesure que la fumée se dissipait, des masses de verdure apparaissaient entre les halles. On entendait le flot battre les rives; et des hirondelles, qui rasaient l’eau avec de petits cris, tourbillonnaient autour des grandes chaudières alignées sur le quai.
La maison des Roudic était la première dans une longue file de bâtiments neufs rangés en caserne, sur une large rue derrière le château. Une très jeune femme, debout sur le seuil de la porte élevé de quelques marches, écoutait, la tête penchée, un grand diable accoudé à la muraille et parlant avec beaucoup d’animation. Jack croyait d’abord que c’était la fille de Roudic, mais il entendit le vieux contre-maître dire au chanteur:
– Regarde! voilà ma femme qui est en train de faire une semonce à son neveu.
L’enfant se rappela que Labassindre lui avait appris en route que son frère s’était remarié quelques années auparavant. La femme était jeune, assez jolie, grande et souple, avec un air de douceur sur la figure, et je ne sais quoi de faible, d’abandonné, cette attitude penchée que donne à certaines femmes la fatigue d’une chevelure trop lourde. Contrairement à la mode bretonne, elle était nu-tête: et sa jupe d’étoffe légère, son petit tablier noir, la faisaient ressembler à la femme d’un employé et non à une paysanne ou à une ouvrière.
– Hein?… crois-tu qu’elle est gentille? disait Roudic, qui s’était arrêté à quelques pas avec son frère et le poussait du coude tout rayonnant de fierté.
– Mes compliments! mon cher, elle a encore embelli depuis son mariage.
Les autres continuaient à causer, si absorbés dans leur conversation, qu’ils ne voyaient rien, n’entendaient rien.
Alors le chanteur, quittant son sombrero avec un geste en rond, entonna en pleine rue d’une voix retentissante:
Salut, demeure chaste et pure,
Où se devine la présence…
– Tiens! mon oncle dit en se retournant celui qu’on appelait le Nantais.
Il y eut une minute d’effusion, d’accolades. On présenta l’apprenti que le Nantais toisa d’un air méprisant, mais auquel Mme Roudic parla avec douceur:
– J’espère que vous vous trouverez bien chez nous, mon enfant.
Puis on entra.
Derrière la maison sans profondeur, le couvert était mis dans un petit jardin desséché, brûlé, plein de légumes montés et de fleurs en graines. D’autres jardins tout pareils, séparés seulement les uns des autres par des treillages, s’étendaient tout le long d’un petit bras de la Loire qui semblait comme la Bièvre de ce coin-là, bordé de linge étendu, de filets qui séchaient, de chanvre en train de rouir, et traînant les détritus de tous ces ménages d’ouvriers.
– Et Zénaïde? demanda Labassindre au moment de s’asseoir sous la tonnelle devant la table.
– Il faut manger la soupe en l’attendant, dit Roudic, elle va venir tout à l’heure. Elle est en journée au château. Ah! dam, c’est devenu une fameuse couturière, maintenant.
– Elle travaille chez le Singe? cria Labassindre qui avait toujours sa réception sur le cœur… Eh bien! elle doit en avoir de l’agrément. Un homme si fier, si arrogant.
Et il commença à déblatérer contre le directeur, soutenu en cela par le Nantais qui avait ses raisons de lui en vouloir, lui aussi. L’oncle et le neveu étaient d’ailleurs bien faits pour s’entendre: tous deux sur la limite qui sépare l’artisan de l’artiste ayant juste assez de talent pour s’isoler dans leur milieu, mais une éducation première, des habitudes, des penchants qui les empêchaient d’en sortir. Deux métis d’Europe, la race la plus dangereuse, la plus malheureuse de toutes, avec ses haines envieuses et ses ambitions impuissantes.
– Vous vous trompez. C’est au contraire un homme excellent, disait le père Roudic défendant son chef qu’il aimait… Un peu dur sur la discipline. Mais quand on commande à deux mille ouvriers, il le faut bien. Sans ça rien ne marcherait. N’est-ce pas, Clarisse?
Il se tournait ainsi à tout propos vers sa femme, car il avait affaire à deux beaux parleurs, et lui-même n’était pas très éloquent. Mais Clarisse s’occupait de son dîner, et l’on sentait en elle l’indolence d’une personne absorbée, dont les mains sont lentes, le regard errant, parce que la volonté absente est accaparée par quelque combat intérieur.
Heureusement que Roudic reçut du renfort et un renfort sérieux. Zénaïde venait d’entrer, une grosse petite boulotte, qui arriva, toute rouge, tout essoufflée, se jeter au plus fort de la mêlée. Celle-là n’était pas jolie. Lourde, courte, la taille mal équarrie, elle ressemblait à son père. La coiffe blanche de Guérande en épais diadème, la jupe écourtée, soutenue aux hanches par un bourrelet, le petit châle, attaché très bas aux épaules, augmentaient cette tournure élargie et massive. Positivement, elle avait l’air d’une armoire. Mais dans les sourcils fournis de cette brave fille, dans la coupe carrée de son menton, on sentait autant d’énergie, de force, de vouloir, qu’il se trahissait de mollesse et d’abandon sur le visage de la belle-mère.
Sans prendre le temps de détacher la paire de grands ciseaux pendus à sa taille comme un sabre, la bavette de son tablier encore bardée d’épingles et d’aiguilles enfilées qui faisaient une cuirasse à sa poitrine courageuse, elle s’assit à côté de Jack et partit en guerre tout de suite. L’éloquence du chanteur et du dessinandier ne lui faisait pas peur, à elle. Ce qu’elle avait à dire, elle le disait d’un petit ton de bonne femme, carrément, simplement; mais quand elle parlait à son cousin, son regard et sa voix trouvaient des expressions de colère.
Le Nantais faisait semblant de ne pas s’en apercevoir, prenait tout en riant, répondait par des malices qui ne la déridaient pas.
– Et moi qui voulais les marier! disait d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, le père Roudic qui les écoutait se disputer.
– Ce n’est pas moi qui ai dit non, fit le Nantais en riant et regardant sa cousine.
– C’est moi, dit la Bretonne en rejoignant ses terribles sourcils et sans baisser les yeux… Et je m’en félicite. Comme je vois que vont les choses, sans doute qu’à cette heure je serais au fond de l’eau, du chagrin de vous avoir pour mari, mon beau cousin.
Ce fut dit avec une telle intonation, que le beau cousin en resta une minute décontenancé.
Clarisse était aussi très troublée, et son regard mouillé de larmes cherchait celui de sa belle-fille, comme pour la supplier.
– Écoute, Charlot, dit Roudic afin de changer la conversation, je vais te donner la preuve que le directeur est un bon homme. Il t’a trouvé une place magnifique à l’usine de Guérigny, et il m’a chargé de t’en parler.
Il y eut un moment de silence, le Nantais ne se pressant pas de répondre. Roudic insista:
– Remarque bien, mon garçon, que tu auras là-bas des conditions bien meilleures qu’ici… et que… et que…»
Il regardait son frère, sa femme, sa fille, pour trouver la fin de sa phrase.
– Et qu’il vaut mieux s’en aller que d’être renvoyé, n’est-ce pas, mon oncle? fit le Nantais brutalement… Eh bien! moi, je veux qu’on me renvoie si on a assez de mes services, et qu’on ne me traite pas comme un choufliqueur dont on se débarrasse en lui retenant une paye.
– Il a raison, sacrebleu! dit Labassindre en tapant sur la table.
La discussion s’engagea. Roudic revint plusieurs fois à la charge, mais le Nantais tenait bon. Zénaïde, sans parler, ne quittait pas des yeux sa belle-mère qui sortait de table à tout instant, quoiqu’il n’y eût plus rien à servir.
– Et vous, maman, dit-elle à la fin, n’est-ce pas votre avis que Charlot devrait s’en aller là-bas?
– Mais si, mais si, répondit Mme Roudic vivement… Je pense qu’il fera bien d’accepter.
Le Nantais se leva, très agité, très sombre.
– C’est bon, dit-il. Puisque tout le monde ici sera content de me voir partir, je sais ce que j’ai à faire. Dans huit jours, je serai filé. Maintenant ne parlons plus de ça.
La nuit tombait, on apporta de la lumière. Les jardins voisins s’éclairaient aussi, et l’on entendait tout autour des rires, des bruits d’assiettes dans les feuilles, la trivialité en plein air des guinguettes de banlieue.
Labassindre, au milieu de l’embarras général, avait pris la parole, ramassant dans sa mémoire tous les résidus des anciennes théories du gymnase sur les droits de l’ouvrier, l’avenir du peuple, la tyrannie du capital. Il faisait beaucoup d’effet, et des camarades, venus pour passer la soirée avec le chanteur, s’extasiaient devant cette éloquence facile, que le patois oublié ne gênait plus, et claire de toute sa banalité.
Ces compagnons, en costume de travail, noirs et las, que Roudic invitait à s’asseoir à mesure qu’ils entraient, avaient sur le bord de la table des poses avachies, se versaient de grands coups de vin qu’ils avalaient d’un trait en soufflant bruyamment et s’essuyant d’un revers de manche, le verre d’une main, la pipe de l’autre. Même parmi les Ratés, Jack n’avait jamais vu de pareilles façons de se tenir, et, par moments, quelque mot rustique le choquait par sa grossièreté franche. Puis ils ne parlaient pas comme tout le monde, se servaient entre eux d’une espèce de jargon que l’enfant trouvait bas et laid. Une machine s’appelait «une bécane,» les chefs d’ateliers «des contre-coups,» les mauvais ouvriers «de la chouflique» – Jack fut pris subitement d’une immense tristesse, devant cette tablée d’ouvriers qui se renouvelait continuellement, sans qu’on fit attention à ceux qui entraient ou qui sortaient.
– Voilà donc comme il faut que je devienne! se disait-il, terrifié.
Dans la soirée, Roudic le présenta au chef d’atelier de la halle de forge, un nommé Lebescam, sous les ordres de qui l’enfant devait débuter. Ce Lebescam, un cyclope velu qui avait de la barbe jusque dans les yeux, fit la grimace en voyant ce futur apprenti habillé en monsieur et dont les poignets étaient si minces, les mains si blanches. Les treize ans de Jack gardaient en effet une tournure un peu féminine. Ses cheveux blonds, quoique coupés, avaient de jolis plis, ce tour caressant donné par les doigts de la mère; et la finesse, la distinction qui étaient dans toute sa personne, cette aristocratie de nature qui irritait tant d’Argenton, ressortaient mieux encore sur le milieu trivial où il se trouvait maintenant.
Lebescam trouva qu’il avait surtout l’air bien délicat, bien «chétif.»
– Oh! c’est la fatigue du voyage et ses vêtements de monsieur qui lui donnent cet air là, dit le brave Roudic; et se tournant vers sa femme: – Clarisse, il va falloir chercher une cotte et une blouse pour l’apprenti… Tiens! sais-tu, femme? Tu devrais le faire monter tout de suite dans sa chambre. Il tombe de sommeil, cet enfant; et demain il faut qu’il soit debout à cinq heures. Tu entends, mon petit gas! à cinq heures précises je viendrai t’appeler.
– Oui, monsieur Roudic.
Mais, avant de monter, Jack dut subir encore les adieux de Labassindre, qui voulut boire un coup tout spécialement pour lui:
– À ta santé, mon vieux Jack, à la santé de l’ouvrier! C’est moi qui vous le dis, mes enfants, le jour où vous voudrez, vous serez les maîtres du monde.
– Oh! les maîtres du monde, c’est beaucoup d’affaires, dit Roudic en souriant. Si seulement on était sûr d’avoir une petite maison sur ses vieux jours avec quelques arpents à l’abri de la mer, on n’en demanderait pas davantage.
Pendant qu’ils discutaient, Jack, escorté des deux femmes, entra dans la maison. Elle n’était pas grande et se composait d’un rez-de-chaussée coupé en deux pièces, dont l’une s’appelait «la salle,» embellie d’un fauteuil et de quelques gros coquillages sur la cheminée. En haut, se retrouvait la même disposition. Pas de papier aux murs, une couche de chaux souvent renouvelée, de grands lits à baldaquins avec des rideaux de vieille perse à ramages, roses, bleu tendre, ornés de franges à boules. Dans la chambre de Zénaïde, le lit était une espèce de placard ouvert dans la muraille, à l’ancienne mode bretonne. Une armoire en chêne sculpté et ferrée, des images de sainteté accrochées partout avec des chapelets de toutes sortes, en ivoire, en coquilles, en graines d’Amérique, composaient l’ameublement. Dans un coin, un paravent à grandes fleurs dissimulait l’échelle qui montait à la soupente de l’apprenti et formait un petit étage ambulant et tremblant.
– Voilà où je couche, moi, dit Zénaïde. Vous, mon garçon, vous êtes là-haut, juste au-dessus de ma tête. Mais ne vous gênez pas pour ça, vous pouvez marcher, vous pouvez danser, j’ai le sommeil dur.
On lui alluma une grosse lanterne; puis il dit bonsoir et grimpa dans sa soupente, vrai galetas où le soleil donnait si fort que, même à cette heure de nuit, les murs conservaient sa chaleur, concentrée, étouffante. Une fenêtre en tabatière, très étroite, laissant toujours le désir de l’air, s’ouvrait à même le toit. Certes, le dortoir du gymnase Moronval avait préparé le vieux Jack à d’étranges domiciles, mais au moins, là-bas, ils étaient plusieurs pour supporter toutes ces misères. Ici, il n’avait ni Mâdou, – pauvre Mâdou! – ni personne. C’était bien la solitude de la mansarde qui n’ouvre que sur le ciel, perdue dans le bleu comme une petite barque en pleine mer.
L’enfant regardait ce plafond en pente où son front s’était déjà heurté, une image d’Épinal attachée au mur par quatre épingles; il regardait aussi le costume étalé sur son lit, préparé pour l’apprentissage du lendemain: le large pantalon de toile bleue qu’on appelle «salopette» et le bourgeron piqué aux épaules de ces gros points de couture qui doivent résister à tous les efforts des bras en mouvement. Cela s’affaissait sur la couverture avec des plis de fatigue, d’abandon, comme si quelqu’un de très harassé s’était étendu là, au hasard de la lassitude des membres.
Jack pensait: «Me voilà. C’est moi, ça!» et pendant qu’il se contemplait ainsi tristement, du jardin montait vers lui le bruit confus des conversations d’après boire mêlé à une discussion très vive engagée dans la chambre au-dessous entre Zénaïde et sa belle-mère.
On ne distinguait pas très bien la voix de la jeune fille, sourde et basse comme celle d’un homme. Madame Roudic, au contraire, avait une voix légère, fluide, que les larmes en ce moment, cristallisaient encore.
– Eh! qu’il parte, bon Dieu! qu’il parte, disait-elle, avec plus de passion que ses attitudes ordinaires n’en auraient fait soupçonner.
Alors le ton de Zénaïde, très sévère et très ferme, sembla se radoucir. Puis les deux femmes s’embrassèrent.
Sous la tonnelle, Labassindre chantait maintenant une de ces vieilles romances sentimentales qu’affectionnent les ouvriers:
Vers les rives de Fran-ance
Voguons doucement.
Tous reprenaient en chœur avec un accent traînard:
Voui, Voui,
Voguons en chantant.
Pour nous
Les vents sont si doux.
Jack se sentait dans un monde nouveau où pour réussir tout lui manquerait à jamais. Il avait peur, devinant entre ces gens et lui des distances, des ponts brisés, des abîmes infranchissables. Seule la pensée de sa mère le soutenait, le rassurait.
Sa mère!
Il songeait à elle en regardant le ciel rempli d’étoiles, ces milles piqûres d’or sur le carré bleu de sa vitre. Tout à coup, comme il était là depuis longtemps, la petite maison rendue enfin au sommeil et au silence, près de lui un long soupir s’éleva, tout tremblant encore de la secousse des larmes, et lui apprit que madame Roudic pleurait, elle aussi, à sa fenêtre, et qu’une autre peine que la sienne veillait dans cette belle nuit.
Au milieu de la forge, sorte de halle immense, imposante comme un temple, où le jour tombe de haut, en barres lumineuses et jaunes, où l’ombre des coins s’éclaire subitement de lueurs embrasées, une énorme pièce de fer fixée au sol s’ouvre comme une mâchoire toujours avide, toujours mouvante, pour saisir et serrer le métal rouge qu’on façonne au marteau dans une pluie d’étincelles. C’est l’étau.
Pour commencer l’éducation d’un apprenti, on le met d’abord à l’étau [1] Là, tout en manœuvrant la lourde vis, ce qui demande déjà plus de force qu’il n’en tient dans des bras d’enfant, il apprend à connaître l’outillage de l’atelier, la pratique du fer et son dressage.
Le petit Jack est à l’étau! Et je chercherais dix ans un autre mot, je n’en trouverais pas qui rende mieux l’impression de terreur, d’étouffement, d’angoisse horrible, que lui cause tout ce qui l’entoure.
D’abord, le bruit, un bruit effroyable, assourdissant, trois cents marteaux retombant en même temps sur l’enclume, des sifflements de lanières, des déroulements de poulies, et toute la rumeur d’un peuple en activité, trois cents poitrines haletantes et nues qui s’excitent, poussent des cris qui n’ont plus rien d’humain, dans une ivresse de force où les muscles semblent craquer et la respiration se perdre. Puis, ce sont des wagons, chargés de métal embrasé, qui traversent la halle en roulant sur des rails, le mouvement des ventilateurs agités autour des forges, soufflant du feu sur du feu, alimentant la flamme avec de la chaleur humaine. Tout grince, gronde, résonne, hurle, aboie. On se croirait dans le temple farouche de quelque idole exigeante et sauvage. Aux murs sont accrochées des rangées d’outils façonnés en instruments de tortionnaires, des crocs, des tenailles, des pinces. De lourdes chaînes pendent au plafond. Tout cela dur, fort, énorme, brutal; et tout au bout de l’atelier, perdu dans une profondeur sombre et presque religieuse, un marteau-pilon gigantesque, remuant un poids de trente mille kilogrammes, glisse lentement entre ses deux montants de fonte, entouré du respect, de l’admiration de l’atelier, comme le Baal luisant et noir de ce temple aux dieux de la force. Quand l’idole parle, c’est un bruit sourd, profond, qui ébranle les murs, le plafond, le sol, fait monter en tourbillons la poussière du mâchefer.
Jack est atterré. Il se tient silencieusement à sa tâche parmi ces hommes qui circulent autour de l’étau, à moitié nus, chargés de barres de fer dont la pointe est rougie, suants, velus, s’arc-boutant, se tordant, prenant eux aussi dans la chaleur intense où ils s’agitent des souplesses de feu en fusion, des révoltes de métal amolli par une flamme. Ah! si, franchissant l’espace, les yeux de cette folle de Charlotte pouvaient voir son enfant, son Jack, au milieu de ce grouillement humain, hâve, blême, ruisselant, les manches retroussées sur ses bras maigres, sa blouse et sa chemise entr’ouvertes sur sa poitrine délicate et trop blanche, les yeux rouges, la gorge enflammée de la poussière aiguë qui flotte, quelle pitié lui viendrait, et quels remords!
Comme il faut qu’à l’atelier chacun ait un nom de guerre, on l’a surnommé «l’Aztec,» à cause de sa maigreur, et le joli blondin d’autrefois est en train de mériter ce surnom, de devenir l’enfant des fabriques, ce petit être privé d’air, surmené, étouffé, dont le visage vieillit à mesure que son corps s’étiole.
– Hé, l’Aztec, chaud-là, mon garçon! Serre la vis. En vigueur. Hardi donc, N… d… D…
C’est la voix de Lebescam, le contre-coup, qui parle au milieu de la tempête de tous ces bruits déchaînés. Ce géant noir, à qui Roudic a confié l’éducation première de l’apprenti, s’interrompt quelquefois pour lui donner un conseil, lui apprendre à tenir un marteau. Le maître est brutal, l’enfant est maladroit. Le maître méprise cette faiblesse, l’enfant a peur de cette force. Il fait ce qu’on lui dit de faire, serre sa vis du mieux qu’il peut. Mais ses mains sont remplies d’ampoules, d’écorchures, à lui donner la fièvre, à le faire pleurer. Par moments il n’a plus conscience de sa vie. Il lui semble qu’il fait partie lui aussi de cet outillage compliqué, qu’il est instrument parmi ces instruments, quelque chose comme une petite poulie sans conscience, sans volonté, tournant, sifflant avec tout l’engrenage, dirigé par une force occulte, invisible, qu’il connaît maintenant, qu’il admire et redoute: la vapeur!
C’est la vapeur qui entremêle au plafond de la halle toutes ces courroies de cuir qui montent, descendent, s’entre-croisent, correspondant à des poulies, à des marteaux, à des soufflets. C’est la vapeur qui remue le marteau-pilon et ces énormes raboteuses sous lesquelles le fer le plus dur s’amoindrit en copeaux tenus comme des fils, tordus, frisés comme des cheveux. C’est elle qui embrase les coins de la forge d’un jet de feu, qui dispense le travail et la force à toutes les parties de l’atelier. C’est son bruit sourd, sa trépidation régulière qui a tant ému l’enfant à son arrivée, et maintenant il lui semble qu’il ne vit plus que par elle, qu’elle lui a accaparé son souffle et a fait de lui une chose aussi docile que toutes les machines qu’elle remue.
Terrible vie, surtout après les deux années de liberté et de plein air qu’il venait de passer aux Aulnettes!
Le matin, à cinq heures, le père Roudic l’appelait: «Ohé, petit gas!» La voix résonnait dans toute la maison construite en planches. On cassait une croûte à la hâte. On buvait sur le bord de la table un coup de vin servi par la belle Clarisse, encore dans ses coiffes de nuit. Puis, en route pour l’usine, où sonnait une cloche mélancolique, infatigable, prolongeant ses «dan… dan… dan…» comme si elle eût eu à réveiller non seulement l’île d’Indret, mais toutes les rives environnantes, l’eau, le ciel, et le port de Paimbœuf, et celui de Saint-Nazaire. C’était alors un piétinement confus, une poussée dans les rues, dans les cours, aux portes des ateliers. Ensuite, les dix minutes réglementaires écoulées, le drapeau amené annonçait que l’usine se fermait aux retardataires. À la première absence, retenue sur la paye; à la seconde, mise à pied; à la troisième, expulsion définitive.
Le règlement de d’Argenton, si étouffant, si féroce, n’était rien auprès de celui-là.
Jack avait très peur de «manquer le drapeau;» et, le plus souvent, il était devant la porte longtemps avant le premier coup de cloche. Un jour pourtant, deux ou trois mois après son entrée à l’usine, la méchanceté des autres apprentis faillit l’empêcher d’arriver à temps. Ce matin-là, le vent qui soufflait de la mer avec cette allure de joyeuse bourrasque qu’il prend au libre espace, juste au moment où Jack entrait à l’atelier s’abattit sur sa caquette et la lui emporta.
– Arrête! arrête! criait l’enfant, courant derrière elle tout le long de la rue en pente; mais au lieu de l’arrêter, un apprenti qui passait avait déjà, d’un coup de pied, envoyé la casquette beaucoup plus loin. Un autre en fit autant, puis un autre. Cela devint un jeu très amusant pour tout le monde, excepté pour Jack qui courait de toute sa force au milieu des huées, des «kiss… kiss…,» des rires, en retenant une grande envie de pleurer, car il sentait bien ce qu’il y avait de haine contre lui au fond de cette grosse gaieté. Pendant ce temps, la cloche de l’usine sonnait ses derniers coups. L’enfant se vit obligé de renoncer à sa poursuite et de revenir bien vite sur ses pas. Il était désolé. Ça coûte cher, une casquette! Il faudrait écrire à sa mère, demander de l’argent. Et si d’Argenton voyait la lettre! Mais ce qui le désespérait surtout, c’était cette haine qui l’entourait, se trahissait dans les plus petites choses. Il y a des êtres qui ont besoin de tendresse pour vivre, comme certaines plantes de chaleur; Jack était de ces êtres-là. Tout en courant, il se demandait avec une vraie douleur: Pourquoi? Qu’est-ce que je leur ai fait?
Comme il arrivait essoufflé à la porte encore ouverte, il entendit derrière lui un pas pénible, un souffle d’animal; presque aussitôt une grosse main se posa sur son épaule. En se retournant, il aperçut une espèce de monstre roux qui lui souriait d’un sourire plissé à mille petites rides, et lui rapportait sa casquette qu’il avait ramassée. C’était la seconde fois, depuis son arrivée à Indret, que Jack rencontrait ce bon sourire, ce visage déjà connu. Où les avait-il vus d’abord? Eh! oui, parbleu! sur la route de Corbeil, ce camelot fuyant l’orage, avec une cargaison de chapeaux entre les épaules… Mais à cette minute ils n’avaient pas le temps de renouveler connaissance. Le surveillant criait en amenant le drapeau:
– Hé, l’Aztec!… Dépêchons-nous.
Il ne put que saisir sa casquette et dire merci à Bélisaire, qui redescendit la rue en clopinant.
À l’étau, ce jour-là, Jack se sentit moins triste, moins seul. Il voyait tout le temps la belle route de Corbeil se dérouler au milieu de la forge, avec ses parcs, ses pelouses, la voiture du docteur revenant le soir tout le long du bois; et la fraîcheur des prés rêvés, de la rivière entrevue, là, dans cet enfer, lui causait des sensations de fiévreux, des frissons froids suivis de chaleur ardente. Quand il sortit, il chercha Bélisaire partout dans Indret; mais le camelot n’y était plus. Le lendemain, le surlendemain, personne. Peu à peu cette laide vision qui lui rappelait tant de belles choses se retira de sa mémoire, lentement, difficilement, du pas trébuchant dont elle allait par les chemins. Ensuite il retomba dans sa solitude.
À l’atelier, ils ne l’aimaient pas. Toute réunion d’hommes a besoin d’un souffre-douleur, d’un être sur qui se déversent les ironies, les impatiences nerveuses de la fatigue. Jack tenait cet emploi dans la halle de forge. Les autres apprentis, presque tous nés à Indret, des fils ou des frères d’ouvriers, étant plus protégés, étaient aussi plus épargnés; car ces persécutions sans réplique s’adressent aux faibles, aux inoffensifs, aux innocents. Personne ne le défendait, lui. Le «contrecoup,» le trouvant décidément trop cheti, avait renoncé à s’en occuper et le livrait aux caprices tyranniques d’une salle entière. D’ailleurs, qu’était-il venu faire à Indret, ce Parisien délicat qui ne parlait pas comme tout le monde, qui disait aux compagnons: «Oui, monsieur… merci… monsieur…» On avait tant vanté ses dispositions pour la «manique.» Mais l’Aztec n’y entendait rien de rien, il ne savait seulement pas poser un rivet. Bientôt le mépris excita chez ces gens-là une sorte de cruauté froide, la revanche de la force sur la faiblesse intelligente. Pas un jour ne se passait sans qu’on lui fit quelque misère. Les apprentis surtout étaient féroces. Une fois, l’un deux lui présenta un morceau de fer chauffé par le bout jusqu’au rouge obscur: «Prends ça, l’Aztec!» Il en eut pour huit jours d’infirmerie. Et puis des brutalités, des maladresses, de tous ces hommes habitués à porter des poids très lourds et qui ne savaient plus la force de leurs bourrades.
Jack n’avait un peu de repos et de distraction que le dimanche. Ce jour-là, il tirait de sa caisse un des livres du docteur Rivals, et s’en allait le lire au bord de la Loire. Il y a à la pointe extrême de l’île une vieille tour à moitié ruinée qu’on appelle la tour de Saint-Hermeland, et qui a l’air d’une logette de guetteur du temps des invasions normandes. C’est au pied de cette tour, dans quelque creux de roche, que l’apprenti se blotissait, son livre ouvert sur les genoux, le bruit, la magie, l’étendue de l’eau devant lui. Le dimanche sonnait toutes ses cloches dans l’air, chantant la halte et le repos. Des bateaux passaient au large, et de place en place, très loin de lui, des enfants se baignaient avec des cris, des rires.
Il lisait, mais souvent les livres de M. Rivals étaient trop forts pour lui, dépassaient la mesure actuelle de son esprit, ne lui laissaient pour ainsi dire qu’une semence de bon grain encore sèche et que le temps ferait germer. Alors il s’interrompait, restait là à rêver, à s’éparpiller aux clapotements de l’eau sur les pierres, au mouvement régulier des flots descendants. Il s’en allait loin, bien loin de l’usine et des ouvriers, vers sa mère et sa petite amie, vers des dimanches autrement bien vêtus, autrement heureux que le sien, vers des sorties de grand’messes, des promenades dans Étiolles à côté de Charlotte éblouissante, ou des parties de jeu dans la grande pharmacie que le tablier blanc de la petite Cécile éclairait de tant d’enfance et de sérénité.
Ainsi, pendant quelques heures, il oubliait, il était heureux. Mais l’automne vint avec de grosses pluies, un vent rude qui interrompit ses stations à la tour Saint-Hermeland. Dès lors, il passa ses journées du dimanche chez les Roudic.
La douceur de l’enfant les avait touchés, ces Roudic. Ils étaient très bons pour lui. Zénaïde surtout en raffolait, surveillait son linge avec un soin maternel, l’activité brusque qui était en elle et qui surprenait dans cette épaisseur de tout son être. Au château, quand elle allait en journée, elle ne faisait que parler de l’apprenti. Le père Roudic, lui, tout en ayant un certain mépris pour la débilité et le peu d’intelligence ouvrière de Jack, disait:
– C’est un bon petit gas tout de même.
Il trouvait seulement qu’il lisait trop, et quelquefois lui demandait en riant s’il travaillait pour devenir maître d’école ou curé. Malgré cela, il lui marquait un certain respect, justement à cause de son instruction. Le fait est qu’en dehors de l’ajustage, le père Roudic ne savait rien au monde, lisait et écrivait comme à sa sortie de l’école, ce qui le gênait un peu depuis qu’il était passé contre-maître et qu’il avait épousé la seconde madame Roudic.
Celle-ci était la fille d’un garde d’artillerie, une demoiselle de petite ville, bien élevée dans une famille nombreuse et pauvre où chacun apportait sa part d’économie et de travail. Réduite à ce mariage disproportionné comme éducation et comme âge, elle avait eu jusqu’alors pour son mari une affection tranquille et protégeante. Lui, toujours en admiration devant sa femme et amoureux comme à vingt ans, se fût volontiers couché en travers des ruisseaux pour lui éviter de se mouiller les pieds. Il la regardait, attendri, la trouvait plus jolie, plus coquette que les femmes des autres contre-maîtres, presque toutes de solides Bretonnes, bien plus occupées de leur ménage que de leurs coiffes.
Clarisse avait effectivement le ton, les façons des filles pauvres habituées par leur travail à une élégance relative; et elle tenait au bout de ses mains, très paresseuses depuis le mariage, un art de se parer, de se coiffer, qui contrastait avec l’aspect monastique des femmes du pays, enfermant leurs cheveux sous d’épais bandeaux de toile, alourdissant leur taille sous les plis droits de leur jupon.
Le logis, lui aussi, se ressentait de cette recherche. Derrière ces grands rideaux de mousseline blanche qui sont la parure de toutes les maisons bretonnes, les meubles reluisaient rares et propres, avec quelque bouquet, un pot de basilic on de giroflée rouge sur l’appui de la croisée. Quand Roudic revenait du travail, le soir, il éprouvait toujours une joie nouvelle à trouver la maison aussi nette, la femme aussi soignée que si c’était dimanche. Il ne s’attardait pas à se demander pourquoi Clarisse était en effet inactive comme un jour de repos, pourquoi, les préparatifs du repas terminés, elle s’accoudait rêveusement au lieu de se prendre à quelque ouvrage de couture, ainsi qu’une bonne ménagère à qui la journée semble trop courte pour tous les devoirs qui lui restent à remplir.
Il s’imaginait naïvement, ce brave Roudic, que sa femme ne songeait qu’à lui en se faisant belle; et dans Indret on l’aimait trop pour le détromper, pour lui dire qu’un autre accaparait toutes les pensées, toute l’affection de Clarisse.
Qu’y avait-il de réel au fond de cela?
Jamais, dans ces bavardages de petite ville qui se tiennent au pas des portes et qui prennent si vite et si loin leur volée, jamais on ne séparait le nom de madame Roudic de celui du Nantais.
Si la chose dont on parlait était vraie, il faut dire, à l’excuse de Clarisse, que le Nantais et elle s’étaient connus avant le mariage. Il venait la voir chez son père, où il accompagnait Roudic; et si le neveu, ce grand beau frisé, avait voulu se marier à la place de l’oncle, il eût certainement obtenu toutes les préférences. Mais le beau frisé n’y songeait pas. Il ne s’aperçut que Clarisse était séduisante, fine et jolie, que lorsqu’elle fut devenue sa petite tante, une petite tante à qui il prit l’habitude de parler en riant sur un ton de raillerie aimable de leur parenté singulière, lui se trouvant un peu plus âgé qu’elle.
Que se passa-t-il ensuite?
Avec les facilités du voisinage, de l’intimité permise, de ces longues causeries le soir en tête-à-tête, pendant que le père Roudic s’endormait sur un coin de table et que Zénaïde veillait au château pour quelque toilette pressée, ces deux natures également attirantes et coquettes eurent-elles la force de se résister? C’était peu croyable. Elles semblaient si bien faites l’une pour l’autre, la nonchalance de Clarisse se fût si bien appuyée sur l’épaule hardie et robuste du beau neveu.
Pourtant, malgré les apparences, la certitude n’existait pour personne. D’ailleurs les coupables, les accusés plutôt, avaient toujours entre eux une paire d’yeux terriblement ouverts, les yeux de Zénaïde, qui guettait depuis longtemps ce sinistre adultère couvant au foyer paternel.
Elle avait des façons de couper leurs entrevues, d’arriver à l’improviste, de les braver bien en face, qui résultaient d’une pensée constante. Fatiguée de sa journée, elle s’installait encore le soir, avec un tricot sur les doigts, entre la gaîté de son cousin et les rêveries somnambules de sa belle-mère qui, le regard perdu, les bras le long du corps dénoués dans une paresse d’attitude, eût passé sa nuit à écouter le beau dessinandier.
À côté de la confiance aveugle et fermée du vieux Roudic, Zénaïde était le vrai mari soupçonneux et jaloux. Et vous figurez-vous cela, un mari qui serait femme, avec tous les pressentiments, toutes les clairvoyances de la femme!
Aussi la lutte était chaude entre elle et le Nantais; et la petite guerre d’escarmouches qu’ils se faisaient ouvertement cachait de sourdes colères, des mystères d’antipathie. Le père Roudic en riait comme d’un reste d’affection inavouée et de galant cousinage; mais Clarisse avait des pâleurs en les écoutant, des défaillances de tout son être faible, incapable de lutter et désespéré devant la faute.
En ce moment, Zénaïde triomphait. Elle avait si bien manœuvré au château que le directeur, ne pouvant décider le Nantais à partir pour Guérigny, venait de l’envoyer à Saint-Nazaire pour étudier pour le compte de l’usine des machines d’un nouveau modèle que les Transatlantiques étaient en train d’installer. Il en avait pour des mois à lever des plans, à tracer des épures. Clarisse n’en voulait pas à sa belle-fille de ce départ dont elle la savait l’auteur; même elle en éprouvait un certain soulagement. Elle était de celles dont les yeux disent: «Défendez-moi!» dans la langueur de leur coquetterie. Et l’on voit que Zénaïde s’y entendait, à la défendre.
Jack avait compris dès les premiers temps que ces deux femmes avaient un secret entre elles. Il les aimait également toutes les deux. La gaieté de Zénaïde, faite de vaillance et de tranquillité d’âme, le charmait, tandis que madame Roudic, plus soignée, plus femme, flattait des habitudes de ses yeux, des instincts de son ancienne élégance. Il lui trouvait une ressemblance avec sa mère, à lui. Pourtant, Ida était tout en dehors, vive, parleuse, pleine d’entrain, et celle-là une silencieuse réfléchie, une de ces femmes dont la rêverie fait d’autant plus de chemin que leur corps reste plus inactif. Puis, elles n’avaient ni les mêmes traits, ni la même démarche, ni la même couleur de cheveux. N’importe, elles se ressemblaient; et c’était une ressemblance intime, comme celle qui résulterait d’un même parfum glissé dans les vêtements, d’un même pli dans les hasards de la parure, de quelque chose de plus subtil encore, qu’un habile chimiste de l’âme humaine aurait pu seul analyser.
Avec Clarisse et Zénaïde, l’apprenti se sentait plus à l’aise qu’avec Roudic, protégé par elles, par cette distinction, cet affinement qui dans les classes ouvrières met les mères et les filles au-dessus des pères et des maris. Quelquefois, le dimanche, maintenant que le temps l’empêchait de sortir, il leur faisait la lecture.
C’était dans la salle du rez-de-chaussée, une grande pièce ornée de cartes marines pendues au mur, d’une vue de Naples fortement coloriée, d’énormes coquillages, d’épongés durcies, de petits hippocampes desséchés, de tous ces accessoires exotiques que la mer voisine, les arrivages de bateaux déversent là-bas dans les intérieurs modestes. Des guipures faites à la main sur tous les meubles, un canapé et un fauteuil en velours d’Utrecht, complétaient ce luxe relatif. Le fauteuil surtout faisait la joie du père Roudic. Il s’y installait commodément pour écouter la lecture, pendant que Clarisse restait à sa place ordinaire, près de la fenêtre, dans une pose d’attente et de mélancolie, et que Zénaïde, plaçant encore au-dessus du devoir religieux toutes les exigences de l’intérieur, profitait du dimanche, où l’on ne va pas en journée, pour raccommoder le linge de la maison, y compris les hardes bleues de l’apprenti.
Jack descendait de sa soupente avec un des livres du docteur, et l’on commençait la séance.
Dès les premières lignes, les yeux du bon Roudic papillotaient, s’ouvraient démesurément, puis, fatigués de l’effort, se refermaient tout à fait.
Elle faisait son désespoir, cette envie de dormir qui le prenait tout de suite, dans l’inaction, le bien-être de cette pose assise à laquelle il n’était pas habitué, envie de dormir encore accrue par le moelleux du fameux fauteuil. Il avait honte à cause de sa femme, et de temps en temps, troublé de cette idée, pour montrer qu’il écoutait, qu’il ne dormait pas, il parlait tout haut comme dans un rêve. Il avait même adopté un mot pour cette attention simulée, un «c’est étonnant!…» mal articulé, qui arrivait aux passages les plus ordinaires et ne servait qu’à mieux prouver l’absence complète de son esprit.
C’est qu’aussi ils n’étaient ni bien amusants ni bien compréhensibles, les «bouquins» dont M. Rivals avait bourré la caisse de l’ami Jack. Des traductions de poètes anciens, les lettres de Sénèque, les vies de Plutarque, un Dante, un Virgile, un Homère, quelques livres d’histoire, et c’était tout. Bien souvent l’enfant lisait sans comprendre, mais il s’acharnait à continuer, stimulé par la promesse qu’il avait faite et la persuasion que les livres l’empêcheraient de descendre trop bas, au niveau de tout ce qui l’entourait. Il lisait courageusement, pieusement, espérant toujours voir quelque lumière jaillir d’entre les lignes obscures, avec la ferveur de la bonne femme qui suit sa messe dans le latin.
Celui de tous ses livres qu’il préférait, qu’il lisait le plus souvent, c’était l’Enfer de Dante. La description de tous ces supplices l’impressionnait. Elle se mêlait dans son imagination d’enfant au spectacle qu’il avait chaque jour sous les yeux. Ces hommes demi-nus, ces flammes, ces grandes fosses de la fonderie où le métal en fusion coulait en nappe sanglante, il les voyait passer dans les strophes du poète, et les plaintes de la vapeur, le grincement des scies gigantesques, les coups sourds du marteau-pilon retentissant dans les halles embrasées, les faisaient ressembler, pour lui, aux cercles de l’enfer.
Un dimanche, Jack lisait devant l’auditoire ordinaire un passage de son poète favori. Comme d’habitude, le père Roudic s’était endormi dès les premiers mots, conservant ce bon sourire d’intérêt dont sa bouche avait appris la forme et qui lui permettait de dire sans se réveiller: «C’est étonnant!» Les deux femmes, au contraire, suivaient la lecture avec une attention profonde et des impressions différentes.
C’était l’épisode de Francesca di Rimini:
«Il n’est pas de douleur plus grande que de se souvenir des temps heureux dans l’infortune…»
Pendant que l’apprenti lisait, Clarisse courbait la tête en frissonnant. Zénaïde, le sourcil froncé, droite et carrée sur sa chaise, tirait son aiguille avec fureur.
Cette poésie grandiose, traversant le silence de cet humble intérieur ouvrier, semblait à plusieurs ciels au-dessus de lui, de ses impressions, de ses occupations, de son existence ordinaire, et pourtant, en passant là, elle remuait des mondes de pensées, elle touchait les cœurs, et, pareille à la foudre toute puissante, portait avec elle une électricité dangereuse, pleine de caprices et de bizarreries.
Des larmes coulaient des yeux de madame Roudic, en écoutant cette histoire d’amour. Sans voir que sa belle-mère pleurait, Zénaïde, le récit fini, parla la première:
– Voilà une méchante et impudente femme, dit-elle indignée, d’oser ainsi raconter son crime et de s’en vanter.
– C’est vrai qu’elle était bien coupable, répondit Clarisse, mais bien malheureuse aussi.
– Malheureuse, elle!… Ne dites donc pas ça, maman… On croirait que vous la plaignez, cette Francesca qui aimait le frère de son mari.
– Oui, ma fille! mais elle l’aimait avant son mariage, et on lui avait fait épouser par force un mari dont elle ne voulait pas.
– Par force ou non, du moment qu’elle l’avait épousé, elle devait lui être fidèle. Le livre dit qu’il était vieux; mais il me semble à moi que c’était une raison pour le respecter davantage, empêcher les autres, dans le pays, de rire de lui. Tenez! le vieux a bien fait de les tuer tous les deux. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient.
Elle parlait avec une violence terrible, tout son amour de fille, tout son honneur de femme révoltée, et aussi avec cette cruelle candeur de la jeunesse qui juge la vie sur un idéal qu’elle s’est fait, sans rien connaître encore ni prévoir.
Clarisse ne répondit pas. Elle avait relevé le rideau et regardait dehors. Roudic, à demi réveillé, ouvrait un œil et disait: «Stétonnant.» Jack, les yeux fixés sur son livre, rêvait à ce qu’il venait de lire et à la discussion orageuse que sa lecture avait soulevée. Ainsi, dans ce milieu ignorant et humble, à quatre cents ans de distance, l’immortelle légende d’adultère et d’amour, lue par un enfant qui la comprenait à peine, trouvait un écho inattendu. Et c’est là la vraie grandeur, la vraie puissance des poètes, de s’adresser à tous dans l’histoire d’un seul, de suivre, en apparence immobiles en leur génie, tous les voyageurs de la vie, comme la lune, par les beaux soirs, semble se lever en même temps à tous les coins de l’horizon, accompagnant d’une pitié tendre, d’un regard ami, tous les pas isolés, tous les errants du chemin, et les éclairant à la fois, jamais pressée ni jamais lasse.
– Pour le coup, j’en suis sûr; c’est lui… dit Jack subitement, en bondissant de sa chaise.
Dans la petite rue ouvrière, une ombre venait de passer contre les vitres, avec un cri bien connu de l’apprenti:
– Chapeaux!… chapeaux!… chapeaux!…
Il s’élança dehors bien vite, mais Clarisse l’avait déjà précédé dans la rue. Elle rentrait comme il sortait, toute rouge, froissant une lettre dans sa poche.
Le camelot était déjà loin, malgré son déhanchement effroyable, et l’énorme faix de casquettes, de surouâs, de chapeaux de feutre, sous lequel il marchait courbé en deux, sa cargaison d’hiver étant bien plus lourde que celle d’été. Il allait tourner le coin du quai:
– Hé!… Bélisaire, cria Jack.
L’autre se retourna, la figure animée de son sourire de bon accueil.
– J’étais bien sûr que c’était vous. Vous voilà donc par ici, Bélisaire?
– Mais oui, monsieur Jack. Le père a voulu que je reste à Nantes, par rapport à ma sœur, qui avait son mari malade. Alors, je suis resté. Je fais des journées partout, à Châtenay, à la Basse-Indre. Il y a un tas d’usines par là, et le commerce ne va pas trop mal. Mais c’est encore à Indret que je vends le plus. Et puis, je me charge aussi de commissions pour Nantes et pour Saint-Nazaire, ajouta-t-il en clignant de l’œil du côté de la maison de Roudic, à quelques pas de laquelle ils causaient debout.
Bélisaire, en somme, était assez content. Il envoyait tout son argent à Paris pour le vieux et les enfants. La maladie de son beau-frère lui coûtait gros aussi, mais, en travaillant, tout s’arrangerait; et si ça n’avait pas été ses maudits souliers…
– Ils vous font donc toujours mal? dit Jack.
– Oh! toujours… Vous savez, pour ne plus souffrir, il faudrait que j’arrive à m’en faire faire une paire exprès, sur mesure; mais c’est trop cher, c’est bon pour les riches.
Après avoir parlé de lui, Bélisaire hésita une minute, ensuite il questionna à son tour:
– Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé, monsieur Jack, que vous voilà un ouvrier maintenant? Elle était pourtant bien jolie, la petite maison de là-bas.
L’apprenti ne savait quoi répondre. Il rougissait de son bourgeron, tout propre cependant du matin, de ses mains noires. Alors le camelot, le voyant gêné, s’interrompit:
– C’est le jambon qui était fameux, dites donc! Et cette belle dame, qui avait l’air si doux, comment va-t-elle? C’était votre maman, n’est-ce pas? Vous lui ressemblez.
Jack était si heureux d’entendre parler de sa mère, qu’il serait resté là jusqu’au soir, debout dans la rue, à causer; mais Bélisaire n’avait pas le temps. On venait de lui donner une lettre très pressée à porter… Toujours le même clignement d’yeux du côté de la même fenêtre… Il était obligé de partir.
Ils se donnèrent une poignée de main, puis le camelot s’en alla, courbé, déhanché, souffreteux, levant les pieds en marchant comme un cheval borgne, et Jack le suivait d’un regard attendri, comme s’il avait vu la route de Corbeil, avec sa forêt en bordure, s’allonger, toute blanche, sous les pas fatigués de ce juif-errant colporteur.
Quand l’apprenti rentra, madame Roudic, très pâle, l’attendait derrière la porte.
– Jack, fit-elle à voix basse, les lèvres tremblantes, que vous a dit cet homme?
Il répondit qu’ils s’étaient connus à Étiolles et qu’ils avaient parlé de ses parents.
Elle eut un soupir de soulagement. Mais toute la soirée, elle fut encore plus rêveuse que d’habitude, plus affaissée sur sa chaise, plus penchée. Il semblait que la lourdeur de ses cheveux blonds se fût accrue du poids de quelque affreux remords.
«Château des Aulnettes, par Étiolles.
Je ne suis pas contente de toi, mon cher enfant. M. Roudic vient d’écrire à son frère une longue lettre à ton sujet, et tout en faisant le plus grand éloge de ta douceur, de ta gentillesse, de ta bonne éducation, il déclare que, depuis plus d’un an que tu es à Indret, tu n’as pas fait le moindre progrès et que, décidément, tu ne lui parais pas apte au métier du fer. Tu penses que de peine cela nous a fait. Si tu ne réussis pas mieux avec toutes les bonnes dispositions que ces messieurs avaient constatées en toi, c’est donc que tu ne travailles pas, et ce mauvais vouloir nous surprend, nous afflige.
«Nos amis sont très fâchés de ce qui arrive, et j’ai le chagrin, tous les jours, d’entendre parler de mon enfant dans des termes bien pénibles. M. Roudic dit aussi dans sa lettre que l’air des ateliers ne te vaut rien, que tu tousses beaucoup, que tu es pâle et maigre à faire pitié, et qu’on a honte vraiment de te donner quelque chose à faire, tellement, au moindre effort, la sueur te coule du front. En vérité, je ne m’explique pas cette faiblesse chez un être que tout le monde s’accordait à trouver si robuste. Certes, je ne vais pas jusqu’à dire, comme les autres, qu’il y a beaucoup de paresse là dedans, et surtout ce besoin de se faire plaindre commun à tous les enfants. Moi, je connais mon Jack et je sais qu’il est incapable de toute supercherie. Seulement j’imagine qu’il fait des imprudences, qu’il sort le soir sans se couvrir, qu’il oublie de fermer sa fenêtre ou de mettre à son cou le foulard que je lui ai envoyé. C’est un grand tort que tu as, mon enfant. Avant tout il faut soigner sa santé. Songe que tu as besoin de toute ta force pour mener ton œuvre au bout. Porte-toi bien, tu travailleras bien.
«Je conviens que le travail que tu fais ne doit pas être toujours commode, et qu’il serait plus agréable de courir la forêt avec le garde; mais tu te rappelles ce que M. d’Argenton te disait: «La vie n’est pas un roman.» Il en sait quelque chose, le pauvre cher ami, car la vie se montre bien dure pour lui, et son métier est autrement terrible encore que le tien.
«Si tu savais à quelles basses jalousies, à quelles sourdes conspirations ce grand poète est en but. On a peur de son génie, on veut l’empêcher de se produire. Devine ce qu’ils lui ont fait, il y a quelque temps, au Théâtre-Français. Ils ont reçu une pièce qui est tout à fait sa Fille de Faust, dont tu nous as bien sûr entendu parler. Naturellement, ce n’est pas sa pièce qu’on lui a prise, puisqu’elle n’est pas encore écrite, mais son idée, son titre. Qui soupçonner? Il est entouré d’amis fidèles, dévoués à son avenir. Nous avions pensé un moment à la mère Archambauld, qui est toujours aux écoutes et décrochète les serrures avec ses yeux de furet. Mais comment s’y serait-elle prise pour retenir le plan de la pièce, le raconter aux intéressés, elle qui sait à peine un mot de français?
«Quoi qu’il en soit, notre ami a été très affecté de cette nouvelle déception. Il a eu, à ce moment, jusqu’à trois crises par jour. Je dois dire que M. Hirsch s’est montré dans tout cela d’un dévouement admirable; et c’est bien heureux que nous l’ayons eu près de nous, car M. Rivals continue à nous bouder. Comprends-tu qu’il n’est pas venu une seule fois prendre des nouvelles de notre pauvre malade? À ce propos, mon cher enfant, il faut que je te dise une chose: nous avons appris que tu étais en grande correspondance avec le docteur et la petite Cécile, et je dois te prévenir que M. d’Argenton ne voit pas cela d’un très bon œil. M. Rivals peut être un excellent homme, mais c’est un esprit routinier, rétrograde, qui n’a pas craint de te détourner, même devant nous, de ce qui était manifestement ta vocation. Et puis, vois-tu, mon enfant, en général, il faut n’avoir de relations qu’avec les gens de son monde, de son métier, rester, autant que possible, dans son milieu. On risque, sans cela, de se décourager, de se laisser aller à toutes sortes d’aspirations chimériques, qui font les existences déclassées.
«Quant à ton amitié pour la petite Cécile, M. d’Argenton trouve encore, et je suis bien de son avis, que ce sont là de ces enfantillages qui ne doivent avoir qu’un temps; sans quoi ils vous encombrent la vie, vous amollissent, vous détournent de tout vrai et droit chemin. Tu feras donc sagement d’interrompre des relations qui n’ont pu que t’être nuisibles et qui ne sont peut-être pas étrangères au refroidissement singulier que tu montres pour une carrière entreprise de plein gré et avec beaucoup d’ardeur. Tu comprendras, je l’espère, mon cher enfant, que je te parle ainsi dans ton intérêt. Songe que tu vas avoir quinze ans, que tu as dans les mains un bon métier, un avenir ouvert devant toi, et ne donne pas raison à ceux qui ont prédit que tu ne ferais jamais rien de bon.
«Ta mère qui t’aime,
«CHARLOTTE.»
«Post scriptum. – Dix heures du soir. – Mon chéri, ces messieurs viennent de monter. J’en profite pour ajouter un petit bonsoir à ma lettre, ce que je te dirais si tu étais là, près de moi. Ne te décourage pas, mon Jack, ne te bute pas, surtout. Tu sais comme il est, lui. Bien bon, mais inexorable. Il a résolu que tu serais ouvrier, et il faudra que tu le deviennes. Tout ce que tu dirais ne servirait à rien. Là-dessus il a son idée fixe. Est-elle juste? Moi, je ne sais plus. La tête finit par me tourner de tout ce que j’entends dire ici. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne faut pas que tu sois malade. Je t’en prie, mon Jack, soigne-toi bien. Couvre-toi bien le soir, quand tu sors. Il doit faire humide dans cette île. Prends-garde au brouillard. Et puis, écris-moi chez les Archambauld, si tu as besoin de quelque chose… Te reste-t-il encore de ton chocolat pour croquer, le matin, en t’éveillant?… Pour cela, pour les petites provisions, je mets de côté tous les mois une petite somme sur l’argent de ma toilette. Figure-toi que tu m’as rendue économe. Surtout travaille. Songe qu’un jour viendra, qui n’est pas loin peut-être, où ta mère n’aura que ton bras pour soutien.
«Si tu savais comme je suis triste quelquefois en pensant à l’avenir. Sans compter que l’existence n’est pas très gaie ici, surtout depuis cette dernière affaire. Je ne suis pas tous les jours heureuse, va. Seulement tu me connais, le chagrin ne me dure pas longtemps. Je pleure et je ris dans la même minute, sans pouvoir m’expliquer comment. D’ailleurs j’aurais bien tort de me plaindre. Il est nerveux comme tous les artistes; mais on ne peut pas se figurer ce qu’il y a de générosité et de grandeur au fond de cette nature. Adieu, mon chéri. Je finis ma lettre que la mère Archambauld va mettre à la poste en s’en allant. Je crains bien que nous ne la gardions pas longtemps, cette brave femme. M. d’Argenton s’en méfie. Il la croit payée par ses ennemis pour lui voler ses sujets de livres et de pièces. Il paraît que ça s’est déjà vu. Je t’embrasse et je t’aime, mon Jack bien-aimé… Tous ces petits points, ce sont des baisers à ton adresse.»
Derrière les pages nombreuses de cette lettre, Jack reconnut distinctement deux visages, celui de d’Argenton doctoral et dictant, puis celui de sa mère, de sa mère rendue à elle-même, et qui de loin l’étreignait, l’enveloppait de ses câlineries. Comme on la sentait opprimée, la pauvre femme; quel étouffement de toute sa nature expansive! L’imagination des enfants traduisant volontiers leurs pensées avec des images, il semblait à Jack, en lisant, que son Ida – elle s’appelait toujours Ida pour lui – enfermée dans la tourelle de Parva domus, lui faisait des signes de détresse, l’appelait à l’aide comme un sauveur.
Oh! oui, il allait travailler, vaincre ses répugnances, devenir un bon ouvrier, peinant ferme et gagnant bien sa vie, pour tirer sa mère de là, l’arracher à cette tyrannie. Et d’abord, il enferma tous ses livres, poètes, historiens, philosophes, dans la caisse de M. Rivals, qu’il cloua de peur des tentations. Il ne voulait plus lire, ouvrir à son esprit tant de chemins déroutants. Il tenait à garder toutes ses forces, toutes ses pensées, pour le but que sa mère lui montrait.
– Tu as raison, petit gas, lui dit Roudic. Les livres vous fourrent des fariboles dans la tête. Ça vous distrait du travail. On n’a pas besoin d’en savoir si long dans notre métier; et puisque tu as la bonne volonté de l’apprendre, voici ce que je te propose. Je fais en ce moment des heures supplémentaires dans la soirée, et même le dimanche. Si tu veux, viens avec moi; tout en travaillant, je t’apprendrai à dresser le fer. Je serai peut-être plus patient et plus heureux que Lebescam.
À partir de ce jour, il fut ainsi fait. Aussitôt après dîner, l’ajusteur, chargé d’un travail spécial, emmenait l’enfant avec lui dans l’usine déserte, éteinte, recueillie comme si elle eût préparé de nouvelles forces pour le labeur du lendemain. Une petite lampe posée sur un établi éclairait seule l’ouvrage du père Roudic. Tout le reste de l’atelier était plongé dans cette ombre fantastique où la lune découpe les objets par masses, sans les préciser. C’étaient des saillies, des déchiquètements, tout le long des murs où les outils restaient accrochés. Les tours s’alignaient en longues files. Les cordes, les manivelles, les bobines s’entrecroisaient, arrêtées, immobiles, pendant que des copeaux de métal, des limailles luisaient par terre, craquaient sous chaque pas, tombés des établis comme la preuve de la besogne abattue.
Le père Roudic, penché, absorbé, maniait ses instruments minutieux, les yeux fixés tout le temps sur l’aiguille chronométrique. Pas d’autre bruit que le ronflement du tour mis en mouvement par des pédales, et le susurrement aiguisé de l’eau qui tombait goutte à goutte sur la roue tournant à toute vitesse. Debout près du contre-maître, Jack s’occupait à dégrossir quelque pièce, s’appliquait de toutes ses forces, essayant de prendre goût au métier. Mais la vocation n’y était décidément pas.
– C’est fini, mon pauvre petit gas, lui disait le père Roudic. Tu n’as pas le sentiment de la lime.
Pourtant, le petit gas faisait tout son possible et ne prenait plus un instant de repos. Quelquefois, le dimanche, le contre-maître l’emmenait visiter l’usine en détail, lui expliquait le jeu de toutes ces puissantes machines, dont les noms étaient aussi barbares, aussi compliqués que leur physionomie:
«Machine à aléser des trous de bouton pour manivelles.»
«Machines à creuser des mortaises dans des têtes de bielle.»
Il lui détaillait pièce par pièce avec enthousiasme tout cet engrenage de roues, de scies, d’écrous gigantesques, lui faisait admirer le merveilleux ajustage de ces mille parties rapportées, formant un tout si complet. De ces explications, Jack ne retenait rien qu’un nom cruel, chirurgical, qui le faisait penser à quelque trépan formidable dont la vis interminable aurait grincé dans son cerveau. Il n’avait pas pu vaincre encore la terreur que lui causaient toutes ces forces inconscientes, brutales, impitoyables, auxquelles on l’avait livré. Mues par la vapeur, elles lui faisaient l’effet de bêtes méchantes qui le guettaient au passage pour le happer, le déchirer, le mettre en pièces. Immobiles, refroidies, elles lui semblaient plus menaçantes encore, les mâchoires ouvertes, les crocs tendus, ou tous leurs engins de destruction rentrés, cachés, avec une apparence de cruauté repue et satisfaite. Une fois cependant il fut témoin à l’usine d’une cérémonie émouvante qui lui fit comprendre, mieux que toutes les explications du père Roudic, qu’il y avait une beauté et une grandeur dans ces choses.
On venait de terminer, pour une canonnière de l’État, une superbe machine à vapeur de la force de mille chevaux. Elle était depuis longtemps dans la halle de montage, dont elle occupait tout le fond, entourée d’une nuée d’ouvriers, debout, complète, mais non achevée. Souvent Jack, en passant, la regardait de loin, seulement à travers les vitres, car personne, hormis les ajusteurs, n’avait le droit d’entrer. Sitôt finie, la machine devait partir pour Saint-Nazaire, et ce qui faisait la beauté, la rareté de ce départ, c’est que, malgré son poids énorme et la complication de l’outillage, les ingénieurs d’Indret avaient décidé de l’embarquer, toute montée et d’une seule pièce, les formidables engins de transbordement dont dispose l’usine leur permettant ce coup d’audace. Tous les jours on disait: «C’est pour demain…» mais il y avait chaque fois, au dernier moment, un détail à surveiller, des choses à réparer, à perfectionner. Enfin, elle était prête. On donna, l’ordre d’embarquer.
Ce fut un jour de fête pour Indret. À une heure, tous les ateliers étaient fermés, les maisons et les rues désertes. Hommes, femmes, enfants, tout ce qui vivait dans l’île avait voulu voir la machine sortir de la halle de montage, descendre jusqu’à la Loire et passer sur le transport qui devait l’emporter. Bien avant que le grand portail fût ouvert, la foule s’était amassée aux abords de la halle avec un tumulte d’attente, un brouhaha d’endimanchement. Enfin, les deux battants de l’atelier s’écartèrent, et, de l’ombre du fond, on vit s’avancer l’énorme masse, lentement, lourdement, portée sur la plate-forme roulante qui, tout à l’heure, allait servir de point d’appui pour l’enlever et que des palans mus par la vapeur entraînaient sur les rails.
Quand elle apparut à la lumière, luisante, grandiose et solide, une immense acclamation l’accueillit.
Elle s’arrêta un moment comme pour prendre haleine et se laisser admirer sous le grand soleil qui la faisait resplendir. Parmi les deux mille ouvriers de l’usine, il ne s’en trouvait pas un peut-être qui n’eût coopéré à ce beau travail dans la mesure de son talent ou de ses forces. Mais ils avaient travaillé isolément, chacun de son côté, presque à tâtons, comme le soldat combat pendant la bataille, perdu dans la foule et le bruit, tirant droit devant lui sans juger de l’effet ou de l’utilité de ses coups, enveloppé d’une aveuglante fumée rouge qui l’empêche de rien apercevoir au-delà du coin où il se trouve.
Maintenant ils la voyaient, leur machine, debout dans son ensemble, ajustée pièce à pièce. Et ils étaient fiers! En un instant elle fut entourée, saluée de joyeux rires et de cris de triomphe. Ils l’admiraient en connaisseurs, la flattaient de leurs grosses mains rugueuses, la caressaient, lui parlaient dans leur rude langage: «Comment ça va, ma vieille?» Les fondeurs montraient avec orgueil les énormes hélices en bronze plein: «C’est nous qui les avons fondues,» disaient-ils, Les forgerons répondaient: «Nous avons travaillé le fer, nous autres, et il y en a de notre sueur, là dedans!» Et les chaudronniers, les riveurs célébraient non sans raison l’énorme réservoir fardé de rouge, passé au minium comme un éléphant de combat. Si ceux-là vantaient le métal, les ingénieurs, les dessinateurs, les ajusteurs se glorifiaient de la forme. Jusqu’à notre ami Jack qui disait en regardant ses mains: «Ah! coquine, tu m’as valu de fières ampoules.»
Pour écarter cette foule fanatique, enthousiaste comme un peuple de l’Inde aux fêtes du Djaggernauth, et que l’idole brutale aurait pu écraser sur son passage, il fallut presque employer la force. Les surveillants couraient de tous côtés, distribuant des bourrades pour faire le chemin libre; et bientôt il ne resta plus autour de la machine que trois cents compagnons, choisis dans toutes les halles, parmi les plus robustes, et qui, tous, armés de barres d’anspect ou s’attelant à des chaînes vigoureuses, n’attendaient qu’un signal pour mettre le monstre en mouvement.
– Y êtes-vous, garçons? oh! hisse.
Alors un petit fifre alerte et vif se fit entendre, et la machine commença à s’ébranler sur les rails, le cuivre, le bronze, l’acier étincelant dans sa masse, et son engrenage de bielles, de balanciers, de pistons remués avec des chocs métalliques. Ainsi qu’un monument terminé que les ouvriers abandonnent, on l’avait ornée tout en haut d’un énorme bouquet de feuillage surmontant tout ce travail de l’homme comme une grâce, un sourire de la nature; et tandis que, dans le bas, l’énorme masse de métal avançait péniblement, en haut, le panache de verdure s’abaissait, se relevait à chaque pas et bruissait doucement dans l’air pur. Des deux côtés la foule lui faisait cortège, directeur, inspecteurs, apprentis, compagnons, tous marchant pêle-mêle les yeux fixés sur la machine; et le fifre infatigable les guidait vers le fleuve, où fumait une chaloupe à vapeur, au ras du quai, prête à partir.
La voilà rangée sous la grue, l’énorme grue à vapeur de l’usine d’Indret, le plus puissant levier du monde. Deux hommes sont montés sur le train qui va s’enlever avec elle à l’aide de câbles en fer se reliant tous au-dessus du bouquet par un anneau monstrueux, forgé d’un seul morceau. La vapeur siffle, le fifre redouble ses petites notes, pressées, joyeuses, encourageantes, la volée de la grue s’abaisse pareille à un grand cou d’oiseau, saisit la machine dans son bec recourbé et l’enlève lentement, lentement, par soubresauts. À présent elle domine la foule, l’usine, Indret tout entier. Là, chacun peut la voir et l’admirer à son aise. Dans l’or du soleil où elle plane, elle semble dire adieu à ces halles nombreuses qui lui ont donné la vie, le mouvement, la parole même, et qu’elle ne reverra plus. De leur côté, les compagnons éprouvent en la contemplant la satisfaction de l’œuvre accomplie, cette émotion singulière et divine qui paye en une minute les efforts de toute une année, met au dessus de la peine éprouvée l’orgueil de la difficulté vaincue.
– Ça, c’est une pièce!… murmure le vieux Roudic grave, les bras nus, encore tout tremblant de l’effort du halage, et s’essuyant les yeux qu’aveuglent de grosses larmes d’admiration. Le fifre n’a pas cessé sa musique excitante. Mais la grue commence à tourner, à se pencher du côté du fleuve pour déposer la machine sur la chaloupe impatiente.
Tout à coup un craquement sourd se fait entendre, suivi d’un cri déchirant, épouvantable, qui trouve de l’écho dans toutes les poitrines. À l’émoi qui passe dans l’air, on reconnaît la mort, la mort imprévue, subite, qui s’ouvre le passage d’une main violente et forte. Pendant une minute, c’est un tumulte, une terreur indescriptibles. Qu’est-il donc arrivé? Entre une des chaînes de support subitement tendues à la descente et le dur métal de la machine, un des ouvriers montés sur la plate-forme vient de se trouver pris. «Vite, vite, garçons, machine arrière!» Mais on a beau se presser et faire effort pour arracher le malheureux à l’horrible bête, c’est fini. Tous les fronts se lèvent, tous les bras se tendent dans une suprême malédiction; et les femmes, en criant, se cachent les yeux de leurs châles, des barbes de leurs coiffes, pour ne pas voir là-bas les débris informes que l’on charge sur une civière. L’homme a été broyé, coupé en deux. Le sang, chassé, avec violence, a rejailli sur les aciers, sur les cuivres, jusque sur le panache verdoyant. Plus de fifre, plus de cris. C’est au milieu d’un silence sinistre que la machine achève son évolution, pendant qu’un groupe s’éloigne du côté du village, des porteurs, des femmes, toute une suite éplorée.
Il y a de la crainte maintenant dans tous les yeux. L’œuvré est devenue redoutable. Elle a reçu le baptême du sang et retourné sa force contre ceux qui la lui avaient confiée. Aussi, c’est un soupir de soulagement quand le monstre se pose sur la chaloupe, qui s’affaisse sous son poids et envoie jusqu’aux rives deux ou trois larges vagues. Tout le fleuve en tressaille et semble dire: «Qu’elle est lourde!» Oh! oui, bien lourde. Et les compagnons se regardent entre eux en frémissant.
Enfin la voilà chargée, avec son arbre d’hélice et ses chaudières à côté d’elle. Le sang qui la souillait essuyé à la hâte, elle a repris sa splendeur première, mais non plus son impassibilité inerte. On la sent vivante et armée. Debout et fière sur le pont du bateau qui l’emporte et qu’elle semble entraîner elle-même, elle se hâte vers la mer comme s’il lui tardait de manger du charbon, de dévorer l’espace, de secouer sa fumée à la place où, en ce moment, elle secoue son bouquet de feuillage. Elle est si belle à voir ainsi, que les ouvriers d’Indret ont oublié son crime, et, saluant son départ d’un immense et dernier hourra, ils la suivent, ils l’accompagnent des yeux avec amour… Allons, va, machine, fais ta route à travers les mondes. Suis ta ligne tracée, droite et inexorable. Marche contre le vent, contre la mer et sa tempête. Les hommes t’ont faite assez forte pour que tu n’aies rien à redouter. Mais puisque tu es forte, ne sois pas méchante. Contiens ce pouvoir terrible que tu viens d’essayer au départ. Dirige le navire sans colère, et surtout respecte la vie humaine si tu veux faire honneur à l’usine d’Indret!
Ce soir-là, il y eut d’un bout à l’autre de l’île un grand train de rires et de bombances. Quoique l’accident de la journée eût un peu refroidi les enthousiasmes, chaque intérieur voulut jouir de la fête préparée. Ce n’était plus l’île du travail, haletante et soufflante et, le soir, si vite endormie. Partout, même dans le sombre château, on entendait des chants, des chocs de verres, derrière les vitres allumées dont les lueurs reflétées au loin se mêlaient dans la Loire aux clartés des étoiles. Chez les Roudic, une longue table réunissait les amis nombreux, toute l’élite de l’atelier. On parla d’abord de l’accident… Les enfants n’étaient pas d’âge à travailler, le directeur avait promis une pension à la veuve… Puis la machine accapara encore toutes les pensées. Cette longue préoccupation de plusieurs mois n’était plus qu’un souvenir maintenant. On se rappelait les différents épisodes, les difficultés du travail. Il fallait entendre Lebescam, le géant velu, raconter les résistances du métal, et le mal qu’ils avaient eu pour l’assouplir à la forge:
– Je m’aperçois que la soudure ne prenait pas… Attention! que je dis aux camarades… Allons-y, des coups droits. Hue donc, les dévorants, sur moi, et de la vitesse!
Il croyait y être encore. Ses poings fermés retombaient sur la table et la faisaient trembler. Ses yeux flambaient comme si la forge y reflétait son feu. Et les autres hochaient la tête d’un air d’approbation. Jack écoutait aussi avec intérêt, pour la première fois. C’était le conscrit parmi les vétérans; et vous pensez bien que ces souvenirs de grandes peines devaient dessécher les gosiers terriblement et que tout cela n’allait pas sans force tournées et rasades. Ensuite l’on se mit à chanter; car il faut bien finir par là, quand on est assez nombreux pour attaquer en chœur: Vers les rives de France. Et Jack, mêlant sa voix à ce concert de voix fausses, répétait avec les autres:
Voui, voui
Voguons en chantant.
Si les gens des Aulnettes l’avaient vu, ils auraient été contents de lui. Bronzé par le grand air et la chaleur de la forge, les ampoules de ses mains cicatrisées en épais durillons, traînant sa voix sur le refrain banal, il faisait bien partie de tout ce monde-là. C’était un véritable ouvrier. Et Lebescam en faisait la remarque au père Roudic:
– À la bonne heure… Il n’a plus son air qu’il avait, ton apprenti… Il commence à se mettre au pas, tonnerre de Dieu!
À l’usine, Jack entendait souvent les compagnons ricaner entre eux à propos du ménage Roudic. La liaison de Clarisse et du Nantais n’était plus un secret pour personne; et en les éloignant l’un de l’autre, le directeur n’avait fait, sans s’en douter, que rendre le scandale plus flagrant, la chute de la femme irréparable. Tant que son neveu était resté à Indret, protégée contre elle-même par l’honnêteté de son milieu, le respect de la maison conjugale, où leur parenté se sentait mieux et donnait à la faute un caractère plus odieux encore, Clarisse avait pu résister à l’amour du beau dessinandier. Mais depuis qu’il habitait Saint-Nazaire, où le directeur prolongeait exprès son séjour de mois en mois, les choses avaient bien changé. On s’était écrit, puis l’on s’était vu.
Il n’y a que deux heures de Saint-Nazaire à la Basse-Indre, et de la Basse-Indre à Indret seulement un bras de Loire à traverser. C’est à la Basse-Indre qu’ils se voyaient. Le Nantais, qui ne rencontrait pas aux «transatlantiques» la règle inflexible de l’usine, se faisait libre quand il voulait; et Clarisse, de son côté, avait, pour passer le fleuve à tout propos, le prétexte des provisions qu’on ne trouvait pas dans l’île. Ils avaient loué une chambre, un peu en dehors du pays, dans une auberge de grande route. À Indret, tout le monde savait leur liaison, on en parlait ouvertement, et lorsque Clarisse descendait la grande rue jusqu’au quai, à l’heure du travail, au milieu du vacarme de l’usine dont le drapeau levé la garantissait contre son mari, elle remarquait des petits sourires dans les yeux des hommes, employés ou surveillants, qui la rencontraient, une familiarité plus hardie dans la façon dont ils la saluaient. Au seuil des maisons ouvertes, derrière les rideaux levés pour quelque travail de ménage, repassage ou couture, elle devinait des visages hostiles, des yeux guetteurs. En passant, elle entendait chuchoter sur le pas des portes: «Elle y va… Elle y va…
Eh bien! oui, c’était plus fort qu’elle, elle y allait. Elle y allait, escortée du mépris de tous, mourant de honte et de peur, les yeux baissés, la sueur aux tempes, le front envahi de rougeurs que le vent frais de la Loire ne parvenait pas toujours à dissiper. Mais elle y allait. Ces indolentes sont quelquefois terribles.
Jack savait tout cela. Le temps était passé où lui et le petit Mâdou se creusaient la tête pour chercher ce que c’était qu’une cocotte. L’atelier ouvre vite les yeux des enfants, il les déprave même: et les ouvriers ne se gênaient pas devant lui pour appeler les choses par leur nom, distinguer les deux frères Roudic en disant «Roudic le chanteur» et «Roudic le…» Et ils riaient; car dans le peuple, ces sortes de hontes font rire. C’est le vieux sang gaulois qui le veut ainsi.
Jack ne riait pas, lui. Il plaignait ce pauvre mari si naïf, si aimant, si aveugle. Il plaignait aussi cette femme dont la faiblesse et la nonchalance se révélaient jusque dans sa façon de nouer ses cheveux, de laisser tomber ses mains, cette silencieuse absorbée qui avait toujours l’air de vous demander grâce. Il aurait voulu lui parler, lui dire: «Prenez garde… on vous épie… on vous surveille.» Et ce grand frisé de Nantais, s’il avait pu le tenir dans un coin, se hausser à sa taille pour le secouer, lui faire honte: «Allez-vous-en donc… laissez-la tranquille, cette femme!»
Mais ce qui l’indignait, surtout, c’était de voir son ami Bélisaire jouer un rôle dans ces infamies. Le camelot, que son métier condamnait à courir les routes, servait de messager boiteux aux deux coupables, généreux comme deux amants. Plusieurs fois, l’apprenti l’avait surpris glissant des lettres dans le tablier de madame Roudic, en échange de quelque monnaie, et il avait été tellement choqué de voir son ami prêter la main à ces hideuses trahisons, que, depuis ce temps, il évitait de le rencontrer, ne s’arrêtait plus pour causer avec lui. L’autre avait beau grimacer son plus aimable sourire, parler de cette jolie dame de là-bas, et d’une certaine tranche de jambon, le charme magique n’opérait plus. «Bonjour, bonjour! disait Jack. Une autre fois… Aujourd’hui, je n’ai pas le temps.» Et il passait, laissant le camelot stupéfait, la bouche ouverte.
Bélisaire était loin de soupçonner le motif de cette froideur. Il s’en doutait si peu qu’un jour, chargé d’un message pressé pour Clarisse et ne l’ayant pas trouvée chez elle, il attendit la sortie des ateliers et remit la lettre à l’apprenti d’un air de grand mystère:
– C’est pour madame Roudic… Chut!… Rien que pour elle.
Sur l’enveloppe bleue cachetée d’un peu de cire, Jack avait reconnu l’écriture du Nantais. Sans doute il était là-bas, à l’auberge, il l’attendait.
– Ma foi! non, dit l’apprenti en repoussant la lettre, je ne me charge pas de cette commission; et même, à votre place, j’aimerais mieux vendre mes chapeaux que de faire des trafics pareils.
Bélisaire le regardait interdit.
– Voyons, reprit Jack, vous savez bien ce qu’il y a dans les lettres que vous portez. Vous le savez comme moi, comme tout le monde. Et croyez-vous que c’est beau de votre part d’aider à tromper ce brave homme?
La face terreuse du camelot devint pourpre.
– Voilà une mauvaise parole, monsieur Jack. Je n’ai jamais trompé personne, et tous ceux qui ont connu Bélisaire pourront vous le dire. On me donne des papiers à porter, je les porte, n’est-ce pas? Ce sont mes petits bénéfices, et, nombreux comme nous sommes à la maison, je n’ai pas le droit de les refuser… Songez donc! J’ai le vieux qui ne travaille plus, les enfants à élever, le mari de ma sœur qui est malade. Tout ça n’est pas commode, allez! Et l’argent est bien dur à gagner… Quand je pense que depuis si longtemps que je trime, je n’ai pas encore pu arriver à me faire faire une paire de souliers à ma convenance, et que je marche par les routes avec ceux-là, qui me font tant souffrir. Bien sûr que si j’avais voulu tromper le monde, je serais plus riche que je ne suis.
Il avait un air si honnête, si convaincu en parlant ainsi, qu’on ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. Jack essaya de lui faire comprendre son tort. Peine perdue. «Ses petits bénéfices… Les enfants à nourrir… Le vieux qui ne travaillait plus…» Fort de ces arguments, Bélisaire n’en cherchait pas d’autres. Évidemment, sa probité n’était pas la même que celle de Jack. Il était honnête sans nuances, sans délicatesse, comme on l’est dans le peuple où la distinction des sentiments, les scrupules de conscience ne se rencontrent qu’exceptionnellement, ainsi qu’une fleur rare parmi les plantes rustiques, par un hasard du terrain ou du vent.
– J’en suis, moi, de ce peuple, maintenant, pensa Jack tout à coup en regardant sa blouse. Des larmes lui vinrent aux yeux à cette idée. Alors, il tendit la main à Bélisaire et s’éloigna sans dire un mot.
Que le père Roudic ne sût rien de ce qui se passait chez lui, cela n’était pas étonnant, avec sa vie tout à l’atelier, dans un entourage de braves gens qui respectaient sa confiance aveugle, faite de tendresse et de naïveté. Mais Zénaïde, Zénaïde, à quoi songeait-elle? Elle n’était donc plus là? Argus avait donc perdu ses yeux?
Zénaïde était là, et plus que jamais, au contraire, puisque depuis un mois elle n’allait plus en journées. Ses yeux bons et rusés étaient ouverts aussi; ils avaient même acquis un éclat, une vivacité extraordinaires. Ils disaient, ces yeux, dans leur langage, car les yeux parlent quand ils sont contents:
– Zénaïde va se marier.
Ils ne le disaient pas, ils le criaient:
– Zénaïde va se marier… Zénaïde a un futur!
Et un joli futur, ma foi, un brigadier aux douanes, bien serré dans son uniforme vert, avec une petite moustache belliqueuse et un képi galonné sur l’oreille. Dans tout le port de Nantes, qui est pourtant bien grand, et où il ne manque pas de douaniers, on n’eût pas trouvé deux brigadiers Mangin. Il n’y en avait qu’un, et c’est Zénaïde qui allait l’avoir. Il lui coûtait cher, par exemple; ou du moins il coûtait cher au père Roudic. Sept mille francs en beaux écus et en billets que le bonhomme avait amassés sou à sou pendant vingt ans. Sept mille francs! Le brigadier n’avait pas voulu à moins. À ces conditions, il consentait à trouver à Zénaïde les traits les plus réguliers, la taille la plus menue, et à lui donner la préférence sur toutes les grisettes de Nantes, les belles paludières de Noirmoutiers et du Bourg-de-Batz, qui, en portant leur sel à la douane, lui faisaient la cour assidûment. Le père Roudic trouvait ses prétentions un peu dures. Toutes ses économies y passaient. Et s’il mourait, que deviendrait Clarisse? Et s’il avait de nouveaux enfants? Sa femme en cette circonstance, s’était montrée très généreuse.
– Bah! qu’est-ce que ça fait? disait-elle, tu es encore jeune; tu peux travailler longtemps. Nous ferons des économies. Donnons-lui toujours son brigadier. Tu vois bien qu’elle en est folle.
En femme amoureuse, elle devinait, elle comprenait la passion.
Depuis qu’elle avait vu la possibilité de devenir madame Mangin, de donner le bras pour la vie à cet irrésistible brigadier, Zénaïde en perdait le manger et le boire. Elle se plongeait, elle pourtant si positive, dans des contemplations, des rêveries sans fin, restait des heures devant sa glace à se lisser, à se regarder, et tout à coup se tirait la langue avec un désespoir comique. La pauvre fille ne s’illusionnait pas sur elle même.
«Je sais bien que je suis laide, disait-elle, et que M. Mangin ne me prend pas pour mes beaux yeux. Mais ça ne fait rien. Qu’il me prenne d’abord! Je me charge bien de me faire aimer ensuite.»
Et la bonne créature avait un petit mouvement de tête, un sourire de satisfaction intérieure, car elle seule savait les provisions de tendresse, de patience, d’abnégation, que trouverait celui qui dormirait sur son cœur. L’idée fixe de ce mariage, l’angoisse de savoir s’il se ferait, la joie de la certitude une fois l’affaire conclue et la date prise, avaient détourné sa surveillance active. D’ailleurs, le Nantais n’habitait plus Indret. Et puis Clarisse, en cette occasion, s’était montrée si bonne, que Zénaïde en avait un peu oublié ses soupçons. Que voulez-vous? Avant d’être fille, on est femme. Parfois, en cousant son trousseau, sa robe de noce qu’elle faisait elle-même, il lui venait subitement des élans de reconnaissance; elle laissait là son dé, ses ciseaux, bondissait parmi les étoffes blanches, jusqu’à sa belle mère.
Oh! maman… maman…
Et elle l’embrassait, la serrait contre sa poitrine, au risque de la piquer, car son corsage était de plus en plus bardé d’épingles et d’aiguilles dans ce coup de feu terrible de tous ses talents de couturière. Elle ne voyait pas la pâleur de Clarisse ni son trouble. Elle ne sentait pas la fièvre qui brûlait les mains blanches de la jeune femme dans ses mains à elle, ses mains de jeune vierge toujours gelées. Elle ne remarquait pas ses longues et fréquentes absences, elle n’entendait pas ce qu’on disait dans la grande rue d’Indret. Elle ne voyait, n’entendait que son bonheur, vivait dans une exaltation joyeuse, dans une ivresse d’impatience.
Déjà les premiers bans étaient publiés, le mariage fixé à une quinzaine de jours, et la petite maison des Roudic traversée à toute heure du train joyeux, précipité, qui précède une noce. C’était un va-et-vient, un bruit de portes. Zénaïde montait, descendait dix fois par jour le petit escalier de bois avec des bondissements de jeune hippopotame. Et les bavardages des amies, des commères, les robes qu’on essaye, les cadeaux qui arrivent. La future en recevait beaucoup, cette grosse fille ayant trouvé moyen, malgré son air un peu bourru, de se faire aimer de tous. Jack comptait bien aussi lui donner un petit souvenir à l’occasion du mariage. Sa mère lui avait envoyé cent francs pris sur la maigre rente de sa toilette et difficilement économisés, car le poète vérifiait toutes les dépenses.
«… Cet argent est à toi, mon Jack, disait Charlotte. Je l’ai mis de côté à ton intention. Tu achèteras, avec, un petit cadeau à mademoiselle Roudic et un habillement pour toi-même. Je veux que lu figures honorablement à cette cérémonie, et ta garde-robe doit être dans un état pitoyable, si, comme tu me l’écris, tu ne peux plus porter ton costume anglais. Tâche d’être beau et de bien t’amuser. Surtout ne me parle pas de cet envoi dans tes lettres. N’en parle pas non plus aux Roudic. Ils voudraient me remercier, et cela me ferait avoir de grands ennuis. Il est en ce moment d’une sensibilité nerveuse excessive. Il travaille trop, ce pauvre ami. Et puis on lui en fait tant.
Ils sont tous après lui pour l’empêcher d’arriver. Enfin, c’est convenu. Ne dis pas que ces cent francs viennent de moi. Ça sera censé tes petites économies.»
Depuis deux jours, Jack se sentait tout fier d’avoir cet argent dans sa poche. Réellement, les pièces d’or équilibraient sa marche, lui donnaient une allégresse leste et remplie d’aplomb. Il se faisait une fête d’avoir des vêtements neufs, bien propres, et non plus son affreux bourgeron passé par de nombreux lavages. Pour cela, il fallait aller à Nantes, et il attendait le prochain dimanche avec impatience. Aller à Nantes! Encore une fête de plus; et ce qui le touchait pardessus tout, c’était de penser que toutes ces joies, il les devait à sa mère. Un seul point l’embarrassait, le choix du cadeau pour Zénaïde. Qu’est-ce qu’on donne à une jeune fille gui se marie? Comment lui faire plaisir? deviner ce qui lui manque parmi cette avalanche de bijoux, de parures qui tombent dans la corbeille des fiancées, comme l’adieu définitif de toutes les puérilités, de toutes les coquetteries de leur jeunesse? Il aurait fallu voir ce qu’elle avait.
Jack pensait à cela, un soir d’hiver, en rentrant chez les Roudic. Il faisait très noir, ce soir là. Près de la maison il se heurta à quelqu’un qui courait en frôlant les murs.
– C’est vous, Bélisaire?
On ne répondit pas; mais en poussant la porte, l’apprenti vit bien qu’il ne s’était pas trompé, et que Bélisaire avait passé par là. Clarisse était dans le corridor, décoiffée par le vent, blêmie par le froid de la rue, et si préoccupée que, même devant Jack, elle continua à lire la lettre qu’elle tenait, dans le filet de lumière qui glissait de la salle. Cette lettre devait lui apprendre quelque chose de bien extraordinaire. Alors Jack se souvint que dans la journée il avait entendu dire à l’atelier que le Nantais venait de perdre une grosse somme à Saint-Nazaire en jouant avec les mécaniciens d’un navire anglais arrivé depuis peu de Calcutta. Cette fois, on se demandait comment il allait faire pour payer, et s’il ne sauterait pas du coup. C’est sans doute ce que la lettre annonçait; il n’y avait qu’à voir l’émotion de Clarisse.
Dans la salle, Zénaïde et Mangin étaient seuls. Le père Roudic, parti depuis le matin pour Châteaubriand où se trouvaient les papiers de sa fille, ne devait rentrer que le lendemain, ce qui n’empêchait pas le beau brigadier de venir faire sa cour et dîner à Indret, où sa présence était autorisée par celle de Mme Roudic. D’ailleurs il avait l’air très calme, ce brigadier, peu dangereux, et méritait bien son épithète de futur, sec et froid comme le temps d’un verbe. En ce moment, allongé dans le bon fauteuil du contre-maître, les pieds aux chenets, pendant que Zénaïde en toilette, coiffée par sa belle-mère, cramoisie et sanglée, achevait de mettre le couvert, il l’entretenait très sérieusement du tarif des douanes, de ce que payaient les graines oléagineuses, l’indigo, la rogue de morue, pour entrer dans le port de Nantes.
Ce n’est rien, cela, n’est-ce pas? Eh bien, l’amour est un tel prestidigitateur, que Zénaïde se pâmait d’aise à chaque chiffre et parfois s’arrêtait de mettre son couvert, remuée jusqu’au fond du cœur par ces détails d’entrepôt et de transit comme par une musique délicieuse. L’entrée de l’apprenti vint déranger ces amoureux installés d’avance dans la paix tranquille des conversations de ménage.
– Ah! mon Dieu, voilà Jack. Il est donc bien tard. Et la soupe qui n’est pas trempée. Vite à la cave, mon ami Jack! Et maman, où est-elle donc passée?… Maman!…
Clarisse rentra, très pâle encore mais calmée, ayant rajusté sa coiffure et secoué le grésil de ses vêtements mouillés.
– Pauvre femme, pensait Jack en la regardant, tandis qu’elle s’efforçait de manger, de causer, de sourire, tout en avalant coup sur coup de grands verres d’eau comme pour refouler une terrible émotion qui l’étreignait à la gorge. Zénaïde ne s’apercevait de rien. L’appétit coupé par le plaisir, elle ne quittait pas du regard l’assiette du brigadier et semblait ravie de voir avec quelle majestueuse tranquillité il faisait disparaître tous les morceaux qu’on lui servait, sans interrompre d’une minute une dissertation sur le tarif comparé des suifs bruts et des saindoux. C’était la douane faite homme, ce Mangin! Beau parleur, s’exprimant en termes choisis, lentement, méthodiquement, mais encore moins lentement qu’il ne mangeait, car il ne se taillait pas une bouchée de pain sans la mirer, la scruter, la tâter dans tous les sens, de même qu’il levait chaque fois son verre à la hauteur de la lampe et dégustait son vin avant de le boire, comme s’il se fût méfié de quelque fraude, tout prêt à arrêter juste au bord de ses lèvres un liquide de contrebande ou une denrée prohibée. Aussi, quand il était là, les repas ne finissaient plus. Ce soir particulièrement Clarisse semblait le supporter avec impatience. Elle ne tenait pas en place, allait à la fenêtre, écoutait le pétillement du grésil sur les vitres, puis revenant vers la table:
– Quel temps vous allez avoir, mon pauvre Mangin, pour vous en retourner! Je voudrais que vous fussiez déjà chez vous.
– Oh bien! pas moi, dit Zénaïde avec une telle expression de candeur, qu’ils se mirent tous à rire, et la jeune fille encore plus fort que les autres. N’importe. L’observation de Clarisse avait porté; et le brigadier, interrompant une longue tirade sur les droits de consommation, se leva pour partir. Mais il n’était pas encore dehors, et les préparatifs de départ fournissaient chaque fois à la grosse Zénaïde un quart d’heure de grâce ajouté à la veillée. C’étaient la lanterne à allumer, le caban à agrafer. La bonne fille se chargeait de tous ces soins; et si vous saviez comme les allumettes étaient longues à prendre, et les gants d’uniforme difficiles à boutonner!
Enfin le voilà empaqueté, le futur. Son capuchon rabattu sur ses yeux, deux ou trois tours de cache-nez autour du cou et solidement serrés, je vous jure, par deux mains vigoureuses, il semble avoir disparu tout entier dans un scaphandre de plongeur. Tel qu’il est, Zénaïde le trouve encore superbe, et debout sur le pas de la porte, le cœur un peu gros de la séparation, elle regarde avec inquiétude s’aventurer dans la grande rue d’Indret toute noire, cette ravissante silhouette d’Esquimau qu’escorte le balancement d’une lanterne. Sa belle-mère est obligée de venir la chercher.
– Allons, Zénaïde, il faut rentrer.
Et Clarisse, en parlant ainsi, a dans la voix une intonation impatiente que ne justifie en rien la sollicitude amoureuse de la jeune fille. Cette angoisse nerveuse ne fait qu’augmenter avec l’heure et n’échappe pas à l’ami Jack. On cause cependant, tout en rangeant la salle. De temps en temps, Clarisse regarde la pendule et dit: «Comme il est tard!»
– Pourvu qu’il ne manque pas le train…, répond Zénaïde qui ne pense qu’à son futur, et depuis qu’il est parti, le suit dans toutes les étapes de son voyage… Le voilà au bout du pays… Il appelle le passeur… Il monte en bateau…
– Il doit faire froid sur la Loire!» s’écrie-t-elle en achevant tout haut son rêve.
– Oh! oui, bien froid… répond la belle-mère en frissonnant; mais ce n’est pas pour le beau brigadier qu’elle se tourmente. Dix heures sonnent. Elle se lève vivement, d’une détente, comme on fait pour renvoyer les importuns:
– Si nous allions nous coucher?
Puis, voyant l’apprenti qui se dispose à donner à la porte, comme tous les soirs, un dernier tour de clef, elle s’élance pour l’arrêter:
– C’est fait, c’est fait. J’ai fermé, montons.
Mais cette Zénaïde n’en finit plus de parler de son Mangin.
– Trouvez-vous que cela va bien, Jack, les moustaches blondes? Combien donc ça paye-t-il d’entrée les graines oléagi… oléagineuses?
Jack ne s’en souvient plus. Il faudra qu’elle en parle à M. Mangin. C’est si intéressant cette question des tarifs!
– Voulez-vous aller vous coucher, oui ou non? demande madame Roudic en feignant de rire, mais frémissante de tous ses nerfs. Pour le coup, c’est fini. Ils montent tous les trois le petit escalier.
– Allons, bonsoir! dit la belle-mère en entrant dans sa chambre. Je tombe de sommeil.
Ses yeux sont pourtant bien brillants. Jack a déjà le pied sur l’échelle de sa soupente; mais la chambre de Zénaïde, ce soir-là, est tellement encombrée des cadeaux de noce, qu’il ne résiste pas au désir de les passer en revue.
Belle occasion pour ce qu’il voulait savoir. Dans la journée, des amies étaient venues. On avait sorti tous les trésors, et ils étaient encore là, étalés sur la large commode où une vierge en cire avec son enfant Jésus mettait sa blancheur d’image. Auprès d’elle, douze petites cuillers en vermeil luisaient dans leur écrin ouvert, puis une cafetière en argent, un livre de messe à fermoirs, une boîte à gants – des gants d’homme, dam! – et tout autour les paperasses froissées, les faveurs bleues ou roses qui avaient servi à nouer toutes ces surprises arrivées du château. Ensuite venaient les offrandes plus humbles des femmes d’employés ou de contre-maîtres. Le voile, la couronne dans des cartons expédiés de Nantes et offerts en commun par madame Kerkabélek et madame Lebelleguic; madame Lemoallic avait envoyé une horloge, madame Lebescam un tapis de table, d’autres des ouvrages au tricot, au crochet, une bague en verre, une image de sainteté, un flacon d’odeur, et enfin deux «mariés du bourg de Batz» en coquillage, deux raides petites poupées habillées de coquilles, dont les teintes variées reproduisaient le costume pittoresque du pays, le plastron doré sur l’épaisse jupe bleue de l’épousée et la veste courte, les braies bouffantes du mari.
Zénaïde montrait tous ces trésors avec orgueil, les renveloppait soigneusement à mesure. L’apprenti poussait des cris d’admiration et pensait tout le temps: «Qu’est-ce que je pourrais bien lui donner, moi?»
– Et mon trousseau, Jack? Mon trousseau, vous ne l’avez pas vu? Attendez.
Elle prit une clef dans une tasse sur la commode, ouvrit un tiroir, en tira une autre clef ciselée et très ancienne, qui ouvrait l’armoire de chêne depuis cent ans dans la famille. Les deux battants s’écartèrent, laissant s’évaporer une bonne odeur de lessive à l’iris; et Jack put admirer de grandes piles de draps roux filés par la première madame Roudic, et des amas de linge ouvré, tuyauté, plissé par ces habiles mains bretonnes qui s’affinent à gaufrer des surplis et des coiffes.
– Y en a-t-il!… disait Zénaïde triomphante.
Le fait est que jamais, chez sa mère, dont l’armoire à glace débordait pourtant de broderies et de fines dentelles, Jack n’avait vu tant de linge rangé d’un si bel ordre.
– Mais ce n’est pas ça le plus beau, mon ami Jack. Regardez ceci.
Et, soulevant une lourde pile de jupons, elle lui montra une cassette enfouie dans toutes ces toiles blanches comme si elle eût été la mariée.
– Savez-vous ce qu’il y a là-dedans?… Ma dot.
Elle disait cela avec fierté.
– Ma dot chérie, ma jolie petite dot, qui me vaudra dans quinze jours de m’appeler madame Mangin. Il y en a de l’argent, là-dedans, allez, et des pièces de toutes sortes: des blanches, des jaunes. Hein! croyez-vous que papa Roudic m’a faite riche! Tout ça, c’est pour moi, c’est pour mon petit Mangin. Oh! quand j’y pense, j’ai envie de rire et de pleurer tout ensemble, et puis de danser aussi.
Dans une explosion de joie comique, la grosse fille, pinçant sa jupe de chaque côté et l’écartant les doigts en l’air, commençait à exécuter une lourde bourrée devant cette bienheureuse cassette à laquelle elle devait son bonheur, quand un coup frappé à la muraille l’interrompit subitement.
– Voyons! Zénaïde, laisse-le donc aller se coucher, cet enfant. Tu sais bien qu’il faut qu’il se lève de bonne heure.
C’était la voix de Clarisse qui parlait, très irritée cette fois, toute changée. Un peu honteuse, la future madame Mangin ferma son bahut, on se dit bonsoir à voix basse, Jack appliqua son échelle à la soupente et, cinq minutes après, la petite maison, engourdie sous la neige, bercée par le vent, paraissait dormir comme ses voisines dans le silence et le calme de la nuit. Mais le masque des maisons est aussi trompeur que celui des hommes; et pendant que celle-ci tient ses fenêtres closes comme des paupières appesanties de sommeil, elle abrite le plus navrant et le plus sombre des drames.
C’est dans la salle du bas, chez les Roudic. La lumière est éteinte. Éclairés seulement du reflet d’incendie que projette un grand feu de charbon croulant dans la cheminée, un homme et une femme sont groupés tout au fond. Au mouvement capricieux de cette flamme, le visage de la femme se couvre de rougeurs subites qui semblent de la honte. L’homme est à genoux. On ne voit rien de lui qu’une belle chevelure toute bouclée qui se renverse en arrière, une taille vigoureuse et souple cambrée dans une pose d’adoration, de prière.
– Oh! je t’en supplie, dit-il tout bas, je t’en supplie si tu m’aimes…
Que peut-il avoir à lui demander encore? Que peut-elle lui donner de plus? Est-ce qu’elle n’est pas à lui tout entière, à toute heure, et partout, et malgré tout? Il n’y avait qu’une chose qu’elle eût respectée jusque-là, c’était la maison de son mari. Eh bien! le Nantais n’avait eu qu’un signe à faire, un mot à écrire: «Je viendrai cette nuit… laisse la porte ouverte,» pour la décider à lui livrer cette dernière ressource de son honneur, à perdre cette espèce de tranquillité que communique, même à la plus coupable, l’intérieur qui n’a jamais été souillé.
Non seulement elle avait laissé la porte ouverte, comme il le demandait, mais, une fois les autres couchés, elle s’était recoiffée, parée de la robe qu’il aimait, des boucles d’oreilles qu’il lui avait données; elle avait essayé de se faire bien belle pour cette première nuit d’amour. Que lui fallait-il donc encore? Probablement quelque chose de bien terrible, d’impossible, quelque chose que certainement elle ne possédait pas. Sans quoi, comment aurait-elle résisté à l’étreinte passionnée de ces deux bras serrés autour d’elle, à la prière éloquente de ces yeux allumés d’une fièvre de convoitise, et de cette bouche appuyée sur la sienne.
Cependant elle ne cédait pas, elle si faible et si molle. Elle trouvait une force de résistance devant l’exigence de cette homme, un accent de révolte et d’indignation pour lui répondre: «Oh! non… non… pas ça… C’est impossible.»
– Voyons, Clarisse, puisque je te dis que c’est pour deux jours. Avec ces six mille francs je payerai d’abord les cinq mille francs que j’ai perdus et puis, de ce qui reste, je regagne une fortune.
Elle eut, en le regardant, une expression d’égarement, de terreur, puis un soubresaut de tout son corps:
– Non, non, pas cela.
L’on eût dit qu’elle répondait bien moins à lui qu’à elle-même, à une pensée tentatrice enfouie sous sa résistance. Alors il redoubla de tendresse, de supplications; et elle essayait de s’éloigner de lui, de fuir ces baisers, ces caresses, cet enlacement passionné où il endormait d’ordinaire les scrupules, les remords de la faible créature.
– Oh! non, je t’en prie, n’y pense plus. Cherchons un autre moyen.
– Je te dis qu’il n’y en a pas.
– Mais si, écoute. J’ai une amie très riche à Châteaubriand, la fille du receveur. J’ai été au couvent avec elle. Je vais lui écrire, si tu veux. Je lui demanderai ces six mille francs comme pour moi.
Elle disait tout ce qui lui passait par l’esprit, la première chose venue, pour échapper à l’obsession de sa prière. Il s’en doutait bien et secouait la tête:
– C’est impossible, dit-il, il me faut l’argent demain.
– Eh bien! sais-tu? tu devrais aller trouver le directeur. C’est un homme très bon qui t’aime bien. Peut-être que…
– Lui? Allons donc! Il me renverra de l’usine. Voilà ce que j’y aurai gagné. Quand je pense pourtant que ce serait si simple. Dans deux jours, rien que deux jours, je remettrais l’argent.
– Oh! tu dis ça…
– Si je le dis, c’est que j’en suis certain. Sur quoi veux-tu que je te le jure?
Et voyant qu’il ne la convaincrait pas, qu’elle se renfermait à la fin dans ce mutisme barré où les faibles se retranchent contre eux-mêmes et contre les autres, il laissa échapper une sinistre parole:
– J’ai eu bien tort de t’en parler. J’aurais mieux fait de ne rien te dire, de monter là-haut à l’armoire et de prendre ce qu’il me fallait.
– Mais, malheureux, murmura-t-elle en tremblant, car cette peur lui vint qu’il pourrait faire ce qu’il disait, tu ne sais donc pas que Zénaïde regarde son argent tous les jours, qu’elle le compte, le recompte… Tiens! encore ce soir je l’entendais qui montrait sa cassette à l’apprenti.
Le Nantais tressaillit.
– Ah! vraiment?
– Mais oui… la pauvre fille est si heureuse… Il y aurait de quoi la tuer… D’ailleurs la clef n’est pas sur l’armoire.
S’apercevant tout à coup qu’en discutant elle perdait de l’intégrité de son refus, que chacun de ses arguments pouvait fournir une arme, elle se tut. Le pire, c’est qu’ils s’aimaient, qu’ils se le disaient en croisant leurs regards, en unissant leurs lèvres dans les intervalles de ce triste débat. Et c’était horrible ce duo dont l’air et les paroles se ressemblaient si peu.
– Qu’est-ce que je vais devenir? répétait à chaque instant le misérable. S’il ne payait pas cette dette de jeu, il était déshonoré, perdu, chassé de partout. Il pleurait comme un enfant, roulait sa tête sur les genoux de Clarisse, l’appelait: «Sa tante… sa petite tante…» Ce n’était plus l’amant qui suppliait, c’était un enfant à qui Roudic avait servi de père et pour qui toute la maison n’avait que des gâteries. Elle pleurait avec lui, la pauvre femme, mais sans vouloir céder. À travers ses larmes, elle continuait à dire: «Non… non… cela ne se peut pas,» en se cramponnant aux mêmes mots comme un noyé à l’épave qu’il a saisie et qu’il serre dans ses mains crispées. Soudain il se leva:
– Tu ne veux pas?… Alors, c’est bon. Je sais ce qu’il me reste à faire. Adieu, Clarisse! Je ne survivrai pas à ma honte.
Il s’attendait à un cri, à une explosion.
Non.
Elle vint droit à lui:
– Tu veux mourir. Eh bien! moi aussi. J’en ai assez de cette vie de crime, de mensonge, où l’amour obligé de se cacher se cache si bien qu’on ne sait plus le retrouver. Allons, viens!
Il la retint:
– Comment! tu voudrais… Quelle folie! Est-ce possible?
Mais il était à bout d’arguments, de contrainte, agité par une colère sourde devant la révolte subite de cette volonté. Une ivresse de crime lui montait au cerveau.
– Ah! c’est trop bête, à la fin, dit-il en s’élançant vers l’escalier.
Clarisse y fut avant lui, se planta sur la première marche:
– Où vas-tu?
– Laisse-moi… laisse-moi… Il le faut.
Il bégayait.
Elle s’accrocha à lui:
– Ne fais pas ça, je t’en prie.
Mais l’ivresse montait, il n’écoutait plus rien.
– Prends garde… si tu bouges, je crie… j’appelle.
– Eh bien! appelle. Tout le monde saura que tu as ton neveu pour amant et que ton amant est un voleur.
Il lui dit cela de tout près, car ils parlaient bien bas dans cette lutte, saisis malgré eux de ce respect du silence et du sommeil que la nuit porte avec elle. À la rouge lueur du foyer qui s’en allait mourant, il lui apparut tout à coup tel qu’il était réellement, démasqué par une de ces émotions violentes qui laissent voir les mouvements de l’âme, en décomposant tous les traits. Elle le vit avec son grand nez ambitieux, aux narines dilatées, sa bouche mince, ses yeux bigles à force de regarder les cartes. Elle songea à tout ce qu’elle avait sacrifié à cet homme, et comme elle s’était faite belle pour cette nuit d’amour, la première qu’ils passaient ensemble.
Oh! l’horrible, l’épouvantable nuit d’amour!
Subitement, elle fut prise d’un profond dégoût de lui et d’elle-même, d’un abandon de toutes ses forces. Et pendant que le malfaiteur grimpait l’escalier, s’en allait à tâtons dans la vieille maison paternelle dont il connaissait tous les recoins, elle retombait sur le divan, enfonçant sa tête dans les coussins pour étouffer ses sanglots et ses cris, ne plus rien voir, ne rien entendre.
Il n’était pas encore six heures du matin.
Dans les rues d’Indret il faisait pleine nuit. Çà et là, à des vitres de boulangers, de marchands de vin, quelques lumières fumeuses apparaissaient dans le brouillard comme derrière un papier huilé, avec cet étalement blafard du rayon qui ne peut percer. Dans un de ces cabarets, près du poêle allumé et ronflant, le neveu de Roudic et son apprenti étaient assis et causaient en buvant.
– Allons, Jack, encore une tournée.
– Non, merci, monsieur Charlot. Je n’ai pas l’habitude de boire. J’ai peur que cela me fasse du mal.
Le Nantais se mit a rire:
– Allons donc! Un Parisien comme toi… tu plaisantes… Hé! minzingo, deux verres de blanche et que ça ne traîne pas!
L’apprenti n’osa pas refuser. Les attentions dont il était l’objet de la part d’un si bel homme le flattaient énormément. Il y avait de quoi. Ce dessinandier si fier, si dédaigneux d’habitude, qui en dix-huit mois ne lui avait pas adressé trois fois la parole, le rencontrant par hasard ce matin-là dans Indret, lui avait fait l’honneur de l’aborder comme un camarade, de l’emmener avec lui au cabaret et de le régaler de trois petits verres de couleurs différentes. C’était si extraordinaire que Jack, pour commencer, éprouvait quelque méfiance. L’autre avait un air si singulier, il lui demandait avec tant d’obstination: «Rien de nouveau chez les Roudic?… Rien de nouveau, vraiment?»
L’apprenti pensait en lui-même:
– Toi, si tu crois que je vais me charger de tes commissions comme Bélisaire…
Mais cette mauvaise impression n’avait pas duré longtemps. Dès la seconde tournée de blanche, il s’était senti plus à l’aise, plus rassuré. Après tout, ce Nantais ne paraissait pas un mauvais homme, bien plutôt un malheureux égaré par ses passions. Qui sait? Il ne lui manquait peut-être qu’une main tendue, un conseil d’ami pour le remettre dans la bonne voie, le faire renoncer au jeu, l’obliger à respecter la maison de son oncle.
À la troisième tournée, Jack, saisi d’une subite effusion, d’une chaleur de cœur extraordinaire, offrit son amitié au Nantais, qui l’accepta avec reconnaissance, et, devenu son ami, il crut pouvoir lui donner quelques conseils:
– Voulez-vous que je vous dise une chose, Nantais?… Eh bien!… croyez-moi… ne jouez plus.
Le coup était droit et dut porter, car le dessinandier eut un mouvement nerveux dans les lèvres, (l’émotion sans doute) et avala son verre d’eau-de-vie précipitamment. Jack, voyant l’effet qu’il produisait, ne s’en tint pas là:
– Et puis, tenez! il y a encore une autre chose que je veux vous dire…
Heureusement que la voix du cabaretier l’interrompit, car pour le coup le Nantais aurait eu beaucoup de peine à cacher ses impressions.
– Hé! les gas! voilà la cloche.
Dans l’air froid du matin, un tintement monotone et sinistre se mêlait à un mouvement de foule muette, à des tousseries, à des claquements de sabots, le long des rues montantes.
– Allons, dit Jack, il faut partir.
Et comme son ami avait payé les deux premières tournées, il tint absolument à régler la troisième, heureux de tirer un louis de sa poche et de le jeter sur le comptoir en disant: «Payez-vous.»
– Bigre! un jaunet… fit le marchand peu habitué à voir de pareilles pièces sortir des poches d’un apprenti. Le Nantais ne dit rien, mais il tressaillit… Est-ce qu’il serait allé à l’armoire, celui-là, aussi? Jack triomphait de voir leur étonnement.
– Et il y en a d’autres! dit-il en tapant sur sa cotte; puis se penchant à l’oreille du dessinandier:
– C’est pour un cadeau que je veux faire à Zénaïde.
– Vraiment? fit l’autre en souriant méchamment.
Le cabaretier n’en finissait pas de tourner et de retourner sa pièce avec une certaine inquiétude.
– Mais dépêchez-vous donc! lui dit Jack. Vous allez me faire manquer le drapeau.
En effet, la cloche sonnait encore, mais lentement, en espaçant ses coups comme si elle manquait de voix pour les derniers appels. Enfin, la monnaie rendue, ils sortirent tous les deux, bras dessus bras dessous.
– Quel dommage, mon vieux Jack, que tu sois forcé de rentrer à la boîte! Le bateau de Saint-Nazaire ne passe que dans une heure. J’aurais été si heureux de rester encore un peu avec toi! Ça me fait vraiment du bien de t’entendre. Ah! si j’avais toujours été conseillé comme cela!
Et, tout doucement, il entraînait l’apprenti du côté de la Loire. Celui-ci se laissait faire. Après la chaleur épaisse du cabaret, le froid de la rue l’avait saisi, arrivant sur la troisième tournée. Il marchait comme étourdi, butait à chaque pas, et, le givre étant très glissant, s’appuyait de toutes ses forces au bras de son nouvel ami pour ne pas tomber. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un grand coup sur la tête, ou bien qu’on lui serrait le crâne dans un chapeau de plomb. Mais cela ne dura que quelques minutes.
– Attendez donc, dit-il. Il me semble qu’on n’entend plus la cloche.
– Pas possible!
Ils se retournèrent. Un petit jour blanc déchirait le ciel, l’éclairait au-dessus de l’usine. Le drapeau avait disparu. Jack fut terrifié. C’était la première fois que pareille chose lui arrivait. Mais le plus désolé des deux était encore le Nantais.
– C’est ma faute, c’est ma faute, disait-il. Il parlait d’aller trouver le directeur pour le supplier, lui expliquer qu’il était seul coupable. À son tour, l’apprenti fut obligé de le rassurer.
– Bah! laissez donc, je n’en mourrai pas pour avoir été marqué une fois absent sur la planchette de contrôle. Je vous accompagnerai jusqu’au bateau, et je rentrerai pour la cloche de dix heures. J’en serai quitte pour une saboulée du grand Lebescam.
C’était justement cette saboulée qui lui faisait peur. Mais ce sentiment-là ne résista pas à la joie, à la fierté qu’il éprouvait de marcher au bras du Nantais et à la conviction qu’il avait de le ramener à des sentiments honnêtes. C’est dans ce sens qu’il lui parlait en descendant vers le fleuve sous les grands arbres tout blancs de givre; et il mettait tant d’action à ses paroles, qu’il ne sentait pas le froid noir de cette matinée, ni la bise qui soufflait terriblement, coupante comme une lame. Il parlait du brave père Roudic, si bon, si aimant, si confiant; de Clarisse qui, avec tout ce qu’il fallait pour être heureuse, faisait pitié par sa pâleur, et ces yeux égarés qu’elle avait à certains moments.
– Ah! si vous l’aviez vue ce matin, quand je suis parti! Elle était si blanche, elle avait l’air d’une morte.
Comme il parlait ainsi, l’apprenti sentait le bras du Nantais tressaillir sous le sien, ce qui lui prouva bien qu’il restait encore du cœur chez ce garçon.
– Elle ne t’a rien dit, Jack? Bien vrai, elle ne t’a rien dit?
– Rien, pas un mot. Zénaïde lui parlait, elle ne répondait pas. Elle n’a pas mangé. J’ai peur qu’elle soit malade.
– Pauvre femme!… dit le Nantais avec un soupir de soulagement que l’enfant prit pour de la tristesse et qui le remplit de pitié.
– En voilà assez pour une fois, pensait-il, il ne faut pas que je l’accable.
Ils approchaient du quai. Le bateau n’arrivait pas encore. Un épais brouillard couvrait le fleuve d’une rive à l’autre.
– Si nous entrions là? dit le Nantais.
C’était une baraque en planches avec des bancs à l’intérieur pour servir d’abri aux ouvriers en attendant les passeurs, les jours de mauvais temps. Clarisse la connaissait bien, cette baraque! Et la vieille, qui avait installé dans un coin son petit commerce d’eau-de-vie de grain et de café noir, avait vu bien des fois madame Roudic attendre la barque de passage et traverser la Loire par des «temps de chien.»
– Ça pique, à ce matin, les gâs! Vous ne prenez pas une goutte?
Jack voulut bien prendre une goutte, mais à condition de la payer, et même il fit signe à un matelot de faction qui grelottait au pied du sémaphore de venir boire avec eux. Le matelot et le Nantais avalèrent leur eau-de-vie comme une muscade. L’apprenti les imita; mais ce qu’il n’aurait pas pu imiter, c’est ce sourire de gourmandise, ce «ah!» de satisfaction qu’avait le marin en s’essuyant la bouche d’un revers de manche. Terrible goutte! Il semblait à Jack qu’il venait d’absorber tout le mâchefer de la forge. Soudain, un coup de sifflet déchira le brouillard. Le bateau de Saint-Nazaire! Il fallut se séparer; mais on se promit de se revoir.
– Tu es un brave garçon, Jack, et je te remercie de tes bons conseils.
– Laissez donc! ça n’en vaut pas la peine, répondit Jack en serrant vigoureusement la main du Nantais, et très étonné de se sentir aussi ému que s’il quittait pour toujours un ami de vingt ans. Surtout, Charlot, vous savez ce que je vous ai dit. Ne jouez plus.
– Oh! non, plus jamais, dit l’autre en se dépêchant de s’embarquer, pour que son jeune ami ne le vît pas éclater de rire.
Une fois le Nantais parti, Jack n’eut pas la moindre envie de retourner à l’usine. Il se sentait au cœur une allégresse inusitée, dans les veines un bouillonnement, un besoin de crier, de courir, de gesticuler. Même le brouillard blanc répandu sur la Loire, traversé de grands navires noirs qui glissaient au milieu ainsi que des ombres chinoises, lui semblait gai, attirant, comme s’il se fût senti des ailes pour le franchir. Ce qui lui paraissait sinistre, au contraire, c’est tout ce train de marteaux, de chaudronnerie, ce ronflement sourd qu’il connaissait trop bien et qu’il avait grande envie de fuir. Après tout, qu’il fût absent tout un jour ou seulement quelques heures, la saboulée de Lebescam n’en serait pas plus rude. Alors cette bonne idée lui vint.
– Puisque je suis en route, si j’en profitais pour aller jusqu’à Nantes acheter le cadeau de Zénaïde?
Le voilà dans le bateau du passeur, puis à la Basse-Indre, puis à la gare, transporté, lui semblait-il, comme par enchantement, tellement tout lui était facile et léger ce matin-là. Mais à la gare il n’y avait pas de départ avant midi. Comment passer le temps? La salle d’attente était froide et déserte. Dehors le vent soufflait. Jack entra dans une auberge plus fréquentée par les ouvriers que par les paysans, bien qu’elle fût en pleine campagne, et portant pour enseigne ces mots écrits en noir sur la façade recrépie: LÀ, S’IL VOUS PLAIT, le cri qui retentit dans la forge quand le fer est chaud et qu’on appelle les compagnons pour le battre. Enseigne menteuse comme toutes les enseignes, car il ne s’agissait pas de forger ici.
Quoiqu’il fût encore de bonne heure, il y avait du monde presque à toutes les tables éclairées de petites lampes à pétrole dont la fumée malsaine se mêlait à celle des pipes, pour épaissir l’atmosphère. Là, s’il vous plaît, buvait dans des coins ce qui hante les cabarets en semaine, à l’heure du travail, le rebut, la lie des ateliers, tout ce qui trouve l’outil trop lourd et le verre léger. Là, s’il vous plaît, on ne voyait que des visages sordides, des bourgerons paresseux souillés de vin et de boue, des bras lassés du sommeil de l’ivrogne, tous les irréguliers, les lâches, les ratés du travail que le cabaret guette aux environs de l’usine, qu’il attire avec sa devanture traîtresse où les bouteilles alignées colorent et déguisent les poisons de l’alcool. Suffoqué par la fumée, étourdi par un brouhaha confus, l’apprenti hésitait à prendre place sur les bancs à côté des autres, quand il s’entendit appeler dans le fond:
– Ohé! l’Aztec, par ici!
– Tiens! voilà Gascogne.
Gascogne était un ouvrier d’Indret renvoyé de la veille pour cause d’ivrognerie. Près de lui, à la même table, se trouvait assis un matelot, ou plutôt un novice de seize à dix-sept ans, dont la tête imberbe et déjà flétrie, à la bouche veule et détendue, sortait de sa large collerette bleue avec une désinvolture d’effronterie. Jack se joignit à cette aimable société.
– Tu tires donc une bordée, toi aussi, ma vieille! dit Gascogne avec cette familiarité de compagnonnage qui unit les mauvais ouvriers… Comme ça se trouve! Tu vas prendre une tournée avec nous.
Il accepta, et ce fut entre eux un assaut de politesses et de flacons de toutes les couleurs. Le novice surtout plaisait à Jack. Il portait son joli costume d’un air si fendant et si crâne! Et puis tant d’aplomb, une telle audace, ne craignant ni Dieu ni gendarmes. À son âge, il avait fait deux fois le tour du monde, et il parlait des Javanaises et de Java comme si ç’avait été en face, de l’autre côté de la Loire. Ah! que l’apprenti eût volontiers troqué son gilet de tricot, son bourgeron, sa cotte, contre le chapeau de toile cirée crânement renversé sur la tête rase du novice et cette ceinture lâche d’un bleu fané par le soleil et l’eau de mer! Un vrai métier, au moins, celui-là, plein d’aventures, de dangers et d’espace. Le marin s’en plaignait pourtant:
– «Trop de bouillon pour si peu de viande…» disait-il à chaque instant.
Jack était ravi de l’expression, la trouvait extrêmement spirituelle:
– Trop de bouillon pour si peu de viande!… Oh! ces matelots, quels gaillards.
– C’est comme à Indret, ajoutait Gascogne. En voilà une baraque!… Et il se répandait en imprécations contre le directeur, les surveillants, des tas de propres à rien qui se croisaient les bras tandis qu’on s’éreintait pour eux.
– Le fait est qu’il y aurait beaucoup à dire… fit Jack, à qui revinrent subitement des phrases banales du chanteur Labassindre sur les droits de l’ouvrier et la tyrannie du capital. Il avait la langue déliée comme les jambes, ce matin-là, le vieux Jack. Peu à peu, son éloquence fit taire tous les bavardages du cabaret. On l’écoutait. On chuchotait près de lui: «Il est joliment futé, ce gamin; on voit bien qu’il vient de Paris.» Il ne lui manquait, pour faire plus d’effet, que de posséder le creux de Labassindre, et non pas cette voix de jeune coq enroué, cette voix d’adulte où les douceurs de l’enfance détonnaient dans de précoces gravités et qui lui arrivait de très loin en ce moment, comme s’il eût envoyé ses mots à plusieurs atmosphères au-dessus de sa tête. Bientôt ce qu’il disait devint si confus, si indistinct, même pour lui, qu’il parla d’abord sans s’entendre, puis ressentit une impression d’enveloppement et de roulis comme s’il était lancé à la suite de ses idées et de ses mots dans la nacelle d’un ballon dont le mouvement lui faisait mal au cœur et l’étourdissait tout à fait.
… Une sensation de fraîcheur sur le front le rendit à lui-même. Il était assis au bord de la Loire. Comment se trouvait-il là, à côté de ce matelot qui lui mouillait les tempes? Ses yeux, péniblement rouverts, papillotèrent au grand jour; ensuite il aperçut, en face de lui, la fumée de l’usine, et, tout près, un pêcheur debout dans son bateau, hissant la voile et se préparant au départ.
– Eh bien! ça va-t-il un peu mieux? dit le novice en tordant son mouchoir.
– Mais oui, très bien, répondit Jack en grelottant, la tête lourde.
– Alors, embarque!
– Comment? fit l’apprenti très étonné.
– Mais oui. Nous allons à Nantes. Tu ne te rappelles donc pas que tu as loué un bateau à ce marinier, tout à l’heure, au cabaret. Voilà Gascogne qui revient avec les provisions.
– Les provisions!
– Tiens, ma vieille, je te rends ta monnaie, dit le forgeron chargé d’un grand panier d’où sortaient le chanteau d’un pain et les goulots de bouteilles… Allons, hop! En route, garçons! Le vent est bon. Dans une heure nous serons à Nantes; et c’est là qu’on en tirera une vraie bordée.
Jack eut alors, pendant une minute, une vision très nette de ce qu’il allait faire, du gouffre où il roulait. Il aurait voulu sauter dans la barque du passeur amarrée non loin de là, retourner à Indret, mais il eût fallu pour cela un effort de volonté dont il n’était pas capable.
– Viens donc! lui cria le novice… Tu es encore un peu pâlot, le déjeuner te remettra.
L’apprenti ne résista plus, s’embarqua avec les autres. Après tout, il lui restait encore trois louis, plus qu’il n’en fallait pour acheter ses vêtements et un petit souvenir à Zénaïde. Son voyage à Nantes ne serait donc pas perdu. D’ailleurs, c’était un effet de l’état dans lequel il se trouvait de passer par les impressions les plus contraires et de la tristesse la plus noire à un contentement inexpliqué.
Maintenant assis avec les autres au fond du bateau, il déjeunait de bon cœur, mis en appétit par la brise piquante et salée qui faisait filer la barque sous un ciel bas, un vrai ciel breton, la tenait penchée de côté comme un oiseau qui rase l’eau d’une aile… Les cordages criaient, la voile se gonflait de toutes pièces, et les deux bords déroulaient, au clapotement des vagues, des paysages riverains et familiers, des silhouettes de pêcheurs, de laveuses, de bergers dont les moutons sur l’herbe rase semblaient de loin de gros insectes. Jack voyait toutes ces choses, et son imagination surexcitée dénaturait, poétisait les aspects autour de lui. Il lui revenait des souvenirs de lectures, des aventures de mer, des récits d’expéditions lointaines, auxquels le voisinage du matelot, la rencontre de gros navires que la barque évitait en passant, n’étaient pas étrangers. Pourquoi dans ce rappel de sa mémoire une vignette anglaise d’un vieux Robinson Crusoé qu’il avait eu, étant tout petit, se présentait-elle obstinément à son esprit avec sa page jaunie et usée, son Robinson couché dans un hamac, un pot de genièvre à la main, au milieu de matelots ivres, de débris de ripaille, et au-dessous cette inscription retenue depuis dix ans: Et dans une nuit de débauche, j’oubliai toutes mes bonnes résolutions. Peut-être y avait-il en ce moment des bouteilles vides roulant dans la barque, du vin répandu, des gens couchés parmi les restes d’un repas. Jack n’en savait rien positivement, mais des vols de mouettes égarées par le vent et tourbillonnant au sommet de la voile augmentaient son illusion de voyage au long cours: car il avait le visage levé, ne voyait plus rien que le ciel, des flocons de nuées grises se succédant sans relâche au-dessus de sa tête et fuyant avec une vitesse fatigante, dont le vertige commençait à le gagner.
Il changea de position, rappelé à la vie réelle par les chansons de ses deux compagnons, qui criaient des refrains de bord: Et bitte et bosse! – Et quelle noce! Ah! s’il avait pu faire comme eux; mais il ne savait que des rondes d’enfant comme: Mes souliers sont rouges, et il aurait eu honte d’une pareille ignorance. Puis il se sentait gêné par un regard braqué sur le sien. Debout en face de lui, crachant de temps en temps dans ses mains pour mieux tenir la barre, le patron le fixait de ses yeux clairs qui paraissaient déteints dans sa face bronzée et tannée. Jack aurait voulu faire taire ce regard méprisant qui lui disait: «Tu n’as pas honte, méchant gamin!» mais ces vieux loups de mer, habitués à guetter le grain, à le voir venir en ombres glissantes sur le bleu des vagues, ont des prunelles solides que rien ne fait baisser. Pour endormir cette surveillance gênante, Jack voulut obliger le patron à boire. Il lui tendait un verre qui tremblait dans sa main et une bouteille d’où il s’entêtait à faire tomber le vin enfui jusqu’à la dernière goutte: «Allons, patron, un coup de vin…»
Le patron fit signe qu’il n’avait pas soif.
– Laisse-le donc tranquille, ce vieux Lascar, dit tout bas le novice à son ami, tu ne te rappelles donc pas qu’il n’avait pas envie de nous conduire… C’est sa femme qui l’a décidé… Lui trouvait que tu avais trop d’argent, que ça n’était pas naturel.
Ah! mais, si vous croyez que Jack va se laisser traiter de voleur… Vous saurez qu’il en a tant qu’il en veut de l’argent. Il n’a qu’à écrire à… Heureusement il se souvient dans le désordre de ses idées que sa mère lui a défendu de prononcer son nom à propos de ces cent francs, et il se contente d’affirmer que cet argent est bien à lui, que ce sont ses économies, qu’il va acheter des vêtements avec et tâcher d’avoir un petit cadeau pour Zé… Zé… Zénaïde!
Il parlait, il parlait… Mais personne ne l’écoutait. Gascogne et le matelot étaient en train de se disputer. L’un voulait descendre à Châtenay, un grand faubourg de Nantes qui s’étend en longueur au bord de l’eau, délabré, usinier et sombre, avec des hangars alternés de guinguettes ou de pauvres jardins noircis de pluie et de fumée. L’autre voulait que l’on continuât jusqu’à Nantes; et dans la dispute qui s’échauffait, on se menaçait de «se démolir la figure à coups de bouteilles, de s’ouvrir le ventre à coups de couteau, ou simplement de se dévisser la tête pour voir ce qu’il y avait dedans.»
Le comique, c’est qu’ils se disaient ces aménités tout près l’un de l’autre, obligés de s’accrocher au rebord de la barque pour ne pas tomber; car la brise était forte et le petit bateau sillonnait le fleuve avec son flanc. Pour exécuter leurs terribles menaces, il aurait fallu qu’ils eussent les mains libres et un peu plus de large. Mais Jack ne voyait pas les choses ainsi, les prenait très au sérieux au contraire, et désolé de la discorde survenue entre ses deux camarades, essayait de les calmer, de les réconcilier.
– Mes amis… mes bons amis… je vous en prie.
Il avait des larmes dans la voix, dans les yeux, sur les joues, une sensibilité extraordinaire, comme si toutes ses autres sensations se fussent fondues, délayées, dans une immense envie de pleurer. Peut-être était-ce de voir tant d’eau autour de lui. Enfin la querelle s’apaisa, subitement, comme elle était venue, Châtenay et sa dernière maison ayant filé le long des rives. On entrait dans Nantes. Le patron amena la voile et prit les rames pour se guider plus sûrement dans l’encombrement tumultueux du port.
Jack voulut se lever pour jouir du coup d’œil; mais il fut obligé bien vite de s’asseoir tout étourdi. C’était, comme le matin, une impression de hauteur et de balancement dans le vide. Seulement, cette fois, il ne perdit pas connaissance. Tout tournait autour de lui. De vieilles maisons sculptées, à balcons de pierre, se mêlaient à des mâts de navires, les poursuivaient, les engloutissaient, disparaissaient elles-mêmes, remplacées par des voiles grandes tendues, des tuyaux noirs et fumants, des coques luisantes, rouges ou brunes. À l’avant des vaisseaux, sous les beauprés, des figures pâles, élancées et drapées, montaient et descendaient au mouvement des vagues, et, parfois, ruisselantes d’eau, avaient l’air de pleurer de fatigue et d’ennui. Du moins Jack se figurait cela. Entre ces quais resserrés et massifs, sous ce ciel bas emportant le regard d’autant plus loin qu’il l’empêchait de s’élever, les navires lui faisaient l’effet de prisonniers, et les noms écrits à leurs flancs paraissaient redemander le soleil, le libre espace, les rades dorées des pays transatlantiques.
Alors il pensa à Mâdou, à ses fuites dans le port de Marseille, à ses cachettes improvisées au fond des cales, parmi le charbon, les marchandises, les bagages. Mais cette idée comme les autres ne fit que traverser son esprit, s’en alla avec les Oh! hisse! des matelots halant sur des cordes, le grincement des poulies en haut des vergues, les coups de marteau des chantiers de construction.
Tout à coup, Jack n’est plus dans le bateau. Comment cela s’est-il fait? Par où est-il descendu? Le rêve a de ces lacunes; et Jack vit dans un rêve agité. Ses deux compagnons et lui s’acheminent sur un quai interminable, longé d’une voie ferrée, encombré de marchandises de toutes sortes qu’on est en train de charger ou de débarquer, ce qui fait à chaque pas des obstacles, des passerelles à enjamber. Il trébuche dans des balles de coton, glisse sur des tas de blé, se cogne aux angles des caisses, respire partout où il passe des odeurs violentes ou fades d’épices, de café, de graines ou d’essences. Il perd ses camarades, les retrouve, les reperd encore, et subitement se surprend en train de faire une longue dissertation sur les graines oléagineuses au brigadier Mangin, qui le regarde avec inquiétude et tire sa petite moustache blonde d’un air gêné. Car c’est une chose singulière, Jack se voit agir, il se dédouble. Il y a en lui un Jack qui est comme fou, qui crie, qui gesticule, marche de travers, dit et fait mille sottises, et un être raisonnable, mais muet, bâillonné, impuissant, qui est condamné à assister à la dégradation de l’autre, sans pouvoir rien que regarder et se souvenir. Ce second Jack, clairvoyant et conscient, s’endort pourtant quelquefois, pendant que l’insensé continue ses divagations, et voilà pourquoi il y a de grandes solutions de continuité dans cette journée turbulente, des lacunes, des absences, des vides que la mémoire ne saurait combler.
Vous figurez-vous la confusion de Jack raisonnable en voyant son «double» s’en aller dans les rues de Nantes armé d’une longue pipe, affublé d’une ceinture de matelot toute neuve, roulée autour de son bourgeron? Il voudrait lui crier: «Mais, imbécile, tu n’as pas l’air d’un marin. Tu as beau avoir une pipe, une ceinture, le chapeau en toile cirée de ton novice, tu as beau marcher entre tes deux camarades en roulant les épaules et bégayer d’un air sacripant: «Trop de bouillon pour si peu de viande, sacrés mille noms de noms!» Tu ressembles tout au plus à un enfant de chœur qui aurait bu le vin des burettes, avec ta ceinture bleue mal nouée, trop haute, et la figure innocente malgré tout… Regarde. On se retourne et l’on rit quand tu passes.»
Mais incapable de rien exprimer, il ne peut que penser cela au-dedans de lui et doit suivre son compagnon, cahoté à tous ses zigzags, à tous ses caprices. Il l’accompagne dans un grand café très doré, garni de glaces où les images se reflètent en ayant l’air de tomber. Le Jack, qui a encore des yeux, regarde en face de lui, parmi les gens qui entrent, qui sortent, un groupe sordide et lugubre au milieu duquel est son double bien pâle, sale, souillé de ces boues qu’éclaboussent autour d’eux des pas pesants, mal affermis. Un garçon s’approche des trois sacripants. On les met dehors, on les rend au froid de la rue. À présent ils errent par la ville.
Quelle ville!… Comme elle est grande!… Des quais, toujours des quais bordés de vieilles maisons à balcons de fer. On passe un pont, puis un autre, encore un autre. Que de ponts, que de rivières qui se croisent, se mêlent, mettent un fatigant mouvement de flots dans toutes les visions troubles de cette course sans frein ni but! C’est si triste à la fin de courir ainsi que Jack se retrouve pleurant à chaudes larmes sur un petit escalier étroit et glissant qui joint l’eau noire d’un canal, y enfonce ses dernières marches. C’est une eau sans remous ni courants, épaisse, moirée et lourde, chargée de teinturerie, et qui claque sous les battoirs d’un grand bateau non loin de là. Gascogne et le matelot jouent à la galoche sur la berge. Jack est désolé. Il ne sait pas pourquoi. Il s’ennuie. Et puis il a si mal au cœur!… «Tiens! si je me noyais…» Il descend une marche, puis une autre. Le voilà au ras de l’eau. L’idée qu’il va mourir l’apitoie sur lui-même.
– «Adieu, mes amis…» dit-il en sanglotant. Mais ses amis sont si fort occupés de leur partie de bouchon, qu’ils ne l’entendent pas.
– Adieu mes pauvres amis!… Vous ne me verrez plus… Je vais mourir.
Les pauvres amis, toujours aussi sourds, discutent sur un coup douteux. Quel malheur pourtant de mourir ainsi, sans dire adieu à personne, sans qu’on essaye de vous retenir au bord du gouffre! C’est qu’ils le laissaient parfaitement se noyer, ces monstres! Ils sont là-haut à crier, à se menacer comme le matin. Ils parlent encore de s’ouvrir le ventre, de se dévisser la tête. On s’attroupe autour d’eux. Des sergents de ville arrivent, Jack a peur, remonte les marches, et se sauve… Le voilà le long d’un grand chantier. Quelqu’un passe près de lui, courant et titubant. C’est le matelot, tout débraillé, sans chapeau, sans cravate, son grand col arraché sur la poitrine.
– Et Gascogne?
– Dans le canal… Je l’ai envoyé rouler d’un coup de tête… Vlan!…
Et le matelot s’en va bien vite, car il a les sergents de ville après lui. Les idées de Jack sont tellement tournées au lugubre, qu’il trouve presque naturel que le novice ait noyé Gascogne, comme si le meurtre était le dernier échelon d’une échelle sinistre où il a posé le pied et qui descend dans le noir. Pourtant, il voudrait retourner sur ses pas, s’informer de ce malheureux. Soudain, on l’appelle.
– Hé! l’Aztec.
C’est Gascogne, sans chapeau, sans cravate, essoufflé, éperdu.
– Il a son compte, ton matelot… D’un coup de savate, v’lan! dans le canal… La police est à mes trousses… Je me sauve… bonsoir!…
Lequel est le tué des deux? Lequel est l’assassin? Jack ne cherche pas, ne comprend plus; et je ne sais comment cela se fait, les voilà encore réunis tous les trois dans un cabaret où ils s’attablent devant une énorme soupe à l’oignon, dans laquelle on renverse plusieurs litres. Ce breuvage singulier s’appelle «faire chabrol.» On fait chabrol, on doit le faire plusieurs fois, dans des cabarets différents, car les comptoirs, les tables boiteuses se succèdent dans ce rêve vertigineux où le Jack qui raisonne a presque renoncé à suivre l’autre. Ce ne sont que pavés humides, caves sombres, petites portes ogivales surmontées d’enseignes parlantes, de tonnes, de verres mousseux, de raisins en treille. Tout cela s’assombrit à mesure jusqu’au moment où la nuit des bouges s’allume, où des chandelles plantées dans des bouteilles éclairent une vision hideuse de négresses enguirlandées de gaze rose, de matelots dansant la gigue, accompagnés par des harpistes en redingote. Là, Jack, excité par la musique, fait mille folies. Maintenant il est grimpé sur une table, en train d’exécuter une danse surannée qu’un vieux maître à danser de sa mère lui a apprise quand il était enfant:
À la Monaco
L’on chasse et l’on déchasse.
Et il chasse, et il déchasse, puis la table croule, et il roule avec elle parmi des débris, des cris, un tumulte effroyable de vaisselle brisée.
Affaissé sur un banc, au milieu d’une place déserte, inconnue, où se dresse une église, il a encore la mesure de son pas dans l’idée: À la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse. C’est tout ce qui reste de la journée dans sa tête vide, aussi vide que son gousset… Le matelot? Parti… Gascogne? Disparu… Il est seul à cette heure du crépuscule où la solitude se sent dans toute son amertume. Le gaz jaune s’allume isolément par flambées aussitôt reflétées dans la rivière et les ruisseaux. Partout l’ombre flotte, comme une cendre amoncelée sur le foyer du jour encore vaguement éclairé. Dans cette ombre, l’église noie peu à peu ses contours massifs. Les maisons n’ont plus de toits, les navires plus de huniers. La vie descend au ras du sol à la hauteur des rayons tombant de quelques rares boutiques.
Après les cris, les chants, les larmes, le désespoir, la grande joie, Jack arrive maintenant à la terreur. À la page lugubre du triste livre qu’il a lu tout le jour, il y a écrit: Néant. Sur celle-là: Néant et Nuit… Il ne bouge plus, n’a pas même la force de s’enfuir pour échapper à cet abandon, à cette solitude qui l’épouvante, et resterait là étendu sur ce banc, comme ils font tous, dans un anéantissement qui n’est pas le sommeil, si un cri bien connu, cri sauveur, cri de délivrance, ne l’arrachait à sa torpeur:
Chapeaux! chapeaux! chapeaux!
Il appelle: «B’lisaire!…»
C’est Bélisaire. Jack essaye de se dresser, de lui expliquer qu’il a tiré «une bor… bor… bordée;» mais il ne sait s’il y parvient. En tout cas, il s’appuie sur le camelot dont la démarche est au diapason de la sienne, aussi clopinante, aussi pénible, mais soutenue au moins par une vigoureuse volonté. Bélisaire l’emmène, le gronde doucement. Où sont-ils? où vont-ils? Voilà les quais éclairés et déserts… Une gare… C’est bon un banc pour s’allonger…
Quoi donc? Qu’est-ce qu’il y a? qu’est-ce qu’on lui veut? On le réveille. On le secoue. On le bouscule. Des hommes lui parlent très fort. Ses mains sont prises dans des mains de fer. Ses poignets attachés avec des cordes. Et il n’a pas seulement le courage de résister, car maintenant le sommeil est plus fort que tout. Il dort dans quelque chose qui a l’air d’un wagon. Il dort ensuite dans un bateau où il fait bien froid, mais où il ronfle tout de même, roulé au fond, incapable de mouvement. On le réveille encore, on le porte, on le tire, on le pousse. Et quel soulagement il éprouve, après ces pérégrinations sans nombre dans un somnambulisme éperdu, à s’étendre sur la paille où il vient de rouler, à dormir enfin tout son soûl, garanti de la lumière et du bruit par une porte et deux verrous tirés, énormes et grinçants.
Au matin, un bruit terrible qui se faisait au-dessus de sa tête réveilla Jack en sursaut.
Oh! le réveil lugubre de l’ivresse, l’ardente soif, le tremblement, la gêne des membres las, comme serrés dans une armure lourde qui les blesserait de partout, puis la honte, l’angoisse inexprimable de l’être humain se retrouvant dans la brute et si dégoûté de sa vie souillée qu’il se sent incapable de recommencer à vivre! Jack éprouva tout cela en ouvrant les yeux, avant même d’avoir repris possession de sa mémoire, et comme s’il avait dormi dans l’obsession d’un remords.
Il faisait encore trop nuit pour distinguer les objets. Pourtant il savait bien qu’il n’était pas dans sa mansarde. Il ne voyait pas luire au-dessus de lui la vitre de sa lucarne, toute bleue d’espace; et le pâlissement de l’aube lui arrivait de deux hautes fenêtres qui coupaient la clarté en une multitude de taches blanches sur le mur. Où était-il? Dans un coin, pas loin de son grabat, s’entre-croisaient des cordes, des poulies, de gros poids. Soudain le bruit effrayant qui l’avait réveillé toute à l’heure recommença. C’était comme un grincement de chaîne qui se déroulait, puis la sonnerie profonde d’une grosse horloge. Cette horloge, il la connaissait. Depuis deux ans bientôt, elle réglait l’emploi de tout son temps, lui arrivait avec le vent d’hiver, la chaleur de l’été, quand il s’endormait le soir dans sa petite chambre d’apprenti, et cognait, le matin, de ses notes lourdes au carreau mouillé de sa lucarne en lui disant: «Lève-toi.»
Il était donc à Indret. Oui, mais d’habitude cette voix de l’heure venait de plus haut, de plus loin. Il fallait qu’il eût la tête bien fatiguée pour que les bruits y résonnassent si fort, avec ces vibrations persistantes. À moins qu’il ne fût dans la tour même de l’horloge, dans cette chambre haute qu’à Indret l’on appelait la «séquestre» et où l’on enfermait quelquefois les apprentis indisciplinés. C’est là qu’il était, effectivement. Pourquoi?… Qu’est-ce qu’il avait fait?…
Alors le faible rayon de jour qui se glissait dans la pièce et lui en découvrait peu à peu l’aspect, pénétra aussi dans sa mémoire et en éclaira successivement tous les replis. Il essayait de reconstruire sa journée de la veille, et tout ce qu’il en apercevait le remplissait d’épouvante. Ah! s’il avait pu ne plus se souvenir!
Mais avec une implacable cruauté, son second «moi,» réveillé tout à fait, lui rappelait toutes les folies qu’il avait faites ou dites dans la journée. Cela sortait de la confusion du rêve, morceau par morceau. L’autre n’avait rien oublié, et, qui plus est, donnait des preuves à l’appui: un chapeau de matelot qui avait perdu son ruban… une ceinture bleue… des débris de pipes, de tabac dans ses poches avec des restes de monnaie infime. À chaque nouvelle révélation, Jack avait des rougeurs dans l’ombre, des exclamations de colère et de dégoût, les mouvements désespérés de l’orgueil devant la honte irréparable. À une de ces exclamations plus fortes que les autres, un gémissement lui répondit.
Il n’était pas seul. Il y avait quelqu’un avec lui, une ombre assise là-bas sur la pierre d’une de ces profondes embrasures d’autrefois, taillées dans toute l’épaisseur des murailles.
– Qui est ça? se demandait Jack avec inquiétude; et il regardait se découper sur la blancheur du mur passé à la chaux cette silhouette grotesque et immobile qui avait des affaissements de bête, des angles irréguliers et ressortants. Un seul être au monde était assez difforme pour un pareil reflet: Bélisaire… Mais qu’est-ce que Bélisaire serait venu faire là?… Pourtant Jack se rappelait vaguement qu’il avait été protégé par le camelot. Sa courbature lui remettait en mémoire une lutte au milieu d’une gare, dans un éparpillement de chapeaux et de casquettes dispersés par un grand vent. Tout cela confus, trouble, hésitant, et comme barbouillé de lie.
– Est-ce vous, Bélisaire?
– Oh! oui, c’est moi, fit le camelot d’une voix rauque, avec un accent désespéré.
– Mais, au nom du ciel, qu’est-ce que nous avons donc fait, qu’on nous enferme ici comme deux malfaiteurs?
– Ce que d’autres ont pu faire, je n’en sais rien, et ça ne me regarde pas. Mais je sais bien que moi je n’ai fait de tort à personne, et que c’est une vraie méchanceté de m’avoir mis mes chapeaux dans un état pareil.
Il s’arrêta un moment, encore secoué de sa terrible bataille, regardant son désastre devant lui dans la nuit noire, toute sa cargaison piétinée, foulée, disparue. Cet affreux spectacle qu’il avait constamment sous les yeux depuis la veille l’empêchait de sentir le sommeil, la fatigue de son corps garrotté de chaînes et de cordes, jusqu’au supplice habituel du brodequin auquel sa destinée errante et sa difformité le condamnaient.
– Est-ce qu’on me les payera, dites, mes chapeaux?… Car enfin, moi, je n’y suis pour rien dans ce qui arrive. Vous leur direz bien, au moins, que ce n’est pas moi qui vous ai aidé à faire cette chose-là.
– Quelle chose?… Qu’est-ce que j’ai fait?… demanda Jack avec assurance; mais il songea que parmi tant de folies qui ne lui étaient pas toutes présentes à l’esprit, il avait pu en commettre une plus grave que les autres, et il questionna Bélisaire cette fois plus timidement:
– Enfin, de quoi m’accuse-t-on?
– Ils disent… mais pourquoi me faites-vous parler? Vous vous en doutez bien de ce qu’ils disent.
– Mais non, je vous jure.
– Eh bien! ils disent que c’est vous qui avez volé…
– Volé?… Et quoi donc?
– La dot de Zénaïde.
L’apprenti, dégrisé complètement, eut un cri d’indignation et de douleur.
– Mais c’est une infamie. Vous ne croyez pas cela, n’est-ce pas, Bélisaire?
Bélisaire ne répondit pas. C’était la certitude de tout le monde à Indret que Jack était coupable, et les gendarmes qui les avaient arrêtés la veille, en s’entretenant devant le camelot, l’avaient persuadé à son tour. Toutes les preuves étaient contre l’apprenti. Au premier bruit répandu dans l’usine du vol commis chez les Roudic, on avait pensé à Jack qui manquait justement à l’appel du matin. Ah! le Nantais avait bien calculé son coup en l’éloignant de l’atelier… Depuis le cabaret de la grande rue d’Indret jusqu’à la gare de la Bourse, à Nantes, où le coupable et son complice avaient été arrêtés au moment où ils prenaient leurs billets pour se sauver on ne sait où, la trace du vol se suivait, se continuait sous les pas de l’apprenti, reconnaissable à l’or répandu, gaspillé tout le long de la route, à ces pièces de vingt francs changées à tout propos. Et quelle preuve convaincante que cette débauche de tout un jour, cette ivresse qui suit le crime d’ordinaire comme un remords boiteux et déguisé!
Le doute n’existait donc pour personne. Un seul point restait inexplicable, la disparition complète de ces six mille francs dont on n’avait trouvé aucune trace, ni dans les poches de Bélisaire chargées de quelques francs, produit de sa vente journalière, ni dans celles de l’apprenti au fond desquelles sonnaient des monnaies bizarres, rouillées, monnaies de cabarets marins où viennent se désaltérer tous les équipages du monde. Évidemment ce n’était pas dans les bouges du port qu’ils avaient pu, même en dix heures, dépenser tout l’argent qui manquait à la cassette de Zénaïde. Le gros morceau devait être caché quelque part.
Où?… C’est ce qu’il fallait savoir.
Aussi, dès que le jour parut, le directeur fit descendre les coupables dans son cabinet, deux véritables criminels, couverts de boue, blêmes, déchirés, frissonnants. Encore Jack avait la grâce de la jeunesse, sa petite frimousse intelligente et fine gardait, malgré l’état de son costume et sa hideuse ceinture bleue, quelque chose d’intéressant, de distingué. Mais Bélisaire, épouvantable, plus laid de tous les horions reçus dans la bagarre, les marques de résistance écrites partout sur sa figure, sur ses vêtements, en balafres, en déchirures, était rendu plus terrible encore par l’expression d’atroce souffrance que ses pieds gonflés, serrés toute la nuit, mettaient sur sa face terreuse plaquée de rouge et grimaçante, expression qui fermait sa bouche épaisse, y imprimait le mutisme humain, voulu, lamentable, qu’on observe sur le mufle des phoques. À les voir tous les deux, l’un à côté de l’autre, le sentiment général se trouvait bien confirmé, qui voulait que l’apprenti, cet enfant si doux, si timide, n’eût été que l’instrument de quelque misérable dont les conseils l’avaient perdu.
En traversant l’antichambre du directeur, Jack aperçut plusieurs visages qui lui firent l’effet d’apparitions, comme si les imaginations d’un affreux cauchemar avaient pris corps et s’étaient dressées en face de lui. L’assurance qui lui faisait encore porter la tête haute devant le crime dont on l’accusait, l’abandonna à cet instant. Le marinier qui l’avait conduit, des cabaretiers d’Indret, de la Basse-Indre, même de Nantes, lui rappelaient toutes les étapes de sa journée de la veille. Il la revécut en une minute avec tous ses souvenirs pénibles et grotesques, repassa par toutes les pâleurs de son ivresse, toutes les rougeurs de sa honte.
Quand il entra dans la Direction, il était humble, plein de larmes, prêt à se courber pour demander grâce.
Il n’y avait là que le directeur, assis devant la fenêtre dans son grand fauteuil de bureau, et le père Roudic, debout auprès de lui, son petit béret de laine bleue à la main. Les deux surveillants qui avaient amené les criminels restèrent au fond contre la porte, ne quittant pas de l’œil le camelot, malfaiteur dangereux, capable de tous les crimes. Jack, en voyant le contre-maître, avait eu le mouvement presque instinctif d’aller vers lui, la main tendue comme à un ami, à un défenseur naturel; mais la physionomie du père Roudic avait un air de sévérité, de tristesse surtout, qui le tint à distance pendant tout le temps de son interrogatoire.
– Écoutez-moi, Jack, dit le directeur. Par égard pour votre jeunesse, pour vos parents, pour les bonnes notes que vous avez eues jusqu’à ce jour et, je dois vous le dire, par égard surtout pour l’honneur de la maison d’Indret, j’ai obtenu qu’au lieu de vous conduire à Nantes on vous laissât ici et qu’on attendît quelques jours avant de commencer l’instruction. Ainsi donc, à l’heure qu’il est, tout se passe entre vous, Roudic et moi; il ne tient qu’à vous que la chose n’aille pas plus loin. On vous demande seulement de rendre ce qui vous reste…
– Mais monsieur…
– Ne m’interrompez pas, vous vous expliquerez tout à l’heure… de rendre ce qui vous reste des six mille francs volés, car, enfin, vous n’avez pas pu dépenser six mille francs dans une journée, n’est-ce pas? Eh bien! donnez-nous ce que vous avez encore, et je me contenterai de vous renvoyer à vos parents.
– Excusez, fit Bélisaire, avançant timidement sa grosse tête avec un sourire aimable plissé d’autant de rides qu’il y a de petites vagues sur la Loire par les vents d’est… Excusez…
Au coup d’œil méprisant et glacial que lui jeta le directeur, il s’arrêta embarrassé, se grattant la tête.
– Qu’avez-vous à dire?
– Dam!… Comme je vois que l’affaire du vol est arrangée, je voudrais bien, si c’est un effet de votre bonté, qu’on parle un peu de mes chapeaux maintenant.
– Taisez-vous, drôle. Je ne comprends pas que vous ayez l’audace de dire un mot. Comme si nous ne savions pas que le vrai coupable c’est vous, malgré vos airs doucereux, et que jamais cet enfant, sans vos mauvais conseils, n’aurait commis une action pareille.
– Oh!… fit le malheureux Bélisaire en se tournant vers l’apprenti comme pour le prendre à témoin. Jack voulut protester. Le père Roudic ne lui en laissa pas le temps.
– Vous aviez bien raison, monsieur le directeur. C’est cette mauvaise fréquentation qui l’a perdu. Avant, il n’y avait pas d’apprenti plus honnête, plus fidèle à son devoir. Ma femme, ma fille, tout le monde l’aimait à la maison. Nous avions confiance en lui. Il a fallu, bien sûr, qu’il rencontrât ce misérable.
Bélisaire, en s’entendant traiter ainsi, avait une mine si effarée, si désespérée, que Jack, oubliant pour une minute l’accusation qui pesait sur lui-même, prit bravement la défense de son ami.
– Je vous jure, monsieur Roudic, que ce pauvre garçon n’est pour rien dans tout ceci. Quand on nous a arrêtés hier, il venait de me rencontrer errant dans les rues de Nantes, et comme je… je n’étais pas en état de me conduire, il allait me ramener à Indret.
– Vous auriez donc fait le coup tout seul? demanda le directeur d’un air incrédule.
– Mais je n’ai rien fait, monsieur. Je n’ai pas volé. Je ne suis pas un voleur.
– Prenez garde, mon garçon, vous entrez dans un mauvais chemin. Il n’y a qu’un aveu complet et la restitution de l’argent qui puissent vous mériter notre indulgence. Quant à votre culpabilité, elle est trop évidente. N’essayez pas de la nier. Voyons! malheureux enfant, vous étiez seul avec les dames Roudic dans la maison cette nuit-là. Avant de se coucher, Zénaïde a ouvert son armoire devant vous, elle vous a montré la place même de sa cassette. Est-ce vrai? Puis, au milieu de la nuit, elle a entendu remuer votre échelle, elle vous a parlé. Naturellement, vous n’avez pas répondu; mais elle est bien sûre que c’était vous, puisqu’il n’y avait que vous dans la maison.
Jack, atterré, eut pourtant encore la force de répondre:
– Ce n’est pas moi. Je n’ai rien volé.
– Vraiment? Et tout cet argent gaspillé, semé sur votre route?
Il allait dire: «C’est ma mère qui me l’a envoyé.» Mais il se rappela les recommandations qu’elle lui avait faites: «Si on te demande d’où te viennent ces cent francs, tu diras que ce sont tes petites économies.» Et en effet, avec cette foi aveugle, cette vénération qu’il gardait pour les commandements de sa mère, il répondit: «Ce sont mes petites économies.»
Elle lui aurait commandé de dire: «C’est moi qui ai volé,» que, sans hésitation, sans discussion, il se fût avoué coupable. C’était un enfant comme cela.
– Comment voulez-vous nous faire croire qu’avec les cinquante centimes de paye que vous touchez par jour, vous avez pu mettre de côté les deux ou trois cents francs qu’au train dont vous meniez les choses, vous avez dû dépenser dans la journée?… N’essayez donc pas de ces mauvais moyens. Vous feriez bien mieux de demander pardon à ces braves gens, à qui vous avez porté un coup terrible, et de réparer bien vite le tort que vous leur avez fait.
Alors le père Roudic s’approcha de Jack, et lui posa la main sur l’épaule:
– Jack, mon petit gars, dis-nous où est l’argent. Songe que c’est la dot de Zénaïde, que j’ai travaillé vingt ans de ma vie, que je me suis privé de tout pour économiser une somme pareille. Ma consolation, c’était qu’un jour, le bonheur de mon enfant serait acheté de ma fatigue et de mes privations… Je suis bien sûr qu’en faisant le coup tu ne pensais pas à tout cela, sans quoi tu ne l’aurais pas fait; car je te connais, tu n’es pas méchant. Non, ça été un moment de folie. La tête t’aura tourné de voir tant d’argent ensemble, avec la facilité de le prendre. Mais maintenant tu as dû réfléchir, et c’est seulement la honte d’avouer qui te retient… Allons! Jack; un peu de courage!… Pense que je suis vieux, qu’il n’y a pas moyen que je regagne toutes ces pièces blanches, et que ma pauvre Zénaïde… Allons! dis où est l’argent, petit gars.
Très troublé, très rouge, le bonhomme essuyait son front après ce grand effort d’éloquence. Vraiment il fallait être un coupable bien endurci pour résister à une prière aussi touchante. Bélisaire lui-même était si ému qu’il en oubliait sa propre catastrophe, et pendant que Roudic parlait, il faisait à l’apprenti une foule de petits signes qu’il croyait mystérieux, mais que sa physionomie traduisait avec l’exagération la plus comique: «Allons! Jack, rendez-lui donc ses écus, à ce pauvre homme.» C’est qu’il comprenait bien les sacrifices de ce père, lui, le camelot, dont la vie était un crucifiement perpétuel pour les siens.
Hélas! si Jack l’avait tenu, cet argent, avec quelle joie il l’aurait jeté dans les mains du père Roudic, dont le désespoir lui serrait le cœur! Mais il ne l’avait pas, et ne pouvait que dire:
– Je ne vous ai pas volé, monsieur Roudic. Je jure que je n’ai rien pris.
Le directeur se leva impatienté.
– En voilà assez. Pour résister à des paroles comme celles que vous venez d’entendre, il faut avoir une âme bien scélérate, et si elles ne vous ont pas arraché la vérité, tout ce que nous vous dirions n’y parviendrait pas. On va vous reconduire là-haut. Je vous donne jusqu’à ce soir pour réfléchir. Si, ce soir, vous ne vous êtes pas décidé à opérer la restitution qu’on vous demande, je vous abandonne à la justice: elle saura bien vous faire parler.
Ici, un des surveillants, ancien gendarme, homme perspicace et sûr, s’approcha de son chef et lui dit à voix basse:
– Je crois, mon directeur, que si vous voulez tirer quelque chose de l’enfant, il faut le mettre à part de l’autre. J’ai vu le moment où il allait tout dire; c’est le camelot qui l’en a empêché en lui faisant tout le temps des signes.
– Vous avez raison. Il faut les mettre à part.
On les sépara donc, et Jack fut ramené tout seul dans la chambre de l’horloge. En sortant, il avait vu la figure ahurie, terrifiée, de Bélisaire qu’on conduisait les menottes au poing; et la pensée de ce pauvre diable, aussi malheureux et encore moins coupable que lui, vint ajouter à ses tortures.
Que la journée lui sembla longue!
Il essaya d’abord de dormir, d’enfoncer sa tête dans la paille pour échapper au désespoir qui l’envahissait. Mais l’idée que tout le monde le croyait criminel, que lui-même avait donné prise à tous les soupçons par sa conduite honteuse de la veille, le secouait à chaque instant de violents soubresauts… Comment prouver son innocence? En montrant la lettre de sa mère et que l’argent dépensé venait d’elle. Mais si d’Argenton le savait!… Ce manque de perspective, qui met dans les jeunes cerveaux les petites raisons avant les grandes, lui faisait abandonner tout de suite ce moyen de salut. Il voyait une scène épouvantable aux Aulnettes, et la pauvre Charlotte en pleurs…
Mais alors, par quels moyens se justifier? Et pendant que couché sur sa botte de paille, encore éreinté de l’ivresse de la veille, il se débattait dans ces difficultés de sa conscience, le bruit, l’activité du travail montaient autour de lui, l’horloge sonnait au-dessus de sa tête, et ce timbre lourd semblait le pas lent, inexorable de quelque vengeur qui arrivait.
Deux heures. Quatre heures. Voilà la rentrée, la sortie des ouvriers. Le soir va venir, et il n’a que jusqu’au soir pour prouver son innocence. Si l’argent n’est pas rendu, en prison! Jack voudrait y être déjà. Il lui semble qu’il serait bien, enfermé, muré dans un cachot si noir, si profond que personne ne viendrait l’y réclamer. On dirait qu’il se doute de l’horrible torture qui va lui être encore infligée. Tout à coup, il entend crier l’escalier en échelle de moulin qui mène à la chambre de l’horloge. Quelqu’un souffle, soupire, se mouche derrière la porte, où résonne à la fin un petit coup comme en frappent de gros doigts timides qui ont toujours peur de faire trop de bruit. Puis la clef tourna dans la serrure.
– C’est moi… Ouf! que c’est haut!
Elle dit cela d’un petit air gracieux, dégagé; mais elle a tellement pleuré, ses cheveux si lisses d’ordinaire sont si ébouriffés sous sa coiffe, ses yeux si rouges, si gonflés, que cette gaieté factice sur les traces de son chagrin ne les fait que mieux ressortir. La pauvre fille sourit à Jack, qui la considère tristement:
– Je suis laide, hein?… C’est une horreur… Déjà, dans l’habitude, je ne me trouve pas jolie. Je me fais des grimaces quand je me regarde. Je n’ai pas de taille, pas de tournure, avec ça un gros nez, de tout petits yeux. Ce n’est pas de pleurer qui me les agrandira, mes yeux; et dam! depuis hier je ne fais que ça, une vraie Madeleine… Et mon petit Mangin qui est un si joli homme! Il fallait vraiment une dot comme la mienne pour le faire passer sur tous mes défauts. Les jalouses me le disaient bien: «C’est pour ton argent qu’il te demande…» Comme si je ne le savais pas! Eh bien oui! c’était mon argent qui lui plaisait, c’était mon argent qu’il voulait, mais je l’aimais, moi. Et je pensais: «Quand je serai sa femme, je le forcerai bien à m’aimer, lui aussi…» Mais maintenant, vous comprenez, mon petit Jack, ça n’est plus du tout la même chose. Ce n’est pas pour les mille francs qui restent au fond de ma cassette que l’on s’embarrasse d’une créature aussi laide que moi. Déjà, quand le père Roudic ne voulait donner que quatre mille francs, M. Mangin avait bien dit qu’à ce prix-là il préférait rester garçon. Aussi il me semble que je le vois, ce soir quand il rentrera, comme il va tortiller sa petite moustache et me tourner gentiment son compliment d’adieu. Oh! je lui épargnerai cette peine, bien sûr; c’est moi qui la première lui rendrai sa parole… Seulement… seulement… avant de renoncer à tout mon bonheur, j’ai voulu venir vous trouver et causer un peu avec vous, Jack.
Jack avait baissé la tête. Il pleurait. Si jeune qu’il fût, il comprenait quelle humiliation de toute la femme il y avait dans cet aveu naïf que Zénaïde lui faisait de sa laideur. Et puis c’était si touchant cette vaillance vertueuse, la confiance de cette brave fille dans son amour, dans ses qualités de ménagère pour lui conquérir, après la noce, ce joli mari acheté à prix d’or.
En le voyant pleurer, elle eut un élan de joie.
– Ah! je leur disais bien, moi, qu’il n’était pas méchant et que je n’aurais qu’à lui montrer ma grosse vilaine figure, que les larmes ont tant rougie depuis hier, pour lui toucher le cœur, pour lui faire dire: «Tout de même, cette pauvre Zénaïde, que j’ai vue si heureuse de se marier qu’elle en dansait de joie devant son armoire, j’ai eu tort de lui faire de la peine.» C’est vrai qu’hier matin, quand j’ai tenu ma cassette dans la main, pas plus lourde qu’une poignée de neige, j’ai cru qu’on m’avait pris mon cœur, tellement je me sentais, là, dans la poitrine, un grand vide qui a toujours duré depuis… N’est-ce pas, Jack, mon ami, que vous voulez bien me rendre ma dot?
– Mais je ne l’ai pas, Zénaïde, je vous jure.
– Non, ne me dites pas ça, à moi. Vous n’avez pas peur de moi, n’est-ce pas? je ne vous fais pas de reproches. Dites-moi seulement où est mon argent. Il doit en manquer un peu, je pense bien; mais qu’est-ce que ça fait? Nous savons ce que c’est que les jeunes gens; il faut que ça s’amuse. Ah! ah! ah! vous avez dû les faire sauter les écus de papa Roudic. Tant mieux, pardi! Mais dites-moi où vous avez mis le reste.
– Par pitié, Zénaïde, écoutez-moi. Je n’ai pas volé. On se trompe. Ce n’est pas moi. Oh! c’est horrible que tout le monde me croie coupable.
Elle continuait sans l’écouter:
– Mais comprenez donc qu’il ne voudra plus de moi, que c’est fini du mariage de cette pauvre Zénaïde… Jack, mon ami, ne me faites pas cette méchanceté. Vous vous en repentiriez un jour bien sûrement… Au nom de votre mère que vous aimez tant, au nom de cette petite amie que vous avez là-bas, dont vous me parliez toujours, – qui sait? ce sera peut-être votre promise plus tard, car ces amitiés entre tout petits vous mènent loin quelquefois, – eh bien! c’est en son nom que je vous demande cette chose. Oh! mon Dieu! vous dites non encore. Comment faut-il donc vous supplier?… Tenez! à deux genoux et les mains jointes, comme devant sainte Anne.
Agenouillée près de la pierre où l’apprenti était assis, elle recommençait à pleurer avec des étouffements, des suffocations, toutes les résistances que trouvent les larmes dans ces natures robustes fermées d’habitude aux manifestations extérieures. Le désespoir alors ressemble à une explosion; venu des profondeurs, il effraye, il brûle comme une lave, se répand avec une force inconnue. Ainsi affaissée dans les plis de son costume rustique, sa coiffe blanche prosternée en une attitude de supplication fervente, Zénaïde était bien l’image de ces grands désespoirs, de ces mornes prières qu’on aperçoit dans des coins d’églises désertes, en semaine, parmi les villages bretons.
Aussi désolé qu’elle, Jack essayait de lui prendre sa main où l’anneau d’argent des fiançailles s’incrustait tout neuf et pesant; il s’efforçait de se défendre encore, de se justifier.
Soudain, elle se leva d’un bond:
– Vous serez puni, allez!… Personne ne vous aimera dans la vie, parce que vous êtes un méchant cœur.
Elle sortit en courant, descendit tout d’une traite jusqu’au cabinet du directeur qui l’attendait seul avec son père.
– Eh bien?
Elle ne répondit pas, se contenta de faire «non» de la tête, toute parole étant encore submergée dans sa gorge obstruée de larmes.
– Allons! mon enfant, ne vous désolez pas trop. Avant de nous adresser à la justice qui, elle, songe plutôt à punir les coupables qu’à réparer le mal qu’ils ont fait, il nous reste encore une ressource. Roudic m’assure que la mère de ce misérable est mariée à un homme très riche… Eh bien! nous allons leur écrire… Si ce sont de braves gens, comme on me le dit, votre dot n’est pas encore perdue.
Il prit une feuille de papier et écrivit, lisant à mesure:
«Madame, votre fils s’est rendu coupable d’un vol de six mille francs, toutes les économies de l’honnête et laborieuse famille chez laquelle il était logé. Je n’ai pas encore livré le voleur aux tribunaux, espérant toujours qu’il restituerait au moins une partie de l’argent dérobé; mais je commence à croire qu’il a tout gaspillé ou perdu dans une journée d’orgie qui a suivi le crime. Cette situation étant donnée, les poursuites sont inévitables, à moins que vous ne soyez disposée à indemniser la famille Roudic de la somme qui lui a été soustraite. J’attendrai votre décision pour agir; mais je ne l’attendrai que trois jours, car j’ai déjà beaucoup tardé. Si je n’ai pas de réponse dimanche, lundi matin le coupable sera entre les mains de la justice.
«LE DIRECTEUR»
Et il signa.
– Pauvre gens! c’est terrible… dit le père Roudic qui, au milieu de son chagrin, trouvait encore de la pitié pour les autres. Zénaïde releva la tête avec un air farouche:
– Pourquoi donc ça, terrible? L’enfant m’a pris ma dot. Il faut bien que les parents me la rendent.
Cruauté de l’amour et de la jeunesse! Elle ne songeait pas une minute au désespoir de cette mère apprenant le déshonneur de son fils. Le vieux Roudic, au contraire, s’attendrissait en pensant qu’il serait mort de honte s’il avait reçu une nouvelle pareille.
Aussi, quoique Zénaïde lui tînt bien au cœur, avait-il comme un vague espoir que les choses se dénoueraient autrement, que l’apprenti restituerait l’argent de lui-même, que peut-être cette cruelle lettre se perdrait en chemin, n’arriverait pas à destination. C’est si fragile ce carré de papier qui s’en va si loin, mêlé à tant d’autres, livré à tous les hasards d’une route accidentée!
Oui, c’est léger et fragile, une lettre, et cela s’égare bien souvent. Mais celle que le directeur vient d’écrire, qu’il cachète à la flamme d’une bougie, qu’il remet au courrier avec d’autres liasses, ne risque pas de s’égarer. Le facteur breton la prendra à tâtons dans la boîte de fer-blanc, la jettera au fond de son sac de cuir, s’attardera avec elle dans quelque cabaret de grande route; soyez sûr qu’il ne l’oubliera pas. Elle passera sur la Loire sans qu’aucun vent de terre ou de mer ait le pouvoir de l’emporter. Au chemin de fer, les employés, toujours pressés, l’enfermeront dans la sacoche de toile, à peine liée, usée d’un long service, qu’on jette au passage du train; elle ne se perdra pas.
Elle sera confondue dans un tas d’autres lettres plus grandes, glissera, roulera, sautera au mouvement du wagon qu’une étincelle égarée suffirait à enflammer, puis elle arrivera à Paris, et de là, passant par toutes sortes de grillages, de triages, ni brûlée, ni volée, ni déchirée, ni perdue, elle ira droit à son but, et plus sûrement que toute autre. Pourquoi? Parce qu’elle apporte une mauvaise nouvelle. Ces sortes de lettres sont sacrées; il ne leur arrive jamais rien.
La preuve, c’est que celle-ci, après avoir parcouru tout le grand pays de France, remonta là-bas le petit chemin que nous connaissons sur la côte rouge d’Étiolles, dans la boîte en fer-blanc de Casimir, le facteur rural. D’Argenton le déteste, ce vieux Casimir, parce qu’il est très paresseux, qu’il trouve les Aulnettes loin et confie le plus souvent les journaux et les lettres à sa femme qui ne sait pas lire et égare toujours quelque chose en route. Encore une chance qu’a la mauvaise nouvelle pour ne pas arriver. Mais non. Justement, ce jour-là, Casimir a fait le service lui-même, et le voici qui sonne à la porte enguirlandée de vigne rouillée au-dessus de laquelle les lettres dorées de Parva domus, magna quies, pâlissent chaque jour un peu plus, mangées par le soleil et la pluie.
Jamais le chalet des Aulnettes n’avait mieux mérité son étiquette que ce matin-là. Isolé sous le ciel d’hiver où couraient de grands nuages gris, rapetissé parmi les arbres dégarnis de feuilles, hermétiquement fermé à l’humidité du jardin et de la route, il participait du silence morne de la terre encore endormie et de l’air vide d’oiseaux. Quelques corbeaux piquant des semences dans les champs voisins mettaient seuls une note de vie sur le paysage attristé, le vol de leurs ailes noires au ras du sol.
Charlotte décrochait des raisins flétris dans le grenier de la tourelle, le poète travaillait, le docteur Hirsch dormait, quand l’arrivée du facteur, unique distraction de ces exilés volontaires, réunit en un seul groupe tout cet ennui disséminé.
– Ah! une lettre d’Indret… s’écria d’Argenton, puis il se mit à lire malicieusement ses journaux sous le regard fiévreux de Charlotte, en gardant la lettre à côté de lui sans l’ouvrir, comme un chien qui défend un os auquel il ne veut pas qu’on touche encore… Ah! voilà le livre de chose qui vient de paraître. En fait-il cet animal-là!… Tiens! des vers d’Hugo… Toujours donc!
Pourquoi cette lenteur cruelle à déplier les feuilles de son journal? Parce que Charlotte est là, derrière lui, impatiente, la joue enflammée de joie; parce que chaque fois qu’il arrive une lettre d’Indret, la mère se montre sous l’amante, et que ce malheureux égoïste lui en veut de n’être pas exclusivement et tout entière à lui.
C’est pour cette raison qu’il a envoyé l’enfant si loin, si loin. Mais le cœur des mères, même de celles-là, est fait de telle sorte, que plus les enfants sont loin, plus elles les aiment, comme si elles voulaient, à force d’amour, combler la distance et rapprocher les cœurs.
Depuis le départ de Jack, sa mère, tourmentée par ses remords, l’adorait de toute la faiblesse qu’elle avait mise à l’abandonner. Elle évitait de parler de lui pour ne pas irriter le poète, mais elle y pensait.
Il devinait cela. Sa haine pour l’enfant s’en accrut, et aux premières lettres de Roudic se plaignant de l’apprenti, il avait eu des dédains satisfaits.
– Tu vois! on ne pourra pas même en faire un ouvrier.
Mais cette pensée ne suffisait pas à le contenter. Il aurait voulu humilier Jack, l’abaisser encore. Cette fois, il allait être heureux. Aux premiers mots qu’il lut de la lettre d’Indret, car enfin il s’était décidé à l’ouvrir, cette lettre, sa figure pâlit d’émotion, ses yeux flambèrent d’une espèce de triomphe méchant:
– J’en étais sûr!
Puis, tout de suite, devant la mise en demeure qui leur était faite de rembourser la somme, il prévit une foule de complications désagréables, et ce fut d’un air navré qu’il tendit le pli à Charlotte.
Quel coup terrible après tant d’autres! Blessée dans sa fierté de mère vis-à-vis du poète, blessée dans sa tendresse, la pauvre femme était encore plus cruellement atteinte par les reproches de sa conscience.
– C’est ta faute, lui criait cette voix aiguë qui domine tous les sophismes et tous les raisonnements du monde… C’est ta faute. Pourquoi l’as-tu abandonné?
Maintenant, il fallait le sauver à tout prix. Mais comment faire? Où trouver l’argent? Elle n’avait plus rien à elle. La vente de son mobilier, un nid de hasard orné de richesses de pacotille, avait produit quelques milliers de francs vite dépensés. «Bon ami,» en partant, aurait voulu lui laisser un cadeau, un souvenir; mais elle s’était obstinément refusée à l’accepter par dignité pour d’Argenton. Il ne lui restait donc plus rien. À peine quelques bijoux qui ne feraient pas le quart de la somme nécessaire. Quant à s’adresser à son poète, elle n’en eut pas même la pensée. Elle le connaissait trop. D’abord il haïssait l’enfant; ensuite il était avare. La race auvergnate reparaissait en lui par des intérêts mesquins, un goût du pécule, un respect de paysan pour l’argent placé chez son notaire. Du reste il n’était pas très riche, les Aulnettes coûtaient cher, le grevaient d’un revenu assez fort, et c’était par économie qu’il y passait l’hiver, malgré l’ennui de l’isolement, espérant racheter ainsi le gaspillage de l’été, ce va-et-vient de convives qui maintenaient autour de ses inquiétudes littéraires un «milieu intellectuel» chèrement entretenu.
Oh! non, ce n’est pas à lui qu’elle avait pensé. Il le croyait, pourtant, et d’avance il se composait une figure glaciale, la tête de l’homme qui voit venir une demande d’argent.
– J’ai toujours dit que cet enfant avait des instincts de perversité, fit-il, quand il lui eut laissé le temps de finir la lettre.
Elle ne répondit pas, peut-être même n’entendit-elle pas, possédée de cette idée: «Il faut trouver l’argent avant trois jours, sinon mon enfant ira en prison.»
Il continua:
– Quelle honte pour moi vis-à-vis de mes amis, de leur avoir fait recommander un monstre pareil!… Ça m’apprendra à être si bon… Me voilà avec une belle affaire.
La mère rougit.
– Il me faut cet argent avant trois jours pour que mon enfant n’aille pas en prison.
Il l’épiait, il la devinait; et, par prudence, pour l’empêcher de rien demander, il prit les devants:
– Dire qu’il n’y a pas moyen d’éviter ce déshonneur, d’arracher ce malheureux à sa condamnation… Nous ne sommes pas assez riches.
– Oh! si tu voulais! dit-elle en baissant la tête.
Il crut que c’était la demande d’argent qui arrivait, et cette insistance le mit en colère:
– Parbleu, oui, si je voulais! Je m’attendais à cette phrase-là… Comme si tu ne savais pas mieux que personne tout ce qui se dépense ici, et de quel épouvantable gâchis je suis entouré. Ainsi ce n’est pas assez d’avoir eu pendant deux ans ce méchant drôle à ma charge. Il faudrait encore payer ses vols. Six mille francs! Mais où veux-tu que je les prenne?
– Oh! je le sais bien… Aussi n’est-ce pas à toi que j’avais pensé.
– Pas à moi!… À qui, alors?
Confuse, la tête basse, elle nomma l’homme avec qui elle avait longtemps vécu, le «bon ami» de Jack, celui qu’elle appelait «un vieil ami.» Elle prononça ce nom en tremblant, s’attendant à quelque explosion jalouse du poète à propos de ce passé qu’elle rappelait si imprudemment. Eh bien! non. En entendant parler de «bon ami,» d’Argenton se contenta de rougir un peu; il y avait pensé, lui aussi.
Après tout, cet ancien protecteur d’Ida, comme l’enfant du reste, faisait partie du passé de Charlotte, de ce passé mystérieux sur lequel il ne l’interrogeait jamais par orgueil, qu’il feignait même d’ignorer, semblable aux histoires de la Restauration qui supprimaient la République et le règne de Bonaparte, les sautaient dans leurs livres comme s’ils n’avaient pas existé. En lui-même il pensa: «Ce n’est pas de mon temps… Qu’ils s’arrangent!» enchanté d’en être quitte à si bon marché; mais il ne laissa rien paraître de sa tranquillité, prit au contraire une attitude ulcérée:
– Mon orgueil a déjà fait assez de sacrifices à mon amour, il peut bien lui accorder encore celui-là.
– Oh! merci, merci!… Que tu es bon!
Et ils se mirent à parler de l’emprunt, à voix basse, à cause du docteur Hirsch, dont les savates désœuvrées commençaient à traîner paresseusement dans la maison.
Singulier entretien, syllabique, rompu, effleuré; lui, affectant une grande répugnance, elle, une concision délicate. Il était question que de on. On ne refuserait certainement pas… On en avait donné pour preuve des offres jadis repoussées… Malheureusement, on habitait en Touraine, comment faire? Une lettre envoyée mettrait deux jours; autant pour la réponse. Puis, tout à coup:
– Si j’y allais… hasarda Charlotte, effrayée elle-même de son audace.
Il répondit tranquillement:
– Eh bien! c’est cela. Partons.
– Comment, tu veux bien m’accompagner à Tours?… À Indret aussi, alors; car c’est sur la même route et nous porterions l’argent tout de suite!
– À Indret aussi.
– Que tu es bon, que tu es bon!… répétait la pauvre folle en lui baisant les mains. La vérité est qu’il se souciait peu de la laisser aller à Tours toute seule. Sans connaître à fond son histoire, il savait qu’elle avait vécu là, qu’elle y avait été heureuse. Et si elle n’allait plus revenir!… Elle était si faible, si inconsistante! La vue de son vieil ami, de ce luxe auquel elle avait renoncé, l’influence de l’enfant qu’elle allait retrouver, tout son passé pouvait la reprendre, l’arracher à cette tyrannie que lui-même sentait lourde et dure à supporter.
C’est qu’il ne pouvait plus se passer d’elle. Son égoïsme vaniteux, ses superstitions de malade s’attachaient à cette tendresse aveugle, à ces soins continuels, à cette bonne humeur épanouie. En outre, il n’était pas fâché de faire un petit voyage, de se soustraire à ce terrible drame lyrique sur lequel il peinait depuis si longtemps avec des «han!» prolongés et stériles.
Bien entendu, il colorait ces craintes et ce besoin de distraction de prétextes chevaleresques, disant à Charlotte qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il voulait être avec elle dans la peine comme dans la joie; et ainsi il maintenait l’amante reconnaissante et ravie au milieu de sa douleur de mère. D’ailleurs, l’activité qui précède tout départ dissipait dans l’âme fragile de cette pauvre Lolotte son coup mortel de tout à l’heure. Comme ces veuves de paysan qui, sitôt le mari enterré, préparent le grand repas des funérailles et oublient dans les devoirs de maîtresse de maison les sanglots de la veille, Charlotte, en emplissant ses malles, en faisant toutes ses recommandations à la mère Archambauld, en arrivait presque à oublier le but navrant de son voyage. À dîner, d’Argenton dit au docteur Hirsch:
– Nous sommes obligés de partir. L’enfant a fait des farces, de grosses farces. Nous allons à Indret. Tu garderas la maison pendant notre absence.
L’autre ne demanda pas d’explications. Cela ne l’étonnait pas que l’enfant eût fait de grosses farces, et il montra combien il était bon parasite en s’écriant comme d’Argenton:
– J’en étais sûr.
Ils partirent par l’express de nuit et arrivèrent à Tours de bon matin. Le «vieil ami» de l’ancienne Ida de Barancy habitait aux environs de la ville dans un de ces jolis petits châteaux qui dominent la Loire, coquets, ombragés, laissant descendre leurs futaies jusqu’au fleuve et monter leurs tourelles à la limite de l’horizon. «M. le comte,» comme l’appelaient autrefois les domestiques d’Ida, était un veuf sans enfants, excellent homme et homme du monde. En dépit de la façon un peu brusque dont elle l’avait quitté, il gardait le meilleur souvenir de la rieuse et bavarde jeune femme qui, pour un temps, avait égayé sa solitude. Aussi répondit-il à un petit mot de Charlotte qu’il était tout disposé à la recevoir.
Ils louèrent une voiture à l’hôtel, et, sortant de la ville, suivirent une belle route à mi-côte. Charlotte se montrait un peu inquiète de cet acharnement du poète à la suivre. Elle pensait:
– Est-ce qu’il va vouloir entrer avec moi?
Malgré son ignorance des usages, elle sentait bien que ce n’était pas possible. Elle y songeait dans la voiture en admirant cette merveilleuse campagne où elle avait passé quelques années de sa vie vagabonde, où elle s’était si souvent promenée avec son petit Jack, ce bel enfant blond, élégant, maintenant ouvrier en blouse et prêt à passer la casaque des maisons de correction…
Assis à côté d’elle, d’Argenton, la regardant du coin de l’œil, mordait sa moustache avec fureur. Elle était très jolie, ce matin-là, un peu pâlie par l’émotion de la mauvaise nouvelle, la fatigue d’une nuit de wagon, et l’embarras de la visite qu’elle allait faire. Cela joint au noir dont elle s’entourait comme d’une coquetterie à sa fraîcheur de pêche, rendait à sa beauté une distinction dès longtemps oubliée par la ménagère garde-malade des Aulnettes. D’Argenton, le pontife, était troublé, inquiet, très malheureux. Ce n’était pas la jalousie d’Othello qui affole et qui tue, mais cette gêne énervante qui rend maladroit et bête. Il commençait à se repentir de l’avoir accompagnée, se sentait stupide, embarrassé du rôle original qu’il jouait. Il s’en voulait surtout de l’avoir laissée venir.
La vue du château acheva de le décontenancer. Quand Charlotte lui dit: «C’est là»! Quand il aperçut, parmi les arbres, les broderies d’un bijou de la Renaissance, avec terrasse, pont-levis jeté sur une rivière ombragée et couverte l’été, mais visible à cette époque de l’année où les paysages grêles s’estompent d’un peu de vert, il s’accusa en lui-même d’étourderie, de folie, d’imprudence. Évidemment, une fois rentrée là, elle n’en sortirait plus.
Il ne savait pas encore jusqu’à quel point il était ancré dans le cœur de cette femme et que tous les trésors du monde n’auraient jamais le pouvoir de la tenter auprès de lui.
– Est-ce qu’il ne va pas descendre? se demandait Charlotte de plus en plus inquiète. Enfin, au bout de l’avenue, il fit arrêter:
– Tu me trouveras au bas du chemin.
Il ajouta avec un petit sourire navré et humble:
– Ne sois pas longtemps.
– Oh non! mon ami, n’aie pas peur…
La voiture était déjà loin, presque à la grille, qu’il la regardait encore. Cinq minutes après, appuyé à une haie du parc et guettant, il aperçut sa maîtresse au bras d’un grand monsieur, mince, élégant, encore droit, bien que sa démarche raide le fît deviner d’un certain âge. Quand le couple disparut, d’Argenton eut l’impression d’un vide immense, et le coup de jupe de Charlotte, qui tournait une allée, lui parut ironique, irritant, comme si, de loin, il en avait senti l’élan ainsi qu’un soufflet sur la figure.
Alors commença pour lui une angoisse terrible… Qu’est-ce qu’ils se disaient là dedans?… La reverrait-il jamais?… Et c’était cet affreux gamin qui lui valait cette torture humiliante!
Assis sur la marche usée d’une petite porte qui fermait à une de ses extrémités le grand parc où Charlotte venait de disparaître, le poète attendait fébrilement, à tout moment tourné vers la grille, et regardant au rond-point de l’entrée la voiture stationnaire, le cocher immobile, enveloppé d’un long carrick. Autour de lui se déroulait un paysage admirable fait pour calmer l’agitation la plus douloureuse; des pentes de vignes riches et régulières, des coteaux boisés, des pâturages plantés de saules, traversés de ruisseaux; puis, çà et là, une ruine du temps de Louis XI, et quelques-uns de ces jolis châteaux, nombreux sur les bords de la Loire, au fronton desquels la salamandre se tord parmi des D entrelacés.
Avec ce désœuvrement de la solitude et de l’attente à qui tout est bon pour fixer la pensée errante, d’Argenton regardait depuis un moment une troupe de travailleurs occupés à creuser, dans la petite vallée qui s’arrondissait en coupe sous ses pieds, une sorte de canal pour l’écoulement des eaux. S’étant approché de quelques pas pour mieux voir, il s’aperçut que ces gens, uniformément vêtus de blouses bleues, de pantalons en gros treillis, et qu’il avait pris de loin pour des paysans, étaient tous des enfants, enrégimentés sous les ordres d’une espèce de surveillant, moitié paysan, moitié monsieur, qui dirigeait les coups de bêche, traçait les limites du ruisseau.
Le silence de ce travail en plein air exécuté par d’aussi jeunes ouvriers, était surtout frappant. Pas un mot, pas un cri, pas même cette excitation de l’être en mouvement qui sent et exerce sa force.
– Plus droit!… Pas si vite!… criait le surveillant; et les outils s’escrimaient, les visages en sueur se penchaient vers la terre; et par moments, quand ils se relevaient pour prendre haleine, on voyait des fronts étroits, des crânes pointus, des têtes qui portaient toutes une marque d’atrophie, de dépérissement ou de désordre. Assurément, ces enfants n’avaient pas été élevés dans la liberté de la pleine nature. La pâleur de la plupart, leurs yeux rouges ou mal ouverts, racontaient des misères de ville, des étouffements de quartiers pauvres et de maisons malsaines.
– Quels sont donc ces enfants? demanda le poète.
– Ah! monsieur n’est pas d’ici?… Ce sont des colons de Mettray… La colonie est là.
Et le surveillant montrait à d’Argenton un groupe de maisons blanches, régulières et neuves sur le coteau en face. Le poète connaissait de nom le célèbre établissement pénitentiaire; mais il n’en savait ni la règle ni les conditions d’admission. Il questionna cet homme, disant qu’il était intimement lié avec une famille que son unique fils venait de plonger dans l’affliction.
– Envoyez-le-nous, dès qu’il sortira de prison.
– C’est que, dit d’Argenton avec une nuance de regret, je ne crois pas qu’il y aille. Les parents ont pu éviter en rendant l’argent…
– Dans ce cas, nous ne pourrions pas l’admettre. Nous ne prenons que les jeunes détenus. Mais nous avons un établissement annexe, la Maison paternelle, qui est une application du régime cellulaire à la jeunesse.
– Ah! vraiment!… Le régime cellulaire?
– Et qui vient à bout des natures les plus mauvaises… Du reste, j’ai là quelques brochures. Si monsieur voulait en prendre connaissance.
D’Argenton accepta, donna quelque monnaie pour les jeunes détenus et remonta sur le chemin, chargé de livraisons. La grille du château venait de se fermer. La voiture descendait l’avenue.
Enfin!…
Charlotte, épanouie, heureuse, les yeux brillants, avait hâte de rejoindre son poète.
– Monte vite, lui dit-elle.
Elle passa son bras sous le sien, et, toute frémissante de joie:
– J’ai réussi.
– Ah! fit-il.
– Au delà de mes espérances.
Il répéta son «ah!» très sec, très indifférent, puis affecta de feuilleter ses brochures avec le plus grand intérêt, comme pour bien lui prouver que le reste ne le regardait pas. Il n’était pas si fier tout à l’heure lorsqu’il rongeait ses ongles en guettant la grille fermée; mais maintenant elle se serrait si bien contre lui, asservie et soumise, que ce n’était vraiment plus la peine de se tourmenter. Devant son silence, Charlotte se tut, elle aussi, le croyant blessé dans ses fiertés jalouses; et ce fut lui qui fut obligé de reprendre:
– Alors, tu as réussi?
– Complètement mon ami… On avait toujours eu l’intention de faire un cadeau à Jack à sa majorité pour lui acheter un homme et lui permettre de s’établir. Ce cadeau était de dix mille francs. On me les a remis tout de suite. Il y aura six mille francs à rembourser; il restera quatre mille francs qu’on m’a dit d’employer de mon mieux pour les intérêts de l’enfant.
– L’emploi est tout trouvé… Il faut lui payer avec cela une cellule à la maison paternelle de Mettray pendant deux ou trois ans. C’est là seulement qu’on parviendra peut-être de faire du voleur un honnête homme.
Elle tressaillit à ce mot de voleur qui la rappelait à la réalité. On sait que dans cette pauvre petite cervelle les impressions fugitives sans cesse renaissantes effaçaient en une seconde jusqu’à la trace d’une idée.
Elle baissa la tête:
– Je suis prête à faire tout ce que tu voudras, dit-elle… Tu as été si bon, si généreux! Je ne l’oublierai jamais.
Sous sa grosse moustache, la bouche du poète eut un frétillement de plaisir et d’orgueil. Il était plus que jamais le maître. Il en profita pour faire un long discours. Elle avait de grands reproches à s’adresser. Sa faiblesse maternelle n’était pas étrangère à ce qui arrivait. Un enfant, gâté comme le sien, toujours livré à ses mauvais instincts, ne pouvait manquer de devenir pernicieux. Il fallait une main d’homme désormais pour conduire ce cheval rétif. Qu’on le lui confiât seulement, il se chargeait bien de le mettre au pas.
Il répéta deux ou trois fois de suite:
– Je le briserai, ou je le materai.
Elle ne répondait pas. Le bonheur de penser que son enfant n’irait pas en prison dominait tout le reste. Sur-le-champ, ils décidèrent qu’on partirait le soir même pour Indret. Seulement, afin de lui éviter à elle une aussi grande humiliation, ils convinrent qu’elle resterait à la Basse-Indre. D ’Argenton irait seul porter l’argent et chercher le coupable, qu’on conduirait tout de suite à la colonie. Il disait déjà «la colonie» tout simplement; et d’avance il voyait Jack revêtu de la casaque de cotonnade bleue, confondu avec ces malheureux petits détenus, victimes pour la plupart des vices ou des crimes paternels, et qui s’enrôlent dès le plus jeune âge enfants de troupe dans le grand régiment des réprouvés.
C’est un dimanche qu’ils descendirent de wagon à la grande station usinière de la Basse-Indre et prirent la plus belle chambre d’une auberge sur la route, le pays étant absolument dépourvu d’un hôtel de voyageurs. Pendant que le poète allait remplir son office de justicier, Charlotte resta seule à l’attendre dans cette pièce sordide où montaient des cris, des rires, un tapage d’ivrognes, des chants traînards et tristes psalmodiés sur ce ton de complainte qu’affectent les mélodies bretonnes, mélancoliques comme la mer ou l’étendue sauvage des Landes. Des refrains de matelots se mêlaient à ceux-là, plus vifs, plus débauchés, mais tristes aussi. De ce tumulte vulgaire du cabaret, de la monotonie d’une petite pluie de côte qui battait les vitres sans relâche, il se dégageait pour cette femme une singulière impression de l’exil auquel on avait condamné son enfant. Si coupable qu’il fût, c’était toujours son fils, son Jack; et de se sentir si près de lui, cela la remettait en présence des années heureuses qu’ils avaient jadis vécues ensemble.
Pourquoi l’avait-elle abandonné?
Elle se le rappelait enfant, charmant et délicat, plein d’intelligence et de tendresse, et en pensant qu’elle allait voir apparaître un ouvrier voleur et que ce serait là son fils, le remords vague qui la tourmentait depuis deux ans prit un corps et se dressa devant elle. Voilà donc ce que lui valait sa faiblesse! Si Jack était resté près d’elle au lieu d’être livré à la dépravation des fabriques, si elle l’avait mis au collège avec des enfants de son âge, est-ce qu’il serait devenu un voleur? Ah! la prédiction de ce médecin de là-bas s’était trop bien réalisée. Elle allait le retrouver déchu, humilié.
La trivialité de ce dimanche d’ouvriers, dont l’odeur et le train l’entouraient, augmentait encore son remords. C’était là que son Jack vivait depuis deux ans!… Toutes les répugnances de cette nature superficielle, incapable de sentir la grandeur d’une tâche quelconque accomplie, d’une vie achetée à la fatigue des bras, se révoltaient à cette idée. Pour essayer de se distraire de ses tristes pensées, elle prit les prospectus de la «colonie,» ouverts devant elle. Des mots la firent frémir. «Maison paternelle. Collège de répression. Le régime adopté est l’isolement absolu. Les enfants sont mis en cellule et ne se voient jamais entre eux, même à la chapelle.» Le cœur serré, elle ferma le livre et se tint à la fenêtre, guettant le retour du poète, l’arrivée de l’enfant, les yeux fixés sur un petit coin de Loire qu’elle entrevoyait là-bas au bout de la ruelle, agitée comme une mer, et tout éclaboussée de l’eau qui tombait.
Pendant ce temps, d’Argenton s’en allait accomplir sa mission, et bien content de l’accomplir. Il n’aurait pas cédé sa place pour beaucoup d’argent. Lui qui aimait les attitudes, il en avait à prendre, et plusieurs, et toutes superbes. D’avance, il préparait le discours à adresser au criminel, les excuses qu’il lui ferait faire à genoux dans le cabinet du directeur. Pour le moment, toutes ces poses préméditées se résumaient en un port de tête majestueux, un air grave et de circonstance, pendant que, vêtu de sombre, ganté de noir, il montait, tout en tenant son parapluie haut et ferme, la grande rue d’Indret déserte à cette heure à cause du mauvais temps et des vêpres.
Une vieille femme lui indiqua la maison des Roudic. Il passa devant l’usine silencieuse, au repos, rafraîchissant avec délices ses toits enfumés et noircis. Mais, arrivé devant la maison qu’on venait de lui désigner, il s’arrêta hésitant, craignant de s’être trompé. De toutes les maisons alignées dans cette rue-caserne, celle-ci était la plus gaie, la plus animée. Des fenêtres entr’ouvertes du rez-de-chaussée s’échappait un bruit joyeux de rondes bretonnes, de pas villageois qui frappaient lourdement sur le parquet comme sur une aire fraîchement battue. On dansait «au son des bouches,» comme ils disent en Bretagne, et l’on dansait avec cet entrain que la voix donne au rythme et à la mesure.
– «C’est impossible… Ce n’est pas là…» se disait d’Argenton, préparé à trouver une maison désolée où il entrerait comme un rédempteur.
Tout à coup, on cria:
– Allons! Zénaïde, le Plat d’Étain!…
Et plusieurs voix reprirent bruyamment:
– Oui, oui, Zénaïde, le Plat d’Étain!…
Zénaïde! C’était bien le nom de la fille de Roudic.
Ces gens-là prenaient leur désastre gaiement, par exemple! Pendant qu’il hésitait encore, une voix de femme commença sur un ton suraigu:
C’est dans la cour du Plat-d’Étain.
À quoi le chœur, mêlé de quelques voix d’hommes, répondit:
C’est dans la cour du Plat-d’Étain.
Et, tout de suite, un tourbillon de coiffes blanches se mit a passer devant la fenêtre avec le claquement des jupons de drap, l’effort des voix essoufflées.
– Allons, brigadier!… Allons, Jack!… criait-on.
Pour le coup, voilà qui était trop fort!… Très intrigué, le poète poussa la porte, et, au milieu de la poussière que soulevait cette danse folle, la première personne qu’il aperçut, ce fut Jack, le voleur, le futur colon, sautant avec sept ou huit jeunes filles parmi lesquelles une grosse boulotte, joyeuse et rouge, qui entraînait, de toute sa force dans l’animation de la ronde, un joli brigadier aux douanes. Acculé au mur, poursuivi dans tous les coins, un brave homme à cheveux gris, heureux, épanoui, amusé de toute cette joie, essayait de la faire partager à une longue jeune femme pâle qui souriait tristement.
Ce qui s’était passé?
Voici:
Le lendemain du jour où il avait écrit à la mère de Jack, le directeur d’Indret avait vu entrer chez lui madame Roudic, émue, agitée. Sans prendre garde au froid accueil qu’on lui faisait, sa honte l’ayant dès longtemps habituée au mépris tacite des honnêtes gens, elle refusa la chaise qu’on lui offrait, et toute droite, avec une assurance étonnante pour elle:
– Je viens vous dire, monsieur, que l’apprenti n’est pas coupable. Ce n’est pas lui qui a volé la dot de ma belle-fille.
Le directeur eut un soubresaut sur son fauteuil:
– Pourtant, madame, les preuves sont là.
– Quelles preuves? La plus accablante de toutes, c’est que, mon mari étant absent, Jack restait seul avec nous dans la maison. Eh bien! monsieur, c’est justement cette preuve que je viens détruire. Il y avait un autre homme que Jack, cette nuit-là, chez nous.
– Un homme! le Nantais?
Elle fit signe: «Oui, le Nantais…»
Oh! qu’elle était pâle!
– Alors, c’est le Nantais qui a pris l’argent?
Y eut-il un moment d’hésitation sur cette figure de morte? En tout cas, sa réponse fut assurée et calme.
– Non. Ce n’est pas le Nantais qui a pris l’argent… C’est moi… pour le lui donner.
– Malheureuse femme!
– Oui! oui, bien malheureuse. Il disait que c’était seulement pour deux jours, et j’ai attendu tout ce temps-là, devant le désespoir de mon mari, les larmes de Zénaïde, devant l’horrible crainte de voir condamner un innocent… Quel supplice!… Rien ne venait. Alors j’ai écrit un mot: Si demain, à onze heures, je n’ai rien reçu, je me dénonce et vous aussi… Et me voilà.
– Vous voilà, vous voilà!… Mais que voulez-vous que je fasse?
– Je veux que vous arrêtiez les vrais coupables, maintenant que vous les connaissez.
– Mais votre mari?… Il en mourra de ce double déshonneur.
– Et moi donc! dit-elle avec une amère fierté. Mourir est ce qu’il y a de plus facile. Ce que je fais est bien autrement douloureux, allez!
Elle avait un élan farouche en parlant de la mort.
Elle la regardait, l’appelait avec ivresse, comme elle n’avait jamais regardé, appelé son amant.
– Si votre mort pouvait réparer la faute, reprit le directeur gravement; si elle pouvait servir à ravoir la dot de cette pauvre enfant, je comprendrais que vous vouliez mourir… Mais, ici, il n’y a réellement que vous qu’un suicide tirerait d’affaire. La situation resterait la même, aggravée et plus sombre, voilà tout.
– Que faire, alors? dit-elle avec abattement; et, dans son incertitude, elle redevenait l’ancienne Clarisse, un long corps frêle secoué par un combat trop fort pour lui.
– Avant tout, il faut sauver ce qu’on pourra de cet argent. Il en reste peut-être encore.
Clarisse secoua la tête. Elle le connaissait, ce terrible joueur. Elle savait comment il s’était emparé de l’argent, qu’il avait presque marché sur elle pour courir à cette cassette, et qu’il avait dû jouer et perdre jusqu’au dernier sou.
Le directeur avait sonné. Un surveillant entra, l’ancien gendarme, ennemi spécial de Bélisaire.
– Vous allez partir pour Saint-Nazaire, lui commanda son chef. Vous direz au Nantais que j’ai besoin de lui tout de suite. Vous l’attendrez même pour plus de sûreté.
– Le Nantais est à Indret, mon directeur. Je viens de le voir sortir de chez madame Roudic. Il ne doit pas être loin, bien sûr.
– Alors, c’est bon… Cherchez-le vivement et ramenez-le ici… Surtout, ne l’avertissez pas que vous avez vu madame Roudic dans mon cabinet… Il ne faut pas qu’il se doute…
– Compris… dit en clignant de l’œil le perspicace surveillant, qui ne savait le premier mot de ce dont il s’agissait.
Il tourna les talons et sortit.
Derrière lui, ils restèrent sans parler. Appuyée à l’angle du bureau, Clarisse songeait, muette et farouche; et le bruit laborieux de l’usine, les plaintes, les sifflements de la vapeur, tantôt suppliants ou menaçants ou plaintifs, accompagnaient bien la tempête de son âme. La porte s’ouvrit allègrement.
– Vous m’avez appelé, monsieur le directeur, dit le Nantais d’une voix joyeuse.
La présence de Clarisse, sa pâleur, l’air sévère de son chef…
Il comprit tout.
Elle avait donc tenu parole.
Pendant une minute, sa physionomie hardie et brutale fut bouleversée par un égarement fou, l’égarement de l’homme acculé qui tue pour sortir de l’impasse où il tourne sans trouver d’issue; mais il chancela sous l’effort de cette lutte intérieure et finit par s’affaisser devant le bureau.
– Pardon! murmura-t-il.
D’un geste, le directeur le releva:
– Épargnez-nous vos supplications et vos larmes. Nous connaissons tout cela. Venons tout de suite au fait… Cette femme a volé son mari et sa fille pour vous. Vous aviez promis de rapporter l’argent dans deux jours.
Le Nantais eut un regard éperdu de reconnaissance vers sa maîtresse, qui le sauvait par un mensonge; mais Clarisse ne le regardait pas, elle. Elle n’était pas tentée de le regarder. Elle l’avait trop bien vu, la nuit du crime.
– Où est l’argent? répéta le directeur.
– Voici!… Je l’apportais.
Il le rapportait en effet; mais n’ayant pas trouvé Clarisse chez elle, il le remportait encore plus vite et se sauvait du côté du tripot pour tenter à nouveau la chance. C’était un vrai joueur.
Le directeur prit les billets posés sur la table:
– Est-ce que tout y est?
– Il manque huit cents francs… dit l’autre en hésitant.
– Ah! oui, je comprends. Une mise de fonds pour la partie de ce soir.
– Non, je vous jure. Je les ai perdus. Mais je les rendrai.
– C’est inutile. On ne vous demande rien. Les huit cents francs qui manquent, je me charge de les remplacer. Je ne veux pas que cette enfant perde un sou de sa dot. Maintenant, il s’agit d’expliquer à Roudic comment l’argent avait disparu et comment il revient. Mettez-vous là et écrivez.
Il réfléchit un moment, pendant que le Nantais s’asseyait au bureau et prenait la plume. Clarisse avait relevé la tête. Elle attendait. C’était sa vie ou sa mort, cette lettre.
– Écrivez: Monsieur le directeur, c’est moi qui, dans un moment de folie, ai pris six mille francs dans l’armoire des Roudic…
Le Nantais fit un geste pour protester, mais il eut peur de Clarisse et laissa rétablir ainsi les faits dans toute leur vérité logique et cruelle.
«Des Roudic…» dit-il en répétant le dernier mot. Le directeur continua:
«… Voici l’argent… Je ne puis pas le garder. Il me brûle… Délivrez les malheureux que j’ai laissé soupçonner, et priez mon oncle de m’accorder son pardon. Dites-lui que je quitte l’usine et que je pars sans oser le revoir. Je reviendrai quand, à force de travail et de repentir, j’aurai gagné le droit de serrer la main d’un honnête homme…» Maintenant, la date… et signez…
Et voyant qu’il hésitait:
– Prenez garde, jeune homme! Je vous préviens que si vous ne signez pas, je fais arrêter immédiatement cette femme…
Le Nantais signa sans rien dire. Le directeur se leva.
– À présent, vous pouvez partir… Allez à Guérigny, si vous voulez, et tâchez de vous bien conduire. En tout cas, rappelez-vous que si j’apprends qu’on vous a vu rôder aux environs d’Indret, les gendarmes mettront la main sur vous comme sur un voleur. Votre lettre les y autorise…
Le Nantais ébaucha un salut, jeta en passant un regard à Clarisse. Mais le charme était rompu. Elle détourna doucement la tête, bien décidée à ne plus le revoir, à conserver intacte dans sa conscience et son remords l’image affreuse qu’elle avait gardée du voleur infâme de l’autre nuit. Dès qu’il fut sorti, madame Roudic s’approcha du directeur, en joignant les mains avec une expression reconnaissante.
– Ne me remerciez pas, madame. C’est pour votre mari, c’est pour épargner à cet honnête homme la plus horrible des tortures que j’ai agi ainsi.
– C’est aussi pour mon mari que je vous remercie, monsieur… Je ne pense qu’à lui, et le sacrifice que je vais lui faire en est la preuve.
– Quel sacrifice?
– Celui de vivre, quand ce serait si bon de mourir, de dormir pour toujours… Tout était prêt, arrêté dans mon esprit. Il faut que ce soit pour Roudic, allez! J’ai tant besoin de repos, je suis si lasse!
Et, en effet, le miracle de vigueur qui l’avait soutenue pendant cette crise étant fini, son indolence naturelle reparaissait dans un tel affaissement de tout son être, elle avait l’air, en s’en allant un peu courbée, d’être si abattue, si exténuée, que le directeur craignit une catastrophe et lui dit avec douceur:
– Allons! madame, un peu de courage! Songez que Roudic va avoir un bien grand chagrin tout à l’heure en lisant cette lettre, que ce sera pour lui un coup terrible. Il ne faut pas l’accabler d’un autre malheur plus grand encore et irréparable.
– C’est bien ce que je pense, dit-elle; et elle sortit lentement.
Ce fut effectivement un vrai désespoir pour le brave Roudic d’apprendre du directeur même la faute de son neveu. Il fallut tous les transports de joie de Zénaïde retrouvant sa dot, faisant sauter sa cassette, pour calmer un peu dans le cœur de ce brave homme l’étonnement douloureux qu’éprouvent les honnêtes natures devant l’infamie et l’ingratitude. Son premier mot fut: «Ma femme l’aimait tant!» Et ceux qui l’entendirent se sentirent rougir pour lui de sa cruelle naïveté.
Et l’Aztec? Ah! le pauvre Aztec eut son jour de gloire. On afficha à toutes les portes des halles un ordre du directeur proclamant bien haut son innocence. Il fut entouré, fêté; et vous pensez si chez les Roudic on lui en fit des excuses, et des réparations d’honneur, et des protestations d’amitié! Une seule chose manquait à son bonheur: Bélisaire!
La cage à peine ouverte, sitôt qu’on lui avait dit: «vous êtes libre…» le camelot était parti sans rien demander. Tout cela lui paraissait si trouble, la peur d’être repris le talonnait si fort que sa seule pensée était de fuir, de reprendre les routes de toute la vitesse possible à ses pauvres pieds blessés. Jack avait été désolé en apprenant ce départ si prompt. Il aurait voulu s’excuser auprès de ce malheureux, roué de coups pour lui, emprisonné deux jours, et presque ruiné par le désastre de sa marchandise. Ce qui l’affligeait surtout, c’était de penser que sûrement Bélisaire était parti en le croyant coupable, puisqu’il n’avait laissé à personne le temps de le détromper; et l’idée que ce misérable coureur de grand chemin le prenait pour un voleur mettait une ombre à sa joie.
Malgré cela, il avait déjeuné de bon cœur aux fiançailles du brigadier et de Zénaïde, et dansait comme les autres «au son des bouches,» quand d’Argenton fit son entrée. L’apparition du poète, majestueux et ganté de noir, produisit sur la joyeuse assemblée le même effet qu’un émouchet tombant au milieu d’une grande partie de barres d’hirondelles. C’est que, lorsqu’on s’est fait ce qu’on appelle une tête de circonstance, il n’est pas commode de la transformer subitement. L’attitude de d’Argenton le prouva bien. On eut beau lui expliquer que l’argent était retrouvé, l’innocence de Jack reconnue, et qu’en venant à Indret il s’était croisé avec une seconde lettre du directeur destinée à réparer tout le mal qu’avait fait la première; en vain vit-il tous ces braves gens traiter l’apprenti comme l’enfant de la maison, depuis le père Roudic qui lui tapait amicalement sur l’épaule en l’appelant «Petit gas» jusqu’à Zénaïde qui lui prenait la tête entre ses fortes mains et s’amusait à lui rebrousser vigoureusement les cheveux, en attendant qu’elle pût faire le même manège amical sur la tête du brigadier Mangin; le poète n’en fut ni moins grave ni moins digne. Il n’en exprima pas moins à Roudic en termes très émus son regret pour le chagrin qu’on lui avait causé, en le priant d’accepter ses excuses et celles de la mère de Jack.
– Mais c’est moi qui lui en devrais plutôt des excuses à ce pauvre enfant… criait l’ajusteur.
D’Argenton ne l’écoutait pas. Il parlait de l’honneur, du devoir et des impasses terribles où mène la mauvaise conduite. Jack, bien que relativement innocent, avait beaucoup de motifs d’être confus; il se rappelait sa journée de Nantes, et dans quel état le brigadier Mangin, ici présent, pouvait certifier l’avoir vu. Il rougissait, ne savait quelle contenance garder pendant le sermon du Pontife. Enfin, quand celui-ci eut tenu tous ces braves gens sous le charme de sa parole éloquente, quand il eut discouru pendant une heure, distillant une tristesse lourde, un ennui somnolent auquel le père Roudic aurait fini par succomber:
– Vous devez avoir grand’soif depuis le temps que vous parlez, lui dit l’ajusteur très naïvement; et il fit apporter un pichet de maître cidre avec une galette de blé noir que Zénaïde avait préparée pour le goûter. Et, ma foi! elle avait si bonne mine, cette galette, la croûte en était si appétissante, si dorée, que le poète atteint, comme on sait, de boulimie, se laissa tenter et lui fit une brèche épouvantable, qui rappelait par ses dimensions celle que le couteau de Bélisaire avait creusée jadis dans le jambon des Aulnettes.
Du long discours qu’il venait d’entendre, Jack n’avait retenu qu’une chose, c’est que d’Argenton avait fait un grand voyage pour apporter à Indret l’argent qui devait lui épargner la honte d’aller s’asseoir sur le banc des criminels. Le poète, en effet, ne s’était pas privé, pour sa scène solennelle, de tirer parti des billets de banque contenus dans son portefeuille; plusieurs fois il avait dit en frappant sur sa poche: «J’apportais l’argent…» Et l’enfant, s’imaginant de bonne foi que d’Argenton avait pris six mille francs sur son avoir tout exprès pour le sauver, commençait à croire qu’il s’était trompé sur le compte de ce personnage antipathique, et que sa froideur, sa répulsion n’étaient qu’apparentes… Jamais il n’avait été si respectueux, si affectueux pour «l’Ennemi,» qui, stupéfait de son côté, ne reconnaissant plus le cheval rétif, se faisait comme toujours un mérite de ce changement, et disait:
– Je l’ai maté.
Cette pensée, jointe à l’accueil si empressé des Roudic, achevait de le mettre de bonne humeur.
Vraiment vous auriez vu le poète et l’apprenti descendre bras dessus bras dessous les rues d’Indret, se promener en causant sur la levée de la Loire, vous les eussiez pris pour deux amis véritables. Jack était si heureux de parler de sa mère, de demander des nouvelles, des détails, de respirer, pour ainsi dire, sa présence sur les traits de celui qu’elle aimait tant. Ah! s’il avait su qu’elle était si près de lui et que, depuis une heure, d’Argenton, combattu par un reste de pitié et son égoïsme jaloux, se demandait:
«Faut-il lui dire qu’elle est là?»
Le fait est qu’en venant pontifier à Indret, le poète ne s’attendait pas à un pareil dénoûment. Certes, il eût été ravi d’amener devant la mère l’enfant coupable, humilié, à qui décemment elle n’eût pu faire aucune caresse; mais lui conduire ce héros triomphant, ce martyr d’une erreur judiciaire, assister aux effusions, aux attendrissements de ces deux cœurs qui ne voulaient pas cesser de battre l’un pour l’autre, cela, c’était au-dessus de ses forces.
Cependant, pour commettre une telle cruauté, pour refuser à Charlotte et à son fils la joie de se revoir après les avoir ainsi rapprochés, il lui fallait des prétextes, des subterfuges, quelque raison ayant une apparence de justice et pouvant surtout se formuler avec de grands mots. Cette raison-là, ce fut Jack qui la lui fournit.
Figurez-vous que ce pauvre petit Jack, pris à cette douceur inusitée, eut tout à coup un élan, un besoin de confiance, et s’avisa d’avouer à M. d’Argenton que, décidément, il ne se sentait aucun goût pour l’existence qu’il menait, qu’il ne ferait jamais un bon ouvrier, qu’il était trop seul, trop loin de sa mère, qu’on pourrait peut-être lui trouver une vie plus conforme à ses goûts, plus en rapport avec ses forces… Oh! ce n’était pas le travail qui lui faisait peur!… Seulement il aurait voulu un travail où les bras eussent moins à faire, et le cerveau un peu plus.
En parlant ainsi, Jack serrait la main du poète et la sentait à mesure se détendre, se refroidir, se retirer. Subitement, il retrouva devant lui le visage impassible, le regard bleu-cruel de l’ancien «ennemi.»
– Vous me faites beaucoup de peine, Jack, beaucoup de peine; et votre mère serait désolée si elle vous voyait dans des dispositions pareilles. Vous avez donc oublié ce que je vous ai dit tant de fois: «Il n’y a pas de pires êtres au monde que les rêveurs… Méfions-nous des utopies, des rêvasseries… Ce siècle est un siècle de fer… À l’action, Jack, à l’action!»
Il dut en entendre comme cela pendant une heure, le malheureux enfant, une heure de cette morale autrement glacée, aiguë et pénétrante que la pluie qui tombait en ce moment, autrement sombre que la nuit qui commençait à envelopper le paysage.
Or, tandis qu’ils se promenaient de long en large sur la levée, il y avait là-bas, de l’autre côté du fleuve, une femme qui, s’ennuyant d’attendre dans sa chambre d’auberge, était venue sur le quai guetter la barque du passeur d’où allait descendre tout à l’heure cet affreux petit criminel, son enfant bien-aimé qu’elle n’avait pas vu depuis deux ans. Mais d’Argenton le tenait maintenant, son prétexte. Dans les dispositions mauvaises où se trouvait ce garçon-là, la vue de sa mère ne pourrait que l’affadir, lui enlever son restant de courage… Il était plus prudent qu’il ne la vît pas… Charlotte serait assez raisonnable pour le comprendre et faire ce sacrifice à l’intérêt de son fils. «La vie n’est pas un roman, que diable!…»
Et c’est ainsi que, bien que séparés seulement par la largeur du fleuve, si près l’un de l’autre qu’en s’appelant un peu fort ils auraient pu s’entendre, Jack et sa mère ne se virent pas, ce soir-là, ni de longtemps encore.
Comment est-il possible que des journées si longues, si durement et complètement remplies, arrivent à faire des années si courtes?
Deux ans, voilà deux ans déjà que Zénaïde est mariée et que Jack a été le héros d’une terrible aventure. Qu’a-t-il fait pendant ces deux ans? Il a travaillé, peiné, suivi étape par étape le chemin qui mène l’apprenti au savoir et à la paye de l’ouvrier. Il a passé de l’étau au dressage du fer. On l’a fait forger au «mouton,» puis au marteau. Ses mains ont pris des calus, son intelligence aussi. Le soir, il tombe de fatigue dans son lit, car il n’est pas fort, dort tout d’un trait, et recommence le lendemain une existence découragée, sans but, sans distraction. Le cabaret lui fait horreur depuis le fameux voyage à Nantes. La maison des Roudic est triste. M. et madame Mangin sont installés au Pouliguen, sur la côte, et tout le logis paraît inhabité depuis le départ de cette grosse fille, comme sa chambre a semblé vide du jour où elle a fait enlever son armoire, la grande armoire au trousseau.
Madame Roudic ne sort plus, reste assise à un coin de fenêtre dont le rideau est toujours baissé, – elle n’attend plus personne maintenant, – et traîne ses jours, indifférente, automatique, laissant sa vie s’en aller comme le sang d’une blessure ouverte. Il n’y a que le père Roudic qui garde la sérénité de sa conscience heureuse. Ses petits yeux si fins, si aiguisés, ont conservé l’acuité de leur regard qui contraste étrangement avec cette âme naïve, aveugle et crédule, pour laquelle le mal n’existe pas.
D’événements dans la vie de Jack, pas le moindre. Le dernier hiver a été très rude, la Loire a fait de grands dégâts, envahi presque toute l’île, dont une partie est restée sous l’eau quatre mois. On a travaillé dans l’humide, respiré du brouillard et des miasmes de marais. Jack a beaucoup toussé, passé bien des heures de fièvre à l’infirmerie; mais ce ne sont pas là des événements. De loin en loin une lettre d’Étiolles est arrivée, très tendre quand sa mère avait écrit en cachette, sermonneuse et froide quand le poète avait dicté par dessus son épaule. Les faits et gestes de d’Argenton tenaient toujours une grande place dans les épanchements de sa patiente victime. Jack avait appris ainsi que, la Fille de Faust terminée, lue aux comédiens du Théâtre-Français, ces drôles avaient eu l’audace de la refuser à l’unanimité et s’étaient en revanche attirés un mot bien cruel. Une grande nouvelle encore, la réconciliation avec les Moronval, admis dorénavant à la table de «parva domus» où ils amenaient, le dimanche, des petits «pays chauds» de toutes les couleurs qui effrayaient fort la mère Archambauld.
Moronval, Mâdou, le Gymnase, comme tout cela était loin de lui, plus loin qu’il n’y avait de distance entre Indret et le passage des Douze-Maisons, plus loin qu’il n’y avait d’années entre ce passé fantastique et ce présent si lugubre! Le Jack de ce temps-là lui faisait l’effet d’un Jack d’une race supérieure et plus fine, qui n’avait rien laissé de ses cheveux blonds, de son grain de peau rosé et doux, à ce grand diable, tanné, efflanqué, aux pommettes rouges, au dos voûté, aux épaules hautes si maigres sous sa blouse.
Ainsi se trouvaient justifiées les paroles de M. Rivals: «Ce sont les différences sociales qui font les grandes séparations.»
Encore une tristesse pour Jack, le souvenir de ces Rivals. Malgré les observations de d’Argenton, il a gardé dans son cœur une reconnaissance infinie à cet excellent homme, une amitié tendre pour la petite Cécile, et tous les ans, au premier janvier, il leur écrit une longue lettre. Eh bien! voici deux fois que ses lettres restent sans réponse. Pourquoi? Qu’a-t-il pu leur faire encore, à ceux-là?
Une seule pensée soutient notre ami Jack dans les déconvenues de sa triste destinée: «Gagne ta vie… Ta mère aura besoin de toi.» Mais, hélas! les salaires sont proportionnés à la valeur de l’ouvrage, et non pas à la bonne volonté de l’ouvrier. Vouloir n’est rien, c’est pouvoir qu’il faudrait. Et Jack ne peut pas. Malgré les prédictions de Labassindre, il ne sera jamais qu’un choufliqueur dans sa partie. Il n’a pas le «don,» qu’est-ce que vous voulez? Et maintenant le voilà à dix-sept ans, son apprentissage fini, arrivant à peine à gagner ses trois francs par jour. Avec ces trois francs, il faut qu’il paye sa chambre, qu’il se nourrisse, qu’il s’habille, c’est-à-dire qu’il remplace son bourgeron et sa cotte quand il n’y a plus moyen de les porter. Le beau métier qu’on lui a mis là dans les mains! Et comment ferait-il si sa mère lui écrivait: «J’arrive… je viens vivre avec toi!…»
– Vois-tu, petit gas, dit le père Roudic qui a gardé à l’apprenti ce nom de «petit gas,» bien que celui-ci le dépasse de toute la tête, tes parents ont eu tort de ne pas m’écouter; tu n’es pas à ton affaire ici. Tu n’auras jamais le sentiment de la lime, et nous serons obligés de te laisser tout le temps aux gros ouvrages, où il n’y a pas sa vie à gagner. À ta place, j’aimerais mieux rouler ma bosse et chercher fortune en roulant… Tiens! il nous est venu l’autre jour, à l’ajustage; Blanchet, le mécanicien-chef du Cydnus, qui cherchait des chauffeurs. Si la chambre de chauffe ne te fait pas peur, tu pourrais tenter le coup. Tu gagnerais tes six francs par jour en faisant le tour du monde, logé, nourri, chauffé… Ah! dam, oui, dam! chauffé… Le métier est rude, mais on en revient, puisque je l’ai fait deux ans et que me voilà. Voyons! veux-tu que j’écrive à Blanchet?
– Oui, monsieur Roudic… J’aime mieux ça.
L’idée d’avoir une double paye, de voir du pays, cet amour du voyage qui lui venait de son enfance, des histoires de Mâdou, des campagnes de la Bayonnaise racontées par M. Rivals, bien des raisons achevèrent de décider Jack à prendre ce métier de chauffeur où viennent échouer tous les mauvais ouvriers du fer, tous les Ratés du marteau et de l’enclume, et qui ne demande que de la vigueur et une grande force de résistance.
Il partit d’Indret un matin de juillet, juste quatre ans après son arrivée.
Quel temps superbe encore ce jour-là!
Du pont du petit bateau où Jack se tenait debout à côté du père Roudic qui avait voulu l’accompagner, le spectacle était saisissant. Le fleuve s’agrandissait à chaque tour de roue, écartant, repoussant ses berges de toute sa force comme pour faire la place plus large à son embouchure dans la mer. L’air devenait plus vif, les arbres diminuaient de hauteur, les deux rives s’aplanissaient en s’éloignant l’une de l’autre dans une perspective étalée, semblait-il, par le grand vent soufflant de face. Çà et là, des étangs brillaient dans l’intérieur des terres, des fumées montaient au-dessus des tourbières, des milliers de goëlands et de mouettes dans un vol blanc mêlé de noir rasaient le fleuve avec leurs cris d’enfants. Mais tout cela disparaissait, perdu dans l’immensité prochaine de l’Océan, qui ne souffre aucune grandeur à côté de la sienne, comme il ne veut aucune végétation au bord de la stérilité amère de ses vagues.
Subitement, le petit paquebot entra dans l’espace d’un seul bond. Comment définir autrement cette allure nouvelle de toute son armature, ce balancement que les flots, baignés d’une lumière éblouissante, libres dans une prise d’air gigantesque, semblaient continuer d’une lame à l’autre, jusqu’à la limite extrême de l’horizon, jusqu’à cette ligne verdâtre où le ciel et l’eau réunis ferment l’espace aux yeux avides?
Jack n’avait jamais vu la mer. Cette odeur fraîche et salée, ce coup d’éventail que la marée montante dégage à chaque vague, lui mit au cœur la griserie du voyage.
Là-bas, sur la droite, avec ce resserrement de tous leurs toits que les ports de mer présentent entre les roches, Saint-Nazaire s’avançait au bord des flots, son clocher en vigie sur la hauteur, sa jetée continuant la rue jusqu’au large. Entre les maisons, des mâts se dressaient, se croisaient, mêlés de loin les uns aux autres, et si serrés qu’on eût dit qu’un seul coup de vent avait poussé ce paquet de vergues dans l’abri du port. En approchant, tout s’espaça, se sépara, s’agrandit.
Ils débarquèrent à la jetée. Là, on leur apprit que le Cydnus, grand steamer de la Compagnie transatlantique, partait le jour même, dans deux ou trois heures, et que depuis la veille il était déjà au large. C’est le seul moyen qu’on ait trouvé jusqu’ici pour avoir l’équipage au complet au moment du départ, sans être obligé de faire battre tous les bouges de Saint-Nazaire par les gendarmes.
Jack et son compagnon n’avaient donc pas le temps de voir la ville qu’emplissaient, à cette heure, l’animation et le train d’un jour de marché débordant jusque sur le port. Tout le quai était jonché de paquets de verdure, de paniers de fruits, de volailles liées deux à deux et battant des ailes par terre en piaillant. Devant leur étalage, paysannes et paysans bretons, alignés tout debout les bras ballants, attendaient tranquilles et muets qu’il leur vînt quelque pratique. Pas de hâte, pas le moindre appel aux passants. Pour faire contraste, une foule de petits forains, l’éventaire chargé de cravates, de porte-monnaie, d’épingles ou de bagues, circulaient bruyamment, en proposant leur marchandise. Des matelots de tous les pays, de petites bourgeoises de Saint-Nazaire, des femmes d’ouvriers ou d’employés de la compagnie, se hâtaient dans le marché où le coq du Cydnus achevait de ramasser ses dernières provisions. Roudic apprit par lui que Blanchet était à bord, et furieux parce qu’il n’avait pas son compte de chauffeurs.
– Dépêchons-nous, petit gas, nous sommes en retard.
Ils sautèrent dans une barque, traversèrent le bassin à flot encombré de navires. Ici, ce n’était plus le port fluvial de Nantes, sillonné de barques de toutes grandeurs. Rien que d’énormes bâtiments et une apparence de repos, de relâche. Des coups de marteau dans la partie du radoub, quelques piaillements de volailles qu’on embarquait, troublaient seuls ce silence sonore, cristallin, qui plane au-dessus de l’eau. Les gros transatlantiques, rangés au quai, éteints et lourds, semblaient dormir entre deux traversées. De grands navires anglais, venus de Calcutta, dressaient leurs nombreux étages de cabines, leur avant très haut, leurs flancs solides couverts d’une nuée de matelots en train de les badigeonner. On passait entre ces masses immobiles, où l’eau prenait des teintes sombres de canal traversant une ville, comme entre d’épaisses murailles, avec des manèges de chaînes, de cordes soulevées et ruisselantes. Enfin, ils sortirent du port, franchirent la jetée à la pointe de laquelle le Cydnus sous vapeur attendait la marée.
Un petit homme nerveux et sec, en manches de chemise, trois galons d’or à sa casquette, interpella Jack et Roudic, dont la barque venait de se ranger au long du steamer. À peine si l’on entendait ses paroles dans le tumulte de l’encombrement de la dernière heure; mais ses gestes paraissaient éloquents. C’était Blanchet, le mécanicien-chef, que ses hommes appelaient «le Moco [2]». Aussitôt que le vacarme des bagages qu’on engouffrait dans la cale ouverte lui permit de se faire entendre:
– Arrivez donc, coquin de bon sort! cria-t-il avec un terrible accent du Midi… J’ai cru que vous alliez me laisser en plan.
– C’est ma faute, mon vieux, dit Roudic… Je voulais accompagner le petit gas, et je n’étais pas libre hier.
– Boufre! Il est de taille, ton petit gas. Nous serons obligés de le plier en quatre pour le coucher dans la cabine des chauffeurs… Allons, zou! descendons vite, je vais l’installer.
Ils prirent un petit escalier tout en cuivre, qui tournait avec une rampe étroite, puis un autre escalier sans rampe, raide comme une échelle, puis encore un, puis encore un autre.
Jack, qui n’avait jamais vu de «transatlantique,» était stupéfait de la grandeur, de la profondeur de celui-ci. On descendait dans un abîme où les yeux, qui venaient de la grande lueur du jour, ne distinguaient ni les êtres, ni les objets. Il faisait nuit, une nuit de mine, éclairée de fanaux accrochés, étouffée d’un manque d’air et d’une chaleur croissante. Une dernière échelle, descendue à tâtons, les conduisit dans la chambre aux machines, véritable étuve qu’une chaleur mouillée et lourde, mêlée à une forte odeur d’huile, emplissait d’une atmosphère insupportable, d’une buée flottante au-dessus de laquelle, à trois ou quatre étages plus haut, apparaissait dans le carré d’un soupirail le bleu du ciel.
Une grande activité régnait là. Les mécaniciens, les aides, les élèves, allaient, venaient, passaient une revue générale de la machine, s’assurant si toutes les pièces étaient exactes et libres dans leur jeu. On venait de finir le plein des chaudières, et déjà elles tiraient et grondaient furieusement. Le fer, le cuivre, la fonte, astiqués d’huile bouillante, luisaient, étincelaient; et l’extrême propreté des engins leur donnait une apparence plus féroce, comme si ces poignées qui brûlaient – à leur contact – même les mains enveloppées d’étoupe, ces pistons incandescents, ces boutons remués avec des crocs de fer, brillaient de tout le feu qu’ils absorbaient. Jack regardait curieusement la formidable bête. Il en avait vu bien d’autres à Indret; mais celle-ci lui paraissait encore plus terrible, sans doute parce qu’il savait qu’il serait obligé de l’approcher à chaque instant et de lui fournir sa nourriture de nuit et de jour. Çà et là, des thermomètres, des manomètres, une boussole, le cadran télégraphique par lequel arrivent les commandements, recevaient la lumière de grosses lampes à réflecteur.
Au bout de la chambre aux machines s’enfonçait un petit couloir, très étroit, très sombre. «Ici, la soute au charbon…» dit Blanchet en montrant un trou béant dans le mur. À côté de ce trou, il s’en trouvait un autre où un fanal éclairait quelques grabats, des hardes pendues. C’est là que couchaient les chauffeurs. Jack frémit à cette vue. Le dotoi Moronval, la mansarde des Roudic, tous ces abris de hasard où il avait dormi ses rêves d’enfant, étaient des palais en comparaison.
– «Et la chambre de chauffe,» ajouta Moco en poussant une petite porte.
Imaginez une longue cave ardente, une allée des catacombes embrasée par le reflet rougeâtre d’une dizaine de fours en pleine combustion. Des hommes presque nus, activant le feu, fouillant les cendriers, s’agitaient devant ces brasiers qui congestionnaient leurs faces ruisselantes. Dans la chambre aux machines on étouffait. Ici l’on brûle.
– Voilà votre homme… dit Blanchet au chef de chauffe en lui présentant Jack.
– Il arrive bien, dit l’autre presque sans se retourner, je manque de monde pour les escarbilles.
– Bon courage, petit gas! fit le père Roudic en donnant à son apprenti une vigoureuse poignée de main.
Et Jack, tout de suite, se mit aux escarbilles. Tous les détritus de charbon dont les cendriers se trouvent obstrués, encrassés, sont jetés dans des paniers que l’on monte sur le pont pour les vider dans la mer. Dur métier, les paniers sont lourds, les échelles raides, suffocante la transition de l’air pur à l’étouffement du gouffre. Au troisième voyage, Jack sentait ses jambes fondre sous lui. Incapable même de soulever son panier, il restait là, anéanti, moite d’une sueur qui lui enlevait tout ressort, quand l’un des chauffeurs, le voyant en cet état, alla prendre dans un coin un large fiasque d’eau-de-vie et le lui présenta.
– Non, merci! je n’en bois pas, dit Jack.
L’autre se mit à rire.
– Tu en boiras, dit-il.
– Jamais!… fit Jack, et, se raidissant par un sursaut de sa volonté bien plus que par l’effort de tous ses muscles, il chargea la lourde corbeille sur son dos et la monta courageusement.
Le pont présentait un coup d’œil animé et pittoresque. Le petit paquebot amenant les voyageurs venait d’arriver et de se ranger à côté du grand steamer. De là montait une foule de passagers, pressés, ahuris, qui offraient une diversité étonnante de costumes et de langages, tous les pays de la terre se donnant rendez-vous sur ce milieu mixte, international, qu’on appelle un pont de navire. Tout ce monde courait, s’installait. Des gens étaient gais, d’autres pleuraient d’un adieu précipité; mais tous avaient au front un souci ou un espoir, car les déplacements sont presque toujours le résultat d’une perturbation, de quelque volte d’existence, et c’est en général le dernier tremblement d’une grande secousse que ces départs qui vous jettent d’un continent à un autre. Aussi les deuils côtoient l’aventure sur les ponts des paquebots et mêlent leur mélancolie à la fièvre du voyage.
Elle était partout, cette fièvre singulière, dans la marée qui montait à grand bruit, dans les révoltes du vaisseau tirant son ancre, dans l’agitation des petites barques qui l’entouraient. Elle animait là-bas, sur la jetée, une foule émue et curieuse, venue pour saluer les voyageurs, suivre de loin quelque silhouette aimée, et formant sur l’étroit espace comme une barre sombre qui coupait l’horizon bleu. Elle doublait, cette fièvre, l’élan des bateaux de pêche gagnant le large à pleines voiles pour toute une nuit de hasard et de combat; et les grands steamers qui rentraient la sentaient battre, dans leurs toiles lasses, comme un regret des beaux pays parcourus.
Pendant que l’embarquement finissait, que la cloche de l’avant du navire hâtait les dernières brouettes, Jack, son panier d’escarbilles vidé, était resté appuyé au bastingage à regarder les passagers, ceux des cabines confortablement mis et équipés, et ceux du pont déjà assis sur leur mince bagage… Où allaient-ils?… Quelle chimère les emportait? Quelle réalité cruelle et froide les attendait à l’arrivée!… Un couple surtout l’intéressait, une mère et son enfant qui lui rappelaient l’image d’Ida et du petit Jack alors qu’ils se tenaient ainsi par la main. La femme, jeune, tout en noir, enveloppée d’un sarapé mexicain à grandes raies, avec cette allure indépendante que les femmes de militaires ou de marins prennent des absences fréquentes de leur mari. L’enfant, habillé à l’anglaise, ressemblant à s’y méprendre au joli filleul de lord Peambock.
Quand ils passèrent près de Jack, tous deux eurent un mouvement d’écart, et la longue robe de soie fut vivement relevée pour ne pas frôler les manches du chauffeur noires de charbon. Ce fut un mouvement presque imperceptible, mais qu’il comprit; et du coup il lui sembla que son passé, ce cher passé en deux personnes qu’il invoquait aux mauvais jours, venait de le renier, de s’éloigner de lui à jamais.
Un juron marseillais, accompagné d’un fort coup de poing entre les deux épaules, interrompit sa triste rêverie:
– Chien failli de chauffeur de Ponantais du diable, veux-tu bien descendre à ton poste!…
C’était le Moco qui faisait sa ronde. Jack descendit sans rien dire, honteux de cette humiliation devant tous.
Comme il mettait le pied sur l’échelle menant à la chambre de chauffe, une longue secousse ébranla le navire, la vapeur qui grondait depuis le matin régularisa son bruit, l’hélice se mit en branle. On partait.
En bas, c’était l’enfer.
Chargés jusqu’à la gueule, dégageant avec des lueurs d’incarnat une chaleur visible, les fours dévoraient des pelletées de charbon sans cesse renouvelées par les chauffeurs dont les têtes grimaçaient, tuméfiées, apoplectiques, sous l’action de ces feux ardents. Le grondement de l’Océan semblait le rugissement de la flamme; le bruit du flot confondu avec un pétillement d’étincelles donnait l’expression d’un incendie inextinguible, renaissant de tous les efforts qu’on faisait pour l’éteindre.
– «Mets-toi là…» dit le chef de chauffe.
Jack vint se mettre devant une de ces gueules enflammées qui tournaient tout autour de lui, élargies et multipliées par le premier étourdissement du tangage. Il fallait activer ce foyer d’embrasement, l’agacer du ringard, le nourrir, le décharger sans cesse. Ce qui lui rendait la besogne plus terrible, c’est que, n’ayant pas l’habitude de la mer, les trépidations violentes de l’hélice, les surprises du roulis le faisaient chanceler, le jetaient à tout moment vers la flamme. Il était obligé de s’accrocher pour ne pas tomber et d’abandonner tout de suite les objets incandescents auxquels il essayait de se retenir.
Il travaillait pourtant avec tout son courage; mais, au bout d’une heure de ce supplice ardent, il se sentit aveuglé, sourd, sans haleine, étouffé par le sang qui montait, les yeux troubles sous les cils brûlés. Il fit ce qu’il voyait faire aux autres, et, tout ruisselant, s’élança sous la «manche à air» long conduit de toile où l’air extérieur tombe, se précipite du haut du pont par torrents… Ah! que c’était bon!… Presque aussitôt, une chape de glace s’abattit sur ses épaules. Ce courant d’air meurtrier avait arrêté son souffle et sa vie.
– La gourde! cria-t-il d’une voix rauque au chauffeur qui lui avait offert à boire.
– Voilà, camarade. Je savais bien que tu y viendrais.
Il avala une énorme lampée. C’était de l’alcool presque pur; mais il avait tellement froid que le trois-six lui parut aussi fade et insipide que l’eau claire. Quand il eut bu, il lui vint un grand bien-être de chaleur intérieure communiquée à tous ses nerfs, à tous ses muscles, et qui s’exaspéra ensuite en brûlure vive au creux de l’estomac. Alors, pour éteindre ce feu qui le brûlait, il recommença à boire. Feu dedans et feu dehors, flamme sur flamme, alcool sur charbon, c’est ainsi désormais qu’il allait vivre!
Il commençait un rêve fou d’ivresse et de torture qui devait durer trois ans. Trois sinistres années aux jours tout pareils, aux mois confondus et brouillés, aux saisons uniformes dans la canicule constante de la chambre de chauffe.
Il traversa des zones inconnues dont les noms étaient clairs, chantants, rafraîchissants, des noms espagnols, italiens ou français, du français enfantin des colonies; mais de toutes ces contrées magiques, il ne vit ni les ciels de saphir, ni les îles vertes étalées en féconds bouquets sur les vagues phosphorescentes. La mer grondait pour lui de la même colère, le feu de la même violence. Et plus les pays étaient beaux, plus la chambre de chauffe était terrible.
Il relâcha dans des ports fleuris, horizonnés de forêts de palmiers, de bananiers au vert panache, de collines violettes, de cases blanches étayées de bambou; mais pour lui tout gardait la couleur de la houille. Après que, pieds nus sur les quais enflammés de soleil, empoissés de goudron fondu ou du suc noir des cannes à sucre, il avait vidé ses escarbilles, cassé du charbon, transbordé du charbon, il s’endormait épuisé le long des berges ou allait s’enfermer dans quelque bouge, des berges et des bouges semblables à ceux de Nantes, hideux témoins de sa première ivresse. Là, il trouvait d’autres chauffeurs, des Anglais, des Malais, des Nubiens, brutes féroces, machines à tisonner; et comme on n’avait rien à se dire, on buvait. D’abord, quand on est chauffeur, il faut boire. Ça fait vivre.
Et il buvait!
Dans cette nuit d’abîme, un seul point lumineux, sa mère. Elle restait au fond de sa vie lugubre comme une madone au fond d’une chapelle dont on aurait éteint tous les cierges. Maintenant qu’il se faisait homme, bien des côtés mystérieux de son martyre s’éclaircissaient pour lui. Son respect pour Charlotte s’était changé en pitié tendre; et il commençait à l’aimer comme on aime ceux pour qui l’on souffre ou pour qui l’on expie. Même dans ses plus grands désordres, il n’oubliait pas le but de son engagement, et un instinct machinal lui faisait conserver sa paye de matelot. Tout ce que l’ivresse lourde laissait de lucide en lui s’en allait à cette pensée qu’il travaillait pour sa mère.
En attendant, la distance grandissait entre eux et s’allongeait des lieues parcourues, surtout de l’oubli vague, de l’indifférence du temps qui prend les exilés et les malheureux. Les lettres de Jack devenaient de plus en plus rares, comme si chaque fois elles étaient jetées d’un peu plus loin. Celles de Charlotte, nombreuses et bavardes, l’attendaient aux étapes, mais lui parlaient de choses tellement étrangères à sa nouvelle situation, qu’il les lisait seulement pour en entendre la musique, écho lointain d’une tendresse toujours vivante. Des lettres d’Étiolles lui racontaient les épisodes ordinaires de la vie de d’Argenton. Plus tard, d’autres, datées de Paris, annoncèrent un changement dans leur existence, une nouvelle installation au quai des Augustins, tout près de l’Institut. «Nous sommes en plein centre intellectuel, disait Charlotte. M. d’Argenton, cédant aux sollicitations de ses amis, s’est décidé de rentrer dans Paris et à fonder une Revue philosophique et littéraire. Ce sera un moyen de faire connaître ses œuvres, si injustement ignorées, et de gagner aussi beaucoup d’argent. Mais quel mal il faut se donner! que de courses chez les auteurs, chez les éditeurs! Nous avons reçu un travail bien intéressant de M. Moronval. Je m’occupe aussi de l’aider, ce pauvre ami. J’achève en ce moment de recopier la Fille de Faust. Tu es bien heureux, mon enfant, de vivre loin de toutes ces agitations. M. d’Argenton en est malade… Tu dois être bien grand aujourd’hui, mon Jack! Envoie-moi ta photographie.» À quelque temps de là, en passant à la Havane, Jack trouva un volumineux paquet à son adresse: «Jack de Barancy, chauffeur à bord du Cydnus.» C’était le premier numéro de
LA REVUE DES RACES FUTURES
Vte A. d’ARGENTON, Rédacteur en chef
Ce que nous sommes, ce que nous serons… La Rédaction.
La Fille de Faust. Prologue… Vte A. d’Argenton.
De l’Éducation aux Colonies… Évariste Moronval.
L’Ouvrier de l’avenir… Labassindre.
Médication par les parfums… Dr Hirsch.
Question indiscrète au directeur de l’Opéra… L…
Le chauffeur feuilleta machinalement ce recueil d’inepties, souillé de ses mains, taché de noir à mesure qu’il lisait. Et tout à coup, en voyant les noms de tous ses bourreaux réunis là, épanouis sur cette couverture satinée et de couleur tendre, quelque chose de fier se réveilla en lui. Il eut une minute d’indignation et de rage, et du fond de son antre il leur criait en brandissant ses poings comme s’ils avaient pu le voir et l’entendre: «Ah! misérables, misérables, qu’est-ce que vous avez fait de moi?» Mais ce ne fut qu’un éclair. La chambre de chauffe et l’alcool eurent vite raison de ce mouvement de révolte, et l’atonie où le malheureux s’enfonçait chaque jour davantage l’eut bientôt recouvert de ses grises étendues qui font penser à du sable amoncelé sur des caravanes en déroute, enlisées grain à grain, et dont les voyageurs, les guides, les chevaux, restent ensevelis avec toutes les apparences de la vie.
Chose étrange, à mesure que son cerveau s’éteignait, que sa volonté perdait tous ses ressorts, son corps excité, soutenu, alimenté par un réconfort persistant, semblait devenir plus vigoureux. Sa démarche se maintenait aussi ferme, sa force au travail aussi égale dans l’ivresse que dans l’état normal, tellement il s’était habitué au poison, endurci à tous ses effets extérieurs; son masque même, pâle, convulsé, restait impénétrable, raidi par cet effort de l’homme qui fait marcher droit son ivresse, la condamne au silence. Exact à sa besogne, aguerri à ce qu’elle avait de terrible, il supportait avec la même indifférence les longues et uniformes journées de la traversée et les heures de tempête, ces batailles contre la mer, si lugubres dans la chambre de chauffe, les voies d’eau, les «coups de feu», le charbon enflammé roulant à travers la cale. Pour lui, ces terribles moments se confondaient avec les rêves ordinaires de ses nuits, visions de délire, cauchemars remuants et grouillants dont s’agite le sommeil des alcoolisés.
N’était-ce pas dans un de ces rêves, cette effroyable secousse qui ébranla tout le Cydnus, une nuit que le pauvre chauffeur dormait? Ce coup sec et direct aux flancs du steamer, ce fracas épouvantable suivi de craquements, de brisures, ce bruit d’eau intérieur, ces paquets de mer tombant en cataractes, s’écoulant en minces ruisseaux, ces pas précipités, ces sonneries électriques qui se répondaient, cet émoi, ces cris, et, par-dessus tout, l’arrêt sinistre de l’hélice laissant le navire abandonné aux secousses silencieuses du roulis, tout cela n’était-ce pas dans un rêve?… Ses camarades l’appellent, le secouent: «Jack!… Jack!…» Il s’élance, à demi nu. La chambre aux machines a déjà deux pieds d’eau. La boussole est cassée, les faneaux éteints, les cadrans renversés. On se parle, on se cherche dans la nuit, dans la boue: «Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qu’il arrive?»
– C’est un américain qui s’est jeté sur nous… Nous coulons… Sauve qui peut!
Mais, en haut de l’échelle étroite vers laquelle chauffeurs et mécaniciens se précipitent, le Moco apparaît tout debout, le revolver au poing:
– Le premier qui sort d’ici, je lui casse la gueule. À la chauffe, tron de Diou! et chauffez ferme. La terre n’est pas loin. Nous pouvons encore arriver.
Chacun retourne à son poste et s’active avec la furie du désespoir. Dans la chambre de chauffe, c’est terrible. Les fourneaux, chargés à éclater, renvoient une fumée de charbon mouillé, aveuglante, jaune, puante, étouffante, qui asphyxie les travailleurs pendant que l’eau monte toujours malgré les pompes, glace tous leurs membres. Oh! qu’ils sont heureux ceux qui vont mourir là-haut, au grand air du pont. Ici, c’est la mort noire, entre deux grands murs de fonte; une mort qui ressemble à un suicide, tellement les forces paralysées sont obligées de s’abandonner devant elle.
C’est fini. Les pompes ne vont plus. Les fourneaux sont éteints. Les chauffeurs ont de l’eau jusqu’aux épaules, et cette fois c’est le Moco lui-même qui a crié d’une voix de tonnerre: «Sauve qui peut, mes petits!»
Sur le quai des Augustins, quai étroit, paisible, bordé d’un côté par des boutiques de libraires, de l’autre par les étalages des bouquinistes, dans une de ces anciennes maisons du siècle dernier fermée de lourdes portes cintrées, la Revue des Races futures se trouvait installée.
Ce n’était pas au hasard qu’on avait choisi pour elle ce quartier retiré. À Paris, les journaux et publications se fondent d’ordinaire dans l’arrondissement qui leur convient le mieux. Au centre, près des grands boulevards, les magazines, les feuilles mondaines, étalent leurs couvertures nuancées comme des étoffes nouvelles. Au quartier Latin, des petits journaux éphémères alternent avec des refrains à images et les devantures savantes des librairies médicales. Mais les revues compactes, sérieuses, qui ont une visée, un but, choisissent des rues tranquilles, claustrales, où le mouvement du Paris qui passe ne dérange pas trop leurs pénibles élucubrations.
La Revue des Races futures, revue indépendante et humanitaire, était admirablement à sa place sur ce quai où flotte une poussière de vieux bouquins, «dans le voisinage de l’Institut,» comme disait Charlotte. La maison, elle aussi, avec ses vieux balcons noircis, son fronton vermiculé, son large escalier à rampe ouvragée, suffisamment moisie et triste, répondait bien à l’esprit de la Revue. Ce qui y répondait moins, par exemple, c’étaient la physionomie et la tenue des rédacteurs.
Depuis environ six mois que les Races futures étaient fondées, le concierge terrifié avait laissé franchir le seuil de son immeuble à tout ce que la basse littérature renferme de plus crasseux, de plus bizarre, de plus lamentable. «Il nous vient jusqu’à des nègres, jusqu’à des Chinois,» racontait à ses collègues du quai des Augustins le malheureux cerbère; et je pense que par là il faisait allusion à Moronval, un des assidus de la Revue, toujours escorté de quelque petit «pays chaud.» Mais Moronval n’était pas le seul à hanter la maison vénérable devenue le rendez-vous des ratés de Paris et de la province, de tous ces tristes qui circulent dans la vie avec des manuscrits trop gros pour leurs redingotes étriquées.
Un raté fondant une revue, et une revue avec de l’argent, des actions, pensez quelle aubaine! Il est vrai de dire que les actionnaires manquaient. Jusqu’à présent il ne s’en était trouvé que deux, d’Argenton, naturellement, et puis… notre ami Jack. Ne riez pas! Jack était actionnaire de la Revue des Races futures. Il figurait pour dix mille francs sur les livres, les dix mille francs de «Bon ami.» Charlotte avait bien eu quelques scrupules à employer ainsi cette somme qu’elle devait remettre à l’enfant à sa majorité; mais elle s’était rendue aux raisonnements de d’Argenton:
– Voyons!… Comprends donc un peu… C’est un placement magnifique… Les chiffres sont des chiffres. Regarde à quel taux sont arrivées les actions de la Revue des Deux-Mondes. Y a-t-il un placement comparable à celui-là? Je ne dis pas que nous réaliserons tout de suite de pareils bénéfices. Mais n’en eût-on que le quart, cela vaut encore mieux que la rente ou les chemins de fer. Vois si j’ai hésité à déplacer mon argent pour le mettre dans cette affaire.»
Étant donné la lésinerie bien connue du poète, cet argument était sans réplique.
Depuis six mois, d’Argenton avait sacrifié plus de trente mille francs pour l’installation des bureaux, le loyer, la rédaction, sans parler des avances déjà faites sur des travaux à livrer. À l’heure qu’il est, il ne restait plus rien de la première mise de fonds; et il allait être obligé, comme il disait, de faire un nouvel appel à ses actionnaires; car il avait inventé ce prétexte des actionnaires pour se mettre à l’abri des emprunteurs.
Le fait est que jusque-là, en face de l’absence totale de recettes, les dépenses étaient très lourdes. Outre les bureaux de la Revue, le poète avait loué, au quatrième de la maison, un grand et bel appartement à balcon, ayant tout cet horizon merveilleux, la Cité, la Seine, Notre-Dame, des dômes, des flèches, et les voitures qui filent sur les ponts, et les bateaux qui passent sous les arches. Là, au moins, il se sentait respirer et vivre. Ce n’était plus comme dans le coin perdu des Aulnettes, où, l’été, un bourdon qui traversait le cabinet du poète tous les jours à trois heures, était attendu comme l’événement de la journée. Impossible de travailler dans une pareille léthargie! Et dire qu’il avait eu le courage de s’enfermer là six ans! Aussi, qu’était-il arrivé? Il avait mis six ans à faire la Fille de Faust, tandis que, depuis son arrivée à Paris, grâce au milieu intellectuel, il avait commencé je ne sais combien d’études, d’articles de fonds, de nouvelles.
Charlotte, elle aussi, partageait l’activité fiévreuse de son artiste. Toujours jeune, toujours fraîche, elle surveillait le ménage et la cuisine, ce qui n’était pas une mince affaire avec l’énorme quantité de dîneurs réunis sans cesse autour de la table. Puis il l’associait à ses travaux.
Pour faciliter ses digestions, il avait pris l’habitude de dicter au lieu d’écrire, et comme Charlotte avait une belle écriture anglaise, c’est elle qui lui servait de secrétaire. Tous les soirs, quand ils dînaient seuls, il dictait pendant une heure en se promenant de long en large. Dans la vieille maison endormie, on entendait résonner ses pas, sa voix solennelle, et une autre voix douce, aimable, admirable, qui semblait donner les répons à ce pontife officiant.
– Voilà notre auteur qui compose, disait le concierge avec respect.
Le soir où nous retrouvons le ménage d’Argenton, il est ainsi installé dans un charmant petit salon parfumé de thé vert et de cigarettes espagnoles. Charlotte est en train de préparer sa table pour écrire, d’aligner un encrier perfectionné, un porte-plume en ivoire, de la poudre d’or, de beaux cahiers de papier blanc à grandes marges pour les corrections. Précaution bien inutile, le poète ne faisant jamais de corrections; ça vient comme ça vient, d’un bloc, et l’on n’y retouche plus. Mais le cahier est plus joli avec des marges, et, quand il s’agit de son poète, Charlotte met toute sa coquetterie enjeu.
Justement, ce soir-là, d’Argenton est bien en veine, il se sent d’haleine à dicter toute la nuit et veut en profiter pour écrire une nouvelle sentimentale destinée à amorcer l’abonné à l’époque du renouvellement. Il tortille sa moustache éclaircie de quelques poils blancs et dresse son grand front encore agrandi parce qu’il se déplume. Il attend l’inspiration. Par un contraste assez fréquent en ménage, Charlotte n’est pas aussi bien disposée. On dirait qu’il y a un nuage sur ses yeux brillants. Elle est pâle, distraite, mais toujours docile, car malgré sa fatigue évidente, elle commence à tremper sa plume dans l’encrier, délicatement, le petit doigt en l’air, comme une chatte qui a peur de se salir les pattes.
– Voyons, Lolotte! y es-tu? Nous en sommes au chapitre premier… As-tu écrit chapitre premier?
– Chapitre premier… dit Charlotte d’une voix triste.
Le poète la regarde, agacé; puis commence, avec un parti pris évident de ne pas la questionner, de ne point s’informer de son chagrin:
– «Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées si fécondes en légendes… de ces Pyrénées si fécondes en légendes…»
Ce retour de phrase l’enchante. Il le répète plusieurs fois avec des modulations de vanité; puis, enfin, se tournant vers Charlotte:
– Tu as mis «si fécondes en légendes?…»
Elle essaya de répéter «si fé… si fécondes,» mais elle s’arrêta, la voix entrecoupée de sanglots.
Charlotte pleure. Elle a eu beau mordre sa plume, serrer ses lèvres pour se retenir. Cela déborde. Elle pleure, elle pleure…
– Allons, bon! dit d’Argenton stupéfié… Comme ça tombe! Un soir où j’étais si bien en train… Qu’est-ce qui te prend, voyons? C’est cette nouvelle du Cydnus? Mais, quoi? C’est un bruit en l’air. Tu sais bien comment sont les journaux. Tout leur est bon pour remplir leurs colonnes… Cela se voit tous les jours, qu’on soit sans nouvelles d’un navire. D’ailleurs, Hirsch a dû passer à la compagnie aujourd’hui. Il va venir tout à l’heure. Tu sauras ce qu’il en est. Il sera toujours temps de se faire du chagrin.
Il lui parle d’une voix dédaigneuse et sèchement condescendante, comme on parle aux faibles, aux enfants, aux fous, aux malades; n’est-ce pas un peu tout cela? Puis, quand il l’a calmée:
– Où en étions-nous? Ça m’a fait perdre le fil. Relis-moi tout ce que j’ai dicté… Tout!
Charlotte refoule ses larmes et reprend pour la dixième fois:
– «Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées si fécondes en légendes…»
– Ensuite?
Elle a beau tourner et retourner la page, secouer le cahier neuf:
– C’est tout…, dit-elle à la fin.
D’Argenton est très surpris; il lui semble qu’il y en avait bien plus long. C’est toujours ce qui lui arrive quand il dicte. La terrible avance que la pensée a sur l’expression l’égare. Tout ce qu’il rêve, tout ce qui est dans son cerveau à l’état d’embryon, il le croit déjà formulé, réalisé; et quand il s’est contenté de faire de grands gestes, de bredouiller quelques mots, il reste atterré devant le peu qu’il a produit, devant la disproportion du rêve avec la réalité. Désillusion de don Quichotte se croyant dans l’Empyrée, prenant pour le vent d’en haut l’haleine des marmitons et les soufflets de cuisine qu’on agite autour de lui, et ressentant sur le cheval de bois où il est assis toute la secousse d’une chute imaginaire! D’Argenton, lui aussi, se croyait parti, enlevé, envolé… Eh quoi! tant de frissons, de fièvre, d’exaltation, de poses, d’attitudes, de pas contrariés, tant de fois la main passée dans les cheveux, pour arriver à ces deux lignes: «Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées, etc…» Et c’est toujours ainsi.
Il est furieux, il se sent ridicule:
– Aussi, c’est ta faute, dit-il à Charlotte… Avec cela qu’il est facile de travailler en face de quelqu’un qui pleure tout le temps. Ah! tiens! c’est horrible… Tout un monde de pensées, de conceptions… Et puis rien, rien, jamais rien… Et le temps passe, et les années filent, et les places se prennent… Tu ne sais donc pas, malheureuse femme, comme il faut peu de chose pour déranger l’inspiration?… Oh! toujours se heurter le front à quelque réalité stupide!… Moi qui, pour composer, aurais besoin de vivre dans une tour de cristal, à mille pieds au-dessus des futilités de la vie, je me suis donné pour compagnons le caprice, le désordre, l’enfantillage et le bruit…
Il tape du pied, assène un coup de poing sur la table, tandis que Charlotte, qui n’a pas assez pleuré pour le trop plein de son cœur, ramasse en versant des larmes les plumes, l’essuie-plume, le porte-plume, tout son attirail de secrétaire dispersé sur le tapis du salon.
L’arrivée du docteur Hirsch met fin à cette scène regrettable, mais si fréquente que tous les atomes de la maison y sont habitués et que, sitôt la tourmente passée, la colère tombée, ils reprennent vite leur place et rendent aux objets leur apparence d’harmonie et de tranquillité habituelles. Le docteur n’est pas seul. Il est accompagné de Labassindre, et tous deux font une entrée mystérieuse, grave, extraordinaire. Le chanteur surtout, accoutumé aux effets de scène, a une façon de fermer hermétiquement les lèvres en relevant la tête, qui signifie visiblement: «Je sais quelque chose de la plus grande importance, mais rien ne pourra me décider à vous l’apprendre.»
D’Argenton, encore tout tremblant de fureur, ne comprend pas ce que veulent dire ces poignées de mains vibrantes, significatives, que ses amis lui prodiguent à la muette. Un mot de Charlotte le met au fait:
– Eh bien! monsieur Hirsch? dit-elle en s’élançant vers le docteur fantaisiste.
– Toujours la même réponse, madame. On n’a pas de nouvelles.
Mais pendant qu’il dit «pas de nouvelles» à Charlotte, il fait au contraire, avec ses yeux démesurément ouverts sous ses lunettes bombées, comprendre à d’Argenton que c’est un affreux mensonge, qu’il y a des nouvelles, des nouvelles terribles.
– Et que pensent ces messieurs à la Compagnie?… Qu’est-ce qu’ils disent?… demanda la mère avec le désir et la peur de savoir, essayant de déchiffrer la vérité sur ces figures à grimaces.
– Mon Dieu! madame… beûh! beûh!
Tandis que Labassindre s’entortille dans une suite de phrases, longues, molles, vaguement rassurantes, mais au fond dubitatives, Hirsch, à force de remuer la bouche d’après la méthode Decostère a fini par donner au poète la configuration de ces quelques mots: «Cydnus perdu corps et biens… Collision en pleine mer… Parages du cap Vert… Épouvantable!»
La grosse moustache de d’Argenton a tressailli, mais c’est tout. En regardant cette face blême, étalée et correcte, dont pas un pli n’a bougé, il serait bien difficile de définir ses impressions, de savoir si le triomphe y domine ou le remords tardif devant ce dénoûment lugubre. Peut-être ces deux sentiments se contrarient-ils sur le visage impassible qui n’en laisse voir franchement aucun.
Le poète éprouve seulement le besoin d’aller évaporer au dehors l’agitation que lui cause cette grande nouvelle.
– J’ai beaucoup travaillé, dit-il très sérieusement à ses amis… Je veux prendre l’air… Allons faire un tour.
– Tu as raison, dit Charlotte… Sors un peu, cela te fera du bien.
Charlotte qui, d’habitude, retient son «artiste» sans cesse à la maison, parce qu’elle croit toutes les dames du faubourg Saint-Germain informées de son retour et prêtes à s’inscrire à la file pour «boire tout le sang de son cœur,» ce soir-là exceptionnellement, est ravie de le voir partir, de rester seule avec sa pensée. Elle pourra donc pleurer en paix sans que personne essaye de la consoler, se livrer tout entière à ces terreurs, à ces pressentiments qu’elle n’ose pas avouer de peur d’être brutalement rassurée. Voilà pourquoi la servante même la gêne, pourquoi au lieu de bavarder longuement avec elle comme à chaque fois que monsieur sort, elle la renvoie dans sa mansarde.
– Madame veut rester seule?… Madame n’a pas peur?… C’est si triste ce vent qui souffle sur ce balcon.
– Non, laissez-moi…, je n’ai pas peur.
Enfin la voilà seule, elle peut se taire, réfléchir à son aise, sans que la voix du tyran lui dise: «À quoi penses-tu?…» Elle pense à son Jack, parbleu! Et à quoi penserait-elle? Depuis qu’elle a lu dans le journal cette ligne sinistre: On est sans nouvelles du Cydnus, l’image de son enfant la poursuit, l’affole, ne la quitte plus. Le jour encore, l’égoïsme accapareur du poète lui ôte jusqu’à son tourment; mais, la nuit, elle ne dort pas. Elle écoute le vent qui souffle et lui cause une terreur singulière. À cet angle du quai où ils habitent, il arrive toujours de quelque point différent, irrité ou plaintif, secouant les vieilles boiseries, effleurant les vitres sonores, rabattant une persienne détachée. Mais qu’il chuchote ou qu’il crie, il lui parle. Il lui dit ce qu’il dit aux mères et aux femmes de marins, des paroles qui la font pâlir.
C’est qu’il vient de loin, ce vent de tempête, et il vient vite, et il en a vu, des aventures! Sur ces grandes ailes d’oiseau fou qu’il heurte partout où il passe, toutes les rumeurs, tous les cris s’enlèvent et se transportent avec une égale rapidité. Tour à tour farceur ou terrible, dans la même minute il a déchiré la voile d’un bateau, éteint une bougie, soulevé une mantille, préparé les orages, activé l’incendie; c’est tout cela qu’il raconte et qui donne à sa voix tant d’intonations différentes, joyeuses ou lamentables.
Cette nuit, il est sinistre à entendre. Il passe en courant sur le balcon, ébranle les croisées, siffle sous les portes. Il veut entrer. Il a quelque chose de pressé à dire à cette mère; et tous les bruits qu’il apporte, qu’il jette contre la vitre en secouant ses ailes mouillées, résonnent comme un appel ou un avertissement. La voix des horloges, un sifflet lointain de chemin de fer, tout prend le même accent, plaintif, réitéré, obsessionnant. Ce que le vent veut lui dire, elle s’en doute bien. Il aura vu en pleine mer, car il est partout à la fois, un grand navire se débattre au milieu des flots, heurter ses flancs, perdre ses mâts, rouler dans l’abîme avec des bras tendus, des visages effarés et blêmes, des chevelures plaquées sur des regards fous, et des cris, des sanglots, des adieux, des malédictions jetées au seuil de la mort. Son hallucination est si forte qu’elle croit entendre parmi les rumeurs qui lui viennent du lointain naufrage une plainte vague à peine articulée:
– Maman!
C’est sans doute une illusion, une erreur de sa pensée inquiète.
– Maman!
Cette fois, la plainte est un peu plus forte… Mais non, c’est impossible. Les oreilles lui tintent, bien sûr… Ô Dieu, est-ce qu’elle va devenir folle?… Pour échapper à cette surprise de ses sens, Charlotte se lève, marche dans le salon… Pour le coup, quelqu’un a appelé. Cela vient de l’escalier. Elle court ouvrir la porte.
Le gaz est éteint, et la lampe qu’elle tient à la main dessine en ombre sur les marches les arabesques de la rampe… Rien, personne… Pourtant elle est sûre d’avoir entendu. Il faut voir encore. Elle se penche, en levant bien haut sa lumière. Alors, quelque chose de doux et d’étouffé, qui tient à la fois du rire et du sanglot, retentit dans l’escalier où une grande ombre monte, se traîne en s’appuyant au mur.
– Qui est là?… crie-t-elle toute tremblante, animée d’un espoir fou, et qui l’empêche d’avoir peur.
– C’est moi, maman…, Oh! je te vois bien… répond une voix enrouée et bien faible.
Elle descend vite quelques marches. C’est lui, c’est son Jack, ce grand ouvrier blessé qui s’appuie sur deux béquilles, si défaillant, si ému à l’idée de revoir sa mère qu’il a dû s’arrêter au milieu de l’escalier avec un appel de détresse. Voilà ce qu’elle a fait de son enfant.
Pas un mot, pas un cri, pas même une caresse! Ils sont là tous deux en face l’un de l’autre; et ils pleurent en se regardant.
Il y a des fatalités de ridicule qui s’attachent à certains êtres, rendent inutiles ou fausses toutes leurs manifestations. Il était dit que d’Argenton, roi des Ratés, raterait tous ses effets. Quand il rentra, ce soir-là, il avait résolu, après en avoir longuement conféré avec ses amis, d’annoncer la fatale nouvelle à Charlotte pour en finir tout de suite, et de soutenir ce premier assaut à l’aide de quelques phrases solennelles indiquées par la circonstance. Rien que la façon dont il tourna la clef dans la serrure annonçait la gravité de ce qu’il allait dire. Mais quelle ne fut pas sa surprise de trouver, à cette heure indue, le salon encore allumé, Charlotte debout, et, près du feu, les restes d’un de ces repas dévorés à la hâte comme les départs et les arrivées en improvisent devant leurs émotions.
Elle vint à lui, tout agitée:
– Chut! ne fais pas de bruit… Il est là… Il dort. Oh! que je suis heureuse!
– Qui? quoi?
– Mais Jack. Il a fait naufrage. Il est blessé. Son navire perdu. On l’a sauvé, lui, par miracle. Il arrive de Rio-Janeiro, où il a passé deux mois à l’hôpital.
D’Argenton eut un sourire vague qui pouvait, à la rigueur, passer pour une preuve de satisfaction. Il faut lui rendre cette justice qu’il prit la chose très paternellement et fut le premier à déclarer qu’on garderait Jack à la maison jusqu’à ce qu’il fût complètement rétabli. En conscience, il ne pouvait moins faire pour son principal, son unique actionnaire. Dix mille francs d’actions méritaient bien quelques égards.
La première émotion passée, les premiers jours écoulés, la vie habituelle du poète et de Charlotte reprit son cours, augmentée seulement de la présence de ce pauvre éclopé dont les deux jambes brûlées par l’explosion d’une chaudière avaient beaucoup de peine à se cicatriser. Vêtu de sa vareuse en laine bleue, la figure encore noire de son ancien métier, les traits grossis, déformés sous une couche de hâle où la petite moustache blonde ressortait avec une couleur d’épi brûlé, les yeux rouges et sans cils, le teint enflammé, les joues creuses, désœuvré, découragé, enveloppé de cette torpeur qui suit les grandes catastrophes, le filleul de lord Peambock, le Jack (par un K) d’Ida de Barancy se traînait de chaise en chaise pour, la plus grande irritation de d’Argenton et la plus grande honte de sa mère.
Quand celle-ci voyait entrer quelque inconnu dans la maison, quand elle saisissait un regard étonné, curieux, arrêté sur l’ouvrier sans ouvrage dont la tenue, la parole, contrastaient étrangement avec le luxe tranquille de cet intérieur, elle s’empressait de dire: «C’est mon fils… Je vous présente mon fils… Il a été bien malade,» comme ces mères d’enfants infirmes, qui se hâtent d’affirmer leur maternité de peur de surprendre un sourire ou une compassion trop marquée. Mais si elle souffrait de voir son Jack dans cet état, si elle rougissait de ses manières vulgarisées, presque grossières, de certaines façons qu’il avait de se tenir à table, où l’on sentait des habitudes de cabaret, des gloutonneries de mercenaire, elle souffrait encore plus du ton de mépris que les habitués de la maison affectaient en parlant de son enfant.
Jack avait retrouvé là toutes ses anciennes connaissances du gymnase, tous les ratés de «Parva domus,» avec quelques années de plus, des cheveux et des dents de moins, mais immobiles dans leurs situations sociales et piétinant sur place, comme de braves ratés qu’ils étaient. Tous les jours, on se réunissait dans les bureaux de la Revue pour discuter le numéro, et deux fois par semaine, il y avait un grand dîner au quatrième. D’Argenton, qui ne pouvait plus se passer d’avoir beaucoup de monde autour de lui, se déguisait cette faiblesse à ses propres yeux avec l’étonnante phraséologie dont il avait le secret:
– Il faut faire un groupe… Il faut se serrer, se sentir les coudes.
Et l’on se serrait, dam! On se serrait autour de lui à le presser, à l’étouffer. Dans tout le groupe, celui dont il sentait le mieux les coudes, des coudes pointus, osseux, insinuants, c’était Évariste Moronval, secrétaire de la rédaction à la Revue des races futures. Moronval avait eu le premier l’idée de la Revue, qui lui devait son titre palingénésique et humanitaire. Il corrigeait les épreuves, surveillait la mise en pages, lisait les articles, les romans, et enfin relevait, par des paroles enflammées, le courage chancelant du directeur devant le mauvais vouloir des abonnés et les frais incessants du magazine.
Pour ces services multipliés, le mulâtre avait un traitement fixe assez mince, mais qu’il arrondissait par toutes sortes de travaux supplémentaires payés à part, et des emprunts continuels. Depuis longtemps, le gymnase de l’avenue Montaigne avait fait faillite; mais son directeur n’avait pas renoncé entièrement à l’élève des petits «pays chauds,» et venait toujours à la Revue flanqué des deux derniers produits qui lui fussent restés de cette étrange culture. L’un était un petit prince japonais, jeune homme d’un âge indéfini, entre quinze ans et cinquante, et qui, n’ayant plus sa robe longue de mikado, paraissait tout petit, tout fluet, avec une toute petite canne, un tout petit chapeau, l’aspect d’une figurine de terre jaune tombée d’une étagère sur le trottoir parisien.
L’autre, un grand garçon dont on ne voyait que les yeux étroits et le front, tout le reste disparaissant dans une bouffissure tendue, sous une barbe noire et frisante comme du palissandre en copeaux, rappelait de vagues souvenirs à Jack, qui reconnut son vieil ami Saïd à certains bouts de cigares que l’Égyptien ne manqua pas de lui offrir dans une de leurs premières entrevues. L’éducation de cet infortuné jeune homme était finie depuis longtemps; mais ses parents le laissaient à Moronval pour l’initier aux usages et coutumes du grand monde. À part lui, tous les habitués de la Revue et des dîners bi-hebdomadaires, le mulâtre, Hirsch, Labassindre, le neveu de Berzelius et les autres prenaient, pour parler à Jack, le même ton protecteur, condescendant et familier. On eût dit quelque pauvre diable admis par faveur à la table d’un riche patron.
Il n’était resté «monsieur Jack» que pour une seule personne, la douce et excellente madame Moronval-Decostère, toujours semblable à elle-même, avec son grand front solennel et luisant et sa petite robe noire, moins solennelle, mais encore plus luisante. D’ailleurs, qu’on l’appelât «monsieur Jack,» ou «ma vieille,» ou «mon brave,» ou «mon garçon;» qu’on fut méprisant, indifférent ou bienveillant pour lui, tout était parfaitement égal à ce déclassé qui se tenait à l’écart, un bout de pipe aux dents, endormi, hébété, écoutant sans les entendre ces criailleries littéraires dont son jeune âge avait été bercé. Ses deux mois d’hôpital, ses trois ans d’alcool et de chambre de chauffe, et le bouleversement de la fin lui avaient causé un ahurissement, une fatigue, le besoin de ne plus parler, de ne plus bouger, de laisser fuir et s’éteindre dans la tranquillité du silence les colères de la mer mêlées au grondement des machines qui bourdonnaient encore au fond de son cerveau comme le bruit de la lame au fond d’un coquillage.
– «Il est abruti…» disait quelquefois d’Argenton. Non, mais somnolent, muet, sans volonté, tout au bien-être de l’immobilité du sol et du calme de l’air. Il ne retrouvait un peu de vie que seul avec sa mère, dans les rares après-midi où le poète s’absentait. Alors il se rapprochait d’elle, se ranimait à ses bavardages d’oiseau, à ses petits mots de tendresse. Seulement, il aimait mieux l’écouter que de parler lui-même. Sa voix lui faisait aux oreilles un murmure délicieux, comme celui des premières abeilles, l’été, dans la saison du miel.
Un jour qu’ils étaient ainsi tous les deux, il se réveilla tout d’un coup d’une longue torpeur, dit à Charlotte lentement, bien lentement:
– Quand j’étais enfant, j’ai dû faire un long voyage, n’est-ce pas?
Elle le regarda, un peu troublée. C’était la première fois de sa vie qu’il s’informait du passé.
– Pourquoi?… demanda-t-elle.
– C’est que le premier jour où j’ai mis le pied sur un paquebot, il y a trois ans, j’ai eu une singulière sensation… Il me semblait que tout ce que je voyais, je l’avais déjà vu… Le jour venant à travers les hublots, ces petites marches doublées en cuivre qui descendent aux cabines, tout cela m’impressionnait comme un souvenir… Il me semblait que, tout petit, j’avais joué, glissé sur cet escalier… On a de ces choses-là dans les rêves.
Elle regarda plusieurs fois autour d’elle pour bien s’assurer qu’ils étaient seuls.
– Ce n’est pas un rêve que tu as fait, mon Jack. Tu avais trois ans quand nous sommes revenus d’Algérie. Ton père était mort subitement, et nous retournions en Touraine.
– Ah! mon père est mort en Algérie?
– Oui… répondit-elle tout bas en baissant la tête.
– Comment s’appelait-il donc, mon père?
Elle hésita, très émue; elle n’était pas préparée à cette curiosité subite… Et pourtant, si gênante que fût cette conversation, elle ne pouvait pas refuser de faire connaître son père à un grand garçon de vingt ans, en âge de tout entendre et de tout comprendre.
– Il s’appelait d’un des plus grands noms de France, mon enfant, d’un nom que toi et moi nous porterions aujourd’hui, si une catastrophe subite, épouvantable, n’était venue l’empêcher de réparer sa faute… Ah! nous étions bien jeunes quand nous nous sommes rencontrés… C’était, je m’en souviens, à une grande battue de sangliers dans les ravins de la Chiffa. Il faut te dire que j’avais à cette époque la passion de la chasse. Je me rappelle même que je montais un petit cheval arabe appelé Soliman, un vrai petit diable…
Elle était partie, la folle, partie à bride abattue sur son cheval arabe appelé Soliman, à travers ce pays des chimères qu’elle peuplait de tous les lords Peambock, de tous les rajahs de Singapore de son imagination éblouissante.
Jack n’essaya pas de l’interrompre; il savait trop bien que c’était inutile. Mais quand elle s’arrêta pour prendre haleine, suffoquée par le vent, la rapidité de sa course, il profita de cette courte halte pour revenir à sa première question et fixer, par un mot bien positif, cet esprit si prompt aux écarts:
– Quel est le nom de mon père? répéta-t-il.
Oh! le regard étonné de ses yeux clairs… Elle avait complètement oublié de quoi ils parlaient.
Très vite, le souffle encore haletant du long récit de tout à l’heure, elle répondit:
– Il s’appelait le marquis de l’Épan, chef d’escadron au 3e hussards.
Il faut croire que Jack n’avait pas sur la noblesse, sur ses droits et ses prérogatives, les mêmes illusions que sa mère, car il accueillit avec la plus grande tranquillité le secret de son illustre naissance. Après tout, que son père eût été marquis, cela ne l’empêchait pas d’être chauffeur, lui, et un mauvais chauffeur, aussi crevé, aussi démoli, aussi hors de service que la chaudière du Cydnus en ce moment au fond de l’océan Atlantique avec six cents brasses de mer au-dessus d’elle. Que son père eût porté un nom retentissant, cela ne l’empêchait pas de s’appeler Jack, lui, et d’être une de ces tristes épaves que la vie roule et déplace dans son flot toujours changeant. D’ailleurs, ce père dont on lui parlait était mort, et ce réveil d’un sentiment inconnu qui avait agité Jack une minute, ne trouvant rien à quoi se prendre, une fois sa curiosité satisfaite, s’anéantit comme tout le reste dans la torpeur de ses facultés.
– Ah çà, voyons! Charlotte… Il faut prendre un parti avec ce garçon. Il ne peut pas rester là éternellement sans rien faire. Ses jambes vont bien. Il mange comme un bœuf, sans reproche. Il tousse encore un peu; mais Hirsch prétend qu’il toussera toujours… Il devrait pourtant se décider à quelque chose. Si les paquebots sont trop durs, qu’il entre dans les chemins de fer! Labassindre dit qu’on y gagne de très belles journées.
À ces représentations du poète, Charlotte objectait que Jack était encore bien faible, bien languissant:
– Si tu voyais comme il souffle quand il monte les quatre étages, comme il est maigre. Je l’entends s’agiter, la nuit. Tiens! tu ne sais pas, en attendant qu’il se fortifie, tu devrais l’occuper un peu à la Revue.
– Je veux bien essayer répondit l’autre. J’en parlerai à Moronval.
Moronval voulut bien essayer aussi, mais ce fut un essai malheureux. Pendant quelques jours, Jack remplit à la Revue les fonctions de garçon de bureau. Porter les épreuves à l’imprimerie, plier les numéros, coller les bandes; on lui fit tout faire, excepté le balayage des deux pièces que, par un reste de pudeur, on laissa au concierge dont c’était la prérogative. Avec son impassibilité ordinaire, Jack remplit ces diverses fonctions, supportant les allusions méprisantes de Moronval qui avait un tas de rancunes à satisfaire, et les colères froides de d’Argenton dont l’humeur s’aigrissait devant la constante résistance des abonnés. Ils s’entêtaient vraiment, ces abonnés. Sur le magnifique livre à souches, couvert de serge verte, orné de coins de cuivre, où devaient figurer leurs noms, on n’en apercevait qu’un, égaré dans la première page comme une coquille de noix sur l’immense mer déserte: «M. le comte de…, au château de…, à Mettray, près Tours.» C’est à Charlotte qu’on le devait, celui-là.
Mais cette absence de recettes n’empêchait pas les frais de continuer, ni les rédacteurs de se présenter tous les cinq du mois pour toucher le prix de leur copie augmenté de quelques avances. Moronval surtout était insatiable. Après être venu lui-même, il envoyait sa femme, Saïd, le prince japonais. D’Argenton était furieux, mais il n’osait refuser. Sa vanité était si gourmande, et le mulâtre avait tant de sucreries et de douceurs dans ses poches. Toutefois, quand la rédaction était ruinée, de peur qu’on ne s’avisât de suivre l’exemple de Moronval, le directeur ne manquait pas de se lamenter, d’opposer à tous les emprunts la même barrière infranchissable: «Mon comité d’actionnaires me le défend absolument. – Il était là dans un coin, le comité d’actionnaires, comité sans le savoir, composé d’un seul membre, occupé à fixer des bandes avec un pinceau et un grand pot de colle. De même qu’il n’y avait à la Revue qu’un abonné, «Bon ami,» il n’y avait qu’un actionnaire, Jack, avec l’argent de «Bon ami.»
Ni Jack ni personne ne s’en doutait: mais d’Argenton le savait, lui, et c’était une gêne, une honte vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis surtout de l’enfant de cette femme, qu’il se prenait à haïr comme autrefois.
Au bout de huit jours, le garçon de bureau fut déclaré incapable.
– Il ne nous sert à rien; bien loin d’aider, c’est plutôt un dérangement pour tout le monde.
– Mais, mon ami, je t’assure qu’il fait tout ce qu’il peut.
Elle se sentait plus courageuse à le défendre, depuis la grande terreur qu’elle avait eue.
– Enfin, qu’est-ce que tu veux? Je te dis qu’il me gêne. Comment t’expliquer cela? Il n’est pas dans son milieu avec nous. Il ne sait ni parler ni s’asseoir. Tu ne vois pas comme il se tient à dîner, les jambes écartées, toujours à une lieue de la table, comme il s’endort dans son assiette… Et puis ce grand garçon constamment à tes côtés, ça te vieillit, ma chère… En outre, il a des habitudes déplorables. Il boit, je te dis qu’il boit. Il nous apporte ici des odeurs de cabaret. C’est l’ouvrier, quoi!
Elle baissa la tête et pleura. Elle s’en était aperçue qu’il buvait, mais à qui la faute? Ne l’avaient-ils pas eux-mêmes jeté au gouffre?
– Voyons, Charlotte, j’ai une idée. Puisqu’il est encore trop faible pour se remettre au travail, envoyons-le se rétablir à Étiolles. Il passera quelque temps à la campagne, au bon air, et nous aidera peut-être à sous-louer «parva domus» qui nous est restée sur le dos avec un bail de dix ans. Nous lui enverrons un peu d’argent, tout ce qu’il faut… Cela lui fera du bien.
Elle lui sauta au cou avec un élan de reconnaissance:
– Oh! tiens!… C’est encore toi le meilleur de tous.
Et, sur-le-champ, il fut convenu qu’elle irait le lendemain installer son fils aux Aulnettes.
Ils arrivèrent par un de ces beaux matins d’automne, doux et dorés, qui semblent un été apaisé, allégé de sa chaleur brûlante et lourde. Pas un souffle dans l’air, mais des chants d’oiseaux en quantité, des crépitements dans les feuilles tombées, et un parfum de maturité, de foins secs, de bruyères brûlées, de fruits bons à cueillir. Les sentiers du bois à peine éclaircis, semés de fleurs jaunes, sentant le soleil moins puissant, donnaient aussi moins d’ombre, et silencieux, veloutés, s’en allaient vers les clairières. Jack les reconnaissait tous, ces chemins. En y posant le pied, il reprenait possession de quelques années de son enfance, heureuses, inoubliables, où malgré les tristesses de sa fausse position il avait senti son être s’épanouir dans la bonne, dans la libre Nature. Elle aussi semblait le reconnaître, l’appeler, l’accueillir. Dans son âme attendrie de tous ses souvenirs et de toute sa faiblesse, Jack entendait une voix réconfortante et douce: «Viens à moi, pauvre enfant, viens sur mon cœur aux battements lents et calmes. Je t’enlacerai, je te soignerai. J’ai du baume pour toutes les blessures, et celui qui les cherche est déjà guéri…»
Charlotte quitta son fils de bonne heure; et la petite maison, toutes ses fenêtres ouvertes à l’air tiède, aux bourdonnements du jardin légèrement inculte qui mêlait ses fleurs et ses fruits dans le renouveau de l’arrière-saison, la petite maison que Jack parcourait de pièce en pièce en se baissant un peu pour rechercher dans tous les coins les miettes de son enfance disparue, s’accorda pour la première fois et sans aucune ironie avec l’inscription de son frontispice:
Petite maison, grand repos.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE