Mais c’est de la diffamation, cela. Tu as le droit de l’attaquer en justice, ce misérable Hirsch. M’avoir laissé cinq ans avec cette conviction que mon ami Jacques était un voleur!… Canaille, va!… Il était venu chez nous exprès pour m’apprendre cette nouvelle, il pouvait bien revenir pour la désavouer, puisque ton innocence était reconnue, constatée, et constatée dans les termes les plus flatteurs, les plus éloquents pour toi. Voyons! montre-moi encore ton livret.
– Voilà, monsieur Rivals.
– C’est superbe. On ne répare pas mieux un tort involontaire. Ce directeur est un brave homme… Ah! tiens! je suis content. Ça m’avait souvent tourmenté, cette idée que mon élève était devenu un coquin… Et dire que si je ne t’avais pas rencontré par hasard chez les Archambauld, j’aurais pu garder cette pensée-là encore longtemps!
C’était, en effet, dans la petite maison du forestier que M. Rivals venait de retrouver son ancien ami.
Depuis dix jours qu’il habitait les Aulnettes, Jack vivait comme un brahme contemplateur, plongé dans le grand silence de la nature, humant les derniers beaux jours, se pénétrant de leurs soleils attiédis, ne sortant de chez lui que pour s’enfoncer dans le calme vivant de la forêt. Les arbres lui donnaient de leur sève, le sol de sa vigueur, et parfois, en secouant son front pour y réveiller la pensée, il lui semblait qu’il perdait un peu de sa laideur de malade et de forçat sous le ciel fin, profond, épuré, dont l’automne aux tranquilles rayons laissait voir au loin les espaces.
Les seuls êtres humains avec lesquels il fut en relation étaient les Archambauld, dont il avait conservé un si bon souvenir. La femme lui rappelait sa mère qu’elle avait servie longtemps, affectueuse et fidèle; l’homme, le bon géant, silencieux et sauvage, absorbé comme un faune dans la végétation du bois, évoquait pour lui tout un passé de promenades délicieuses et fortifiantes. Il revivait son enfance, entre ces deux solitaires. La femme lui achetait son pain, ses provisions, et souvent, quand il avait la paresse de rentrer chez lui, il faisait cuire lui-même dans la cendre de leur foyer quelque repas élémentaire. Il restait là sur un banc devant la porte, à fumer sa pipe à côté du garde. Ces gens ne le questionnaient jamais. Seulement, à le voir, les pommettes enflammées, si maigre dans sa longue taille, le père Archambauld avait ces hochements de tête tristes avec lesquels il regardait ses bois de hêtres envahis par les charançons.
Ce jour-là, en arrivant chez ses amis, Jack avait trouvé le mari alité, atteint d’une violente attaque de rhumatismes articulaires qui, deux ou trois fois par an, jetaient ce colosse à bas, le couchaient comme un grand arbre foudroyé. Debout à son chevet, un petit homme vêtu d’une longue redingote, dont les basques pleines de journaux et de livres lui battaient sur les jambes, se tenait, tête nue, sa belle crinière blanche tout ébouriffée. C’était M. Rivals.
L’entrevue fut embarrassée d’abord. Jack était honteux de se trouver en face du vieux docteur dont il se rappelait les sinistres prédictions.
M. Rivals, attribuant cette gêne à la pensée du vol, restait lui-même très froid. Mais la faiblesse de ce grand garçon le toucha malgré tout. Ils sortirent ensemble, revinrent à pied en causant, par les petits chemins verts de la forêt; et d’un sentier à l’autre, d’un détail vague à un plus précis, ils étaient arrivés à la limite du bois et à l’explication complète du malentendu.
M. Rivals triomphait, ne se lassait pas de relire la page du livret où le directeur de l’usine avait constaté l’erreur de l’accusation.
– Ah ça! maintenant que te voilà installé dans le pays, j’espère bien que nous allons te voir plus souvent. C’est indispensable, d’abord. Ils t’envoient dans les bois comme un cheval au vert; mais cela ne suffit pas. Tu as besoin de soins, de grands soins, surtout dans la saison où nous entrons. Étiolles n’est pas Nice, que diable!… Tu sais comme tu te plaisais à la maison, autrefois. Elle est toujours la même. Il n’y a que ma pauvre femme qui manque à l’appel. Elle est morte, il y a quatre ans, de chagrin, de découragement, car depuis notre malheur elle ne s’était jamais bien relevée. Heureusement que j’avais la «petite» pour la remplacer, sans cela je ne sais pas ce que je serais devenu. Cécile tient les livres, la pharmacie. C’est elle qui va être contente de te voir!… Allons! quand viendras-tu?
Jack hésitait avant de répondre. Comme s’il eût compris sa pensée, M. Rivals ajouta en riant:
– Tu sais, devant la petite tu n’as pas besoin d’arriver avec ton livret pour être sûr d’être bien accueilli… Je ne lui ai jamais parlé de rien, pas plus qu’à la maman. Elles t’aimaient trop. Cela leur aurait fait trop de peine… Il n’y a jamais eu l’ombre d’un mauvais sentiment entre vous… Ainsi donc tu peux te présenter sans crainte. Voyons! il fait trop frais pour que tu viennes dîner avec nous aujourd’hui. Le brouillard ne te vaut rien. Mais je compte sur toi pour déjeuner demain matin. Toujours comme de ton temps. On déjeune à midi, ou à deux heures, ou à trois, selon les visites. C’est même encore pis qu’autrefois, parce que mon sacré cheval, en vieillissant, est devenu plus lambin et plus maniaque… Nous avons des histoires ensemble tous les jours… Là, te voici chez toi, rentre vite… Demain, sans faute! Ne manque pas, ou je viens te chercher.
En refermant la porte de la maison, tout embarrassée de plantes grimpantes, Jack éprouva une singulière impression. Il lui sembla qu’il revenait d’une de ces grandes courses en cabriolet qu’il faisait jadis entre le docteur et sa petite amie, qu’il allait trouver sa mère apprêtant le couvert avec la femme du garde pendant que LUI travaillait dans la tourelle. Ce qui complétait l’illusion, c’était le buste de d’Argenton qu’on n’avait pas emporté à Paris comme trop encombrant et qui continuait à dominer la pelouse, rouillé, triste, promenant son ombre mobile autour de lui ainsi que l’aiguille d’un cadran solaire.
Il passa la soirée assis au bord de la cheminée, devant un feu de sarments, car la chambre de chauffe l’avait rendu frileux. Et de même qu’autrefois, quand il revenait de ses bonnes expéditions en pleine campagne, les souvenirs qu’il rapportait l’empêchaient de sentir le poids de la tristesse et de la tyrannie qui pesaient sur toute la maison; de même, ce soir-là, la rencontre de M. Rivals, le nom de Cécile plusieurs fois prononcé, avaient mis dans son cœur un bien-être inconnu depuis longtemps, peuplé sa solitude de chers fantômes, de visions heureuses qui l’accompagnèrent jusque dans son sommeil.
Le lendemain, à midi, il sonnait à la porte des Rivals.
Ainsi que le bonhomme l’avait annoncé, rien n’était changé dans la maison toujours inachevée et dont la marquise se rouillait un peu plus tous les jours en attendant son vitrage.
– Monsieur n’est pas rentré… Mademoiselle est dans la pharmacie, dit à Jack la petite servante, qui vint lui ouvrir et qui avait remplacé la vieille et fidèle bonne d’autrefois. Un jeune chien aboyant dans la niche, à la place de l’ancien terre-neuve, prouvait aussi à sa manière que les choses durent plus que les êtres, à quelque espèce d’ailleurs qu’ils appartiennent.
Jack monta à la pharmacie, cette grande pièce où ils avaient tant joué jadis. Il frappa vivement, impatient de retrouver son amie, toujours enfant dans son idée, et que le mot d’affection du docteur «la petite» lui faisait voir encore avec sa taille de sept ans.
– Entrez, monsieur Jack.
Au lieu d’entrer, Jack se mit à trembler d’une peur, d’une émotion étranges.
– Entrez… répéta la même voix, la voix de Cécile, mais agrandie et sonore, plus riche, plus suave, plus profonde qu’autrefois.
La porte s’ouvrit tout à coup; et Jack, enveloppé de lumière, se demanda si ce n’était pas cette délicieuse apparition de jeune fille, debout sur le seuil, qui secouait des rayons de sa robe claire, de sa veste de cachemire bleu, de ses cheveux brillants en nimbe sur un front mat, à la fois doux et fier. Ah! comme il aurait été intimidé, si les yeux de cette belle personne, des yeux d’un gris fin et discret ne lui avaient dit clairement, naïvement: «Bonjour, Jack! C’est moi, c’est Cécile… n’aie donc pas peur,» et si une petite main posée dans la sienne ne lui avait rappelé cette tiédeur aimante qui lui était allée jusqu’au cœur le jour de la quête du quinze août.
– La vie a été bien dure pour vous, monsieur Jack, grand-père me l’a dit. (Elle le regardait tout émue.) Moi aussi, j’ai eu beaucoup de chagrin… Bonne maman est morte… Elle vous aimait bien. Nous causions souvent de vous…
Il n’y avait que Cécile qui parlait. Assis en face d’elle, il la contemplait. Elle était grande, gracieuse dans tous ses mouvements, très simple. En ce moment, appuyée au vieux bureau où madame Rivals écrivait autrefois, elle penchait la tête légèrement pour parler à son ami avec un mouvement d’hirondelle qui gazouille au bord d’un toit.
Jack se souvenait d’avoir vu sa mère bien belle aussi, de l’avoir admirée de tout son cœur; mais il y avait en Cécile, il se dégageait d’elle je ne sais quel bouquet indéfinissable, je ne sais quel arôme de printemps divin, quelque chose de sain, de vivifiant et de pur, où toutes les grâces de Charlotte, son rire joyeux et ses grands gestes auraient singulièrement détonné.
Tout à coup, pendant qu’il se tenait là extasié devant elle, son regard en s’abaissant rencontra une de ses mains à lui, posée à plat sur sa cotte avec cette gaucherie que les membres des travailleurs ont dans l’immobilité. Elle lui parut énorme, cette main noire, indélébilement noire, traversée d’éraillures et de coupures, terminée par des ongles cassés, durcie, tannée au contact du fer et du feu. Il en avait honte, ne savait où la cacher. Il s’en débarrassa en la mettant dans sa poche. Mais c’était fini. Une lucidité subite lui était venue sur toutes les disgrâces de sa personne. Il se voyait assis sur cette chaise, affaissé, les jambes écartées, ridiculement vêtu d’un pantalon de travail, et d’une ancienne veste en velours de d’Argenton, trop courte pour ses bras. (C’était sa destinée, les vêtements trop courts.)
Qu’est-ce qu’elle devait penser de lui? Comme il fallait qu’elle fût bonne et indulgente pour ne pas rire tout haut sans se gêner; car elle savait rire en dépit de son air sérieux, et on devinait une foule de petits lutins moqueurs tapis dans les ailes mobiles de son petit nez si correct, dans les coins de ses lèvres roses un peu fortes et finement arquées.
À cette gêne physique qu’il éprouvait il s’en joignait une autre toute morale. Pour achever sa confusion et sa peine, voici que toutes ses débauches, toutes ses orgies de matelot lui revenaient à la mémoire, comme si les bouges où il avait roulé aux quatre coins du monde avaient laissé leur hideur sur tout son être, comme si cela se voyait. Le pli de tristesse qui marquait ce jeune front si uni, ce qu’il y avait de compatissant dans ces beaux yeux, tout lui disait qu’elle s’apercevait de son abjection; et il souffrait, et il avait honte.
Sainte honte, souffrance bénie! C’était son âme qui se réveillait, toute confuse et trempée de larmes. Mais lui ne s’en rendait pas compte. Il s’en voulait d’être venu et pensait à s’enfuir, à descendre l’escalier quatre à quatre, à se sauver jusqu’aux Aulnettes pour s’y enfermer à triple tour, en jetant la clef dans le puits, afin de n’avoir plus la tentation de sortir.
Heureusement il vint du monde à la pharmacie, et Cécile, s’activant autour des balances de cuivre, pesant, numérotant les paquets, inscrivant les ordonnances comme faisait sa grand’mère, Jack ne sentit plus le poids de cette attention de jeune fille arrêtée sur sa triste personne.
Alors il n’eut plus qu’à l’admirer.
Elle était admirable, en effet, de douceur, de patience, avec toutes ces pauvres femmes de paysans, bavardes et stupides, dont les longues explications recommençaient toujours et ne se lassaient pas.
C’était un encouragement, un sourire, un bon conseil, une façon tranquille de se mettre au niveau des gens qui parlaient, en inclinant vers eux toute la grâce de son esprit. Elle avait affaire en cet instant avec une ancienne connaissance de Jack, cette vieille braconnière de mère Salé qui lui causait tant de frayeur quand il était petit. Courbée comme presque tous les paysans que la terre tire à elle dans leur labeur journalier, crevassée par le soleil, poudreuse et desséchée, la Salé ne gardait un peu de vie que dans ses yeux méfiants, charbonnés, renfoncés sous la paupière comme des bêtes méchantes au fond d’un trou. Elle parlait de son «houme, de son pauvre houme qu’était malade voilà beaux mois, ne travaillait pus, ne gagnait ren, et tout de même ne pouvait pas se décider à querver.» Elle faisait exprès de dire des choses féroces, de les colorer de son langage de vieille mère Salé, en regardant la jeune fille bien en face comme pour s’amuser à la décontenancer. Deux ou trois fois il prit à Jack une furieuse envie de mettre à la porte ce monstre coriace et haillonneux. Mais il se contint en voyant Cécile rester impassible devant cette grossièreté agressive, garder ce calme solide où la méchanceté la plus aiguë lime ses dents en croyant mordre.
L’ordonnance finie, la paysanne se retira avec toutes sortes de révérences, de bénédictions faussement obséquieuses. En passant près de Jack, elle se retourna, le reconnut:
– Tiens! le petit des Aulnettes, dit-elle tout haut à Cécile qui l’accompagnait. Est-il décati, bon Dieu Seigneur!… Dites donc, mamselle Cécile, voilà qui va ben leur couper la langue à ceux-là qui disions dans les temps que M. Rivals chauffait le petit Ragenton pour vous en faire un mari… Ben sûr que vous n’en voudriez plus maintenant… C’est-il fichant, tout de même, comme la vie vous change!
Elle s’en alla en ricanant.
Jack s’était senti pâlir. Ah! la vieille brigande, elle le lui avait donc décoché ce vieux coup de «sarpe» dont elle le menaçait tant jadis! Vrai coup de serpe, de cet outil à lame courbée, méchant et retors comme son nom. La blessure alla loin, bien loin, et devait être longue à guérir.
Mais Jack n’avait pas été seul atteint, et je sais quelqu’un qui faisait semblant d’écrire sur le grand livre, et qui écrivait tout de travers, la tête penchée et rouge d’une bien vive émotion.
– Catherine, vite la soupe, et du bon vin, et du bon cognac, et tout le tremblement!
C’était le docteur qui rentrait et qui, voyant Jack et Cécile gênés, silencieux en face l’un de l’autre, éclata d’un joyeux rire:
– Comment! voilà tout ce que vous avez à vous conter depuis sept ans que vous ne vous êtes vus? Allons, vite à table! Ça va le mettre tout de suite à l’aise, ce pauvre garçon.
Le déjeuner ne mit pas Jack à l’aise, et ne fit au contraire que redoubler son embarras. Devant Cécile, il ne savait plus manger, tremblait de trahir des habitudes de cabaret. À la table de d’Argenton, la mauvaise tenue contractée dans sa vie ouvrière ne l’avait jamais gêné. Ici, il se sentait déplacé, ridicule; et ses malheureuses mains surtout le mettaient au supplice. Celle qui tenait la fourchette passe encore; elle s’occupait. Mais l’autre, qu’en Faire? Sur la blancheur de la nappe, toutes ses meurtrissures ressortaient affreusement. De désespoir, il la laissait pendre à côté de lui, ce qui lui donnait une attitude de manchot. Les prévenances de Cécile ne faisaient qu’augmenter sa timidité. Elle s’en aperçut, et ne le regarda plus qu’à la dérobée jusqu’à la fin de ce repas qui leur parut interminable.
Enfin, Catherine vint enlever le dessert et mit devant la jeune fille l’eau chaude, le sucre et la bouteille à long col pleine de vieille eau-de-vie. Depuis que sa grand’mère n’était plus là, c’était Cécile qui faisait le grog du docteur, et le brave homme n’avait pas gagné au change, car, de peur de tenir le grog trop chargé, elle en était arrivée à composer une lotion pharmaceutique «où la dose d’alcool diminuait de jour en jour,» observait M. Rivals mélancoliquement.
Quand elle eut donné son verre au grand-père, la jeune fille se tourna vers leur invité:
– Buvez-vous de l’eau-de-vie, monsieur Jack?
Le docteur se mit à rire.
– S’il en boit, lui, un chauffeur! Elle est étonnante cette petite fille!… Tu ne sais donc pas que c’est de cela qu’ils vivent, ces pauvres diables?… Tiens, à bord de la Bayonnaise, nous en avions un qui cassait les niveaux à alcool pur et buvait le contenu… Tu peux lui faire son grog carabiné, va! il ne le sera jamais trop pour lui.
Elle regarda Jack d’un air bien doux, bien triste:
– En voulez-vous?
– Non, merci, mademoiselle!… dit-il tout bas, presque honteux. Et s’il fit un petit effort pour retirer son verre, il en fut bien récompensé par un de ces remercîments éloquents que certaines femmes savent dire sans parler et que comprennent seulement ceux à qui elles s’adressent.
– Allons, encore une conversion!… dit le brave docteur en avalant son grog avec une grimace comique; car, pour sa part, il n’était converti qu’à demi, à la manière des sauvages, qui ne consentent à croire en Dieu que pour faire plaisir au missionnaire.
Les paysans d’Étiolles, occupés dans leurs champs, qui virent Jack revenir de chez les Rivals ce jour-là dans l’après-midi et s’en aller sur la route à grandes enjambées, purent croire qu’il était devenu fou ou que, trop copieux, le déjeuner du docteur avait désarçonné sa cervelle. Il gesticulait, parlait tout seul, menaçait l’horizon de son poing, en proie à une agitation, à une colère, dont sa torpeur habituelle l’aurait fait croire incapable.
– Ouvrier! disait-il en frémissant… Ouvrier! je le suis pour la vie. M. d’Argenton a raison. Il faut que je reste avec mes pareils, et que j’y vive et que j’y meure, surtout que je n’essaye jamais de m’élever plus haut. Cela fait trop de mal.
Depuis longtemps il ne s’était senti aussi nerveux, aussi vivant. Des sentiments nouveaux, inconnus, se pressaient en lui; et au fond de chacun d’eux, comme un astre brisé dans les mille facettes du flot changeant, l’image de Cécile rayonnait. Quelle splendeur de grâce, de beauté, de pureté! Et dire que si, au lieu de faire de lui un ouvrier, de le jeter à la fosse commune, on l’avait instruit et élevé, il aurait pu devenir un homme digne de cette jeune fille, l’obtenir pour femme, posséder ce trésor à lui tout seul! Oh! Dieu!… Il eut ce cri de colère désespérée que jette le naufragé qui se débat en vain contre la lame et voit luire à quelques brassées la berge inondée de soleil où sèchent les filets étendus.
À ce moment, comme il tournait le chemin des Aulnettes, il se trouva face à face avec la mère Salé, chargée d’un faix de bois. La vieille le regarda avec ce mauvais sourire qu’elle avait eu le matin quand elle disait: «ben sûr que vous ne voudriez plus de lui, à présent.» Jack bondit devant ce sourire, et toute la fureur qui l’agitait, qui ne savait sur qui s’abattre, car en suivant son élan direct elle eût atteint quelqu’un qui lui était bien cher, l’être faible et si léger, seul responsable de son désastre, toute sa fureur se tourna contre l’horrible vieille.
– Ah! vipère, pensa-t-il, je m’en vais t’arracher les crocs.
Il avait une figure si terrible qu’en le voyant venir vers elle, la Salé prit peur, jeta son fagot et s’élança dans le bois avec une vitesse de vieille chèvre. C’était la revanche des anciennes «chasses» d’autrefois. Il la poursuivit pendant quelques pas, puis s’arrêta subitement.
– «Je suis fou… Cette femme ne m’a rien dit que de très vrai, après tout… Cécile ne voudrait plus de moi maintenant.»
Ce soir-là, il ne dîna pas; il n’alluma ni feu ni lampe. Assis dans un coin de la salle à manger, la seule pièce qu’il habitât et où il avait réuni les quelques meubles dispersés par toute la maison, les yeux fixés sur la porte vitrée derrière laquelle le brouillard léger d’une belle nuit d’automne blanchissait sous la marche invisible de la lune, il songeait:
«Cécile ne voudrait plus de moi.»
Cela seul remplit sa veillée.
Elle ne voudrait plus de lui. Tout les séparait en effet. D’abord il était ouvrier, et puis… L’affreux mot lui vint aux lèvres: «bâtard…» C’était la première fois de sa vie qu’il y pensait. Enfant, ces choses-là sont à peu près indifférentes, quand rien dans l’entourage ne vient outrageusement les rappeler, et Jack avait vécu dans un monde très peu scrupuleux, passant de la société des Ratés à cette classe ouvrière où toutes les fautes ont leur excuse dans la misère, où les familles d’adoption sont plus nombreuses que partout ailleurs. N’ayant jamais entendu parler de son père, il ne s’en était jamais préoccupé; à peine avait-il senti cette affection manquer à côté de lui, comme un sourd-muet peut se rendre compte des sens qui lui font défaut, sans connaître toute l’étendue de leur utilité ou des jouissances qu’ils procurent.
Maintenant, cette question de naissance l’occupait plus que tout le reste. Quand Charlotte lui avait dit le nom de son père, il était resté parfaitement calme devant cette révélation surprenante; à cette heure, il aurait voulu la questionner, lui arracher des détails, des aveux même, pour se faire une image précise de ce père inconnu… Marquis de l’Épan?… Était-il réellement marquis? N’y avait-il pas là quelque imagination nouvelle de ce pauvre petit cerveau affolé de titres et de noblesse? Était-ce bien vrai aussi qu’il fût mort? Sa mère ne lui avait-elle pas dit cela pour éviter de raconter quelque histoire de rupture, d’abandon, dont elle aurait eu à rougir devant lui? Et s’il vivait pourtant, ce père, s’il était assez généreux pour réparer sa faute, pour donner son nom à son fils!
«Jack, marquis de l’Épan!»
Il se répétait cette phrase à lui-même comme si ce titre le rapprochait de Cécile. Le pauvre enfant ignorait que toutes les vanités du monde ne valent pas, pour toucher un vrai cœur de femme, la pitié qui l’entr’ouvre à toutes les tendresses.
«Je vais écrire à ma mère,» pensa-t-il. Mais ce qu’il y avait à demander était si délicat, si compliqué, si difficile à dire, qu’il résolut d’aller trouver Charlotte, d’avoir avec elle une de ces conversations où les yeux aident les paroles, où les sous-entendus des aveux se traduisent dans un silence souvent plus éloquent que les mots. Malheureusement il n’avait pas assez d’argent pour prendre le chemin de fer. Sa mère devait lui en envoyer; elle n’y avait plus pensé, sans doute.
– «Bah! se dit-il, j’ai fait la route à pied quand j’avais onze ans. Je la referai bien à présent, quoique je sois un peu faible.»
Il la refit en effet, le lendemain, cette terrible route; et si elle lui parut moins longue et moins effrayante, il la trouva aussi bien plus triste. C’est une impression bien fréquente que ce désenchantement des souvenirs d’enfance retrouvés à l’âge où tout se juge et se raisonne. On dirait qu’il y a dans les yeux de l’enfant une matière colorante qui dure autant que l’ignorance de ses premiers regards; à mesure qu’il grandit, tout se ternit de ce qu’il admirait. Les poètes sont des hommes qui ont gardé leurs yeux d’enfants.
Jack vit l’endroit où il avait dormi, la petite grille de Villeneuve-Saint-Georges où il s’était arrêté pour faire croire à une brave casquette à oreillons que sa mère habitait là, le tas de pierre au long du fossé où un corps étendu lui avait fait si grand’peur, et le cabaret borgne, coupe-gorge hideux tant de fois évoqué dans ses rêves!… Hélas, en fait de bouge, il en avait vu bien d’autres. Les figures sinistres d’ouvriers en ribote, de rôdeurs de barrières, dont il s’était si fort effrayé autrefois, n’avaient plus de quoi le surprendre, et il songeait en les coudoyant que si le Jack de sa jeunesse, se dressant tout à coup de la poussière de la route avec sa marche hésitante et hâlée d’écolier fugitif, rencontrait le Jack de maintenant, il en aurait plus peur peut-être que de toute autre apparition lugubre.
Il arriva à Paris vers une heure de l’après-midi, dans une pluie maussade et froide; et poursuivant la comparaison qu’il faisait de ses souvenirs avec l’heure présente, il se rappela l’aube splendide, la belle déchirure d’un ciel de mai, dans laquelle sa mère lui était apparue au bout de son premier voyage, comme un archange Michel enveloppé de gloire et chassant devant sa lumière les sombres cohortes de la nuit. Au lieu de la petite villa des Aulnettes, où son Ida chantait au milieu des fleurs, sous le porche caverneux et froid de la Revue des races futures, d’Argenton, qui sortait, lui apparut, suivi de Moronval chargé d’épreuves et d’un escadron de Ratés épuisant dans quelques paroles vivement échangées une discussion récente.
– Tiens! voilà Jack, dit le mulâtre.
Le poète tressaillit, releva la tête. À voir ces deux hommes en présence, l’un vêtu avec soin, étoffé, ganté, luisant, sortant de table, l’autre efflanqué dans sa veste en velours trop courte, miroitant d’usure et d’eau, on n’aurait jamais pensé qu’il pût y avoir entre eux une attache quelconque. Et c’est bien ce qui fait la physionomie particulière de ces ménages interlopes, la tare à laquelle se reconnaît le hasard de ces familles où le père est charpentier, la fille comtesse et le frère coiffeur dans quelque faubourg.
Jack tendit la main à d’Argenton, qui se laissa prendre un doigt négligemment et lui demanda si la maison des Aulnettes était louée.
– Comment?… louée?… dit l’autre qui ne comprenait pas.
– Mais oui… En te voyant ici, quelle idée veux-tu qu’il me vienne, sinon: La maison est occupée, il est obligé de revenir!
– Non, dit Jack décontenancé, personne même ne s’est présenté depuis que je suis là.
– Alors, que viens-tu faire ici?
– Je viens voir ma mère.
– C’est une fantaisie que je comprends. Malheureusement il y a des frais de voyage.
– Je suis venu à pied… dit Jack très simplement, avec un air d’assurance et de fierté tranquille qu’on ne lui connaissait pas.
– Ah!… fit d’Argenton.
Il se recueillit une seconde pour lui décocher cette petite phrase:
– Allons! je vois avec plaisir que tu as les jambes en meilleur état que les bras.
– Voilà un mot féoce… ricana le mulâtre.
Le poète sourit modestement; et, content de son effet, s’en alla suivi de son escorte obséquieuse en file le long des quais.
Huit jours auparavant, le mot cruel de d’Argenton aurait glissé sur l’abrutissement de Jack; mais, depuis la veille, il n’était plus le même. Quelques heures avaient suffi pour le rendre fier et susceptible, si bien qu’après l’outrage reçu il eut envie de s’en retourner à pied comme il était venu, sans même voir sa mère; mais il avait à lui parler, à lui parler sérieusement. Il monta.
L’appartement était tout bouleversé; Jack trouva des tapissiers en train d’installer des tentures, de poser des bancs, comme pour une distribution de prix. On donnait le jour même une grande fête littéraire où toute la banlieue des arts et des lettres devait être réunie; et voilà pourquoi d’Argenton avait été si furieux de voir arriver le fils de Charlotte. Celle-ci ne parut pas enchantée non plus. En l’apercevant, elle s’arrêta au milieu de son coup de feu de maîtresse de maison occupée à transformer le logis, à créer de petits salons, des boudoirs, des fumoirs, partout jusque dans les alcôves et les cabinets de toilette.
– Comment! c’est toi, mon pauvre Jack! Je parie que tu viens chercher de l’argent. Tu as dû croire que je t’avais oublié. C’est que, je vais te dire, je comptais en charger M. Hirsch qui doit aller aux Aulnettes dans deux ou trois jours pour faire des expériences très curieuses sur les parfums, une nouvelle médecine qu’il a inventée d’après un livre persan… tu verras, c’est étonnant comme découverte!
Ils causaient debout, à demi voix, au milieu des ouvriers qui allaient, venaient, plantaient des clous, remuaient les meubles.
– J’aurais à te parler très sérieusement, dit Jack.
– Ah! mon Dieu, quoi donc?… Qu’est-ce qu’il y a?… Tu sais que le sérieux n’a jamais été mon fort… Puis, tu vois, aujourd’hui tout est en l’air à cause de notre grande soirée… Oh! ce sera superbe. Nous avons lancé cinq cents invitations… Je ne te dis pas de rester, parce que, tu comprends… D’abord, ça ne t’amuserait pas… Voyons! puisque tu tiens absolument à me parler, viens par ici, sur la terrasse… J’ai fait arranger une verandah pour les fumeurs, tu vas voir, c’est très commode.
Elle le fit passer sous une verandah à plafond de zinc, doublé de coutil rayé, ornée d’un divan, d’une jardinière, d’une suspension, mais qui paraissait bien triste en plein jour, avec le bruit strident de la pluie et l’horizon mouillé, brumeux, des bords de la Seine.
Jack se sentait gêné. Il pensait: «J’aurais mieux fait d’écrire…» et ne savait par où commencer.
– Eh bien? dit Charlotte en arrêt, le menton dans la main, avec cette jolie pose de la femme qui écoute.
Il hésita encore une minute, comme on hésite à poser un poids trop lourd sur une étagère à bibelots, car ce qu’il avait à dire lui semblait considérable pour la petite tête légère qui se penchait vers lui.
– Je voudrais… je voudrais te parler de mon père.
Elle eut au bord des lèvres un «en voilà une idée!» et si elle ne le prononça pas, l’expression saisie de sa figure, où il y avait de la stupéfaction, de l’ennui, de la crainte, le dit pour elle.
– C’est un sujet bien triste pour nous deux, mon pauvre enfant; mais enfin, si pénible qu’il soit, je comprends ta curiosité, et je suis prête à la satisfaire. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec solennité, je m’étais toujours promis, quand tu aurais vingt ans, de te révéler le secret de ta naissance.
Cette fois, ce fut à lui de la regarder, stupéfait.
Ainsi, elle ne se rappelait plus que, trois mois auparavant, elle lui avait fait cette révélation. Pourtant il ne protesta pas contre cet oubli. Il allait y gagner de pouvoir confronter ce qu’elle lui dirait avec ce qu’elle lui avait déjà dit. C’est qu’il la connaissait si bien!
– Est-ce vrai que mon père était noble? demanda-t-il tout de suite.
– Tout ce qu’il y a de plus noble, mon enfant.
– Marquis?
– Non, baron seulement.
– Mais je croyais… tu m’avais dit…
– Non, non! c’étaient les Bulac de la branche aînée qui étaient marquis.
– Il était donc allié à ces Bulac?…
– Je crois bien… c’était lui le chef de la branche cadette.
– Alors… mon père… s’appelait?
– Le baron de Bulac, lieutenant de vaisseau.
Le balcon se serait écroulé entraînant dans sa chute la verandah de coutil et tout ce qu’elle contenait, que Jack n’aurait pas éprouvé un plus effroyable ébranlement de tout son être. Il eut encore pourtant le courage de demander:
– Y a-t-il longtemps qu’il est mort?
– Oh! oui, très longtemps… répondit Charlotte; et elle fit un geste éloquent pour renvoyer bien loin dans le passé cette existence devenue pour elle problématique.
Son père était mort; voilà ce qu’il y avait de probable. Maintenant, était-ce un de Bulac, était-ce un de l’Épan? Sa mère avait-elle menti cette fois ou l’autre? Après tout, peut-être ne mentait-elle pas, peut-être n’en savait-elle rien elle-même.
Quelle honte!
– Comme tu as mauvaise mine, mon Jack! dit Charlotte, s’interrompant tout à coup d’une longue histoire romanesque où elle s’était lancée avec fougue à la suite de son lieutenant de vaisseau, tes mains sont glacées. J’ai eu tort de t’amener sur le balcon.
– Ce n’est rien, dit Jack avec effort, cela se passera en marchant.
– Comment! tu t’en vas déjà? Oui, au fait, tu as raison, il vaut mieux que tu rentres de bonne heure… Avec ce mauvais temps. Allons! embrasse-moi.
Elle l’embrassa bien tendrement, releva le collet de sa veste, lui donna un tartan à elle à cause du froid, glissa un peu d’argent dans sa poche. Elle s’imaginait que le nuage de tristesse répandu sur sa figure lui venait à la vue de ces préparatifs d’une fête à laquelle il n’assisterait pas; aussi avait-elle hâte de le voir partir, et quand sa bonne vint l’appeler: «madame, c’est le coiffeur…» elle en profita pour presser les adieux:
– Tu vois, il faut que je te quitte… Soigne-toi bien… Écris plus souvent.
Il descendit lentement, accroché à la rampe. La tête lui tournait.
Oh! non, ce n’était pas leur fête de ce soir qui lui serrait le cœur; mais la pensée de toutes les autres fêtes où il n’avait pas été convié dans la vie, la fête des enfants qui ont un père et une mère à aimer, à respecter, la fête de tous ceux qui ont un nom à eux, un foyer, une famille à eux. Il savait bien aussi une autre fête dont le sort l’exclurait sans pitié, celle de l’amour heureux qui vous unit pour toujours à quelque chose de beau, de loyal et d’honnête. Il n’en serait pas de cette fête-là! Et le malheureux se désolait, sans s’apercevoir que regretter tous ces bonheurs c’était déjà en être digne, et qu’il y avait loin de sa torpeur passée à cette vue si claire de son triste destin, qui, seule, pouvait lui donner la force de le combattre.
Livré a ses pensées lugubres, il s’approchait de la gare de Lyon, de ces quartiers pauvres où la boue semble plus épaisse, le brouillard plus pesant, parce que les maisons y sont noires, les ruisseaux chargés, et que la misère de l’homme aide et augmente toutes les tristesses de la nature. C’était l’heure de la sortie des fabriques. Un peuple hâve et lassé, flot humain qui traînait avec lui bien des découragements et des détresses se répandait sur les trottoirs et la chaussée, vers les boutiques de marchands de vin, vers ces bouges de barrière dont quelques-uns portent pour enseigne: Á LA CONSOLATION, comme si l’ivresse et l’oubli étaient le seul refuge des misérables. Jack, brisé, transi, sentant l’horizon fermé de partout sur sa vie aussi hermétiquement qu’il l’était sur cette soirée d’automne pluvieuse et froide, eut tout à coup un geste et un cri de désespoir.
– Ils ont raison, parbleu!… Il n’y a que ça… il faut boire!
Et, franchissant un de ces seuils souillés par les sommeils abjects ou les batailles meurtrières de l’ivresse, l’ancien chauffeur se fit servir une double mesure de vitriol [3]. Mais voilà qu’au moment de lever son verre, au milieu de la foule confuse et bruyante, dans la fumée des pipes, la buée lourde que faisaient ces souffles avinés, ces blouses trempées de pluie, il lui sembla qu’un sourire céleste s’entr’ouvrait devant lui et qu’une voix profonde et douce murmurait près de son oreille:
– Buvez-vous de l’eau-de-vie, monsieur Jack?
Non, certes, il n’en buvait plus, il n’en boirait plus jamais. Il sortit du cabaret brusquement, laissant son verre plein sur le comptoir où sa monnaie, vivement jetée, retentit dans un étonnement général.
Comment Jack, tombé malade à la suite de ce triste voyage, fut prisonnier quinze jours aux Aulnettes, abandonné aux soins du docteur Hirsch qui essayait sur ce nouveau Mâdou son mode de médication par les parfums, comment M. Rivals vint le délivrer, l’emporta chez lui de vive force, le rendit à la vie, à la santé, ce serait peut-être un peu long à raconter, et j’aime mieux vous montrer tout de suite notre ami Jack installé dans un bon fauteuil, à une des fenêtres de la «pharmacie,» avec des livres à portée de sa main et du repos tout autour de lui, un repos rafraîchissant qui vient de l’horizon tranquille, de la maison silencieuse, du pas léger de Cécile mettant dans son inertie juste ce qu’il faut d’activité pour que le convalescent savoure mieux ses longues journées de complète inaction.
Il est si heureux qu’il ne parle même pas, qu’il se contente de tenir ses yeux à moitié ouverts sur cette chère présence, d’écouter l’aiguille de Cécile ou sa plume sur le papier rayé de ses livres de compte.
– Oh! ce grand-père!… Je suis sûre qu’il m’escamote la moitié de ses visites… Hier encore il s’est coupé deux fois… Il m’a soutenu qu’il n’était pas allé chez les Goudeloup, et puis, la minute d’après, il a dit que la femme était un peu mieux. Vous avez dû remarquer cela, n’est-ce pas, Jack?
– Mademoiselle?… dit-il en sursaut.
Il n’a pas entendu, il la regardait, toujours simple, égalé à elle-même, gracieuse sans ces enfantillages voulus, ces sautillements des petites filles qui savent que l’étourderie est une grâce et qui la gâtent par l’affectation. En elle, tout est sérieux, tout est profond. Sa voix résonne dans des espaces de pensées; son regard absorbe et garde la lumière. On sent que tout ce qui entre dans cette âme, que tout ce qui en sort va loin et vient de loin. Cela est si vrai que les mots, cette monnaie courante, usée, effacée, prennent tout à coup, prononcés par elle, une fraîcheur d’empreinte étonnante, comme il leur arrive quelquefois en musique, lorsqu’ils sont enveloppés dans un accord magique de Haendel ou de Palestrina. Si Cécile disait «mon ami Jack,» il semblait à Jack que personne auparavant ne l’avait appelé ainsi, et quand elle lui disait «adieu» son cœur se serrait comme s’il ne devait jamais la revoir, tellement, avec cette nature réfléchie et sereine, tout prenait un sens définitif. Dans l’état singulier de la convalescence, où l’être faible est si sensible aux influences physiques et morales qu’il frissonne du moindre courant d’air, se réchauffe au moindre rayon, Jack s’impressionnait vivement de tout ce charme.
Oh! les bonnes, les délicieuses journées passées dans cette maison bénie, et comme autour de lui tout était bien fait pour hâter sa guérison! La «pharmacie,» grande pièce presque nue, entourée de hauts placards en bois blanc, ornée de rideaux de mousseline, s’ouvrant au midi sur la fin d’une rue de village et l’horizon des champs moissonnés, lui communiquait son calme sain, ses odeurs fortifiantes d’herbes sèches, de plantes cueillies dans la splendeur de leur floraison. Ici, la nature se mettait à la portée du malade, atténuée, adoucie, bienfaisante, et il en respirait le souvenir avec ivresse. Des ruisseaux couraient pour lui dans la senteur des baumes, et la forêt étendait ses arcades de verdure sur le parfum de ces centaurées ramassées au pied de ses grands chênes.
À mesure que les forces lui revenaient, Jack essayait de lire. Il feuilletait les vieux «bouquins» de la bibliothèque, et parmi eux en retrouvait qu’il avait étudiés autrefois et qu’il reprenait maintenant, mieux disposé à les comprendre. Cécile continuait son travail quotidien; et, le docteur étant toujours dehors, les deux jeunes gens restaient seuls, sous la garde de la petite servante. Il y avait là de quoi faire jaser, et la présence assidue de ce grand garçon auprès de cette belle jeune fille choquait bien des mères prudentes. Certainement, si madame Rivals avait vécu, les choses ne se seraient pas passées ainsi, mais le docteur était un enfant lui-même au milieu de ces deux enfants. Et puis, qui sait? il avait peut-être son idée aussi, ce brave docteur.
Cependant d’Argenton, informé de l’installation de Jack chez les Rivals, avait pris cela pour une injure personnelle. «Il n’est pas convenable que tu sois là, écrivait Charlotte à son fils. Quel air ça nous donne-t-il dans le pays?… On dirait que nous n’avons pas de quoi te soigner. C’est comme un reproche que tu nous fais…» Cette première lettre étant restée sans effet, le poète écrivit lui-même, LUI-MÊME: «J’avais envoyé Hirsch pour te guérir, mais tu as préféré la routine idiote de ce médecin de campagne à toute la science de notre ami. Dieu veuille que tu t’en trouves bien! En tout cas, puisque te voilà sur pieds, je te donne deux jours pour retourner aux Aulnettes; si dans deux jours tu n’es pas rentré, je te considère comme en révolte ouverte contre mon autorité, et dès ce moment tout sera fini entre nous. À bon entendeur, salut!»
Enfin, Jack continuant à ne pas bouger, on vit arriver Charlotte. Elle vint avec un grand air de dignité, du chocolat plein son sac pour grignoter pendant la route, et une foule de phrases apprises par cœur, soufflées par son «artiste.» M. Rivals la reçut au rez-de-chaussée, et, sans se laisser intimider par la réserve apparente de la dame, par le pincement de ses lèvres épanouies et l’effort qu’elle faisait pour contenir sa langue exubérante, lui dit tout d’un trait:
– Je dois vous prévenir, madame, que c’est moi qui ai empêché Jack de retourner aux Aulnettes… Il y allait de sa vie… Oui, madame, de sa vie… Votre fils passe par une crise terrible de fatigue, d’épuisement, de croissance. Heureusement, il est encore à l’âge où les tempéraments se reforment, et j’espère bien que le sien résistera à cette rude atteinte, si toutefois vous ne le confiez pas à votre misérable Hirsch, à cet assassin qui l’asphyxiait avec de l’encens, du musc, du benjoin, sous prétexte de le guérir. Vous ne saviez pas cela, j’imagine. J’ai été le reprendre aux Aulnettes, dans des tourbillons de fumée, parmi des aspirateurs, des inhalateurs, des brûle-parfums. J’ai même fait sauter toute cette médecine d’un coup de pied, et le médecin avec, j’en ai peur. À l’heure qu’il est, l’enfant est hors de danger. Laissez-le moi encore quelque temps, je me charge de vous le rendre, plus vigoureux qu’auparavant, et capable de reprendre sa dure existence; mais si vous le livrez à cet affreux droguiste, je penserai que votre fils vous gêne et que vous avez voulu vous en défaire.
– Oh! monsieur Rivals, que me dites-vous là?… Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu! mon Dieu! pour mériter une pareille injure?
Cette dernière question amena naturellement un déluge de larmes, que le docteur sécha aussitôt avec quelques bonnes paroles; puis Charlotte, rassérénée, monta voir son Jack en train de lire tout seul dans la pharmacie. Elle le trouva embelli, changé, comme s’il eût dépouillé quelque grossière enveloppe, mais épuisé, alangui par l’effort de sa transformation. Elle était très émue. Lui pâlit en la voyant entrer:
– Tu viens me chercher?
– Mais non… mais non… Tu es trop bien ici, et ce bon docteur qui t’aime tant, que dirait-il si je t’emmenais?
Pour la première fois de sa vie, Jack pensait qu’on pouvait être heureux loin de sa mère, et le chagrin de partir lui aurait certainement occasionné une rechute. Ils restèrent seuls un moment à causer. Charlotte se laissa aller à quelques confidences. Elle n’avait pas l’air très contente: «Vois-tu! mon enfant, c’est trop d’agitation vraiment cette vie littéraire. Nous avons maintenant de grandes fêtes tous les mois. Tous les quinze jours des lectures… Ça me donne un tracas… Ma pauvre tête, qui n’est déjà pas bien forte, je ne sais pas comment elle résiste. Le prince japonais de M. Moronval a fait un grand poème, dans sa langue, bien entendu… Voilà qu’IL s’est mis dans l’idée de traduire ça, vers par vers… Alors il prend des leçons de japonais, moi aussi, tu penses! Et c’est dur… Non, vrai, je commence à croire que la littérature n’est pas mon fait. Il y a des jours où je ne sais plus ce que je fais, ce que je dis. Et cette Revue, qui ne nous rapporte pas un sou, qui n’a pas même un abonné… À propos, tu sais, ce pauvre «bon ami…» Eh bien! il est mort… Cela m’a fait une peine… Est-ce que tu te souviens de lui?»
À ce moment, Cécile entra.
– Ah! mademoiselle Cécile… Comme vous avez grandi… Comme vous êtes belle!
Elle faisait les grands bras, secouait toutes les dentelles de son mantelet pour embrasser la jeune fille. Mais Jack était un peu gêné. D’Argenton, «bon ami,» pour rien au monde il n’eût causé de tout cela devant Cécile; et plusieurs fois, il détourna le babil oiseux de sa mère qui n’avait pas les mêmes scrupules. C’est que, tout en se sentant très tendre pour Charlotte, il mettait à leur place ces deux amours de sa vie: l’un le protégeait, par l’autre il protégeait; et il entrait autant de pitié dans sa tendresse filiale qu’il y avait de respect dans son premier élan amoureux.
On voulait retenir madame d’Argenton à dîner; mais elle trouvait qu’elle était restée bien longtemps, trop longtemps pour l’égoïsme féroce du poète. Aussi, à partir d’une certaine heure jusqu’au départ, elle fut inquiète, préoccupée. Elle forgeait d’avance la petite histoire qu’elle raconterait en arrivant, pour s’excuser.
– Surtout, mon Jack, si tu as à m’écrire, envoie ta lettre poste restante à Paris. Tu comprends, il est très irrité contre toi en ce moment. Il faut que j’aie l’air fâchée, moi aussi. Ne t’étonne pas si tu reçois de moi quelque discours. Il est toujours là quand je t’écris. Souvent même il me dicte… Tiens! sais-tu?… Je ferai une croix dans le bas de la lettre qui voudra dire: «Ça ne compte pas.»
Elle avouait ainsi naïvement combien elle était esclavagée; et ce qui pouvait consoler Jack de cette tyrannie qui opprimait sa mère, c’était de voir cette pauvre insensée s’en aller si gaie, si jeune, avec sa toilette si bien drapée autour d’elle, et son sac de voyage qu’elle portait suspendu à son bras aussi allègrement, aussi légèrement que n’importe quel fardeau qu’il eût convenu à la vie de l’accabler.
Avez-vous regardé quelquefois ces fleurs d’eau dont les longues tiges partent du fond des rivières, montent en s’allongeant, en se recourbant à travers tous les obstacles de la végétation aquatique, pour éclater enfin à la surface en corolles magnifiques, arrondies comme des coupes, embaumées de parfums très doux que l’amertume, la verdeur des flots relève d’un goût un peu sauvage? Ainsi grandissait l’amour dans le cœur de ces deux enfants. Cet amour venait de bien loin, de leur plus tendre enfance, de ce temps où toute graine jetée porte un germe et la promesse d’une floraison. Chez Cécile, les fleurs divines avaient monté tout droit dans une âme limpide où des regards un peu clairvoyants les auraient facilement découvertes. Chez Jack, elles s’étaient arrêtées dans les vases bourbeuses, parmi des plantes inextricables enroulées autour d’elles comme des liens qui les empêchaient de grandir. Mais enfin elles arrivaient aux régions d’air et de lumière, se redressaient, s’élançaient, montraient presque à la surface leur visage de fleurs, où le mouvement de l’onde passait encore légèrement comme un frisson. Il s’en fallait de peu, de bien peu, pour qu’elles s’épanouissent. Ce fut l’œuvre d’une heure d’amour et de soleil.
– Si vous vouliez, disait un soir M. Rivals aux deux enfants, nous irions tous ensemble demain faire les vendanges au Coudray. Le fermier m’a proposé de nous envoyer sa carriole. Vous vous en iriez tous les deux dès le matin, et moi je vous rejoindrais pour le dîner.
Ils acceptèrent avec joie, On partit par un beau matin de la fin d’octobre, dans un brouillard léger qui semblait s’enlever à chaque tour de roue de la voiture, monter ainsi qu’une gaze, en découvrant un paysage adorable. Sur les champs moissonnés, sur les javelles dorées, sur les plantes maigres, dernier effort de la saison, de longs fils soyeux et blancs flottaient, s’attachaient, traînaient comme des parcelles du brouillard remontant. Cela faisait une nappe d’argent filé tout le long de ces plates étendues que l’automne empreint de tant de grandeur et de solennité. La rivière coulait au bas du grand chemin, bordée de domaines anciens et d’énormes massifs d’arbres rougis par l’été disparu. Une fraîcheur répandue, la légèreté de l’air, aidaient à la bonne humeur des voyageurs secoués sur les rudes banquettes, les pieds dans la paille, et se retenant des deux mains aux côtés de la carriole. Une des filles du fermier conduisait un petit âne gris et têtu qui secouait ses longues oreilles, harcelé par les guêpes très nombreuses à cette époque de l’année où la récolte des fruits éparpille dans l’air de si doux parfums.
Et l’on trottait, l’on trottait. Étiolles, Soisy, défilaient de chaque côté de la route avec ces hasards de point de vue qui sont les bonheurs du voyage. Le pont de Corbeil traversé, à quelques kilomètres de la petite ville, en suivant le bord de l’eau, on entra en pleine vendange.
Sur les coteaux descendant à la Seine, une nuée de travailleurs s’était abattue, cueillant, défeuillant avec ce bruit de grêle que font les vers à soie dans leurs branches de mûriers. Jack et Cécile saisirent chacun un panier d’osier et à l’aventure coururent au travail. Oh! le joli endroit, le rustique paysage entrevu parmi les ceps, la Seine étroite, tournante, pittoresque, pleine d’îlots toujours verts, quelque chose comme une miniature du Rhin près de Bâle, la chute d’un barrage non loin de là, avec son bruit d’eau, ses tourbillons d’écume, et, sur tout cela, le soleil qui montait dans une brume dorée à côté d’un mince croissant blanc mettant dans cette belle journée, la menace des nuits plus longues et des feux de bonne heure allumés.
En effet, ce jour si beau fut bien court, du moins Jack le trouva bien court. Il ne quitta pas Cécile d’une minute, eut tout le temps devant les yeux son chapeau de paille à bords étroits, sa jupe de percale fleurie, et son panier qu’il emplissait des plus belles grappes soigneusement cueillies, entourées de cette buée fraîche, fragile comme la poussière des papillons, qui fait le grain transparent à la façon d’un verre dépoli. Ils regardaient ensemble cette fleur du fruit; et quand Jack relevait les yeux, il admirait sur les joues de son amie, au coin de ses tempes, de ses lèvres, un duvet pareil, une poudre aussi fine, une illusion de tous les traits, ce que l’aube, la jeunesse, la solitude, laissent aux grappes qui tiennent à l’arbre et aux cœurs qui n’ont pas encore aimé. Les cheveux de la jeune fille, légers et soulevés par l’air, ajoutaient à cette apparence vaporeuse. Jamais il ne lui avait vu une physionomie aussi épanouie. L’exercice, l’excitation de son joli travail, la gaieté communiquée dans toute la vigne par les appels, les chants, les rires des vendangeurs avaient transformé la tranquille ménagère de M. Rivals: elle redevenait l’enfant qu’elle était, courait sur les pentes, portait son panier sur l’épaule, son bras relevé, son visage si pur attentif à l’équilibre du fardeau, avec cette démarche rythmée que Jack se souvenait d’avoir vue aux femmes bretonnes transportant l’eau sur leur tête à pleines cruches et voulant concilier la hâte de leur allure et la retenue nécessaire à la charge qu’elles soutiennent.
Il vint un moment pourtant dans la journée où la fatigue fit asseoir les deux enfants au bord d’un petit bois fleuri de bruyères roses, tout crépitant de feuilles sèches…
Et alors?
Eh bien, non, ils ne se dirent rien. Leur amour n’était pas de ceux qui s’avouent et se formulent aussi vite. Ils laissèrent le soir descendre mystérieusement sur le plus beau rêve qu’ils eussent fait de leur vie, enivrant, rapide, parfumé de nature, et auquel un prompt crépuscule d’automne vint donner tout à coup un charme d’intimité en allumant, de place en place sur l’horizon, des fenêtres ou des seuils invisibles qui faisaient penser à des retours dans des logis pleins d’êtres aimés. Comme le vent fraîchissait, Cécile voulut absolument mettre au cou de Jack un capuchon de laine qu’elle avait emporté. La douceur du tissu, sa tiédeur, sa senteur de parure soignée… ce fut comme une caresse qui fit pâlir l’amoureux.
– Qu’avez-vous Jack?… Vous souffrez?
– Oh! non, Cécile!… Jamais je n’ai été si bien!…
Elle lui avait pris la main; mais quand elle voulut retirer la sienne, il la retint à son tour, et ils restèrent là un moment, silencieux, les doigts enlacés.
Ce fut tout.
Quand ils descendirent à la ferme, le docteur venait d’arriver. On entendait en bas dans la cour sa bonne voix franche et le roulement de la voiture qu’on dételait. La fraîcheur des soirées d’automne a une poésie que Cécile et Jack savourèrent en entrant dans la salle basse où flambait le feu du souper. La nappe grossière, les assiettes à fleurs, le fumet vigoureux d’un repas de paysans, tout contribuait à la rusticité de la fête, terminée au dessert par un écroulement de raisins sur la table, des allées et venues de la salle à la cave et une dégustation générale des crus anciens et nouveaux. Jack, tout occupé de Cécile, qu’on lui avait donnée pour voisine, témoignait un profond dédain pour les bouteilles poussiéreuses arrivant du cellier. Le docteur, au contraire, appréciait fort cette bonne habitude des repas de vendanges; il l’appréciait même tellement que sa petite-fille se leva sans bruit, fit atteler, s’enveloppa de son manteau, et que le brave père Rivals, en la voyant toute prête, sortit de table, monta en voiture, prit les guides de sa bête, laissant son verre à moitié plein sur la table, au grand scandale des convives.
Ils s’en revinrent tous trois, comme autrefois, par la solitude de la campagne, un peu plus serrés seulement dans le cabriolet qui n’avait pas grandi, lui, et qui faisait maintenant sur les chemins une petite sonnerie de ressorts usés jusqu’à l’âme. Ce bruit n’ôtait rien du reste au charme de la course que les étoiles, si nombreuses en automne, suivaient de haut comme une pluie d’or suspendue dans l’air vif. On longeait des murs de parcs débordant de branches frôleuses, terminés le plus souvent par quelque petit pavillon mystérieux, toutes persiennes closes, comme s’il eût enfermé le passé dans son ombre; de l’autre côté on avait la Seine, où les maisons d’éclusiers étaient seules éclairées et où glissaient avec lenteur, confiés au courant, de longs trains de bois, des chalands, dont les feux allumés à l’avant et à l’arrière brûlaient silencieusement reflétés par le flot.
– Tu n’a pas froid, Jack?… disait le docteur.
Comment aurait-il eu froid? Le grand châle de Cécile le touchait de ses franges, et puis il y avait tant de soleil dans ses souvenirs…
Hélas! pourquoi faut-il un lendemain à ces journées merveilleuses? Pourquoi faut-il que la vie vous reprenne au rêve? Jack savait maintenant qu’il aimait Cécile, mais il sentait encore que son amour le destinait à toutes les souffrances. Elle était trop haut pour lui, et quoiqu’il eût bien changé en vivant à ses côtés, quoiqu’il eût dépouillé un peu de sa rude écorce, il se sentait indigne de la jolie fée qui l’avait transformé. L’idée seule que la jeune fille avait pu deviner sa passion le gênait auprès d’elle. D’ailleurs la santé lui revenait, et il commençait à se sentir honteux de ses longues heures d’inaction dans la «pharmacie.» Cécile était si vaillante, si travailleuse! Que penserait-elle de lui, s’il continuait à rester là? Coûte que coûte, il fallait partir.
Un matin, il entra chez M. Rivals pour le remercier et lui faire part de sa résolution:
– Tu as raison, lui dit le bonhomme; te voilà fort, bien portant, il faut travailler… Avec le livret que tu as, tu auras vite trouvé de l’ouvrage.
Il y eut un moment de silence. Jack se sentait très ému, et aussi un peu gêné par la singulière attention avec laquelle M. Rivals le regardait.
– Tu n’as pas quelque chose à me dire?… lui demanda le docteur tout à coup.
Jack rougissant, décontenancé, répondit:
– Mais non, monsieur Rivals.
– Ah!… Je croyais pourtant que quand on était amoureux d’une brave enfant qui n’a plus pour parent qu’un vieux bonhomme de grand-père, c’était à lui qu’on devait la demander.
Jack, sans répondre, cacha sa figure dans ses mains.
– Pourquoi pleures-tu, Jack? Tu vois bien que tes affaires ne vont déjà pas si mal, puisque c’est moi le premier qui t’en parle.
– Oh! monsieur Rivals, est-ce possible? Un misérable ouvrier comme moi!
– Travaille à ne plus l’être… On peut sortir de là. Je te dirai comment, si tu veux.
– Mais ce n’est pas tout… ce n’est pas tout. Vous ne savez pas le plus terrible. Je suis… je suis…
– Oui, je sais, tu es bâtard, dit le docteur, très calme… Eh bien! elle aussi… bâtarde, et quelque chose encore de plus triste que cela… Approche-toi, mon enfant, et écoute.
Ils étaient dans le cabinet du docteur. Par la fenêtre ouverte, on découvrait un beau paysage d’automne, des routes de campagne bordées d’arbres défeuillés, et, au delà, vieux et fermé depuis quinze ans, l’ancien cimetière du pays, ses ifs en déroute dans l’herbe haute, ses croix penchées par ces soulèvements de la terre de sépulture, plus tourmentée et plus active que l’autre. – Tu n’es jamais entré là-bas? dit M. Rivals, montrant de loin à Jack le vieux cimetière… Tu y aurais vu au milieu des ronces une grande pierre blanche, sur laquelle est écrit un seul mot: MADELEINE. C’est ma fille, c’est la mère de Cécile, qui est enterrée là. Elle a voulu être mise à part de nous tous, et qu’on n’écrivît que son prénom sur sa tombe, prétendant qu’elle n’était pas digne de porter le nom de son père et de sa mère… Chère enfant! Elle, si honnête et si fière!… Et rien n’a pu la faire revenir sur son immuable décision. Tu penses quel chagrin pour nous de nous dire qu’après l’avoir perdue si jeune, à vingt ans, nous devions la laisser dormir solitaire! Mais il faut bien que la volonté des morts s’accomplisse. C’est par là qu’ils survivent, qu’ils comptent au milieu de nous. Voilà pourquoi notre fille est restée seule, selon son désir. Elle n’avait pourtant rien fait pour mériter cet exil dans la mort, et si quelqu’un devait être puni, c’était bien plutôt moi, espèce de vieux fou, dont l’éternelle et inconcevable étourderie a causé notre malheur.
Un jour, il y a dix-huit ans de cela, et justement en ce mois de novembre où nous sommes, on vint me chercher pour un accident arrivé dans une de ces grandes chasses comme la forêt de Sénart en voit trois ou quatre chaque année. Pendant l’encombrement de la battue, un des chasseurs avait reçu dans la jambe toute la décharge d’un Lefaucheux. Je trouvai le blessé sur le grand lit des Archambauld où on l’avait transporté, un beau garçon, d’une trentaine d’années, robuste et blond, la tête un peu ramassée, les sourcils fournis sur des yeux très clairs, ces yeux des pays du Nord, qui semblent s’aviver à la blancheur des glaces. Il supporta admirablement l’extraction que je dus faire de tous les plombs grain par grain, et, l’opération finie, me remercia en très bon français, sur un accent étranger, chantant et doux. Comme on ne pouvait le transporter sans danger, je continuai à le soigner chez le garde. J’appris qu’il était Russe et de grande famille; «le comte Nadine,» ainsi l’avaient appelé ses compagnons de chasse.
Quoique la blessure fût dangereuse, Nadine se trouva vite hors d’affaire, grâce à sa jeunesse, à sa vigueur, grâce aussi aux soins de la mère Archambauld; mais il ne pouvait toujours pas beaucoup marcher, et comme je pensais qu’il devait souffrir de son isolement, que c’était bien dur pour un jeune homme habitué au luxe et à la haute vie, cette convalescence en hiver au milieu de la forêt, avec des branches et des feuilles pour horizon, et pour toute compagnie la pipe silencieuse d’Archambauld, je vins souvent le chercher dans ma voiture en rentrant de mes courses. Il dînait avec nous. Quelquefois même, quand le temps était trop mauvais, il couchait à la maison.
Je dois en faire l’aveu, je l’adorais, ce bandit. J’ignore où il avait pris tout ce qu’il savait, mais il savait tout. Il avait navigué, servi, fait le tour du monde, connaissait la guerre et la marine. À ma femme, il donnait des recettes pharmaceutiques de son pays; à ma fille, il apprenait des chansons de l’Ukraine. Nous étions positivement sous le charme, moi surtout, et quand le soir je rentrais, cinglé par le vent et la pluie, cahoté dans le cabriolet, je pensais avec joie que j’allais le trouver au coin de mon feu, je l’associais dans mon esprit à ce groupe lumineux qui m’attendait dans la nuit noire au bout du chemin. Ma femme résistait bien un peu à l’entraînement général, mais comme c’était une habitude de son caractère, cette méfiance qu’elle avait adoptée pour faire contre-poids à mon laisser-aller, je n’y prenais pas garde.
Cependant notre malade commençait à se porter de mieux en mieux; il aurait même été très bien en état de finir son hiver à Paris, mais il ne partait pas. Le pays semblait lui convenir, le retenir. Par quels liens? Je ne songeais pas à me le demander.
Voici qu’un jour ma femme me dit:
– Écoute, Rivals! il faut que M. Nadine s’explique, ou qu’il ne vienne plus si souvent à la maison; on commence à causer autour de nous par rapport à Madeleine.
– Madeleine!… Allons donc, quelle idée!
J’avais la naïve conviction que c’était pour moi que le comte restait à Étiolles, pour la partie de jacquet que nous faisions tous les soirs, pour nos longues causeries maritimes autour des grogs. Imbécile! je n’aurais eu qu’à regarder ma fille sitôt qu’il entrait; je n’aurais eu qu’à la voir changer de couleur, s’appliquer à sa broderie, rester muette quand il était là, se pencher à la fenêtre pour guetter son arrivée. Mais il n’y a pas de pires yeux que ceux qui ne veulent pas voir, et moi je tenais à être aveugle. Il fallut bien pourtant se rendre à l’évidence, Madeleine ayant avoué à sa mère qu’ils s’aimaient. J’allai immédiatement trouver le comte, bien résolu à le faire s’expliquer.
Il s’expliqua en effet, et sur un ton de rondeur, de franchise, qui m’alla au cœur. Il aimait ma fille et me la demandait, sans me cacher tous les obstacles que sa famille, entêtée de noblesse, opposerait à nos projets. Il ajoutait qu’il était en âge de se passer d’un consentement, et que d’ailleurs son avoir personnel joint à ce que je donnerais à Madeleine suffirait largement aux dépenses d’un ménage. Une grande disproportion de fortune m’aurait effrayé, ce qu’il me disait de la modicité de ses ressources me séduisit tout de suite. Et puis cet air de grand seigneur bon enfant, cette facilité à arranger les affaires, à tout décider, à tout signer les yeux fermés… Bref, il était installé à la maison comme notre futur gendre que nous nous demandions encore par quelle porte il était entré. Je sentais bien qu’il y avait là quelque chose d’un peu vif, d’un peu irrégulier; mais le bonheur de ma fille m’étourdissait, et quand la mère me disait: «Il faut prendre des renseignements, nous ne pouvons pas donner notre enfant au hasard,» je me moquais d’elle et de ses perpétuels tremblements. J’étais si sûr de mon homme! Un jour, pourtant, je parlai de lui à M. de Viéville, un des principaux actionnaires de la chasse en forêt:
– Ma foi! mon cher Rivals, me dit-il, je ne connais pas le comte de Nadine. Il m’a fait l’effet d’un excellent garçon. Je sais qu’il porte un grand nom, qu’il est bien élevé. C’est plus qu’il n’en faut pour tenir un affût ensemble. Maintenant, il est clair que si j’avais à lui donner ma fille en mariage, j’irais un peu plus au fond des choses. À votre place, je m’adresserais à l’ambassade russe. Ils doivent avoir là tous les renseignements nécessaires.
Tu crois peut-être, mon brave Jack, qu’après cela je n’eus rien de plus pressé que d’aller à l’ambassade. Eh bien! non. J’étais trop insouciant, trop lambin surtout. Dans la vie, je n’ai jamais fait ce que je voulais, faute de temps. Je ne sais si j’en perds, si j’en gaspille; mais mon existence, à quelque âge que je meure, se sera trouvée trop courte de moitié pour tout ce que j’avais à faire. Tourmenté par ma femme au sujet de ces malheureuses informations, je finis par mentir: «Oui, oui, j’y suis allé… Des renseignements excellents… De l’or en barre, ces comtes de Nadine.» Depuis, je me suis rappelé l’air singulier de mon drôle chaque fois qu’il supposait que je partais pour Paris ou que j’en revenais; mais alors je ne voyais rien, j’étais tout entier à ces beaux projets d’avenir dont les enfants emplissaient leurs heureuses journées. Ils devaient habiter avec nous trois mois de l’année, et passer le reste du temps à Saint-Pétersbourg où l’on offrait à Nadine un emploi supérieur dans l’administration. Ma pauvre femme elle-même finissait par partager la joie et la confiance de tous.
La fin de l’hiver se passa en pourparlers, en correspondances continuelles. Les papiers du comte étaient longs à venir, les parents refusaient tout consentement, et pendant ce temps les liens se resserraient de plus en plus, l’intimité croissait tellement que je me disais avec inquiétude: «Et si les papiers n’arrivaient pas!…» Nous les reçûmes enfin: un paquet d’hiéroglyphes serrés, impossibles à déchiffrer, extraits de naissance, de baptême, de libération du service militaire. Ce qui nous amusa, ce fut une page remplie par les titres, noms et prénoms du futur, Ivanovitch Nicolavitch Stéphanovitch, toute une généalogie qui allongeait le nom de famille à chaque génération. – «Vraiment, vous avez tant de noms que cela? lui disait en riant ma pauvre fille, qui s’appelait tout court Madeleine Rivals.» Ah! le gueux, il en avait bien d’autres encore!
Il fut d’abord question de faire le mariage à Paris, en grande pompe, à Saint-Thomas-d’Aquin, mais Nadine réfléchit qu’il ne fallait pas braver à ce point l’autorité paternelle, et la cérémonie eut lieu simplement à Étiolles, dans cette petite église que tu connais et qui garde sur ses registres la preuve d’un irréparable mensonge. Quelle belle journée! Que j’étais content! Il faut être père, vois-tu! pour comprendre ces choses-là. Ma fierté, en entrant dans cette église avec ma fille tremblante à mon bras, et la joie de se dire: «Mon enfant est heureuse, c’est à moi qu’elle le doit.» Oh! ce coup de hallebarde sous le porche me restera dans le cœur toute la vie. Ensuite, après la messe, déjeuner à la maison et départ des enfants en chaise de poste pour leur beau voyage de noces. Je les vois encore tous les deux serrés l’un contre l’autre dans le fond de cette voiture, emportés par le double élan du voyage et de leur bonheur, et bientôt enveloppés d’un nuage de poussière joyeuse où l’on entendait des grelots et des coups de fouet.
Ceux qui s’en vont sont heureux en pareil cas; mais ceux qui restent sont bien tristes. Quand nous nous mîmes à table, le soir, la mère et moi, cette place vide entre nous nous donna bien l’impression de notre isolement. Et puis cela s’était fait trop vite, sans nous laisser le temps de nous préparer à la séparation. Nous nous regardions, stupéfaits. Moi encore j’avais le dehors, mes courses, mes malades; mais la pauvre maman était réduite à faire tourner son regret dans tous les coins du logis qui lui rappelait l’absente. C’est la destinée des femmes. Tous leurs chagrins, toutes leurs joies, leur viennent de l’intérieur, s’y concentrent, s’y incrustent si bien qu’elles les retrouvent dans l’armoire qu’elles rangent ou dans la broderie qu’elles achèvent. Heureusement que les lettres que nous recevions de Pise, de Florence, étaient toutes rayonnantes d’amour et de soleil. Puis, nous nous occupions des enfants. Je leur faisais construire une petite maison à côté de la nôtre. Nous choisissions des tentures, des meubles, des papiers. Et chaque jour nous parlions d’eux: «Ils sont ici… Ils sont là… Ils s’éloignent… Ils se rapprochent.» Enfin, nous attendions ces dernières lettres que les voyageurs jettent, au retour, avec l’envie de les devancer.
Un soir que j’étais rentré très tard de mes visites et que je dînais seul ici, ma femme étant couchée, j’entends un pas précipité dans le jardin, dans l’escalier. La porte s’ouvre. C’est ma fille. Non plus cette belle jeune femme qui était partie un mois auparavant, mais une pauvre enfant, maigrie, pâle, changée, couverte d’une méchante petite robe, un sac de voyage à la main, l’air misérable, égaré et fou.
– C’est moi… me voilà.
– Ah! mon Dieu, qu’est-ce qu’il t’arrive? Et Nadine?
Elle ne répond pas, ferme les yeux, et se met à trembler, à trembler. Tu penses dans quelle angoisse j’étais!
– Par grâce! parle-moi, mon enfant!… Où est ton mari?
– Je n’en ai pas… Je n’en ai plus… Je n’en ai jamais eu.
Et tout à coup, assise près de moi, là où tu es, elle me raconte à voix basse, sans me regarder, son horrible histoire…
Il n’était pas comte, il ne s’appelait pas Nadine. C’était un juif petit-russien du nom de Rœsch, misérable aventurier, batteur d’estrade, un de ces hommes qui ont fait tous les métiers faute de savoir se tenir à aucun. Il était marié à Riga, marié à Saint-Pétersbourg. Tous ses papiers étaient faux, fabriqués par lui. Ses ressources, il les devait à son adresse à contrefaire les billets de la banque russe. C’est à Turin qu’on l’avait arrêté sur un ordre d’extradition. Te figures-tu ma chère petite, seule dans cette ville inconnue, séparée violemment de son mari, apprenant qu’il était bigame et faussaire? car le misérable avouait lui-même tous ses crimes. Elle n’eut qu’une pensée: se réfugier ici, près de nous. Elle avait la tête tellement perdue, c’est elle qui nous le racontait plus tard, qu’à la gare elle ne trouvait plus ses mots et disait à l’employé lui demandant où elle allait: «Là-bas, chez maman…» Elle s’était enfuie, laissant à l’hôtel ses robes, ses bijoux, tout ce que cet infâme lui avait donné, et elle avait fait le voyage d’une traite. Enfin, elle était là, dans l’abri, dans le nid, et pleurait pour la première fois depuis la catastrophe. Je lui disais:
– Tais-toi… Calme-toi… Tu vas réveiller ta mère.
Mais je pleurais encore plus fort qu’elle.
Le lendemain, ma femme apprit tout. Elle ne me fit pas le moindre reproche. «Je savais bien, dit-elle, qu’il nous arriverait quelque malheur de ce mariage.» Elle avait eu des pressentiments, dès le premier jour où cet homme était entré chez nous. Ah! l’on parle de notre diagnostic, à nous autres médecins. Mais qu’est-il en comparaison de ces avertissements, de ces confidences que la destinée chuchote à l’oreille de certaines femmes? Dans le pays, l’arrivée de ma fille fut vite connue:
– Eh bien! monsieur Rivals, nos voyageurs sont donc de retour?
On me demandait des renseignements, des nouvelles, mais on voyait bien à mon air que je n’étais pas heureux. On remarquait que le comte était absent, que Madeleine et sa mère ne sortaient jamais, et bientôt je me sentis entouré d’une sympathie compatissante qui me semblait plus pénible que tout.
Je ne connaissais pourtant pas encore entièrement mon malheur. Ma fille ne m’avait pas confié son secret: un enfant allait naître de cette union menteuse, illégitime, déshonorante… Quelle triste maison nous faisions alors!… Entre ma femme et moi, atterrés et muets, Madeleine cousait sa layette, ornait de rubans et de dentelles ces petits objets qui sont la joie et l’orgueil des mères, et qu’elle ne pouvait regarder sans honte, du moins je le croyais: la moindre allusion au misérable qui l’avait trompée la faisait pâlir et frissonner, la pensée d’avoir appartenu à «ça» semblait la gêner comme une souillure. Mais ma femme, qui y voyait plus clair que moi, me disait quelquefois: «Tu te trompes… je suis sûr qu’elle l’aime encore.» Oui, elle l’aimait, et, si grands que fussent son mépris et sa haine, l’amour était encore plus fort dans son cœur. Ce qui la tua certainement, ce fut le remords de continuer à aimer un être indigne; car elle mourut bientôt, quelques jours après nous avoir donné notre petite Cécile. On eût dit qu’elle n’avait attendu que cela pour s’en aller. Nous trouvâmes sous son oreiller une lettre pliée, usée aux plis, la seule que Nadine lui eût écrite avant son mariage, et dont les lignes étaient effacées, trempées de larmes. Elle avait dû la relire souvent, mais elle était bien trop fière pour en convenir, et elle mourut sans prononcer une seule fois ce nom qu’elle avait, j’en suis sûr, toujours au bord des lèvres.
– Tu es étonné, n’est-ce pas, mon enfant, que dans une petite maison tranquille, au village, il ait pu tenir un de ces drames noirs et compliqués qui ne semblent possibles que dans la confusion de grandes villes comme Londres ou Paris? Quand le destin atteint ainsi, par hasard, un coin si bien caché derrière des haies et des bois d’aulnes, il me fait penser à ces balles perdues tuant pendant la bataille un laboureur au bord du champ ou un enfant qui revient de l’école. C’est la même barbarie aveugle.
Je crois que si nous n’avions pas eu la petite Cécile, ma femme serait morte avec sa fille. Sa vie, à partir de ce jour, ne fut qu’un long silence, gros de regrets et de reproches. Tu l’as vu du reste… Mais il fallait élever cette enfant, l’élever à la maison en lui laissant ignorer le malheur de sa naissance. Terrible tâche que nous nous étions donnée là! Nous étions, il est vrai, à jamais débarrassés du père, mort quelques mois après sa condamnation. Malheureusement, deux ou trois personnes dans le pays savaient toute l’histoire. Il s’agissait de préserver Cécile d’un bavardage, et surtout d’une de ces cruautés naïves dont les enfants ont le secret, qu’ils débitent la bouche souriante et les yeux clairs, innocents délateurs de tout ce qu’ils entendent. Tu sais comme la petite était solitaire avant de le connaître. Grâce à cette précaution, elle ignore encore maintenant dans quelle effroyable tempête elle est née. On lui a dit seulement qu’elle était orpheline, et, pour lui expliquer ce nom de Rivals qu’elle porte, que sa mère s’était mariée dans la famille.
C’est égal, n’est-ce pas une preuve qu’il y a bien des braves gens en ce monde, que cette entente tacite de tout un petit pays si bavard d’habitude et si cancannier? Parmi ceux qui savaient notre malheur; il ne s’est trouvé personne pour faire devant Cécile la moindre allusion désolante, pour prononcer même un mot qui eût pu lui donner l’éveil sur le drame qui s’est joué autour de son berceau. Cela n’empêchait pas la pauvre grand’mère d’être dans des transes continuelles. Elle avait peur surtout des questions de l’enfant, et je les craignais comme elle; mais j’avais des préoccupations autrement cruelles et profondes. Ces mystères de l’hérédité sont si terribles! Qui sait si la fille de ma fille n’avait pas apporté avec elle en naissant quelque instinct effroyable, cette succession du vice qu’à défaut d’autre fortune ces misérables lèguent parfois à leurs enfants. Oui, je peux te dire cela à toi, Jack, qui connais ce miracle de grâce et de pureté, j’avais peur à tout moment de voir apparaître le père dans ces traits divins, de retrouver dans cette voix candide l’héritage paternel perverti encore par toutes les ressources coquettes de la femme. Mais quelle joie aussi, quelle fierté de voir se perfectionner dans l’enfant une image exquise, affinée, de sa mère, quelque chose comme un de ces portraits qu’on refait de mémoire, en y ajoutant le charme, l’intensité d’un regret! Je reconnaissais ce sourire bon et railleur, ces yeux tendres mais fiers, plus fiers encore que ceux de Madeleine, cette bouche bienveillante et sévère qui saurait si bien dire «non,» et toutes les rectitudes de la grand’mère, sa vaillance, sa ferme volonté.
Cependant l’avenir m’effrayait. Ma petite-fille ne pourrait pas toujours ignorer son malheur et le nôtre. Il y a des circonstances où les registres des mairies s’ouvrent tout grands, et sur celui d’Étiolles elle est inscrite avec cette triste mention: «Père inconnu.» Pour nous, le mariage de Cécile, c’était le moment redoutable. Qu’arriverait-il si elle s’éprenait d’un homme qui, en connaissant la vérité, se retirerait pour ne pas épouser une enfant naturelle, la fille d’un faussaire?
– Elle n’aimera que nous. Elle ne se mariera pas, disait la grand’mère… Était-ce possible? Et quand nous ne serions plus là? Quelle tristesse et quel danger, avec une beauté pareille, de rester dans la vie sans protecteur! Et pourtant comment faire? On ne pouvait associer à cette destinée exceptionnelle qu’une destinée exceptionnelle aussi. Où la trouver? Ce n’était pas dans un village où chaque famille s’étale au grand air, au grand jour, en espalier, où chacun se connaît, s’épie et se juge… À Paris, nous ne connaissions personne; et puis, Paris, c’est le gouffre… C’est alors que ta mère vint s’installer dans le pays. On la croyait mariée avec ce d’Argenton; mais lorsque je commençai à les voir, la femme d’Archambauld m’avertit très secrètement de l’irrégularité du ménage. Ce fut pour moi une lumière. Je me dis, en te voyant: «Voilà le mari de Cécile.» Dès ce moment, je te considérai comme mon petit-fils, je commençai à t’élever, à t’instruire…
Oh! lorsqu’après la leçon je vous voyais dans un coin de la pharmacie, si heureux, si unis, toi plus fort et plus grand qu’elle, elle, déjà plus raisonnable que toi, j’étais pris d’une émotion, d’une pitié tendre, devant l’amitié naissante qui vous attirait l’un vers l’autre. Et plus Cécile t’ouvrait sa petite âme naïve, plus ton intelligence se développait, allait, avide d’apprendre, aux belles et grandes choses, plus j’étais fier et content de mon idée. J’avais tout préparé dans mon esprit. Je vous voyais à vingt ans venant me dire:
– Grand-père, nous nous aimons.
Et moi je répondais:
– Je crois bien qu’il faut vous aimer, et vous aimer bien fort, pauvres petits réprouvés que vous êtes… car dans la vie vous serez tout l’un pour l’autre.
Voilà pourquoi tu m’as vu si terriblement en colère, quand cet homme a voulu faire de toi un ouvrier. Il me semblait que c’était mon enfant, le mari de ma petite Cécile, qu’on m’enlevait. Tout mon plan merveilleux s’écroulait, jeté de la même hauteur d’où l’on te précipitait dans l’action. Que je les ai maudits, tous ces fous, avec leurs visées humanitaires! Pourtant, je gardais encore un espoir. Je me disais: «Les rudes épreuves du commencement font souvent des hommes bien trempés. Si Jack prend le dessus de sa tristesse, s’il lit beaucoup, s’il garde sa tête dans l’idéal pendant que ses bras s’agiteront, il restera digne de la femme que je lui destine.» Les lettres que nous recevions de toi, si tendres, si élevées, m’entretenaient dans ces pensées. Nous les lisions ensemble, Cécile et moi, et l’on parlait de toi tous les jours.
Tout à coup, la nouvelle de ce vol. Ah! mon ami, je fus épouvanté. Combien j’en voulais à la faiblesse de ta mère, à la tyrannie de ce monstre, qui t’avaient perdu en te jetant sur une mauvaise route. Je respectai cependant la sympathie, la tendresse qu’il y avait pour toi dans le cœur de mon enfant. Je n’eus pas le courage de la détromper, attendant chez elle un âge plus avancé, une raison plus solide, pour qu’elle supportât mieux sa première déception… D’ailleurs, je savais bien, par l’exemple de sa mère, qu’il est des terrains si vivaces que tout ce qu’on y jette s’y enracine, s’y fortifie encore des résistances. Je sentais que tu étais enraciné dans ce petit cœur-là, et je comptais sur le temps, sur l’oubli, pour t’en arracher. Eh bien! non, rien n’y a fait. Je m’en suis aperçu le jour où, après t’avoir rencontré chez le garde, j’ai annoncé à Cécile ta visite pour le lendemain. Si tu avais vu ses yeux briller, et comme elle a travaillé toute la journée. Chez elle, c’est un signe: les grandes émotions se marquent par plus d’activité, comme si son cœur, battant à coups trop précipités, avait besoin de se régulariser au mouvement de son aiguille ou de sa plume.
Maintenant, écoute-moi, Jack! Tu aimes ma fille, n’est-ce pas? Il s’agit de la gagner, de la conquérir, en sortant de la condition où l’aveuglement de ta mère t’a fait descendre. Je t’ai vu de près pendant ces deux mois; le moral et le physique vont bien. Donc voici ce qu’il faut faire: travaille pour être médecin, tu prendras ma suite à Étiolles. J’avais d’abord pensé à te garder ici, mais j’ai compté qu’il te faudrait quatre ans en piochant ferme, pour devenir officier de santé, ce qui suffit dans nos campagnes, et, pendant ce temps, ta présence réveillerait dans le pays le triste roman que je viens de te raconter. Puis, il est cruel à un honnête homme de ne pas gagner sa vie. À Paris, tu feras deux parts de la tienne: ouvrier pendant le jour, tu étudieras, le soir, dans ta chambre, à la clinique, dans tous ces cours qui font de Paris la ville étudiante et savante. Tous les dimanches, nous t’attendrons. J’inspecterai ton travail de la semaine, je te guiderai, et la vue de Cécile te donnera des forces… Je ne doute pas que tu n’arrives, et vite… Ce que tu vas entreprendre, Velpeau et d’autres l’ont fait. Veux-tu l’essayer? Cécile est au bout de cet effort.
Jack se sentait si ému, si troublé, ce qu’il venait d’entendre était si touchant, si extraordinaire, la perspective qu’on lui ouvrait lui paraissait tellement belle, qu’il ne trouva pas un mot à dire, et pour toute réponse il sauta au cou de l’excellent homme.
Mais un doute, une crainte, lui restaient encore. Peut-être Cécile n’éprouvait-elle pour lui qu’une amitié de sœur. Et puis, quatre ans, c’était bien long; consentirait-elle à l’attendre jusque-là?
– Dam! mon garçon, dit M. Rivals gaiement, ce sont là des choses tout à fait personnelles auxquelles je ne puis répondre… mais je t’autoriserai à t’en informer toi-même. Elle est là-haut. Je viens de l’entendre remonter tout à l’heure. Va lui parler.
Lui parler! C’était vraiment bien difficile. Essayez donc de dire un mot, quand le cœur vous bat à tout rompre et que l’émotion vous serre à la gorge.
Cécile écrivait dans «la pharmacie.» Jamais elle n’avait paru à Jack si belle, si imposante, pas même le jour où, pour la première fois, il l’avait revue après sept ans d’absence. Mais chez lui, quel changement depuis ce jour-là! La beauté morale reconquise ennoblissait ses traits, ôtait à tous ses gestes la timidité de leur disgrâce. Il n’en était pas moins humble devant elle.
– Cécile, dit-il, je vais partir.
À cette annonce de départ, elle s’était levée, très pâle.
– Je vais reprendre mon dur labeur. Mais, maintenant, ma vie a un but. Votre grand-père m’a permis de vous dire que je vous aimais, et que j’allais travailler à vous conquérir.
Il tremblait tellement, il parlait si bas, que tout autre que Cécile n’aurait su distinguer ce qu’il disait. Mais elle l’entendait bien, elle; et pendant que par tous les coins de la grande salle le passé réveillé s’agitait dans les rayons du soleil couchant, la jeune fille écoutait cette déclaration d’amour, comme un écho de toutes ses pensées, de tous ses rêves depuis dix ans… Et c’était une enfant si singulière, qu’au lieu de rougir et de cacher son visage, ainsi que font en pareil cas les jeunes personnes de bonne famille, elle restait debout avec un beau sourire reflété dans ses yeux pleins de larmes. Elle savait bien que cet amour allait être traversé d’épreuves, de longues attentes, de tous les tourments de la séparation; mais elle se faisait forte pour donner à Jack plus de courage. Quand il eut fini de lui expliquer ses projets:
– Jack, répondit-elle en lui tendant sa petite main fidèle, je vous attendrai quatre ans, je vous attendrai toujours, mon ami.
Dis donc, la Balafre, tu ne connais rien dans le fer, toi?… Voilà un garçon qui vient des paquebots qui voudrait s’embaucher.
Celui qu’on appelait la Balafre, grand diable en vareuse et en casquette, le visage traversé d’une longue cicatrice témoignant d’un ancien accident, s’approcha du comptoir, car c’est presque toujours chez un marchand de vin du faubourg que ces scènes d’embauchage se passent, toisa des pieds à la tête le compagnon qu’on lui présentait, lui tâta les biceps:
– Ça manque un peu d’abattis, dit-il d’un air doctoral, mais du moment qu’il a été dans la chauffe…
– Trois ans, dit Jack.
– Eh bien! ça prouve que tu es plus fort que tu n’en as la mine… Va-t-en chez Eyssendeck, la grande maison de la rue Oberkampf. On demande des journaliers au découpoir et au balancier. Tu diras au contre-coup que c’est la Balafre qui t’envoie… À présent, si tu veux payer un canon de la bouteille [4].
Jack paya le canon demandé, s’en alla à l’adresse qu’on venait de lui donner, et une heure après, engagé chez Eyssendeck à six francs la journée, il suivait la rue du Faubourg-du-Temple, l’œil brillant, la tête haute, en cherchant un logement pas trop loin de la fabrique. Le soir venait, la rue était très animée par le lundi, jour férié maintenant dans tous les quartiers excentriques, et sur cette longue voie en pente, c’était une circulation ininterrompue de gens descendant vers la ville ou remontant vers l’ancienne barrière. Les cabarets ouverts débordaient jusque sur les trottoirs. Sous les larges portes cochères, les charrettes, les haquets, dételés, les brancards en l’air, annonçaient la journée finie. Quel tumulte, surtout au delà du canal, quel fourmillement sur ce pavé rocailleux, escarpé, disjoint d’avance pour les révolutions par toutes les petites charrettes à bras qui le sillonnent sans cesse, longeant les ruisseaux, chargées de victuailles, de légumes à bas prix, de poisson étalé, tout un marché ambulant où les ouvrières – pauvres femmes que le labeur quotidien éloigne du logis – achètent le souper de la famille juste au moment de le préparer! Et des cris de halles, des cris de Paris, les uns gais, montant aux notes aiguës, les autres si ralentis, si monotones, qu’ils paraissent traîner à leur suite tout le poids de la marchandise annoncée:
«J’ai des petits pigeonneaux!…
Limande à frire, à frire!
Cresson de fontaine, à six liards la botte!…»
Jack au milieu de cette animation s’en allait, le nez en l’air, guettant dans le peu de jour qui restait les écriteaux jaunes des garnis. Il était heureux, plein de vaillance, d’espérance, impatient de commencer la double vie d’ouvrier et d’étudiant qu’il allait entreprendre. On le poussait, on le bousculait, il ne s’en apercevait pas. Il ne sentait pas le froid de cette soirée de décembre, n’entendait pas les petites ouvrières ébouriffées se dire l’une à l’autre en passant près de lui: «Voilà un bel homme.» Seulement tout le grand faubourg lui semblait à l’unisson de sa gaîté, de sa confiance, l’encourageait avec cette bonne humeur persistante qui est le fond du caractère parisien, insouciant et facile. En ce moment, la retraite, sonnant sur la chaussée, mettait au milieu de la foule un groupe serré, à peine distinct, des pas réguliers, un peu d’harmonie, un alerte Angelus au clairon, que les gamins suivaient en sifflant. Et tous les visages rayonnaient rien que pour cette note vivace jetée à la fatigue environnante.
– Quel bonheur de vivre! Comme je vais bien travailler! se disait Jack en marchant. Tout à coup, il se heurta contre un grand panier, carré comme un orgue, rempli de chapeaux de feutre et de casquettes. La vue de cette hotte accotée au mur lui remit dans l’esprit la physionomie de Bélisaire. Rien que ce panier lui ressemblait; mais ce qui complétait la ressemblance, c’est que la hotte aux chapeaux était posée à la porte d’une échoppe sentant la poix et le cuir, et présentant à sa vitre étroite plusieurs rangées de fortes semelles ornées de clous solides et étincelants.
Jack se rappela l’éternelle souffrance de son ami le camelot, son rêve inassouvi d’une chaussure faite à sa mesure; et regardant dans la boutique, il aperçut en effet la silhouette balourde et grotesque du marchand de casquettes, toujours aussi laid, mais visiblement plus propre, mieux vêtu. Jack éprouva une vraie joie de le retrouver, et après avoir cogné vainement au carreau deux ou trois fois, il entra sans être aperçu du forain, absorbé dans la contemplation d’une chaussure que le marchand lui montrait. Ce n’était pas pour lui qu’il achetait des souliers; c’était pour un tout petit enfant de quatre à cinq ans, pâle, bouffi, dont la tête énorme se balançait sur des épaules maigriottes. Pendant que le cordonnier lui essayait des bottines, Bélisaire parlait au petit avec son bon sourire:
– On est bien, n’est-ce pas, m’ami, là dedans?… Qu’est-ce qui va avoir bien chaud à ses petits petons?… C’est mon ami Weber.
L’apparition de Jack ne sembla pas le surprendre.
– Tiens, vous voilà! lui dit-il aussi tranquillement que s’il l’avait vu la veille.
– Eh! bonjour, Bélisaire! qu’est-ce que vous faites là? C’est à vous, ce petit garçon?
– Oh! non! C’est le petit de madame Weber, dit le camelot avec un soupir qui signifiait évidemment: «Je voudrais bien qu’il fût à moi.»
Il ajouta, en s’adressant au marchand:
– Vous les lui avez tenus bien larges, au moins?… Qu’il puisse bien allonger les doigts… On est si malheureux d’avoir des bottes qui vous font mal!
Et le pauvre diable regardait ses pieds avec un désespoir qui prouvait bien que s’il était assez riche pour faire faire des bottines sur mesure au petit de madame Weber, il n’avait pas encore le moyen de s’en commander pour lui-même.
Enfin, quand il eut demandé vingt fois à l’enfant s’il se trouvait bien, qu’il l’eut fait marcher devant lui, taper du pied par terre, le camelot tira péniblement de sa poche une longue bourse en laine rouge avec des coulants, y choisit quelques pièces blanches qu’il mit dans la main du marchand de cet air réfléchi, important, que prennent les gens du peuple quand il s’agit de donner de l’argent.
Lorsqu’ils furent dehors:
– Par où allez-vous, camarade?… demanda-t-il à Jack d’un ton significatif, comme s’il eût sous-entendu: «Si vous allez de ce côté, j’aurai justement affaire de l’autre.»
Jack, qui sentait cette froideur sans se l’expliquer, répondit:
– Ma foi! je n’en sais rien par où je vais… Je suis journalier chez Eyssendeck, et je cherche un logement pas trop loin de ma boîte.
– Chez Eyssendeck!… dit le camelot qui connaissait toutes les fabriques du faubourg; ce n’est pas facile d’entrer là. Il faut avoir un bon livret.
Il clignait de l’œil en regardant Jack, pour qui ce mot de «bon livret» fut tout un éclaircissement. Il lui arrivait avec Bélisaire ce qui lui était arrivé avec M. Rivals. Celui-là aussi le croyait coupable du vol des six mille francs. Tant il est vrai que ces accusations, même reconnues injustes, laissent des taches indélébiles. Par exemple, quand Bélisaire sut ce qui s’était passé à Indret, qu’il eut vu l’attestation du directeur, sa physionomie changea tout à coup, et son adorable grimace souriante illumina sa face terreuse, comme au bon temps:
– Écoutez, Jack, il est bien tard pour chercher un marchand de sommeil [5]). Vous allez venir chez moi, car je suis à mon compte, maintenant, et j’ai un grand logement où vous coucherez ce soir… Mais si… mais si… J’ai même quelque chose de fameux à vous proposer… Mais nous causerons de cela en dînant… Allons, en route!
Et les voilà tous les trois, Jack, le camelot et le petit de madame Weber, dont les souliers neufs menaient grand train sur le trottoir, remontant le faubourg du côté de Ménilmontant où Bélisaire habitait, rue des Panoyaux. Dans le trajet, il racontait à Jack que, sa sœur de Nantes étant devenue veuve, il était rentré à Paris avec elle, qu’il ne faisait plus la province, que d’ailleurs le commerce n’allait pas mal… Et de temps en temps, au milieu de son histoire, il s’interrompait pour jeter son cri de Chapeaux, chapeaux, chapeaux! sur ce parcours habituel où il était connu de toutes les fabriques. Avant la fin de la route, il fut obligé de prendre dans ses bras le petit de madame Weber qui se plaignait doucement.
– Pauvre petit! disait Bélisaire, il n’a pas l’habitude de marcher. Il ne sort jamais, et c’est pour pouvoir l’emmener quelquefois avec moi que je viens de lui faire faire cette belle paire de souliers sur mesure… La mère est dehors toute la journée. Elle est porteuse de pain de son métier. Un métier bien fatigant, allez! et une brave femme bien courageuse… Elle part le matin à cinq heures, porte son pain jusqu’à midi, revient manger un morceau, puis repart jusqu’au soir à sa boulangerie. L’enfant reste à la maison tout ce temps-là. Une voisine le surveille, et quand personne ne peut s’occuper de lui, on le met devant la table, attaché sur sa chaise, à cause des allumettes… Là, nous sommes arrivés.
Ils entrèrent dans une de ces grandes maisons ouvrières percées de mille fenêtres étroites, traversées de longs couloirs où les pauvres gens établissent leur fourneau, leur portemanteau, déversent le trop plein de leurs logements restreints. Les portes s’ouvrent sur cette annexe, laissant voir des chambres pleines de fumée, de cris d’enfants. À cette heure, on dînait. Jack en passant regardait des gens attablés, éclairés d’une chandelle, ou bien le bruit de la vaisselle grossière sur le bois de la table.
– Bon appétit, les amis! disait le camelot.
– Bonsoir, Bélisaire! répondaient des bouches pleines, des voix joyeuses, amicales. Dans certains endroits, c’était plus triste. Pas de feu, pas de lumière; une femme, des enfants guettant le père, attendant qu’il rapportât ce soir lundi ce qui lui restait de sa paye du samedi.
La chambre du camelot étant au sixième, au fond du corridor, Jack vit tous ces misérables intérieurs ouvriers, serrés comme les alvéoles d’une ruche dont son ami eût occupé le faîte. Il paraissait pourtant très fier de son logement, le pauvre Bélisaire.
– Vous allez voir comme je suis bien installé, Jack, comme j’ai de la place… Seulement, attendez… Avant d’entrer chez nous, il faut que je remette le petit chez madame Weber.
Il chercha devant la porte contiguë à la sienne une clef sous le paillasson, ouvrit en homme au courant des habitudes de la maison, alla droit au poêle où mijotait depuis midi la soupe du soir, alluma la chandelle; puis, quand il eut attaché l’enfant sur la haute chaise devant la table, qu’il lui eut mis dans les mains deux couvercles de casseroles pour se divertir:
– Maintenant, dit-il, allons-nous-en vite. Madame Weber va rentrer, et je suis curieux de voir ce qu’elle va dire quand elle verra les chaussures neuves du petit… Ça va être bien drôle… C’est qu’elle ne peut pas se douter d’où ça lui vient, il n’y a pas moyen qu’elle s’en doute. Il y a tant de monde dans la maison et tout le monde l’aime tant!… Ah! nous allons nous amuser.
Il en riait d’avance en ouvrant la porte de sa chambre, une longue pièce mansardée, divisée en deux par une sorte d’alcôve vitrée. Des casquettes et des chapeaux empilés disaient la profession du locataire, et la nudité des murs racontait sa pauvreté.
– Ah ça! Bélisaire, demanda Jack, vous ne logez donc plus avec vos parents?
– Non, dit le camelot un peu gêné et se grattant la tête selon son habitude en pareil cas. Vous savez! dans les familles nombreuses on ne s’accorde pas toujours… Madame Weber a trouvé qu’il n’était pas juste que je travaille pour tous sans jamais rien gagner pour moi. Elle m’a conseillé de vivre à mon à part… En effet, depuis ce temps-là je gagne le double, je puis soutenir mes parents et mettre quelque argent de côté. C’est à madame Weber que je dois ça. C’est une femme de tête, allez!
Tout en parlant, Bélisaire préparait sa lampe, rangeait sa marchandise, s’occupait du dîner, une superbe salade de pommes de terre assaisonnée de harengs saurs, dans laquelle il piochait depuis trois jours, ce qui était arrivé à faire une marinade d’une fière saveur. Il tira d’une armoire en bois blanc deux assiettes à images, un couvert en étain, un autre en bois, du pain, du vin, une botte de radis, et disposa le tout sur un buffet boiteux, fabriqué comme l’armoire par un menuisier du faubourg. Ce qui n’empêchait pas le camelot d’être aussi fier de son mobilier que de sa chambre, et de dire LE BUFFET, L’ARMOIRE, d’une façon absolue, comme s’il eût possédé des meubles-types.
– À présent, nous pouvons nous mettre à table, dit-il en montrant son couvert d’un air triomphant; un vrai couvert auquel un journal étendu servait de nappe, mettant ses faits divers sous l’assiette de Jack et son bulletin politique entre le pain et les radis. «Ah! dam, ça ne vaut pas le fameux jambon que vous m’avez offert là-bas, à la campagne… Dieu de Dieu, quel jambon!… Jamais je n’ai rien mangé de pareil.»
Sans flatterie, les pommes de terre étaient excellentes aussi, et Jack leur rendit justice. Bélisaire, ravi de voir l’appétit de son hôte, lui tenait tête vaillamment, tout en remplissant ses devoirs de maître de maison, se levant à chaque instant pour surveiller l’eau bouillant sur les cendres, ou pour moudre le café entre ses genoux cagneux.
– Dites donc, Bélisaire! fit Jack, savez-vous que vous êtes monté de tout! C’est un vrai ménage que vous avez.
– Oh! il y a beaucoup de choses là dedans qui ne sont pas à moi… C’est madame Weber qui me les prête, en attendant…
– En attendant quoi, Bélisaire?
– En attendant que nous soyons mariés, dit le camelot bravement, mais avec deux plaques de rouge sur les joues. Puis, voyant que Jack ne se moquait pas de lui, il continua: «Ce mariage est une affaire convenue entre nous depuis un bout de temps; et c’est un grand bonheur, bien inespéré pour moi, que madame Weber ait consenti à se remarier. Elle avait été si malheureuse avec son premier, un brigand qui buvait, qui la battait quand il avait bu… Si ce n’est pas un péché de lever la main sur une si belle femme!… Vous la verrez tout à l’heure, quand elle rentrera… Et si courageuse et si bonne!… Ah! je vous réponds que je ne la battrai pas, moi, et que si elle veut me battre, je la laisserai bien faire.
– Et quand comptez-vous vous établir? demanda Jack.
– Ah voilà! je voudrais bien que ce fût tout de suite. Mais madame Weber, qui est la raison même, trouve qu’au prix où sont les denrées, nous ne sommes pas assez riches pour nous mettre tous seuls en ménage, et elle voudrait que nous ayons un camarade.
– Un camarade?
– Dam! oui… On fait souvent cela dans le faubourg, quand on est pauvre. On cherche un camarade, garçon ou veuf, qui partage le fricot, la dépense. On le loge, on le blanchit, tout cela à frais communs. Vous pensez quelle économie pour tout le monde! Quand il y a pour deux, il y en a pour trois… Le difficile, c’est de trouver un bon camarade, quelqu’un de sérieux, d’actif, qui ne mette pas le désordre dans la maison.
– Eh bien! et moi, Bélisaire? me trouveriez-vous assez sérieux? Est-ce que je ne ferais pas votre affaire?
– Vraiment, Jack, vous consentiriez? Il y a une heure que j’y pense, mais je n’osais pas vous en parler.
– Et pourquoi?
– Dam? écoutez donc… C’est si misérable chez nous… Nous allons faire un si petit ménage… peut-être que notre ordinaire sera bien simple pour un mécanicien qui va gagner des six et des sept francs par jour.
– Non, non, Bélisaire. L’ordinaire ne sera jamais trop simple pour moi. Il faut que je fasse de grandes économies, que je sois bien raisonnable; car je songe aussi à me marier.
– Vraiment?… Mais alors vous ne pouvez pas faire l’affaire… dit le camelot consterné.
Jack se mit à rire et lui expliqua que son mariage à lui ne pourrait avoir lieu que dans quatre ans, et encore à la condition qu’il travaillerait bien jusque-là.
– Alors, c’est dit. C’est vous qui serez le camarade et un solide, et un vrai… Quelle chance tout de même de s’être rencontrés!… Quand je pense que si je n’avais pas eu l’idée d’acheter de la chaussure au petit… Chut!… Attention!… Voilà madame Weber qui rentre. Nous allons rire.
Un terrible pas d’homme, vigoureux et pressé, ébranlait l’escalier et la rampe. L’enfant l’entendit sans doute, car il poussa un beuglement de jeune veau, en tapant ses couvercles de casseroles sur la table.
– Voilà, voilà, m’ami!… Pleure pas mon mignon, criait la porteuse de pain consolant son enfant du fond du couloir.
– Écoutez… dit tout bas Bélisaire. On entendit une porte s’ouvrir, puis une exclamation suivie d’un éclat de rire jeune et sonore. La figure de Bélisaire, pendant ce temps-là, se plissait, se ridait de contentement.
Cette gaîté bruyante, que la minceur des cloisons répandait par tout l’étage, se rapprocha des deux amis et fit enfin son entrée dans la mansarde sous la figure d’une grande et vigoureuse femme du peuple de trente à trente-cinq ans, serrée dans un de ces longs sarreaux bleus à bavette avec lesquels les porteuses de pain se préservent de la farine. Celui de madame Weber faisait valoir une taille robuste et bien prise.
– Ah! farceur! dit-elle en rentrant, son enfant sur le bras… C’est vous qui avez fait ce coup-là… Mais voyez donc comme il est bien chaussé, mon garçon!
Et elle riait, elle riait, avec une petite larme dans le coin de l’œil.
– Elle est malicieuse, hein?… disait Bélisaire, riant à se tordre, lui aussi… Comment a-t-elle pu deviner que c’était moi?
Cette grande joie apaisée, madame Weber s’assit à la table, prit une tasse de café dans quelque chose qui pouvait bien être un ancien pot à moutarde; puis on lui présenta Jack comme le futur camarade. Je dois dire qu’elle accueillit d’abord cette idée avec une certaine réserve; mais quand elle eut bien examiné le postulant à cette distinction suprême, quand elle eut appris que Jack et Bélisaire se connaissaient depuis dix ans, et qu’elle avait en face d’elle le héros de la fameuse histoire du jambon, qu’on lui avait racontée tant de fois, sa figure perdit son expression de méfiance, elle tendit la main à Jack.
– Allons! je vois que cette fois Bélisaire ne s’est pas trompé… C’est que vous le connaissez, vous savez quelle bête à bon Dieu ça fait. Il m’a déjà amené une demi-douzaine de camarades dont le meilleur ne valait pas la corde pour le pendre. À force d’être bon, il en devient innocent. Si je vous racontais ce qu’ils lui ont fait souffrir dans sa famille! C’était la victime, la bête de somme; il nourrissait tout le monde et n’avait en retour que des avanies.
– Oh! madame Weber!… dit le brave camelot, qui n’aimait pas à entendre mal parler des siens.
– Eh bien! quoi, madame Weber?… Il faut bien que j’explique au camarade pourquoi je vous ai séparé de toute cette race-là; sans quoi j’aurais l’air d’avoir agi par intérêt, comme tant de femmes. Voyons! est-ce que vous n’êtes pas plus heureux maintenant que vous vivez à part et que votre travail vous profite un peu?…
Elle continua en s’adressant à Jack:
– J’ai beau faire, on l’exploite encore, allez! On lui envoie les plus petits, car ils sont là dedans une ribambelle d’enfants tout frisés, qui ont déjà les doigts crochus comme ce vieux juif de papa Bélisaire. Ils viennent ici quand je n’y suis pas, et ils trouvent toujours moyen d’emporter quelque chose. Je vous dis tout cela, Jack, pour que vous m’aidiez à le défendre contre les autres et contre lui-même, ce scélérat de trop bon cœur.
– Vous pouvez compter sur moi, madame Weber.
Alors on s’occupa d’installer le camarade. Il fut convenu que jusqu’au moment du mariage, il vivrait avec Bélisaire, coucherait dans la première pièce sur un lit de sangle. Les repas se feraient en commun, et Jack payerait sa part de logement et de nourriture tous les samedis. Après la noce, on verrait à s’installer plus grandement, et aussi un peu plus près de chez Eyssendeck.
Pendant que ces graves questions se discutaient, madame Weber, son enfant endormi sur le bras, préparait le lit du camarade, enlevait le couvert, rinçait la vaisselle, Bélisaire se mettait à coudre ses chapeaux, et Jack, sans perdre une minute, empilait les livres du docteur Rivals dans un coin du buffet en bois blanc, comme pour bien prendre possession de ce logis de travailleurs et se mettre à l’unisson des braves gens qui l’entouraient.
Quelques jours auparavant, quand il était encore à Étiolles, on l’eût bien étonné en lui disant qu’il recommencerait avec ardeur sa vie d’ouvrier sans en sentir l’humiliation ni la fatigue, qu’il rentrerait dans son enfer le cœur joyeux. Ce fut pourtant ce qui arriva. Oui, certainement, c’était l’enfer à traverser une seconde fois, mais Eurydice l’attendait au bout, patiente et drapée dans ses voiles d’épouse; il le savait, et ce but à ses efforts, à ses peines lui rendait le chemin facile.
Son nouvel atelier de la rue Oberkampf lui rappela Indret avec moins de grandeur. Ici, comme la place manquait, on avait superposé dans la même salle trois étages d’établis et de machines. Jack fut placé tout en haut sous un vitrage où tous les bruits de l’atelier, sa buée, sa poussière montaient en se confondant. Quand il s’appuyait à la rampe bordant une espèce de galerie où il travaillait, il apercevait un terrible outillage humain toujours en mouvement, les forgerons à leurs feux, les mécaniciens à leurs pièces, et en bas, vêtues de blouses qui leur donnaient l’aspect de jeunes apprentis, un certain nombre d’ouvrières occupées à des travaux de détail.
La chaleur était suffocante, d’autant plus qu’on ne sentait pas comme à Indret l’espace et le vent de mer autour des halles surchauffées, mais qu’on savait au contraire l’immense bâtiment resserré entre d’autres fabriques, aligné sur la rue, fenêtre à fenêtre, avec d’autres métiers fatigants. N’importe! désormais Jack était assez aguerri à la peine pour tout supporter; il se sentait élevé au-dessus des difficultés et des chagrins de sa condition, autant qu’à l’atelier il dominait la foule des travailleurs dont l’effort arrivait à ses oreilles dans une sonorité de cathédrale. Il se considérait là comme de passage, faisant sa besogne en conscience, mais la pensée toujours ailleurs.
Les autres compagnons s’en apercevaient bien. Ils le voyaient vivant à part d’eux, indifférent à leurs querelles ou à leurs rivalités. Les conspirations contre le singe ou le contre-coup, les batailles à la sortie, les nouveaux venus payant leur «quand est-ce [6],» les stations dans les assommoirs, les consolations, les mines à poivre, Jack ne se mêlait à rien, ne partageait avec les autres ni leurs plaisirs, ni leurs haines. Il n’entendait pas les plaintes sourdes, les grondements de révolte de ce grand faubourg, perdu comme un Ghetto dans la ville somptueuse, et faisant reluire de ses haillons tout le luxe qui l’environne. Il n’entendait pas les théories socialistes que la misère souffle à ces malheureux trop dépossédés et vivant trop près de ceux qui possèdent pour ne pas désirer un bouleversement général qui change tout à coup leur destinée infime. L’histoire et la politique professées sur le zinc du comptoir par la Balafre, le grand Louis, ou François la Bouteille, le laissaient également froid, histoire mêlée de livraisons à un sou, des drames ou des romans de Dumas, et dont tous les héros sortent de l’Ambigu. Je ne dirai pas que ses camarades eussent de l’amitié pour lui, mais on le respectait. Aux premières plaisanteries un peu trop fortes, il avait répondu par un regard si clair, un regard de blond, aigu et déterminé qui fit taire les railleurs; puis, on savait qu’il arrivait des chambres de chauffe, dont les batailles à coups de ringard sont célèbres chez les mécaniciens.
Aux yeux des hommes, cela suffisait pour le rendre presque sympathique; aux yeux des femmes, il possédait un autre prestige, cette lumière où marchent ceux qui aiment et qui sont aimés. Avec sa longue taille élégante, redressée maintenant par l’élan d’une volonté, sa tenue soignée, il faisait aux ouvrières, qui toutes avaient lu Les Mystères de Paris, l’effet d’un prince Rodolphe à la recherche d’une Fleur-de-Marie. Mais les pauvres filles perdaient les sourires fanés qu’elles lui jetaient, lorsqu’il traversait leur coin d’atelier plein de bavardages, toujours animé de quelque drame, presque toutes ayant un amant dans la fabrique, et ces liaisons amenant des jalousies, des ruptures, des scènes perpétuelles. À l’heure du déjeuner, quand sur le bord de l’établi elles prenaient leur maigre repas, les discussions s’allumaient entre ces créatures qui ne renonçaient pas à être des femmes, se coiffaient pour l’atelier comme pour le bal, et, en dépit des limailles de fer, des éclaboussures du travail, gardaient dans leurs cheveux un ruban, une épingle brillante, un reste de coquetterie.
En sortant de l’usine, Jack s’en allait toujours seul. Il avait hâte d’arriver dans son logement, de quitter sa blouse d’atelier et de changer d’occupation. Entouré de ses livres, petits livres scolaires aux marges desquels son enfance avait laissé bien des souvenirs, il commençait le labeur du soir et s’étonnait chaque fois des facilités qui lui venaient, de ce que le moindre mot classique ressuscitait en lui d’anciennes leçons apprises. Il était plus savant qu’il ne croyait. Parfois, cependant, des difficultés inattendues surgissaient entre les lignes, et c’était touchant de voir ce grand garçon, dont les mains se déformaient chaque jour aux lourdeurs du balancier, s’énerver à tenir une plume, la brandir, la jeter quelquefois dans un mouvement de colère impuissante. À côté de lui, Bélisaire cousait les visières de ses casquettes ou la paille de ses chapeaux d’été avec un silence religieux, la stupéfaction d’un sauvage assistant à des incantations de magicien. Il suait des efforts que faisait Jack, tirait la langue, s’impatientait, et quand le camarade était venu à bout de quelque passage difficile, lui-même hochait la tête d’un air vainqueur. Le bruit de la grosse aiguille du camelot traversant la paille épaisse, la plume de l’étudiant grinçant sur le papier, ses gros dictionnaires lourdement remués, emplissaient la mansarde d’une atmosphère de travail tranquille et saine, et quand Jack levait les yeux, il apercevait en face de lui, derrière les vitres, des lueurs de lampes laborieuses, des ombres actives prolongeant courageusement leur veillée, l’envers d’une nuit de Paris, tout ce qui rayonne au fond de ses cours pendant que ses boulevards s’allument.
Vers le milieu de la soirée, son enfant couché et endormi, madame Weber, pour économiser le charbon et l’huile, venait travailler auprès de ses amis. Elle raccommodait les effets du petit, ceux de Bélisaire et du camarade. Il avait été convenu que le mariage ne se ferait qu’au printemps, l’hiver étant pour les pauvres plein de surcharges et d’inquiétudes. En attendant, les deux amoureux travaillaient courageusement l’un à côté de l’autre, ce qui est encore une façon de se faire la cour. C’était déjà le ménage à trois qu’ils projetaient; mais il paraît que, pour Bélisaire, il y manquait encore quelque chose, car assis à côté de la porteuse de pain, il avait des attitudes mélancoliques, des soupirs sourds et rauques, comme les naturalistes ont remarqué que les grandes tortues d’Afrique en poussent sous leur lourde carapace pendant la saison des amours. De temps en temps, il essayait bien de prendre la main de madame Weber, de la garder un peu dans les siennes, mais elle trouvait que l’ouvrage en était retardé, et ils se contentaient de tirer leurs deux aiguilles en mesure, se parlant tout bas entre eux avec ce sifflement des grosses voix qui veulent se contenir.
Jack ne se retournait pas de peur de les gêner, et, tout en écrivant, il pensait: «Qu’ils sont heureux!»
Lui n’était heureux que le dimanche, le jour d’Étiolles.
Jamais petite-maîtresse n’eut autant de soin d’elle que Jack n’en prenait lui-même le matin de ce grand jour, à la lueur de la lampe allumée dès cinq heures. Madame Weber lui préparait d’avance du linge blanc, son vêtement de monsieur bien étalé au dos d’une chaise. Et en avant le citron, la pierre ponce, pour effacer les stigmates du travail! Il voulait que rien en lui ne rappelât le mercenaire qu’il était toute la semaine. C’est pour le coup que les ouvrières de chez Eyssendeck l’auraient pris pour le prince Rodolphe, si elles l’avaient vu partir là-bas.
Journée délicieuse, sans heures, sans minutes, d’une félicité ininterrompue! Toute la maison l’attendait, lui faisait accueil, le bon feu allumé dans la salle, les bouquets de verdure sur la cheminée, et la gaieté du docteur, et l’émotion de Cécile à qui la seule présence de son ami mettait sur tout le visage la rougeur d’un baiser épandu. Comme autrefois, quand ils étaient enfants, il prenait sa leçon devant elle, et le regard intelligent de la jeune fille l’encourageait, l’aidait à comprendre. M. Rivals corrigeait les devoirs de la semaine, les expliquait, en donnait d’autres, et le maître était en cela aussi courageux que l’élève, cet après-midi du dimanche, qu’à moins de visites imprévues le vieux médecin se gardait libre d’ordinaire, se trouvant presque exclusivement consacré à reprendre les livres de sa jeunesse pour les marquer, les annoter à l’usage d’un commençant. La leçon finie, quand le temps le permettait, on allait faire un tour dans la forêt, dépouillée, rouillée par les gelées, frissonnante et craquante, où couraient les lapins traqués et les chevreuils au découvert.
C’était là le meilleur moment du jour.
Le bon docteur, ralentissant le pas exprès, laissait passer devant lui les jeunes gens, au bras l’un de l’autre, alertes et vifs, tourmentés de confidences, que sa bonhomie naïve gênait un peu. Il les eût mis trop vite à l’aise, et ils en étaient encore à ces heureuses minutes où l’amour est fait bien plus de divinations que de paroles. Pourtant ils se racontaient la semaine écoulée, mais avec de longs silences qui étaient comme la musique, l’accompagnement discret et passionné de cet opéra à deux voix.
Pour entrer dans cette partie de la forêt qu’on appelle le grand Sénard, on passait devant le chalet des Aulnettes, où le docteur Hirsch continuait à venir faire de temps en temps des expériences sur la thérapeutique des parfums. On eût dit qu’on brûlait là tous les baumes de la forêt et des champs, tellement la fumée montant du toit était épaisse et vous saisissait à la gorge par son âcreté aromatique.
– Ah! ah!… L’empoisonneur est arrivé, disait M. Rivals aux enfants… La sentez-vous, sa cuisine du diable?
Cécile voulait le faire taire:
– Prends garde, grand-père, il pourrait t’entendre.
– Eh! qu’il m’entende!… Est-ce que tu crois que j’ai peur de lui?… Pas de danger qu’il bouge, va! Depuis le jour où il voulait m’empêcher d’arriver jusqu’à notre ami Jack, il sait que le vieux Rivals a le poignet encore solide.
Mais il avait beau dire, les enfants parlaient plus bas, marchaient plus vite en passant devant «Parva domus.» Ils sentaient qu’il n’y avait rien de bon pour eux là dedans et semblaient deviner le regard venimeux que leur lançaient les lunettes du docteur Hirsch embusqué derrière ses persiennes closes. En somme, qu’avaient-ils à craindre de l’espionnage de ce fantoche? Tout n’était-il pas fini entre d’Argenton et le fils de Charlotte? Depuis trois mois ils ne se voyaient plus, vivaient séparés par une constante pensée de haine qui les éloignait chaque jour davantage, comme deux rivages que le flot creuse en allant sans cesse de l’un à l’autre. Jack aimait trop sa mère pour lui en vouloir d’avoir un amant; mais, depuis que son amour pour Cécile lui avait appris la dignité, il haïssait l’amant de sa mère, le faisait responsable de la faute de cette femme faible, rivée à sa chaîne par la violence, la tyrannie, tout ce qui éloigne les âmes fières et indépendantes. Charlotte, qui craignait les scènes, les explications, avait renoncé à réconcilier ces deux hommes. Elle ne parlait plus à d’Argenton de son fils; seulement, en cachette, elle donnait à celui-ci des rendez-vous.
Deux ou trois fois même, elle était venue en fiacre et voilée à l’atelier de la rue Oberkampf, demander Jack, que ses compagnons purent voir à la portière, causant avec une femme encore jeune, d’une élégance un peu voyante. Le bruit se répandit qu’il avait une maîtresse crânement «gironde.» On le complimenta, on crut voir là une de ces liaisons étranges, mais assez fréquentes, par lesquelles certaines rouleuses, sorties du faubourg, une fois riches et lancées, reviennent au ruisseau natal. C’est une rencontre dans un bal de barrière, où madame est allée par chic, ou bien sur ce chemin de courses qui traverse les quartiers pauvres. Ces ouvriers-là sont mieux mis que les autres; ils ont l’air faraud, le regard dédaigneux et distrait des hommes que les reines ont choisis.
Pour Jack, ces soupçons étaient doublement outrageants, et sans les communiquer à Charlotte, il allégua pour l’empêcher de revenir, le règlement de l’atelier, interdisant toute sortie pendant les heures de travail. Dès lors ils ne se virent plus que de loin en loin dans des jardins publics, dans des églises surtout, car ainsi que toutes ses pareilles, elle devenait dévote en vieillissant, par un débordement de sentimentalité inactive, et aussi par un goût des honneurs, des cérémonies, le besoin de satisfaire ses dernières vanités de jolie femme, en s’agenouillant sur un prie-Dieu, à l’entrée du chœur, les jours de sermon. Dans ces rares et courts rendez-vous, Charlotte parlait tout le temps selon son habitude, quoique d’un air triste, un peu fatigué. Elle se disait pourtant très tranquille, très heureuse, pleine de confiance dans l’avenir littéraire de M. d’Argenton. Mais un jour, à la fin d’une de ces causeries et comme ils sortaient de l’église du Panthéon:
– Jack, lui dit-elle avec un peu d’embarras, est-ce que tu pourrais… Figure-toi, je ne sais pas comment j’ai fait mon compte, je n’ai plus assez d’argent pour aller jusqu’à la fin du mois. Je n’ose pas lui en demander, ses affaires vont si mal! Il est malade avec cela, ce pauvre ami. Pourrais-tu m’avancer seulement pour quelques jours…
Il ne la laissa pas achever. Il venait de toucher sa paye et la mit dans la main de sa mère en rougissant. Puis, au grand jour de la rue, il remarqua ce qu’il n’avait pu voir dans l’ombre de l’église, des traces de désespoir sur ce visage souriant, ces pâleurs marbrées de rouge où l’on dirait que la fraîcheur s’en va, délayée dans des ruisseaux de larmes. Une immense pitié le prit.
– Tu sais! ma mère, si tu étais malheureuse… Je suis là… Viens me trouver… Je serais si fier, si content de t’avoir!
Elle tressaillit:
– Non, non, c’est impossible, dit-elle à voix basse. Il est trop éprouvé en ce moment. Ce ne serait pas digne.
Elle s’éloigna précipitamment, comme si elle eût craint de céder à quelque tentation.
C’est un matin d’été, à Ménilmontant, dans le petit logement de la rue des Panoyaux. Le camelot et son camarade sont déjà levés, bien qu’il fasse à peine jour. L’un va et vient en clopinant, avec le moins de bruit possible, range, balaye, cire les souliers; et c’est miracle de voir comment cet être d’aspect balourd est adroit, léger, attentif à ne pas déranger son vaillant compagnon établi devant la croisée ouverte, sous un ciel matinal du mois de juin, un ciel d’un bleu tendre cendré de rose, que la grande cour faubourienne découpe à la hauteur de ses mille cheminées. Quand Jack quitte son livre des yeux, il aperçoit en face de lui le toit en zinc d’une grande fabrique de métallurgie. Tout à l’heure, lorsque le soleil donnera dessus, ce sera là un miroir terrible, d’une réverbération insupportable. En ce moment, la lumière naissante s’y reflète en teintes vagues et douces, si bien que la haute cheminée établie au milieu du bâtiment, consolidée de longs cordages qui vont rejoindre les toits voisins, semble le mât de quelque navire voguant sur une eau luisante et lourde. En bas, les coqs chantent dans ces poulaillers que les commerçants des faubourgs installent en un coin de hangar ou de jardin. On n’entend pas d’autre bruit jusqu’à cinq heures. Tout à coup, un cri retentit:
– «Ma’me Jacob, ma’me Mathieu, v’là le pain!»
C’est la voisine de Jack qui commence sa tournée. Son tablier rempli de pains de toutes les grandeurs, embaumés, encore chauds, elle s’en va par les couloirs, les escaliers, et, dans l’angle des portes où les boîtes à lait sont pendues, pose le pain tout debout en appelant par leur nom ses pratiques à qui elle sert de réveille-matin; car elle est toujours la première levée dans le faubourg.
– «V’là le pain!»
C’est le cri de la vie, l’appel éloquent et irrésistible. Voilà le réconfort de la journée, le pain terrible à gagner, qui fait la maison joyeuse, la table animée. Il en faut dans le bissac du père, dans le petit panier d’école de l’enfant, pour le café du matin et pour la soupe du soir.
– «V’là le pain! v’là le pain!»
Les tailles de bois crient sous le long couteau de la porteuse. Encore une coche, encore une dette, et des heures de travail engagées bien avant d’être accomplies. N’importe! aucun moment de la journée ne donnera la sensation de celui-ci. C’est le réveil avec son appétit immédiat, son instinct animal, la bouche ouverte aussitôt que les yeux. Aussi, à l’appel de madame Weber, qui monte, qui descend, qu’on peut suivre à tous les étages, la maison s’éveille, des portes battent, des dégringolades joyeuses retentissent par les escaliers, les enfants poussent des cris de triomphe et remontent en portant dans leurs bras une miche plus grosse qu’eux, avec ce mouvement d’Harpagon serrant sa cassette, que vous verrez à tous les pauvres gens sortant de chez le boulanger, et qui donne une fière idée de ce que c’est que le pain.
Bientôt tout le monde est sur pied. En face de Jack, de l’autre côté de la fabrique, des fenêtres s’entrouvrent, des quantités de fenêtres, toutes celles dont il aperçoit la lumière à la nuit et qui lui laissent voir à cette heure le mystère de cette pauvreté laborieuse. À l’une, une femme triste vient s’asseoir, manœuvrant une machine à coudre, aidée de sa fillette, qui lui tend un à un les morceaux d’étoffe. À l’autre, une jeune fille, déjà coiffée, sans doute quelque employée de magasin, se penche pour couper le pain de son mince déjeuner, de peur de répandre des miettes dans sa chambre balayée à l’aube. Plus loin, c’est un châssis de mansarde où bat un petit miroir suspendu, et qui, sitôt le soleil levé, s’abrite d’un grand rideau rouge, à cause de la terrible réverbération du zinc. Tous ces logis de pauvres s’ouvrent sur le revers d’une énorme maison, sur ce côté où tournent les étages, où s’écoutent les eaux ménagères, où serpentent les lézardes de la bâtisse, les conduits de ses cheminées. C’est noir, c’est laid. Mais l’étudiant ne s’en attriste pas. Une seule chose le touche, c’est d’entendre la voix d’une vieille femme jetant chaque jour et sur le même ton dans l’air matinal encore vide des bruits de la rue, cette phrase toujours semblable et navrante comme une plainte: «Les personnes qui sont à la campagne d’un temps pareil doivent être bien heureuses!» À qui dit-elle cela, la pauvre vieille? À personne, à tout le monde, à elle-même, peut-être au serin dont elle accroche à sa persienne la cage parée de verdure fraîche, peut-être aux pots de fleurs alignés devant sa croisée. Jack est bien de son avis, et volontiers il formulerait avec elle son regret lamentable; car sa première pensée s’en va toujours, courageuse et tendre, vers une tranquille rue de village, vers la petite porte verte où ces mots sont tracés sur une plaque: «Sonnette du médecin.» Or, pendant qu’il est là, rêvant, oubliant une minute sa besogne enragée, le frôlement d’une robe de soie se fait entendre dans le couloir, la clef tourmente la serrure.
– À droite! dit Bélisaire, en train de faire le café.
La clef tourne à gauche.
– À droite, donc!
La clef tourne de plus en plus à gauche. Le camelot, impatienté, va ouvrir, sa cafetière à la main, et Charlotte se précipite dans la chambre. Bélisaire, stupéfait de cette invasion de volants, de plumes, de dentelles, fait de grandes révérences, sautille sur ses jambes cagneuses, frotte le carreau avec enthousiasme, pendant que la mère de Jack, qui ne reconnaît pas l’être hirsute et mal peigné qu’elle a devant elle, s’excuse et recule vers la porte:
– Pardon, monsieur!… je me trompais.
Au son de cette voix, Jack a levé la tête, et s’élance:
– Mais non, maman… tu ne te trompes pas.
– Ah! mon Jack, mon Jack!
Elle se jette à son cou, se réfugie entre ses bras.
– Sauve-moi, Jack, défends-moi… Cet homme, ce misérable à qui j’ai tout donné, tout sacrifié, ma vie, celle de mon enfant! il m’a battue, oui, il vient de me battre… Ce matin, quand il est rentré, après deux nuits passées dehors, j’ai voulu lui faire quelques observations. C’était mon droit, je pense… Alors le misérable s’est mis dans une colère affreuse, et il a levé la main sur moi, sur moi, sur m…
La fin de sa phrase se perd dans une explosion de larmes, de sanglots effrayants. Dès les premiers mots de la malheureuse femme, Bélisaire s’est retiré discrètement, en refermant la porte sur cette scène de famille. Jack, debout devant sa mère, la regarde, plein de terreur et de pitié. Comme elle est changée, comme elle est pâle! Dans la jeunesse du jour et le soleil levant dont la petite chambre est inondée, les marques du temps paraissent plus creuses sur son visage, et des cheveux blancs, qu’elle n’a pas pris la peine de cacher, brillent sur ses tempes éclaircies. Sans songer à essuyer ses larmes, elle parle avec volubilité, raconte tous ses griefs contre l’homme qu’elle vient de quitter, sans ordre, au hasard, car il y en a tant qui se pressent sur ses lèvres et la font bégayer:
– Oh! que j’ai souffert, mon Jack, depuis dix ans! Comme il m’a blessée, déchirée!… C’est un monstre, je te dis… Il passe sa vie au café, dans des brasseries où il y a des femmes. C’est là qu’ils font leur journal maintenant. Aussi, il est bien fait!… Le dernier numéro était d’un creux!… Tu sais! quand il est venu à Indret pour apporter l’argent, j’étais là, moi aussi, dans le village en face, et j’avais bien envie de te voir, va! Mais monsieur n’a pas voulu. Faut-il être méchant, dis! Il te déteste tant, il t’en veut tellement de te passer de lui! C’est cela surtout qu’il ne te pardonne pas. Et pourtant il nous l’a assez reproché le pain que tu mangeais chez lui. Il est si rat!… Veux-tu que je te dise encore une chose qu’il t’a faite? Jamais je n’aurais voulu t’en parler. Mais aujourd’hui, tout déborde. Eh bien! j’avais dix mille francs pour toi que «Bon ami» m’avait donnés au moment de cette affaire d’Indret. Il les a mis dans sa Revue, oui, mon cher, dans sa Revue!… Oh! je sais bien qu’il pensait leur faire rapporter de gros intérêts, mais les dix mille francs ont été engloutis avec tant d’autres; et quand je lui ai demandé s’il ne t’en tiendrait pas compte, car enfin, dans ta position, cet argent-là aurait pu te rendre bien service, sais-tu ce qu’il a fait? Il a dressé une longue liste de tout ce qu’il a dépensé pour toi dans le temps, pour ton entretien, ta nourriture à Étiolles, chez Roudic. Il y en a pour quinze mille francs. Mais, comme il dit, il n’exige pas d’autre restitution. C’est généreux, hein!… Pourtant j’avais tout supporté, ses injustices, ses méchancetés, les fureurs qui le prenaient à cause de toi, l’indigne façon dont il parlait avec ses amis de cette affaire d’Indret, comme si ton innocence n’avait pas été reconnue, proclamée, oui, même cela je le souffrais, parce qu’enfin tout ce qu’ils pouvaient dire ne m’empêchait pas de t’aimer, de penser à toi cent fois dans le jour. Mais me laisser deux nuits de suite dans tous les tourments de l’attente, de la jalousie, me préférer je ne sais quelle fille de théâtre, quelle femme perdue du faubourg Saint-Germain (il paraît qu’elles sont comme des enragées après lui, toutes ces comtesses), accueillir mes reproches avec des airs dédaigneux, des haussements d’épaules, et dans un accès de colère oser me frapper, moi, moi, Ida de Barancy! C’était trop pour ma fierté, pour mon amour-propre. Je me suis habillée, j’ai mis mon chapeau. Puis je me suis plantée en face de lui, et je lui ai dit ceci: «Regardez-moi bien, monsieur d’Argenton, c’est la dernière fois de votre vie que vous me verrez. Je vous quitte. Je vais avec mon enfant. Je vous souhaite de trouver une autre Charlotte; moi, j’en ai assez.» Alors je suis partie, et me voilà.
Jack l’avait écoutée jusqu’au bout sans l’interrompre, pâlissant seulement à chaque révélation d’infamie, et si honteux pour elle de tout ce qu’elle racontait, qu’il n’osait pas la regarder. Quand elle eut fini, il lui prit la main, et avec beaucoup de douceur, de tendresse, beaucoup de gravité aussi:
– Je te remercie d’être venue, ma mère… Une seule chose manquait à mon bonheur, à la dignité de ma vie, c’était toi. À présent te voilà, je te tiens, je te possède, c’est tout ce que je pouvais désirer. Seulement, prends garde, je ne te laisserai plus partir.
– Partir, moi! retourner près de cet homme!… Non, mon Jack! Avec toi, toujours avec toi, rien que nous deux… Tu sais ce que je t’avais dit qu’un jour viendrait où j’aurais besoin de toi. Il est arrivé, ce jour là, et je te le jure.
Sous les caresses de son fils, son émoi se dissipait peu à peu, s’éloignait en de grands soupirs, comme en ont les enfants qui ont beaucoup pleuré: «Tu vas voir, mon Jack, quelle belle vie nous allons mener. C’est que je te dois tout un arriéré de soins et de tendresses. Je vais m’acquitter, n’aie pas peur. Te dire comme je me sens libre, comme je respire! Tiens! ta chambre est bien étroite, bien nue, bien affreuse, un vrai chenil. Eh bien! depuis que je suis là, il me semble que je suis entrée dans un paradis.»
Cette appréciation un peu légère de son logement, que Bélisaire et lui trouvaient magnifique, donna à Jack certaines inquiétudes pour l’avenir; mais il n’avait pas le temps de s’y arrêter. Il lui restait à peine une demi-heure avant d’aller à l’atelier, et il fallait décider, installer tant de choses qu’il ne savait par où commencer. Il alla d’abord consulter le camelot qui continuait à arpenter patiemment le corridor et qui l’eût arpenté jusqu’au soir sans frapper une seule fois pour voir si l’explication était finie.
– Voici ce qui m’arrive, Bélisaire. Ma mère vient vivre avec moi. Comment allons-nous nous arranger?
Bélisaire tressaillit à cette pensée qui lui vint tout de suite: «Il ne pourra plus être le camarade. Voilà le mariage encore renvoyé.» Mais il ne laissa rien voir de son désappointement et ne songea qu’à tirer son ami d’embarras. Il fut convenu que leur logement étant ce qu’il y avait de mieux sur le palier, Jack l’occuperait avec sa mère, que le camelot mettrait ses casquettes et ses chapeaux chez madame Weber et chercherait pour lui un cabinet dans la maison.
– Ce n’est rien du tout, rien du tout… disait le pauvre garçon en essayant de prendre un air dégagé. Ils rentrèrent. Jack présenta à sa mère son ami Bélisaire qui, maintenant, se rappelait très bien la belle dame des Aulnettes; et, pour cette journée d’installation, le camelot se mit au service d’Ida de Barancy, car il n’était plus question de Charlotte. Il s’agissait de louer un lit, deux chaises, une toilette. Jack prit dans un tiroir où il mettait ses économies trois ou quatre louis qu’il donna à sa mère.
– Tu sais! maman, si la cuisine t’ennuie, madame Weber, en rentrant s’occupera du dîner.
– Non pas, certes. C’est moi que cela regarde. M. Bélisaire m’indiquera seulement les marchands. Je veux être ta ménagère, ne rien déranger dans ta vie. Tu verras le bon petit dîner que je vais te faire, puisque tu es trop loin de l’atelier pour venir déjeuner. Tout sera prêt quand tu rentreras.
Elle avait déjà quitté son châle, retroussé ses manches et sa traîne pour se mettre à l’ouvrage. Jack, enchanté de la voir si résolue, l’embrassa de tout son cœur et partit plus joyeux qu’il ne l’avait jamais été. Avec quel courage il travailla ce jour-là, en songeant aux devoirs multiples dont il allait se trouver chargé! La situation pénible de sa mère l’avait tant de fois préoccupé, depuis ses projets de mariage. Cette pensée lui gâtait ses joies, ses espérances. Jusqu’où cet homme la ferait-il descendre? À quoi était-elle destinée? Une honte lui venait parfois de donner pour belle-mère à sa chère Cécile cette déclassée que d’autres que son fils trouveraient sans doute méprisable. Dorénavant, tout était changé. Ida reconquise, protégée par l’amour le plus attentif, le plus tendre, allait devenir digne de celle qu’elle appellerait un jour «ma fille.» Il semblait à Jack que, par ce seul événement, la distance diminuait entre sa fiancée et lui, et dans sa joie, il maniait le lourd balancier de l’usine Eyssendeck d’un tel élan, que les compagnons le remarquèrent:
– Regarde donc l’Aristo, là-haut, comme il a l’air content!… Faut croire que les affaires vont bien avec ta payse, eh! l’Aristo.
– Ma foi! oui… disait Jack en riant.
Toute la journée il ne fit que rire. Mais voici qu’après le travail, tandis qu’il remontait la rue Oberkampf, une peur le prit. Allait-il retrouver, dans sa chambre, celle qui y était venue si précipitamment? Il savait avec quelle promptitude Ida attachait des ailes à tous ses caprices; et puis la passion dégradante que cette faible créature avait toujours eue pour sa chaîne, lui laissait craindre qu’elle n’eût senti la tentation de la renouer sitôt après l’avoir rompue. Aussi arpenta-t-il vivement la distance; mais, dès l’escalier, sa crainte cessa. Parmi les grincements de la maison ouvrière, une voix fraîche montait en roulades éclatantes, filant des sons comme un chardonneret captif dans une cage nouvelle. Jack la connaissait bien, cette voix sonore.
Au premier pas qu’il fit dans son «chenil,» il s’arrêta stupéfait. Nettoyée de fond en comble, débarrassée de la cargaison de Bélisaire, ornée d’un beau lit, d’une toilette, loués par Ida, la chambre était agrandie, transformée. De gros bouquets achetés aux petites voitures de la rue se dressaient partout dans des vases, et une table servie étalait ses gaietés de linge blanc et de vaisselle commune, chargée d’un beau pâté et de deux bouteilles de vin cacheté. Ida elle-même se ressemblait à peine, en jupon brodé, en camisole claire, un petit bonnet jeté sur ses cheveux bouffants, et là-dessus l’épanouissement d’une physionomie de jolie femme, consolée, reposée, gazouillante.
– Eh bien! qu’en dis-tu? cria-t-elle en courant au devant de lui, les bras ouverts.
Il l’embrassa.
– C’est superbe!
– Crois-tu que j’ai eu vite arrangé cela? Il faut dire que Bel m’a bien aidé… Quel garçon complaisant!
– Qui donc? Bélisaire?
– Mais oui, mon petit Bel, et puis madame Weber aussi.
– Oh! oh! je vois que vous êtes déjà de grands amis.
– Je crois bien! Ils sont si gentils, si prévenants! Je les ai invités à dîner avec nous.
– Diable!… Et la vaisselle?
– Tu vois, j’en ai acheté un peu, très peu. Le ménage d’à côté m’a prêté quelques couverts. Ils sont très complaisants aussi, ces petits Levindré.
Jack, qui ne se savait pas des voisins si obligeants, ouvrait des yeux étonnés.
– Mais ce n’est pas tout, mon Jack… Tu n’as pas vu ce pâté. Je suis allée le chercher place de la Bourse, à un endroit que je connais, où on les vend quinze sous de moins que partout ailleurs. Par exemple, c’est loin. En revenant, je n’en pouvais plus. J’ai été obligée de prendre une voiture.
C’était elle tout entière. Une voiture de deux francs pour économiser quinze sous! Du reste, on voyait qu’elle connaissait les bons endroits. Les petits pains venaient de la boulangerie Viennoise, le café et le dessert du Palais-Royal.
Jack l’écoutait avec stupeur. Elle s’en aperçut, et naïvement demanda:
– J’ai peut-être un peu trop dépensé, n’est-ce pas?
– Mais… non…
– Si, si, je le vois bien à ton air. Mais que veux-tu? Ça manquait d’un tas de choses ici; et puis, on ne se retrouve pas tous les jours. D’ailleurs, tu vas voir si je suis disposée à être raisonnable…
Elle tira de la commode un long cahier vert qu’elle agita d’un air triomphant.
– Regarde-moi ce beau livre de dépense que j’ai acheté chez madame Lévêque.
– Lévêque, Levindré!… Ah çà! tu connais donc tout le monde dans le quartier?
– Dam! oui, Lévêque, le papetier d’à côté. Une bonne vieille dame qui tient aussi un cabinet de lecture. C’est très commode, car enfin il faut suivre le mouvement littéraire… En attendant, j’ai toujours pris un livre de dépense. C’était indispensable, vois-tu, mon enfant. Dans une maison un peu régulière, on ne peut pas marcher sans cela. Ce soir, après dîner, si tu veux, nous ferons nos petits comptes. Tu vois, tout est écrit.
– Oh! alors, si tout est écrit…
Ils furent interrompus par l’arrivée de Bélisaire, de madame Weber et de l’enfant à grosse tête. Rien de plus comique que la familiarité protectrice avec laquelle Ida de Barancy parlait à ses nouveaux amis:
– Dites donc, mon petit Bel, sans vous commander… Madame Weber, fermez la porte; le petit vient d’éternuer.
Et des grands airs, une dignité de reine aimable, des façons condescendantes de traiter ces pauvres gens, de les mettre à l’aise. À l’aise, madame Weber s’y trouvait complètement. C’était une brave femme qui ne s’intimidait pas, ayant la conscience de son petit métier et de la vigueur de ses bras. Le jeune Weber ne ressentait pas non plus la moindre gêne à se bourrer de croûte de pâté. Bélisaire seul manquait un peu d’entrain, et il y avait bien de quoi. Se croire à quinze jours du bonheur, avoir sa félicité à portée de sa main, et voir tout s’éloigner dans les «peut-être» de l’avenir, c’est terrible! De temps en temps, il tournait un œil lamentable vers madame Weber qui semblait supporter cette perte du camarade assez tranquillement, ou vers Jack enchanté, s’occupant à servir sa mère avec des attentions d’amoureux. Ah! l’on peut bien dire que les événements de ce monde ressemblent à ces balançoires que les enfants établissent sur une pièce de bois et qui n’élèvent un des joueurs qu’à la condition de faire sentir à l’autre toutes les duretés, toutes les aspérités du sol. Jack montait vers la lumière, tandis que son pauvre compagnon redescendait de tous ses rêves vers l’implacable réalité. Pour commencer, lui qui se trouvait si bien dans son logement, qui en était fier, il allait habiter désormais une espèce de serre-bois ouvert dans le mur de l’escalier, aéré seulement par un vasistas. Il n’y avait pas d’autre chambre libre à l’étage, et Bélisaire, à aucun prix, ne se serait éloigné de madame Weber seulement de quelques marches. Cet être-là s’appelait Bélisaire; mais il s’appelait aussi Résignation, Bonté, Dévouement, Patience. Il avait ainsi une foule de noms très nobles, qu’il ne portait pas, dont il ne se vantait jamais, mais que devinaient peu à peu ceux qui vivaient près de lui.
Leurs invités partis, quand Jack et sa mère restèrent seuls, elle fut très étonnée de le voir débarrasser la table bien vite et poser de gros livres de classe dessus.
– Qu’est-ce que tu vas faire?
– Tu vois, je travaille.
– À quoi donc?
– Mais c’est vrai… Tu ne sais pas encore.
Alors il lui apprit le secret de son cœur, et la double vie qu’il menait, avec quelle splendide espérance au bout. Jusqu’ici il ne lui en avait jamais parlé. Il connaissait trop bien cette tête à l’évent, pleine de lacunes et de fentes, pour lui confier ses projets de bonheur. Il craignait trop la révélation qu’elle n’aurait pas manqué de faire à d’Argenton; et l’idée que son rêve d’amour traînerait dans cette maison où il ne se connaissait que des haines, le révoltait, lui faisait peur. Il se méfiait du poète, de son entourage, et son bonheur lui aurait semblé compromis entre leurs mains. Mais à présent que sa mère était revenue à lui, à présent qu’il la tenait enfin, indépendante et seule, il pouvait lui parler de Cécile, se donner cette joie suprême. Jack raconta donc son amour avec l’ivresse, la fougue de ses beaux vingt ans, l’éloquence qu’il trouvait dans la sincérité de sa parole et dans cette maturité d’impressions qu’il devait à ses souffrances passées. Hélas! sa mère ne le comprenait pas. Tout ce qu’il y avait de grand, de sérieux, dans l’affection de ce déshérité lui échappait. Quoique très sentimentale, l’amour n’avait pas la même signification pour elle que pour lui. En l’écoutant, elle était émue comme à un troisième acte du Gymnase, quand l’ingénue, en robe blanche, en tablier à bretelles roses, écoute la déclaration de l’amoureux frisé au fer, en veston. Elle se pâmait d’aise, le cou tendu, les mains ouvertes, doucement chatouillée par cette passion ingénue qui la faisait sourire: «Oh! que c’est gentil, que c’est gentil! disait-elle tout le temps; comme vous devez être mignons tous les deux! ça fait penser à Paul et Virginie.» Mais ce qui la frappait surtout c’était ce que l’histoire de Cécile avait d’imprévu, de compliqué, d’anormal. Elle interrompait Jack à chaque instant: «Tu sais que c’est un roman, un vrai roman… On en ferait une machine épatante.» «Machine épatante,» elle avait comme cela une foule de mots rapportés du milieu intellectuel. Heureusement qu’il y a des grâces d’état pour les amoureux parlant de leur passion, et que dans les réponses qu’on leur fait, ils n’écoutent en général que l’écho de leur propre parole. Jack savourait tous ses bons souvenirs, ses transes passées, ses projets, ses rêves, sans entendre les interruptions saugrenues de sa mère, sans s’apercevoir que, pour elle, toute cette histoire se résumait en une impression banale comme un refrain de romance, et légèrement apitoyée sur les naïvetés bêtasses de deux petits amoureux si innocents.
Jack était en ménage depuis huit jours à peine, lorsqu’un soir Bélisaire vint l’attendre à la sortie de l’atelier, la figure épanouie.
– Je suis bien content, Jack. Nous avons enfin un camarade. Madame Weber l’a vu, il lui va. C’est une affaire entendue. Nous allons nous marier.
Il était temps. Le malheureux dépérissait, maigrissait, surtout en voyant l’été s’avancer, et que l’arrivée des petits ramoneurs et des marchands de marrons ajournerait encore son bonheur; car pour ce camelot les saisons étaient personnifiées par les nomades de la rue, comme pour les gens de la campagne elles le sont par les oiseaux voyageurs. Trop soumis au destin pour se plaindre, il jetait son cri de: «Chapeaux, chapeaux, chapeaux!» avec une tristesse à donner envie de pleurer. De là vient sans doute la mélancolie que prennent à certains jours ces cris de Paris traduisant en des mots indifférents toutes les inquiétudes, toutes les détresses d’une existence. Le ton seul est significatif dans ces chansons toujours pareilles. Mais cherchez combien il y a de façons de crier: «Chand d’habits!» et si l’appel courageux du matin ressemble à celui du soir, à la mélopée éreintée, aphone, découragée, que le forain jette machinalement en rentrant à son domicile. Jack, qui avait été la cause involontaire du chagrin de son ami, fut presque aussi enchanté que lui de la bonne nouvelle qu’il venait d’apprendre:
– Ah ça! je voudrais bien le voir, moi, ce camarade.
– Il est là, dit Bélisaire en lui montrant à quelques pas derrière lui un grand diable en tenue de travail, en manches de chemise, un marteau sur l’épaule, un tablier de cuir roulé sous le bras. La figure remarquable par l’insignifiance de ses traits, endormie, enflammée d’un reflet de bouteille, se cachait à moitié sous une barbe abondante; la barbe embroussaillée, malpropre, décolorée, de cet ancien commensal du Gymnase Moronval que les Ratés appelaient «l’homme qui a lu Proudhon.» Si les ressemblances physiques entraînent des rapports moraux, le nouveau camarade de Bélisaire, appelé Ribarot, ne devait pas être un méchant homme, mais un paresseux, solennel, prétentieux, ignorant et ivrogne. Jack se garda bien de faire part de ses fâcheuses impressions au camelot qui contemplait avec joie sa nouvelle acquisition, et lui prodiguait sans motif de fortes poignées de main. D’ailleurs madame Weber ayant donné son approbation, c’était là le principal. Il est vrai que la brave femme avait fait comme Jack: voyant son soupirant si heureux, elle n’avait pas osé se montrer trop difficile, et passant sur un extérieur défectueux, elle s’était contentée de ce camarade-là, faute d’un autre.
Pendant la quinzaine qui précéda le mariage, de quels joyeux «Chapeaux! chapeaux!» retentirent les cours ouvrières de Ménilmontant, de Belleville, de la Villette! C’était sonore et gai, un vrai réveil de coq triomphant et clair, quelque chose comme l’antique «Hymen! ô Hyménée!» traduit par une bouche ignorante. Enfin, il arriva, le beau jour, le grand jour. En dépit de tout ce que put dire madame Weber, Bélisaire avait tenu à faire les choses grandiosement, et, sur sa longue bourse de laine rouge, les coulants d’acier glissèrent jusqu’aux bords. Aussi quelle noce, que de splendeurs!
Dans la bourgeoisie, en général, on prend un jour pour le mariage à la mairie, un autre pour le mariage à l’église; mais le peuple qui n’a pas de temps à perdre, accumule toutes ces cérémonies, s’en acquitte en une seule fois, et choisit presque toujours le samedi pour cette longue et fatigante corvée dont il se repose le dimanche. Il faut voir les mairies de faubourg dans ce jour consacré. Dès le matin, les fiacres à balcons, les tapissières s’arrêtent à la porte, les couloirs poussiéreux s’emplissent de défilés plus ou moins longs, stationnant pendant des heures dans la grande salle commune. Toutes les noces sont mêlées, les garçons d’honneur font connaissance, vont tuer le ver ensemble, les mariées se regardent, se dévisagent, s’analysent, tandis que les parents, désœuvrés d’une longue attente, causent entre eux, mais à voix basse; car, malgré toutes ses laideurs, la nudité de ses murs et la banalité de ses affiches, la municipalité impressionne ces pauvres gens. Le velours râpé des banquettes, la hauteur des salles, l’huissier à chaîne, l’adjoint solennel, tout les terrifie et les amuse. La loi leur fait l’effet d’une grande dame inconnue, invisible, qui les recevrait dans ses salons. Je dois dire que parmi les innombrables défilés qui traversèrent la petite cour de la mairie de Ménilmonte en ce bienheureux samedi, la noce de Bélisaire fut une des plus brillantes, bien qu’elle manquât de cette robe blanche de la mariée qui met toutes les femmes aux fenêtres et tous les oisifs de la rue en rumeur. Madame Weber, en sa qualité de veuve, portait une robe d’un bleu éclatant, de cette couleur indigo cru chère aux personnes qui aiment le solide, un châle tapis plié sur le bras et un bonnet somptueux orné de rubans et de fleurs qui voltigeaient au-dessus de son visage luisant d’Auvergnate débarbouillée. Elle accompagnait le père Bélisaire, un petit vieux tout jaune, avec un nez crochu, des mouvements vifs et des quintes de toux perpétuelles que sa nouvelle bru avait toutes les peines du monde à calmer en lui administrant de vigoureuses frictions dans le dos. Ces frictions réitérées troublaient la majesté de la noce interrompue à chaque instant dans sa marche et dont tous les couples se trouvaient serrés l’un contre l’autre, attendant la fin de la quinte.
Bélisaire marchait en second, donnant le bras à sa sœur, la veuve de Nantes, le bec crochu comme son père, sournoise et crépue. Quant à lui, ses pratiques habituelles ne l’auraient pas reconnu. Le pli d’atroce souffrance qui sillonnait ses joues de chaque côté, sa grosse veine bleue gonflée au milieu du front, cette bouche toujours ouverte qui disait «aïe» sans parler, rien de tout cela n’existait plus; et, la tête levée, presque beau, il avançait fièrement l’un devant l’autre d’énormes escarpins cirés, des souliers sur mesure faits tout exprès pour lui, tellement larges, tellement longs, qu’ils lui donnaient l’aspect d’un habitant du Zuiderzee chaussé de ses patins d’hiver. N’importe! Bélisaire ne souffrait plus, il avait l’illusion d’une paire de pieds tout neufs, et une double félicité faisait resplendir son visage. Il tenait par la main l’enfant de madame Weber dont la grosse tête était encore exagérée par une de ces frisures extravagantes dont les coiffeurs du faubourg ont le secret. Le Camarade, à qui on avait eu toutes les peines du monde à faire quitter pour un jour son marteau et son tablier de cuir, le boulanger, patron de madame Weber, et son gendre, tous deux remarquables par l’énorme bourrelet rouge que formaient leurs cous vigoureux entre les cheveux coupés ras et le drap du collet, offraient une succession de redingotes grotesques, froissées de tous les plis de l’armoire d’où elles sortaient rarement, et raides aux manches où les coudes ne marquaient pas. Ensuite venait le ménage Levindré, les frères et sœurs de Bélisaire, des voisins, des amis, enfin Jack sans sa mère, madame de Barancy ayant consenti à honorer le repas de sa présence, mais n’ayant pu se résoudre à suivre la noce tout le jour.
Après l’encombrement à la mairie, l’interminable attente accompagnée de maux d’estomac, car midi était sonné depuis longtemps, le cortège se mit en marche pour aller prendre le chemin de fer à la gare de Vincennes. Le repas, espèce de goûter dînatoire, devait avoir lieu à Saint-Mandé, sur l’avenue du Bel-Air, dans un restaurant dont Bélisaire avait encore l’adresse chiffonnée au fond de sa poche. Ce renseignement n’était pas inutile, le même rond-point, à l’entrée du bois, présentant quatre ou cinq établissements tous pareils, avec la même enseigne «NOCES ET FESTINS» répétées sur des chalets, des kiosques ornés de verdure tentantes. Quand la noce de Bélisaire arriva, son salon n’était pas encore libre; et, en l’attendant, on alla faire le tour du lac de Vincennes, ce bois de Boulogne des gueux. Des quantités d’autres noces, repues ou établies autour de ripailles en plein air, dispersaient sur la verdure des pelouses des parures blanches, des vêtements noirs, des uniformes; il y a toujours, en effet, dans ces sortes de fêtes, un collégien, un militaire, quelque caserné en tunique. Tout ce monde riait, chantait, s’amusait, bâfrait, avec des cris, des poursuites, des rondes et des quadrilles autour des orgues de Barbarie. Les hommes avaient mis des chapeaux de femmes, les femmes des chapeaux d’hommes. On apercevait derrière les haies des parties de colin-maillard en bras de chemises, des couples qui s’embrassaient, ou quelque demoiselle d’honneur rajustant autour de la mariée des volants décousus de sa robe. Oh! ces robes blanches, empesées et bleuâtres, de quel cœur ces pauvres filles les laissaient traîner sur les pelouses en se figurant être pour un jour des dames élégantes. C’est cela surtout que le peuple recherche dans ses plaisirs, une illusion de richesse, passer de sa condition sociale dans celle des enviés et des heureux de la terre!
Le camelot et sa noce se promenaient mélancoliquement parmi la poussière et le bruit de cette kermesse hyménéenne, se bourraient de biscuits et de croquets en attendant ce festin si désiré. Certes, les éléments de gaieté ne leur manquaient pas, on allait en juger tout à l’heure, mais pour le moment la faim paralysait toute expansion. Enfin, un des membres de la tribu Bélisaire, envoyé en éclaireur, vint annoncer que tout était prêt, qu’on n’avait plus qu’à se mettre à table, et l’on reprit bien vite la route du restaurant.
Le couvert était mis dans une de ces grandes salles séparées par des cloisons mobiles, peintes de couleurs fades, agrémentées de dorures et de glaces toutes pareilles. On entendait parfaitement ce qui se passait d’une pièce à l’autre, les rires, les chocs de verres, et les appels aux garçons, et les sonnettes impatientes. Avec la buée chaude qui régnait là dedans, le petit jardin en quinconces sous les fenêtres, on se serait cru dans quelque vaste établissement de bains. Ici, comme à la mairie, les invités furent pris d’abord d’un craintif respect devant cette grande table servie, ornée à ses deux bouts d’un bouquet d’oranger artificiel, de pièces montées invraisemblables, de sucreries vertes et roses, le tout immuable, depuis des siècles, préparé pour des noces permanentes, pointillé par des générations de mouches qui venaient s’y poser encore malgré les coups de serviettes des garçons. En attendant madame de Barancy, qui n’arrivait pas, on prit place. Le marié voulait se mettre à côté de sa femme, mais la sœur de Nantes dit que cela ne se faisait plus, que ce n’était pas convenable, qu’il fallait les placer en face l’un de l’autre. Ce qui fut fait, mais après un long débat pendant lequel le vieux Bélisaire, se tournant vers sa nouvelle bru, lui demanda d’un ton très désagréable:
«Voyons! vous, comment fait-on? Comment avez-vous fait avec M. Weber?»
Ainsi interpellée, la porteuse de pain répondit bien tranquillement qu’elle s’était mariée dans son pays, dans une ferme, et que même elle avait servi à table ce jour-là. Le vieux en fut pour sa malice; mais il était facile de voir que les Bélisaire n’étaient pas contents, et que toutes les splendeurs du dîner ne suffiraient pas pour leur rendre la sérénité. L’aîné marié, c’était la vache à lait tarie pour la famille, le plus clair des bénéfices envolé.
En commençant, chacun mangeait silencieusement, d’abord parce qu’on avait une faim intense, et puis aussi à cause d’une certaine intimidation causée par le service de ces messieurs en habit noir, que Bélisaire essayait en vain de dérider avec son bon sourire. Singuliers types, ces garçons de banlieue, fanés, flétris, effrontés, avec leurs mentons rasés, leurs grands favoris tombants laissant voir la bouche, lui donnant des expressions ironiques, sévères, administratives. On aurait dit des préfets destitués et réduits à des besognes humiliantes. Le comique, c’était l’air dédaigneux avec lequel ils regardaient tous ces pauvres hères, gens de peu, conviés à une noce à cent sous par tête. Ce chiffre énorme de cent sous, que chacun des convives se redisait avec admiration, qui entourait d’une auréole luxueuse ce Bélisaire capable de dépenser cent francs d’un seul coup pour son dîner de noce, remplissait les garçons d’un profond mépris traduit par des clignements d’yeux entre eux et un sérieux impassible vis-à-vis des invités. Bélisaire avait à côté de lui un de ces messieurs qui l’accablait, l’opprimait d’une sainte terreur; un autre, planté en face, derrière la chaise de sa femme, le fixait si désagréablement que le brave camelot, pour échapper à cette surveillance, avait pris la carte placée à sa gauche et ne faisait que la lire et la relire. Un éblouissement, cette carte! Parmi certains mots familiers faciles à reconnaître, comme canards, navets, filet, haricots, se dressaient des épithètes grandioses ou baroques, des noms de villes, de généraux, de batailles, Marengo, Richelieu, Chateaubriand, Barigoule, devant lesquels Bélisaire, comme tous les autres convives, demeurait stupéfié. Dire qu’ils allaient manger de tout cela! Et vous figurez-vous la tête de ces malheureux quand on leur présentait deux assiettes de potage: «bisque, ou purée Crécy?…», deux bouteilles de vins d’Espagne: «Xérès, ou Pacaret?…» comme dans ces jeux de société où l’on vous donne à choisir entre deux noms de fleurs, sous lesquels s’abritent des gageures imprévues. Comment se décider? Chacun hésitait, puis lançait son choix au hasard. Le choix importait peu, du reste, les deux assiettes contenant la même eau tiède et douceâtre, les deux bouteilles n’étant qu’une seule et même liqueur jaune et troublée, une étrange rinçure qui rappelait à Jack l’églantine du gymnase Moronval. Les convives se jetaient des regards effarés, épiaient leurs voisins pour voir comment ils s’y prenaient, quel était celui de leurs nombreux verres de formes différentes qu’il fallait tendre au garçon. Le «Camarade» s’en tirait, lui, en buvant tout dans le même, le plus grand. C’est égal, tant d’inquiétudes et de gêne avaient mis un froid excessif dans le début de ce repas-illusion. Ce fut la mariée qui, la première, surmonta cette situation ridicule. L’excellente femme, chez qui un raisonnement très juste faisait bien vite la lumière, se rassura elle-même en s’adressant à son enfant.
– Te gêne pas, m’ami, lui disait-elle, te gêne pas, mange de tout. Ça nous coûte assez cher pour que nous nous régalions.
Cette parole pleine de sagesse eut son effet sur l’assemblée, et bientôt un formidable bruit de mâchoires et de rires circula autour de la table, où la corbeille au pain était surtout très demandée. Seule, la tribu Bélisaire détonnait au milieu de la gaieté générale. Les jeunes chuchotaient, ricanaient sournoisement; le vieux parlait tout haut d’une voix cassante, se pouffait d’un rire ironique en regardant son fils qui lui montrait pourtant beaucoup de respect et, à travers la table, recommandait à la mariée «l’assiette du père,» «le verre du père.» À les voir tous réunis là, ces affreux Bélisaire, rapaces et clignotants, on se demandait comment madame Weber avait pu soustraire son pauvre camelot à leur rapacité. Il avait fallu toute la magie de l’amour pour accomplir cette révolution; mais elle était accomplie maintenant, et la brave femme se sentait de force à assumer cette grande responsabilité, à affronter les antipathies, les rancunes, les allusions méchantes, qui rôdaient à cette heure autour d’elle et ne l’empêchaient pas de sourire à tous de sa large face, en remplissant bravement l’assiette de son garçon: «Te gêne pas, m’ami!» Le festin commençait à s’animer, quand un froufrou de soie se fit entendre, et la porte s’ouvrit largement pour donner passage à Ida de Barancy, pressée, souriante, éblouissante:
– Je vous demande bien pardon, bonnes gens, mais j’avais une voiture qui ne marchait pas; et puis c’est si loin! j’ai cru que je n’arriverais jamais.
Elle avait mis sa plus belle robe, heureuse de s’habiller, car les occasions de toilette lui manquaient depuis un mois qu’elle vivait avec son fils. Elle produisit un effet extraordinaire. La façon dont elle s’assit à côté de Bélisaire, dont elle mit ses gants dans son verre, dont elle fit signe à un des garçons d’approcher pour lui donner la carte, plongea l’assemblée dans l’admiration. Il fallait voir comme elle les menait ces garçons, si imposants, si dédaigneux. Elle avait reconnu l’un d’eux, celui qui terrifiait Bélisaire, pour l’avoir vu dans un restaurant du boulevard où elle soupait quelquefois avec d’Argenton en sortant du théâtre.
– Vous êtes ici, vous, maintenant?… Voyons! qu’est-ce que vous allez me donner?
Elle riait haut, levait ses bras nus sous la manche ouverte pour avoir les mains plus blanches, secouait ses bracelets en se regardant dans la glace en face d’elle, envoyait du bout des doigts un bonjour à son fils. Ensuite elle demandait un tabouret, de l’eau de Seltz, de la glace, comme quelqu’un qui sait à fond les ressources du restaurant. Pendant qu’elle parlait, un silence profond régnait autour de la table ainsi qu’au début du repas. À part les jeunes Bélisaire absorbés dans la contemplation des bracelets d’Ida que leurs regards luisants essayaient comme des pierres de touche, chacun avait retrouvé cet embarras de parler, de se mouvoir, causé d’abord par les garçons. Jack, lui non plus, n’était pas disposé à animer la fête. Toutes ces cérémonies de mariage le faisaient rêver d’amour et d’avenir, et ce qui l’entourait ne l’intéressait guère.
– Ah çà, mais ce n’est pas gai ici!… dit tout à coup Ida de Barancy, quand elle eut bien joui de son facile triomphe… Allons! mon petit Bel, un peu d’entrain, que diable! D’abord, attendez donc…
Elle se leva, prit son assiette d’une main, son verre de l’autre: «Je demande à changer de place avec madame Bélisaire… Je suis sûre que son mari ne s’en plaindra pas.»
Ce fut fait avec tant de grâce, de condescendance, cette proposition remplit Bélisaire d’une joie si complète, le petit Weber poussa de tels hurlements quand sa mère l’enleva de la chaise qu’il occupait, que l’atmosphère de gêne où les convives agitaient leurs fourchettes bruyamment se dispersa à tout jamais et que le repas devint un véritable repas de noces. Chacun mangea ou plutôt se figura manger. Les garçons firent je ne sais combien de fois le tour de la table, exécutant des prodiges de prestidigitation, servant vingt personnes avec un seul canard, un seul poulet, découpés si habilement, que tout le monde en avait, qu’on pouvait même en reprendre. Et les petits pois à l’anglaise tombant en grêle sur les assiettes! et les haricots à l’anglaise aussi, préparés sur un coin de table, du sel, du poivre, un peu de beurre (et quel beurre!) le tout amalgamé par un garçon qui souriait hargneusement en agitant cette préparation malsaine! Mais le plus beau, ce fut l’arrivée du Champagne. À part Ida de Barancy, qui en avait bu beaucoup dans sa vie, tous ceux qui étaient là ne connaissaient ce vin magique que de nom, et rien que ce mot de Champagne signifiait pour eux richesses, boudoirs, parties fines. Ils en parlaient tout bas entre eux, l’attendaient, le guettaient. Enfin, au dessert, un garçon parut tenant une bouteille à chapeau d’argent qu’il s’apprêta à décoiffer avec des pinces. Au geste que fit pour se boucher les oreilles la nerveuse Ida, qui ne manquait jamais un effet, une pose, rien de ce qui pouvait mettre ses grâces en évidence, toutes les autres femmes se préparèrent aussi à une détonation formidable. Il n’en fut rien. Le bouchon sortit très naturellement, sans explosion, comme tous les bouchons du monde, et aussitôt le garçon, la bouteille haute, s’élança autour de la table en courant et disant très vite: «Champagne… Champagne… Champagne!…» Les coupes se tendaient sur son passage, pendant qu’il faisait cette fois le prodige de la bouteille inépuisable. Il y eut de la mousse pour vingt personnes, un pétillement aigre au fond du verre, que chacun huma avec respect; et même il faut croire que le tour fait, il en restait encore, puisque Jack, qui était placé en face de la porte, vit le garçon retourner le goulot dans son gosier en s’en allant. C’est égal, la magie de ce mot Champagne est telle, il y a tant de gaîté française dans la moindre parcelle de sa mousse, qu’une animation étonnante circula à partir de ce moment parmi les convives. Chez les Bélisaire, elle se traduisit par une rapacité extraordinaire. Ils faisaient des rafles sur la nappe, fourraient tout ce qu’ils pouvaient dans leurs poches, les oranges, les papillotes, les petits-fours rances, disant qu’il valait mieux les emporter que de les laisser aux garçons. Tout à coup, au milieu des rires et des chuchotements, on passa à madame Bélisaire une assiette de bonbons fallacieux, embellie du petit bébé en sucre rose et bleu qu’on ne manque jamais d’offrir à la mariée dans ces sortes de fêtes: mais le petit Weber avec son énorme frisure était là déjà pour empêcher la brave femme de se choquer de cette grosse plaisanterie traditionnelle. Elle en rit plus fort que tous les autres, pendant que Bélisaire rougissait, rougissait…
Ensuite, ce fut le tour des chansons. Le Camarade se leva le premier, commanda le silence d’un regard, et, la main sur son cœur, entonna d’une voix sentimentale et éraillée une romance populaire de 48: Le travail plaît à Dieu.
Enfants de Dieu, créateur de la terre,
Accomplissons chacun notre métier…
Scélérat de Camarade! Il avait bien compris ce qu’il fallait chanter pour séduire le courageux ménage dans lequel il venait d’entrer. Mais afin de ne pas laisser l’assemblée sous une impression aussi grave, tout de suite après Le travail plaît à Dieu, il entreprit quelque chose de plus gai:
À Charonne, c’est le moins qu’on entre
Boire un p’tit coup chez Savard…
Il en savait comme cela des centaines. Ah! c’était un fameux compagnon que M. et madame Bélisaire allaient avoir là! Quelles délicieuses soirées on passerait rue des Panoyaux! En attendant, les garçons s’étaient sans doute aperçu des soustractions opérées par les doigts crochus de la tribu Bélisaire, car en un tour de la main la table fut desservie, démontée, escamotée. C’était fini! Les convives se regardèrent consternés. Au-dessus d’eux, autour d’eux, retentissait une bacchanale effroyable. On dansait, on chantait, les planchers étaient secoués en mesure, fortement, «Et si nous dansions, nous aussi!» Oui, mais cela coûte cher, la musique. Quelqu’un proposa de se servir de celle qui venait de tous côtés. Malheureusement les quadrilles, les polkas, les varsoviennes, les schottisch, mêlaient si bien leurs élans dans ce tumulte de violons et de pistons, qu’il était impossible de s’y reconnaître.
– Ah! si l’on avait un piano! soupirait Ida de Barancy faisant voltiger ses doigts sur tous les meubles comme si elle avait su jouer. Madame Bélisaire aurait bien voulu danser également, mais elle avait défendu à son mari toute dépense supplémentaire, ce qui n’empêcha pas le camelot de disparaître un moment avec son camarade et de revenir cinq minutes après, accompagné d’une espèce de ménétrier de village qui s’installa sur une petite estrade improvisée, un litre entre ses jambes, son violon solidement appuyé sur son bras, et en avant la musique, jusqu’à demain matin, si vous voulez! Ce violoneux rustique qui criait: «En place pour la pastourelle!» avec un fort accent berrichon, la précaution que prenaient les femmes d’entourer leur taille d’un mouchoir enroulé pour la préserver des mains des danseurs, les pas de bourrées que madame Bélisaire mêlait à toutes les figures du quadrille, mettaient dans le salon de guinguette à rosaces d’or un parfum de fête champêtre. C’était bien la banlieue, cette ligne intermédiaire où les traditions campagnardes et les mœurs parisiennes se rencontrent en se confondant. Seule, Ida avec son Jack semblait égarée, tombée de quelque région supérieure dans le bas-fonds populaire; et encore elle s’y plaisait trop pour ne pas donner à penser qu’elle retrouvait là, malgré ses prétentions nobiliaires, quelques vestiges d’une existence antérieure, quelque regain de jeunesse dû à de lointains souvenirs. Elle riait, se démenait, organisait des rondes, des boulangères, des quadrilles croisés, un cotillon; et le frou-frou de sa robe de soie, le cliquetis de ses bracelets, laissaient dans l’âme des assistants une impression profonde d’admiration ou de jalousie.
La noce de Bélisaire était donc très gaie. Le marié lui-même, heureux d’utiliser ses pieds neufs, brouillait avec enthousiasme toutes les figures de la contre-danse. Dans les salons voisins on écoutait, on disait: «Comme ils s’amusent!» On venait les regarder à la porte entr’ouverte à tous moments par les garçons qui circulaient avec des saladiers de vin sucré. Bientôt, comme il arrive toujours dans ces fêtes, des intrus commencèrent à se glisser parmi les invités dont le nombre s’augmentait d’une manière insolite. Toute cette cohue sautait, criait, buvait surtout prodigieusement, et madame Bélisaire eût été très inquiète si le boulanger, son patron, n’avait déclaré qu’il prenait à son compte tous les frais du bal. Cependant le jour approchait. Depuis longtemps le petit Weber ronflait étendu sur une banquette, entouré du châle-tapis de sa mère. Jack avait déjà fait à Ida bien des signes qu’elle feignait de ne pas comprendre, emportée par le plaisir que sa nature heureuse savait ramasser autour d’elle partout où elle se trouvait. Il ressemblait à un vieux papa cherchant à emmener sa fille d’une soirée:
– Allons! il est tard.
Elle passait, en tournant au bras de n’importe qui:
– Tout de suite… Attends.
Mais le bal prenait une tournure abandonnée et folâtre qui le gênait pour elle. Le Camarade commençait à faire des bêtises, et parmi les honnêtes bourrées de l’ancienne madame Weber, risquait des «cavalier seul» sur les mains, sans lâcher sa pipe! Jack parvint à prendre sa mère au vol, à l’envelopper de sa grande mante à capuchon et à la faire monter dans le dernier fiacre errant sur l’avenue. Derrière eux, le ménage Bélisaire ne tarda pas à se retirer aussi, abandonnant ses joyeux invités. Pas de chemin de fer à cette heure matinale, pas encore d’omnibus non plus. Les nouveaux époux décidèrent de revenir à pied par le bois de Vincennes, Bélisaire portant l’enfant sur son épaule et donnant le bras à sa femme. La fraîcheur leur semblait bonne après l’étouffement de la guinguette dont l’aspect était du reste lugubre au jour levant. Le petit jardin, encombré de bouteilles vides, de grands baquets où l’on rinçait les verres, apparaissait dans un restant de brume, semé de morceaux de tulle, de mousseline, arrachés aux robes des danseuses par les talons de leurs danseurs. Pendant qu’on entendait encore des crincrins au rez-de-chaussée, les garçons hébétés, endormis mais toujours sardoniques, ouvraient les fenêtres du premier, battaient les tapis, arrosaient les planchers, commençaient déjà à poser le décor neuf pour la représentation prochaine. Des gens éreintés, le teint brouillé, les yeux battus, demandaient des voitures, s’endormaient sur des bancs devant la porte en attendant le premier train. Il y avait des disputes au comptoir pour régler les additions, des scènes de famille, des querelles, des batailles. M. et madame Bélisaire furent bientôt loin de ces victimes du plaisir. Heureux, solides, la tête haute, ils avaient pris d’un pas rapide un chemin de traverse mouillé d’aube, pleins de petits cris d’oiseaux, de rumeurs matinales, et rentrèrent à Paris en suivant les grandes avenues de Bel-Air ombragées d’acacias en fleurs. C’était une fière étape, mais la route ne leur sembla pas longue. L’enfant dormit tout le long du chemin en appuyant avec confiance sa grosse tête sur la poitrine du camelot, et ne se réveilla pas même quand on l’eut posé dans sa bercette d’osier, en arrivant au logis, vers six heures du matin. Immédiatement madame Bélisaire quitta sa belle robe indigo, son bonnet à fleurs, et remit le grand tablier bleu à bavette. Pour elle le dimanche n’existait pas. Le pain est aussi demandé ce jour-là que les autres. Elle commença donc bien vite sa tournée, et pendant que son enfant et son homme dormaient là-haut à poings fermés, la brave créature jetait son retentissant «V’là le pain!» à toutes les portes de ses pratiques avec une sorte de courageux contentement, comme si elle eût commencé dès lors à racheter tous les frais de cette splendide noce.
Il ne fallut pas longtemps au nouveau ménage pour s’apercevoir de l’incapacité du Camarade et de la mauvaise affaire qu’on avait faite en le prenant pour associé. Le repas du mariage avait déjà donné à Bélisaire l’occasion de constater les penchants d’ivrognerie du personnage. Huit jours après, il était édifié sur tous ses autres vices entretenus par une paresse indélébile, entrée dans la chair de cet homme comme une crasse, et qui avait rouillé pour toujours ses facultés laborieuses. De son état, le Camarade était serrurier; mais de mémoire de compagnon, on ne se souvenait pas de l’avoir vu travailler, quoiqu’il ne se montrât jamais sans son marteau sur l’épaule et son tablier de cuir sous le bras. Ce tablier, qu’il ne dépliait jamais, lui servait d’oreiller plusieurs fois par jour, lorsqu’en sortant d’un cabaret où il avait fait une station trop longue il éprouvait le besoin d’une sieste sur un banc des boulevards extérieurs ou dans quelque chantier de démolition. Quant au marteau, c’était un attribut, pas autre chose; il le portait comme l’Agriculture, sur les places publiques, soutient sa corne d’abondance, sans en rien laisser tomber jamais. Tous les matins, avant de sortir, il disait en le brandissant: «Je vais chercher de l’ouvrage…» Mais il faut croire que son geste, la façon dont il parlait dans sa barbe farouche, en roulant des yeux flamboyants, devait faire peur à l’ouvrage, car jamais le Camarade ne le rencontrait sur sa route, et il passait tout son temps à rôder dans le faubourg d’un cabaret à un autre, «à faire sa panthère,» comme disent les ouvriers parisiens, par allusion sans doute à ce mouvement de va-et-vient qu’ils voient aux fauves encagés, dans leurs promenades du dimanche au Jardin des Plantes.
Bélisaire et sa femme prirent patience d’abord. L’air sententieux du Camarade leur imposait un peu; et puis, il chantait si bien: «Le travail plaît à Dieu!» Mais comme, en fin de compte, il mangeait d’un fort bon appétit, les nouveaux mariés qui s’escrimaient du matin au soir pendant que l’autre faisait sa panthère toute la semaine et n’apportait jamais rien le jour de la Sainte-Touche, commencèrent à se lasser. L’avis de madame Bélisaire était de le renvoyer tout bonnement, de le rendre à la rue, au tas de balayures où le camelot avait dû le ramasser dans son désir d’avoir un camarade. Mais Bélisaire, que le bonheur parfait dont il jouissait dans son ménage et dans ses bottes neuves rendait encore meilleur, supplia sa femme de patienter. Quand un juif se mêle d’être généreux, sa charité est inépuisable.
– Qui sait, disait-il, si on ne pourrait pas le corriger, le changer?
Il fut donc convenu que lorsque Ribarot rentrerait en battant les murs, la langue épaisse, on ne lui donnerait pas à souper, ce qui était une grande privation pour l’ivrogne qui, par un bénéfice de nature, avait encore plus faim ces jours-là que les autres. C’était une comédie de voir les efforts qu’il faisait pour se tenir droit, pour saluer sans desserrer les dents. Mais la porteuse de pain était douée d’une sagacité extraordinaire, et souvent, en servant la soupe par cuillerées, quand le Camarade tendait déjà son assiette, elle éclatait contre lui:
– Vous n’avez pas honte de venir vous mettre à table dans l’état où vous êtes?… car vous êtes encore en ribote, allez! je le vois bien.
– Tu crois?… disait Bélisaire. Pourtant il me semble…
– C’est bon, je sais ce que je sais… Allons, haut! à la paille, et plus vite que ça.
Le Camarade se levait, prenait son marteau et son tablier en bégayant quelques mots de supplication ou de dignité, avec un regard éperdu à la soupe qui fumait, puis s’en allait se coucher comme un chien dans la petite niche que Bélisaire occupait avant son mariage. Il n’avait pas le vin méchant, et sous cette barbe touffue, malpropre et barricadière, cachait un visage d’enfant vicieux et faible. Quand il était parti:
– Allons! disait le camelot en avançant ses bonnes grosses lèvres, allons! donne-lui tout de même un peu de soupe.
– Oh! je sais bien… toi, si on t’écoutait…
– Seulement pour une fois… Allons!
La femme résistait encore un moment avec cette indignation que la femme du peuple qui travaille comme un homme a contre l’homme qui ne fait rien; mais, toujours, elle finissait par céder et Bélisaire s’en allait porter triomphalement une platée de soupe au Camarade dans son chenil. Il revenait tout ému.
– Eh bien! qu’est-ce qu’il a dit?
– Oh! tiens! il me fait de la peine tellement il a l’air désolé. Il dit que s’il boit, c’est du chagrin de ne pas trouver d’ouvrage et de nous être toujours sur le dos.
– Qu’est-ce qui l’empêche d’en trouver de l’ouvrage?
– Il dit qu’on ne veut pas de lui parce qu’il n’a pas des vêtements propres, et que s’il pouvait se requinquer un peu…
– Merci! j’en ai assez de le requinquer… Et sa redingote de la noce que tu lui as fait faire sans me le dire, pourquoi l’a-t-il vendue?
À cela, il n’y avait pas de réplique. Pourtant ces excellentes gens faisaient encore un effort, achetaient à Ribarot une blouse de travail, une salopette. Un beau matin il partait avec du linge frais blanchi, un nœud de cravate fait par madame Bélisaire, et ne se montrait plus pendant huit jours, au bout desquels on le retrouvait endormi dans sa niche, dépouillé de la plupart de ses vêtements, n’ayant sauvé du désastre que son marteau et l’éternel tablier de cuir. Après plusieurs frasques de ce genre, on n’attendait plus qu’une occasion pour se défaire de cet intrus qui, au lieu d’être un soulagement pour le ménage, devenait un fardeau très lourd. Bélisaire lui-même était obligé d’en convenir, et souvent il venait se plaindre de Ribarot à son ami Jack, qui mieux que personne comprenait son chagrin, car lui aussi s’était donné un camarade terriblement incommode, mais un camarade dont il ne pouvait pas se plaindre. Il l’aimait bien trop pour cela!…
La première visite de madame de Barancy à Étiolles causa à Jack beaucoup de joie et une grande inquiétude. Il était fier de sa mère reconquise, mais il la savait si folle, si bavarde, si inconsidérée de gestes et de propos! Il craignait le jugement de Cécile, cette lumière imprévue, ces divinations si rapides et si sévères qui se font dans les jeunes esprits, même sur les choses qu’ils ignorent. Les premiers instants de l’entrevue le tranquillisèrent un peu. À part le ton emphatique dont Ida appela Cécile «ma fille» en lui jetant ses bras autour du cou, tout se passa d’une façon satisfaisante; mais quand, sous l’influence d’un bon déjeuner, madame de Barancy eut perdu son air grave pour retrouver cet entrain facile de la fille qui rit afin qu’on puisse voir ses dents, quand elle commença à dévider ses histoires extravagantes, Jack sentit revenir toutes ses appréhensions. Justement la joie, l’émotion, la mettaient en veine d’aventures, et elle maintint ses auditeurs sous le coup d’une surprise permanente. On parlait des parents que M. Rivals avait dans les Pyrénées.
– Ah! oui, les Pyrénées! soupirait-elle, Gavarni, les gaves, la mer de glace!… J’ai fait ce voyage-là il y a quinze ans, avec un ami de ma famille, le duc de Cassarès, un Espagnol; tenez! précisément le frère du général… Quel grand fou, quand j’y pense… S’il ne m’a pas fait rompre le cou vingt fois. Figurez-vous que nous menions en Daumont à quatre chevaux, ventre à terre tout le temps, et du Champagne plein la voiture! Du reste, c’était un original fini, ce petit duc… J’avais fait sa connaissance à Biarritz d’une façon si amusante!
Cécile ayant dit ensuite qu’elle adorait la mer:
– Ah! ma bonne petite, si vous l’aviez vue comme je l’ai vue, près de Palma, une nuit de tempête… J’étais dans le salon du steamer avec le capitaine, un grossier personnage, qui voulait me forcer à boire du punch… Moi, je ne voulais pas… Alors ce misérable devient fou de colère, ouvre la fenêtre de l’arrière, me prend comme ceci par la nuque, c’était un homme très fort, et il me tenait penchée au-dessus de l’eau, dans la pluie, l’écume, les éclairs… C’était affreux.
Jack essayait bien de couper en deux ces dangereux récits, mais ils recommençaient toujours par quelque bout, semblables à ces reptiles dont chaque tronçon est plein de vie et frétille en dépit des mutilations. Cécile n’en entourait pas moins la mère de son ami d’un respect affectueux, un peu inquiète seulement de voir Jack si préoccupé ce matin-là. Que devint-il, le malheureux, lorsque, au moment de la leçon, il entendit la jeune fille dire à sa mère: «Si nous descendions au jardin?» Rien de plus naturel; mais l’idée qu’elles se trouveraient seules toutes deux le remplit d’une terreur indicible. Qu’allait-elle encore lui raconter, mon Dieu!… Pendant les explications du docteur, il les regardait marcher côte à côte dans l’allée du verger. Cécile, mince, élancée, sobre de gestes comme toutes les femmes vraiment élégantes, caressant de sa jupe rose les thyms en fleurs de la bordure; Ida, majestueuse, belle encore, mais exubérante de parure, d’attitudes. Coiffée d’une toque à plumes, reste de ses anciennes toilettes, elle sautillait, faisait la petite fille, puis tout à coup s’arrêtait pour exécuter un grand geste en rond que suivait son ombrelle ouverte. Elle parlait seule, c’était visible; et, tout en l’écoutant, Cécile levait de temps en temps son joli visage vers la fenêtre où lui apparaissaient, penchées l’une vers l’autre, la tête bouclée de l’écolier et la chevelure blanche du professeur. Pour la première fois, Jack trouva que la leçon était bien longue; et il ne fut content que lorsqu’il put arpenter les routes du bois, sa fiancée légèrement appuyée à son bras. Connaissez-vous cet élan merveilleux que la voile donne au bateau, qui le fait voler, fendre le courant et la brise? C’était cela que l’amoureux ressentait en ayant le bras de Cécile sous le sien; alors les difficultés de la vie, les obstacles de la carrière qu’il tentait, il était sûr de tout traverser en vainqueur, aidé par une influence réconfortante, qui planait au-dessus de lui dans ces régions mystérieuses où le destin souffle ses tempêtes. Mais, ce jour-là, la présence de sa mère troublait cette impression délicieuse. Ida ne comprenait rien à l’amour, le voyait ridiculement sentimental, ou, sinon, sous la forme d’une partie carrée. Elle avait, en montrant les amoureux au docteur, des petits rires scélérats, des «hum!… hum!…» ou bien elle s’appuyait à son bras, avec de longs soupirs d’orgue expressif: «Ah! docteur, c’est beau la jeunesse!» Mais le pis de tout, c’étaient des susceptibilités qui lui venaient subitement à l’endroit des convenances; elle rappelait les jeunes gens, trouvait qu’ils s’éloignaient trop: «Enfants, n’allez pas si loin… qu’on vous voie!» Et elle faisait des yeux singulièrement significatifs.
Deux ou trois fois, Jack surprit une grimace du bon docteur. Évidemment elle l’agaçait. Malgré tout, la forêt était si belle, Cécile si complètement affectueuse, les mots qu’ils échangeaient se mêlaient si bien au bourdonnement des abeilles, aux murmures tourbillonnants des moucherons au haut des chênes, aux gazouillis des nids et des ruisseaux dans les feuilles, que peu à peu le pauvre garçon finit par oublier son terrible camarade. Mais avec Ida on n’était pas longtemps tranquille; il fallait toujours s’attendre à un éclat. Les promeneurs s’arrêtèrent un moment chez le garde. En voyant son ancienne dame, la mère Archambauld se confondit en prévenances, en compliments de toutes sortes, sans demander aucune nouvelle de monsieur, dont, avec son bon sens paysan, elle avait bien compris qu’il ne fallait pas parler. Mais la vue de cette bonne créature, si longtemps mêlée à la vie commune, fut désastreuse pour l’ancienne madame d’Argenton. Sans vouloir toucher au goûter que la mère Archambauld préparait en grande hâte dans la salle, elle se leva tout à coup, sortit précipitamment et prit toute seule le chemin des Aulnettes, marchant à grands pas comme si quelqu’un l’appelait. Elle voulait revoir «Parva domus.»
La tourelle de la maison était plus que jamais entourée de vigne folle et de lierre qui la fermaient, la cloîtraient de la base au faîte. Hirsch devait être absent, car toutes les persiennes étaient fermées, et le silence planait sur le jardin où le perron verdissait sans la moindre trace d’un passage. Ida s’arrêta un moment, écouta tout ce que lui disaient ces pierres muettes, mais si éloquentes; puis elle coupa une branche de clématite qui jetait en dehors du mur des myriades de petites étoiles blanches, et la respira longuement, les yeux fermés assise sur les marches du seuil.
– Qu’est-ce que tu as? lui demanda Jack qui, très inquiet, la cherchait depuis un moment.
Elle répondit, la figure inondée de larmes:
– Ce n’est rien… Un peu d’émotion… J’ai tant de choses enterrées là.
Le fait est qu’avec sa mélancolie silencieuse, son inscription latine au-dessus de la porte, la petite maison ressemblait à un tombeau. Elle essuya ses yeux, mais ce fut fini de sa gaieté jusqu’au soir. En vain Cécile, à qui l’on avait dit que madame d’Argenton était séparée de son mari, essaya-t-elle d’effacer par des tendresses cette impression pénible; en vain Jack chercha-t-il à l’intéresser à tous ses beaux projets d’avenir pour la distraire des années écoulées.
– Vois-tu! mon enfant, lui disait-elle en revenant le soir vers la gare d’Évry, je ne t’accompagnerai pas souvent ici. J’ai trop souffert; la blessure est trop récente.
Sa voix tremblait en parlant. Ainsi, après tout ce que cet homme lui avait fait, les humiliations, les outrages qu’elle avait subis près de lui, elle l’aimait encore.
Ida passa plusieurs dimanches sans venir à Étiolles; et dès lors Jack dut partager son jour de vacances, en donner la moitié à Cécile, mais renoncer au meilleur de leurs entrevues, aux courses en forêt, aux bonnes causeries qu’il faisaient à la nuit tombante sur le banc rustique du verger, pour retourner à Paris dîner avec sa mère. Il s’en revenait par les trains de l’après-midi, déserts et surchauffés, passant du calme des bois à l’animation des dimanches faubouriens. Les omnibus encombrés, les trottoirs envahis par les tables des petits cafés où des familles au grand complet, père, mère, enfants, s’asseyaient devant des bocks et des journaux à images, des foules arrêtées, le nez en l’air, à regarder au-dessus de l’usine à gaz un gros ballon jaune qui montait, toute cette cohue faisait un si grand contraste avec ce qu’il venait de quitter, qu’il en demeurait étourdi et navré. Dans la rue des Panoyaux plus déserte, il retrouvait des habitudes de province, des parties de volants devant les portes, et dans la cour de la grande maison silencieuse, le concierge avec quelques voisins assis sur des chaises savourant la fraîcheur entretenue par de fréquents arrosages à l’entonnoir. D’ordinaire, quand il arrivait, sa mère causait dans le corridor avec le ménage Levindré. Bélisaire et sa femme, qui sortaient régulièrement tous les dimanches de midi à minuit, auraient bien désiré emmener madame de Barancy; mais elle avait honte de se montrer avec ces pauvres gens et d’ailleurs se plaisait bien mieux dans la compagnie de ce couple d’ouvriers paresseux et phraseurs. La femme Levindré, couturière de son état, attendait depuis deux ans, pour se mettre au travail, qu’elle pût acheter une machine à coudre de six cents francs; six cents francs, pas un sou de moins! Quant au mari, autrefois patron bijoutier, il déclarait ne vouloir travailler qu’à son compte. Quelques secours quêtés de ci de là aux parents de l’un et de l’autre entretenaient tant bien que mal ce triste ménage, véritable nid à rancunes, à révoltes, à plaintes contre la société. Avec ces déclassés, Ida s’entendait à merveille, s’apitoyait sur leur détresse, se repaissait des admirations, des adulations prodiguées par ces gens qui espéraient d’elle les six cents francs de la machine à coudre ou la somme nécessaire à l’achat d’un fonds; car elle leur avait dit qu’elle se trouvait dans une gêne momentanée, mais qu’elle n’avait qu’à vouloir pour redevenir très riche. Il en entendait, le sombre et étouffant couloir, des confidences, des soupirs:
– Ah! madame Levindré…
– Ah! madame de Barancy…
Et M. Levindré, qui avait inventé tout un système politique, le déroulait en phrases retentissantes, pendant que du chenil, où le Camarade cuvait son vin, montait un ronflement sonore et monotone. Mais les Levindré eux-mêmes allaient quelquefois le dimanche chez des parents, des amis, ou se rendaient à des repas de francs-maçons, ce qui leur économisait un dîner. Ces jours-là, pour fuir l’ennui, la mélancolie de la solitude, Ida descendait au cabinet de lecture de madame Lévêque, où Jack savait d’avance la retrouver.
Cette petite boutique borgne, pleine de livres à dos vert qui sentaient le moisi, était littéralement obstruée par les brochures, les journaux illustrés, vieux de quinze jours, les feuilles de soldats à un sou ou les gravures de modes s’étalant à sa devanture, et ne recevait un peu d’air et de jour que de sa porte ouverte qui agitait aussi contre son vitrage toutes sortes de paperasses coloriées. Là dedans vivait une vieille femme archi-vieille, prétentieuse et malpropre, qui passait son temps à faire de la «mignonette» en rubans de couleur, de ces garnitures comme on en voyait aux ridicules de nos grand’mères. Il paraît que madame Lévêque avait connu des jours meilleurs et que, sous le premier Empire, son père était un personnage considérable, quelque huissier à la cour ou concierge de palais.
– Je suis filleule du duc de Dantzick…» disait-elle à Ida avec emphase. C’était un de ces vieux champions des choses disparues, comme on n’en retrouve que dans les quartiers excentriques où Paris les rejette chaque jour dans son flux perpétuel. Pareille aux fonds poussiéreux de sa boutique, à ses livres à dos de lustrine, tous incomplets ou déchirés, sa conversation était pleine de splendeurs romanesques et dédorées. La féerie de ce règne magique, dont elle n’avait vu que la fin, lui avait laissé dans les yeux un éblouissement, et rien que la façon dont elle disait «Messieurs les maréchaux» valait tout un défilé de panaches, de broderies, d’aiguillettes, de chapeaux bordés d’hermine blanche. Et les anecdotes sur Joséphine, les mots de la maréchale Lefèvre! Il y avait surtout une histoire que madame Lévêque racontait encore mieux et plus souvent que les autres, c’était l’incendie de l’ambassade d’Autriche, la nuit du Fameux bal donné par la princesse de Schwartzenberg. Toute sa vie était restée éclairée à la lueur de cet incendie célèbre, et c’est dans sa flamme qu’elle voyait passer les maréchaux étincelants, les dames à taille haute, décolletées, coiffées à la Titus ou à la Grecque, et l’empereur en habit vert, en culottes blanches, portant dans ses bras, à travers le jardin embrasé, madame de Schwartzenberg évanouie. Avec sa manie de noblesse, Ida se trouvait bien auprès de cette vieille folle. Et pendant qu’elles étaient là, assises dans l’échoppe sombre, à faire sonner des noms de ducs, de marquis, comme des brocanteurs triant des vieux cuivres ou des bijoux cassés, un ouvrier entrait acheter un journal d’un sou, ou quelque femme du peuple, impatiente de la suite d’un feuilleton à surprise, venait voir si la livraison avait paru, donnait ses deux sous, se privait de son tabac si elle était vieille, de la botte de radis de son déjeuner si elle était jeune, pour dévorer les aventures du Bossu ou de Monte Cristo, avec cet affamement de lectures romanesques qui tient le peuple de Paris. Malheureusement, madame Lévêque avait des petits-enfants tailleurs pour livrées dans le faubourg Saint-Germain, – «tailleurs de la noblesse,» comme elle disait, – qui l’invitaient à dîner tous les quinze jours. Pour passer son dimanche, madame de Barancy n’avait plus alors que la ressource du vieux fonds littéraire de madame Lévêque, une cargaison d’exemplaires dépareillés, fanés, salis par tous les doigts du faubourg, et gardant entre leurs feuillets, qui n’avaient plus que le souffle, des miettes de pain ou des taches de graisse qui prouvaient qu’on les avait lus en mangeant. Ils racontaient, ces livres, des paresses de filles, des flânes d’ouvriers, ou même des prétentions littéraires, car beaucoup avaient dans leurs marges des notes au crayon, des remarques saugrenues.
Elle restait là, affaissée et seule devant la croisée, à lire ses romans jusqu’à ce que la tête lui tournât. Elle lisait pour éviter de penser et de regretter. Déclassée dans cette grande maison ouvrière, les croisées laborieuses qu’elle avait en face d’elle ne lui causaient pas, comme à son fils, une excitation au courage, à un labeur quelconque, mais une lassitude plus grande, un dégoût plus amer. La femme toujours triste qui cousait sans relâche près de sa fenêtre, la pauvre vieille qui disait: «les personnes qui sont à la campagne d’un temps pareil…» aggravaient son ennui à elle de leur plainte muette ou formulée. La pureté du ciel, la chaleur de l’été sur toutes ces misères, les lui faisaient paraître plus noires, de même que l’oisiveté du dimanche où passaient seulement les cloches de vêpres, mêlées à des sifflements d’hirondelles, lui pesait de son silence et de sa tranquillité. Et elle se souvenait. Ses promenades d’autrefois, des courses en voiture, des parties de campagne, lui apparaissaient, dorées par le regret comme par un couchant disparu. Mais les années d’Étiolles, plus récentes, lui causaient la plus vive blessure. Oh! la belle vie, les dîners joyeux, les cris des arrivants, les longues veillées sur la terrasse italienne, et LUI, debout contre un pilier, le front levé, le bras étendu, récitant au clair de lune:
Moi, je crois à l’Amour comme je crois en Dieu.
Où était-il? Que faisait-il? Comment ne lui avait-il pas écrit depuis trois mois qu’il était sans nouvelles? Alors le livre lui tombait des mains, et elle demeurait pensive, le regard perdu, jusqu’au retour de son fils, pour qui elle essayait un sourire. Mais il devinait tout de suite son état moral au désordre de la chambre, au négligé de cette femme si coquette jadis, et qui maintenant traînait par la mansarde un peignoir fané et des sandales indolentes. Rien n’était prêt pour le dîner:
– Tu vois! je n’ai rien fait. Le temps est si chaud. C’est accablant. Puis je suis si découragée.
– Pourquoi découragée? Tu ne te trouves donc pas bien avec moi? Tu t’ennuies, n’est-ce pas?
– Non, certes, je ne m’ennuie pas… M’ennuyer avec toi, mon Jack!
Elle l’embrassait avec passion, essayant de s’accrocher à lui pour se tirer de l’abîme où elle se sentait disparaître.
– Allons dîner dehors, disait Jack… cela te distraira.
Mais il manquait à Ida la distraction suprême de pouvoir faire une toilette, de pouvoir tirer de l’armoire où ils restaient pendus ses jolis costumes d’autrefois, trop coquets, trop excentriques pour sa situation présente, et dont le luxe demandait celui d’une voiture ou du moins un autre quartier. Elle s’habillait aussi modestement que possible pour ces promenades dans des rues indigentes. Malgré tout, il y avait toujours dans sa mise quelque chose de choquant, l’échancrure du corsage, la frisure des cheveux, les grands plis des jupons, et Jack prenait exprès une allure un peu bonhomme, protégeait de toute sa gravité cette mère affichante comme une maîtresse. Ils s’en allaient parmi ces longues files de petits bourgeois, d’ouvriers endimanchés marchant à petits pas, les uns derrière les autres, par des rues, des boulevards dont ils connaissent toutes les enseignes lettre à lettre, mélange d’honnêtes visages et de tournures grotesques, des redingotes qui montent dans le cou, des châles qui descendent dans le dos, des vêtements passés de mode, exhibés seulement en ce jour du dimanche, synonyme de repos et de promenade, et qui remplit la ville entière du piétinement, du murmure d’une foule s’écoulant de toutes parts, après un feu d’artifice. Il y a bien, en effet, de cette lassitude dans la fin du dimanche déjà assombrie de la préoccupation du lendemain. Jack et sa mère suivaient le flot vivant, s’arrêtaient à un petit restaurant de Bagnolet ou de Romainville, et dînaient mélancoliquement. Ils essayaient de causer ensemble, de confondre un peu leurs idées; mais c’était là la grande difficulté de leur existence en commun. Depuis si longtemps qu’ils vivaient loin l’un de l’autre, leur destinée avait été trop différente. Si les délicatesses d’Ida se soulevaient devant la nappe grossière du cabaret, à peine débarrassée d’anciennes taches de vin, si elle essuyait avec dégoût son verre et son couvert, Jack s’apercevait à peine de ces négligences de service, habitué depuis de longues années à tous les écœurements de la pauvreté. En revanche, son esprit élevé, son intelligence ouverte de jour en jour, s’étonnaient de la vulgarité de sa mère autrefois ignorante, mais instinctive, faussée maintenant par son long séjour au milieu des Ratés. Elle avait des phrases typiques, des façons de parler prises à d’Argenton, un ton cassant et péremptoire dans toutes leurs discussions. «Moi, je… moi, je…» Elle commençait toujours ainsi et finissait par quelque geste dédaigneux qui signifiait clairement: «Je suis bien bonne de discuter avec toi, pauvre misérable ouvrier…» Grâce à ce miracle d’assimilation qui fait qu’au bout de quelques années de ménage la femme et le mari se ressemblent, Jack était effrayé de voir sur le beau visage de sa mère des expressions de «l’Ennemi,» jusqu’à ce sourire en coin, effroi de son enfance persécutée. Jamais sculpteur maniant une glaise docile ne la pétrit mieux que ce faux poète, tourmenté de domination, n’avait pétri cette fille.
Après le dîner, une de leurs promenades favorites, par ces longues soirées d’été, était le square des Buttes-Chaumont que l’on venait de terminer, square immense et mélancolique, improvisé sur les anciennes hauteurs de Montfaucon, orné de grottes, de cascades, de colonnades, de ponts, de précipices, de bois de pins dégringolant tout le long de la butte. Ce jardin avait un côté artificiel et romanesque qui faisait à Ida de Barancy une illusion de parc grandiose. Elle laissait traîner sa robe avec délices sur le sable des allées, admirait les massifs exotiques, les ruines où volontiers elle eût écrit son nom. Puis, quand ils s’étaient bien promenés, ils montaient s’asseoir tout en haut sur un banc dominant la vue admirable que l’on a de ces sommets. Un Paris bleuâtre, noyé de poussière flottante et de lointain, s’étendait à leurs pieds. Une cuve gigantesque, surmontée de buées chaudes, de rumeurs confuses. Les collines qui entourent les faubourgs formaient dans cette brume comme un cercle immense, que Montmartre d’un côté, le Père-Lachaise de l’autre rejoignaient à l’ancien Montfaucon.
Plus près d’eux, ils avaient le spectacle de la joie populaire. Dans les allées tournantes, entre les quinconces du jardin, les petits boutiquiers en grande tenue circulaient autour de la musique, pendant que là-haut, sur ce qu’il restait des vieilles buttes, parmi la verdure pelée et le sol d’ocre rouge, des familles d’ouvriers, dispersées comme un grand troupeau aux flancs du mont, couraient, se vautraient, faisaient des glissades, enlevaient de grands cerfs-volants, avec des cris jetés dans un air extrêmement sonore, au-dessus de la tête des promeneurs. Chose étrange, ce square magnifique disposé en plein quartier ouvrier, une flatterie de l’Empire aux habitants de La Villette et de Belleville, leur semblait trop soigné, trop ratissé; et ils le délaissaient pour leurs anciennes buttes, plus accidentées, plus campagnardes. Ida regardait ces jeux non sans un certain dédain, et, là encore, son attitude, l’alanguissement de sa tête sur sa main ouverte, les arabesques de son ombrelle sur le sable, tout disait: «Que je m’ennuie!» Jack se sentait bien insuffisant devant cette mélancolie persistante; il aurait voulu connaître quelque honnête famille pas trop vulgaire, où sa mère eût trouvé des femmes à qui confier toutes les puérilités de son esprit. Une fois, il crut avoir rencontré ce qu’il cherchait. C’était justement dans le jardin des Buttes-Chaumont, un dimanche. Devant eux marchait un vieux bonhomme de tournure rustique, voûté, en veste brune, escorté de deux petits enfants vers lesquels il se penchait de cet air d’intérêt, de patience inaltérable qu’ont seulement les grands-pères.
– Voilà une tournure que je connais, disait Jack à sa compagne, mais oui… Je ne trompe pas… C’est bien M. Roudic.
Le père Roudic, en effet, mais si vieilli, si affaissé, que l’ancien apprenti d’Indret l’avait reconnu surtout à la fillette qui marchait près de lui, carrée, joufflue, taillée à coups de rabot, une réduction de Zénaïde, tandis qu’il ne manquait au petit garçon qu’un képi de la douane pour ressembler parfaitement à M. Mangin.
– «Tiens! le petit gas…» dit le bonhomme à Jack qui l’abordait, et il eut un sourire triste qui éclaira sa figure en en montrant tous les ravages. Alors Jack s’aperçut qu’il portait un grand crêpe à son chapeau, et, de peur de raviver un récent chagrin, il n’osait lui demander des nouvelles de personne, lorsqu’à un tournant d’allée Zénaïde fit son apparition, plus massive que jamais, à présent qu’elle avait changé sa jupe à gros plis pour une vraie robe et sa coiffe guérandaise pour un chapeau parisien. Un vrai paquet, mais l’air si bon enfant. Elle donnait le bras à M. Mangin, l’ancien brigadier, monté en grade, passé aux douanes de Paris, et dont l’uniforme en drap fin était passementé d’or sur les manches. Comme Zénaïde était fière de ce joli officier, comme elle paraissait l’aimer, son petit Mangin, malgré sa façon de le mener tambour battant, de répondre pour lui à tout propos! Il faut croire d’ailleurs que Mangin aimait à être mené ainsi, car il avait une physionomie heureuse, ouverte, et rien qu’à la façon dont il regardait sa femme, on sentait que si c’était à refaire, maintenant qu’il la connaissait, il la prendrait bien sans dot. Jack présenta sa mère à tous ces braves gens; puis, comme on marchait en deux groupes:
– Qu’est-il donc arrivé? demanda-t-il tout bas à Zénaïde. Est-ce que madame Clarisse…
– Oui, elle est morte, il y a deux ans, d’une façon affreuse, noyée dans la Loire, par accident.
Zénaïde ajouta, en baissant la voix:
– Nous disons «par accident,» à cause du père; mais vous qui la connaissiez, Jack, vous savez bien que ce n’est pas par accident qu’elle est morte, et qu’elle s’est fait périr elle-même, du chagrin de ne plus voir son Nantais… Ah! vraiment, il y a de ces hommes… on ne sait pas ce qu’ils vous font boire!
Elle était loin de se douter, la bonne Zénaïde, qu’en parlant ainsi elle serrait le cœur à Jack qui regardait sa mère en soupirant.
– Pauvre père Roudic, continua Zénaïde, nous avons bien cru qu’il passerait, lui aussi… Et encore, il ne s’est jamais douté de la vraie vérité. Sans ça… Quand M. Mangin a été nommé à Paris, nous l’avons emmené avec nous, et nous vivons tous ensemble, rue des Lilas, à Charonne, une petite rue où il n’y a que des jardins, tout près de la caserne de la douane… Il faudra venir le voir, n’est-ce pas, Jack?… Vous savez qu’il a toujours bien aimé son petit gas… Peut-être parviendrez-vous à lui faire desserrer les dents. À nous il ne nous dit jamais un mot… Il n’y a que les enfants qui l’amusent, qui l’intéressent… Mais rapprochons-nous. Il a déjà regardé deux ou trois fois de notre côté. Il se doute bien que nous parlons de lui, et il n’aime pas cela.
Ida, qui était en grande conversation avec M. Mangin, s’arrêta court en voyant Jack près d’elle. Que disait elle donc de si mystérieux? Un mot du père Roudic le mit tout de suite au courant:
– Ah! dam! oui, dam! Un beau parleur, et qui aimait bien la galette de blé noir.
Il comprit qu’il s’agissait de d’Argenton. On avait demandé à Ida des nouvelles de son mari; et, heureuse de parler de lui, elle s’était étendue sur ce sujet intéressant. Le talent du poète, ses luttes artistiques, la haute situation qu’il occupait dans la littérature, les sujets de drames ou de romans qu’il roulait dans sa tête, elle avait tout raconté, tout analysé, pendant que les autres l’écoutaient par politesse, sans rien comprendre. On se sépara en se promettant de se revoir. Jack était enchanté d’avoir rencontré ces braves gens, plus agréables à fréquenter pour sa mère que les Lévêque et les Levindré, et d’une condition sociale un peu au-dessus du couple Bélisaire. Il alla donc chez eux quelquefois avec Ida, et retrouva dans un étroit logement de faubourg les coquillages, les éponges, les hippocampes, sur la cheminée comme à Indret, et les images de piété de la chambre de Zénaïde, et la grosse armoire à ferrures, tout un intérieur breton expatrié près des fortifications avec une illusion de campagne autour de lui. Il se plaisait dans ce milieu honnête et d’une propreté toute provinciale. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir que sa mère s’ennuyait avec Zénaïde, trop laborieuse, trop positive pour elle, et que là, comme partout où il la conduisait, elle était poursuivie de la même mélancolie, du même dégoût qu’elle exprimait par ces trois mots:
– Ça sent l’ouvrier!
La maison de la rue des Panoyaux, le couloir, la chambre qu’elle occupait avec son fils, le pain qu’elle mangeait, tout lui semblait imprégné d’une odeur, d’un goût particuliers, de cet air vicié que les quartiers pauvres, les accumulations de peuple, les fumées des usines, la sueur du travail, entretiennent dans certaines parties des grandes villes. Ça sent l’ouvrier! Si elle ouvrait sa fenêtre, elle retrouvait cette odeur dans la cour; si elle sortait, la rue lui apportait dans ses bouffées malsaines et les gens qu’elle voyait, son Jack lui-même quand il revenait de l’atelier avec sa blouse tachée d’huile, exhalaient cette même odeur indigente, qui s’attachait à elle, la pénétrait d’une immense tristesse, de cet écœurement qui fait les suicides.
Un soir, Jack trouva sa mère dans un état d’exaltation extraordinaire, les yeux brillants, le teint animé, délivrée de cette atonie dont il commençait à s’inquiéter.
– D’Argenton m’a écrit, lui dit-elle tout de suite… Oui, mon cher, ce monsieur a osé m’écrire… Après m’avoir laissée quatre mois sans un mot, sans rien, il a fini par perdre patience en voyant que je ne bougeais pas… Il m’écrit pour m’avertir qu’il rentre à Paris, au retour d’un petit voyage, et que si j’ai besoin de lui, il est tout à ma disposition.
– Tu n’as pas besoin de lui, j’imagine? demanda Jack qui épiait sa mère, très ému.
– Moi, besoin de lui!… Tu vois si je m’en passe… C’est lui, au contraire, qui doit se trouver bien seul sans moi… Un homme qui ne sait rien faire de ses mains que tenir un porte-plume. Ah! c’est bien un véritable artiste, celui-là!
– Est-ce que tu vas répondre?
– Répondre?… À un insolent qui s’est permis de lever la main sur moi… Ah! tu ne me connais pas. J’ai, grâce à Dieu, plus de fierté que cela… Je n’ai pas seulement fini de la lire, sa lettre. Je l’ai jetée je ne sais où, déchirée en mille morceaux… Merci! Ce n’est pas avec des femmes élevées comme je l’ai été, dans un château, au milieu de l’opulence, qu’on se permet des vivacités pareilles… C’est égal! je serais curieuse de voir son intérieur, maintenant que je ne suis plus là pour tout mettre en ordre. Ce doit être un beau gâchis. À moins que… Oh! non, ce n’est pas possible. On ne retrouve pas tous les jours une grande sotte comme moi… D’ailleurs, il est bien clair qu’il s’ennuyait, puisqu’il a été obligé d’aller passer deux mois à… à… comment donc appelle-t-il ce pays-là?…
Elle tira tranquillement de sa poche la lettre qu’elle disait avoir perdue et lacérée, et chercha le nom qu’elle voulait:
– Ah! oui… c’est aux eaux de Royat qu’il est allé… Quelle folie! c’est tout ce qu’il y a de plus mauvais pour lui, ces eaux minérales… Après tout, qu’il fasse ce qu’il voudra! cela ne me regarde plus.
Jack rougit pour elle de son mensonge, mais ne lui en fit aucune observation. Toute la soirée, il sentit rôder autour de la table cette activité inquiète de la femme qui se distrait d’une pensée par l’agitation. Elle avait retrouvé son entrain courageux des premiers jours, rangeait, nettoyait la chambre, et tout en marchant, en s’affairant, bourdonnait avec des intonations de reproche, des mouvements de tête. Puis elle venait s’appuyer sur la chaise de Jack, l’embrassait, le câlinait:
– Comme tu es courageux, mon chéri! Comme tu travailles bien!
Il travaillait fort mal, au contraire, préoccupé de ce qui se passait dans l’âme de sa mère.
– Est-ce bien moi qu’elle embrasse? se disait-il; et ses soupçons se trouvaient confirmés par un petit détail qui prouvait à quel point le passé triomphant avait repris ce pauvre cœur de femme. Elle ne cessait de fredonner la romance favorite de d’Argenton, une certaine «valse des feuilles,» que le poète aimait tapoter au piano, entre chien et loup, sans lumière:
Valsez, valsez, comme des folles,
Pauvres feuilles, valsez, valsez!
Sentimental et traînard, ce refrain qu’elle aveulissait encore en ralentissant les notes finales, l’obsédait, la poursuivait; elle le laissait, le reprenait par fragments, comme s’il eût marqué les intervalles de sa pensée. Air et paroles, tout rappelait à Jack des souvenirs honteux et douloureux. Ah! s’il avait osé, quelles dures vérités il eût dites à cette insensée; comme il eût volontiers jeté à la hotte avec indignation tous ces bouquets fanés, toutes ces feuilles mortes et sèches, assez folles pour valser encore dans cette pauvre tête vide et la remplir de leurs tourbillons. Mais c’était sa mère. Il l’aimait, il voulait à force de respect lui apprendre à se respecter elle-même; il ne lui parla donc de rien. Seulement, ce premier avertissement du danger avait lancé son esprit dans tous les tourments jaloux des êtres que l’on va trahir. Il en arriva à épier l’air qu’elle avait quand il partait, et au retour l’accueil de son sourire. Il craignait tant pour elle ces fièvres, ces rêveries que la solitude cause aux femmes inactives. Et nul moyen de la faire surveiller. C’était sa mère. Il ne pouvait confier à personne la défiance qu’elle lui inspirait. Pourtant Ida, depuis cette lettre de d’Argenton, s’était remise plus vaillamment aux soins du ménage: elle s’occupait de sa maison, préparait le dîner de son fils, et même tirait de l’oubli où elle l’avait laissé le livre de dépense plein de blancs et de lacunes. Jack se méfiait toujours. Il savait l’histoire de ces maris trompés dont on enveloppe la vigilance de petits soins, d’attentions délicates, et qui peuvent reconnaître la date de leur infortune à toutes les manifestations d’un remords inexprimé. Une fois, en revenant de l’atelier, il crut voir Hirsch et Labassindre, au bras l’un de l’autre, tourner le coin de la rue des Panoyaux. Que pouvaient-ils bien avoir à faire dans ce quartier perdu, si loin de la Revue et du quai des Augustins?
– Personne n’est venu?… demanda-t-il au concierge, et à la façon dont on lui répondit, il sentit qu’on le trompait, qu’il y avait déjà quelque complot organisé contre lui. Le dimanche d’après, en revenant d’Étiolles, il trouva sa mère si complètement abîmée dans sa lecture, qu’elle ne l’avait pas entendu monter. Il n’aurait pas pris garde à ce détail, étant dès longtemps habitué à sa manie des romans; mais Ida fit disparaître trop vite la brochure ouverte sur ses genoux.
– Tu m’as fait peur!… dit-elle en même temps, exagérant à dessein son émotion pour détourner l’attention de Jack.
– Qu’est-ce que tu lisais donc là?
– Oh! rien, des niaiseries… Comment vont nos amis, le docteur, Cécile? L’as-tu bien embrassée pour moi, cette chère petite?
Mais, à mesure qu’elle parlait, une rougeur lui envahissait le front sous sa peau transparente et fine; car c’était une des particularités de cette nature d’enfant d’être aussi prompte au mensonge que maladroite à mentir. Gênée par ce regard qui ne la quittait pas, elle se leva agacée:
– Tu veux savoir ce que je lis?… Tiens, regarde.
Il reconnut la couverture satinée de la Revue qu’il avait lue pour la première fois dans la chambre de chauffe du Cydnus, seulement bien plus mince, réduite de moitié, imprimée sur du papier pelure avec cet aspect particulier des revues où l’on ne paye pas. Du reste, la même emphase ridicule, des titres ronflants et creux, des études sociales en délire, de la science en goguette, des poésies de mirliton. Jack ne l’aurait pas même ouvert, ce recueil grotesque, si le titre suivant, en tête du sommaire, n’avait attiré son attention:
LES RUPTURES
Poème lyrique
PAR LE Vte AMAURY D’ARGENTON
Cela commençait ainsi:
À UNE QUI EST PARTIE
Quoi! sans un mot d’adieu! Quoi! sans tourner la tête!
Quoi! pas même un regard au seuil abandonné!
Quoi!…
Deux cents vers suivaient, longs et serrés, noircissant les pages comme une prose ennuyeuse; et ce n’était que le prélude. Afin que l’on ne pût s’y tromper, le nom de Charlotte, qui revenait tous les quatre ou cinq vers, éclairait le lecteur suffisamment. Jack jeta la brochure en haussant les épaules:
– Et ce misérable a osé t’envoyer cela?
– Oui, on a posé le numéro en bas, il y a deux ou trois jours, dit-elle timidement… Je ne sais pas qui.
Il y eut un moment de silence. Ida mourait d’envie de ramasser la brochure; mais elle n’osait pas. Enfin elle se pencha d’un petit air négligent. Jack vit le mouvement:
– Tu ne vas pas garder cela ici, j’imagine! Ils sont ridicules ces vers.
Elle se redressa:
– Je ne trouve pas, par exemple!
– Allons donc! Il a beau se battre les flancs pour avoir l’air ému, faire: «Coua! coua!» tout le temps comme une cigogne, il ne parvient pas à nous toucher une seule fois.
– Ne soyons pas injustes, Jack. (Sa voix tremblait.) Dieu sait que je connais M. d’Argenton mieux que personne et les défectuosités de sa nature, puisque j’en ai souffert. L’homme, je te l’abandonne. Quant au poète, c’est autre chose. De l’aveu de tous, M. d’Argenton a la note émue comme on ne l’a jamais eue en France… La note émue, mon cher!… Musset l’avait, lui, mais sans élévation, sans idéal. À ce point de vue, le Credo de l’amour est incomparable. Pourtant je trouve que ce commencement des Ruptures a quelque chose encore de plus touchant. Cette jeune femme qui s’en va le matin, en robe de bal, dans le brouillard, sans un mot d’adieu, sans tourner la tête…
Jack ne put retenir un cri d’indignation:
– Mais c’est toi, cette femme! Et tu sais comment tu es partie, dans quelles circonstances odieuses!
Elle répondit toute frissonnante:
– Mon cher, tu auras beau chercher à m’humilier, renouveler l’outrage en me le rappelant, il y a ici une question d’art, et je crois m’y entendre un peu plus que toi. M. d’Argenton m’aurait outragée cent fois plus qu’il n’a fait, cela ne m’empêcherait pas de reconnaître qu’il est une des sommités littéraires de ce temps. Plus d’un en parle avec mépris aujourd’hui, qui sera fier de dire plus tard: Je l’ai connu… Je me suis assis à sa table.
Là-dessus, elle sortit majestueusement pour aller retrouver madame Levindré, l’éternelle confidente; et Jack, déjà remis au travail, – c’était sa seule ressource dans le chagrin, cette étude qui le rapprochait de Cécile, – entendit bientôt chez les voisins une lecture à haute voix, interrompue d’exclamations enthousiastes et de larmes trahies par le bruit des mouchoirs.
– Tenons-nous bien… l’Ennemi approche… pensait le pauvre garçon. Il ne se trompait pas.
Amaury d’Argenton était aussi malheureux loin de sa Charlotte que celle-ci s’ennuyait de n’être plus auprès de lui. Victime et bourreau, indispensables l’un à l’autre, ils sentaient profondément, chacun de son côté, le vide des existences dépareillées. Dès le premier jour de la séparation, le poète avait pris une attitude de cœur blessé, donné à sa grosse tête blafarde une expression dramatique et byronienne. On le rencontrait dans les restaurants de nuit, dans les brasseries où l’on soupe, entouré de sa cour d’adulateurs et d’exploiteurs qu’il entretenait d’Elle, rien que d’Elle. Il voulait faire dire aux hommes, aux femmes qui se trouvaient là:
– C’est d’Argenton, le grand poète… Sa maîtresse l’a quitté… Il cherche à s’étourdir.
Il cherchait à s’étourdir, en effet, soupait dehors, passait les nuits; mais la fatigue lui vint bientôt de cette existence irrégulière et dispendieuse. C’est superbe, parbleu! de taper sur la table d’un restaurant de nuit et de crier: «Garçon, une absinthe pure!…» pour faire dire à des provinciaux autour de soi: «Il se tue… C’est pour une femme…» Pourtant, quand la santé s’y refuse, quand après avoir demandé très haut «une absinthe pure!» on est obligé de dire tout bas au garçon: «Beaucoup de gomme!» ce sont là des poses par trop héroïques. En quelques jours de cette existence, d’Argenton acheva de se délabrer l’estomac, les «crises» reparurent plus fréquentes, et l’absence de Charlotte se fit sentir dans toute son horreur. Quelle autre femme aurait pu supporter ces plaintes perpétuelles, surveiller l’heure des poudres et des tisanes, les apporter avec la religion de M. Fagon médicamentant le grand roi? Des puérilités de malade lui revenaient. Il avait peur tout seul, et gardait toujours quelqu’un, Hirsch ou un autre, couché sur le divan. Les soirées lui paraissaient lugubres, parce qu’il était environné du désordre, de la poussière que toutes les femmes, même cette folle d’Ida, savent éviter autour d’elles. Le feu ne chauffait pas, la lampe brûlait mal, des courants d’air soufflaient sous les portes; et, saisi dans son égoïsme, dans ce qu’il avait de plus sensible, d’Argenton regretta sincèrement sa compagne. Il devint véritablement malheureux à force d’avoir voulu le paraître. Alors, pour se distraire, il essaya de voyager; mais le voyage ne lui réussit guère, à en juger du moins par le ton lamentable de sa correspondance.
– «Ce pauvre d’Argenton m’a écrit une lettre navrante…» se disaient les Ratés entre eux en s’abordant d’un air à la fois contrit et satisfait. Il leur en écrivait à tous, de ces «lettres navrantes.» C’était ce qui remplaçait «les mots cruels.» De loin comme de près, une idée fixe le rongeait: «Cette femme se passe de moi, elle est heureuse sans moi, par son fils. Son fils lui tient lieu de tout.» Cette pensée l’exaspérait.
– Fais donc un poème là-dessus, lui dit Moronval en le voyant aussi désolé au retour qu’au départ… Ça te soulagera.»
Immédiatement il se mit à l’œuvre, et les rimes se suivant avec le système de travail sans rature dès longtemps adopté par le poète, il eut bientôt composé le prologue des «Ruptures.» Le malheur, c’est que la composition poétique, au lieu de le calmer, l’excita encore. Comme il avait besoin de se monter, il imagina une Charlotte idéale, plus belle, plus séraphique que l’autre, élevée au-dessus de terre de toute la hauteur de son inspiration forcée. Dès lors, la séparation devint intolérable. Sitôt que la Revue eut publié le prologue du poème, Hirsch et Labassindre furent chargés d’aller porter un exemplaire rue des Panoyaux. Cet appeau jeté, d’Argenton voyant que bien décidément il ne pouvait plus vivre sans Lolotte, résolut de frapper un grand coup. Il se fit friser, pommader, cirer à la hongroise, prit un fiacre qui devait l’attendre à la porte, et se présenta rue des Panoyaux à deux heures de l’après-midi, alors que les femmes sont seules et que toutes les usines du faubourg envoient au ciel des tourbillons de fumée noire. Moronval qui l’accompagnait descendit parler au concierge, puis revint:
– Tu peux monter… Au sixième, au fond du coïdo… Elle y est.
D’Argenton monta. Il était plus pâle que d’habitude et son cœur battait. Ô mystères de la nature humaine, que des êtres comme celui-là aient un cœur, et que ce cœur puisse battre! C’était moins l’amour, il est vrai, que l’entourage de l’amour qui l’émouvait, le côté romanesque de l’expédition, la voiture au coin de la rue comme pour un enlèvement, et surtout sa haine satisfaite, la pensée du désappointement de Jack revenant du travail et trouvant l’oiseau déniché. Voici le plan qu’il avait fait: paraître devant elle à l’improviste, tomber à ses pieds, profiter du trouble, de l’égarement où la surprise la mettrait pour l’enlacer, l’envelopper, lui dire: «Viens, partons!» la faire monter en voiture, et bon voyage! Ou elle serait bien changée depuis trois mois, ou elle ne résisterait pas à l’entraînement. Voilà pourquoi il ne l’avait pas prévenue, pourquoi il marchait doucement dans le couloir afin de mieux la surprendre. Sombre couloir suant la misère de toutes ses lézardes, et dont les nombreuses portes avec leurs clefs en évidence semblaient dire: «Il n’y a rien à voler ici… Entre qui veut.»
Il entra vivement, sans frapper, avec un «c’est moi» mystérieusement modulé.
Cruelle déception, déception éternelle attachée aux pas majestueux de cet homme! Au lieu de Charlotte, ce fut Jack qu’il trouva debout devant lui, Jack qu’une fête de ses patrons avait fait libre pour une journée et qui feuilletait activement ses livres, pendant que Ida, étendue sur son lit dans l’alcôve, abrégeait comme tous les jours l’ennui de son oisiveté par une sieste de quelques heures. En présence l’un de l’autre, les deux hommes se regardèrent stupéfaits. Cette fois le poète n’avait pas l’avantage. D’abord, il n’était pas chez lui; puis, comment traiter en inférieur ce grand garçon à la mine intelligente et fière, où quelque chose de la beauté de la mère apparaissait pour mieux désespérer l’amant.
– Qu’est-ce que vous venez faire ici? demanda Jack en travers de la porte, qu’il barrait.
L’autre rougit, pâlit, balbutia:
– Je croyais… on m’avait dit que votre mère était là.
– Elle y est en effet; mais j’y suis avec elle, et vous ne la verrez pas.
Tout ceci fut dit rapidement, à voix basse, dans un même souffle de haine. Puis Jack, en s’avançant sur l’amant de sa mère avec une violence encore plus pressentie que réelle, le força à reculer, et ils se trouvèrent dans le couloir. Stupide, interloqué, d’Argenton essaya de se mettre d’aplomb à l’aide de quelque attitude, et prenant un air à la fois majestueux et attendri:
– Jack, dit-il, il y a eu pendant longtemps un malentendu entre nous. Mais maintenant que vous voilà homme et sérieux, bien ouvert aux choses de la vie, il est impossible que ce malentendu s’éternise. Je vous tends la main, cher enfant, une main loyale qui n’a jamais menti à son étreinte.
Jack haussa les épaules:
– À quoi bon cette comédie entre nous, monsieur? Vous me détestez, et je vous exècre…
– Et depuis quand donc sommes-nous tant ennemis que cela, Jack?
– Je pense que c’est depuis que nous nous connaissons, monsieur. Du plus loin que je me rappelle, je me sens de la haine au cœur contre vous. D’abord, que pourrions-nous être l’un à l’autre, sinon deux ennemis? Quel autre nom pourrais-je vous donner? Qui êtes vous pour moi? Devrais-je seulement vous connaître? Et si parfois dans ma vie j’ai pensé à vous sans colère, croyez-vous que j’aie jamais pu y penser sans rougir?
– C’est vrai, Jack, je conviens que notre situation réciproque était fausse, très fausse. Mais vous ne sauriez me rendre responsable d’un hasard, d’une fatalité… Après tout, mon cher ami, la vie n’est pas un roman… Il ne faut pas exiger d’elle…
Mais Jack l’arrêta court au milieu de ces considérations filandreuses qui ne lui faisaient jamais défaut.
– Vous avez raison, monsieur. La vie n’est pas un roman; elle est très sérieuse au contraire et positive. La preuve, c’est que tous mes moments, à moi, sont comptés, et qu’il m’est interdit de perdre mon temps en discussions oiseuses… Pendant dix ans, ma mère a été à vous, votre servante, votre chose. Ce que j’ai souffert pendant ces dix années, ma fierté d’enfant ne vous l’a jamais appris, mais passons. Ma mère est à moi, maintenant. Je l’ai reprise, et par tous les moyens possibles je saurai la retenir. Je ne vous la rendrai jamais… D’ailleurs, pourquoi faire?… Qu’est-ce que vous lui voulez?… Elle a des cheveux gris, des rides. Vous l’avez tant fait pleurer… Ce n’est plus une jolie femme, une maîtresse qui puisse satisfaire votre vanité. C’est une mère, c’est maman, laissez-la moi.
Ils se regardaient bien en face sur le palier lugubre et sordide où montaient par intervalles des piaillements d’enfants, des échos d’autres disputes, fréquentes dans la grande ruche ouvrière. C’était le cadre qui convenait à cette scène humiliante et navrante qui remuait des hontes à chacun de ses mots.
– Vous vous méprenez étrangement sur le sens de ma démarche, dit le poète, tout pâle malgré son grand aplomb… Je sais Charlotte très digne, vos ressources fort modiques… Je venais comme un vieil ami… voir si rien ne manquait, si on n’avait pas besoin de moi.
– Nous n’avons besoin de personne. Mon travail nous suffit largement à tous deux.
– Vous êtes devenu bien fier, mon cher Jack… Vous ne l’étiez pas autant autrefois.
– C’est vrai, monsieur. Aussi votre présence que je supportais jadis m’est odieuse aujourd’hui; et je vous préviens que je ne veux pas en subir l’injure plus longtemps.
L’attitude de Jack était si déterminée, si provocante, son regard soulignait si bien ses paroles, que le poète n’osa pas ajouter un mot et se retira gravement, redescendant les six étages, où son costume soigné, sa frisure, faisaient une tache singulière, donnaient bien l’idée de ces erreurs sociales qui, d’un bout à l’autre de cet étrange Paris, relient entre eux tant de contrastes. Quand Jack l’eut vu disparaître, il rentra. Ida, toute blanche, décoiffée, les yeux gonflés de sommeil et de larmes, l’attendait debout contre la porte:
– J’étais là, lui dit-elle à voix basse… J’ai tout entendu, tout, même que j’étais vieille et que j’avais des rides.
Il s’approcha d’elle, lui prit les mains, et la regardant jusqu’au fond des yeux:
– Il n’est pas loin… Veux-tu que je le rappelle?
Elle dégagea ses mains, et sans hésiter lui sauta au cou, dans un de ces élans qui l’empêchaient d’être une vile créature:
– Non, mon Jack! tu as raison… Je suis ta mère, rien que ta mère, je ne veux plus être que cela.
Quelques jours après cette scène, Jack écrivait à M. Rivals la lettre suivante:
«Mon ami, mon père, c’est fini, elle m’a quitté, elle est retournée avec lui. Cela s’est passé dans des circonstances si navrantes, si imprévues, que le coup m’a été encore plus rude… Hélas! celle dont je me plains est ma mère. Il serait plus digne de garder le silence mais je ne peux pas. J’ai connu dans mon enfance un pauvre petit négrillon qui disait toujours: «Si le monde n’avait pas soupir, le monde étoufferait.» Je n’ai jamais compris cette parole comme aujourd’hui. Il me semble que si je ne vous écrivais pas cette lettre, si je ne poussais pas ce grand soupir vers vous, ce que j’ai là sur le cœur m’empêcherait de respirer et de vivre. Je n’ai même pas eu le courage d’attendre jusqu’à dimanche. C’était trop loin; et puis, devant Cécile, je n’aurais pas osé parler… Je vous avais dit, n’est-ce pas? l’explication que nous avions eue ensemble, cet homme et moi. Depuis ce jour-là, je voyais ma pauvre mère si triste, ce qu’elle avait fait me semblait tellement au-dessus de ses forces, que je m’étais résolu à la changer de quartier pour distraire et dépayser son chagrin. Je comprenais bien qu’une bataille était engagée, et que si je voulais la gagner, si je voulais garder ma mère avec moi, je devais user de tous les moyens, de toutes les ruses possibles. Notre rue, notre maison, lui déplaisaient. Il fallait quelque chose de plus riant, de plus aéré, qui l’empêchât de trop regretter son quai des Augustins. Je louai donc à Charonne, rue des Lilas, au fond d’un jardin de maraîcher, trois petites pièces nouvellement réparées, tendues de papier neuf, que j’ornai d’un mobilier un peu plus soigné, un peu plus complet que le mien. Toute ma petite réserve, pardonnez-moi ces détails, mais je me suis juré de tout vous dire, les économies que je faisais depuis six mois pour mes inscriptions, mes examens, passèrent à ces soins que je savais d’avance approuvés par vous. Bélisaire et sa femme m’aidèrent à l’installation, ainsi que la bonne Zénaïde établie dans la même rue avec son père, et sur qui je comptais pour égayer ma pauvre maman. Tout cela s’était fait en cachette, une vraie surprise d’amoureux, puisque dans cette lutte nouvelle il me fallait combattre mon ennemi, mon rival, sur son propre terrain. Vraiment il me semblait qu’elle serait bien là. Cette fin de faubourg, tranquille comme une rue de village, les arbres dépassant les murs, des chants de coq montant entre des ais de planches, tout me paraissait devoir la charmer, lui donner un peu l’illusion de cette vie de campagne qu’elle regrettait tant.
«Hier soir enfin, la maison était prête à la recevoir. Bélisaire devait lui dire que je l’attendais chez les Roudic, et me l’amener à l’heure du dîner. J’étais arrivé bien avant eux, joyeux comme un enfant, arpentant fièrement notre petit logis tout luisant de propreté, embelli de rideaux clairs à toutes ses fenêtres et de gros bouquets de roses sur la cheminée. J’avais fait du feu, la soirée étant un peu fraîche, et cela donnait à l’endroit un air confortable, déjà habité, qui me réjouissait… Eh bien! le croiriez-vous? Au milieu de mon contentement, je sentis passer tout à coup un pressentiment lugubre. Ce fut vif et rapide comme une étincelle électrique: «Elle ne viendra pas!» J’avais beau me traiter de fou, préparer sa chaise, son couvert, guetter son pas dans la rue silencieuse, parcourir les pièces où tout l’attendait. Je savais qu’elle ne viendrait pas… Dans toutes les déceptions de mon passé, j’ai eu de ces divinations. On dirait qu’avant de me frapper, le destin m’avertit par une sorte de pitié, pour que ses coups me soient moins douloureux. Elle ne vint pas. Bélisaire arriva seul, très tard, avec un billet qu’elle lui avait donné pour moi. Ce n’était pas long, rien que quelques mots écrits en hâte, m’annonçant que M. d’Argenton était très malade et qu’elle considérait comme un devoir d’aller s’asseoir à son chevet. Sitôt qu’il serait guéri, elle reviendrait. Malade! je n’avais pas pensé à cela. Sans quoi, j’aurais pu me faire plaindre, moi aussi, et la retenir à mon chevet comme il l’appelait au sien… Oh! qu’il la connaissait bien, ce misérable! Comme il avait étudié ce cœur si faible et si bon, empressé à se dévouer, à protéger! Vous les avez soignées ces crises bizarres dont il se plaignait à Étiolles et qui se dissipaient si vite à table, après un bon dîner. C’est de ce mal qu’il est repris. Mais ma mère, heureuse sans doute d’une occasion de rentrer en grâce, s’est laissé prendre à cette feinte. Et dire que si je tombais malade, vraiment malade, elle ne me croirait peut-être pas! Pour en revenir à ma lamentable histoire, me voyez-vous tout seul dans mon petit pavillon, au milieu de mes préparatifs de bienvenue, après tant de courses, d’efforts, d’argent dépensé en pure perte? Ah! cruelle, cruelle!… Je n’ai pas voulu rester là. Je suis retourné à mon ancienne chambre. La maison m’eût semblé trop triste, triste comme une maison de morte; car pour moi ma mère y avait habité déjà. Je suis parti laissant le feu tomber en cendres dans l’âtre et mes bouquets de roses s’effeuiller sur le marbre avec un bruit doux. La maison est louée pour deux ans, et je la garderai jusqu’à la fin du bail, avec cette superstition qui fait que l’on conserve longtemps ouverte et accueillante la cage d’où quelque oiseau favori s’est envolé. Si ma mère revient, nous retournerons là ensemble. Mais si elle ne revient pas, je n’y habiterai jamais. Ma solitude aurait la tristesse d’un deuil. Et maintenant que je vous ai tout raconté, ai-je besoin de vous dire que cette lettre est pour vous, rien que pour vous, que Cécile ne doit pas la lire? J’aurais trop honte. Il me semble qu’à ses yeux quelque chose de ces infamies rejaillirait sur moi, sur la pureté de mon amour. Peut-être ne m’aimerait-elle plus… Ah! mon ami, que deviendrais-je si un pareil désastre m’arrivait? Je n’ai plus qu’elle. Sa tendresse me tient lieu de tout; et dans mon plus grand désespoir, quand je me suis trouvé seul devant l’ironie de cette maison vide, je n’ai eu qu’une pensée, qu’un cri: «Cécile!»… Si elle aussi allait m’abandonner… Hélas! voilà ce que les trahisons de nos bien-aimés ont de terrible, c’est qu’elles nous glissent dans le cœur la crainte d’autres trahisons… Mais à quoi vais-je songer? J’ai sa parole, sa promesse; et Cécile n’a jamais menti.»
Longtemps il crut que sa mère reviendrait. Le matin, le soir, dans le silence de son travail, il s’imagina entendre bien des fois le frôlement de sa robe dans le couloir, son pas léger près de la porte. Lorsqu’il allait chez les Roudic, il regardait toujours au pavillon de la rue des Lilas, espérant le trouver ouvert et son Ida installée dans ce refuge dont il lui avait envoyé l’adresse: «La maison t’attend… Elle est là pour toi… Quand lu voudras, tu n’as qu’à venir…» Rien, pas même une réponse. L’abandon était réel, définitif, plus implacable que jamais.
Jack eut un grand chagrin. Quand nos mères nous font du mal, cela blesse comme une erreur ou une cruauté de Dieu, comme une douleur contre nature. Mais Cécile était magicienne. Elle connaissait les baumes, les simples, tous ces calmants qui ont des noms de fleurs et qui parfument les guérisons. Elle savait les mots enchantés qui apaisent, les fermes regards qui font revivre, et sa tendresse délicate, ingénieuse, défiait toutes les férocités du destin. Un puissant réconfort aussi, c’était le travail, le travail acharné, cuirasse lourde et gênante, mais qui défend bien contre la douleur. Pendant que sa mère était là, elle l’avait souvent empêché de travailler, sans le savoir, avec sa nature d’oiseau étourdi, ses envolements, et cette volonté en zigzag qui la faisait tout à coup s’apprêter pour sortir, puis se débarrasser de son chapeau et de son châle dans une soudaine décision de rester. Il n’y avait pas jusqu’au soin maladroit qu’elle prenait pour ne pas le déranger qui ne fût un véritable dérangement pour lui. Maintenant qu’elle était partie, il marchait à grands pas et regagnait le temps perdu. Tous les dimanches il allait à Étiolles, un peu plus amoureux et un peu plus savant. Le docteur était ravi des progrès de son élève; avant un an, en continuant de ce train-là, il serait bachelier et pourrait prendre sa première inscription à l’école de médecine. Ce mot de bachelier faisait sourire Jack de plaisir, et quand il le prononçait devant les Bélisaire, dont il était redevenu le Camarade après une frasque nouvelle de Ribarot, la petite mansarde de la rue des Panoyaux en était positivement agrandie et illuminée. Du coup la porteuse de pain, dans son enthousiasme, avait pris un goût subit pour la science. Le soir, à la veillée, lorsqu’elle avait fini ses travaux d’aiguille, il fallait que Bélisaire lui montrât à lire, lui fît suivre les lettres du bout de son doigt carré qui les cachait en les désignant. Mais si M. Rivals était ravi des progrès de Jack, il l’était bien moins de sa santé. Depuis le commencement de l’automne, l’ancienne toux revenue creusait ses joues, allumait ses yeux d’une flamme aiguë, donnait à sa poignée de main la brûlure d’un feu ardent.
– Je n’aime pas ça, disait le brave homme en considérant son élève avec inquiétude, tu travailles trop, ton esprit est trop monté, trop chauffé… Il faut enrayer, ralentir un peu… Tu as le temps, que diable! Cécile ne s’en va pas.
Non, certes, elle ne s’en allait pas. Jamais elle n’avait été plus aimante, plus attentive, plus près de lui; on eût dit qu’elle devinait toutes les tendresses perdues, la part de bonheur tardive que ce déshérité devait trouver en elle. Et c’est justement cela qui aiguillonnait l’ami Jack, lui donnait une ardeur au travail que rien ne pouvait modérer. Quoi qu’il fit, en prenant sur sa nuit, des journées de dix-sept heures, il ne sentait pas sa fatigue; et dans l’état d’excitation qui centuplait ses forces, le balancier de l’usine Eyssendeck ne pesait pas plus à ses mains que sa plume.
Les ressources du corps humain sont inépuisables. Jack, en traitant le sien à force de veilles excitantes et d’indifférence absolue, en était arrivé comme les fakirs de l’Inde à cette fébrilité intense où la douleur elle-même devient une sorte de plaisir. Il bénissait jusqu’au froid de la mansarde qui le tirait dès cinq heures du lourd sommeil de ses vingt ans, jusqu’à la petite toux sèche qui le tenait veillant et éveillé bien avant dans la nuit. Quelquefois, à sa table, il sentait tout à coup une légèreté de tout son être, des lucidités de Voyant, une émotion extraordinaire de ses facultés intellectuelles mêlée à une faiblesse défaillante. C’était comme un évanouissement vers un monde supérieur. Alors sa plume courait rapidement, toutes les difficultés du travail s’aplanissaient devant lui. Il serait allé ainsi certainement jusqu’au bout de sa rude tâche, mais à la condition que rien ne vînt se mettre en travers de la route où il était lancé à toute vitesse. En pareil cas, en effet, le moindre choc est dangereux, et il allait en avoir un terrible.
Ne viens pas demain… Nous partons pour huit jours.
RIVALS.
Jack reçut cette dépêche du docteur un samedi soir pendant que madame Bélisaire lui repassait du beau linge blanc pour le lendemain, et que lui-même s’épanouissait déjà, en sentant dans cette fin du samedi le dimanche qui commençait. L’imprévu de ce départ, le laconisme de la dépêche, tout jusqu’à l’indifférence des caractères imprimés remplaçant l’écriture connue et amie, lui fit un effroi singulier. Il attendait une lettre de Cécile ou du docteur pour lui expliquer ce mystère; mais il ne reçut rien, et pendant huit jours, secoué par toutes les terreurs, passa des frissons de l’angoisse aux transports de l’espérance, le cœur serré ou dilaté sans autre motif qu’un nuage couvrant le soleil ou le dévoilant tour à tour.
La vérité est que ni le docteur ni Cécile n’étaient partis, et que M. Rivals avait éloigné l’amoureux pour avoir le temps à le préparer à un grand coup, à une décision de Cécile, subite, inouïe, et sur laquelle il espérait encore que sa petite-fille reviendrait. C’était arrivé subitement. Un soir, en rentrant, le docteur trouvait à Cécile une physionomie étonnante, quelque chose de sombre et de résolu dans la pâleur de ses lèvres et l’agitation inusitée de ses beaux sourcils bruns. Il essaya vainement de la faire sourire à dîner; et tout à coup à une phrase qu’il disait: «Dimanche, quand Jack viendra…»
– Je désire qu’il ne vienne pas… répondit-elle.
Il la regarda stupéfait. Elle répéta, pâle comme une morte, mais d’une voix très ferme:
– Je désire qu’il ne vienne pas… qu’il ne vienne plus.
– Qu’est-ce qu’il y a donc?
– Une chose bien grave, grand-père: mon mariage avec Jack n’est pas possible.
– Pas possible?… Tu me fais peur. Que s’est-il passé?
– Rien, seulement une lumière qui s’est faite en moi-même. Je ne l’aime pas, je me suis trompée.
– Misère de nous! Que nous arrive-t-il là? Cécile, mon enfant, reviens à toi. Vous aurez eu ensemble quelque querelle d’amoureux, un enfantillage.
– Non, grand-père, je te jure qu’il n’y a pas ici le moindre enfantillage. J’ai pour Jack une amitié de sœur, voilà tout. Je me suis efforcée de l’aimer; je vois maintenant que c’est impossible.
Le docteur eut un mouvement d’épouvante; le souvenir de sa fille venait de lui traverser l’esprit.
– Tu en aimes un autre?
Elle rougit.
– Non, non, je n’aime personne. Je ne veux pas me marier.
À tout ce que M. Rivals put lui dire, à tout ce qu’il voulut invoquer, Cécile n’eut qu’une réponse:
– Je ne veux pas me marier.
Il essaya de la prendre par l’orgueil. Que dirait-on dans le pays? Ce jeune homme qui venait chez eux depuis des mois, que tout le monde savait être son fiancé… Il s’attendrissait lui-même d’une pitié qu’il eût voulu lui communiquer.
– Songe que c’est un coup épouvantable… sa vie bouleversée, son avenir perdu.
Cécile eut une contraction de tous ses traits, qui prouva combien elle était émue. M. Rivals lui prit la main:
– Petite, je t’en supplie… ne te presse pas de prendre une décision pareille… Attendons encore un peu… Tu verras, tu réfléchiras.
Mais elle, avec une énergie tranquille:
– Non, grand-père, c’est impossible. Je tiens à ce qu’il soit instruit de mes sentiments au plus tôt… Je sais que je vais lui faire une grande peine; mais plus nous attendrons, plus la peine sera grande. Chaque jour perdu ne fera que l’aggraver. Et puis je souffrirais trop à rester ainsi en face de lui. Je me sens incapable de ce mensonge, de cette trahison.
– Alors, c’est son congé qu’il faut que je lui signifie?… dit le docteur en se levant furieux, c’est bon; ce sera fait… Mais, sacré tonnerre! les femmes…
Elle le regarda d’un air si désespéré, avec une telle pâleur frémissante, qu’il s’arrêta net au milieu de sa colère.
– Mais non, mais non, fillette, je ne suis pas fâché… C’est seulement une minute… Après tout, ce qui arrive est bien plus ma faute que la tienne. Tu étais trop jeune. Je n’aurais pas dû… Ah! vieux fou, vieux fou!… je ferai donc des bêtises jusqu’à la fin!
Le terrible, c’était d’écrire à Jack. Il essaya deux ou trois brouillons de lettres commençant toutes ainsi: «Jack, mon enfant, la petite ne veut plus.» Il ne trouvait pas un mot à ajouter. «La petite ne veut plus…» À la fin il se dit: «J’aime mieux lui parler…» Et, pour se donner du temps, pour se préparer à cette pénible entrevue, il remit la visite de Jack de huit jours, avec cette vague espérance que Cécile changerait peut-être d’avis dans la semaine.
Il ne fut plus question de rien entre eux pendant ces huit jours. Mais, le samedi suivant, quand M. Rivals dit à sa petite-fille:
– Il viendra demain. Tu es toujours dans les mêmes idées? Ta décision est irrévocable?
– Irrévocable! répondit-elle fermement, en laissant tomber l’une après l’autre, et de tout leur poids, les syllabes de ce mot anti-humain.
Jack arriva le dimanche de bonne heure, selon son habitude, et ne fit qu’un bond de la gare d’Évry à Étiolles. Son émotion était grande en franchissant le seuil, un seuil ami pourtant, et qui aurait dû le rassurer de tous ses bons accueils d’autrefois.
– Monsieur vous attend dans le jardin, lui dit la servante en venant lui ouvrir.
Et tout de suite, il eut froid au cœur, devina quelque désastre. La figure bouleversée du bon docteur acheva de l’épouvanter. Celui-ci, que quarante ans de stations anxieuses au chevet des malades avaient cependant aguerri au spectacle des souffrances humaines, était aussi tremblant, aussi troublé que Jack.
– Cécile n’est pas là?…
Ce fut le premier mot du pauvre garçon.
– Non, mon ami, je l’ai laissée… là-bas… Où nous étions. Elle y restera quelque temps.
– Longtemps?
– Oui, très longtemps.
– C’est donc… C’est donc qu’elle ne veut plus de moi, monsieur Rivals?
Le docteur ne répondit pas. Jack s’assit sur un banc pour ne pas tomber. C’était au fond du jardin. Autour de lui, un temps doux et clair de novembre, la rosée blanche étendue sur le sol, cette gaze flottante voilant un soleil de la Saint-Martin, lui rappelaient la journée du Coudray, la vendange, le coteau dominant la Seine et leur premier balbutiement d’amour tombé ce jour-là dans la grande nature, comme le cri timide d’un oiseau qui prend son vol pour la première fois. Quel anniversaire!… Au bout d’un instant de silence, le docteur lui posa paternellement la main sur l’épaule:
– Jack, ne te désole pas trop… Elle peut encore changer d’idée… Elle est si jeune! Ce n’est peut-être qu’un caprice.
– Non, monsieur Rivals, vous le savez bien, Cécile n’a pas de caprice… Ce serait trop horrible, un coup de couteau en plein dans le cœur pour un caprice… Mais non. Je suis sûr qu’elle a longuement réfléchi avant de prendre cette résolution, et qu’il a dû lui en coûter beaucoup. Elle savait ce que son amour était dans ma vie, et qu’en l’en arrachant toute ma vie s’en irait avec. Si donc elle a fait cela, c’est qu’elle a cru de son devoir de le faire. Je devais m’y attendre. Est-ce que c’est possible, un bonheur si grand, à moi! Si vous saviez combien de fois je me suis dit: «C’est trop beau. Cela ne se fera pas…» Eh bien! cela ne s’est pas fait. Voilà.
Un effort de sa volonté refoula le sanglot qui l’étouffait. Il se leva péniblement. M. Rivals lui prit les mains:
– Pardonne-moi, mon pauvre enfant… C’est moi qui suis coupable en tout ceci. Mais je croyais faire deux heureux.
– Non, monsieur Rivals, ne vous accusez pas. Ce qui arrive devait arriver. Cécile était trop au-dessus de moi pour pouvoir m’aimer. La pitié que je lui inspirais a pu lui faire illusion un moment, son bon cœur l’a égarée. À présent elle y voit plus clair, et la distance qui nous sépare lui fait peur. N’importe! écoutez bien ceci, mon cher ami, et répétez-le lui de ma part. Il y a une chose qui m’empêchera toujours de lui en vouloir, si dur que soit le coup dont elle m’accable…
Il montra les champs, le ciel, tout l’horizon, d’un geste agrandi.
… L’an dernier, par une journée semblable, j’ai senti que j’aimais Cécile, j’ai cru qu’elle pourrait m’aimer; et j’ai commencé le plus heureux, le seul heureux temps de ma vie, une année pleine, incomparable, qui, maintenant que je la regarde, me semble résumer toute une existence. J’étais né ce jour-là, je meurs aujourd’hui. Mais cette époque bénie, cet oubli du mauvais destin à mon égard, c’est à Cécile et à vous que je l’ai dû. Je ne l’oublierai jamais.
Il retira doucement ses mains de l’étreinte frémissante du docteur.
– Tu pars, Jack?… tu ne déjeunes pas avec moi?…
– Non, merci, monsieur Rivals!… Je ferais un trop triste convive.
Il traversa le jardin d’un pas ferme, franchit la porte et s’éloigna rapidement sans regarder en arrière. S’il s’était retourné, il aurait vu là-haut, au premier étage, sous la blancheur du rideau soulevé, sa bien-aimée aussi pâle, aussi tremblante que lui et qui pleurait en lui tendant les bras, mais sans songer à le retenir. Les jours suivants furent bien tristes chez les Rivals. La petite maison, égayée et rajeunie depuis des mois, reprit son morne visage des anciens jours, plus morne encore de toute la gaieté disparue. Le docteur, très troublé, épiait sa petite-fille, ses promenades solitaires dans le jardinet et ses longues stations dans la chambre de sa mère, rouverte maintenant et qu’elle semblait vouloir faire sienne par le droit du chagrin. Où Madeleine avait pleuré jadis, Cécile pleurait aujourd’hui, et le pauvre grand-père aurait pu s’y tromper en surprenant parfois un jeune visage penché là-haut, derrière la fenêtre, dans le silence et l’accablement d’une douleur inavouée… Est-ce qu’elle allait mourir celle-là aussi?… Pourquoi?… Qu’est-ce qu’elle avait?… Si elle n’aimait plus Jack, comment expliquer cette tristesse, ce besoin de solitude, cette langueur que l’activité forcée de la ménagère ne parvenait pas à dissiper? Et si elle l’aimait encore, pourquoi l’avoir refusé? Il sentait bien, le bon docteur, qu’il y avait là quelque mystère, un combat intérieur; mais, au moindre mot, à la moindre question, Cécile le déroutait, lui échappait comme si elle se fût sentie responsable seulement vis-à-vis d’elle-même des décisions suprêmes de sa conscience. Devant cette attitude inquiétante de sa petite-fille, le brave homme en arriva à oublier la douleur de Jack; il avait bien assez de la sienne à ruminer, à raisonner, et le cabriolet qui l’emportait à toute heure sur les routes, son vieux cheval de plus en plus indiscipliné, auraient pu raconter ses agitations, rien qu’à sa façon bizarre de conduire.
Une nuit, on vint sonner à la maison pour un malade. C’était la vieille Salé, qui attendait en se lamentant sur la route. Il paraît que cette fois «son houme, son pauv’houme se décidions à querver.» M. Rivals, que son chagrin et son grand âge n’empêchaient pas d’être toujours sur pied au premier signal, monta précipitamment d’Étiolles aux Aulnettes. Les Salé habitaient auprès de «parva domus» un véritable trou creusé en contrebas du chemin, une chambre où l’on descendait comme dans une cave, orde, sombre, mal close, vrai gîte de paysans du temps de La Bruyère, qui avait survécu à tous les châteaux environnants. Pour plancher, la terre battue; pour meubles un bahut cassé, des escabeaux branlants; le tout éclairé par un grand feu de bois volé, crépitant et rempli de sève. Ici d’ailleurs tout sentait le pillage, aussi bien les débris de vieilles boiseries entassées contre les murs, que le fusil posé dans l’angle de la cheminée, avec les panneaux, les pièges et ces immenses traînes que les braconniers jettent en automne sur les champs moissonnés, à la façon des pêcheurs à l’épervier. Sur un grabat, dans un coin sombre, parmi toute cette misère déshonnête, le vieux «quervait.» «Il quervait» de soixante ans de braconnage, d’affûts de nuit dans les fossés, dans la neige, les marécages, de courses ventre à terre devant les chevaux des gendarmes. Une vie de vieux lièvre malfaisant, encore heureux de finir dans son terrier. En entrant, M. Rivals fut suffoqué par une odeur d’aromates brûlés qui dominait toutes les puanteurs du bouge.
– Qu’est-ce que diable on a brûlé ici, mère Salé?
La vieille se troubla, voulut mentir; mais il ne lui en laissa pas le temps:
– Il est donc venu chez vous, le voisin, l’empoisonneur?
M. Rivals ne se trompait pas. Hirsch, en ces derniers temps, était venu essayer sur ce misérable sa sinistre médication des parfums. Les occasions de l’expérimenter devenaient rares pour lui. Les paysans se méfiaient; en outre, il était obligé de prendre de grandes précautions, à cause du médecin d’Étiolles qui faisait une guerre acharnée à sa médecine sans diplôme. Deux fois déjà il avait été mandé au parquet de Corbeil et menacé de peines sévères s’il continuait à exercer. Mais le voisinage des Salé, l’humilité de leur condition… Malgré sa peur des gendarmes, il s’était encore laissé tenter.
– Vite, vite! ouvrez la porte, la fenêtre!… vous voyez bien qu’il étouffe, ce malheureux!
La vieille se dépêchait d’exécuter les ordres du docteur, en marmottant:
– Ah! mon pauv’houme, mon pauv’houme! Il disions tant qu’ils nous le guéririons… Est-il possible de tromper le monde comme ça!… Pauvre bête sauvage de paysan que je sommes.
Pendant que M. Rivals, penché vers le mourant, épiait ce qu’il restait de force à son pouls insensible, une voix caverneuse sortit de dessous les guenilles du grabat:
– Dis-y, femme, tu as dit que tu y dirais.
La vieille continua à parler avec volubilité, à remuer la bourrée dans le foyer. Mais le moribond recommença de sa voix épuisée:
– Dis-y, femme… dis-y, femme…
M. Rivals regarda la Salé, dont le visage brûlé de vieille squaw avait pris une belle couleur de brique. Elle s’approcha en balbutiant:
– Dam! oui, ben sûr que c’est encore sa faute à ce médecin d’à côté, si j’avons fait du chagrin à c’te pauvre demoiselle qu’est si charitable.
– Quelle demoiselle? De qui parlez-vous? demanda le docteur vivement, en lâchant le bras de son malade.
Elle hésitait. Mais la voix du braconnier, de plus en plus faible et comme si elle venait de très loin, murmura encore une fois:
– Dis-y… Je veux que tu y dises.
– Eh ben oui, là, j’y dis, fit la vieille résolûment. Voilà ce que c’est, mon bon monsieur Rivals: ce guerdin-là m’a donné vingt francs, – y a-t-il du vilain monde, Jésus Seigneur! – y m’a donné vingt francs pour si je voulions raconter à mam’zelle Cécile toute l’histoire de son papa et de sa maman.
– Coquine!… cria le vieux Rivals avec une colère qui lui fit retrouver la force et l’élan de sa jeunesse.
Il avait pris l’horrible paysanne, la secouait brutalement.
– Tu as osé faire cela?
– C’est pour les vingt francs, mon bon monsieur… Si ce vilain homme ne m’avions pas donné vingt francs, je serions morte plutôt que de parler… D’abord, aussi vrai que v’là un chrétien qui va passer, je savions ren de ren de c’te affaire-là! C’est lui qui m’a tout raconté pour que je le rapportions après.
– Ah! le misérable, il m’avait bien dit qu’il se vengerait… Mais qui donc a pu l’instruire et si bien guider sa vengeance?
Une plainte profonde, un de ces vagissements confus, comme l’homme en pousse quand il arrive au monde ou qu’il en sort, rappela le médecin vers le grabat du vieux. Maintenant qu’elle «y avait dit,» le père Salé se laissait mourir, et peut-être que ce seul petit scrupule de conscience parmi tous ses crimes de vieux vagabond, lui rendit plus facile le terrible passage. Jusqu’au matin, le docteur demeura penché sur cette lente agonie, sur cet atome de vie que le jour blanc frappant aux carreaux, allait emporter dans son premier frisson. Il lui fallut un grand courage pour rester là en face de ce mourant et de cette vieille accroupie au foyer, qui n’osait ni lui parler, ni le regarder. Retenu par son devoir, il pensait, et, d’une idée à une autre, essayait d’assembler les parties, encore obscures pour lui, de cette infâme machination. Quand tout fut fini, il s’en revint bien vite à Étiolles, non sans avoir constaté que cet infâme Hirsch n’était plus à «Parva domus.» Ah! s’il l’avait tenu en ce moment, il aurait retrouvé toutes ses violences de chirurgien de bord devant ce lâche ennemi qui pour se venger de lui s’était attaqué à sa petite fille. En rentrant, il monta droit chez Cécile. Personne. Le lit n’était même pas défait. Un frisson le prit. Il courut à la «pharmacie.» Personne encore. Seulement l’ancienne chambre de Madeleine était ouverte, et là, parmi les reliques de la chère morte, sur le prie-Dieu où s’étaient agenouillées toutes ses peines, il trouva Cécile endormie, dans une attitude affaissée, qui racontait une nuit entière de prières et de larmes. Au pas du docteur elle ouvrit les yeux:
– Grand-père!
– Ils te l’ont donc appris, les misérables, ce secret que nous avions eu tant de peine à te cacher. Ô Dieu! tant d’efforts, tant de soins, pour t’éviter cette tristesse! et puis, qu’elle t’arrive par des étrangers, par des ennemis! Pauvre petite…
Elle avait caché sa tête sur son épaule:
– Ne me parle pas. Ne me dis rien. J’ai honte!…
– Il faut que je parle, au contraire… Ah! si j’avais pu me douter d’où venait la cause de ton refus! car enfin c’est pour cela, n’est-ce pas, que tu n’as plus voulu te marier?
– Oui.
– Mais pourquoi? Explique-moi ta pensée.
– Je ne voulais pas avouer le déshonneur de ma mère, et ma conscience me forçait à tout apprendre à celui qui devait être mon mari… Il n’y avait qu’une chose à faire, je l’ai faite.
– Ainsi, tu l’aimes, tu l’aimes encore?
– De toute mon âme. Et je crois bien que lui aussi m’aimait assez pour ne pas rompre notre mariage; mais c’était à moi de lui épargner ce grand sacrifice. On n’épouse pas une fille qui n’a pas de père, qui n’a pas de nom, qui, si elle en avait un, porterait celui d’un voleur et d’un faussaire.
– Tu te trompes, mon enfant. Jack était bien fier et bien heureux de t’épouser; et pourtant il connaissait ton histoire. C’est moi-même qui la lui avais racontée.
– Est-ce possible?
– Ah! méchante petite, si tu avais eu plus de confiance en moi, je t’aurais évité ce triple coup de poignard dont tu as frappé notre bonheur à tous trois.
– Ainsi Jack savait qui j’étais?…
– J’avais cru devoir le prévenir, il y a un an, quand il m’a parlé de son amour.
– Et il voulait bien de moi encore?…
– Enfant!… Puisqu’il t’aimait… D’ailleurs vos destinées sont tellement semblables… Il n’a pas de père, lui non plus; et sa mère n’a jamais été mariée. La seule différence entre vous, c’est que ta mère à toi était une sainte, tandis que la sienne…
Alors, de même qu’il avait raconté à Jack l’histoire de Cécile, M. Rivals raconta à Cécile l’histoire de Jack, le long martyre de ce pauvre être si affectueux et si bon, l’abandon de son enfance, l’exil de sa jeunesse; et subitement, comme si tout ce passé, à mesure qu’il se le remémorait, lui faisait mieux comprendre le présent:
– Mais j’y pense, c’est elle… Le coup vient d’elle…, s’écria le docteur. Elle en aura parlé devant Hirsch de votre mariage… Oui, oui, j’en suis sûr maintenant… C’est par cette folle que le drame, dont je t’avais si soigneusement garantie, est arrivé jusqu’à toi… C’était fatal. Un coup pareil, porté à ce pauvre garçon, ne pouvait lui venir que de sa mère.
Pendant qu’elle écoutait ces explications, Cécile était prise d’un violent désespoir en songeant qu’elle avait causé à Jack, déjà si malheureux, une peine effroyable et bien inutile. Elle aurait voulu lui demander pardon, s’humilier devant lui.
– Jack… Pauvre ami!… répétait-elle avec des sanglots.
Et, mesurant à son propre chagrin la blessure qu’elle lui avait faite:
– Oh! comme il a dû souffrir!
– Et il souffre encore, va!
– Est-ce que tu as eu de ses nouvelles, grand-père?
– Non. Mais il pourrait venir lui-même t’en donner?… répondit le grand-père en souriant.
– Peut-être ne voudra-t-il plus revenir, maintenant.
– Eh bien! allons le chercher… C’est dimanche aujourd’hui. Il n’est pas à l’atelier. Nous le trouverons et nous le ramènerons ici… Veux-tu?
– Si je veux!
Quelques heures après, M. Rivals et sa petite-fille étaient en route pour Paris.
Comme ils venaient de partir, un homme couvert de sueur, courbé sous le poids d’une large hotte, s’arrêtait devant leur maison. Il regardait la petite porte verte, la plaque de cuivre sur laquelle il épelait péniblement: «SON… NET… TE DU MÉ… DE… CIN.»
– C’est là! dit-il enfin, et il sonna en s’essuyant le front. La petite bonne arriva, mais voyant qu’elle avait affaire à un de ces dangereux forains qui courent la campagne, elle ne fit qu’entrouvrir la porte.
– Qui demandez-vous?
– Le monsieur d’ici…
– Il n’y est pas.
– Et sa demoiselle?…
– Elle n’y est pas non plus.
– Quand reviendront-ils?
– Je ne sais pas.
La porte se referma brutalement.
– Bon Dieu!… Bon Dieu!… dit le camelot d’une voix rauque… Est-ce qu’on va le laisser mourir comme ça?
Et il restait là, debout, interdit, au milieu du chemin.
Il y avait, ce soir-là, une grande réunion littéraire au quai des Augustins, à côté de l’Institut, chez le rédacteur en chef de la Revue des Races futures. Le ban et l’arrière-ban des Ratés se trouvaient convoqués à cette fête, donnée pour le retour de Charlotte, et que d’Argenton devait solenniser encore par la lecture de son grand poème des Ruptures, enfin terminé. D’étranges circonstances avaient marqué l’éclosion de cette œuvre magistrale. Charlotte rentrée au bercail, comment continuer à déplorer l’absence de l’ingrate, à décrire les souffrances de l’amant abandonné? Il y avait là un écueil de ridicule; et c’était vraiment dommage, jamais l’inspiration du poète ne s’étant montrée plus abondante ni plus soutenue. Après quelques jours d’hésitation, il avait pris son parti bravement.
– Ma foi, tant pis!… Je continuerai… L’œuvre d’art ne doit pas être livrée au hasard des circonstances.
Et ç’avait été un spectacle du plus haut comique, ce poète se lamentant du départ de sa maîtresse en présence de la maîtresse elle-même, qui s’entendait traiter de «méchante,» d’«infidèle,» de «chère absente,» et consignait toutes ces belles épithètes de sa propre écriture sur un cahier noué de faveurs roses. Le poème fini, d’Argenton avait voulu le lire à sa bande, moins par vanité d’artiste que par gloriole d’amant, pour apprendre à tous les Ratés que son esclave était revenue et qu’il la tenait bien, cette fois. Jamais le petit appartement du quatrième n’avait encore vu une soirée si somptueuse, un luxe pareil de fleurs, de tentures, de rafraîchissements; jusqu’à la toilette de la chère absente, toute blanche, semée de violettes pâles, qui se trouvait bien en harmonie avec le rôle muet qu’elle allait jouer pendant la lecture. On ne se serait pas douté, en entrant là, que des embarras d’argent rôdaient sur toutes ces splendeurs, comme d’invisibles toiles d’araignées tendues sur des ailes de papillons. Rien de plus vrai pourtant. La Revue en était à ses derniers jours, diminuait de format à chaque numéro, et ne paraissait plus qu’à de lointains intervalles, de plus en plus intermittents. D’Argenton, après y avoir englouti la moitié de son héritage, songeait à la vendre. C’est même cette situation lamentable, jointe à quelques «crises» habilement ménagées, qui avaient pour toujours rendu à son «artiste» cette folle de Charlotte. Il n’avait eu qu’à se poser devant elle comme le grand homme vaincu, exténué, abandonné de tous, doutant d’une étoile incertaine, autrefois entrevue, pour qu’elle lui fît des serments solennels:
– Maintenant je suis à toi… À toi pour toujours.
Au fond, ce d’Argenton n’était qu’un sot et un poseur; mais on peut dire qu’il jouait de cette femme supérieurement et qu’il savait tirer de l’instrument banal des effets miraculeux. Si vous saviez de quels regards elle le couvait à cette soirée, comme elle le trouvait séduisant, maladif, génial, aussi beau que douze ans auparavant, quand il lui était apparu sous les globes opalisés du salon Moronval, encore plus beau peut-être, car le milieu était différent, plus confortable, plus riche, et l’auréole de son poète augmentée de nombreux rayons! Du reste le même entourage, le même personnel immuable. Voici Labassindre en velours vert-bouteille avec les bottes montantes de Faust, et le docteur Hirsch étoilé de taches chimiques, et Moronval en habit noir, blanc aux coutures, en cravate blanche, très noire aux plis, puis les «petits pays chauds,» l’éternel Égyptien à la peau tendue, le Japonais couleur safran, et le neveu de Berzelius, et l’homme qui a lu Proudhon. Voici tout le défilé grotesque, hâve, maigre, famélique, mais toujours plein d’illusions, avec des mains fiévreuses et de pauvres yeux sans cils, brûlés à contempler les astres. On dirait une troupe de pèlerins d’Orient en marche vers quelque Mecque inconnue dont la lampe d’or fuit tout le temps derrière l’horizon. Depuis douze ans que nous les connaissons, ces malheureux Ratés, quelques-uns sont tombés en route; mais du pavé de Paris il s’est levé d’autres fanatiques pour remplacer les morts et resserrer les rangs. Rien ne les décourage, ni les déceptions, ni les maladies, ni le froid, ni la chaleur, ni la famine. Ils vont, ils se hâtent. Ils n’arriveront jamais. Au milieu d’eux, d’Argenton mieux nourri, bien vêtu, ressemblait à un riche hadji cheminant parmi les pouilleux, avec son harem, ses pipes, ses richesses. Et ce qui ajoutait à son rayonnement, ce soir-là, c’était sa vanité satisfaite, la conscience sereine du triomphe.
Pendant la lecture du poème, Charlotte, assise sur le divan, dans une attitude qui voulait être indifférente, rougissait aux allusions qui passaient dans chaque strophe, entortillées de voiles transparents, comme de mystérieuses coquettes enchantées d’être reconnues. Tout autour, des femmes de Ratés se courbaient humbles et flatteuses, et parmi elles la petite madame Moronval qui, assise, paraissait très grande à cause de l’incommensurable hauteur de son front et de son menton, s’essuyait les yeux à chaque instant pour montrer son émotion. Hypocrisie peu digne d’une Moronval, née Decostère! mais la misère abat les fiertés les plus hautes, et Moronval, placé vis-à-vis de sa femme, la surveillait, menait la claque, donnait à sa face simiesque mille expressions variées d’une admiration extraordinaire, tout en se rongeant les ongles furieusement, ce qui était toujours le présage de quelque emprunt. Devant cette assistance prévenue, les vers se déroulaient avec une lenteur et une monotonie désespérantes, un mouvement de rouet dévidant un peloton interminable. Il y en avait, il y en avait! Cela se mêlait au pétillement du feu, au grésillement des lampes, au bruit du vent errant sur le balcon et se heurtant tout à coup aux vitres avec fureur, comme une certaine nuit. Mais Charlotte ne se trouvait pas ce soir dans ces dispositions inquiètes où l’esprit accueille les présages et les pressentiments. Elle était toute à son poète, toute au drame qu’il débitait en scandant fortement ses vers. Le poème contenait effectivement une partie très dramatique. Au dernier chant, d’Argenton supposait que la chère absente, revenue auprès de l’amant, se mourait des souffrances endurées loin de lui. Le poète lui fermait les yeux en lui jurant un amour éternel:
J’ai mis dans la tombe avec toi
La meilleure part de moi-même,
Ce qui te pleure et ce qui t’aime,
disait-il. Et c’était si touchant, cette grandeur d’âme de l’homme qui voulait bien oublier, et le sort funeste de cette malheureuse créature, que tout le monde sanglotait en écoutant, Charlotte encore plus fort que tout le monde; car enfin c’était elle qui mourait là dedans, et ces choses-là vous attendrissent encore plus pour vous-même que pour les autres.
Tout à coup, au passage pathétique, alors que d’Argenton promenait sur l’assemblée un regard satisfait, la porte du salon s’ouvrit subitement, et la bonne, une de ces bonnes familières, à rubans envolés, comme il y en a chez ces femmes-là, entra dans le salon d’un air effaré, en criant à sa maîtresse:
– Madame!… madame!…
On se leva:
– Quoi donc?… Qu’y a-t-il?
– Il y a un homme…
– Un homme?
– Oui, un homme de mauvaise mine et très vilain qui demande à parler à madame. Je lui ai dit que madame n’y était pas, qu’on ne pouvait pas la voir. Alors il s’est assis sur une marche et il a dit qu’il attendrait.
– J’y vais… fit Charlotte très émue et comme si elle devinait de la part de qui venait ce messager.
Mais d’Argenton s’interposa vivement.
– Du tout… du tout…
Et, se tournant vers Labassindre, le plus vigoureux parmi les assistants:
– Va donc voir un peu ce que c’est que cet intrus.
– Voilà… voilà… beûh!… dit le chanteur, et il sortit en élargissant ses épaules.
D’Argenton, qui avait encore un hémistiche coupé en deux tout frétillant au bord des lèvres, se remit précipitamment devant la cheminée, prêt à reprendre la lecture interrompue. Mais la porte se rouvrit de nouveau pour laisser passer la tête et le bras de Labassindre qui appelait le poète d’un geste. D’Argenton s’élança, furieux, dans l’antichambre:
– Qu’est-ce que c’est? Voyons!
– Il paraît que Jack est très malade, lui dit le chanteur tout bas.
– Allons donc!… À d’autres!
– C’est ce pauvre diable qui l’affirme.
D’Argenton regarda le pauvre diable, laid, timide, dont la haute silhouette courbée sous la porte ne lui semblait pas inconnue.
– C’est vous qui venez de la part de ce monsieur?
– Non, je ne viens pas de sa part, répondit l’autre… Il est trop malade pour qu’on vienne de sa part… Voici trois semaines qu’il est couché, bien, bien malade.
– Qu’est-ce qu’il a?
– Il a quelque chose dans le poumon, que le médecin dit qu’il n’en a pas pour huit jours. Là-dessus, nous avons pensé, ma femme et moi, qu’il fallait prévenir sa mère, et je suis venu.
– Qui êtes-vous?
– Je suis Bélisaire, Bel, comme elle m’appelait, la dame… Oh! elle me connaît bien, allez! et puis ma femme aussi.
– Eh bien! monsieur Bélisaire, fit le poète d’un air goguenard… vous direz à celui qui vous envoie que le tour est bon, mais qu’il a déjà servi. Il faut qu’il en cherche un autre.
– Excusez! dit le camelot qui ne comprenait pas les «mots cruels.»
Mais d’Argenton avait déjà fermé la porte, laissant Bélisaire stupéfait sur le palier, avec la vision d’un salon entr’aperçu là-bas au fond de l’appartement, rempli de monde et de lumières.
– Ce n’est rien… Quelqu’un qui se trompait, dit le poète en rentrant; et pendant qu’il continuait sa lecture majestueusement, le camelot s’en allait à grands pas dans les rues noires, sous le grésil et la bise piquante, pressé de retourner vers Jack, vers le pauvre Camarade gisant à cette heure sur le mauvais lit de fer de sa mansarde…
Cela lui avait pris un jour qu’il revenait d’Étiolles. Il s’était couché sans rien dire; et depuis, la fièvre le secouait, la fièvre et un gros rhume, si grave que le médecin de l’usine prévenait ses amis qu’il y avait à craindre. Bélisaire aurait voulu avertir M. Rivals; mais Jack s’y était formellement refusé. Il n’était même sorti de son silence léthargique que cette fois, et une autre encore pour envoyer la porteuse de pain vendre sa montre et une bague qui lui venait de sa mère. C’est que l’argent était rare, rue des Panoyaux. Toutes les économies de Jack avaient passé à l’achat du petit mobilier de Charonne, les tiroirs sonnaient le vide, et le ménage de Bélisaire se trouvait lui aussi tout à fait au dépourvu par suite de ses frais de noce et d’installation. N’importe! pour soigner ce malheureux abandonné, le camelot et sa femme s’étaient sentis capables de tous les sacrifices. Après avoir porté au Mont-de-Piété des matelas, des meubles, ils avaient engagé une cargaison de chapeaux de paille qu’il faudrait à tout prix retirer au printemps. Mais même ce sacrifice ne suffisait pas. Tout est si cher, le bois, les médicaments!… Vraiment ils n’avaient pas eu de chance avec les Camarades. Le premier, un ivrogne paresseux et gourmand; le second, la perfection même, devenant une lourde charge par le fait de sa maladie. Dans le voisinage, on leur conseillait de mettre Jack à l’hôpital. «Il sera mieux que chez vous, il ne vous coûtera plus rien.» Mais ils s’entêtaient avec un certain orgueil à garder leur ami auprès d’eux comme s’ils eussent manqué aux devoirs de l’association en le confiant à d’autres soins. Maintenant, ils étaient à bout. Et, la gravité du mal correspondant avec cette détresse imminente, ils s’étaient décidés à prévenir Charlotte, «la belle madame,» comme disait la porteuse de pain d’une voix indignée. C’est elle qui avait envoyé son mari:
– Surtout, ramène-la avec toi, pour être sûr qu’elle viendra… De revoir sa mère, cela lui fera du bien à ce malheureux. Il n’en parle jamais. Il est si fier!… Mais je parie bien qu’il y pense.
Bélisaire ne la ramenait pas. Aussi était-il désolé en revenant, et inquiet de l’accueil qu’il allait recevoir. Madame Bélisaire, son enfant endormi sur les genoux, causait à voix basse avec madame Levindré devant un feu maigre et triste, ce que le peuple appelle un «feu de veuve,» tout en écoutant vers l’alcôve la respiration pénible de Jack et l’horrible toux qui l’étranglait. On n’eût jamais reconnu dans cette pièce démeublée et lugubre la mansarde claire, ouvrant sur la cour, où le travail chantait dès le matin comme une alouette parisienne. Plus de traces de livres ni d’études. Rien qu’un pot de tisane fumant sur la cheminée, emplissant la chambre de cet air composé, vague et lourd, qui flotte autour de la maladie. Là dedans, des chuchotements, un bruit de pincettes, et le pas de Bélisaire qui rentrait.
– Tout seul?… demanda la porteuse de pain.
Il raconta à voix basse qu’on ne lui avait pas laissé voir la mère de Jack, que les grosses moustaches ne lui avaient pas permis d’entrer.
– En voilà des gueux!… Mais tu n’as donc pas de sang dans les veines!… Je te reconnais bien là avec tes peurs… Il fallait le pousser, entrer de force et crier à cette gueuse: Madame, votre enfant va mourir.
Quel magnifique regard de mère elle jeta à son petit endormi sur ses genoux!
– Ah! mon pauvre Bélisaire, tu ne seras jamais qu’une pauvre poule mouillée.
Le camelot baissait la tête. Il s’attendait bien à être secoué en revenant, mais il n’était pas maître de sa timidité, l’habitude de s’en aller sur les chemins et par les rues avec une permission de forain, à la merci des gendarmes et des sergents de ville, lui ayant donné une humilité courbée, que toutes les vaillances de sa femme ne parvenaient pas à redresser.
– Si j’y étais allée, moi, je suis bien sure que je l’aurais ramenée… disait la brave personne en serrant les poings.
– Laissez donc, ma chère, ripostait aigrement madame Levindré, vous ne savez pas ce que c’est que ces femmes-là.
Elle disait «ces femmes-là,» depuis que le départ d’Ida de Barancy lui avait ôté tout espoir pour sa machine à coudre ou la commandite de son mari. Celui-ci venait d’entrer aussi. Tous les soirs, avec cette facilité des clefs sur les portes adopté dans les intérieurs pauvres, on voisinait chez le malade, sous prétexte de prendre de ses nouvelles. En apprenant que la dame n’était pas venue, M. Levindré commença une longue tirade sur la Phryné moderne, honte de nos sociétés, et déroula une fois de plus son système politique qui débarrasserait le monde de toutes ces scories. Les autres écoutaient, la bouche ouverte, ce bavard somnolent et intarissable, pendant que le vent soufflait sur les tisons éteints et que la grosse toux de Jack résonnait sous ses draps.
– Ce n’est pas tout ça, dit madame Bélisaire qui ne s’égarait jamais longtemps loin de son sujet. Qu’est-ce que nous allons faire? Nous ne pouvons pas laisser ce pauvre garçon s’en aller faute de soins.
Les Levindré opinèrent:
– Il faut faire ce que le médecin vous a dit. Il faut le conduire au parvis Notre-Dame, au bureau central. Là, on lui donnera une carte d’entrée pour un hospice.
– Chut!… chut!… pas si fort!… dit Bélisaire en leur montrant l’alcôve où le malade s’agitait dans la fièvre. Il y eut un moment de silence, pendant que les draps froissés faisaient crier leur grosse toile.
– Je suis sûr qu’il vous a entendus, ajouta le camelot d’un air fâché.
– Le beau malheur!… Ce n’est ni votre frère, ni votre fils; et vous vous débarrasseriez joliment en le conduisant à l’hôpital.
– C’est le Camarade! dit Bélisaire, en mettant dans sa façon de parler toute la fierté et le dévouement de son brave cœur naïf. Ce fut si émouvant que la porteuse de pain en devint toute rouge, et regarda son mari avec des yeux brillants de larmes. Les Levindré s’en allèrent en haussant les épaules; et quand ils furent partis, la chambre parut tout de suite moins dénuée et moins froide.
Jack avait entendu. Il entendait tout ce qu’on disait. Le plus souvent, depuis que cette rechute terrible de sa maladie de poitrine, jointe à la déception navrante de son amour, le tenait cloué dans son lit, il ne dormait pas, mais se détournait à dessein de la vie qui l’entourait, se renfermait dans un mutisme que la fièvre elle-même et ses hallucinations ne parvenaient pas à vaincre. Ses yeux, tournés vers le fond de l’alcôve, restaient grands ouverts tout le jour, et si la muraille, la sombre muraille, ridée et lézardée comme un visage de vieille femme, avait pu parler, elle aurait raconté que dans ces yeux fixes de somnambule était écrit en lettres de flamme: «Malheur complet… désespoir sans bornes…» Elle seule voyait cela; car le malheureux ne se plaignait jamais. Il essayait même de sourire à sa robuste garde-malade quand elle l’abreuvait de tisanes brûlantes et d’aimables encouragements. C’est ainsi qu’il passait ces longues journées solitaires, où le bruit du travail venait le chercher jusque dans sa mansarde pour lui faire maudire son inaction forcée. Que n’était-il vaillant et fort comme tant d’autres, afin de résister aux désespérances de la vie?… Et encore, pour qui travailler désormais! Sa mère était partie, Cécile ne voulait plus de lui. Ces deux figures de femme le hantaient, ne le quittaient pas. Quand le sourire joyeusement banal et indifférent de Charlotte avait disparu, le visage pur de Cécile, que le mystère de son refus entourait comme d’un voile, se dressait devant lui, et il restait là anéanti, incapable d’un mot ou d’un geste, pendant que les battements de ses tempes et de ses poignets, sa respiration embarrassée, les accès de sa toux creuse se scandaient à l’agitation environnante, au souffle du vent et de la cheminée, au train des omnibus ébranlant le pavé, au bruit ronflant d’un métier dans la mansarde voisine.
Le lendemain de cette conversation auprès du lit de Jack, quand la porteuse de pain, en revenant de sa tournée, son tablier blanc de farine, entra dans la chambre pour avoir des nouvelles de la nuit, elle resta stupéfaite de voir un grand spectre debout, tout habillé, en train de discuter devant le feu avec Bélisaire:
– Qu’y a-t-il donc?… Comment! vous voilà debout!
– Il a voulu se lever, dit le camelot désolé. Il veut aller au parvis Notre-Dame.
– Au parvis Notre-Dame!… Et pourquoi faire?… Vous trouvez que nous ne vous soignons pas bien ici? Qu’est-ce qu’il vous manque?
– Rien, rien, mes bons amis… Vous êtes deux cœurs généreux et dévoués. Mais il m’est impossible de rester ici plus longtemps. Je vous en prie, ne me retenez pas. Il le faut… Je le veux.
– Mais comment allez-vous faire, mon pauvre camarade, faible comme vous êtes?
– Oh! je suis un peu patraque. Mais quand il faut marcher, on marche. Bélisaire me prêtera son bras. Il m’a promené comme cela dans les rues de Nantes, un jour que je n’étais pas aussi solide qu’aujourd’hui.
Devant une volonté aussi formelle, on ne pouvait plus hésiter. Jack embrassa madame Bélisaire et descendit, soutenu par le camelot, après avoir jeté un adieu muet et navré à ce petit logement, où il avait passé de si belles heure, caressé de si beaux rêves, et qu’il savait bien ne plus jamais revoir. À cette époque, le bureau central était situé en face de Notre-Dame; un monument carré, gris et triste d’aspect, élevé de quelques marches. Pour arriver jusque-là des hauteurs de Ménilmontant, que la route leur sembla longue! On s’arrêta souvent, sur les bornes, au coin des ponts, mais sans de grands repos parce que le froid était vif. Sous le ciel bas et lourd de décembre, le malade paraissait plus hâve, plus défiguré que dans son alcôve. Ses cheveux étaient mouillés de sueur, tirés par l’effort de la marche; et tout tournait devant sa faiblesse, les maisons noires, les ruisseaux, les figures des passants apitoyés par le couple lamentable que formaient le camelot et son compagnon. Dans ce Paris brutal où l’existence ressemble à un combat, on eût dit un blessé tombé pendant l’action et qu’un camarade emmenait sous la mitraille à l’ambulance, avant de revenir prendre sa part du danger.
Il était encore de bonne heure quand ils arrivèrent au bureau central. Pourtant la grande salle d’attente se trouvait déjà remplie d’une foule depuis longtemps assise sur des bancs de bois, autour d’un énorme poêle pétillant et ronflant. Il régnait là une atmosphère suffocante, lourde, somnolente, qui communiquait le même accablement à toute l’assistance, aux malheureux arrivant sans transition du froid de la rue dans cette étuve, aux employés écrivant au fond derrière un vitrage, au garçon de salle chargeant le poêle d’un air abattu. Quand Jack entra au bras de Bélisaire, tous les regards se tournèrent vers lui, hargneux et inquiets.
«Allons, bon!… encore un!…» semblaient-ils dire. En effet, l’encombrement est si grand dans les établissements hospitaliers, chaque lit de souffrance est tellement envié, brigué, disputé! L’administration a beau faire des efforts considérables, la charité a beau se multiplier, il y a toujours plus de malades que de places pour les recevoir. C’est qu’il s’y entend à forger toutes sortes de maux, ce féroce Paris, à en inventer d’étranges, d’imprévus, de compliqués, avec l’aide du vice, de la misère et de toutes les combinaisons qu’amènent entre eux ces deux éléments de souffrance! De nombreux spécimens de son savoir-faire s’étalaient là, piteusement, sur les bancs sordides, dans cette salle du parvis. À mesure qu’ils entraient, on les séparait en deux catégories: d’un côté, les blessés, ceux que les roues des usines, les engrenages des machines à vapeur, les acides des teintureries estropient, aveuglent, défigurent; de l’autre, les fiévreux, les anémiques, les phtisiques, des membres grelottants, des yeux bandés, des toux diverses, creuses, aiguës, qui semblaient s’attendre et partir ensemble comme les instruments d’un déchirant orchestre. Et quels haillons, quels souliers, quels chapeaux, quels cabas! La logique dans ce qu’elle a de plus désastreux: des déchirures obstruées de boue, des franges baignées au ruisseau, la plupart de ces misérables étant venus à pied, en se traînant, comme Jack. Tous attendaient avec une angoisse profonde l’examen du médecin, qui devait leur faire ou non délivrer une carte d’entrée pour un hôpital. Aussi il fallait les entendre parler entre eux de leurs maladies, les exagérer à dessein, essayer de persuader à leurs voisins qu’ils étaient bien plus malades qu’eux. Jack écoutait ces conversations lugubres, assis entre un gros homme grêlé qui toussait violemment, et une malheureuse jeune femme, enveloppant d’un châle noir une ombre de corps, un visage étroit dont le nez, les lèvres étaient si minces et si pâles, que les yeux seuls y paraissaient vivants, deux yeux égarés par la vision prochaine de la dernière heure. Une vieille en marmotte, un panier sous le bras, offrait des biscuits, des petits pains poussiéreux et durs à ces fiévreux, à ces mourants, repoussée de chacun et continuant sa tournée silencieuse. Enfin, la porte s’ouvrit et un petit homme nerveux et sec parut.
Le médecin!
Un silence profond se fit aussitôt sur les bancs, où les toux redoublèrent, où les mines s’allongèrent encore. Tout en se dégourdissant les doigts à la plaque du poêle, le docteur inspectait les malades autour de lui, de ce regard du savant, scrutateur et ferme, qui inquiète les ivrognes et les impurs. Ensuite, il commença le tour de la salle, suivi du garçon qui délivrait les billets d’entrée aux différents hôpitaux. Quelle joie pour ces malheureux quand on les déclarait bons pour l’hospice! Quel désappointement, quelles supplications, lorsqu’on leur signifiait qu’ils n’étaient pas assez malades! L’examen était sommaire et un peu brutal, parce qu’il y avait beaucoup de monde et que les pauvres gens ne tarissaient pas sur leurs maux, les rattachant à toutes sortes d’histoires, d’anecdotes dont le médecin n’avait que faire. On ne se figure pas l’ignorance, l’hébêtement, l’innocence, de ce peuple, embarrassé même pour un nom, pour une adresse à donner, ayant toujours peur de se compromettre, et dont la timidité divague ensuite sur des riens indifférents.
– Et vous, madame, qu’est-ce que vous avez? demande le médecin à une femme flanquée d’un enfant d’une douzaine d’années.
– Ce n’est pas moi, monsieur, c’est mon garçon.
– Eh bien! qu’est-ce qu’il a, votre garçon?… Allons, dépêchons-nous.
– Il est sourd, monsieur… Ça lui a pris, je vas vous dire…
– Ah! il est sourd?… Et de quelle oreille?
– Des deux, principalement, monsieur.
– Comment cela, principalement?
– Oui, monsieur… Voyons, Édouard, lève-toi quand on te parle… De quelle oreille es-tu sourd?… dit-elle au moutard, en le secouant pour le faire se lever.
Mais celui-ci garde un mutisme idiot.
– De quelle oreille es-tu sourd?… répète la mère en criant.
Et devant l’ahurissement du pauvre infirme:
– Vous voyez, monsieur! c’est comme je vous le dis… des deux principalement.
Plus loin, le médecin s’adresse au gros homme grêlé voisin de Jack:
– Où souffrez-vous?
– C’est la poitrine, monsieur… J’ai tout ça qui me brûle.
– Ah! la poitrine vous brûle… Est-ce que vous ne boiriez pas un peu d’eau-de-vie, quelquefois?
– Oh! jamais, monsieur… dit l’autre, indigné.
– Ah! très bien! vous ne buvez pas d’eau-de-vie. Et du vin, en buvez-vous?
– Oui, monsieur, à ma suffisance.
– Et quelle est votre suffisance?… Je pense que ce doit être plusieurs litres?
– Dam! monsieur, ça dépend des jours.
– Oui, je comprends… Ainsi les jours de paye…
– Dam, les jours de paye, vous savez ben ce que c’est… On est ensemble avec les amis.
– Oui, c’est cela, vous vous grisez les jours de paye… Vous êtes maçon, payé tous les huit jours, vous êtes ivre à rouler au moins quatre fois par mois… Très bien. Votre langue!
L’ivrogne a beau protester, il faut qu’il avoue son vice, il a affaire à un véritable juge d’instruction. Quand il arriva devant Jack, le médecin l’examina avec attention, lui demanda son âge, et s’il était depuis longtemps malade. Jack répondait avec effort, d’une voix sifflante; et tout le temps qu’il parlait, Bélisaire derrière lui clignait des yeux, avançait ses grosses lèvres.
– Voyons! levez-vous, mon garçon, dit le docteur en appliquant son oreille sur les vêtements mouillés du malade pour l’ausculter… Vous êtes donc venu à pied?
– Oui, monsieur.
– C’est extraordinaire que vous ayez pu marcher dans l’état où vous êtes… Il vous a fallu une fière énergie. Mais je vous défends bien de recommencer. On va vous porter sur une civière.
Et se tournant vers l’employé qui écrivait les billets:
– Charité… Salle Saint-Jean-de-Dieu.
Puis, sans un mot de plus, il continua son inspection.
Parmi les mille visions rapides, confuses, qui passent devant vous dans le mouvement des rues de Paris, qui se succèdent, s’effacent l’une par l’autre, en savez-vous de plus navrantes que ces civières suspendues, abritées d’un tendelet de coutil rayé, et dont deux hommes, l’un devant, l’autre derrière, soutiennent le balancement? Cela tient du lit et du linceul; et la forme aveugle, vaguement dessinée là-dessous, abandonnée aux secousses de la marche, vous fait rêver sinistrement. Des femmes se signent à cette vue, comme au passage d’un corbillard. Parfois, le brancard s’en va seul, sur le trottoir déserté à son approche; le plus souvent, une mère, une fille, une sœur, les yeux mouillés à cette humiliation suprême de la maladie indigente, suivent ce chevet qui marche. C’est ainsi que Jack écoutait près de lui, à côté des porteurs, le pas inégal du brave camelot, qui, de temps en temps, lui prenait la main pour lui prouver qu’il n’était pas complètement délaissé. De secousse en secousse, tout somnolent et brisé, le malade arriva à la Charité, dans la salle Saint-Jean-de-Dieu, située au second étage au fond de la deuxième cour. Une salle triste, au plafond soutenu par des colonnes de fonte, et dont les fenêtres donnent d’un côté sur la cour sombre, de l’autre sur un jardin profond et humide; vingt lits pied contre pied, deux grands fauteuils près d’un énorme poêle, une table et un immense buffet couvert d’une plaque de marbre. Voilà l’endroit.
À l’entrée de Jack, cinq ou six fantômes en houppelandes brunes, coiffés de bonnets de coton, interrompirent une partie de dominos silencieuse pour regarder passer le nouveau venu. D’autres, qui se chauffaient, s’écartèrent à son approche. Rien qu’un angle clair dans la pièce immense, le petit bureau vitré où se tenait la Mère, et, devant, un autel de la Vierge, gracieux et frais, avec ses dentelles, ses fleurs fausses, ses flambeaux garnis de cire blanche, et sa madone en stuc dont les bras dans de longues manches flottantes s’écartaient de sa robe comme des ailes. La Mère vint au-devant de Jack, et d’une petite voix très haute et monotone, dont toute la résonance semblait absorbée par la guimpe et le voile:
– Oh! le pauvre enfant, comme il a l’air malade!… Vite! il faut le coucher… Nous n’avons pas de lit, mais le dernier là-bas sera bientôt vide. Celui qui l’occupe est au plus mal. En attendant, nous allons lui mettre un brancard.
Ce qu’elle appelait un brancard, c’était un lit de sangle que l’infirmier rangea auprès de cette couche qui devait être bientôt libre, mais d’où s’échappaient des gémissements sourds, de longs soupirs rendus plus lugubres par l’indifférence découragée avec laquelle chacun les écoutait. Cet homme allait mourir; mais Jack était trop malade lui-même, trop absorbé, pour se rendre compte de ce sinistre voisinage. Il entendit à peine Bélisaire lui dire «au revoir!» en lui promettant de revenir le lendemain, puis un bruit de marmites et d’assiettes occasionné par la distribution de la soupe, ensuite un chuchottement près de son lit, où il était question d’un certain «onze bis» qu’on disait très malade. C’était lui que l’on désignait ainsi. Il ne s’appelait plus Jack, mais le «Onze bis» de la salle Saint-Jean-de-Dieu. À défaut de sommeil, il se sentait déjà engourdi, anéanti par sa grande fatigue, quand une voix de femme, tranquille et claire, lui fit faire ce brusque sursaut où s’envole le premier somme.
– La prière, messieurs!
Il entrevit vaguement, près de l’autel, l’ombre d’une femme agenouillée dans les plis grossiers de la bure; mais il essaya en vain de suivre sa récitation très vive, un peu chantante, et qui tombait de cette bouche accoutumée à la prière, sans arrêts ni soupirs. Cependant, ces derniers mots arrivèrent à son oreille attentive:
«Protégez, ô mon Dieu! mes amis, mes ennemis, les prisonniers, les voyageurs, les malades et les agonisants…»
Jack s’endormit alors d’un sommeil fiévreux, agité, où les plaintes de l’agonie voisine se mêlaient pour lui à des visions de prisonniers secouant leurs chaînes, et de voyageurs cheminant sur une route sans fin.
… Lui-même est un de ces voyageurs. Il s’en va sur cette route qui ressemble à celle d’Étiolles, plus longue, plus sinueuse et s’allongeant à chaque pas. Cécile, sa mère, le précèdent, sans vouloir l’attendre; et il distingue entre les arbres le flottement de leurs deux robes. Ce qui l’empêche de les joindre, ce sont d’énormes machines rangées le long des fossés, effrayantes, ronflantes, et dont les gueules ouvertes, les dards fumants, lui envoient un souffle embrasé. Raboteuses à vapeur, scies à vapeur, elles sont toutes là, faisant aller leurs bielles, leurs crocs, leurs pistons, dans un train assourdissant de marteaux à la forge. Jack, tout tremblant, se décide à passer au milieu d’elles; il est happé, saisi, déchiré; des lambeaux de sa chair sont emportés avec ceux de sa blouse de travail, ses jambes brûlées par de gros lingots en fusion, et tout son corps enveloppé de brasiers ardents dont l’enfer le pénètre jusqu’à la poitrine. Quelle lutte horrible pour sortir de là, pour se réfugier dans la forêt de Sénart, dont la lisière borde cette route maudite!… Et voici que, sous la fraîcheur des grandes ramées, Jack redevient tout petit. Il a dix ans. Il rentre d’une de ces bonnes courses avec le garde; mais là-bas, au coin d’une allée, la vieille Salé, la serpe au poing, le guette, assise sur son fagot. Il veut fuir; la vieille s’élance après lui, lui «donne une chasse» éperdue à travers l’immense forêt, si sombre maintenant que le bruit descend sous les arbres. Il court, il court… La vieille va plus vite que lui… Il entend son pas qui se rapproche, le frottement de son fagot dans la garenne, sa respiration haletante. Elle le saisit enfin, lutte avec lui, le renverse, puis de tout son poids s’assied sur la poitrine de l’enfant qu’elle écrase avec sa bourrée épineuse…
Jack se réveilla en sursaut. Il reconnut la grande salle éclairée de veilleuses, ces lits alignés, ces souffles oppressés, ces toux déchirant le silence. Il ne rêvait donc plus; et pourtant il sentait la même pesanteur en travers de son corps, quelque chose de froid, de lourd, d’inerte, de sinistre, que les infirmiers accourus à ses cris se hâtèrent d’enlever, de remettre dans le lit voisin en tirant les rideaux tout autour avec un lugubre grincement.
En voilà un dormeur!… Allons, le onze bis, réveillons-nous!… C’est la visite.
Jack ouvre les yeux, et la première chose qui le frappe, ce sont les draperies immobiles tombant jusqu’à terre du lit voisin.
– Eh bien! mon garçon, il paraît que vous avez eu une fière alerte cette nuit… Ce malheureux qui est tombé sur votre brancard en s’agitant… Ça a dû vous faire une fière peur… Voyons! dressez-vous un peu qu’on vous voie… Oh! oh! comme nous sommes faible!
Celui qui parle ainsi est un homme de trente-cinq à quarante ans, avec une calotte de velours, un grand tablier blanc remontant en pointe sur la poitrine, la barbe blonde, l’œil fin et même un peu railleur. Il tâte le malade, lui adresse quelques questions:
– Quel est votre métier?
– Mécanicien.
– Est-ce que vous buvez?
– Je buvais… Je ne bois plus.
Puis un silence un peu long.
– Quelle vie avez-vous donc menée: mon pauvre garçon?
Le médecin n’en dit pas plus, de peur d’effrayer son malade; mais Jack a surpris dans sa physionomie la même curiosité douloureuse, le même intérêt sympathique, qui l’ont accueilli la veille au parvis Notre-Dame. Les internes entourent le lit. Le chef de service leur explique les symptômes qu’il a observés sur le malade. Très intéressants, paraît-il, et très alarmants, ces symptômes! À tour de rôle, les élèves viennent s’assurer des observations du maître. Jack tend son dos à toutes ces oreilles curieuses; et, enfin, au milieu des mots «inspiration, expiration, râles sibilants, craquements au sommet et à la base, phtisie aiguë,» il comprend que son état est très grave, si grave qu’après que le médecin a dicté son ordonnance à un interne, la sœur s’approche de son lit, et, doucement, discrètement, lui demande s’il a une famille à Paris, quelqu’un à prévenir, s’il attend des visites aujourd’hui dimanche. Sa famille? Tenez! la voilà. Ce sont ces deux êtres, un homme et une femme, qui se tiennent au pied du lit sans oser avancer, deux figures du peuple, un peu communes et bonnes, qui lui sourient. Il n’a pas d’autres parents que ceux-là, pas d’autres amis. Ce sont les seuls qui ne lui aient jamais fait de mal.
– Eh bien! comment que ça va?… Ça va-t-il un petit peu mieux? demanda Bélisaire, à qui l’on a appris que le camarade était perdu, et qui cache sa grande envie de pleurer sous un air tout à fait joyeux. Madame Bélisaire pose sur la planchette, près de Jack, deux belles oranges qu’elle a apportées; puis, après qu’elle lui a donné des nouvelles de l’enfant à grosse tête, elle s’assied en visite dans la ruelle avec son mari qui ne souffle mot. Jack ne parle pas non plus. Il a les yeux ouverts et fixes. À quoi pense-t-il?… Il n’y a qu’une mère pour le deviner.
– Dites donc, Jack! lui demanda tout à coup madame Bélisaire, si j’allais chercher votre maman?
Son regard éteint s’allume et fixe en souriant la brave femme… Oui, c’est bien cela qu’il veut. À présent qu’il sait qu’il va mourir, il oublie tout ce que sa mère lui a fait. Il a besoin de l’avoir là, de se serrer contre elle. Et déjà madame Bélisaire s’élance; mais le camelot la retient, et tout bas un conciliabule animé a lieu au pied du lit. Le mari ne veut pas que sa femme aille là-bas. Il sait qu’elle est en colère contre «la belle madame,» qu’elle déteste l’homme aux moustaches, et que, si on ne la laisse pas entrer, elle va crier, tempêter, qui sait? peut-être se faire mettre au poste. La peur du poste joue décidément un grand rôle dans la vie de Bélisaire. La porteuse de pain, elle, connaît la timidité du camelot, sa facilité à se laisser éconduire.
– Non, non! sois tranquille, cette fois je la ramènerai, dit-il à la fin avec une confiance énergique qu’il parvient à communiquer à sa compagne; et il part. Il arrive rapidement au quai des Augustins; mais il est encore moins heureux cette fois que la veille.
– Où allez-vous?… lui demande le concierge qui l’arrête au pas de l’escalier.
– Chez M. d’Argenton.
– C’est vous qui êtes venu hier soir?
– Parfaitement, répond Bélisaire dans l’innocence de son âme.
– Eh bien! c’est inutile que vous montiez, il n’y a personne… Ils sont à la campagne, et ils ne reviendront pas de si tôt.
À la campagne, par un temps pareil, avec ce froid, cet air de neige! Cela paraît invraisemblable à Bélisaire. En vain, il insiste, en vain il raconte que l’enfant de la dame est bien malade, à l’hôpital. Le concierge fait son profit de l’histoire, mais il ne laisse pas l’infortuné messager franchir seulement le paillasson du bas de l’escalier. Voilà Bélisaire encore une fois dans la rue, désespéré. Tout à coup, il lui vient une idée sublime. Jack ne lui a jamais raconté ce qui s’était passé entre les Rivals et lui; il a dit seulement que son mariage était rompu. Mais à Indret déjà, et à Paris depuis qu’ils vivent ensemble, il a été souvent question entre eux de la bonté du vieux médecin. Si Bélisaire allait le chercher pour mettre au lit de mort du pauvre Camarade une sympathie, un visage aimé? C’est dit. Il va passer à la maison, prendre sa balle sur son dos, car il ne voyage jamais sans elle, et le voilà parti, grelottant et courbé, sur la grande route d’Étiolles où Jack l’a rencontré pour la première fois. Hélas! nous avons vu ce qui l’attendait au bout de cette longue marche.
Pendant ce temps, madame Bélisaire, toujours au chevet de leur ami, ne sait plus que penser de cette absence prolongée, ni comment calmer l’inquiétude du malade, que l’idée de revoir sa mère entretient dans une grande agitation. Ce qui l’augmente encore, cette agitation, c’est la foule que le dimanche amène devant les lits de l’hôpital. Depuis la rue, depuis le bas de l’escalier, on entend un brouhaha, un piétinement que les cours sonores, les couloirs prolongent et font plus distincts. À tout moment, la porte s’ouvre, et Jack guette l’entrée des visiteurs. Ce sont des ouvriers, des petits bourgeois proprement vêtus, qui circulent dans les ruelles, causent avec les malades qu’ils sont venus voir, les encouragent, essayent de les faire sourire avec une anecdote, un souvenir de famille, une rencontre de la rue. Souvent, les voix sont étranglées de larmes, si les yeux s’efforcent d’être secs. Il y a des mots maladroits, des silences embarrassants, tout ce qui se met de gêne, de sous-entendus, en travers de la parole, quand elle tombe d’une bouche bien portante sur l’oreiller froissé d’un mourant. Vaguement Jack écoute ce murmure doux des voix, au-dessus duquel flottent des arômes d’oranges. Mais quel désappointement à chaque nouvelle visite, quand, après s’être dressé à l’aide du petit bâton pendu à une corde au-dessus de ses mains, il voit que ce n’est pas encore sa mère, et retombe plus affaissé, plus désespéré que jamais. Comme pour tous ceux qui vont mourir, le peu de vie qui lui reste, ce fil ténu qui va s’amincissant, trop fragile pour le rattacher aux années robustes de la jeunesse, le ramène aux premières heures de son existence. Il redevient enfant. Ce n’est plus le mécanicien Jack, c’est le petit Jack (par un k), le filleul de lord Peambock, le blondin tout en velours d’Ida de Barancy, qui attend sa mère…
Personne!
Et pourtant il en vient du monde, des femmes, des enfants, des tout petits qui s’arrêtent surpris en voyant la maigreur du père, sa capote de convalescent, et poussent des cris d’admiration, que la religieuse a beaucoup de peine à calmer, devant les merveilles de son petit autel. Mais la mère de Jack ne vient pas. La porteuse de pain est à bout d’éloquence. Elle a tout invoqué, la maladie de d’Argenton, le dimanche qui encourage aux promenades; maintenant elle ne sait plus que dire, et, pour se donner une contenance, elle a étalé un mouchoir de couleur sur ses genoux et pèle lentement ses oranges.
– Elle ne viendra pas… dit Jack, comme il disait autrefois dans la petite maison de Charonne. Seulement sa voix est plus crispée que ce soir-là et trouve, quoique faible, des accents de colère: «Je suis sûr qu’elle ne viendra pas!»
Et le malheureux ferme les yeux dans une suprême lassitude; mais c’est pour méditer sur d’autres chagrins, pour ramasser dans son esprit tous les débris de son amour, pour appeler «Cécile… Cécile!» sans que ce cri franchisse sa bouche muette. La religieuse s’est approchée en l’entendant gémir, et demande tout bas à madame Bélisaire, dont la large face est toute luisante de larmes:
– Qu’est-ce qu’il a, ce cher enfant?… On dirait qu’il souffre davantage?
– C’est sa mère, ma sœur, sa mère qui n’arrive pas… Il l’attend… Ça le ronge, ce pauvre petit!
– Il faudrait la prévenir bien vite.
– Mon mari y est allé. Mais, voyez-vous! c’est une belle madame. Faut croire qu’elle a peur de salir sa robe dans l’hospice…
Tout à coup, elle se lève avec un élan de colère.
– Pleure pas, m’ami, dit-elle à Jack comme si elle parlait à son petit garçon, je vas te la chercher, ta maman.
Jack a bien entendu qu’elle partait, mais il continue à répéter d’une voix rauque, les yeux toujours fixés sur la porte:
– Elle ne viendra pas… elle ne viendra pas!…
La sœur essaye de lui dire quelques mots:
– Allons! mon enfant, calmez-vous…
Alors il se dresse, terrible, et pris d’une sorte de délire:
– Je vous dis qu’elle ne voudra pas venir… Vous ne la connaissez pas: c’est une mauvaise mère… Tout ce qu’il y a eu de tristesse dans ma vie m’est venu d’elle. Mon cœur n’est qu’une plaie de tous les coups qu’elle lui a portés… Quand l’autre a fait semblant d’être malade, elle a couru à lui tout de suite, elle n’a plus voulu le quitter… Moi, je meurs, et elle ne vient pas… Oh! la méchante, la méchante, la mauvaise mère! C’est elle qui m’a tué, et elle ne veut pas me voir mourir!
Épuisé par cet effort, Jack laisse retomber sa tête sur l’oreiller; et la religieuse reste penchée vers lui à le consoler, à l’apaiser, pendant que la journée d’hiver, rapide et sombre, finit, s’éteint lugubrement dans un crépuscule jaunâtre chargé de neige.
Charlotte et d’Argenton descendaient de voiture au quai des Augustins. Ils revenaient du Concert populaire, en grande tenue, fourrures, gants clairs, velours et dentelles. Elle rayonnait. Pensez qu’elle venait de se montrer en public avec son poète, et de se montrer jolie comme elle l’était ce jour-là, le teint avivé par le froid piquant, emmitoufflée de ce luxe de l’hiver où la beauté de la femme prend l’aspect précieux, brillant, d’un bijou protégé par les ouates douillettes de l’écrin. Une femme du peuple, grande, robuste, qui montait la garde devant la porte, s’élança sur son passage:
– Madame, madame!… Il faut venir tout de suite.
– Madame Bélisaire!… fit Charlotte en pâlissant.
– Votre enfant est bien malade… Il vous demande… Venez.
– Ah ça, mais c’est une persécution, dit d’Argenton. Laissez-nous passer… Si ce monsieur est malade, nous lui enverrons notre médecin.
– Il en a des médecins, et plus qu’il ne lui en faut, puisqu’il est à l’hôpital.
– À l’hôpital?
– Oui, c’est là qu’il est pour le moment; mais pas pour longtemps, je vous en préviens… Si vous voulez le voir, il faut vous dépêcher.
– . Venez, venez, Charlotte, c’est un affreux mensonge… Il y a quelque guet-apens là-dessous… disait le poêle en essayant de l’entraîner vers l’escalier.
– Madame, votre enfant va mourir… Ah! Dieu de Dieu, qu’il y ait des mères comme ça!
Charlotte n’y tint plus.
– Conduisez-moi, dit-elle.
Et les deux femmes prirent leur course sur le quai, laissant d’Argenton stupéfait et furieux, convaincu que c’était un tour que son ennemi lui jouait.
Au moment où la porteuse de pain avait quitté l’hôpital, deux personnes y entraient, pressées, inquiètes, dans le tumulte de la foule qui commençait à se retirer: une jeune fille et un vieillard.
– Où est-il?… où est-il?…
Une figure divine se pencha sur le lit de Jack:
– Jack, c’est moi… c’est Cécile!
C’est elle, c’est bien elle. Voilà son visage pur, pâli par les veilles et les larmes; et cette main qu’il tient dans la sienne, c’est cette petite main bénie qui lui a fait tant de bien jadis, et qui pourtant l’a conduit un peu où il est; car le destin a parfois de ces cruautés, de vous frapper de loin par les meilleurs, par les plus chers. Le malade ouvre et ferme les yeux pour s’assurer qu’il ne rêve pas. Cécile est toujours là. Il entend sa voix d’or. Elle lui parle, lui demande pardon, explique pourquoi elle lui a fait tant de peine… Ah! si elle avait pu se douter que leurs destinées étaient si pareilles… À mesure qu’elle parlait, un grand calme descendait dans le cœur de Jack, succédant à la colère, à l’amertume, à la souffrance.
– Ainsi, vous m’aimez toujours, bien sûr?
– Je n’ai jamais aimé que vous, Jack… Je n’aimerai jamais que vous!
Chuchoté dans l’alcôve banale, qui avait déjà vu tant de morts lugubres, ce mot «Aimer» prenait une douceur extraordinaire, comme si quelque colombe égarée se fût réfugiée, battant des ailes, aux plis de ces rideaux d’hospice.
– Que vous êtes bonne d’être venue, Cécile! Maintenant je ne me plains plus. Cela ne me fait plus rien de mourir, là, près de vous, réconcilié.
– Mourir! Qui est-ce qui parle de mourir? disait le père Rivals de sa plus grosse voix… N’aie pas peur, mon fils, nous te tirerons de là. Tu n’as déjà plus la même mine qu’à notre arrivée.
Depuis un moment, en effet, il était transfiguré par cette montée de flamme, cette lueur de couchant que les existences ou les astres qui descendent projettent autour d’eux dans un dernier et splendide effort. Il gardait la main de Cécile serrée contre sa joue, s’y reposait avec amour, disait des choses tout bas:
– Tout ce qui me manquait dans la vie, vous me l’avez donné. Vous aurez été tout pour moi: mon amie, ma sœur, ma femme, ma mère!
Mais son exaltation fit bientôt place à une torpeur inerte, cette rougeur fébrile à de livides défaillances. Tous les ravages du mal se creusèrent alors sur ses traits légèrement crispés par la difficulté d’une respiration sifflante. Cécile jetait à son père des regards épouvantés, la salle se remplissait d’ombre, et le cœur des assistants se serrait à l’approche de quelque chose de plus lugubre, de plus mystérieux que la nuit. Tout à coup Jack essaya de se dresser, les yeux grands ouverts:
– Écoutez… écoutez… Quelqu’un monte… Elle vient.
On entendit le vent d’hiver dans les escaliers, les derniers murmures d’une foule qui se disperse, et de lointains roulements vers la rue. Il tendit l’oreille un instant, prononça quelques paroles embarrassées; puis sa tête retomba et ses yeux se fermèrent encore. Il ne se trompait pas pourtant. Deux femmes montaient l’escalier en courant. On les avait laissées entrer, quoique l’heure des visites fût passée. Il est des cas où les consignes abaissent les barrières. Arrivée à la porte de la salle Saint-Jean, après ces cours, ces étages franchis d’un pas rapide, Charlotte s’arrêta:
– J’ai peur!… dit-elle.
– Allons, allons! il le faut… fit l’autre… Ah! tenez! les femmes comme vous, ça ne devrait pas avoir d’enfants.
Et elle la poussa brutalement devant elle. Oh! la grande pièce nue, les veilleuses allumées, tous ces fantômes à genoux, l’ombre des rideaux projetée, la mère vit cela d’un coup d’œil, puis là-bas, tout au fond, un lit, deux hommes penchés, et Cécile Rivals debout, aussi pâle qu’une morte, aussi pâle que celui dont elle soutenait la tête sur sa main appuyée.
– Jack! mon enfant!
M. Rivals se retourna.
– Chut! fit-il.
On écoutait. Il y eut un murmure à peine distinct, un petit sifflement plaintif, ensuite un grand soupir.
Charlotte s’approcha, défaillante et craintive. C’était son Jack, ce visage inerte, ces mains étendues, ce corps immobile, où son regard éperdu cherchait l’illusion d’un souffle.
Le docteur se pencha:
– Jack, mon ami, c’est ta mère… Elle est venue.
Et elle, la malheureuse, les bras en avant, prête à s’élancer:
– Jack… c’est moi… Je suis là.
Pas un mouvement.
La mère eut un cri d’épouvante:
– Mort?
– Non… dit le vieux Rivals d’une voix farouche… non… DÉLIVRÉ!
Fin.
[1] Aujourd’hui, les apprentis d’Indret vivent à part des ouvriers. Ils ont leurs ateliers, leurs outils, leurs travaux, le tout proportionné à leur force. Indret est devenu une école d’apprentissage modèle.
[2] La marine française se divise en deux grandes races: les Moco et les Ponantais, Bretagne et Provence, gens du Nord et gens du Midi.
[3] C’est le nom qu’on donne à l’eau-de-vie dans le peuple de Paris. Le vin s’appelle pichenet.
[4] Il y a le canon du litre et le canon de la bouteille. Celui-ci est bien plus distingué.
[5] Un logeur.
[6] C’est le nom qu’on donne à la bienvenue.