Et les feux qui furent allumés pour les Hérétiques serviront à l’extermination des Philosophes.
En octobre 2172 – l’année où le spectacle de l’Élection est venu en ville –, Julian et moi, accompagnés de son mentor Sam Godwin, sommes sortis de Williams Ford pour chevaucher vers l’est jusqu’au Dépotoir, où j’entrerais en possession d’un livre et où Julian m’instruirait d’une de ses hérésies.
Les saisons de l’Athabaska faisaient preuve à l’époque d’une inébranlable ponctualité. Nous avions des étés longs et chauds, décembre apportait neige et gels soudains, et le dégel de la rivière Pine s’achevait en général avant le 1er mars. Par comparaison, l’automne et le printemps n’avaient qu’un simple rôle de sentinelles. Cette journée-là pouvait être la meilleure que nous donnerait l’automne, avec un air vif mais sans froideur et pas un nuage pour faire obstacle à la longue lumière du soleil. Nous aurions pu passer cette journée sous la férule de Sam Godwin à lire des chapitres de l’Histoire officielle de l’Union ou du livre d’Otis, La Guerre et comment nous la menons. Sam savait toutefois se montrer indulgent dans son rôle de précepteur et la clémence du temps avait conduit à envisager une excursion, aussi avions-nous sorti des chevaux des écuries où travaillait mon père, et quitté la Propriété avec du pain noir et du jambon salé dans nos sacoches pour le déjeuner.
Nous nous sommes d’abord dirigés vers le sud par la route du Fil, qui nous a éloignés des collines et du village. Julian et moi ouvrions la marche, Sam suivait, son fusil Pittsburgh dans sa selle, prêt à servir. Il ne semblait y avoir ni danger ni menace, mais Sam Godwin estimait nécessaire de toujours se tenir prêt : s’il avait un credo, c’était ÊTRE PRÊT, ainsi que TIRER LE PREMIER et sans doute aussi AU DIABLE LES CONSÉQUENCES. Sam, qui approchait les cinquante hivers, arborait une épaisse barbe brune striée de poils blancs rêches et portait ce qui restait présentable de son uniforme brun et vert de l’armée des Deux Californies. Il était presque un père pour Julian, dont le véritable père s’était balancé au bout d’une corde quelques années auparavant. Ces derniers temps, il se montrait plus vigilant que jamais, pour des raisons qu’il n’avait pas évoquées, du moins pas avec moi.
Julian avait le même âge (dix-sept ans) et à peu près la même taille que moi, mais la ressemblance s’arrêtait là. Il était né Aristo, ou Eupatridien, comme on dit dans l’Est, alors que ma famille appartenait à la classe bailleresse. Il avait la peau claire et limpide tandis que la mienne, sombre et lunaire, était marquée par la même Vérole qui avait emporté ma sœur Flaxie en 63. Ses cheveux blonds étaient longs et d’une propreté presque féminine, les miens noirs et raides, coupés très court par ma mère avec ses ciseaux de couture, et je les lavais une fois par semaine – davantage en été, quand le ruisseau derrière la maison atteignait une température agréable. Il portait des vêtements de lin et de soie, taillés sur mesure et avec des boutons de cuivre, moi une chemise et un pantalon de chanvre grossier qui ne sortaient de toute évidence pas de chez un tailleur new-yorkais, même si leur couture en était une bonne approximation.
Nous étions pourtant amis, et ce depuis trois ans, depuis notre rencontre accidentelle dans les collines boisées à l’est de la Propriété Duncan et Crowley, où nous chassions chacun de notre côté, Julian avec sa carabine, moi avec un simple fusil à chargement par la bouche. Nous adorions l’un et l’autre la lecture, surtout les livres pour garçons qu’écrivait alors un auteur du nom de Charles Curtis Easton[1]. Je me promenais avec un exemplaire de son Contre les Brésiliens, emprunté sans autorisation à la bibliothèque de la Propriété. Julian avait reconnu le livre, mais s’était abstenu de me dénoncer, raffolant lui aussi de cet ouvrage et désireux d’en discuter avec un admirateur aussi enthousiaste que lui. Bref, il m’avait spontanément rendu service, et nos différences ne nous avaient pas empêchés de devenir très bons amis.
Au début de notre amitié, j’ignorais à quel point il appréciait la Philosophie et autres petits délits. Mais cela ne m’aurait sans doute pas gêné, si je l’avais su.
Julian a quitté la route du Fil pour prendre vers l’est, entre des champs de blé et de cucurbitacées récoltés depuis peu, un chemin bordé de clôtures en demi-rondins envahis d’épais fourrés de mûres. Nous avons bientôt dépassé les dernières cabanes grossières des ouvriers sous contrat de la Propriété, dont les enfants quasi nus nous regardaient bouche bée sur le bord poussiéreux de la route, et il est devenu évident que nous allions au Dépotoir, car où d’autre cette route pouvait-elle conduire ? À moins de continuer vers l’est pendant des heures, jusqu’aux ruines des anciennes cités pétrolières, restes de la Fausse Affliction.
Le Dépotoir se trouvait à distance de Williams Ford pour prévenir braconnage et troubles. Un ordre hiérarchique très strict en régissait l’accès. Il fonctionnait ainsi : les pilleurs professionnels engagés par la Propriété pour fouiller dans les ruines rapportaient leurs prises au Dépotoir, espace délimité par une clôture en pin (une espèce de palissade) au milieu d’une prairie ouverte. On triait sommairement les objets dès leur arrivée, puis on dépêchait des cavaliers à la Propriété pour informer des dernières trouvailles les hauts-nés, et divers Aristos (ou leurs serviteurs de confiance) venaient à cheval s’approprier les meilleurs morceaux. Le lendemain, on autorisait la classe bailleresse à se répartir ce dont ils n’avaient pas voulu, et ensuite, s’il restait encore quelque chose, les ouvriers sous contrat pouvaient fouiller, quand ils avaient estimé utile de faire le déplacement.
Chaque agglomération prospère disposait d’un Dépotoir, même si dans l’Est on l’appelait parfois Tiroir-Caisse, Décharge ou Ibay.
Ce jour-là, la chance nous a souri : des dizaines de charretées de récupération venaient d’arriver et on n’avait pas encore envoyé les cavaliers en informer la Propriété. Dès que Sam a annoncé le nom de Julian Comstock, le Réserviste en armes qui nous regardait avec suspicion à l’entrée de l’enclos s’est vivement écarté pour nous laisser passer.
Un Dépoteur rondelet s’est précipité vers nous, impatient de faire étalage de sa marchandise, tandis que nous mettions pied à terre et attachions nos montures. « Heureuse coïncidence, messieurs ! » s’est-il écrié surtout à l’adresse de Sam, Julian héritant d’un sourire prudent et moi d’un regard oblique chargé de mépris. « Vous cherchez quelque chose de particulier ?
— Des livres, a aussitôt indiqué Julian avant que Sam et moi pussions répondre.
— Des livres ! Eh bien, d’ordinaire, je les mets de côté pour le Conservateur du Dominion…
— Ce garçon est un Comstock, a précisé Sam. Je ne pense pas que vous envisagiez de le contrarier. »
L’homme a aussitôt rougi. « Non, bien sûr… Nous sommes d’ailleurs tombés sur quelque chose en fouillant… une espèce de bibliothèque en miniature… je vous montre, si vous voulez. »
Proposition alléchante, surtout pour Julian, qui a rayonné comme si on venait de l’inviter à une fête de Noël. Nous avons suivi le corpulent Dépoteur jusqu’à un chariot bâché arrivé depuis peu. Là, un ouvrier sans chemise sortait des paquets qu’il empilait près d’une tente.
Ces paquets entourés de ficelle étaient des livres… vieux et sans le moindre Imprimatur du Dominion. Ils devaient avoir plus d’un siècle, car malgré leur aspect passé, on voyait qu’il s’agissait d’une édition luxueuse et colorée, plutôt que du papier brun et raide utilisé par exemple pour les livres de Charles Curtis Easton. Ils n’avaient même pas beaucoup moisi. Leur odeur, sous l’aseptisant soleil d’Athabaska, ne recelait rien d’offensant.
« Sam ! » a murmuré Julian d’un ton d’extase. Le couteau tiré, il tranchait déjà la ficelle.
« Du calme ! » a suggéré Sam, moins enthousiaste que lui.
« Oh, mais… Sam ! On aurait dû venir avec un chariot.
— On ne peut pas partir avec des livres plein les bras, Julian, d’ailleurs, on ne nous le permettrait jamais. Les savants du Dominion auront tout ça et la plus grande partie finira soit brûlée, soit enfermée dans leurs Archives à New York. Mais avec un peu de discrétion, tu devrais pouvoir arriver à sortir un volume ou deux. »
Le Dépoteur a précisé : « Ils viennent de Lundsford. » C’était le nom d’une ville en ruine à une vingtaine de milles au sud-ouest. L’homme s’est penché vers Sam Godwin : « On pensait Lundsford tari depuis dix ans. Mais même un puits à sec peut redonner de l’eau. L’un de mes ouvriers a repéré un endroit en contrebas à l’écart des fouilles principales… une espèce de gouffre ouvert par les pluies récentes. Un ancien sous-sol, un entrepôt ou quelque chose dans le genre. Ah çà, nous y avons découvert de la bonne porcelaine, monsieur, et de la verrerie, et plein d’autres livres comme ceux-là… la plupart moisis, mais on en a sorti qui étaient sous un plafond écroulé, enveloppés dans une toile cirée… ils avaient même survécu à un feu…
— Beau travail, Dépoteur, a dit Sam Godwin avec un désintérêt manifeste.
— Merci, monsieur ! Peut-être pourriez-vous me rappeler au souvenir de ceux de la Propriété ? » Et il a donné son nom (que j’ai oublié).
Agenouillé au milieu de la terre battue et des gravats du Dépotoir, Julian soulevait chaque livre tour à tour pour l’examiner les yeux écarquillés. Je me suis joint à lui dans cette exploration même si je n’ai jamais beaucoup aimé le Dépotoir, qui m’a toujours paru hanté. Ce qu’il était, bien entendu, il existait pour cela, c’est-à-dire pour abriter les revenants du passé, les fantômes de la Fausse Affliction arrachés à leur sommeil de plus d’un siècle. On y trouvait la preuve du meilleur et du pire chez les gens des Années du Vice et de la Prodigalité. Leurs beaux objets étaient superbes, surtout la verrerie, et seul un Aristo vraiment dans la gêne ne possédait rien d’antique sur sa table qui ne provînt d’une ruine ou d’une autre. On dénichait parfois des couteaux pratiques ou d’autres outils. On tombait souvent sur des pièces de monnaie, jamais d’or ou d’argent, et trop souvent pour qu’elles aient individuellement de la valeur, mais on pouvait en faire des boutons et autres ornements. L’un des hauts-nés de la Propriété détenait une selle décorée de pièces en cuivre datant toutes de 2032. On m’avait parfois chargé de la cirer, si bien que je ne l’aimais pas.
Mais il y avait aussi la camelote et les détritus inexplicables : du « plastique », rendu friable par le soleil ou ramolli par les jus de la terre, des bouts de métal recouverts de rouille, des dispositifs électroniques noircis par le temps et dégageant la même et triste impression d’inutilité qu’un ressort détendu, des pièces de moteur, corrodées, du fil de cuivre gainé de vert-de-gris, des bidons en aluminium et fûts en acier rongés par les fluides empoisonnés qu’ils contenaient autrefois… et ainsi de suite, presque à l’infini.
Entre les deux, il y avait les curiosités, aussi fascinantes et aussi inutiles que des coquillages. (« Repose cette trompette rouillée, Adam, tu vas te couper la lèvre et t’empoisonner le sang ! » Ma mère, quand nous étions allés au Dépotoir bien des années avant ma rencontre avec Julian. De toute manière, il n’y avait pas de musique dans cette trompette au pavillon complètement tordu et corrodé.)
Il flottait surtout au-dessus du Dépotoir (de n’importe quel Dépotoir) l’inconfortable conscience que, en bon ou en mauvais état, ces objets avaient survécu à leurs créateurs… s’étaient révélés plus durables que la chair ou l’esprit (car les âmes des Profanes de l’Ancien Temps n’étaient presque certainement pas au premier rang pour la Résurrection).
Et pourtant, ces livres… ils tentaient l’œil tout autant que l’esprit. Certains s’ornaient de belles femmes plus ou moins vêtues. J’avais déjà sacrifié ma prétention personnelle à la vertu immaculée avec certaines jeunes femmes de la Propriété, que j’avais témérairement embrassées : à l’âge de dix-sept ans, je me considérais comme un fripon, ou quelque chose comme ça, mais ces images étaient si franches et si impudentes que j’ai détourné le regard en rougissant.
Julian les a tout simplement ignorées, comme quelqu’un depuis toujours invulnérable aux charmes féminins. Il leur a préféré les ouvrages à l’écriture plus dense : il avait déjà mis de côté un manuel de Biologie, taché et décoloré mais pour l’essentiel intact. Il a trouvé un autre volume presque aussi grand qu’il m’a tendu avec ces mots : « Tiens, Adam, essaye celui-là… Tu pourrais le trouver instructif. »
J’ai inspecté l’objet d’un œil sceptique. Le titre en était Histoire de l’Humanité dans l’Espace.
« Encore la Lune, ai-je constaté.
— Lis-le pour toi.
— Un tissu de mensonges, à n’en pas douter.
— Avec des photographies.
— Les photos ne prouvent rien. Ces gens-là pouvaient tout faire avec.
— Eh bien, lis-le quand même », a conclu Julian.
À vrai dire, l’idée m’excitait. Nous avions eu cette dispute à de nombreuses reprises, Julian et moi, surtout par les nuits d’automne quand la lune pesait bas sur l’horizon. Des gens ont marché dessus, disait-il en montrant du doigt le corps céleste. La première fois, j’ai ri, la seconde, j’ai répondu : « Oui, bien sûr, j’y suis moi-même monté un jour, en grimpant à un arc-en-ciel lubrifié… » Mais il ne plaisantait pas.
Oh, j’avais déjà entendu ces histoires par le passé. Comme tout le monde. Des hommes sur la Lune. Ce qui me surprenait, c’était que quelqu’un d’aussi instruit que Julian y crût.
« Prends donc le livre, a-t-il insisté.
— Pour le garder, tu veux dire ?
— Évidemment.
— Je crois que je vais le faire », ai-je marmonné avant de fourrer l’objet dans ma sacoche, en proie à un mélange de fierté et de culpabilité. Que dirait mon père en apprenant que je lisais de la littérature dépourvue de l’imprimatur du Dominion ? Qu’en penserait ma mère ? (Bien entendu, je ne le leur dirais pas.)
J’ai ensuite reculé et trouvé un peu d’herbe à l’écart des débris pour m’y asseoir et déjeuner en observant Julian continuer à trier les vieux textes. Sam Godwin est venu me rejoindre, époussetant un vieux madrier afin de pouvoir s’appuyer dessus sans salir son uniforme, pour ce qu’il valait.
« Ça, on peut dire qu’il aime les vieux bouquins décrépits », ai-je dit pour entamer la conversation.
Bien que Sam se montrât souvent taciturne – à l’image d’un ancien combattant –, il a hoché la tête pour me répondre avec familiarité : « Il a appris à les aimer. J’y ai contribué. Son père voulait qu’il en sache davantage sur le monde que ce qu’en racontent les histoires du Dominion. Mais je me demande si c’était une bonne idée, en fin de compte. Il les aime trop, à mon avis, ou bien il leur accorde trop de crédit. Ce qui pourrait bien le tuer, un de ces jours.
— Comment, Sam ? Par leur apostasie ?
— Il discute avec le clergé du Dominion. Rien que la semaine dernière, je l’ai surpris à débattre avec Ben Kreel[2] de Dieu, de l’histoire et d’autres abstractions du même genre. C’est précisément ce qu’il ne faut pas qu’il fasse, s’il veut survivre aux quelques prochaines années.
— Pourquoi, qu’est-ce qui le menace ?
— La jalousie des puissants », a répondu Sam sans toutefois en dire davantage sur le sujet, se contentant de rester assis là à caresser sa barbe grisonnante avec, de temps en temps, un coup d’œil inquiet vers l’est.
Julian a fini par s’extirper de son nid de livres avec seulement deux prises de choix : l’Introduction à la Biologie et un autre volume titré Géologie de l’Amérique du Nord. Il était temps de partir, a insisté Sam, mieux valait avoir regagné la Propriété avant le dîner afin de ne manquer à personne ; les ramasseurs officiels ne tarderaient pas à venir effectuer leur sélection dans ce que nous avions laissé.
Mais j’ai dit que Julian m’a instruit d’une de ses apostasies. Voici de quelle manière. En rentrant, nous nous sommes arrêtés au sommet d’une crête surplombant le village de Williams Ford et la rivière Pine, qui coupait la vallée en descendant des montagnes à l’ouest. De cet endroit, nous voyions la flèche de la Maison du Dominion, les roues en mouvement de la scierie et du moulin à blé, tout cela bleu dans la lumière oblique et embrumé par la fumée de charbon. Loin au sud, une voie ferrée franchissait le défilé de la Pine par un pont qui ressemblait à un fil suspendu. Rentre à l’intérieur, semblait inciter le temps, il fait beau mais cela ne va pas durer, verrouille les fenêtres, tisonne le feu, mets les pommes à bouillir : l’hiver arrive. Nous avons laissé souffler nos chevaux sur cette colline venteuse tandis que l’après-midi touchait mollement à sa fin. Julian a trouvé des ronces encore pourvues de mûres foncées et charnues, que nous avons cueillies et mangées.
C’était le monde dans lequel j’avais vu le jour. C’était un automne comme tous ceux dont je me souvenais, engourdi de familiarité. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser au Dépotoir et à ses fantômes. Peut-être ces gens, ceux ayant vécu l’Efflorescence du Pétrole et la Fausse Affliction, avaient-ils ressenti pour leurs foyers et leur région ce que je ressentais pour Williams Ford. Bien que fantômes pour moi, ils devaient s’être sentis assez réels… avoir été réels, sans réaliser qu’ils étaient des fantômes. Cela signifiait-il que j’étais moi-même un fantôme, un revenant destiné à hanter quelque génération future ?
Voyant mon expression, Julian m’a demandé ce qui me prenait. Je lui ai fait part de mes réflexions.
« Voilà que tu penses comme un Philosophe, a-t-il dit en souriant.
— Pas étonnant qu’ils soient si lamentables, alors.
— Tu es injuste, Adam… Tu n’en as jamais vu de ta vie. » Julian croyait aux Philosophes et affirmait en avoir rencontré un ou deux.
« Eh bien, j’imagine qu’ils sont lamentables, s’ils passent leur temps à se croire des fantômes et tout.
— C’est la condition de toute chose, a dit Julian. Cette mûre, par exemple. » Il en a cueilli une qu’il a posée sur sa paume pâle. « A-t-elle toujours eu cette apparence ?
— Non, bien entendu, ai-je répondu avec impatience.
— Elle a été une espèce de minuscule bourgeon vert, et avant cela, elle faisait partie de la substance des ronces, qui elles-mêmes étaient auparavant une graine dans une mûre…
— Etc., depuis la nuit des temps.
— Justement, non, Adam. Le roncier, et cet arbre, là, et les cucurbitacées dans le champ, et le corbeau qui tourne en rond au-dessus… Tous descendent d’ancêtres qui ne leur ressemblaient pas vraiment. Une mûre ou un corbeau, c’est une forme, et les formes changent avec le temps, tout comme les nuages changent en traversant le ciel.
— Des formes de quoi ?
— D’ADN », a répondu Julian d’un ton grave. (Le manuel de Biologie tout juste récupéré dans le Dépotoir n’était pas le premier qu’il lisait.)
« Julian, a prévenu Sam, j’ai un jour promis aux parents de ce garçon que tu ne le corromprais pas.
— J’ai entendu parler de l’ADN, ai-je dit. C’est la force vitale des Profanes de l’Ancien Temps. Et c’est un mythe.
— Comme les hommes sur la Lune ?
— Exactement.
— Et quelle est ta référence sur le sujet ? Ben Kreel ? L’Histoire officielle de l’Union ?
— Rien n’est immuable à part l’ADN ? C’est un argument étrange, Julian, même de ta part.
— Ce le serait, en effet, si je disais cela. Sauf que l’ADN n’est pas immuable. Il s’efforce de se souvenir de lui-même, mais sans jamais y arriver vraiment. En se souvenant d’un poisson, il imagine un lézard. En se souvenant d’un cheval, il imagine un hippopotame. En se souvenant d’un singe, il imagine un homme.
— Julian ! est intervenu Sam avec plus d’insistance. Suffit.
— Tu parles comme un darwiniste, ai-je dit.
— Oui », a admis Julian en souriant malgré son manque d’orthodoxie, tandis que le soleil d’automne colorait son visage du cuivre des pièces de monnaie. « Oui, je suppose. »
Cette nuit-là, je suis resté allongé sur mon lit jusqu’à être à peu près certain que mes parents dormaient. Je me suis ensuite levé, j’ai allumé une lampe et sorti le nouveau (ou plutôt très ancien) livre, Histoire de l’Humanité dans l’Espace, de sa cachette derrière une commode en pin.
J’en ai feuilleté les pages fragiles, sans les lire. J’avais bien l’intention de lire l’ouvrage, mais ce soir-là, j’étais trop fatigué pour lui prêter une attention suffisante, et de toute manière je voulais savourer les mots (tout mensonges et fictions qu’ils pussent être), pas les parcourir. Ce soir-là, j’avais juste envie de jeter un coup d’œil, autrement dit, de regarder les images.
Il y avait des douzaines de photographies, et chacune me captivait par de nouvelles merveilles et invraisemblances. L’une d’elles montrait – ou prétendait montrer – des hommes debout sur la surface de la Lune, tout comme l’avait dit Julian.
Ces hommes sur le cliché étaient de toute évidence américains. Ils avaient des drapeaux cousus aux épaules de leur tenue lunaire, une version archaïque de notre propre drapeau, avec un peu moins que les soixante étoiles habituelles. Ils portaient des tenues blanches ridiculement encombrantes, comme celles des Inuits en hiver, et des casques dont les visières dorées leur dissimulaient le visage. J’ai supposé qu’il faisait très froid, sur la Lune, si les explorateurs avaient besoin de protections aussi volumineuses. Ils avaient dû arriver en hiver. Sauf qu’il n’y avait ni glace ni neige près d’eux. La Lune ne semblait guère qu’un désert, sèche comme une brindille et aussi poussiéreuse que la garde-robe d’un Dépoteur.
Je ne peux dire combien de temps j’ai regardé cette photo en essayant de la comprendre. Peut-être plus d’une heure. Je ne peux décrire non plus ce qu’elle suscitait en moi… je me sentais plus grand que moi-même, mais seul, comme si j’avais grandi jusqu’aux nuages et perdu de vue tout ce qui m’était familier. Quand j’ai enfin refermé le livre, la lune s’était levée de l’autre côté de ma fenêtre… la véritable lune, je veux dire, une pleine lune d’équinoxe, grosse et orange, à moitié dissimulée par les nuages déchirés par le vent.
Je me suis demandé s’il était vraiment possible que des hommes eussent rendu visite à ce corps céleste. Si, comme le laissaient entendre les photographies, ils y étaient allés à bord de fusées, de fusées mille fois plus grandes que celles, familières, des feux d’artifice de la Fête nationale. Mais si des hommes avaient rendu visite à la Lune, pourquoi n’y étaient-ils pas restés ? L’endroit était-il si inhospitalier que personne ne voulût y rester ?
Ou peut-être y étaient-ils restés et y vivaient-ils toujours. S’il faisait à ce point froid sur la Lune, me suis-je dit, les gens y résidant à la surface seraient obligés de faire du feu pour se tenir chaud. Il ne semblait pas y avoir de bois sur la Lune, à en juger par les photographies, aussi devaient-ils utiliser du charbon ou de la tourbe. Je me suis ensuite approché de la fenêtre pour examiner soigneusement la lune, cherchant des traces de feux de camp, de mines à ciel ouvert ou de toute autre industrie lunaire. Mais je n’en ai vu aucune. Ce n’était que la lune, tachetée et immuable. J’ai rougi de ma propre naïveté, rangé le livre dans sa cachette, chassé ces perfides pensées de mon esprit par une rapide prière et fini par m’endormir.
Avant de décrire la menace que redoutait Sam Godwin, menace qui s’est matérialisée dans notre village peu avant la Noël, il me revient d’expliquer un peu Williams Ford et la place de ma famille – et de celle de Julian – dans cette communauté[3].
En tête de vallée se trouvait la source de notre prospérité, la Propriété Duncan et Crowley. Ce domaine rural appartenait à deux importantes familles de négociants new-yorkais qui disposaient de sièges héréditaires au Sénat. Il représentait pour eux non seulement une source de revenus, mais aussi une résidence secondaire, à distance prudente (plusieurs jours de train) des intrigues et pestilences des grandes villes de l’Est. Il était habité – gouverné, devrais-je dire – par les patriarches Duncan et Crowley, mais également par toute une légion de cousins, neveux, parents par alliance et distingués invités à la recherche d’air pur et d’environnement rural. Avec son climat clément et ses paysages agréables, suivant la saison, notre petit coin d’Athabaska attirait les Aristos oisifs comme le beurre fort attire les mouches.
Malgré l’absence de tout document permettant de savoir qui du village ou de la Propriété a existé avant l’autre, on ne peut nier que la prospérité du village dépendait de la Propriété. On trouvait surtout trois classes sociales à Williams Ford : les Propriétaires, ou Aristos, avec en dessous la classe bailleresse, forgerons, charpentiers, tonneliers, contremaîtres, jardiniers, apiculteurs et autres dont les baux se remboursaient en service, et enfin les ouvriers sous contrat, qui travaillaient comme journaliers, habitaient de grossières cabanes à l’est de la Pine et ne recevaient d’autre rémunération que de la mauvaise nourriture et un logement encore pire.
Ma famille occupait dans cette hiérarchie une place ambivalente. Ma couturière de mère travaillait à la Propriété, comme sa mère avant elle. Mon père était cependant arrivé à Williams Ford sans attaches ni intention de s’y attarder et son mariage avec ma mère avait suscité la controverse. Il avait « épousé un bail », comme on disait, et reçu en guise de dot un emploi stable sur la Propriété. La loi en Athabaska autorisait de telles unions, que l’opinion publique considérait toutefois d’un mauvais œil. Ma mère avait seulement gardé quelques amis de sa classe une fois mariée, ses parents étaient morts depuis (peut-être bien d’embarras), et dans mon enfance, les origines modestes de mon père m’ont valu bien des moqueries et des railleries.
Venait par-dessus tout cela l’épineux problème de notre religion. Nous étions – parce que mon père l’était – de l’Église des Signes. À cette époque, on exigeait de chaque Église chrétienne d’Amérique voulant fonctionner sans être soumise à d’écrasants impôts fédéraux qu’elle obtînt l’approbation formelle du Bureau officiel du Dominion de Jésus-Christ sur Terre. (On appelle parfois le Dominion « L’Église du Dominion », mais c’est une appellation inappropriée, toute Église reconnue par le Bureau étant une Église du Dominion. Les Églises épiscopale, presbytérienne et baptiste du Dominion… et même l’Église catholique américaine, puisqu’elle a renoncé à son allégeance au pape romain en 2112, sont toutes regroupées sous l’égide du Dominion, qui a pour but non d’être une Église, mais de certifier les Églises. En Amérique, la Constitution nous garantit la liberté de culte, du moment qu’il s’agit d’une authentique congrégation chrétienne et non d’une secte frauduleuse ou sataniste. Le Bureau existe afin d’établir cette distinction. Ainsi que de percevoir la dîme et les honoraires nécessaires pour assumer son importante mission.)
Nous étions, disais-je, de l’Église des Signes, confession marginale qu’évitait la classe bailleresse, reconnue à contrecœur (mais pas vraiment soutenue) par le Dominion et surtout populaire parmi les ouvriers illettrés de passage, au sein desquels mon père avait grandi. Notre foi avait comme texte sacré ce passage de saint Marc : « En mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront de nouvelles langues, ils saisiront des serpents, et s’ils boivent un poison mortel, il ne leur nuira point. » En d’autres termes, nous étions des manipulateurs de serpents, et célèbres pour cela au-delà de nos modestes rangs. Notre congrégation consistait en une douzaine d’ouvriers agricoles, pour la plupart tout juste arrivés des États du Sud. Mon père en était le diacre (même si nous n’utilisions pas ce titre), et nous gardions, à des fins rituelles, des serpents dans des cages en grillage derrière notre maison, pratique qui ne contribuait guère à améliorer notre position sociale.
Voilà dans quelle situation se trouvait notre famille au moment où, parti chasser, j’ai rencontré par hasard Julian Comstock, arrivé avec son mentor Sam Godwin à l’invitation des familles Duncan et Crowley.
J’étais alors en apprentissage auprès de mon père, devenu contremaître dans les grandes et luxueuses écuries de la Propriété. Mon père adorait et comprenait les animaux, en particulier les chevaux. Je ne sortais, hélas, pas du même moule, et mes relations avec les pensionnaires des écuries n’allaient qu’exceptionnellement au-delà d’une tolérance mutuelle un peu brusque. Je n’aimais pas mon travail – qui consistait surtout à balayer la paille, pelleter les excréments, et plus généralement à accomplir les corvées que les garçons d’écurie plus âgés considéraient indignes d’eux – aussi me suis-je réjoui que mon amitié avec Julian grandît et un secrétaire venait régulièrement à l’improviste de la maisonnée y requérir ma présence. La requête émanant d’un Comstock, on ne pouvait la rejeter, malgré tous les grincements de dents des palefreniers et selliers en me voyant échapper à leur autocratie.
Au début, nous nous rencontrions pour lire et discuter de livres, ou pour chasser ensemble ; plus tard, Sam Godwin m’a invité à assister aux leçons de Julian, car on l’avait chargé de l’instruction de Julian tout autant que de son bien-être général. (L’école du Dominion m’avait par bonheur enseigné des rudiments de lecture et d’écriture, capacités que ma mère s’était chargée ensuite de développer, car elle croyait au pouvoir de l’alphabétisation comme puissance amélioratrice. Mon père ne savait ni lire ni écrire.) Et moins d’un an après notre première rencontre, Sam s’est présenté un soir en personne à la petite maison de mes parents avec une proposition extraordinaire.
« Monsieur et madame Hazzard », a-t-il dit en levant la main pour effleurer sa casquette militaire (qu’il avait enlevée en entrant, si bien que son geste a semblé un salut inachevé), « vous n’ignorez pas, bien entendu, l’amitié qui lie votre fils à Julian Comstock.
— Oui, a répondu ma mère. Nous nous en inquiétons d’ailleurs bien souvent… vu ce qui se passe à la Propriété. »
Malgré sa stature modeste et délicate, ma mère était une femme énergique aux idées bien arrêtées. Mon père, qui parlait peu, n’a pas dit un mot ce soir-là, se contentant de rester sur sa chaise, la main serrée sur une pipe en racine de laurier qu’il n’a pas allumée.
« Ce qui se passe à la Propriété est précisément au cœur du problème, a répondu Sam Godwin. Je ne sais pas au juste ce qu’Adam vous a raconté à ce sujet. Le père de Julian, le général Bryce Comstock, qui était mon ami tout autant que mon commandant, m’a chargé peu avant sa mort de m’occuper de Julian et de son bien-être…
— Peu avant sa mort, a fait remarquer ma mère, sur le gibet, pour trahison. »
Sam a grimacé. « Exact, madame Hazzard, je ne peux le nier, mais je maintiens que le procès était truqué et le verdict inique. Toujours est-il que cela ne change rien à mon obligation vis-à-vis du fils. J’ai promis de prendre soin du garçon et j’entends bien tenir ma promesse.
— Un sentiment chrétien. » Ma mère n’arrivait pas tout à fait à dissimuler son scepticisme.
« Quant à votre sous-entendu sur la Propriété et sur les pratiques auxquelles s’y livrent les jeunes Eupatridiens, je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est pour cette raison que j’ai approuvé et encouragé l’amitié entre Julian et votre fils. En dehors d’Adam, Julian n’a pas d’amis fiables. La Propriété est un tel repaire de serpents venimeux… sans vouloir vous offenser », a-t-il ajouté en se souvenant de notre religion et en supposant à tort, comme beaucoup de monde, que les fidèles de l’Église des Signes aimaient forcément les serpents ou du moins ressentaient une sorte de lien de parenté avec eux, « sans vouloir vous offenser, mais je préférerais autoriser Julian à fréquenter, euh, des scorpions », choisissant une comparaison plus acceptable, « que l’abandonner aux sarcasmes, machinations, ruses et habitudes désastreuses de ses pairs. Ce qui fait de moi non seulement son éducateur, mais son compagnon perpétuel. Sauf que j’ai plus de deux fois son âge, madame Hazzard, et qu’il a besoin d’un ami plus proche du sien.
— Que proposez-vous au juste, monsieur Godwin ?
— De prendre Adam comme deuxième étudiant, dans l’intérêt des deux garçons. »
Sam était d’ordinaire un homme de peu de mots – même comme enseignant – et il semblait aussi épuisé par cette allocution que s’il avait soulevé un poids énorme.
« Étudiant en quoi, monsieur Godwin ?
— Mécanique. Histoire. Grammaire et composition. Compétences martiales…
— Adam sait déjà tirer au fusil.
— Combat au pistolet, au sabre, à mains nues… mais ce n’en est qu’une petite partie, s’est hâté d’ajouter Sam. Le père de Julian m’a demandé de cultiver aussi bien l’esprit que les réflexes de son fils. »
Ma mère a eu d’autres objections à soulever, surtout au sujet de mon travail de garçon d’écurie qui contribuait à l’équilibrage des baux de la famille et de la difficulté qu’aurait celle-ci à se passer des bons supplémentaires pour le magasin de la Propriété. Sam avait toutefois anticipé cette réaction. Il recevait de l’argent de la mère de Julian – c’est-à-dire de la belle-sœur du président – pour l’éducation de Julian, fonds discrétionnaire dans lequel il pouvait puiser pour compenser mon absence à l’écurie. À un taux horaire généreux, de surcroît. Quand il a cité un chiffre, les réticences de mes parents ont perdu de leur virulence pour finir par disparaître. (J’observais le tout de la pièce voisine par une fente dans la porte.)
Leurs appréhensions ne s’étaient pas toutes évanouies pour autant. Le lendemain, avant de me laisser partir pour la Propriété, cette fois pour me rendre dans l’une des Grandes Maisons et non pour pelleter des excréments à l’écurie, ma mère m’a prévenu de ne pas me mêler des affaires des hauts-nés. Je lui ai promis de m’accrocher à mes vertus chrétiennes. (Une promesse irréfléchie, moins facile à tenir que je me l’imaginais[4].)
« Ce n’est peut-être pas pour ta moralité que je me tracasse, a-t-elle dit. Les hauts-nés ne suivent d’autres règles que les leurs et ont des jeux parfois mortels. Tu es au courant que le père de Julian a été pendu ? »
Julian n’en avait jamais parlé et je n’avais jamais abordé le sujet avec lui, mais c’était de notoriété publique. J’ai répété l’affirmation de Sam selon laquelle Bryce Comstock était innocent.
« Peut-être bien. Justement. Il y a un Comstock à la présidence depuis trente ans et on dit le Comstock actuel jaloux de son pouvoir. La seule menace sérieuse ayant pesé sur le règne de l’oncle de Julian a été l’ascension de son frère, qui s’est rendu dangereusement populaire dans la guerre contre les Brésiliens. Je soupçonne M. Godwin d’avoir raison : Bryce Comstock a fini pendu non parce qu’il était un mauvais général mais à cause de ses victoires. »
De tels scandales pouvaient sans nul doute se produire – certaines des histoires que j’avais entendues sur la vie à New York, où résidait le président, auraient dressé les cheveux sur la nuque d’un Cynique. Mais quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec moi ? Ou même avec Julian ? Nous n’étions que des enfants.
Telle était ma naïveté.
Les jours avaient raccourci, Thanksgiving était passé, novembre aussi, et la neige s’annonçait – du moins son odeur – quand cinquante cavaliers de la Réserve athabaskienne sont arrivés à Williams Ford, escortant un nombre équivalent de Campagnistes et de Sondeurs.
Beaucoup de nos villageois détestaient l’hiver athabaskien. Pas moi. Le froid et le manque de lumière ne me gênaient pas, du moment qu’il y avait un radiateur à charbon dans la cuisine, une lampe à alcool pour lire durant les longues soirées, et la possibilité de manger des galettes de blé ou du fromage de tête au petit déjeuner. De plus, la Noël approchait vite. Des quatre fêtes chrétiennes universelles reconnues par le Dominion (avec Pâques, la Fête nationale et Thanksgiving), la Noël avait toujours été ma préférée. Moins pour les cadeaux, en général très modestes – même si, l’année précédente, j’avais reçu de mes parents le bail (à ma charge) d’un fusil à chargement par la bouche dont je tirais une exceptionnelle fierté –, ni vraiment pour l’aspect spirituel de cette journée de fête, qui, je l’avoue non sans honte, ne me venait guère à l’esprit que durant les offices religieux. Ce qui me plaisait, c’était l’effet conjoint de l’air vif, des matinées blanchies par le givre, des couronnes de pin et de houx accrochées aux seuils, des étendards rouge canneberge hissés sur la grand-rue pour claquer joyeusement dans le vent froid, des hymnes et cantiques chantés ou psalmodiés… J’aimais la régularité d’horloge de ces rituels, comme si un rouage du temps s’était mis en place avec une élégante précision.
Mais cet hiver-là n’était pas de bon augure.
Les troupes de la Réserve sont entrées à Williams Ford le 15 décembre, soi-disant pour diriger l’élection présidentielle. Les élections nationales n’étaient qu’une formalité, au village comme dans tout endroit éloigné de la capitale. Le temps qu’on fît voter les habitants, le résultat était déjà acquis, déjà décidé dans les très peuplés États de l’Est… c’est-à-dire, quand il y avait plus d’un candidat, situation qui demeurait exceptionnelle. Lors des six dernières années électorales, aucun parti ni citoyen n’avait disputé l’élection fédérale, et un Comstock ou un autre nous gouvernait depuis trois décennies. Élection était devenu synonyme de plébiscite.
Cela ne posait toutefois pas de problème, car une élection restait un événement mémorable, presque une espèce de cirque, dont faisait partie l’arrivée de Sondeurs et de Campagnistes, qui fournissaient toujours un bon spectacle.
Et cette année – la rumeur émanant des hautes chambres de la Propriété avait été chuchotée partout –, on projetterait un film à la Maison du Dominion.
Je n’avais jamais vu de films, mais Julian m’en avait décrit. Plus jeune, il en regardait souvent à New York, et chaque fois que la nostalgie le prenait – la vie à Williams Ford lui paraissait parfois un peu trop calme –, c’était de films qu’il se mettait à parler. L’annonce d’une projection comme partie prenante du processus électoral nous a donc enflammés, Julian et moi, et nous sommes convenus de nous retrouver derrière la Maison du Dominion à l’heure fixée.
Ni lui ni moi n’avions de raison valable d’y assister. Je n’avais pas l’âge de voter, et Julian, seul Aristo dans une assemblée de la classe bailleresse, y aurait été trop visible et peut-être malvenu. (Le vote des hauts-nés avait été recueilli indépendamment à la Propriété, qui avaient de surcroît déjà voté par procuration pour leurs travailleurs sous contrat.) Après avoir laissé en début de soirée mes parents partir pour la Maison du Dominion, j’ai donc emprunté un cheval dans l’écurie de mon père pour les suivre subrepticement et je suis arrivé juste avant l’heure prévue pour la projection. J’ai attendu Julian derrière le bâtiment, où étaient attachés une douzaine de chevaux-bail. Il s’est approché sur une bien meilleure monture, venue de la Propriété, et vêtu de ce qu’il avait pu trouver de plus ressemblant à la tenue d’un membre de la classe bailleresse : chemise et pantalon sombre en chanvre, feutre noir au rebord tiré sur le visage pour dissimuler celui-ci.
Il a mis pied à terre, l’air ennuyé, aussi lui ai-je demandé ce qui n’allait pas. Il a secoué la tête. « Rien, Adam… du moins rien encore, mais d’après Sam, il y a de l’orage dans l’air. » Il m’a alors regardé avec une expression proche de la pitié. « La guerre.
— La guerre ! Elle ne cesse jamais.
— Une nouvelle offensive.
— Bon, et alors ? On est à des millions de milles du Labrador.
— De toute évidence, les leçons de Sam n’ont pas vraiment amélioré tes notions de Géographie. Et si nous nous trouvons peut-être physiquement à grande distance du front, nous en sommes opérationnellement beaucoup trop près à mon goût. »
Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, je n’en ai tenu aucun compte. « On pourra s’en inquiéter après le film, Julian. »
Il a répondu avec un sourire forcé : « Oui, j’imagine. Autant après qu’avant. »
Nous sommes entrés dans la Maison du Dominion juste au moment où on éteignait les torches et, nous installant au dernier rang des bancs bondés, nous avons attendu le début de la projection.
Une large scène en bois occupait le fond de la salle, dont on avait ôté tout accessoire religieux, et un écran carré blanc se dressait à la place qu’occupait d’habitude la chaire ou l’estrade. De chaque côté de l’écran, une espèce de tente abritait les deux Exécutants, avec leur script et leur équipement dramatique : porte-voix, cloches, blocs, tambour et pipeau, entre autres. C’était, d’après Julian, une version réduite de ce qu’on pourrait trouver à Manhattan dans une salle de projection à la mode. Là-bas, l’écran (et par conséquent les images qu’on y projetait) serait plus grand, les Exécutants plus professionnels, la lecture de scripts et la sonorisation figurant parmi les arts à la mode et attirant les artistes talentueux ; il pourrait de plus y avoir des Exécutants supplémentaires derrière l’écran pour la narration dramatique et les « effets sonores » spécifiques. Il pourrait même y avoir un orchestre, avec une musique spécifiquement composée pour la représentation.
Les Exécutants fournissaient les voix des acteurs et actrices dans les images, photographiées mais muettes. Ils regardaient le film par un système de miroirs, arrivaient à suivre le texte grâce à une espèce de lampe d’habitacle (afin de ne pas projeter de lumière gênante), et disaient leurs répliques au moment où les acteurs parlaient, si bien que leurs voix semblaient émaner de l’écran. De même, leurs tambour, cloche et autres correspondaient à des événements dans le film[5].
« Bien entendu, ils s’en sortaient nettement mieux à l’Ère Profane », a murmuré Julian, et j’ai prié pour que ce commentaire indélicat n’arrivât aux oreilles de personne. D’après tous les documents d’époque, les films étaient en effet spectaculaires durant l’Efflorescence du Pétrole – avec un son enregistré, des couleurs naturelles au lieu de noir et gris, etc. Mais ils étaient aussi, d’après les mêmes documents, affreusement impies et souvent pornographiques. Par bonheur (ou par malheur, du point de vue de Julian), on n’en connaissait aucun qui eût survécu : les pellicules avaient moisi depuis longtemps et les copies « numériques » étaient absolument indécodables. Ces films appartenaient au vingtième et au début du vingt et unième siècle, époque où la combustion des réserves terrestres de pétrole périssable avait permis une prospérité importante, intenable et hédoniste, avec pour conséquences la Fausse Affliction, les guerres, les épidémies et la douloureuse diminution de la population, qui, de trop importante, était revenue à un niveau plus raisonnable.
D’après l’Histoire officielle de l’Union, notre passé ne contenait rien de meilleur et de plus authentiquement américain que le dix-neuvième siècle, dont il nous avait fallu, par la force des choses, restaurer plus ou moins parfaitement les vertus domestiques et les industries modestes, siècle dont les techniques étaient concrètes et dont la littérature s’avérait souvent aussi édifiante qu’utile.
Mais je dois avouer qu’une partie de l’apostasie de Julian m’avait infecté. De vilaines pensées me troublaient au moment où on a éteint les torches et où Ben Kreel (notre pasteur du Dominion, qui marchait de long en large devant l’écran de projection) a prononcé un discours sur la Nation, la Piété et le Devoir. La Guerre, avait dit Julian, en parlant non seulement de l’éternelle guerre au Labrador mais d’une nouvelle phase de celle-ci, dont la main squelettique pourrait se tendre jusqu’à Williams Ford… et qu’adviendrait-il alors de moi ? De ma famille ?
« Nous sommes ici pour procéder à un vote, a fini par conclure Ben Kreel, devoir sacré à la fois envers notre nation et notre foi, notre nation menée avec tant de succès et de bienveillance par son dirigeant, le président Deklan Comstock, dont les Campagnistes, je le vois à leurs mouvements de mains, ont hâte d’entrer dans le vif du sujet, aussi, sans plus attendre, etc., merci d’accorder votre attention à leur film, Premiers sous les Cieux, qu’ils ont préparé pour notre divertissement… »
On avait apporté le matériel nécessaire à Williams Ford dans un chariot bâché : un appareil de projection et une dynamo portable suisse (sans doute prise aux forces hollandaises au Labrador), fonctionnant à l’alcool distillé et installée au fond d’une espèce de tranchée fraîchement creusée derrière l’église pour assourdir le bruit, qui traversait néanmoins le plancher comme le grognement agacé d’un énorme chien sous terre. Cette vibration n’a fait qu’ajouter à l’excitation, alors que s’éteignait la dernière flamme d’éclairage et que l’ampoule électrique s’illuminait dans le projecteur mécanique.
Le film a commencé. Je n’en avais jamais vu, aussi ma stupéfaction a-t-elle été totale. L’illusion des photographies « venues à la vie » m’a fasciné au point que la substance des scènes a failli m’échapper… mais je me souviens d’un titre très orné et de scènes de la deuxième bataille du Québec, recréées par des acteurs mais parfaitement authentiques à mes yeux, accompagnées de tambour et de pipeau aigu qui représentaient les explosions et les sifflements des obus. Les spectateurs des premiers rangs ont tressailli par réflexe ; plusieurs des femmes éminentes du village, manquant s’évanouir, ont agrippé les mains ou les bras de leurs compagnons, qui se sont peut-être retrouvés au matin aussi contusionnés que s’ils avaient personnellement pris part aux combats.
Mais bientôt les Hollandais, sous leur drapeau frappé de la croix et du laurier, ont commencé à battre en retraite devant les forces américaines, et un acteur qui personnifiait le jeune Deklan Comstock s’est avancé pour réciter son Serment d’investiture (un peu prématurément, mais l’histoire était ici tronquée pour les besoins de l’art) – celui où il mentionne à la fois l’impératif continental et la Dette du Passé. Bien entendu, sa voix provenait d’un des Exécutants, une basse profonde dont le timbre émergeait de son porte-voix avec une gravité pesante. (Légère entorse à la vérité, là encore, car le véritable Deklan Comstock avait une voix aiguë et tendance à s’irriter.)
Le film est ensuite passé à des épisodes plus convenables et à des vues pittoresques représentant les joyaux du règne de Deklan le Conquérant, comme on l’appelait dans l’armée des Laurentides, qui l’avait accompagné jusqu’à son ascension à New York. Il y avait là une reconstitution de Washington (un projet jamais mené à terme, toujours en cours, retardé par un terrain marécageux et les maladies transmises par les insectes), l’Illumination de Manhattan, où une dynamo hydroélectrique alimentait les réverbères quatre heures par jour (entre 18 et 22 heures), ainsi que le chantier naval militaire de Boston Harbor, les mines de charbon et usines de relaminage de Pennsylvanie, les toutes dernières locomotives à vapeur reluisantes prêtes à tracter les tout derniers trains reluisants, etc.
Je n’ai pu que m’interroger sur la manière dont Julian réagissait à ce spectacle : après tout, celui-ci ne cessait de chanter les louanges de l’homme qui avait fait exécuter son père. Je ne pouvais oublier – et Julian devait l’avoir constamment à l’esprit – que le président ainsi glorifié était en réalité un tyran fratricide. Mais Julian gardait les yeux rivés à l’écran, ce qui traduisait (ai-je appris plus tard) non son opinion sur les événements actuels mais sa fascination pour ce qu’il préférait appeler « cinéma ». Ses pensées ne s’éloignaient jamais beaucoup de cette fabrique d’illusions en deux dimensions… cela a peut-être été la « véritable vocation » de Julian, qui culminerait dans la création de son chef-d’œuvre cinématique interdit : La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin… mais n’anticipons pas.
Le film a ensuite mentionné les raids victorieux contre les Brésiliens à Panama durant le règne de Deklan le Conquérant, ce qui a dû sembler plus proche à Julian, car je l’ai vu tressaillir une fois ou deux.
Le spectacle avait beau être palpitant, mon attention ne cessait de vagabonder. Peut-être à cause de l’étrangeté de la campagne électorale, si proche de Noël, ou à cause d’Histoire de l’Humanité dans l’Espace, que je lisais au lit, une page ou deux à la fois, presque tous les soirs depuis notre expédition au Dépotoir ; quoi qu’il en soit, je me retrouvais en proie à une soudaine mélancolie. Voilà qu’au milieu de tout ce qui me semblait familier et aurait dû me réconforter – la foule de la classe bailleresse, l’enceinte bienveillante de la Maison du Dominion, les étendards et marques de l’époque de Noël –, tout me paraissait soudain mince, comme si le monde était un seau dont le fond venait de céder.
J’ai supposé qu’il s’agissait de ce que Julian avait appelé « le point de vue du Philosophe ». Dans ce cas, je me demandais comment les Philosophes pouvaient le supporter. J’avais appris un peu par Sam Godwin – et davantage par Julian, dont Sam lui-même désapprouvait certaines lectures – les idées discréditées de l’Ère Profane. J’ai pensé à Einstein, selon qui un point de vue ne pouvait absolument jamais prévaloir sur un autre, autrement dit à sa « relativité générale » et à son affirmation selon laquelle, pour répondre à la question : « Qu’est-ce qui est réel ? », il fallait commencer par demander : « Où vous tenez-vous ? » N’étais-je rien d’autre, dans ce cocon de Williams Ford, qu’un Point de Vue ? Ou bien une incarnation d’une molécule d’ADN, « se souvenant imparfaitement » (selon les mots de Julian) d’un grand singe, d’un poisson et d’une amibe ?
Peut-être même la Nation si excessivement vantée par Ben Kreel n’était-elle qu’un exemple de cette tendance naturelle : un souvenir imparfait d’une autre Nation, elle-même souvenir imparfait de toutes celles l’ayant précédé, et ainsi de suite jusqu’aux Premiers Hommes (à Éden, ou, comme le croyait Julian, en Afrique).
Le film s’est terminé par une scène émouvante d’un drapeau américain, avec ses treize bandes et ses soixante étoiles en train d’onduler au soleil… présageant, a soutenu le narrateur, quatre autres années de prospérité et de bienfaits sous l’autorité de Deklan le Conquérant, pour lequel on sollicitait le vote du public, même si personne ne connaissait ni n’avait entendu parler du moindre concurrent. Le film a cliqueté sur sa bobine, on s’est dépêché d’éteindre l’ampoule électrique et les Sondeurs ont entrepris de rallumer les torches murales. Durant la projection, plusieurs hommes dans le public avaient allumé leur pipe, dont la fumée se mêlait désormais à celle des torches en un lourd nuage bleu-gris qui flottait sous les arceaux du haut plafond.
L’air soucieux, Julian restait avachi sur son banc, le chapeau tiré bas. « Adam, a-t-il murmuré, il faut trouver un moyen de sortir d’ici.
— Je crois en voir un, ai-je répondu, qu’on appelle une porte… mais pourquoi une telle hâte ?
— Regarde plus attentivement la sortie : deux hommes de la Réserve y ont été postés. »
J’ai vérifié : il avait raison. « Mais n’est-ce pas juste pour protéger le scrutin ? » Car Ben Kreel avait regagné la scène, d’où il s’apprêtait à demander un vote à main levée.
« Tom Shearney, le barbier qui a un problème de vessie, vient juste de se faire refouler en essayant d’aller aux cabinets. »
Assis à moins d’un mètre de nous, Tom Shearney se tortillait en effet avec gêne en décochant aux Réservistes des regards pleins de rancune.
« Mais après le scrutin…
— Il ne s’agit pas de scrutin, mais de conscription.
— De conscription ?!
— Chut ! Tu vas semer la panique dans l’assistance. Je ne pensais pas que cela commencerait aussi vite… même si certains télégrammes que nous avons reçus de New York parlaient de revers au Labrador et du besoin de nouvelles divisions. Une fois le scrutin terminé, les Campagnistes vont sans doute annoncer un nouveau recrutement, demander le nom de tous les présents puis relever le nom et l’âge de leurs enfants.
— On est trop jeunes pour être appelés », ai-je objecté, car lui et moi venions d’avoir dix-sept ans.
« Pas à ce que j’ai entendu dire. Les règles ont changé pour incorporer davantage d’hommes. Oh, tu peux sans doute te trouver une cachette quand la sélection commencera. Mais ma présence ici est connue de tous. Je ne peux pas me fondre dans la foule. Ce n’est sans doute d’ailleurs pas un hasard si on a expédié autant de Réservistes dans un village aussi petit que Williams Ford.
— Comment ça, pas un hasard ?
— Mon existence n’a jamais plu à mon oncle. Lui-même n’a pas d’enfants. D’héritiers. Il me voit comme un concurrent possible pour l’Exécutif.
— Mais c’est absurde. Tu ne veux pas être président, si ?
— Je préférerais me tirer une balle. Mais oncle Deklan est du genre jaloux et il se méfie des raisons qu’a ma mère de me protéger.
— En quoi un appel sous les drapeaux l’aide-t-il ?
— Tout cela n’est pas dirigé contre moi, mais il trouve sûrement cet outil bien pratique. Si je suis appelé sous les drapeaux, personne ne pourra se plaindre qu’il en exempte sa propre famille. Et une fois qu’on m’aura incorporé dans l’infanterie, il peut s’assurer que je me retrouve sur le front au Labrador… à accomplir une attaque noble mais suicidaire sur les tranchées ennemies.
— Mais… Julian ! Sam ne peut-il pas te protéger ?
— Sam est un soldat à la retraite, sans autre pouvoir que celui qui découle de l’influence de ma mère. Et elle n’en a guère pour le moment. Adam, y a-t-il un autre moyen de sortir d’ici ?
— Rien que la porte, à moins que tu aies l’intention de fracturer une de ces vitres colorées qu’il y a aux fenêtres.
— Un endroit où se cacher, alors ? »
J’y ai réfléchi. « Peut-être derrière la scène, dans la pièce où on range le matériel religieux. On peut y pénétrer par les ailes. On pourrait s’y cacher, mais elle n’a pas de sortie sur l’extérieur.
— Cela fera l’affaire. Du moment qu’on arrive là-bas sans attirer l’attention. »
Ce qui ne nous a guère posé de difficultés : un certain nombre de torches n’ayant pas encore été rallumées, la majeure partie de la pièce restait dans l’ombre. De plus, le public s’agitait un peu et s’étirait, tandis que les Campagnistes s’apprêtaient à enregistrer le vote qui allait suivre – en comptables méticuleux même si le résultat était joué d’avance et les salles de bal déjà réservées pour la prochaine investiture de Deklan le Conquérant. Julian et moi sommes passés d’ombre en ombre, nous gardant de la moindre précipitation, jusqu’au pied de la scène, où nous avons patienté devant l’entrée du magasin le temps qu’un abruti de réserviste qui nous suivait du regard fût appelé à l’aide pour démonter le matériel de projection. Nous avons saisi notre chance et, nous baissant pour franchir le rideau qui barrait le seuil, nous avons pénétré dans une obscurité quasi absolue. Julian a trébuché sur un obstacle (une pièce du piano de l’église, désassemblé pour nettoyage par un réparateur itinérant mort d’une attaque avant d’avoir terminé), provoquant un bruit de bois qui m’a paru assez sonore pour alerter tout le monde… mais n’en a rien fait.
Le peu de luminosité provenait d’une haute fenêtre vitrée pourvue d’une charnière afin de pouvoir s’ouvrir en été, pour la ventilation. Elle n’éclairait guère, par cette nuit nuageuse, sans autre lumière que celles des torches longeant la grand-rue. Elle est toutefois devenue un phare à nos yeux une fois ceux-ci habitués à la pénombre. « On pourrait peut-être sortir par là, a dit Julian.
— Pas sans échelle. À moins que…
— Quoi ? Parle, Adam, si tu as une idée.
— C’est ici qu’on range les rehausseurs, les longs blocs de bois sur lesquels se tient le chœur pour chanter. Ils pourraient peut-être nous servir. »
Julian a tout de suite compris comment et s’est mis à fureter dans les ombres du magasin pour en examiner aussi attentivement le contenu que quand il cherchait des vieux livres dans le Dépotoir. Nous avons trouvé les rehausseurs en pin brut, que nous sommes parvenus à empiler sans trop de bruit à une hauteur adéquate. (Dans la grande salle, les Campagnistes avaient déjà enregistré un vote unanime en faveur de Deklan Comstock et commencé à parler de la conscription, exactement comme s’en était douté Julian. Quelques rares voix élevaient de futiles objections et Ben Kreel appelait bruyamment au calme : personne ne nous a entendus changer la disposition des meubles.)
Située à plus de trois mètres de hauteur, la fenêtre s’est révélée affreusement étroite et quand nous l’avons franchie, il nous a fallu nous suspendre par les mains avant de nous laisser tomber sur le sol. Je me suis tordu la cheville droite à l’atterrissage, mais sans mal durable.
La nuit, déjà froide, s’était encore rafraîchie. Nous nous trouvions tout près des poteaux d’attache : surpris par notre arrivée, les chevaux ont henni et soufflé de la condensation par les naseaux. Une petite neige piquante avait commencé à tomber. Il n’y avait toutefois que peu de vent, si bien que les étendards de Noël pendaient mollement dans l’air glacé.
Julian s’est dirigé droit sur son cheval, dont il a détaché les rênes. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? ai-je demandé.
— Toi, Adam, rien sinon protéger ton existence, et moi… »
Mais il a refusé de dévoiler ses plans et l’angoisse lui a assombri le visage.
« On peut attendre la fin de la crise, ai-je dit avec un peu de désespoir. La Réserve ne peut pas rester éternellement à Williams Ford.
— Non. Malheureusement, moi non plus, car Deklan le Conquérant sait où me trouver.
— Où iras-tu, alors ? »
Il s’est mis un doigt devant les lèvres. Un bruit nous parvenait de l’entrée de la Maison du Dominion : la congrégation commençait à sortir par les portes désormais ouvertes. « Suis-moi, m’a intimé Julian. Vite, vite ! »
J’ai obéi. Nous ne sommes pas partis sur la grand-rue, lui préférant un sentier qui obliquait derrière la grange du maréchal-ferrant pour traverser les bois le long de la Pine et prendre vers le nord en direction de la Propriété. C’était une nuit sombre, nos chevaux avançaient lentement, mais ils connaissaient le chemin presque d’instinct et un peu de la lumière du village nous parvenait encore malgré la légère chute de neige, qui effleurait mon visage comme cent petits doigts glacés.
« Il n’a jamais été envisageable que je reste à Williams Ford, a dit Julian. Tu aurais dû le savoir, Adam. »
J’aurais dû, en effet. Après tout, c’était un exemple de ce dont Julian ne cessait de parler : la fugacité de toute chose. Il prêchait cette notion comme on fait un sermon. J’avais toujours mis cela sur le compte des particularités de son enfance : la mort de son père, la séparation avec sa mère, le tutorat bienveillant mais froid de Sam Godwin.
Je n’ai pu cependant m’empêcher de penser une nouvelle fois à Histoire de l’Humanité dans l’Espace et aux photographies qu’on trouvait à l’intérieur… pas celles des Premiers Hommes sur la Lune, qui étaient américains, mais des Derniers Visiteurs de cette sphère céleste, des Chinois, aux « combinaisons spatiales » rouge pétard. Comme les Américains, ils avaient planté leur drapeau dans l’attente de visites ultérieures, mais la fin de l’Ère du Pétrole et la Fausse Affliction avaient ruiné leurs plans.
J’ai aussi pensé aux encore moins fréquentées Plaines de Mars, photographiées par des machines, du moins d’après le livre, mais jamais foulées par un pied humain. L’univers, semblait-il, regorgeait d’endroits peu fréquentés. Je m’étais débrouillé pour tomber sur l’un d’eux. La neige a cessé et la lune inhabitée s’est montrée entre les nuages, imprégnant les champs de Williams Ford d’une luminescence surnaturelle.
« Si tu dois partir, ai-je dit, laisse-moi t’accompagner.
— Non. » Julian avait baissé son chapeau sur ses oreilles pour se protéger du froid, si bien que je voyais mal son visage, mais son regard a brillé quand il a jeté un coup d’œil dans ma direction. « Merci, Adam. J’aimerais que ce soit possible. Mais ce ne l’est pas. Tu dois rester ici, éviter la conscription, si possible, et parfaire tes talents littéraires afin d’écrire un jour des livres, comme M. Charles Curtis Easton. »
C’était mon ambition, qui avait grandi au cours de l’année, alimentée par notre amour commun des livres et par les exercices de Sam Godwin en Composition, exercices pour lesquels je m’étais découvert un talent inattendu[6]. À ce moment-là, cette ambition ne semblait qu’un rêve dérisoire. « Tout cela n’a pas d’importance, ai-je affirmé.
— Là, tu te trompes, a répliqué Julian. Ne commets pas l’erreur de penser que parce que rien ne dure, rien n’a d’importance.
— N’est-ce pas là le point de vue du Philosophe ?
— Pas si le Philosophe sait de quoi il parle. » Julian a tiré sur les rênes de sa monture pour se tourner vers moi avec dans le maintien une partie de l’autorité de sa célèbre famille. « Écoute, Adam, tu peux faire quelque chose d’important pour moi… mais ce n’est pas sans risque. Tu es d’accord ?
— Oui, ai-je répondu sans hésiter.
— Alors écoute bien. La Réserve ne va pas tarder, si ce n’est déjà fait, à surveiller les routes qui permettent de quitter Williams Ford. Il faut que je parte, et il faut que je parte ce soir. Mon absence ne sera remarquée qu’au matin, et seulement par Sam, du moins au début. Je veux que tu rentres chez toi… tes parents s’inquiéteront de la conscription, tu peux essayer de les rassurer, mais ne fais en aucun cas allusion à ce qui s’est passé ce soir… et très tôt demain matin, va trouver Sam à la Propriété. Raconte-lui ce qui s’est passé à la Maison du Dominion et dis-lui de partir dès que possible sans se faire prendre pour me retrouver à Lundsford. Voilà mon message.
— Lundsford ? Il n’y a rien, là-bas.
— Justement : rien d’assez important pour que la Réserve songe à nous y chercher. Tu te souviens de ce que le type du Dépotoir a dit, l’automne dernier, sur l’endroit où il a trouvé ces livres ? “Un endroit en contrebas près des fouilles principales.” Sam peut me chercher par là.
— Je lui dirai », ai-je promis, clignant des paupières dans le vent froid qui m’irritait les yeux.
« Merci, Adam, a-t-il répondu avec gravité. Merci pour tout. » Il s’est alors forcé à sourire et durant un instant, il n’a plus été le neveu du président, mais simplement Julian, l’ami avec qui j’avais chassé l’écureuil et contemplé la lune. « Joyeux Noël ! a-t-il lancé. Que tu en connaisses plein d’autres ! »
Il a fait pirouetter son cheval et il est parti.
Il y a à Williams Ford un cimetière du Dominion devant lequel je suis passé en rentrant chez moi, mais ma sœur Flaxie n’était pas enterrée là.
Nous autres membres de l’Église des Signes n’avions pas le droit au cimetière du Dominion, aussi Flaxie reposait-elle derrière notre maison, à un endroit marqué d’une modeste croix en bois. Le cimetière m’a tout de même rappelé ma sœur, et après avoir ramené le cheval à l’écurie, je me suis arrêté sur sa tombe (même si je frissonnais de froid) pour la saluer d’un coup de chapeau, tout comme je l’avais toujours saluée d’un coup de chapeau de son vivant.
Flaxie avait été une gamine aussi brillante, effrontée et espiègle que blonde. Elle s’appelait en réalité Dolores, mais je ne m’étais jamais servi que de son surnom. La Vérole l’avait emportée de manière très soudaine et, comme cela arrive, miséricordieuse. Je ne me souviens pas de sa mort, étant alors moi-même plongé dans l’inconscience par cette même Vérole, à laquelle j’ai toutefois survécu. Je me rappelle avoir repris connaissance dans une maison devenue étrangement silencieuse. Personne n’a voulu me dire, pour Flaxie, mais le regard ravagé de ma mère m’a appris la vérité sans qu’il fut besoin de l’énoncer. La mort avait joué à la loterie avec nous, et Flaxie avait tiré la courte paille.
(C’est, je crois, pour les gens comme Flaxie que nous continuons à croire au Paradis. J’ai rencontré relativement peu d’adultes, en dehors des fervents de l’Église établie, qui croyaient vraiment au Paradis, et celui-ci a été une maigre consolation pour ma mère en deuil. Mais Flaxie, qui avait cinq ans, y avait cru de toute son âme – elle l’imaginait comme une espèce de prairie émaillée de fleurs sauvages sur laquelle se déroulait un perpétuel pique-nique estival – et si cette croyance puérile lui a procuré un peu de paix dans ses épreuves, elle a servi un usage plus noble que la vérité.)
Ce soir-là, la maison était presque aussi silencieuse que le matin du décès de Flaxie. Quand j’ai franchi la porte, j’ai vu ma mère s’essuyer les yeux avec un mouchoir et mon père regarder, les sourcils froncés, le fourneau de sa pipe comme si elle lui avait posé une question à laquelle il ne pouvait répondre. « La conscription », a-t-il dit comme si cela expliquait tout, ce qui était d’ailleurs le cas.
« Je sais. On m’a tout raconté. »
Ma mère, affolée, n’arrivait plus à parler. Mon père a dit : « On fera notre possible pour te protéger, Adam. Mais…
— Je n’ai pas peur de servir mon pays, ai-je répliqué.
— Eh bien, c’est là une attitude digne d’éloges », a réagi mon père tandis que les pleurs de ma mère redoublaient. « Mais on ne sait pas ce qui est obligatoire. La situation au Labrador est peut-être moins grave qu’il n’y paraît. »
Si avare de paroles qu’il fût, j’avais souvent demandé son conseil à mon père, qui me le donnait volontiers. Il savait ainsi très bien mon dégoût des serpents – raison pour laquelle, soutenu par ma mère, j’avais été autorisé à éviter les sacrements de notre foi, et par voie de conséquence les gonflements venimeux ainsi que les amputations occasionnelles infligées aux autres croyants. Déçu par cette aversion, mon père m’avait néanmoins enseigné les aspects pratiques de la manipulation de serpents, y compris la manière d’en attraper un sans se faire mordre et celle d’en tuer un, en cas de besoin[7]. C’était un homme doté d’un grand sens pratique, malgré ses croyances inhabituelles.
Il n’a eu toutefois aucun conseil à me fournir ce soir-là. On aurait dit un homme pourchassé qui, arrivé au fond d’une impasse, ne peut ni continuer à fuir, ni rebrousser chemin sans danger.
Je me suis rendu dans ma chambre, mais pas pour dormir. J’ai rassemblé quelques objets personnels dans un baluchon facile à transporter : principalement mon fusil à écureuils, mais aussi quelques papiers et Histoire de l’Humanité dans l’Espace. Je me suis dit qu’il fallait aussi emporter du porc salé ou quelque chose du même acabit, mais j’ai résolu d’attendre un peu afin que ma mère ne me vît pas faire mes bagages.
Avant l’aube, j’ai enfilé plusieurs couches de vêtements et déroulé le rebord de mon chapeau pakol jusqu’à ce que la laine me recouvrît les oreilles. J’ai ouvert la fenêtre de ma chambre et en ai franchi le rebord avant de récupérer mon fusil et mes affaires puis de refermer la vitre derrière moi. Je me suis ensuite glissé dans l’écurie, de l’autre côté de la cour, pour y seller un cheval (un hongre puissant et rapide nommé Extase) et je suis parti sous un ciel dans lequel apparaissaient tout juste les premières lueurs du jour.
La brève chute de neige de la veille au soir recouvrait encore le sol. Je n’étais pas le premier levé, par ce matin d’hiver, et l’air glacé sentait déjà la Noël. La boulangerie de Williams Ford s’activait à préparer des gâteaux de la Nativité et des petits pains à la cannelle. L’arôme de levure sorti des fours imprégnait le nord-ouest du village comme un brouillard enivrant, en l’absence du moindre souffle de vent pour le dissiper. Le jour naissait, bleu et calme.
On voyait partout des signes de Noël – comme il se devait en cette veille de fête universelle – mais aussi de la conscription. Déjà debout, les Réservistes passaient comme des ombres dans leurs uniformes dépenaillés, et un certain nombre d’entre eux s’étaient rassemblés devant la quincaillerie. Ils y avaient déployé un drapeau décoloré et affiché un avis que je n’ai pas pu lire, déterminé comme je l’étais à ne pas m’approcher des soldats, mais je savais reconnaître une affiche de recrutement. Je ne doutais pas que les principales routes pour entrer ou sortir du village eussent été placées sous stricte surveillance.
J’ai pris un chemin détourné pour gagner la Propriété, le même sentier longeant la rivière que la veille au soir avec Julian. L’absence de vent avait laissé nos traces intactes : j’ai vu que personne d’autre n’était récemment passé par là. Arrivé à proximité de la Propriété, j’ai attaché le cheval hors de vue dans un bosquet de pins et j’ai continué à pied.
La Propriété Duncan-Crowley n’était pas clôturée, car elle n’avait pas véritablement de limites marquées : sous le système du Bail, tout ce qui se trouvait dans Williams Ford appartenait (au sens légal) aux deux grandes familles. J’en ai approché par l’ouest, secteur boisé dans lequel les Aristos chassaient et se promenaient à cheval. Ce matin-là, il n’y avait personne dans les bocages et je n’ai pas vu âme qui vive avant de franchir les haies chapeautées de neige qui bordaient les jardins à la française. Ici, l’été, les pommiers et les cerisiers fleurissaient puis donnaient des fruits, les fleurs s’épanouissaient, les abeilles butinaient avec une joie langoureuse. Mais tout était désormais désert, les sentiers recouverts de neige, et on ne voyait personne sinon le jardinier en chef, occupé à balayer le portique en bois de la plus proche des diverses Grandes Maisons de la Propriété.
Celles-ci avaient été décorées pour la Noël, événement plus majestueux à la Propriété qu’au village, comme on pouvait s’y attendre. Il y avait moins de monde sur la Propriété Duncan-Crowley l’hiver que l’été, mais un certain nombre de membres des deux familles y séjournaient à l’année, avec leur suite ainsi que les cousins et parasites désireux d’y hiberner jusqu’à la fin de la saison froide. En tant que tuteur de Julian, Sam Godwin n’était pas autorisé à dormir dans les deux bâtiments les plus luxueux, mais logeait avec le personnel dans une maison blanche à colonnades qui, malgré sa taille inférieure à celle de ses voisines, aurait passé aux yeux de la classe bailleresse pour un très convenable hôtel particulier. Je connaissais les lieux comme ma poche, car c’était l’endroit où Julian et moi suivions l’enseignement de Sam. On avait là aussi placé des décorations de Noël, en accrochant par exemple des branches de pin au-dessus des linteaux et un Étendard de la Croix à la corniche. La porte n’étant pas verrouillée, je suis entré.
Il était toujours tôt dans la matinée, du moins pour les Aristos. Il n’y avait ni bruit ni âme qui vive dans le hall carrelé. Je suis allé tout droit à la pièce où Sam Godwin dormait et nous instruisait, par un couloir de chêne que seule éclairait l’aube filtrant par une fenêtre. Les tapis étouffaient mes pas, mais leur trame en gardait des traces humides.
Devant la porte de Sam, j’ai été pris d’un cas de conscience. Je craignais en frappant d’alerter les autres. Ma mission consistait selon moi à transmettre le message de Julian avec le maximum de discrétion possible, mais je ne pouvais tout de même pas entrer sans prévenir dans la chambre d’un homme endormi, si ?
J’ai testé la poignée : elle a bougé facilement. J’ai entrouvert la porte de quelques millimètres avec l’intention de chuchoter « Sam ? » pour l’avertir.
Sauf que je l’ai entendu marmonner à voix basse, comme s’il parlait tout seul. J’ai tendu l’oreille. Ses paroles m’ont semblé étranges. Il parlait une langue gutturale, une langue étrangère. Peut-être n’était-il pas seul. Il était toutefois trop tard pour reculer, aussi ai-je décidé de me jeter à l’eau. J’ai ouvert tout grand la porte et je suis entré en lançant : « Sam ! C’est moi, Adam. J’ai un message de Julian… »
Je me suis interrompu, stupéfait de ce que je découvrais. Sam Godwin, le bourru mais familier Sam qui m’avait enseigné les rudiments d’histoire et de géographie, pratiquait la magie noire, ou une autre forme de sorcellerie… et la veille de Noël ! Un châle rayé sur les épaules, des laçages de cuir sur le bras et une espèce de boîte sanglée au front, il levait les mains vers un assortiment de bougies montées sur un chandelier en cuivre qu’on aurait dit récupéré dans un vieux Dépotoir. L’invocation qu’il murmurait sembla résonner comme un écho agonisant dans l’air calme de la pièce : Bah-rouc-a-tah-atten-aïe-ello-aïe-nou…
J’en suis resté bouche bée.
« Adam ! » s’est écrié Sam, presque aussi surpris que moi, avant d’ôter prestement le châle de son dos et d’entreprendre de détacher ses divers instruments impies.
C’était si anormal que j’ai eu du mal à comprendre.
J’ai ensuite craint de trop bien comprendre. J’avais très souvent entendu Ben Kreel, à l’école du Dominion, parler des vices et vilenies de l’Ère Profane, dont certains subsistaient encore, d’après lui, dans les villes de l’Est : irréligion, scepticisme, occultisme, dépravation. Et j’ai pensé aux idées dont je m’étais imprégné avec tant de désinvolture par l’intermédiaire de Julian et (indirectement) de Sam, j’avais même commencé à croire à certaines : einsteinisme, darwinisme, voyage dans l’espace… avais-je été séduit par les représentants d’un paganisme arrivé à Williams Ford depuis les ruelles et caniveaux de Manhattan ? Avais-je, autrement dit, été leurré par la Philosophie ?
« Un message, a dit Sam en dissimulant son matériel païen, quel message ? Où est Julian ? »
Mais je n’ai pas pu rester. Je me suis précipité à l’extérieur.
Sam a jailli hors de la maison à ma suite. J’étais rapide, mais il avait de grandes jambes et de la puissance malgré ses quarante et quelques années, aussi a-t-il réussi à me plaquer par-derrière dans les jardins d’hiver. J’ai tenté de me libérer à coups de pied, mais il m’a cloué les épaules au sol.
« Adam, pour l’amour de Dieu, calme-toi ! » s’est-il écrié. J’ai trouvé impudent de sa part d’invoquer Dieu, mais il a alors ajouté : « Tu ne comprends pas ce que tu as vu ? Je suis juif ! »
Un Juif !
J’avais entendu parler des Juifs, naturellement. Ils vivaient dans la Bible, et à New York. Leur relation ambiguë avec Notre Sauveur leur valait l’opprobre à travers les âges et le Dominion ne les approuvait pas. Mais je n’en avais jamais vu en chair en os et j’ai été stupéfait à l’idée que Sam en était un depuis le début : invisible, pour ainsi dire.
« Vous avez donc trompé tout le monde ! ai-je jeté.
— Je ne me suis jamais prétendu chrétien ! Je n’en ai jamais parlé. Mais quelle importance ? Tu disais avoir un message de Julian… donne-le-moi, nom d’un chien ! Où est-il ? »
Je me suis demandé ce que je devais dire, ou qui je risquais de trahir en le disant. Mon monde était sens dessus dessous. Tous les sermons de Ben Kreel sur le patriotisme et la fidélité me sont revenus en une grande vague de honte. M’étais-je montré complice de trahison, en plus d’athéisme ?
Mais j’avais le sentiment de devoir cette dernière faveur à Julian, qui aurait sûrement voulu que je transmisse le message, Sam fût-il juif ou mahométan : « Il y a des soldats sur toutes les routes qui permettent de quitter le village, ai-je répondu de mauvaise grâce. Julian est parti pour Lundsford hier soir. Il dit qu’il vous retrouvera là-bas. Lâchez-moi, maintenant ! »
Sam a obtempéré et s’est accroupi sur les talons, de l’appréhension sur le visage. « C’est déjà commencé ? Je pensais qu’ils attendraient peut-être le Nouvel An.
— Je ne sais pas ce qui a commencé. J’ai l’impression de ne rien savoir du tout ! » J’ai alors bondi sur mes pieds et fui à toutes jambes ce jardin sans vie pour retrouver Extase, toujours attaché à l’arbre où je l’avais laissé et fouinant du museau dans la neige molle et blanche sans rien y dénicher.
J’avais peut-être parcouru un huitième de mille en direction de Williams Ford quand un cavalier est remonté à ma hauteur.
C’était Ben Kreel en personne, qui a touché sa casquette en demandant : « Cela te dérange-t-il que je fasse un bout de chemin avec toi, Adam Hazzard ? »
Je pouvais difficilement refuser.
Ben Kreel n’était pas pasteur – nous n’en manquions pas à Williams Ford, chacun s’occupant de son propre culte –, mais en tant que représentant officiel de la branche athabaskienne du Dominion de Jésus-Christ sur Terre, il disposait de presque autant de pouvoir, à sa manière, que les hommes à la tête de la Propriété. Et s’il n’était pas techniquement pasteur, les villageois le considéraient au moins comme une espèce de guide moral. Né à Williams Ford même d’un sellier et formé, aux frais de la Propriété, dans un des Instituts du Dominion à Colorado Springs, cela faisait vingt ans qu’il instruisait les écoliers du primaire cinq jours par semaine et enseignait le christianisme général le dimanche. C’est sous sa houlette que j’avais tracé mes premières lettres sur une ardoise. Chaque Fête nationale le voyait s’adresser à ses concitoyens pour leur rappeler le symbolisme et la signification des Treize Bandes et des Soixante Étoiles, chaque Noël conduire l’office œcuménique à la maison du Dominion.
Il était corpulent, rasé de frais, et grisonnait sur les tempes. Il portait une veste de laine, de grandes bottes en daim et un pakol présentant à peine mieux que le mien. Mais il se tenait avec une dignité immense, en selle comme sur ses pieds. Son expression affable ne m’a pas surpris : il se montrait presque toujours aimable. « Tu es sorti bien tôt, Adam Hazzard, a-t-il constaté. Que fais-tu dehors de si bonne heure ? »
J’ai rougi jusqu’aux racines des cheveux. « Rien. » Existe-t-il un autre mot qui représente aussi spectaculairement tout ce qu’il veut nier ? Dans ces circonstances, « rien » revenait à avouer de mauvaises intentions. « Je n’arrivais pas à dormir, me suis-je hâté d’ajouter. J’ai eu l’idée d’aller chasser un ou deux écureuils. » Cela expliquerait le fusil attaché au pommeau de ma selle, et c’était plus ou moins plausible : les écureuils n’avaient pas encore cessé toute activité, qui procédaient à leurs dernières récoltes avant de se claquemurer pour les mois les plus froids.
« La veille de Noël ? a demandé Ben Kreel. Et dans les bocages de la Propriété ? J’espère que les Duncan et les Crowley n’en entendront pas parler. Ils sont jaloux de leurs arbres. Et je ne doute pas que des coups de feu les dérangeraient, à cette heure. Les riches et les gens de l’Est n’aiment pas trop être réveillés à l’aube, en général.
— Je n’ai pas tiré, ai-je marmonné. Je me suis ravisé.
— Eh bien, parfait. La sagesse a prévalu. Tu rentres au village ?
— Oui, monsieur.
— Permets-moi de te tenir compagnie, alors.
— Je vous en prie. » Je ne pouvais guère répondre autrement, malgré tout mon désir de rester seul avec mes pensées.
Nos chevaux ont avancé lentement – la neige les gênait – et Ben Kreel a gardé un certain temps le silence. « Tu n’as pas besoin de cacher tes craintes, Adam, a-t-il fini par dire. Je sais ce qui te trouble. »
J’ai connu un moment de terreur en pensant que Ben Kreel s’était trouvé derrière moi dans le couloir de la Propriété et qu’il avait vu Sam Godwin dans son attirail de l’Ancien Testament. Cela provoquerait un de ces scandales ! (Puis je me suis dit que Sam avait justement dû craindre un tel scandale toute sa vie : c’était encore pire que d’appartenir à l’Église des Signes, car dans certains États, un Juif pouvait se retrouver à l’amende ou en prison pour avoir pratiqué sa foi. J’ignorais la position de l’Athabaska en la matière, mais je craignais le pire.)
Ben Kreel parlait toutefois de la conscription et non de Sam.
« J’en ai déjà discuté avec quelques-uns des garçons du village, a-t-il poursuivi. Tu ne serais pas le seul, Adam, à te demander ce que tout cela signifie, cette agitation militaire et ce qui pourrait en résulter. Surtout que tu es un cas à part. J’ai gardé l’œil sur toi. De loin, pour ainsi dire. Tiens, arrête-toi un instant. »
Nous étions arrivés au sommet d’un petit promontoire qui donnait sur la Pine et, au sud, sur Williams Ford.
« Observe », a dit Ben Kreel d’un ton pensif. Son bras tendu a décrit un arc de cercle, comme pour inclure non seulement la grappe de constructions du village, mais aussi les champs vides, les flots troubles de la rivière, les roues des moulins et même les cabanes des travailleurs sous contrat tout en bas. La vallée semblait à la fois un être vivant qui inhalait l’air vif de la saison et en exhalait les vapeurs, et un portrait, statique dans la tranquille atmosphère bleue de l’hiver. Aussi puissamment enracinée qu’un chêne, aussi fragile qu’une boule de sapin de Noël.
« Observe, a répété Ben Kreel. Regarde Williams Ford, joliment étalé devant nous. Qu’est-ce que c’est, Adam ? Davantage qu’un lieu, je pense. C’est un mode de vie. C’est la somme de tout notre labeur. C’est ce que nos pères nous ont légué et ce que nous léguons à nos fils. C’est l’endroit où nous enterrons nos mères et où seront enterrées nos filles. » Encore de la Philosophie, donc, et après les événements troublants de la matinée, je n’étais pas sûr d’en vouloir. Mais la voix de Ben Kreel a continué à couler comme le sirop lénitif que ma mère nous administrait quand Flaxie ou moi nous mettions à tousser. « Chacun des garçons de Williams Ford, chacun des garçons assez âgés pour se soumettre au service national, est en ce moment même en train de découvrir à quel point il rechigne à quitter l’endroit qu’il connaît et aime vraiment. Même toi, je pense.
— Je ne suis ni plus ni moins de bonne volonté qu’un autre.
— Je ne mets en doute ni ton courage ni ta loyauté. Je sais juste que tu as eu un petit avant-goût de ce à quoi la vie pourrait ressembler ailleurs, de par les liens d’amitié que tu as noués avec Julian Comstock. Bon, je ne doute pas qu’il soit un jeune homme très bien et un excellent chrétien. Il pourrait difficilement en être autrement, n’est-ce pas, pour le neveu de l’homme qui tient notre nation au creux de la main ? Mais il a vécu une vie très différente de la tienne. Il est habitué aux grandes villes, aux films comme celui que nous avons vu à la Maison hier soir (et je crois bien vous y avoir aperçus, non ? Sur les bancs du fond ?), aux livres et aux idées qu’un garçon de ton milieu pourrait trouver excitants et, eh bien, différents. Je me trompe ?
— Je peux difficilement dire que vous vous trompez, monsieur.
— Et la plus grande partie de ce que t’a décrit Julian est sans aucun doute exacte. J’ai un peu voyagé moi-même, tu sais. J’ai vu Colorado Springs, Pittsburgh… et même New York. Nos villes de l’Est sont de grandes et fières métropoles, elles comptent parmi les plus grandes et les plus productives du monde et valent le coup qu’on les défende, ce qui est entre autres pourquoi nous nous donnons tant de mal pour chasser les Hollandais du Labrador.
— Vous avez sûrement raison.
— Je me réjouis que tu sois d’accord avec moi. Parce qu’il y a un piège qui menace certains jeunes. J’en ai déjà été témoin. Un garçon pourrait considérer une de ces grandes villes comme un endroit où s’enfuir, où échapper à tous les devoirs et obligations qu’il a appris sur les genoux de sa mère. Pour un jeune homme, des choses simples comme la foi et le patriotisme peuvent sembler des fardeaux dont on peut se débarrasser quand ils deviennent trop pesants.
— Je ne suis pas comme ça, monsieur, ai-je assuré même si chacun de ses mots semblait prononcé pour moi.
— Et il y a un autre élément qui entre en jeu. La conscription menace de te conduire hors de Williams Ford, et beaucoup de garçons se disent dans ce cas : s’il faut que je parte, je devrais peut-être partir de mon propre chef, aller à la rencontre de mon destin dans les rues d’une métropole plutôt que dans un bataillon de la Brigade athabaskienne… et tu es gentil de le nier, Adam, mais tu ne serais pas humain si de telles idées ne te traversaient pas l’esprit.
— Non, monsieur », ai-je marmonné en sentant croître ma culpabilité, parce que j’avais bel et bien été plus ou moins séduit par les récits de Julian sur la vie citadine, par les leçons douteuses de Sam et par Histoire de l’Humanité dans l’Espace… peut-être avais-je bel et bien oublié une partie de mes obligations envers le village, si paisible et si accueillant à quelque distance de là.
« Je sais, a dit Ben Kreel, que tout n’a pas toujours été facile pour ta famille. La religion de ton père, en particulier, a été une épreuve, et nous ne nous sommes pas toujours comportés en bons voisins… je parle là au nom du village dans son ensemble. Peut-être as-tu été tenu à l’écart de certaines activités qu’apprécient tout naturellement les autres garçons : les pique-niques, les jeux, les amitiés… eh bien, même Williams Ford n’est pas le Paradis. Mais je te le promets, Adam : si tu te retrouves dans les Brigades, surtout si tu connais l’épreuve du feu, tu t’apercevras que les mêmes garçons qui t’ont évité dans les rues poussiéreuses de ton village natal sont devenus tes meilleurs amis et tes plus valeureux alliés, tout comme tu es devenu le leur. Car notre héritage commun crée entre nous des liens qui peuvent paraître obscurs, mais deviennent évidents à la lumière crue des combats. »
J’avais si longtemps souffert des remarques des autres garçons (mon père « élevait des vipères comme d’autres élèvent des poules », par exemple) que j’ai eu beaucoup de mal à accorder crédit aux paroles de Ben Kreel. Mais je ne connaissais pas grand-chose à la guerre moderne, sinon ce que j’en avais lu dans les romans de M. Charles Curtis Easton, si bien qu’il pouvait avoir raison. Perspective qui (comme c’était son but) n’a fait qu’accroître ma honte.
« Tiens, a dit Ben Kreel, tu entends ça, Adam ? »
J’entendais. Comment faire autrement ? La cloche sonnait à l’église du Dominion, appelant à l’un des premiers offices œcuméniques. Tintement argentin dans l’air hivernal, à la fois solitaire et réconfortant, qui m’a presque donné envie de courir vers lui, de m’y réfugier, comme si j’étais retombé en enfance.
« Ils vont avoir besoin de moi, a dit Ben Kreel. Tu m’excuseras si je pars devant ?
— Bien sûr, monsieur. Ne vous inquiétez pas pour moi.
— Du moment qu’on se comprend, Adam. N’aie pas l’air si abattu ! L’avenir pourrait s’avérer plus radieux que tu ne t’y attends !
— Merci de l’avoir dit, monsieur. »
Je suis resté quelques minutes de plus sur le promontoire à observer le cheval de Ben Kreel l’emporter vers le village. Il faisait froid même au soleil et je frissonnais un peu, peut-être davantage à cause de mon conflit intérieur que du temps. L’homme du Dominion m’avait donné honte et fait prendre la mesure du relâchement de mes manières des dernières années tout en mettant l’accent sur le nombre de mes croyances naturelles auxquelles j’avais renoncé à cause de la séduisante Philosophie d’un jeune Aristo agnostique et d’un Juif vieillissant.
J’ai ensuite poussé un soupir avant d’éperonner Extase sur le chemin de Williams Ford, avec l’intention d’expliquer à mes parents où j’étais parti et de les assurer que je ne souffrirais pas trop dans la future conscription, à laquelle je me soumettrais de mon plein gré.
J’étais si abattu par les événements de la matinée que mon regard a dérivé vers le sol tandis qu’Extase revenait sur ses pas. Comme je l’ai dit, la neige de la nuit était en grande partie intacte sur ce sentier peu fréquenté entre le village et la Propriété. Je voyais où j’étais passé plus tôt dans la matinée, les traces des sabots d’Extase s’y détachant aussi nettement que des chiffres dans un livre. J’ai bientôt atteint l’endroit où Julian et moi nous étions séparés la veille. Il y avait là davantage d’empreintes de sabots, il y en avait même une grande quantité…
Et j’ai vu autre chose d’écrit (en quelque sorte) sur le sol enneigé… autre chose qui m’a inquiété.
J’ai aussitôt tiré sur mes rênes.
J’ai regardé vers le sud, c’est-à-dire vers Williams Ford. Puis vers l’est, la direction empruntée la veille par Julian.
J’ai alors inspiré une tonifiante goulée d’air glacé et suivi la piste qui me semblait la plus urgente.
La route qui traversait Williams Ford d’est en ouest n’était pas très fréquentée, surtout en hiver.
Celle du sud, qu’on appelait la « route du Fil » à cause de la ligne télégraphique qui la longeait, reliait Williams Ford à la tête de ligne ferroviaire de Connaught et connaissait une importante circulation. Mais la route est-ouest, en gros, n’allait nulle part : c’était le vestige d’une voie de communication des Profanes de l’Ancien Temps, surtout empruntée par les Dépoteurs et les antiquaires indépendants, et seulement à la saison chaude. Je suppose qu’en la suivant jusqu’au bout, on devait arriver aux Grands Lacs, ou à un endroit encore plus à l’est, dans cette direction, tandis que dans l’autre, on pouvait aller se perdre dans les éboulements et ravinements des Rocheuses. Sauf que la voie ferrée, ainsi qu’une grande route à péage parallèle à celle-ci, plus au sud, avaient rendu inutile de prendre cette peine.
Quoi qu’il en soit, la route est-ouest était sous étroite surveillance là où elle quittait la périphérie de Williams Ford. La Réserve avait posté un homme juste au-dessus, sur cette même colline au sommet de laquelle Julian, Sam et moi nous étions arrêtés au mois d’octobre en revenant du Dépotoir pour cueillir des mûres. Tout le monde sait bien cependant que si on verse des soldats dans la Réserve au lieu de les envoyer au front, c’est en général à cause de handicaps corporels ou mentaux : certains étaient d’anciens combattants amputés d’un bras ou d’une main, d’autres étaient âgés, ou encore trop simples ou trop renfermés pour s’intégrer à un corps militaire discipliné. Je ne peux rien affirmer pour celui qui montait la garde sur la colline, mais s’il n’était pas idiot, en tout cas, il se fichait totalement de se cacher, car sa silhouette (et celle de son fusil) se détachait de manière très visible sur le ciel brillant à l’est. Peut-être était-ce toutefois son intention : faire savoir aux fugitifs potentiels que la route était barrée.
Les chemins n’étaient cependant pas tous dans ce cas, pas pour quelqu’un qui avait grandi à Williams Ford et chassé un peu partout alentour. Au lieu de suivre directement Julian, j’ai chevauché un moment vers le nord avant de couper par un camp de travailleurs sous contrat, dont les enfants en haillons m’ont regardé bouche bée par les fenêtres sans vitres de leurs cabanes et dont les feux de houille grasse transformaient l’air immobile en gaze enfumée. J’ai ensuite gagné les sentiers servant à transporter récoltes et ouvriers agricoles dans les champs de blé. Creusés par des années d’utilisation, ils m’ont permis d’avancer en restant dissimulé à la lointaine sentinelle par une berme et de sinueuses clôtures en demi-rondins. Une fois en sécurité à l’est, un sentier des vaches m’a reconduit sur la route est-ouest, où la fine couche de neige non encore balayée par le vent m’a permis de lire les mêmes signes qui avaient attiré mon attention à Williams Ford.
Julian était passé par là. Il avait, comme prévu, pris la direction de Lundsford avant minuit. La neige avait cessé de tomber peu après, laissant bien visibles les empreintes de son cheval, quoique brouillées et à demi recouvertes.
Mais ce n’étaient pas les seules traces : il y en avait d’autres, plus nettes et par conséquent plus récentes, sans doute laissées au cours de la nuit, et c’était cela que j’avais vu au croisement à Williams Ford : la preuve qu’on le recherchait. Quelqu’un avait suivi Julian à son insu. Ce qui ne manquait pas de sinistres implications, avec comme unique point positif qu’il n’avait pas un groupe aux trousses, mais un et un seul homme. Si les puissants de la Propriété avaient su que ce fugitif se nommait Julian Comstock, ils auraient sûrement expédié une brigade entière pour le ramener. On devait avoir confondu Julian avec un travailleur sous contrat en fuite ou un jeune de la classe bailleresse désireux d’échapper à la conscription, et son poursuivant devait être un réserviste ambitieux. Sans quoi tout ce bataillon que j’imaginais pourrait se trouver sur mes talons… ou l’être sous peu, l’absence de Julian devant désormais avoir été remarquée.
J’ai poursuivi vers l’est, ajoutant mes propres traces aux deux autres.
C’était un long trajet. Midi a bientôt passé, puis d’autres heures, et j’ai commencé à me poser des questions quand le soleil a entrepris de descendre pour son rendez-vous avec l’horizon au sud-ouest. Qu’espérais-je accomplir au juste ? Prévenir Julian ? Dans ce cas, j’avais un peu de retard sur la musique… même si j’espérais que Julian avait à un moment ou à un autre brouillé sa piste, ou semé son poursuivant, qui contrairement à moi n’avait pas l’avantage de savoir où Julian comptait attendre Sam Godwin. À défaut, j’imaginais presque secourir Julian, empêcher sa capture, même si je n’avais à opposer à l’équipement d’un réserviste qu’un fusil à écureuils et un nombre limité de cartouches (ainsi qu’un couteau et ma vivacité d’esprit, armes l’une comme l’autre peu redoutables). En tout cas, souhaits et appréhensions étaient plus nombreux que plans et calculs : je n’avais pas de plan défini à part me porter au secours de Julian, l’informer que j’avais transmis le message à Sam et que celui-ci viendrait dès qu’il pourrait quitter discrètement la Propriété.
Et ensuite ? C’était une question que je n’osais pas me poser… pas sur cette route solitaire, désormais bien au-delà du Dépotoir, plus loin de Williams Ford que je n’étais jamais allé… pas à cet endroit où la rase campagne s’étendait de part et d’autre du sentier comme les plaines gelées de Mars, où le vent, absent toute la matinée, commençait à tirer sur les bords de mon manteau, où mon ombre s’allongeait devant moi comme un épouvantail monté à cheval. Il faisait froid, de plus en plus froid, la lune d’hiver ne tarderait pas à monter dans le ciel et je n’avais que quelques onces de porc salé dans ma sacoche ainsi qu’une dizaine d’allumettes pour faire un feu à la tombée de la nuit, si j’arrivais à trouver du petit bois. Je me suis mis à me demander si je n’avais pas perdu l’esprit. Je pourrais rentrer, me suis-je dit, peut-être n’a-t-on pas encore remarqué mon absence, peut-être n’est-il pas trop tard pour m’installer à la table du réveillon et m’éveiller à temps pour entendre les cloches qui sonnent Noël ou sentir la bonne odeur du pain cuit et des pommes de la Nativité trempées dans la cannelle et la cassonade. J’ai rêvassé à cela encore et encore, parfois avec les larmes aux yeux, en laissant toutefois Extase continuer à m’emporter vers la partie la plus sombre de l’horizon.
Puis, après ce qui m’a semblé plusieurs heures de crépuscule, avec une seule et brève pause durant laquelle Extase et moi avons bu à un ruisseau recouvert d’une fine couche de glace, j’ai commencé à pénétrer dans les ruines des Profanes de l’Ancien Temps.
Non qu’elles parussent en rien spectaculaires. Les dessins fantaisistes représentent souvent les ruines du siècle dernier comme de grands bâtiments déchiquetés et creux comme une dent cassée, formant des culs-de-sac[8] ombragés et des canyons recouverts de plantes grimpantes. De tels endroits existent sûrement – mais plutôt dans l’inhabitable Sud-Ouest, où « la famine règne et agite son sceptre au-dessus d’un territoire créé expressément pour elle », ce qui excluait plantes grimpantes et autres spécificités tropicales[9] –, toujours est-il que la plupart des ruines ressemblaient à celles devant lesquelles je passais à ce moment-là, de simples irrégularités (ou plus exactement, des régularités) dans le paysage, signe de la présence d’anciennes fondations. Ces terrains étaient traîtres, car ils dissimulaient souvent de profonds sous-sols susceptibles de s’ouvrir comme des gueules affamées sous le pas du voyageur, et seuls les Dépoteurs les appréciaient. J’ai pris soin de rester sur le chemin, mais je commençais à me demander si Julian serait aussi facile à trouver que je me l’étais imaginé : Lundsford était une grande localité, et le vent avait commencé à effacer les empreintes de sabots sur lesquelles je comptais pour m’orienter.
Me hantaient, de surcroît, des pensées sur la Fausse Affliction du siècle précédent. Tomber sur des restes humains desséchés n’avait rien d’inhabituel dans des endroits de ce genre. Les pires soubresauts de la Fin du Pétrole avaient fait des millions de morts : par la maladie et les luttes intestines, mais surtout par la faim. L’Ère du Pétrole avait permis d’utiliser sur la terre quantité d’engrais et d’irrigation, et par conséquent de nourrir davantage de gens que n’aurait pu y parvenir une agriculture plus humble. J’avais vu des photographies d’Américains de cette malheureuse époque, maigres comme un clou, les enfants avec le ventre gonflé, entassés dans des « camps de secours » qui deviendraient bientôt des fosses communes quand le « secours » hypothétique ne se matérialiserait pas. Pas étonnant, donc, que nos ancêtres eussent pris à tort ces décennies pour l’Affliction de la prophétie biblique. Le plus ahurissant était que nombre de nos institutions actuelles – l’Église, l’armée, le gouvernement fédéral – y avaient survécu à peu près intactes. On trouvait dans la Bible du Dominion un passage que Ben Kreel lisait chaque fois qu’on parlait de la Fausse Affliction en classe, et que je pouvais citer de mémoire : Les champs sont ravagés, la terre en deuil, car le blé est détruit, le moût tari, l’huile desséchée. Connaissez la honte, fermiers, gémissez, vignerons, pleurez le froment et l’orge, car il ne reste rien de la moisson des champs…
Cela m’avait fait frissonner à l’époque, et cela continuait à le faire, dans ce désert dépouillé de tout objet utile par un siècle de fouilles. Où était Julian dans tous ces décombres, et où était son poursuivant ?
C’est son feu qui m’a permis de le retrouver. Mais on m’avait devancé.
Le soleil était complètement couché et un soupçon d’aurore boréale passait au nord dans le ciel, affaibli par un croissant de lune, lorsque je suis entré dans la partie de Lundsford la plus récemment mise au jour. Les logements temporaires des Dépoteurs – de grossières huttes de poutres de récupération – avaient été abandonnés sur place pour la saison et des sentiers en rondins de bois descendaient dans les fosses vides.
À cet endroit, le vent avait soufflé les vestiges de la neige de la veille en andains et petites dunes, effaçant toute trace de sabots. J’ai néanmoins continué lentement et en examinant avec attention les environs, car je me savais proche du but. Me rassurait le fait que le poursuivant de Julian n’était pas revenu de sa mission par ce chemin et n’avait donc pas capturé Julian, ou du moins n’était pas reparti pour Williams Ford avec son prisonnier. Peut-être avait-il interrompu ses recherches pour la nuit.
Peu de temps après – même si cela m’a paru une éternité tandis qu’Extase avançait à petits pas sur la route gelée en évitant les embûches –, j’ai entendu un autre cheval hennir et vu un filet de fumée monter dans le ciel brillant de lune.
Je me suis dépêché de faire sortir Extase de la route et j’ai attaché ses rênes à ce qu’il restait d’un pilier en béton. J’ai sorti mon fusil à écureuils de ma selle et me suis avancé à pied vers la source de la fumée jusqu’à arriver à discerner qu’elle sortait d’une brèche dans le paysage, peut-être la fosse même dont les Dépoteurs avaient extrait Histoire de l’Humanité dans l’Espace plusieurs mois auparavant. Sûrement l’endroit où Julian était allé attendre Sam. J’ai rampé un peu plus près et vu son cheval, indubitablement une des belles montures de la Propriété (et sans aucun doute bien plus précieuse pour son propriétaire que cent Julian Comstock), attaché à un affleurement… ainsi, fait inquiétant, qu’un autre cheval, un peu plus loin. Celui-là m’était étranger, on voyait ses côtes et il semblait âgé, mais il portait une bride militaire et un plastron en tissu – bleu avec une étoile rouge – qui indiquait son appartenance à la Réserve.
J’ai étudié la situation à l’ombre qu’un contrefort en ruine jetait à la lueur de la lune.
La fumée laissait entendre que Julian s’était réfugié au fond de la fosse des Dépoteurs pour se protéger du froid et couvrir son feu pour la nuit. De la présence du second cheval, on pouvait supposer que Julian avait été découvert et que son poursuivant devait déjà l’avoir affronté.
Je ne pouvais rien en déduire de plus. Il ne restait qu’à approcher au maximum du terrain de la rencontre afin d’essayer d’en apprendre davantage.
J’ai rampé encore un mètre. La lune m’a révélé une excavation profonde mais étroite, en partie recouverte de planches, avec à une extrémité une entrée en pente encadrée de vieux bois de charpente. La lueur du feu à l’intérieur était à peine visible, tout comme le trou de la cheminée pratiquée dans les planches quelques mètres plus au sud. Il n’y avait, pour autant que je pusse en juger, qu’un seul moyen d’entrer ou de sortir. J’ai décidé de m’avancer aussi près que possible sans me faire voir, et entrepris par conséquent de descendre la pente, avançant petit à petit, le fond de mon pantalon frottant un sol qui me paraissait aussi glacé que les déserts du Nord arctique.
Une avancée lente, prudente, silencieuse. Mais pas assez lente, prudente et silencieuse, car à peine avais-je progressé suffisamment pour distinguer l’intérieur de l’excavation, où des flammes projetaient un flux kaléidoscopique d’ombres, que j’ai senti une pression derrière mon oreille – le canon d’un fusil – et entendu une voix m’ordonner : « Continuez à avancer, monsieur, et descendez rejoindre votre ami. »
J’ai gardé le silence en attendant de mieux comprendre la situation.
L’homme qui m’avait surpris m’a fait descendre au fond de la fosse. L’air y était nettement plus chaud et nous nous trouvions à l’abri du vent, sans pour autant être épargnés par les odeurs de moisissure stagnante de ce qui avait dû constituer le sous-sol ou la cave d’un établissement commercial des Profanes de l’Ancien Temps.
Les Dépoteurs n’avaient pas laissé grand-chose à la fin de la saison : rien que des débris d’objets, impossibles à reconnaître sous les couches de poussière et de crasse. La paroi la plus éloignée était en béton, contre laquelle le feu brûlait à l’aplomb d’un trou de cheminée sans doute pratiqué par les antiquaires durant leur séjour. Un cercle de pierres délimitait le foyer, où planches humides et bouts de bois flambaient et craquaient avec une gaieté trompeuse. Des excavations plus profondes, aux plafonds trop bas pour qu’un homme s’y tînt debout, s’ouvraient dans plusieurs directions.
Assis dos au mur près du feu, les vêtements souillés par la saleté des lieux, Julian posait le menton sur les genoux en fronçant les sourcils. Il s’est encore davantage renfrogné quand il m’a vu.
« Allez par là près de lui, a dit l’homme, mais donnez-moi d’abord votre pétoire à oiseaux. »
Je lui ai remis mon arme, si modeste fût-elle, et j’ai rejoint Julian, ce qui m’a permis de voir clairement pour la première fois l’homme qui m’avait capturé. Il ne semblait guère plus âgé que moi, mais portait l’uniforme bleu et jaune de la Réserve. Sa casquette militaire était enfoncée jusqu’aux yeux, qui ne cessaient de se porter d’un coup à gauche ou à droite comme s’il redoutait une embuscade. Bref, il semblait à la fois inexpérimenté et nerveux – et peut-être un peu benêt, avec sa mâchoire molle et ce filet de mucus qui lui coulait des narines à cause du froid sans qu’il semblât s’en rendre compte.
Son arme, par contre, était très sérieuse, et pas du genre avec lequel plaisanter. C’était un fusil Pittsburgh fabriqué par les célèbres ateliers Porter & Earle, alimenté par la culasse avec une espèce de chargeur et capable de tirer cinq coups à la suite si son détenteur se donnait seulement le mal de contracter l’index. Julian avait détenu une arme similaire, mais s’en retrouvait dépourvu : elle reposait contre une pile de petits tonneaux à douves, un endroit nettement hors de portée où le réserviste a aussi placé mon fusil à écureuils.
Je me suis mis à m’apitoyer sur mon sort et à penser que j’avais choisi là une bien mauvaise manière de passer le réveillon. Je regrettais moins l’action du réserviste que ma propre stupidité et mon manque de discernement.
« Je ne sais pas qui vous êtes, a dit le réserviste, et je m’en fiche : un réfractaire à la conscription en vaut un autre, en ce qui me concerne. Mais on m’a chargé de récupérer les fugitifs et ma besace commence à être pleine. J’espère que tous les deux, vous vous tiendrez tranquilles jusqu’au matin, où je pourrai vous reconduire à Williams Ford. De toute manière, ni vous ni moi ne dormirons cette nuit. En tout cas, moi, je ne dormirai pas, alors autant vous résigner à votre captivité. Si vous avez faim, il y a un bout de vieux porc. » Je n’avais jamais eu moins faim de ma vie et j’ouvrais la bouche pour le dire quand Julian m’a lancé : « C’est vrai, Adam, on est pris et bien pris. Il aurait mieux valu que tu ne me suives pas.
— Je commence à le penser aussi », ai-je répondu.
Il m’a adressé un regard significatif et chuchoté : « Est-ce que Sam…
— Pas de messes basses ici », a aussitôt réagi le réserviste.
Mais j’ai deviné le sens de la question et hoché la tête pour indiquer que j’avais transmis le message de Julian, même si cela ne garantissait en aucune manière notre libération. Non seulement les sorties de Williams Ford étaient placées sous haute surveillance, mais Sam ne pourrait pas s’éclipser aussi discrètement que moi, et si on avait remarqué l’absence de Julian, on aurait doublé la garde, voire envoyé des gens à notre recherche. L’homme qui avait capturé Julian était de toute évidence un cavalier isolé chargé de patrouiller les routes à la recherche de fugitifs, mission qu’il avait accomplie avec diligence, mais sans connaître l’importance des trophées dont il s’était emparé.
Il se montrait toutefois un peu moins diligent maintenant qu’il nous tenait sous sa garde, car il a sorti de sa poche une pipe en stéatite qu’il a entrepris de bourrer tout en s’installant aussi confortablement que possible sur une caisse en bois. Ses gestes restaient nerveux et je me suis dit que la pipe avait pour but de le détendre, car ce n’était pas du tabac qu’il mettait dedans.
Il devait être originaire du Kentucky, je crois en effet savoir qu’une partie de la population la moins respectable de cet État a pour habitude de fumer les fleurs femelles du chanvre, cultivé là-bas en grandes quantités. Le chanvre du Kentucky sert à la fabrication de cordage, de tissu et de papier, et en tant que drogue, n’a pas la force du chanvre indien traditionnel, mais ceux qui en consomment disent sa fumée douce et agréable, même si, absorbée en grande quantité, elle peut vous faire somnoler et vous donner très soif.
Julian pensait apparemment que ces symptômes provoqueraient une heureuse distraction chez notre gardien, car il m’a fait signe de garder le silence afin de ne pas interrompre le réserviste dans son vice. L’homme a bourré le foyer de sa pipe avec une substance tirée d’une enveloppe en toile cirée, substance qu’il a bientôt enflammée, expédiant une fumée plus odorante se joindre aux effluves du feu de camp qui montaient en tourbillonnant vers l’ouverture irrégulière au plafond.
De toute évidence, la nuit serait longue, aussi ai-je essayé de me montrer patient dans ma captivité, de ne pas trop penser à Noël, ni à la lumière jaune de la petite maison de mes parents par les froids matins d’hiver, ni au lit moelleux dans lequel j’aurais pu être en train de dormir si j’avais fait montre de moins d’imprudence et de précipitation.
J’ai commencé en disant que mon histoire parlerait de Julian Comstock et je n’ai pas l’intention de lui faire parler de moi à la place. Elle donne peut-être cette impression, mais il y a une raison à cela, au-delà des évidentes tentations de la vanité et de l’égocentrisme. À l’époque, je ne connaissais pas Julian aussi bien que je le croyais, loin de là.
Notre amitié était essentiellement une amitié entre garçons. Je n’ai pu m’empêcher de passer en revue, durant notre captivité muette dans les ruines de Lundsford, tout ce que nous avions fait ensemble : lire, chasser dans les contreforts à l’ouest de Williams Ford, nous disputer amicalement sur des tas de sujets, depuis la Philosophie et la Visite de la Lune jusqu’au meilleur moyen de serrer une bride ou d’appâter. Je n’avais eu aucun mal, durant ces moments passés ensemble, à oublier que Julian était un Aristo proche des puissants, ou que son père avait été à la fois un héros et un traître célèbre, ou que ses intérêts pouvaient ne pas tenir au cœur de son oncle Deklan Comstock, alias Deklan le Conquérant.
Tout cela semblait bien loin, et différent de la véritable nature de Julian, qui était doux et curieux… un caractère de naturaliste, non de politicien ou de général. Lorsque je me représentais Julian adulte, je l’imaginais dans une carrière scientifique ou artistique, à extraire de l’argile de l’Athabaska les os de monstres préadamites ou inventer un type amélioré de film. Ce n’était pas quelqu’un de belliqueux, et les pensées des grands hommes de notre époque se préoccupaient presque exclusivement de guerre.
Ainsi avais-je eu la faiblesse d’oublier qu’il était aussi tout ce qu’il était avant de venir à Williams Ford : l’héritier d’un père courageux, déterminé et en fin de compte trahi, qui avait vaincu une armée de Brésiliens avant toutefois de se faire broyer par la meule des intrigues politiques. Le fils d’une femme puissante, elle-même d’une famille puissante… pas suffisamment pour sauver Bryce Comstock de la potence, mais assez pour protéger Julian, du moins un certain temps, des calculs démentiels de son oncle. C’était à la fois un pion et un acteur dans les grands jeux des Aristos. Si j’avais perdu cela de vue, Julian, lui, ne l’oubliait pas : c’étaient les gens qui l’avaient fait, et s’il choisissait de ne pas en parler, ils devaient néanmoins hanter ses pensées.
Il était, je le reconnais, souvent effrayé par de petites choses… je me souviens encore de son trouble quand je lui ai décrit les rituels de l’Église des Signes, et quand nous n’arrivions pas à tuer proprement notre proie, à la chasse, la détresse de celle-ci lui arrachait parfois des cris. Mais ce soir-là, dans les ruines, c’est moi qui me suis à demi assoupi, en proie à une peur morose et en refoulant mes larmes, tandis que Julian restait assis dans une immobilité totale, le regard résolu derrière les mèches de cheveux poussiéreux en désordre sur son front, aussi froidement calculateur qu’un employé de banque.
Quand nous chassions, il me donnait souvent le fusil pour me prier d’administrer le coup de grâce, peu confiant en sa propre résolution. Ce soir-là, si l’opportunité s’était présentée, c’est moi qui lui aurais donné le fusil.
J’ai dormi à moitié, disais-je, en m’éveillant de temps à autre. Je voyais alors le réserviste qui montait toujours la garde, les paupières en berne, mais j’ai mis cela sur le compte des fleurs de chanvre qu’il avait fumées. Il sursautait parfois, comme en réaction à un bruit inaudible pour les autres, avant de reprendre sa position.
Il avait préparé une abondante quantité de café dans une casserole en fer-blanc, le réchauffait chaque fois qu’il renouvelait le feu et en buvait suffisamment pour ne pas s’endormir. Cette consommation l’obligeait à se retirer régulièrement plus loin dans la fosse afin d’assouvir ses besoins physiques dans une intimité relative. Cela ne nous aidait guère, car il emportait son fusil Pittsburgh, mais nous permettait d’échanger quelques paroles à voix basse sans qu’il nous entendît.
« Ce type ne dispose pas d’un intellect démesuré, a chuchoté Julian. On pourrait bien arriver à sortir libres d’ici.
— C’est moins son intelligence que son artillerie qui nous en empêche, ai-je répondu.
— Peut-être qu’on peut séparer les deux. Regarde par là-bas, Adam. Derrière le feu… dans les gravats. »
J’ai regardé. Il y avait du mouvement dans l’ombre, du mouvement que je commençais à reconnaître.
« La distraction peut nous servir, a dit Julian, ou alors nous devenir fatale. » J’ai alors vu la sueur qui lui perlait au front. « Mais j’ai besoin de ton aide. »
J’ai déjà relaté que je ne participais pas aux rituels particuliers de l’Église de mon père et que les serpents ne figuraient pas parmi mes animaux préférés. On avait beau me répéter de m’en remettre à Dieu – comme j’ai vu mon père le faire avec un crotale massasauga dans chaque main, tremblant de dévotion, parlant une langue non seulement étrangère mais complètement inconnue (avec toutefois une propension aux longues voyelles et aux consonnes cadencées très semblables aux sons qu’il produisait quand il se brûlait les doigts sur le poêle à charbon) –, je n’arrivais jamais à me persuader vraiment que j’étais protégé des morsures de serpent. Certains membres de la congrégation ne l’avaient manifestement pas été : Sarah Prestley, par exemple, dont le bras droit, enflé et noirci par le venin, avait dû être amputé par le médecin de Williams Ford… mais je ne vais pas m’étendre sur le sujet. Le fait est que, si je n’aimais pas les serpents, je n’avais pas particulièrement peur d’eux, contrairement à Julian. Dont je n’ai pu m’empêcher d’admirer la maîtrise, car ce qui se contorsionnait non loin de là dans l’ombre, c’était un nid de serpents tirés de leur hibernation par la chaleur du feu tout proche.
Je devrais ajouter qu’il n’y avait rien d’inhabituel pour ces ruines effondrées d’être infestées de serpents, souris, araignées et insectes venimeux. La mort par morsure ou par piqûre faisait partie des dangers qu’affrontaient régulièrement les Dépoteurs professionnels, avec la commotion cérébrale, l’empoisonnement sanguin et l’éboulement. Les serpents, une fois le travail des Dépoteurs interrompu jusqu’au printemps, avaient dû ramper dans cet abîme à la recherche d’un abri pour dormir en paix, sommeil dont, hélas, le réserviste et nous les avions privés.
Le réserviste, qui revenait d’un pas incertain après avoir satisfait ses besoins naturels, ne s’était pas encore aperçu de la présence des précédents habitants des lieux. Il s’est rassis sur sa caisse, nous a jeté un regard mauvais et s’est remis à bourrer consciencieusement sa pipe.
« S’il tire les cinq coups de son fusil, a murmuré Julian d’une voix tremblante, nous avons une chance de le maîtriser, ou de récupérer nos armes. Sauf que, Adam…
— Silence, a marmonné le réserviste.
— … tu dois te souvenir du conseil de ton père, a conclu Julian.
— J’ai dit silence ! »
Julian s’est éclairci la gorge pour s’adresser directement au réserviste, puisque de toute évidence le moment d’agir était venu. « Monsieur, je me dois d’attirer votre attention sur un point.
— Et lequel, mon petit réfractaire ?
— Je crains que nous ne soyons pas seuls ici.
— Pas seuls ! » s’est exclamé le réserviste en jetant des regards nerveux autour de lui. Il s’est ensuite ressaisi pour dévisager Julian. « Je ne vois personne d’autre.
— Je ne voulais pas parler de personnes, mais de vipères, a précisé Julian.
— De vipères !
— En d’autres termes… de serpents. »
À ces mots, le réserviste a sursauté derechef, l’esprit peut-être encore un peu embrouillé par le chanvre, puis a ricané : « Allons, ça ne marche pas avec moi.
— Je regrette que vous croyiez à une plaisanterie de ma part, car plus d’une dizaine de serpents sont en train d’avancer dans l’ombre. L’un d’eux ne va d’ailleurs pas tarder à devenir intime avec votre botte droite[10].
— Peuh ! » a fait le réserviste, mais sans pouvoir s’empêcher de donner un coup d’œil dans la direction indiquée, où l’un des serpents, un spécimen gros et long, avait levé la tête pour goûter l’air au-dessus des lacets de l’homme.
L’effet a été immédiat et ne nous a pas laissé davantage de temps pour nous préparer. Des jurons à la bouche, le réserviste a bondi de la caisse en bois qui lui servait de siège et reculé à petits sauts tout en s’efforçant d’épauler son arme pour affronter la menace. Il a pressé la détente quand il a découvert avec consternation ne pas avoir affaire à un serpent mais à des dizaines. Le coup est parti n’importe comment et la balle s’est écrasée près du principal nid de reptiles, provoquant leur éparpillement à une vitesse stupéfiante, comme une boîte de ressorts compressés… par malheur pour lui, l’infortuné réserviste se trouvait en plein sur leur chemin. Il a juré avec vigueur et tiré quatre nouveaux coups. Certaines des balles se sont perdues, l’une a détruit la partie centrale du serpent le plus proche, qui s’est enroulé autour de sa propre blessure comme une corde ensanglantée.
« Maintenant, Adam ! » a crié Julian, et je me suis levé en pensant : le conseil de mon père ?
Mon père était un homme taciturne, dont la plupart des pragmatiques conseils portaient sur la manière de gérer les écuries de la Propriété. J’ai hésité un instant, confus, tandis que Julian avançait vers nos armes, dansant comme un derviche parmi les serpents encore en vie. Reprenant une partie de ses esprits, le réserviste s’est précipité dans la même direction et je me suis alors souvenu du seul conseil de mon père dont j’avais fait part à Julian :
Attrape-le à l’endroit où devrait être son cou, derrière la tête, ne t’occupe pas de la queue même si elle s’agite très fort et tant qu’il résiste, n’arrête pas de lui taper violemment sur le crâne.
Ce que j’ai donc fait… jusqu’à neutralisation de la menace.
Pendant ce temps-là, Julian a récupéré les armes et s’est éloigné de la partie infestée de la fosse.
Il a regardé un peu stupéfait le réserviste, effondré à mes pieds et saignant du crâne, que je venais à plusieurs reprises de heurter violemment contre un pilier en béton.
« Adam, a-t-il dit, quand j’ai mentionné le conseil de ton père… je voulais parler des serpents.
— Des serpents ? » Plusieurs d’entre eux se tortillaient encore ici ou là dans la fosse. Je me suis alors souvenu que Julian en savait très peu sur la nature des reptiles et sur leurs diverses espèces. « Ce ne sont que des couleuvres des blés[11], ai-je expliqué. Grosses, mais pas venimeuses. »
Les yeux à présent écarquillés, Julian a assimilé l’information.
Il a ensuite baissé le regard sur la silhouette recroquevillée du réserviste.
« Tu l’as tué ?
— Eh bien, j’espère que non », ai-je répondu.
Nous avons établi un nouveau camp, dans une partie moins peuplée des ruines, et surveillé la route. À l’aube, nous avons vu un cavalier arriver seul par l’ouest. C’était Sam Godwin.
Julian l’a appelé en agitant les bras. Sam s’est approché et a regardé Julian avec soulagement, puis m’a considéré avec perplexité. J’ai rougi en me rappelant la manière dont je l’avais interrompu dans ses prières (si peu orthodoxes fussent-elles, d’un point de vue purement chrétien) et ma réaction déplorable en découvrant sa véritable religion. Mais je n’ai rien dit, Sam non plus, et les relations entre nous semblaient revenues à la normale depuis que j’avais prouvé ma loyauté (ou ma sottise) en venant au secours de Julian.
C’était le matin de la Noël. Je me suis dit que cela ne signifiait rien de particulier pour Julian ou Sam, mais j’en avais pour ma part vivement conscience. Le ciel était redevenu bleu, mais il avait neigé durant les heures sombres de la matinée et la neige « gisait autour de nous, profonde, étale, impeccable ». Même les ruines de Lundsford s’étaient transformées en quelque chose d’émoussé et d’étrangement beau. J’ai été stupéfait de la facilité avec laquelle la nature pouvait déguiser de pureté la corruption et la rendre ainsi paisible.
Mais elle ne resterait pas paisible longtemps, comme nous l’a dit Sam. « Au moment même où nous parlons, j’ai des soldats aux trousses. New York a télégraphié l’ordre de ne pas laisser échapper Julian. Il ne faut pas s’éterniser ici.
— Où irons-nous ? à demandé Julian.
— On ne peut pas continuer vers l’est : il y a très peu d’eau et pas le moindre fourrage pour les chevaux. Tôt ou tard, il faudra obliquer vers le sud pour retrouver la voie ferrée ou la route à péage. Il va falloir se rationner et passer beaucoup de temps en selle, je le crains, et si nous voulons réussir notre évasion, il faudra changer d’identité. Nous ne serons guère mieux lotis que des réfractaires à la conscription ou des travailleurs en fuite, et je m’attends à ce que nous ayons à passer un certain temps ainsi en rude compagnie, au moins jusqu’à New York. Où nous pourrons trouver des amis. »
C’était un plan, mais vague et solitaire, à la perspective duquel mon cœur s’est serré.
« Nous avons un prisonnier », a appris Julian à son mentor. Nous avons emmené Sam dans les fouilles pour lui expliquer comment nous avions passé la nuit.
Le réserviste était là, les mains liées dans le dos, encore un peu sonné par la correction que je lui avais infligée, mais assez vaillant pour ouvrir les yeux et se renfrogner. Julian et Sam ont débattu quelques instants de la manière de gérer ce fardeau. Nous ne pouvions pas l’emmener, bien entendu, il fallait donc trouver un moyen de le rendre à ses supérieurs sans nous mettre inutilement en danger.
Débat auquel je ne pouvais contribuer, aussi ai-je pris un morceau de papier et un crayon dans ma sacoche afin d’écrire une lettre.
Je l’ai adressée à ma mère, mon père étant illettré.
Tu as sûrement remarqué mon absence, ai-je écrit. Cela m’attriste d’être loin de la maison, surtout à cette époque (je rédige ces lignes le jour de la Noël). Mais j’espère te réconforter en t’apprenant que je vais bien et ne cours aucun danger immédiat.
(C’était un mensonge, suivant la définition qu’on donnait au mot « immédiat », mais un mensonge pour la bonne cause, me suis-je rassuré.)
De toute manière, je n’aurais pu rester à Williams Ford, où j’aurais été incapable d’échapper bien longtemps à la conscription même en repoussant de quelques mois supplémentaires mon service militaire. Le recrutement se fait de manière intensive : la guerre au Labrador doit mal se passer. Notre séparation était inévitable, malgré le désir ardent que j’ai de mon foyer et de toutes ses commodités.
(Et cela a été tout ce que j’ai pu pour ne pas orner la page d’une larme vagabonde.)
Mes meilleurs vœux et ma gratitude pour tout ce que Père et toi avez fait pour moi. Je t’écrirai encore dès que possible, ce qui peut prendre un certain temps. Ne doute pas que je suivrai ma destinée avec foi et fort de toutes les vertus chrétiennes que tu m’as enseignées. Dieu te bénisse pour l’année à venir et les suivantes.
J’aurais voulu en dire davantage, mais le temps manquait. Julian et Sam m’appelaient. J’ai signé de mon nom avant d’ajouter en post-scriptum :
Merci de dire à Père que ses conseils me sont précieux et qu’ils m’ont déjà bien servi. À nouveau : bien à vous, Adam.
« Tu as écrit une lettre », a remarqué Sam en s’approchant pour me presser de monter à cheval. « Mais as-tu réfléchi à la manière de l’expédier ? »
J’ai reconnu que non.
« Le réserviste peut la porter », a lancé Julian, déjà en selle.
Ledit réserviste était lui-même sur sa monture, mais les mains liées dans le dos, car Sam avait fini par décider que nous le libérerions et l’enverrions sur son cheval vers l’ouest, où il ne tarderait pas trop à croiser d’autres troupes. Il était conscient mais, comme je l’ai dit, d’humeur maussade, et il a aboyé : « Je ne porte le courrier de personne, bon sang ! »
J’ai indiqué l’adresse sur mon message, que Julian a pris pour le fourrer dans la sacoche du réserviste. Malgré sa jeunesse, malgré ses cheveux et ses vêtements un peu défraîchis, Julian se tenait droit en selle. C’était bien entendu un Aristo de tout premier ordre, mais je n’avais encore jamais vraiment pensé à lui comme un haut-né quand il a pris une attitude de commandement avec une aisance et une familiarité surprenantes. Il s’est adressé au réserviste : « Nous vous avons bien traité… »
Le réserviste a proféré une insulte.
« Silence. Vous avez été blessé dans la lutte, mais nous vous avons fait prisonnier et traité de plus noble manière que nous l’avons nous-mêmes été quand vous nous teniez captifs. Je suis un Comstock et il n’est pas question que je laisse un fantassin me parler grossièrement. Vous porterez le message de ce garçon, et vous le porterez avec gratitude. »
De toute évidence surpris d’apprendre que Julian était un Comstock – il nous avait pris pour de simples fugitifs de village –, le réserviste a cependant rassemblé assez de courage pour demander : « Et pourquoi ça ?
— Parce que c’est un comportement chrétien, a rétorqué Julian, et parce que si cette dispute avec mon oncle se règle un jour, le pouvoir de vous séparer la tête des épaules pourrait bien me venir entre les mains. Cette réponse vous convient-elle, soldat ? »
Le réserviste a admis que oui.
Par ce matin de la Noël, nous avons donc quitté les ruines dans lesquelles les Dépoteurs avaient découvert Histoire de l’Humanité dans l’Espace, que j’avais fourré dans ma sacoche comme un souvenir nomade.
Un maelström d’idées et d’appréhensions s’agitait sous mon crâne, mais je me suis rappelé ce que Julian m’avait raconté sur l’ADN, à un moment qui semblait désormais remonter à une éternité, et sur la manière dont il aspirait à la reproduction parfaite, mais progressait en se souvenant imparfaitement de lui-même. Je me suis dit que c’était peut-être vrai, car nos vies étaient ainsi… tout comme le temps lui-même, chaque instant mourant et plein de son propre reflet déformé. C’était la Noël, que Julian affirmait être une ancienne fête païenne dédiée à Sol Invictus ou quelque autre dieu romain, mais ayant évolué pour devenir la célébration que nous connaissions bien à présent, ce qui ne nous la rendait pas moins précieuse pour autant.
(Je me suis imaginé entendre les cloches de la Noël sonner à Williams Ford dans la Maison du Dominion, même si c’était impossible, car des milles nous en séparaient, et même un coup de canon ne pouvait porter si loin sur la plaine. Ce n’était qu’un souvenir qui s’exprimait.)
Et peut-être les gens suivaient-ils ce même processus, peut-être devenais-je déjà un écho inexact de ce que j’avais été quelques petits jours auparavant. Peut-être était-ce vrai aussi de Julian. Déjà quelque chose de dur et d’intransigeant commençait à émerger de ses traits aimables, première manifestation d’une nouvelle évolution de Julian, peut-être suscitée par son départ soudain de Williams Ford. On ne pouvait prédire l’évolution, avait coutume de me dire Julian, c’est un coup tiré au hasard, sans viser. On ne pouvait peut-être pas savoir ce qu’on devenait.
Mais tout cela était Philosophie, et peu utile, aussi n’en ai-je pas dit un mot alors que nous éperonnions nos chevaux en direction de la voie ferrée, de l’est au loin, et de tout l’avenir qui se précipitait vers nous.
En quittant Williams Ford pour rechercher la sécurité et l’anonymat d’une lointaine grande ville, j’ai commencé à me rendre compte à la fois de l’impondérable vastitude de la Nation dans laquelle je vivais et de la surprenante variété de sa population. Ce savoir utile a toutefois été acquis au prix de risques considérables, car nous avions toujours aux trousses les cavaliers de la Réserve, qui nous considéraient moins comme des touristes que comme des fugitifs.
Après notre départ de Lundsford, nous nous sommes à nouveau retrouvés en rase campagne, domaine morne et sans arbres dont aucune œuvre verticale due à l’homme ou à la nature ne venait rompre la monotonie. Des nuages se sont rassemblés qui ont assombri le ciel hivernal et nous avons traversé des bourrasques de neige durant l’après-midi. Déjà fatiguées, nos montures n’ont pas tardé à s’épuiser, et peut-être plus particulièrement Extase, car Sam et Julian avaient choisi des hongres jeunes dans les écuries de la Propriété alors que le mien n’était qu’un cheval de labeur d’un âge appréciable et aux canons fins. Malgré mon indifférence coutumière aux besoins des animaux – la Propriété ne manquait pas de chevaux et de mules qui s’étaient aliénés ma sympathie naturelle en essayant de m’enfoncer leurs sabots dans le crâne pendant que je nettoyais leur stalle –, je me suis mis à plaindre Extase, ainsi que ma propre personne, au fur et à mesure que l’incommodité du voyage s’insinuait dans mes jambes, mes cuisses et ma colonne vertébrale. J’ai été soulagé quand l’obscurité a commencé à s’épaissir, car cela signifiait que nous aurions bientôt à nous arrêter pour prendre du repos.
Ce qui présentait quelques difficultés dans les déserts neigeux de l’Athabaska. Il n’y avait aucun abri naturel à proximité, rien qu’un paysage presque si parfaitement plat que j’aurais pu croire qu’il s’agissait autrefois, comme l’affirmait Julian, du fond d’un océan primordial. Sam s’est immobilisé en plongeant le regard dans le sinistre lointain enneigé comme s’il tentait de repérer nos poursuivants à l’oreille. Il nous a ensuite fait signe de nous éloigner de la route, choix qui m’a semblé discutable, car les bourrasques nous gênaient déjà de plus en plus pour voir où passait réellement celle-ci. Mais Sam, ayant depuis longtemps prévu qu’il faudrait peut-être un jour s’échapper de Williams Ford, s’était livré à une reconnaissance sur ce chemin. Nous avons suivi les restes d’une clôture en rondins, dont les poteaux formaient des protubérances émoussées sur la plaine blanchie, jusqu’aux ruines d’une ferme en pierre des champs dégradée par le passage du temps et des intempéries, mais assez robuste pour nous fournir un refuge et un endroit où allumer un modeste feu.
Ainsi la neige est-elle devenue notre alliée en dissimulant les traces que nous aurions pu laisser. Sam avait fait provision d’une cordée de bois (prélevée sur les saules chétifs qui longeaient un cours d’eau voisin) et même de fourrage pour les chevaux. Julian et lui se sont mis à préparer un repas tandis que je séchais et étrillais nos trois hongres. Je me suis assuré qu’Extase obtenait sa ration de foin sans ingérence des animaux hauts-nés.
J’étais moi-même mouillé et frigorifié, surtout que le vent transperçait la lugubre ferme par la moindre fenêtre creuse et le moindre bardeau défait. Je n’aimais pas non plus les planchers dangereusement brisés et affaiblis, ni les murs ou les chevrons qui semblaient constitués davantage de moisissure que de matière assez solide pour soutenir un toit. Mais Sam a choisi le coin le plus abrité de la construction, dont il a obstrué les brèches avec une bâche prélevée dans son équipement avant de faire un feu dans une bassine de fer galvanisé posée sur de gros rochers afin qu’on pût alimenter les flammes sans redouter d’embraser toute la maison. Et comme Sam s’était équipé tel un soldat parti pour une longue marche, nous avons pu nous régaler de farine de maïs, de bacon et de café, en sus du porc salé et du pain rassis que j’avais emportés à la hâte.
Nous avons bavardé tandis que le feu craquait et que le vent nocturne enfonçait ses lames un peu partout. Ma toute récente découverte de ses inclinations religieuses peu communes me mettait mal à l’aise avec Sam. Peut-être ressentait-il lui-même une certaine gêne à mon égard, car une fois nos gâteaux à la farine de maïs terminés, il s’est tourné dans ma direction pour me dire : « Je n’avais pas prévu un seul instant que tu nous accompagnes, Adam. Tu aurais davantage été en sécurité à Williams Ford, malgré la conscription. »
Je lui ai répondu que je connaissais et comprenais le choix que j’avais fait, puis je l’ai remercié pour son aide en promettant d’essayer de mon mieux de me rendre utile durant le voyage.
« Comme tu as lié ton sort au nôtre, je ferai mon possible pour te protéger de tout danger, Adam… je te le promets. Mais je me suis engagé avant tout à assurer la sécurité de Julian, la tienne vient après. Tu comprends ? »
Bien qu’elles n’eussent rien de rassurant, c’était des paroles honnêtes, et généreuses, dans leur domaine. J’y ai répondu d’un hochement de tête. Puis j’ai pris une grande respiration pour m’excuser du choc subi en découvrant qu’il était juif.
« Il vaut mieux ne pas en parler, dit-il. Surtout en public. »
C’était indubitable, mais ma curiosité l’avait emporté et comme nous ne nous trouvions absolument pas « en public », je me suis hasardé à demander depuis combien de temps il était juif et ce qui l’avait conduit, entre toutes les fois, à en choisir une problématique, bien que vénérable.
Sam s’est renfrogné, pour autant que je pusse déchiffrer son expression derrière sa barbe. « Adam… ce sont des questions personnelles…
— Oui, et je suis désolé, veuillez m’excuser, je me demandais juste…
— Non… attends. Puisqu’on va voyager ensemble, tu as le droit de savoir, j’imagine. Ce qui m’embarrasse, c’est que je ne peux pas te fournir une réponse complète. » Il a tisonné le feu d’un air songeur pendant que le vent hurlait dans les fissures de la ruine obscure. « Mes parents étaient juifs, mais ils pratiquaient dans la clandestinité. J’étais très jeune quand ils sont morts. J’ai été élevé par une famille chrétienne charitable et je suis entré à l’armée quand j’ai eu l’âge. »
J’ai supposé que c’était ainsi qu’il avait acquis ce dont il avait besoin pour passer inaperçu dans une majorité chrétienne. « Mais les rituels auxquels vous vous livriez…
— C’est tout ce qu’il me reste du judaïsme, Adam. Quelques prières dont je me souviens mal pour les grandes occasions. J’ai rencontré un certain nombre de Juifs dans ma vie, si bien que j’ai plus ou moins pu rafraîchir ce que je comprenais des rites et des doctrines de ma religion. Mais je ne peux affirmer m’y connaître ou pratiquer.
— Alors pourquoi avez-vous allumé les bougies et dit les prières ?
— Pour honorer mes parents, et leurs parents avant eux, et ainsi de suite.
— Ça suffit pour devenir juif ?
— Dans mon cas, oui. Je suis sûr que le Dominion serait du même avis.
— Mais vous vous déguisez très bien, ai-je dit pour le complimenter.
— Merci », a-t-il répondu d’un ton quelque peu acide, avant d’ajouter : « Il va très bientôt falloir nous déguiser tous les trois. J’ai l’intention par la suite de nous faire monter à bord d’un train en partance pour l’est. Mais nous ne pouvons pas voyager au milieu des gens respectables… la nouvelle de la disparition de Julian aura circulé parmi cette classe. Nous devrons nous faire passer pour des sans-terre. Toi en particulier, Julian, il faudra que tu perdes tes manières et ton vocabulaire, quant à toi, Adam », et il m’a alors jeté un regard d’une gravité qui m’a paru troublante, « tu vas devoir renoncer à une partie de la politesse affectée de la classe bailleresse, si nous ne voulons pas être découverts. »
Je lui ai dit que, de par les activités de mon père dans l’Église des Signes, j’avais croisé de nombreux ouvriers sous contrat ou de passage. Je savais formuler une négation en omettant le « ne », cracher si la nécessité s’en faisait sentir et même jurer, encore que je n’aimais pas ça.
« D’accord, mais les hommes et les femmes qui partagent la foi de ton père se sont déjà distingués par leur besoin de fréquenter une église. Dans quelques jours, nous serons entourés de voleurs, de fugitifs, d’adultères et pire encore, tous très loin du repentir. Je n’aurai pas trop de mal à vous faire ressembler à des personnes de basse extraction, mais il va vous falloir vous entraîner à parler et agir comme tels. D’ici là, je vous conseille instamment à l’un comme à l’autre d’ouvrir le moins possible la bouche. »
Et comme pour montrer l’exemple, il a sombré dans un silence songeur.
Nous étions de toute manière trop épuisés pour continuer à discuter, et malgré l’inconfort de la situation, le hurlement du vent, la minceur de la vieille couverture militaire donnée par Sam et nos intimidantes perspectives d’avenir, je n’ai guère tardé à m’endormir.
Au matin, Sam nous a ordonné, à Julian et à moi, d’aller surveiller à distance prudente la route est-ouest et de le prévenir si nous y voyions circuler des militaires.
Nos chevaux nous auraient rendus trop visibles, aussi sommes-nous partis à pied au bord de la grande route, où nous nous sommes dissimulés derrière des monticules de neige. Nous avions enfilé autant de couches de vêtements que nous avions pu en trouver et pris toutes les précautions contre le froid enseignées par Sam ou grappillées dans les romans militaires de M. Charles Curtis Easton. Rien de tout cela ne s’est toutefois révélé particulièrement efficace, aussi avons-nous passé la plus grande partie de l’après-midi à taper du pied et souffler dans nos mains. La neige et le vent avaient cessé, mais la température avoisinait le point de congélation, si bien que montait du paysage une brume spectrale dans laquelle tout semblait glacial et lugubre.
En fin d’après-midi, nous avons entendu un groupe de cavaliers avancer dans le brouillard. Nous nous sommes dépêchés de nous cacher. En regardant par une embrasure dans le tas de neige, j’ai compté cinq hommes de la Réserve athabaskienne en approche sur la route. C’était les habituels soldats de campagne, à l’exception de celui qui ouvrait la marche, un vétéran au maintien solennel et aux cheveux longs. Il portait un uniforme impeccable, mais montait bizarrement penché. J’ai compris pourquoi en voyant l’agencement de ceintures qui le maintenait en selle pour suppléer à son absence de jambe droite. C’était, en d’autres termes, un réserviste d’un type différent, au stock de membres réduit par la guerre, mais aux talents militaires et aux instincts professionnels encore intacts.
Arrivé à hauteur de notre cachette, il a tiré sur ses rênes et tourné la tête d’un côté puis de l’autre, en semblant presque humer l’atmosphère. Julian est resté d’une immobilité totale tandis que je me retenais de prendre mes jambes à mon cou. Durant cet épisode, j’ai eu du mal à respirer, même si mon cœur se démenait comme une souris dans un tronc d’église, et seuls brisaient le silence le souffle rauque des chevaux et le craquement des selles en cuir.
L’un des réservistes s’est alors gratté la gorge, un autre a dit un bon mot qui en a fait rire un troisième, l’unijambiste a soupiré comme de résignation puis éperonné son cheval, et les soldats ont poursuivi leur chemin.
Nous avons rapporté en hâte l’information à Sam.
Ayant servi dans l’armée des Deux Californies, il se trouvait à son aise en compagnie de militaires et avait lié connaissance avec plusieurs réservistes à l’occasion de leurs visites à Williams Ford ou de ses propres voyages à Connaught. Quand Julian lui a décrit le chef du petit groupe que nous avions vu, Sam a secoué la tête avec consternation. « Ce doit être Willy Bass l’Unijambiste. Un excellent pisteur. Mais ton rapport est incomplet, Julian. Termine-le, s’il te plaît. »
Je ne savais pas ce qu’il voulait dire. Julian avait selon moi décrit le détachement de cavalerie dans ses moindres détails, presque jusqu’à la marque du cirage dont M. Willy Bass se servait sur son pommeau, et je ne voyais pas du tout ce qu’il avait omis. Il a semblé lui aussi déconcerté, mais la donnée critique lui est ensuite venue à l’esprit.
« L’ouest, a-t-il dit avec un sourire.
— Une phrase complète, s’il te plaît, Julian.
— Le détachement venait de l’est et se dirigeait vers l’ouest.
— Bien. Tires-en une conclusion, maintenant.
— Eh bien… j’imagine qu’ils ont dû commencer par partir de Williams Ford et qu’ils y revenaient.
— Voilà. Je connais assez bien Willy l’Unijambiste pour douter qu’il en ait fini avec nous. Ses qualités de pisteur viennent surtout de son obstination… et pour le reste de sa ruse. Mais s’il s’est aventuré plus à l’est que nous avant de rebrousser chemin, il ne doit pas avoir tout à fait repéré notre piste. J’en déduis que ce serait le moment idéal pour rejoindre la voie ferrée. »
Je me suis hasardé à demander davantage de précisions sur notre destination. « C’est un dépôt de charbon appelé Bad Jump, m’a répondu Sam. Il a mauvaise réputation et les commerces qu’on y trouve ne sont pas vraiment du genre à tenir des comptes honnêtes. Mais c’est exactement ce qu’il nous faut. »
Si Bad Jump était notre destination la plus plausible, une grande distance nous en séparait encore et nous avons dû chevaucher toute la journée puis toute la nuit presque sans le moindre repos. Cela a été pénible pour nous, et davantage encore pour les chevaux. Mais nos montures n’étaient pas notre principal souci, d’après Sam : il nous faudrait de toute manière soit les vendre à Bad Jump, soit nous en débarrasser nous-mêmes d’une autre manière. Je m’étais à présent presque pris d’affection pour Extase, qui n’avait jamais tenté de me donner le moindre coup de pied, si bien que je rechignais à l’abandonner. Je ne pouvais toutefois réfuter la logique de Sam, car les chevaux font d’encombrants bagages à bord d’un train, surtout que la qualité des nôtres (du moins, de ceux de Julian et Sam) les dénoncerait aussitôt comme appartenant à une Propriété.
Nous avons voyagé trois jours et « campé à la dure » trois nuits. Dans cette fin décembre froide et rigoureuse, je frissonnais tellement que je n’arrivais pas à dormir, même dans les ingénieux abris que Sam nous arrangeait au bord de la route. L’atmosphère limpide aurait rendu nos feux trop faciles à repérer, aussi Sam se dépêchait-il de les éteindre. Il nourrissait un respect considérable pour les talents de pisteur de Willy Bass l’Unijambiste et fouillait souvent l’horizon du regard derrière nous. Sa nervosité nous incitait à consentir le maximum d’efforts.
Au début d’une de ces glaciales matinées, bien avant l’aube, j’ai rampé hors de notre tente de fortune sous un ciel dans lequel une aurore boréale brûlait avec un frémissement d’un éclat et d’une précision inhabituels. Sorti sans autre intention que de répondre à l’appel de la nature, je me suis retrouvé à contempler le firmament. L’air était pur comme de la glace d’eau douce et les lumières fluctuantes au zénith semblaient à mes yeux fatigués les allées ombragées de vert, les murs dorés et les parapets glaciaux d’une grande cité céleste. Le Paradis, aurait pu dire Flaxie, même s’il s’agissait sûrement d’un empyrée plus sobre et plus indifférent que celui qu’elle s’imaginait. D’après le Recueil du Dominion pour jeunes personnes, que ma mère aimait citer autrefois, le Paradis était une nouvelle Jérusalem, autrement dit une Cité aux nombreuses Portes, une par laquelle pouvaient entrer les presbytériens, une autre pour les baptistes et ainsi de suite… mais aucune pour les Juifs ou les athées[12]. Il m’est venu à l’esprit que je me dirigeais toutefois vers une autre cité, plus réelle bien que moins désirable, et que cette lueur annonciatrice du Paradis constituait sans doute la meilleure approche de la divinité que j’obtiendrais jamais.
J’aurais pu rester là indéfiniment, paralysé par ces pensées, si Extase ne s’était ébroué et ne m’avait rappelé dans le monde matériel par ce bruit sans charme.
Lorsque nous avons aperçu Bad Jump, une traînée de suie collée à la fine rayure de la voie ferrée, le pauvre Extase boitait presque, s’étant pris le pied dans un terrier d’écureuil terrestre. Je ne me sentais guère mieux, même si je me réjouissais que nous eussions échappé à l’attention de Willy Bass l’Unijambiste.
« Ayez bien conscience que nous entrons dans un royaume de crapulerie, nous a avertis Sam. Les affaires dans ces villes à charbon obéissent à des règles plus brutales que celles en vigueur à Williams Ford. Nous aurons à abandonner beaucoup pour obtenir le peu dont nous avons vraiment besoin, et si le marché vous semble injuste, gardez vos objections pour vous. En fait, parlez le moins possible. Gardez vos chapeaux bien enfoncés, d’ailleurs. Nous allons d’abord nous arrêter chez un négociant en chevaux, ensuite, avec un peu de chance, nous monterons dans un train. »
Julian aurait sans doute été le plus repérable de nous trois s’il ne s’était sali le visage et les mains à la suie, car c’est lui qui avait la peau la plus claire. (Les Aristos n’ont pas systématiquement le teint plus pâle que les membres des classes ouvrière et bailleresse – il ne manque ni d’Aristos à peau foncée ni d’ouvriers à peau claire –, mais c’est une tendance indubitable. Due, m’a-t-on dit, à la manière dont les populations ont été dispersées durant la Chute des Villes au siècle précédent, ainsi qu’à celle dont les masses urbaines vagabondes en sont venues à être corvéables par les possédants.) En ce qui me concernait, ma peau ne posait aucun problème, mais mon vocabulaire et mon comportement pourraient en poser un. À titre de déguisement, Sam avait retourné sa vieille veste militaire et ce matin-là, il a fait bouillir une casserole d’eau pour raser sa barbe… transformation choquante. Barbu, il avait toujours semblé l’exemple parfait de l’érudit militaire âgé. Glabre, il paraissait d’une jeunesse et d’une vulnérabilité consternantes. Le rasoir a révélé une mâchoire robuste, égratignée et saignant par endroits, ainsi qu’une bouche plus grande et plus mobile que ce qu’avaient jusque-là laissé entrevoir ses poils.
(J’ai dit pour plaisanter à Julian que c’était arrivé trop soudainement pour qu’il pût s’agir d’une « évolution », mais la philosophie darwinienne, m’a-t-il répondu, tenait compte de changements aussi radicaux, qu’elle qualifiait de « catastrophiques ». Dès lors, Julian a souvent fait des réflexions sur le « rasoir catastrophique » de Sam et décrit les coupures et égratignures comme « l’équilibre ponctué » de Sam, trait d’esprit dont la signification m’échappait.)
Nous avons descendu une pente douce vers les corrals et écuries du négociant en chevaux. Quand nous nous en sommes approchés, Bad Jump nous a paru un assemblage d’abris en planches et de cabanes en tôle, collé à la zone de la tour à charbon comme une bernacle à la coque d’un navire, et j’ai demandé à Sam comment une agglomération aussi rudimentaire avait pu apparaître au beau milieu de la plaine, en l’absence manifeste d’agriculture pour la nourrir.
« C’est le résultat des taxes ferroviaires, qui sont fixées par l’aristocratie terrienne des ports côtiers.
— Mais comment une taxe ferroviaire peut-elle créer une ville ?
— Un prix fixe incite au marché noir. Ça signifie un profit réalisable de manière invisible par les chefs de gare et leurs collaborateurs du Cartel du Rail. Les travailleurs en fuite, par exemple, ne seraient jamais autorisés à acheter une place dans un respectable wagon de passagers. Mais il existe des “wagons fantômes”, c’est-à-dire des fourgons de marchandises munis de quelques équipements grossiers, qui parcourent presque furtivement le pays et qu’on peut louer moyennant finances. Et quand il prospère, un genre de commerce illicite en attire toujours d’autres. Ce négociant, par exemple », a-t-il dit au moment où nous franchissions une clôture métallique qui entourait une immense étendue de cabanes, écuries et corrals, « s’occupe surtout de chevaux volés. De temps en temps, un réserviste veut échanger sa monture fédérale contre du numéraire et fuir l’État en train. Aucun négociant autorisé n’acceptera ce genre d’affaires, mais d’autres hommes sont prêts à courir le risque d’être jetés en prison, ou pire, si le prix est assez attractif. »
Les affaires étaient moins bonnes en hiver, nous a indiqué Sam, mais ne s’interrompaient pas totalement. Cela se voyait aux écuries et parcs à bestiaux bien remplis du négociant, ainsi qu’au nombre d’employés à l’œuvre. Nous sommes arrivés devant la demeure principale, ou le bureau principal, un bâtiment légèrement plus grand que les cabanes grossières qu’on trouvait alentour. Nous avons été ignorés par une vingtaine de palefreniers indifférents, jusqu’à ce qu’une femme dépenaillée apparût sur le seuil. Quand Sam a demandé à voir le propriétaire, elle est repartie sans un mot dans la maison, d’où est alors sorti un individu corpulent à l’air brutal.
Il s’est présenté sous le nom de Winslow, mais sans tendre la main. Il a préféré nous regarder en feignant l’indifférence et en nous demandant pourquoi nous le dérangions par un paisible dimanche matin.
« Certains articles à vendre, a répondu Sam.
— Eh bien, je n’achète rien, pour le moment. » Les yeux de M. Winslow se sont toutefois attardés sur les bêtes de la Propriété.
« On pourrait peut-être en discuter en privé », a proposé Sam, et M. Winslow a soupiré puis effectué de spectaculaires gestes d’impatience et de mépris avant de finir par inviter Sam à l’intérieur pour marchander. Julian et moi sommes restés avec les chevaux.
Nous avons tué le temps en explorant les environs du regard. Les animaux dans les écuries ne recevaient que des soins superficiels, pour autant que nous pussions en juger. Je n’avais pas très envie de remettre Extase à ces personnes, même si j’étais convaincu qu’il le fallait. « Tout finira par s’arranger », ai-je chuchoté à ma monture éclopée mais loyale. J’ai dit cela en lui caressant la crinière et en parlant comme si je croyais à ce que je disais.
Derrière le comptoir commercial de M. Winslow, les tours du silo à charbon se dressaient à l’endroit où la voie ferrée coupait la plaine enneigée en deux. Voir ces rails m’a un peu excité. J’étais allé une fois ou deux à Connaught, la tête de ligne qui desservait Williams Ford, sans jamais avoir pris le train. Comme les rails et les ponts sur lesquels ils circulaient, les trains m’avaient toujours émerveillé. Je me suis demandé à quoi ressemblerait de voyager dans l’un d’eux… de sentir les milles défiler sous mes pieds comme les nuages sous les ailes d’un oiseau, d’être transporté à grande vitesse vers les fabuleux ports et cités de l’Est.
Sam est ressorti la mine sombre de chez M. Winslow. Il nous a ordonné de mettre pied à terre et de remplir nos besaces avec la nourriture contenue dans les sacoches de selle, car tout le reste avait été vendu : montures, selles, fusils. Je me suis élevé contre ce dernier point : n’aurions-nous pas besoin d’armes pour nous protéger ? Mais Sam a fait remarquer qu’un fusil était un objet encombrant, difficile à dissimuler, et que nous aurions été les seuls voyageurs à en avoir. Winslow est alors sorti de sa cabane pour inspecter les chevaux d’un œil critique, en claquant la langue à chaque défaut invisible, mais sans pouvoir totalement dissimuler le plaisir que lui procurait la qualité des bêtes élevées à la Propriété.
« M. Winslow a aussi eu l’amabilité de nous autoriser à passer la nuit dans son grenier à foin, a ajouté Sam. On attend un train demain matin, sauf retard dû à l’enneigement des cols. Avec un peu de chance, nous pourrons y monter, même s’il nous reste à acheter nos billets. »
J’ai fait mes adieux à Extase, qui m’en a remercié d’un regard dédaigneux, et j’ai essayé de ne penser qu’à l’excitante perspective d’un voyage en train.
Sam nous a précédés en direction de la foule des fugitifs en puissance qui avaient établi leur campement à côté du dépôt de charbon pour attendre le train du lendemain. Ces sans-terre circulaient entre des huttes et des tentes colorées, où des vendeurs troquaient des repas chauds, des armes de poing, des objets de récupération et des babioles porte-bonheur. La plupart de ces voyageurs, vendeurs comme clients, étaient de sexe masculin, mais on voyait quelques familles dans la foule, parfois avec des enfants. J’ai demandé à voix basse à Sam comment ces gens s’étaient retrouvés là.
Il m’a expliqué que certains étaient des ouvriers enfuis des grandes Propriétés de l’Ouest pour échapper au contrat et à la loi. Il y avait aussi des saisonniers ou des ouvriers d’usine libres, bloqués par les exigences du voyage au marché noir, ainsi que des petits agriculteurs déplacés par l’expansion des Propriétés. Et beaucoup de criminels de l’espèce la plus commune. La plupart espéraient prendre le prochain train qui allait dans l’Est.
J’ai craint que nous eussions à leur disputer une couchette ou peut-être à rester à quai, perspective peu réjouissante puisque Willy Bass l’Unijambiste nous poursuivait toujours, mais Sam m’a dit de ne pas m’inquiéter : il avait gardé bien assez de numéraire pour nous assurer une place à bord.
Nous avons laissé Sam entrer dans le bâtiment en bois de charpente qui abritait les bureaux du Cartel du Rail. Il y est resté un temps considérable, durant lequel Julian et moi nous sommes promenés un peu entre les étals des vendeurs, examinant les couvertures teintes, les réchauds à alcool, les canifs et les porte-bonheur en os de jarret de porc. J’ai été tenté par des brochettes de viande grillées au barbecue – l’odeur, après des jours de nourriture de piste, était enivrante –, mais Julian m’a rappelé que cette viande pouvait être de qualité douteuse, car elle provenait presque certainement d’animaux que M. Winslow ne pouvait envoyer avec profit dans l’Est, autrement dit de vieilles mules et de bétail tuberculeux. Si féroce qu’il fût, mon appétit a alors battu en retraite.
L’air résolument satisfait, Sam est ensuite ressorti du Cartel du Rail. Il nous a dit avoir acheté trois places dans le tout prochain train et qu’avec un peu de chance, nous ne resterions qu’une nuit à Bad Jump.
Nous avons passé celle-là dans le grenier d’une des granges de M. Winslow, logement plutôt fruste. Sam a divisé les heures d’obscurité en trois gardes. Julian a pris la première, Sam la deuxième et moi la dernière… celle du petit matin, la plus froide. Lorsque Sam m’a réveillé pour le relever, je me suis enveloppé dans ma couverture et l’ai remplacé à la porte du grenier, ouverte au vent, où j’ai entassé du foin autour de moi jusqu’à n’être plus guère qu’une paire d’yeux au milieu d’une balle de foin.
Trois heures se sont écoulées dans le calme tandis que je luttais contre le froid et la tentation du sommeil. Puis le ciel s’est éclairci de la lueur nacrée qui annonce l’aube. L’horizon à l’ouest s’est révélé en une silhouette glaciale et j’ai vu quelque chose de très intéressant : une colonne de fumée noire comme de l’encre, lointaine mais qui se rapprochait avec régularité. C’était le train. (À l’époque, la plupart des locomotives brûlaient de la houille grasse plutôt que de l’anthracite, si bien que par temps clair, on n’avait aucun mal à reconnaître les traces sales qu’elles laissaient dans le ciel.)
Je suis sorti du foin pour réveiller les autres, mais j’ai été devancé par l’épouse de M. Winslow, qui est apparue au sommet de l’échelle dressée dans la grange sous nos pieds pour nous lancer d’un ton vif : « Un train arrive par l’ouest, les gars ! Et la cavalerie par le nord ! Feriez mieux de partir ! »
La nouvelle de l’approche de la cavalerie avait dû se répandre un peu partout à Bad Jump, car quand nous avons quitté la grange après avoir rassemblé nos effets, toute la ville se trouvait en effervescence.
Nous nous sommes approchés au plus vite de la voie ferrée, où nous avons attendu le train.
Malgré l’angoisse que suscitait en moi la menace en provenance du nord, j’ai été captivé par l’arrivée de la motrice et de son immense chapelet de wagons de fret. Certaines des voitures, marquées SOUFRE, BAUXITE ou SALPÊTRE, avaient dû passer par la Californie, la région des Cascades ou les redoutables mines du Sud-Ouest désertique. D’autres renfermaient des biens importés d’Asie via nos ports sur le Pacifique et portaient des mentions en caractères chinois qui ressemblaient à des fouillis de brindilles. Il y avait des wagons qui puaient le bétail, les chèvres, les moutons, suivis d’autres d’où émanaient des odeurs de bois et de fonte froide. J’ai trouvé très belle la locomotive qui tractait tout cela… À Williams Ford, les garçons de la classe bailleresse auraient parlé d’« excellent chargeur ». Ses pièces de fer, de cuivre et d’acier brillaient comme si on venait de les astiquer. La ramure de caribou fixée par les mécaniciens sur la barre entre le phare et la cheminée donnait un air féroce à la machine. L’arrivée de cette dernière au dépôt de charbon, accompagnée de nombreux sifflements de vapeur et chocs de ses muscles métalliques, m’a tellement impressionné que j’en suis presque resté paralysé. Son ombre est tombée sur la plaine comme le poing d’un géant.
Sam et Julian, qui avaient vu davantage de trains que moi, m’ont arraché à ma transe en me tirant par le col de mon manteau au moment où le flot des aspirants au voyage se précipitait vers les « wagons fantômes ». Ceux-ci étaient gérés par des agents de voyage, comme on les appelait : des employés sans importance du Cartel du Rail qui augmentaient leurs revenus en accompagnant les troupeaux de passagers au marché noir.
Les personnes de passage à Bad Jump n’avaient pas toutes acheté un billet, mais toutes tenaient à échapper à la menace des cavaliers en approche. Beaucoup de ces gens étaient des ouvriers sous contrat qui avaient fui leurs Propriétés et redoutaient la punition qu’on leur infligerait si on les reconduisait à leur employeur légitime, d’autres avaient commis des crimes encore pires que le Vol de Service Dû ou craignaient la nouvelle conscription. Leur panique a créé une bousculade inattendue. Dans l’embrasure des portes des wagons fantômes, les agents de voyage exigeaient à grands cris la présentation des billets et repoussaient ceux qui essayaient désespérément de forcer le passage. Ils brandissaient ostensiblement leurs fusils et nous avons entendu un coup de feu claquer, ce qui n’a fait qu’inciter la foule à redoubler ses frénétiques efforts.
« Restez près de moi ! » nous a lancé Sam tandis que nous nous frayions un chemin parmi ces coudes et ces genoux. Nous avions des billets pour la voiture trente-deux, le dernier d’une série de six fourgons identiques. L’agent de voyage qui s’en occupait, un homme à forte carrure vêtu d’une veste du Cartel en loques, avait deux pistolets à la ceinture et un fusil dans la main gauche. Je l’ai vu décharger celui-ci à deux reprises en l’air, mais la foule a continué à pousser et il a commencé à perdre de son assurance.
« Le train ne va pas rester arrêté longtemps », a dit Sam. On procédait au ravitaillement en charbon et en eau avec une hâte visible. « Mais regardez donc par là. »
Sur une petite crête au nord-ouest, un groupe de cavaliers venait de faire son apparition. Ils se trouvaient à trop grande distance pour qu’on pût les distinguer individuellement, mais ils avaient certainement à leur tête l’obstiné Willy Bass l’Unijambiste.
« Billets payés seulement ! » a crié l’agent de voyage tandis que nous nous dépêchions de traverser la foule de fugitifs mal vêtus. « Montrez vos billets ou je vous tire dessus ! Personne ne monte sans billet ! »
La voiture se remplissait rapidement. J’ai jeté un nouveau coup d’œil aux militaires, qui avaient désormais pris le galop. Sam a agité nos papiers en l’air comme un drapeau. « Allez, grimpez ! » a dit l’agent de voyage, et nous avons été hissés à bord comme autant de sacs postaux. L’agent de voyage a ensuite tiré un autre coup de fusil en l’air et annoncé qu’il abattrait désormais quiconque s’approcherait sans billet à moins de trois pieds.
Les cavaliers arrivaient à toute vitesse. Le train a alors démarré avec un à-coup et l’agent s’est tourné vers le passager le plus proche de lui : « Fermez cette porte ! »
La foule sans billets a hurlé en voyant ainsi ses espoirs anéantis et, en se refermant, la portière coulissante a heurté un certain nombre de mains et de doigts qui essayaient de s’agripper. J’ai pu apercevoir une dernière fois les hommes placés sous le commandement de Willy Bass l’Unijambiste alors qu’ils chargeaient dans les tentes et les huttes de Bad Jump avec force cris et gesticulations par lesquels ils tentaient de retarder le départ du convoi. La porte s’est ensuite refermée complètement avec un bruit métallique et il m’a fallu regarder par une fente entre les planches pour voir un ciel bleu, quelques nuages nacrés et la plaine qui semblait défiler avec une grâce pesante tandis que le train à cornes de caribou prenait de la vitesse.
On pourrait écrire tout un livre sur les événements qui se sont déroulés à bord du wagon fantôme, mais cela donnerait un ouvrage triste et souvent obscène. J’ai l’intention de ne rapporter que les aventures qui nous ont directement affectés.
C’était une voiture de fret transformée qu’on aurait dû retirer depuis des années de la circulation. Elle se limitait principalement à une pièce unique, longue et étroite, avec à une extrémité de la paille éparpillée et quelques balles de foin servant de sièges ou de couchettes aux passagers, à l’autre un poêle dont le conduit d’évacuation traversait le toit et auprès duquel l’agent de voyage occupait une chaise, l’air attentif et le fusil sur les genoux. Le reste du mobilier consistait en deux tonneaux, un d’eau et un de whisky, ainsi qu’en un baril de viande salée, probablement du cheval. Le vent s’engouffrait entre les planches mal jointes des parois. Le maigre jour admis par ces fentes venait s’ajouter à la lueur du poêle et à celle des trois ou quatre lanternes suspendues.
Nos compagnons de voyage comptaient parmi les hommes les meilleurs et les pires que j’aie jamais rencontrés, les seconds l’emportant d’un bon jet sur les premiers.
Nous nous sommes présentés à quelques-uns d’entre eux tandis que Bad Jump s’estompait derrière nous. J’ai en général suivi la suggestion de Sam de « ne pas ouvrir la bouche », ne disant que le minimum exigé par la politesse, mais la curiosité m’a tenté de temps à autre. Je n’avais jamais vu de personnes de cet acabit. Il y avait par exemple une douzaine d’hommes sous contrat qui s’étaient échappés d’une Propriété californienne où on les traitait avec cruauté, parlaient la langue espagnole et s’étaient fait tatouer sur le bras des roses en larmes. Il y avait des bouviers et des bergers qui restaient vagues sur leurs origines, des travailleurs manuels partis chercher du travail dans l’Est et beaucoup d’hommes solitaires et maussades qui grommelaient des insultes quand on s’adressait à eux ou restreignaient leur sociabilité aux parties de cartes, dont les premières ont commencé à peine le train sorti de Bad Jump.
On comptait à bord au moins un homme instruit et sachant bien s’exprimer. Il se nommait Langers et se décrivait comme « colporteur », c’est-à-dire représentant en brochures religieuses. Aussitôt le train en mouvement, Langers a ouvert sa grande valise d’échantillons pour commencer à proposer ses marchandises à ce qu’il appelait « des prix au rabais ». J’ai d’abord été stupéfait qu’il prît la peine d’essayer de vendre ce genre de choses, les passagers étant presque certainement analphabètes dans leur grande majorité. Un examen plus attentif de ces brochures m’a toutefois révélé qu’elles n’étaient que de simples livres d’images présentés sous forme de littérature sacrée[13]. Ils étaient repoussants, aussi ai-je pris mes distances avec le colporteur, mais ses affaires sont allées bon train parmi les ouvriers et les fugitifs, dont l’appétit pour l’instruction religieuse semblait presque insatiable.
La plupart des hommes étaient d’anciens salariés et nous avons eu droit au cours de l’après-midi à plusieurs interprétations collectives de Piston, Métier à tisser et Enclume, l’hymne populaire de l’ouvrier industriel. C’était la première fois que j’en entendais le refrain :
Piston, Métier à tisser et Enclume :
Nous habillons et armons la nation,
Et nous nous échinons comme de coutume,
Les gars, pour une bien maigre ration.
(même si je l’ai souvent entendu depuis), refrain qui m’a paru maladroitement rimé et séditieux dans ses derniers vers. Quand je l’ai interrogé sur le bellicisme de ce chant, Julian m’a expliqué que la guerre en cours au Labrador avait conduit à la création de nouvelles industries qui employaient un grand nombre de mécaniciens et d’ouvriers salariés. Les griefs de cette classe émergente s’étaient récemment fait entendre, et ce mécontentement, m’a-t-il précisé, pourrait finir par transformer la traditionnelle économie rurale de la Propriété et du Contrat.
Souffrant du mal du pays, je ne goûtais toutefois guère la compagnie de mécaniciens militants pressés de renverser l’ordre existant. Malgré toutes ses iniquités, Williams Ford avait été un endroit moins animé que Bad Jump ou le wagon fantôme. J’ai regretté d’avoir dû en partir.
Ce sentiment s’est intensifié quand l’après-midi a touché à sa fin. Les passagers se sont mis en rangs pour prendre un repas chaud dans la marmite qui bouillonnait sur le poêle, tandis que l’agent de voyage puisait dans le tonneau de whisky[14] pour en distribuer une maigre ration à quiconque pouvait payer. Je me suis assis au fond du wagon pour boire à petites gorgées de la neige fondue dans une gamelle tout en essayant de faire passer ma tristesse.
Au bout d’un moment, Julian est venu s’asseoir près de moi.
La majeure partie de sa douceur d’Eupatridien s’était envolée au cours des derniers jours et il commençait à porter cette barbe clairsemée qui finirait par lui devenir caractéristique. Il avait le visage et les mains sales, atrocement sales, lui qui aimait tant se baigner. Il avait subi ces derniers temps les mêmes épreuves que moi, ce qui ne l’a pas empêché de sourire et de demander pourquoi je faisais grise mine.
« La question se pose-t-elle ? » J’ai désigné d’un geste les passagers bruyants, le poêle qui fumait, le sinistre agent de voyage et le trou pestilentiel qui, dans le sol, servait de cabinets. « Nous sommes dans un endroit affreux au milieu de gens affreux.
— Une compagnie temporaire, a-t-il répliqué avec insouciance, en route vers une vie meilleure[15].
— Ce serait moins horrible s’ils se conduisaient en chrétiens.
— Peut-être, peut-être pas. Mon père a servi parmi des hommes tout à fait semblables et les a menés au combat, où leurs bonnes manières comptaient moins que leur courage. Et le courage n’a rien à voir avec la condition sociale : il existe ou pas dans les mêmes proportions quelle que soit l’origine des gens. Au Panama, des hommes qu’on traitait de mendiants ou de voleurs ont plus d’une fois sauvé la vie de mon père, leçon qu’il avait prise à cœur. »
J’avais déjà rencontré ce sentiment-là dans les œuvres littéraires de M. Charles Curtis Easton, où (je le reconnais) il m’avait paru plus aimable. « Dois-je pourtant tolérer la vulgarité parce qu’un vandale pourrait me sauver la vie ?
— On ne doit de toute évidence pas tolérer la véritable vulgarité. Mais le fait est, Adam, que les critères à l’aune desquels nous jugeons ce genre de choses sont flexibles, ou devraient l’être, et qu’ils se dilatent ou se contractent suivant les endroits et les époques.
— J’imagine qu’ils évoluent, ai-je dit d’un ton déprimé.
— Il se trouve que oui, et si tu veux réussir tes voyages, tu ferais bien de t’en souvenir. »
J’ai répondu que j’essaierais, mais le cœur n’y était pas. Un incident ce soir-là a toutefois douloureusement illustré la pertinence de la leçon de Julian. Le train à cornes de caribou s’est arrêté à un dépôt de charbon, où deux autres agents de voyage sont montés à bord pour relever celui qui nous avait surveillés durant cette première journée de voyage. Au cours de cet échange, j’ai pu apercevoir le monde extérieur, qui dans l’obscurité ressemblait en tout point à Bad Jump : des cabanes en tôle et un horizon de plaine. Quelques flocons de neige sont entrés en tourbillonnant dans le wagon fantôme en même temps que les deux agents en manteau de cuir dotés de fusils en mauvais état et de ceintures de munitions qu’ils portaient à l’épaule. La porte a alors été refermée et le poêle tisonné jusqu’à rougir à nouveau. Nos nouveaux surveillants se sont installés à l’avant du wagon et nous nous sommes montrés dociles jusqu’à ce que leur peu d’intérêt pour notre comportement devînt évident, du moment que nous ne nous lancions pas dans une révolte de grande envergure. Les divertissements ont alors repris.
Sam et Julian m’ont appelé à les rejoindre dans le cercle qui entourait le poêle. J’ai obtempéré à contrecœur. Une chanson était en cours, dont Julian reprenait le refrain avec les autres. J’aurais peut-être dû l’imiter, juste pour me montrer de bonne compagnie. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’une chanson convenable. Elle parlait d’une jeune femme qui avait perdu son châle en allant à l’église… mais ce n’était là que le début de ses malheurs, car chaque jour qui passait, cette infortunée perdait un vêtement supplémentaire, et ainsi de suite jusqu’au samedi soir où elle avait perdu « ce à quoi une femme vertueuse tient par-dessus tout », sa ruine étant décrite avec force détails. La chanson provoquait beaucoup de rires et de bonne humeur, mais je ne parvenais pas à la trouver drôle.
Une bouteille a ensuite circulé dans le cercle. Elle a fini par arriver à la personne placée à ma gauche, qui y a bu à grands traits enthousiastes avant de me la tendre.
« Non merci », ai-je décliné.
L’homme n’était guère plus âgé que moi. Grand, déguenillé, il avait enfoncé jusqu’aux oreilles sa casquette de laine usée. Son visage rougeaud avait semblé plutôt avenant durant les chants, mais mon refus lui a fait plisser les yeux de perplexité. « Comment ça, non merci ?
— Passez-la au suivant : je ne bois pas.
— Il boit pas !
— Et je n’ai jamais bu.
— Tu veux pas boire ! Et pourquoi ça ? »
Sa curiosité semblait sincère, aussi ai-je essayé de trouver une réponse appropriée. Par malheur, il m’est venu à l’esprit le Recueil du Dominion pour jeunes personnes, un ouvrage que ma mère nous lisait à voix haute le dimanche. Il regorgeait de proverbes et de sagesse ordinaire dont j’avais appris la plus grande partie par cœur. Par le passé, quand j’avais particulièrement envie d’irriter Julian (ou quand ses arguments sur la Visite de la Lune commençaient à perdre de leur intérêt), j’en citais un des passages : Discuter de la nature et de la position de la Terre ne nous aide pas dans notre espoir de l’autre vie[16]. Cela le jetait dans des paroxysmes d’indignation… spectacle distrayant, si on était d’humeur.
Mais ce soir-là, la citation qui m’est venue à l’esprit figurait dans le chapitre sur la Tempérance. Je me suis tourné vers l’homme qui tenait la bouteille pour lui dire : « Je ne me mettrai pas dans la bouche un voleur qui me privera de cervelle. »
Il a cillé. « Répète ça. »
J’avais supposé connue de tous cette homélie sur les méfaits de la boisson et j’ai commencé à la répéter : « Je ne me mettrai pas dans la bouche… »
Son poing m’a interrompu.
Il m’avait échappé que Lymon Pugh (car il s’appelait ainsi) était un homme simple et peu rompu aux métaphores ou aux comparaisons. Il a cru que je l’accusais d’être un voleur, ou que j’insinuais qu’il voulait se mettre une certaine chose dans la bouche.
« Je me battrai contre l’homme qui dit ça deux fois, a-t-il déclaré. Debout ! »
C’était un combat auquel je ne pouvais me dérober sans déshonneur. Mais M. Pugh faisait un adversaire intimidant. Il a redressé les épaules et remonté ses manches, ce qui a révélé des avant-bras musclés striés de nombreuses cicatrices. Fermées en poings semblables à des rocs, ses grosses mains étaient tout aussi marquées, avec un moignon à la place de son auriculaire droit.
Sam Godwin m’avait cependant appris à me battre, aussi ai-je levé mes propres poings, avancé un pied et montré ma détermination à ne pas céder.
La foule a reculé pour nous faire place. Les joueurs de cartes ont abandonné leur partie et certains ont commencé à parier sur le combat imminent. « Vas-y, a rugi mon adversaire, frappe-moi ! Enfin, essaye ! »
Il n’avait reçu aucune formation spécifique et abordait le combat les membres souples. Ma joue me brûlait encore de son premier coup et j’avais l’intention de lui faire perdre sa suffisance, ce à quoi je suis parvenu en feignant de lancer le poing gauche et en le frappant en plein du droit. Le coup a porté, ses yeux se sont écarquillés tandis que ses poumons se vidaient. La foule a eu un murmure appréciateur.
« Bien joué ! » ai-je entendu Julian s’écrier.
Lymon Pugh a été surpris, mais ne s’est pas laissé abattre. Dès qu’il s’est remis, il a foncé dans ma direction pour me décocher un swing en agitant ses grands bras.
S’il s’était battu convenablement, avec grâce et style, comme je l’ai fait, je l’aurais à coup sûr emporté. Mais non formé à cet art, Lymon Pugh se servait de ses mains et bras balafrés comme de massues. Je n’ai réussi à contrer qu’un petit nombre de ces moulinets avant que mes propres bras commençassent à s’engourdir sous leurs impacts. Quant aux bras de Pugh, ils étaient aussi peu sensibles que des jambons salés, ce dont il tirait avantage : il a percé deux fois ma garde et fini par m’assener un coup si violent que ma tête s’est emplie de feux d’artifice et que j’ai perdu tout contrôle sur mes jambes.
Avant que je puisse retrouver mes sens, la victoire a été attribuée à M. Pugh, qui a dansé en cercles tout en agitant son chapeau et en poussant des hululements de singe pour signifier son triomphe.
Sam et Julian m’ont aidé à m’installer sur une balle de foin à l’arrière, où Sam a nettoyé mon visage ensanglanté à l’aide d’un mouchoir.
« J’ai baissé ma garde, ai-je dit d’une voix pâteuse. Je suis désolé de vous avoir infligé ce spectacle.
— Bien au contraire, a répondu Sam. Que tu le saches ou non, tu as fait exactement ce qu’il fallait. En ce qui concerne ces gens, ton arrogance a été mise définitivement K.-O… tu ne vaux ni plus ni moins que n’importe lequel d’entre eux, à présent. »
C’était toutefois une consolation bien amère, dont je n’ai tiré que peu de réconfort tandis que la bruyante soirée poursuivait son cours.
Les festivités ont enfin stoppé, une fois que les fêtards ont commencé à accuser les effets de l’alcool et à s’effondrer puis s’endormir sous l’œil indifférent des agents de voyage. J’ai enfin pu trouver le sommeil, dont mes blessures, sous l’effet de l’air glacé qui s’infiltrait en gémissant par les fentes du wagon, m’ont cependant tiré de temps en temps.
Il y a quelque chose de troublant et de lugubre à s’éveiller au milieu de la nuit dans un train en mouvement. Les roues cliquetaient à un rythme osseux, la locomotive grommelait au loin comme un Léviathan et son sifflet lâchait de temps en temps un cri si solitaire qu’il semblait s’exprimer au nom de toute la vaste nuit sans lune.
Cette monotonie sonore a cependant connu une exception, à laquelle j’aurais dû davantage prêter attention. Je rêvais de manière décousue à Williams Ford, à Flaxie en train de jouer près du cours d’eau par un après-midi d’été, quand j’ai senti le wagon fantôme s’arrêter avec quelques à-coups.
Ont alors suivi un bruit métallique, un grondement, un silence, puis d’autres bruits métalliques, et le train est reparti. Je me suis demandé si je devais réveiller Sam, qui ronflait non loin de moi, pour lui faire part de ces événements. Mais je craignais de sembler naïf. Sam avait déjà souvent pris le train, c’était sans doute un autre ravitaillement en charbon ou un arrêt dans une gare de triage à l’intersection avec une ligne secondaire. Les agents de voyage pelotonnés dans la lueur du poêle ne semblaient pas inquiets, aussi ai-je cessé d’y penser.
Le lendemain s’est déroulé comme la veille, même si les hommes se montraient renfrognés après leurs excès nocturnes et si l’odeur nauséeuse qui flottait autour du trou d’aisances s’immisçait dans les appétits de chacun.
Je souffrais encore de la bagarre de la veille. J’ai passé la matinée seul, juché sur une balle de foin, à rédiger une lettre à mes parents avec une écriture puérile due aux secousses du wagon.
J’y ai travaillé sans interruption jusqu’à ce que Lymon Pugh vînt se planter devant moi, ses jambes comme des arbres dans la paille éparse. Cela ne m’a pas plu de le voir là – je redoutais un nouvel affrontement –, mais il s’est contenté de demander : « Qu’est-ce que tu fais ?
— J’écris une lettre. »
Il a soulevé son chapeau pour lisser le turbulent nœud de cheveux bruns ainsi mis à découvert. « Eh bien ça. Une lettre. »
Ce n’était pas vraiment une conversation, aussi me suis-je remis à ma correspondance.
Lymon Pugh s’est éclairci la gorge. « Écoute… tu retires ce que t’as dit hier soir ? »
Peu désireux de déclencher une nouvelle rixe, j’ai pesé ma réponse avec soin. « Je ne voulais pas t’insulter.
— Sauf que tu m’as traité de voleur.
— Non… Tu m’as compris de travers. Je voulais juste expliquer mon abstinence. Le “voleur”, c’est l’alcool, tu vois ? Je n’en bois pas parce que ça me prive de ma sensibilité.
— Ta sensibilité !
— Ma capacité de raisonnement. Ça me rend ivre, autrement dit.
— C’est tout ce que t’essayais de dire… que l’alcool te saoule ?
— Exactement. »
Il m’a regardé d’un air méprisant. « Évidemment que ça saoule, l’alcool ! Je le sais depuis tout petit. T’as pas besoin de me le dire, encore moins d’en faire une énigme. Comment tu t’appelles ?
— Adam Hazzard.
— Lymon Pugh. » Il a tendu sa grosse main balafrée, que j’ai serrée avec prudence. « D’où tu viens, Adam Hazzard ?
— D’Athabaska.
— Moi, des Cascades. » C’était un véritable habitant de l’Ouest : on ne peut poursuivre davantage vers l’ouest que les Cascades sans se mouiller les pieds dans l’océan. « Comment t’appelles ce chapeau que tu portes ?
— Un pakol. » (Un pakol, pour les lecteurs qui n’en ont jamais vu, est constitué d’un disque de laine ou de chanvre renforcé relié à un tube de la même matière. On roule ce tube sur lui-même pour former un bord, que des brides maintiennent en place.)
« C’est un drôle de chapeau », a-t-il estimé alors qu’il ne pouvait pas vraiment se vanter du sien : on aurait dit un bonnet de marin mangé aux mites. « J’imagine qu’il te tient chaud ?
— Plutôt. Comment tu t’es retrouvé avec toutes ces cicatrices sur les bras ?
— J’étais désosseur », a-t-il répondu avant d’expliquer en voyant que je ne comprenais pas : « dans un abattoir de la vallée… La vallée de la Willamette. Je désossais des bœufs. C’était mon boulot… t’as jamais travaillé dans un abattoir ?
— Non, bizarrement, j’ai raté cette chance.
— Les bœufs arrivent les uns derrière les autres suspendus à des crochets, et le désosseur prélève le muscle sur l’os. Il faut travailler vite et de près, parce que t’as une dizaine d’autres types tout autour qui font comme toi et le contremaître ne supporte aucun relâchement. Mais il fait chaud, dans la salle à désosser, il y a de la buée quand le temps est humide et le sang rend ta prise moins sûre, donc tôt ou tard, le couteau va où il faut pas. Personne ne dure longtemps, dans ce métier. On s’empoisonne le sang, ou bien on s’entaille tellement qu’on n’arrive plus à tenir le manche. »
À Williams Ford, il était arrivé à Ben Kreel de nous faire un cours sur les maux du Travail Salarié, à opposer au système du Bail et du Contrat Personnel. Il aurait pu citer en exemple ce que venait de me raconter Lymon Pugh, s’il s’était un jour aventuré près d’un abattoir de la vallée de la Willamette. « J’imagine que c’est pour ça que t’es parti ?
— Oui, mais ça me fait de la peine.
— Le travail, ou de l’avoir quitté ?
— Là-bas, je faisais vivre ma mère. Je serais peut-être resté, mais j’ai entendu dire que l’industrie de la viande commençait à se développer à toute vitesse dans l’Est. Mon idée était d’avoir un meilleur salaire et d’en envoyer une partie à la maison.
— Voilà qui me semble plutôt sensé, même si tu peux te trancher aussi vite les doigts à New York que dans les Cascades.
— Avec de la chance, je décrocherai peut-être un meilleur travail que le désossage. La mise en conserves, par exemple, ou même la surveillance. Mais il a fallu que je parte vite, c’est ça qui m’énerve. Je me suis disputé avec mon chef d’équipe, il s’est retrouvé avec une côte cassée et il m’aurait fait arrêter si je ne lui avais pas retourné les poches pour me payer un billet de train vers l’est. Je n’ai pas eu le temps d’en parler à ma mère… pour ce que j’en sais, elle doit me croire mort. » Il a remué les pieds. « Bon, j’imagine que je devrais lui écrire une lettre.
— Oui, en effet… C’est exactement ce que tu devrais faire.
— Sauf que je sais pas écrire. »
Je lui ai assuré que son cas n’avait rien d’inhabituel et qu’il ne fallait pas avoir honte, mais cela ne l’a pas consolé. Il a remué les pieds à nouveau. « À moins que je trouve quelqu’un pour l’écrire à ma place. »
Je comprenais à présent pourquoi il était venu me voir, et sa requête me semblait plutôt raisonnable… cela valait mieux que de risquer une autre querelle, en tout cas. Je lui ai donc proposé de l’écrire sous sa dictée, et Lymon Pugh a souri jusqu’aux oreilles avant de tenir à me serrer à nouveau la main… une habitude qu’il devrait essayer de perdre, lui ai-je dit, car sa poigne me broyait presque les doigts et j’avais ensuite du mal à prendre le crayon.
L’obligation de mettre véritablement de l’ordre dans ses pensées s’est alors imposée à lui et pendant quelques minutes, il a lourdement marché de long en large en marmonnant tout seul.
« Dis juste ce que tu lui dirais si elle était là devant toi, ai-je suggéré.
— Ça m’avance pas… si elle était là, je n’aurais pas besoin de lui écrire.
— Eh bien, commence de la manière que tu veux, alors. Chère mère, par exemple. »
L’idée lui a plu, il a répété la phrase à plusieurs reprises, j’ai ostensiblement couché les mots sur une nouvelle page de mon carnet et il a regardé d’un air admiratif les signes que j’avais tracés. Puis il a froncé les sourcils à nouveau. « Non, ça n’ira pas. Une lettre, ça marchera pas. Ma mère ne sait pas lire, pas plus que moi.
— Eh bien, dans ce cas… tu connais peut-être quelqu’un qui sait lire ? Un cousin, un ami de la famille ?
— Non. Sauf le type qui tient le magasin de la compagnie. Lui, il sait lire… je l’ai vu inscrire des lettres sur des panneaux… et il s’est toujours montré plutôt gentil quand on entrait.
— Il a un nom ?
— M. Harking.
— Alors nous allons lui demander de porter le message à ta mère pour toi. Je vais barrer Chère mère et écrire Cher M. Harking…
— Pas question ! s’est exclamé Lymon Pugh.
— Pourquoi ?
— Ça serait impoli, et peut-être pire ! Je l’ai jamais appelé cher de ma vie, j’ai pas l’intention de commencer maintenant !
— C’est juste une formule.
— Appelle ça comme tu veux… on fait peut-être ça en Athabaska, mais dans la vallée, on appelle pas cher l’épicier… c’est pas convenable !
— Écoute, on ne s’y prend pas comme il faut. Si tu réfléchissais à ce que tu veux que M. Harking dise à ta mère pour toi ? Laisse la nuit te porter conseil, et on s’en occupera demain matin. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ça me plaît pas de remettre à plus tard, mais bon… On dirait que le train s’arrête, de toute manière. On est déjà arrivés à New York, tu crois, ou c’est juste un autre point d’eau ? »
En fin de compte, ce n’était ni l’un ni l’autre. Les agents de voyage se sont dressés brusquement en levant leurs fusils. Ils ont réveillé le train à grands cris et une fois tous les passagers debout, les paupières battantes, l’agent de voyage le plus proche a lancé : « Vous deux ! Ouvrez la portière. »
Lymon Pugh et moi avons déverrouillé et fait coulisser la longue porte. Ce que nous avons vu dehors n’était pas un dépôt de charbon, mais une foule de soldats en uniforme, avec à l’arrière-plan un océan de tentes ainsi qu’un espace dégagé où des hommes marchaient sur commande au pas cadencé.
« Un camp militaire ! » s’est exclamé Lymon Pugh.
L’agent de voyage nous a ordonné de descendre du wagon fantôme et les autres passagers nous ont suivis. J’ai patienté au soleil dans le grouillement de la foule le temps de pouvoir me faufiler près de Sam et de Julian.
« On s’est fait capturer ? ai-je chuchoté.
— Non, juste vendre, a répondu Sam écœuré. Le Cartel a pris notre argent et nous a vendus aux recruteurs, ce qui lui a permis de faire coup double. J’aurais dû me douter de quelque chose quand le vendeur de billets à Bad Jump a absolument tenu à savoir quel âge vous aviez. J’ai été idiot, a-t-il conclu d’un ton amer, et nous voilà dans l’infanterie, du moins nous n’allons pas tarder à y être, et on nous enverra au Labrador l’été venu. »
J’ai voulu lui poser des questions plus précises, mais un homme aux galons de sergent nous a mis en colonne par deux et fait marcher au pas jusqu’à l’épouillage.