ACTE TROIS Événements patriotiques ou autres Culminant le jour de la fête de l’Indépendance 2174

Garde allumés tes paisibles feux de veille,

À toutes tes portes se tiennent des anges

Qui lavent tes maisons de la discorde

Comme les océans baignent tes rives.

« Hymne pour l’Amérique »

1

On s’est empressé de me présenter à la mère de Julian comme un ami de l’armée, accompagné de son épouse Calyxa, puis nous nous sommes retirés (sur l’insistance de Mme Comstock) dans une somptueuse calèche assez vaste pour nous accueillir tous les cinq. Un attelage de beaux chevaux blancs nous a éloignés du bruit et de la confusion de la gare.

Les garnitures du véhicule étaient luxueuses, la ville au-dehors stupéfiante… mais je m’en apercevais à peine. J’étais en réalité complètement abasourdi. Je ne comprenais pas encore tout à fait par quel mécanisme ce fâcheux accueil avait pu se mettre en place, mais j’étais déjà persuadé d’avoir bouleversé les plans, peut-être même précipité la perte, de mon ami Julian.

La tournure prise par les événements rendait Calyxa encore plus perplexe, qui n’avait jamais connu pareille situation et ne lui trouvait donc aucune explication. Le silence aurait régné dans la voiture, chacun ruminant ses propres peurs et pensées, sans les demandes périodiques de Calyxa d’« être mise au courant de la plaisanterie ».

« J’aimerais pouvoir vous être aimable, Mme Hazzard », a dit la mère de Julian, qui avait réussi à mémoriser nos noms malgré les conditions chaotiques dans lesquelles nous lui avions été présentés. « Mais je ne suis pas certaine de comprendre moi-même. »

Mme Comstock se montrait en réalité d’une pondération admirable, à mes yeux. C’était une femme entre deux âges solidement bâtie, aux cheveux blancs bien coiffés. Elle occupait le centre de la banquette, entre Julian qui broyait du noir sur sa gauche et Sam qui semblait pâle et abattu à sa droite (sauf quand il jetait un coup d’œil à Mme Comstock, ce qui lui empourprait aussitôt les joues).

« Excusez-moi, a dit Calyxa, sans doute ma question va-t-elle à l’encontre d’une étiquette quelconque dont on ne m’a rien dit, mais qui êtes-vous au juste ?

— Emily Baynes Comstock, a vaillamment répondu Mme Comstock. La mère de Julian, si vous n’êtes pas déjà arrivée à cette conclusion.

— C’est le nom “Comstock” qui me surprend », a dit Calyxa en me jetant un regard noir.

J’ai aussitôt confessé l’avoir trompée sur la lignée de Julian. Je m’en suis excusé en invoquant toutefois ma promesse à Julian et Sam.

« Je croyais que tu étais un garçon bailleur de l’Ouest, Adam.

— C’est ce que je suis ! Ni plus, ni moins ! Julian Comstock s’est pris d’amitié pour moi quand on l’a envoyé à Williams Ford pour le protéger d’éventuels complots.

— Comstock, a répété Calyxa. Complots. »

Julian est sorti de son inquiétant silence. « C’est vrai, Calyxa, et ce n’est pas de sa faute s’il ne t’en a jamais parlé. J’espérais rester un “Commongold” encore de nombreuses années. Mais ce faux-semblant a volé en éclats. Le Président est en effet mon oncle, et il n’est pas charitablement disposé à mon égard.

— Et maintenant que ton identité a été révélée ?

— New York étant ce qu’elle est, ce qui s’est passé à la gare va rapidement s’ébruiter…

— Si bien que ton oncle va essayer de te tuer ? »

Mme Comstock s’est raidie en entendant ces paroles brutales, mais elles n’ont tiré à Julian qu’un sourire triste. « Je crois.

— Avoir des tueurs dans sa famille, c’est une vraie malédiction, a dit Calyxa qui se considérait experte en la matière. Tu as toute ma compassion, Julian. »


La somptueuse calèche a suivi une rue, que j’apprendrais plus tard être Broadway, avant de tourner dans un quartier chic de très vieilles maisons aux façades en pierre, soit originales, soit bâties à partir d’authentiques restes. J’ai regardé autour de moi tandis que nous descendions de voiture, et tout ce que j’ai vu – une rue bordée d’arbres, des jardins aux fleurs de printemps écloses, des vitres d’une limpidité de pierre précieuse, etc. – exprimait l’Aristocratie et les Propriétés, non pas timidement, mais avec forfanterie. Nous avons monté une volée de marches pour entrer dans la salle de réception d’une grande demeure, où une petite armée de domestiques a accueilli Mme Comstock et regardé son fils bouche bée. Mme Comstock a tapé dans ses mains avant de lancer avec brusquerie : « Nous avons des invités… des chambres pour M. et Mme Hazzard ainsi que pour M. Godwin, s’il vous plaît, et si les appartements de Julian ne sont pas en ordre, il faut les mettre dans un état acceptable. Mais juste pour la nuit. Nous partons demain nous installer à Edenvale. »

En réponse à mon regard interrogateur, Julian m’a expliqué à voix basse qu’il s’agissait d’une Propriété de campagne de la famille, plus haut sur le fleuve Hudson.

Certains des domestiques ont entrepris de souhaiter en personne la bienvenue à Julian. Ils semblaient se souvenir agréablement de lui et son arrivée les stupéfiait, puisque (ai-je appris plus tard) le bruit avait abondamment couru qu’il était mort. Julian a souri en retrouvant ces vieilles connaissances, mais Mme Comstock a renvoyé d’un claquement de mains impatient les domestiques à leurs travaux et nous sommes passés dans un immense salon. Une fille en tablier blanc nous y a apporté des boissons glacées. J’ai supposé banal ce genre d’hospitalité chez les Aristos et essayé de l’accepter comme si j’y étais accoutumé, même si je n’avais jamais vu un tel luxe, y compris dans les demeures des familles Duncan et Crowley à Williams Ford… des retraites rustiques comparées aux excès et fastes de Manhattan, si cette maison en constituait un exemple.

Calyxa accueillait entre-temps tous ces événements avec un scepticisme affreusement visible et regardait la servante comme si elle voulait la convertir au Parmentiérisme, projet dans lequel j’ai espéré qu’elle n’allait pas se lancer.

« Je pense comprendre les grandes lignes de cette infortune », a annoncé Julian tandis que nous nous installions dans les profondeurs de nos sièges au prodigieux rembourrage. « L’histoire de ce qu’il m’est arrivé à la guerre a circulé d’une manière ou d’une autre à New York… mais j’ignore comment cela a pu se produire. »

J’ai grincé des dents, mais sans souffler mot. Je ne pouvais rien dire tant que mes soupçons n’étaient pas confirmés.

« Tu étais dans les journaux, a reconnu Mme Comstock. Sous ton nom d’emprunt.

— Vraiment ? »

Mme Comstock a rappelé la jeune servante. « Barbara, vous n’ignorez pas que j’ai interdit les périodiques de mauvaise qualité chez moi…

— Oh, non, a répondu Barbara.

— Et je sais que cette interdiction n’est pas respectée par l’ensemble du personnel. Soyez gentille, ne niez pas… nous n’avons pas le temps. Descendez voir en cuisine si vous trouvez quelque chose de suffisamment répugnant qui parle de “Julian Commongold”. Vous voyez de quoi je veux parler ?

— Oui ! Le cuisinier nous les lit à voix haute », a reconnu Barbara avant de rougir de son aveu et de quitter la pièce à la hâte.

Elle est revenue avec des Spark vieux d’une semaine et une brochure grossièrement reliée, échantillons de journalisme urbain que nous avons examinés et nous sommes fait passer.

Le Spark contenait « les dernières informations en provenance du front du Saguenay, dont la capture d’un canon chinois ! ». Cela s’est avéré une version abrégée de l’acte de bravoure de Julian à Chicoutimi, signée Theodore Dornwood, « le célèbre correspondant de guerre du Spark dans la campagne du Saguenay ».

Pire encore était la brochure, presque un opuscule, compilation imprimée des reportages de M. Dornwood titrée Les Aventures du capitaine Commongold, jeune héros du Saguenay. Cela se vendait comme des petits pains dans tous les bons kiosques, nous a appris la servante.

Julian et Sam ont expliqué à Mme Comstock que Dornwood était un coquin qui s’était vautré dans la débauche à Montréal pendant toute la campagne du Saguenay et qui avait inventé ces histoires de toutes pièces ou en brodant à partir de rumeurs.

Mais quand j’ai examiné attentivement le recueil, mon humiliation a été complète. J’ai avoué aussitôt… je ne pouvais faire autrement. « C’est la signature de Dornwood, ai-je dit d’une voix hésitante. Mais les mots… eh bien… les mots sont surtout les miens. »


On dit qu’il est agréable, pour un auteur en herbe, de voir son travail imprimé pour la première fois. Mon cas a fait exception à cette règle.

Sur la couverture en papier de la brochure, une gravure représentait « Julian Commongold » (jeune homme à la mâchoire carrée, au regard perçant et à l’uniforme immaculé), assis à califourchon sur le chasse-pierres d’une locomotive hollandaise, en train d’agiter un drapeau américain d’une taille plusieurs fois supérieure à celui dont il s’était servi en réalité, tandis qu’une foule de soldats acclamait la capture d’un soi-disant canon chinois de la taille d’une cheminée d’aciérie. On attendait apparemment des illustrateurs comme des journalistes qu’ils penchassent du côté spectaculaire, et celui-là n’avait pas ménagé ses efforts. Mme Comstock m’a pris la brochure pour la tenir à bout de bras avec une expression dégoûtée.

« As-tu vraiment fait ces choses, Julian ? a-t-elle demandé.

— Une version moins épique, oui. »

Elle s’est tournée vers Sam. « C’est là votre idée de la manière de le protéger ? »

Sam a eu l’air abattu, mais a répondu : « Julian est un jeune homme très indépendant, Emily… Mme Comstock, je veux dire. Et il ne se laisse pas toujours persuader.

— Il aurait pu se faire tuer.

— Ça a failli lui arriver… plusieurs fois. Si vous considérez que j’ai échoué, je peux difficilement vous contredire. » Il a expliqué dans quelles circonstances nous avions quitté Williams Ford et nous étions retrouvés à notre corps défendant enrôlés dans l’armée des Laurentides. « J’ai fait de mon mieux pour assurer sa sécurité, et le voilà sain et sauf devant vous, malgré son imprudence et la mienne… je n’en dis pas davantage.

— Vous pouvez continuer à m’appeler “Emily”, Sam… nous n’avons jamais fait de cérémonies. Je ne suis pas mécontente de vous, juste confuse et surprise. » Elle a ajouté : « Vous vous êtes rasé. Vous aviez une barbe magnifique.

— Je peux m’en faire pousser une tout aussi magnifique… Emily.

— Oui, s’il vous plaît. » Elle est revenue au sujet principal. « Julian, avais-tu besoin de te donner ainsi en spectacle simplement parce que tu te retrouvais dans l’armée ?

— Il m’a semblé, oui. De mon point de vue, je faisais mon devoir.

— Mais avais-tu besoin de te montrer si consciencieux ? Et vous, monsieur Hazzard, vous affirmez avoir écrit les mots publiés par ce Theodore Dornwood ?

— Je n’ai jamais eu l’intention de les publier, ai-je répondu en rougissant jusqu’à la racine des cheveux. Je trouve sans doute ça aussi épouvantable que vous. Dornwood affirmait me donner des leçons d’art littéraire et je lui ai montré ce que j’imaginais être des exercices de narration. Il n’a jamais parlé de les publier, encore moins sous son nom. Je l’aurais interdit, bien entendu.

— Ce qui est bien entendu la raison pour laquelle il n’a pas posé la question. Êtes-vous vraiment si naïf, monsieur Hazzard ? »

Je n’ai pu élaborer de réponse à cette question humiliante, mais j’ai vu Calyxa hocher vigoureusement la tête.

« Tout ça ne poserait aucun problème, a rappelé Sam, si personne n’avait fait le lien entre Commongold et Comstock. Pourquoi étiez-vous à la gare, Emily ?

— Pour rendre service à l’Union des Femmes Patriotes. Nous accueillons souvent les anciens combattants qui se sont distingués sur le champ de bataille. Ce genre de cérémonie améliore le moral des civils et le nom “Comstock” leur confère un certain éclat#. Je n’aurais pas dû réagir de cette manière, mais… eh bien, beaucoup de temps a passé depuis que Julian et vous avez disparu de la Propriété Duncan et Crowley. On laissait entendre que vous pourriez avoir été tués. Je n’ai pas adhéré à cette répugnante idée, mais je n’ai pas pu non plus n’en tenir aucun compte. Quand j’ai revu Julian… eh bien. » Elle s’est essuyé une larme au coin de l’œil.

« C’est tout à fait compréhensible ! s’est exclamé Sam. Ne vous reprochez rien !

— La chance ne nous a pas souri. Cela figurera demain dans tous les journaux vulgaires. Et bien entendu… il va en entendre parler. »

Cet emphatique pronom désignait le Président Deklan Comstock… Deklan le Conquérant, comme on l’appelait aussi. Un silence accablé s’est abattu sur notre petit groupe.

« Au moins, a fini par dire Mme Comstock, nous pouvons nous éloigner du palais exécutif. Edenvale ne nous protégera pas, mais cela ne facilitera pas la tâche à Deklan s’il décide d’un acte irréfléchi. Je ne peux faire davantage. Allons, cessons de broyer du noir. Mon fils est de retour sain et sauf… il faut fêter cela. Monsieur et madame Hazzard, vous joindrez-vous à nous sur notre Propriété pour les prochains jours ? »

La proposition de Mme Comstock m’a mortifié, car je n’avais rien fait pour mériter son hospitalité et tout pour m’attirer son opprobre. J’allais décliner quand Julian a répondu pour moi : « Bien sûr qu’Adam va venir. Nous ne pouvons pas vraiment le lâcher dans les rues de New York. Il se ferait dévorer vivant. »

Mme Comstock a hoché la tête. « Vous vous êtes comporté en ami loyal de mon fils, Adam Hazzard, et il me plairait que vous voyagiez avec nous, surtout si Julian peut dénicher des vêtements plus adaptés pour vous-même et votre ravissante épouse. Considérez cela comme réglé. »

Elle a frappé une nouvelle fois dans ses mains. Une dizaine de domestiques sont apparus comme par magie et la maisonnée est devenue un tourbillon de préparatifs pour le départ à la campagne.


Calyxa et moi avons passé une nuit dans l’une des chambres d’amis de la maison en grès brun des Comstock… une pièce de sybarite comme je n’en avais jamais habité, équipée d’un matelas si somptueux et si duveteux que s’allonger dessus revenait à s’allonger dedans. Cela aurait pu fournir des occasions uniques d’intimité maritale[49], sans les mouvements des domestiques dans le couloir et les pièces voisines qui empêchaient Calyxa de se sentir seule avec moi.

Elle a remarqué que la chambre, comme les autres pièces que nous avions vues, contenait une photographie sous cadre du père de Julian, Bryce Comstock, dans son uniforme sur mesure de général de division. « Il ne ressemble pas beaucoup au Président en titre, a-t-elle fait observer, du moins à son visage sur les pièces. »

La ressemblance existait pourtant, mais uniquement au niveau structurel : les hautes pommettes, les lèvres fines. Dans ce qui animait un visage – c’est-à-dire le spectre des émotions humaines, qui apparaît même sur une photographie –, Bryce se situait à l’opposé de Deklan. Il y avait d’ailleurs beaucoup de Julian en lui : le même regard brillant, la même facilité à sourire. « C’était le meilleur des deux frères, ai-je dit à Calyxa. D’un authentique courage et sans propension à assassiner quelqu’un de temps en temps. C’était un héros de la guerre Isthmique, avant que Deklan le fasse pendre.

— L’héroïsme est une profession dangereuse », a fort justement fait remarquer Calyxa.


J’ai eu une nuit agitée et me suis réveillé au moment de la matinée où le reste de la maisonnée commençait à s’activer. Les étoiles venaient de disparaître et il faisait frais quand nous nous sommes réunis avec nos bagages dans une autre des calèches de grande capacité que possédait Mme Comstock. Nous sommes partis pour les quais avec une suite de domestiques.

Manhattan par une aube de printemps ! J’aurais été béat d’admiration, sans les dangers qui nous menaçaient. Je ne mettrai pas la patience du lecteur à l’épreuve en m’attardant sur toutes les merveilles qui me sont passées devant les yeux ce matin-là, mais il y avait des bâtiments de brique de quatre et cinq étages, peints de couleurs criardes… d’une hauteur stupéfiante, pourtant éclipsée par les squelettiques tours d’acier qui avaient fait la renommée de la ville, certaines penchées comme des géants éméchés là où l’eau avait sapé leurs fondations. Il y avait sur de larges canaux des chalands de marchandises et des barges de déchets halées par des attelages de solides chevaux. Il y avait de splendides avenues où des Aristos fortunés et des salariés en haillons se pressaient sur les trottoirs en bois, près de ruelles fétides jonchées d’ordures et dans lesquelles gisait parfois un cadavre animal. Il y avait, mêlées les unes aux autres, les odeurs fortes de friture, de poisson en décomposition et d’égouts ouverts, le tout enveloppé d’un voile de fumée de charbon rosi par le soleil levant. En approchant des docks, j’ai vu osciller sur le ciel les mâts et les cheminées de goélettes et de vapeurs. Notre groupe a longé un quai jusqu’à l’un d’eux, le Sylvania, qui appartenait à Mme Comstock. C’était un petit bateau à l’apparence soignée, impeccablement blanchi à la chaux et avec des dorures par endroits, dont le capitaine et l’équipage avaient déjà fait monter la pression de la chaudière et n’attendaient plus que nous pour appareiller.

Avant de monter à bord, Mme Comstock a envoyé un garçon des quais se procurer des exemplaires du Spark du matin. Le gamin est revenu avec un ballot de ces journaux, et aussitôt après avoir déposé nos possessions dans les cabines qu’on nous avait attribuées, nous nous sommes rassemblés à l’avant pour les examiner.

Nos pires craintes n’ont pas tardé à être confirmées. La une annonçait en gros titre :


COMMONGOLD EST UN COMSTOCK !

L’héroïque jeune capitaine est en fait le neveu du Président.


Ce n’était pas la signature de Theodore Dornwood, cette fois, mais ses Aventures du capitaine Commongold se trouvaient mentionnées à plusieurs reprises et allaient sans doute doubler leur chiffre de ventes grâce à ces nouvelles. L’article lui-même racontait de manière raisonnablement fidèle, sans trop d’enjolivements apocryphes, l’arrivée de Julian à Manhattan et l’accueil chaleureux de sa mère. Le plus déconcertant était une brève note qui précisait en fin d’article que le palais exécutif, pourtant contacté à ce sujet, « n’avait pas encore publié de communiqué officiel ».

Julian, Sam et Mme Comstock ont commencé à discuter des possibles ramifications de toute l’histoire tandis que Calyxa et moi allions sur le pont essayer d’oublier notre cafard en regardant défiler New York. Manhattan avec ses tours squelettiques et son affairement perpétuel était déjà passé derrière nous, mais chacune des rives gardait quelques signes du travail des Profanes de l’Ancien Temps : des ruines à perte de vue, rappel que des êtres humains avaient grouillé là en nombre inconcevable durant l’Efflorescence du Pétrole. Ce qu’ils avaient laissé derrière eux était au fond un monumental Dépotoir, si vaste que malgré un siècle de fouilles dans ces ruines seuls les gisements les plus accessibles de cuivre, d’acier et d’antiquités avaient pu être récupérés. Ce travail semblait se poursuivre sur la rive du New Jersey, où des usines de relaminage et des fonderies lâchaient une fumée noire dans l’atmosphère. Nous sommes passés sous deux énormes ponts – l’un à moitié effondré et envahi par les herbes, l’autre toujours en réparation et encombré de circulation industrielle – tandis que le fleuve lui-même abondait en barges, en vapeurs et en ces petits bateaux au gréement bizarre tant appréciés par les nombreux immigrants égyptiens, qui les appelaient dahabis.

Sur le conseil de Mme Comstock, Calyxa avait revêtu le corsage et la jupe d’une Aristo modeste. Elle portait ces vêtements à contrecœur, mais ils lui allaient bien, même si elle tirait sur la ceinture qui lui sanglait la taille comme s’il s’agissait d’un instrument de torture médiéval. « Ce n’est pas tout à fait de cette manière que je m’attendais à passer ma lune de miel », a-t-elle fait remarquer.

J’ai commencé à m’excuser, mais elle m’a arrêté d’un geste. « Tout ça est très intéressant, Adam, bien qu’un peu terrifiant. Julian court vraiment un danger mortel ?

— C’est presque certain. Deklan le Conquérant a tué son père pour le punir d’avoir atteint exactement le même genre de notoriété auquel vient d’accéder Julian. Il y a des limites à ce que même un président peut faire, bien entendu… les forces opposées de l’armée et du Dominion sont des contraintes concrètes, d’après Sam… mais Deklan est retors et peut attendre qu’un plan lui vienne à l’esprit.

— Pouvons-nous faire quelque chose pour l’aider ?

— D’un point de vue stratégique, non… mieux vaut laisser ça aux Aristos, qui comprennent comment fonctionnent ces choses. Sur le plan pratique, Julian sait pouvoir compter sur nous.

— Bien entendu, tout est surtout de la faute de ce Theodore Dornwood.

— S’il y a une justice en ce monde, il paiera pour ses vols et ses mensonges.

— Mais y en a-t-il une ? De justice, je veux dire ? »

J’ai pris cela pour une question pragmatique plutôt que philosophique. « Il y en aura une, si j’ai mon mot à dire sur la question.

— Tu veux dire que tu as l’intention de le punir toi-même ?

— Oui », ai-je assuré, et très sincèrement, même si je n’y avais pas beaucoup réfléchi. Peut-être ne pouvait-on traduire en justice Deklan le Conquérant, sauf au Jugement Dernier, mais Theodore Dornwood n’était pas un Aristo et il ne vivait pas à l’abri des murs d’enceinte d’un palais, si bien qu’il ne m’était pas forcément impossible de lui arracher un quelconque paiement.

J’ai juré de le faire un jour ou l’autre.

2

« Tout sport ou jeu d’extérieur, pour être un sport, doit répondre à trois caractéristiques essentielles, m’a dit Julian. Il faut qu’il soit difficile, malcommode et légèrement idiot. » Il m’a indiqué tenir de son père cette intéressante maxime.

C’était notre deuxième semaine à Edenvale. Deklan Comstock n’avait réagi ni en actes ni en paroles et, faute de combustible supplémentaire, le déchaînement de la presse avait commencé à diminuer. Peut-être cela a-t-il engendré parmi nous une impression prématurée de sécurité.

Edenvale était assurément une localité rassurante. Je n’avais jamais estivé dans la Propriété de campagne d’un Aristo, à moins de compter le nettoyage des écuries chez Duncan et Crowley. Edenvale m’a scandalisé et charmé par son luxe comme par son indolence. Ses terres n’étaient pas cultivées, mais gardées à l’état sauvage. On entretenait des sentiers pour se promener à pied ou à cheval dans les endroits pittoresques, et l’immense superficie de nature sauvage incitait à la chasse et à l’exploration.

La demeure elle-même était située sur une pelouse impeccablement entretenue bordée de jardins d’agrément. Les jours de beau temps, nous prenions notre petit déjeuner à l’extérieur, où les domestiques nous servaient sur de délicates tables blanchies à la chaux. Quand il pleuvait, Calyxa et moi explorions les pièces de la demeure, qui semblaient en nombre infini, ou bien nous nous installions dans la bibliothèque, garnie de classiques du dix-neuvième siècle et de romans à l’eau de rose approuvés par le Dominion. Le soir, Sam sortait un jeu de cartes et nous nous distrayions en jouant à l’euchre et à la rose rouge jusqu’à l’heure du coucher, sauf quand nous passions dans la salle de musique où Mme Comstock s’exerçait à jouer Los Ojos Criollos au piano[50]. À une époque plus glorieuse, a expliqué Julian, la maison aurait été remplie d’Aristos, propriétaires ou sénateurs en visite, mais la pendaison de Bryce Comstock avait jeté une ombre sur la famille et exclu Mme Comstock du circuit social de l’élite. Ses fréquentations provenaient depuis du milieu du show-business de Manhattan ou des rangs les plus modestes des fortunes en cours de constitution, et Edenvale n’attirait plus comme autrefois la bonne société.

Au bout de deux semaines, ces modestes divertissements ont commencé à perdre de leur charme et Julian m’a proposé de visiter les parties plus sauvages de la Propriété… la Propriété telle qu’il l’avait connue dans son enfance, avant d’être envoyé à Williams Ford. J’ai accepté avec plaisir et nous avons quitté la maison par une matinée fraîche et ensoleillée. Julian a emporté un bagage peu commun : un étroit sac de tapisserie long d’environ trois pieds. Je l’ai interrogé à ce sujet et c’est alors qu’il m’a répété la phrase de son père sur la nature du sport.

« C’est donc une espèce de matériel de sport ?

— Oui, mais je ne t’en dirai pas davantage pour le moment… je crois que tu seras agréablement surpris. »

Nous n’étions guère mieux habillés que lorsque nous partions chasser l’écureuil dans les forêts de Williams Ford, ce qui a été un soulagement pour moi après les effets aristos complexes et contraignants dont on nous avait revêtus et ceints au cours des jours précédents. Une brise retournait les feuilles des ailantes et des bouleaux au pied desquels nous passions, et nous avons eu l’impression d’avoir rajeuni, du moins pendant quelques heures.

À Williams Ford, de telles sorties mettaient toujours Julian d’humeur philosophique. Rien n’avait changé à ce niveau. Nous nous sommes arrêtés dans un bosquet de chênes-lièges pour nous rafraîchir aux gourdes que nous avions emportées. « C’est là que j’ai appris à aimer le passé, Adam…, a dit Julian. Enfant, c’était mon Dépotoir personnel.

— Il y a davantage d’arbres que de trésors, à ce que je vois.

— Ainsi l’a voulu le destin. Mais toute cette forêt a poussé sur des couches de débris des Profanes de l’Ancien Temps. Où que tu creuses, tu déterres toujours un vieux truc, cuiller, bouton ou os. Par là… » Il a désigné un coteau recouvert de mûres et de bouleaux. « … par là, il y a des fondations creusées dans le versant et les restes de maisons effondrées. Tu sais ce que j’y ai trouvé, quand j’étais gamin ?

— Des scarabées ? Des araignées ? Du sumac vénéneux ?

— Oui, tout cela, mais plus important… des livres !

— Tu aimais déjà les livres, non ?

— Avant même de savoir ce qu’ils signifiaient. La plupart de ceux que j’ai trouvés étaient dégoûtants et avaient pris l’eau, mais il restait une page lisible ici ou là. Je n’ai pas simplement lu ces fragments, Adam, je les ai presque appris par cœur. C’était une sensation bizarrement délicieuse rien que de les avoir dans la main… comme si j’avais trouvé le moyen d’écouter une conversation dissipée un siècle plus tôt dans les airs.

— C’était quel genre de livres ? »

Il a haussé les épaules. « Surtout des romans. Des histoires de relations intimes ou de meurtres, des inventions fantasques de voyage dans les étoiles ou dans le temps.

— Rien d’approuvé par le Dominion, bien entendu.

— Non, ce qui constituait la moitié du plaisir. C’était un fruit défendu mais sucré, même quand il dépassait mon entendement. Il me disait que l’histoire enseignée par le Dominion était au mieux partiale. La vérité du Dominion est bâtie sur des fondations fissurées, et au fond de ces fissures gisent des choses très belles et extrêmement intéressantes.

— Et dangereuses », ai-je dit, malgré la curiosité que m’inspiraient ces histoires de voyages dans le temps et autres abominations.

« La vérité est périlleuse, a admis Julian, mais l’ignorance aussi, Adam… Et bien davantage.

— Nous allons donc voir ces ruines ?

— J’ai emporté depuis bien longtemps tout ce qui y avait de la valeur. Non, aujourd’hui, nous allons pêcher. »

Sur ces mots, il m’a conduit un demi-mille plus loin jusqu’à un lac au milieu d’un bosquet d’ailantes et de bouleaux… un ovale bleu plat comme du verre au milieu des bois, ses rives étouffées par le gaillet et la salicaire pourpre. Julian a commencé à défaire son paquet, que je supposais contenir les cannes et bobines nécessaires à la pêche à la mouche. Je me trompais.

Car nous avons péché au cerf-volant.

Les cerfs-volants – il y en avait deux – étaient d’un modèle que je n’avais encore jamais vu : un coin de soie avec des « ailes » courtaudes et un orifice dans le quadrant inférieur, soutenu par trois lattes souples parallèles. Cela formait un dispositif non pas rigide, mais ce que Julian a appelé un « paraplane ». Lancé dans le vent, il se déployait comme une voile et restait très stable en l’air, sans plonger et remonter à la manière des grossiers cerfs-volants que j’avais fabriqués dans mon enfance, ni voler sur le dos ou s’écraser sans avertissement sur le sol. Julian a lancé le sien en premier, pour me montrer comment faire, même si cela n’avait rien de compliqué. Livré à lui-même, l’engin était si stable qu’il restait au même endroit du ciel, comme collé là par la légère brise. En tirant sur la ficelle ou en actionnant l’enrouleur, Julian pouvait faire aller à sa guise le cerf-volant plus haut, plus bas, plus à gauche ou plus à droite.

L’histoire ne s’arrête cependant pas là. Chacun des cerfs-volants emportait, au bout d’une seconde ficelle reliée à la bride, un bouchon de liège muni d’un hameçon sur lequel on avait fixé une mouche. D’où la « pêche au cerf-volant ». L’engin emportait l’appât plus loin du rivage que n’aurait été capable de le lancer le plus doué des pêcheurs à la mouche, dans des eaux profondes et tranquilles où le poisson abondait.

J’ai dit à Julian trouver l’invention ingénieuse, mais n’être pas tout à fait certain que cette originalité persuaderait les poissons de quitter leur domicile aquatique pour effectuer le voyage jusqu’à la poêle à frire. Il a hoché la tête en souriant. « Tu as raison, bien entendu. Comme il se doit. Tu te souviens de la maxime de mon père ? Un sport, un vrai, doit être difficile, malcommode et un peu idiot.

— J’imagine que ce qu’on fait remplit ces trois critères, alors.

— Mais tu t’amuses, non ? » Il s’est étendu sur la rive moussue en s’adossant à un tronc d’arbre, l’enrouleur du cerf-volant dans son giron. Des nuées de moucherons tournaient paresseusement au-dessus du lac ensoleillé et une tortue se chauffait sur un rocher non loin de nous. « Ce qui est tout le but d’un sport.

— Ces cerfs-volants sortent de l’ordinaire. Où as-tu appris à les fabriquer ?

— Dans un très vieux livre… où d’autre ?

— Les Profanes de l’Ancien Temps se souciaient vraiment de choses aussi triviales que des cerfs-volants ?

— Si étonnant que cela puisse paraître, Adam, ils ne passaient pas tout leur temps à forniquer hors des liens du mariage, à tourmenter les croyants, à épouser des individus du même sexe qu’eux ou à épouvanter les écoliers avec la théorie de l’Évolution. Ils avaient leurs divertissements innocents, comme nous. »

Autrement dit, c’était des gens aussi humains que Julian et moi… vérité banale, mais qu’on oubliait trop facilement. « Ils semblent avoir été très puissants, et très habiles avec les cerfs-volants, les moteurs et ce genre de choses. Je suis surpris qu’ils aient si rapidement décliné pendant la Fausse Affliction.

— Ce qu’on appelle la Fausse Affliction – et quelle impudence de la part du Dominion, de donner à une catastrophe un nom tiré de leur mauvaise interprétation de celle-ci ! – ne consiste pas en un seul, mais en plusieurs événements. La Fin du Pétrole, ou plus précisément la fin du pétrole bon marché, a handicapé le régime économique déséquilibré des Profanes. Mais il y a eu des crises du même genre avec l’eau et les terres arables. Les guerres pour les ressources de première nécessité se sont développées, tandis que l’agriculture mécanique devenait plus coûteuse et finalement difficile à pratiquer. La faim a pesé jusqu’au point de rupture sur les économies nationales, les maladies et épidémies ont renversé toutes les barrières hygiéniques érigées par les Anciens pour les arrêter. Les grandes villes, incapables de subvenir aux besoins de leurs propres populations, ont été envahies par des paysans affamés puis pillées par des foules furieuses. Avec la Chute des Villes est venue l’instauration des premières Propriétés rurales et la vente sous contrat des hommes valides. Le tout compliqué par l’Épidémie d’Infertilité qui a si drastiquement réduit la population mondiale et dont nous commençons tout juste à nous remettre.

— Ainsi les Anciens furent-ils punis pour leur arrogance. Je sais… j’ai lu les histoires, Julian : c’est un vieux sermon.

— Punis pour le crime d’avoir essayé d’atteindre la prospérité. Pour celui de liberté de curiosité intellectuelle. C’est du moins ce que voudrait nous faire croire le Dominion.

— Les histoires du Dominion exagèrent peut-être, mais les Profanes de l’Ancien Temps ne pouvaient être complètement innocents.

— Bien sûr que non. Personne ne l’est. Ils subissaient un système économique qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à une version complexe de la Chope Porte-Bonheur du soldat Langers. Ils étaient harcelés par d’avides Aristocrates, de belliqueux Dictateurs et d’ignorants Zélotes… exactement comme nous, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.

— Mais ne faisons-nous pas nous-mêmes des progrès ? Nos villes sont plus grandes et plus affairées que jamais depuis l’Efflorescence du Pétrole.

— Oui, et peut-être cela signifie-t-il que nous nous trouvons au début d’un changement dans nos dispositions traditionnelles. Les ouvriers sont mécontents… on voit même certains ouvriers sous contrat apprendre à lire et à exprimer leurs doléances. L’emprise du Dominion est toujours puissante dans l’Ouest, mais il a du mal à réprimer les Églises non affiliées dans l’Est. En politique, la présidence est confrontée à un Sénat de plus en plus rétif, peuplé de Propriétaires nouveaux riches qui se méfient de l’ordre ancien ou veulent en accaparer une part plus importante. Placées en théorie sous le contrôle de l’Exécutif, l’armée des Laurentides et celle des Deux Californies agissent comme des pouvoirs indépendants. Et cætera. Tout le système branle sur son axe, Adam. Il suffit d’une petite poussée dans la bonne direction pour qu’il s’effondre.

— Ce serait une bonne chose ?

— Je pense de plus en plus souvent que oui.

— Mais les gens souffriraient. »

Il a écarté l’argument d’un geste. « N’y en a-t-il pas toujours qui souffrent ? La souffrance est inévitable. »

Peut-être, en effet. Sa nonchalance m’a toutefois effrayé. Sam avait un jour accusé Julian de « se comporter comme un Comstock », sans que ce fût un compliment. C’était à présent encore pire, selon moi : Julian avait commencé à penser comme un président.


Nous avons laissé de côté la philosophie politique pour le reste de l’après-midi, nous consacrant exclusivement à la pêche. C’était une journée aussi agréable que la pouvait rendre la vue de deux cerfs-volants en train de flotter au-dessus d’un lac bleu ensoleillé, et si nous n’en avons pas retiré grand-chose – Julian n’a attrapé qu’un seul poisson, moi pas le moindre –, nos échecs ne nous priveraient pas de nourriture. C’était le genre de journée que, garçons, nous aurions appréciée sans réserve. Sauf que nous n’étions plus des garçons et ne pouvions plus entretenir cette agréable illusion. Le soleil a fini par se rapprocher des collines de l’Hudson, l’air s’est calmé, la longue lumière a coloré d’argent les feuilles des bouleaux et nous avons remballé nos cerfs-volants ainsi que notre prise pour regagner la demeure de campagne.

Edenvale était mélancolique, entre chien et loup. Que la maison eût été ou non un Éden par le passé, elle ressemblait davantage à présent à l’Éden après la Chute : inoccupé, peut-être hanté. Je me suis surpris à me demander si Julian avait perturbé les morts avec ses propos inconsidérés et je me suis représenté nos ancêtres indignés sortant, tout chargés d’Électricité et d’Athéisme, de leurs sous-sols mangés aux vers. Malgré l’absurdité de cette idée, cela m’a soulagé de sortir des ombres de la forêt pour fouler la grande pelouse de la Propriété. D’une douceur de beurre, la lumière des lampes filtrait par les fenêtres du Manoir et j’ai été heureux de la voir.

Nous parvenaient aussi, vagues et rassurantes, des notes de musique. Nous sommes entrés sans bruit par-derrière, pour ne pas déranger, avant de remonter à la source du bruit, le salon, dans lequel Mme Comstock jouait au piano les accords familiers de Where the Sauquoit Meets the Mohawk. Sam la regardait comme éperdu d’admiration tandis que Calyxa, ses cheveux torsadés chatoyant dans la lueur des lampes, chantait les mains jointes :


Malgré les années écoulées

Depuis que nous nous sommes mariés

Là où le Sauquoit rejoint la Mohawk

Les champs sont toujours verts

Entre les deux rivières

Là où le Sauquoit rejoint la Mohawk (etc.).


Aussi sentimentale que ne pouvait manquer d’être cette chanson – populaire dans la jeunesse de Mme Comstock –, sa principale qualité en était la mélodie, qui montait et descendait une gamme mineure comme par empathie avec l’espoir humain et la résignation mortelle. Calyxa en semblait consciente, qui donnait à cette mélodie une voix appropriée, transformant la chanson en une complainte douce comme un amour d’été auquel on repense par un crépuscule d’automne. Cela m’a fait penser à la déchéance d’Edenvale et à tout ce qu’avait perdu Mme Comstock depuis la mort de son mari, ainsi qu’à la menace qui pesait sur son fils.

Calyxa a interprété la chanson jusqu’à la fin. Mme Comstock a plaqué les derniers accords du dernier refrain avant d’arrêter de jouer, épuisée… mais à la surprise générale, Calyxa a continué à chanter deux couplets a cappella. Sa belle voix se déployait dans le calme du soir :


Ici une année

Tu m’as embrassée

Deux cœurs battant à l’unisson ;

Pourtant après leur réunion

Les amants peuvent encore souffrir,

L’amour et le temps ne font que passer.

Mais si ton cœur du mien doit s’écarter

Là où le Sauquoit rejoint la Mohawk,

L’océan garde le souvenir

Du Sauquoit mais aussi de la Mohawk


De longues secondes de silence ont suivi la dernière syllabe. Manifestement touchée, Mme Comstock s’est essuyé les yeux. Après avoir repris le contrôle de ses émotions, elle a regardé Calyxa d’un air curieux.

« Ces couplets ne figurent pas sur le feuillet », a-t-elle dit.

La mine embarrassée, Calyxa a hoché la tête. « Non, excusez-moi… je les ai ajoutés, sur une impulsion.

— Les paroles sont de vous ?

— C’est une habitude que j’ai prise en chantant dans les tavernes. On invente un nouveau couplet pour surprendre le public.

— Vous les aviez inventées avant, ou vous venez de le faire ?

— C’était une improvisation, a reconnu Calyxa.

— Quel remarquable talent ! Vous m’impressionnez de plus en plus, Calyxa.

— Vous aussi, madame Comstock », a répondu Calyxa. Elle a bien failli rougir, ce que je l’avais rarement vue faire.

Mme Comstock s’est alors éclairci la gorge. « De toute manière, les hommes sont revenus des bois. Julian, Adam, veuillez vous asseoir. Nous avons reçu du palais exécutif une communication dont il faut que je vous parle. »


Julian a pâli, dans la mesure du possible étant donné sa complexion naturelle. Nous nous sommes assis comme nous l’avait dit Mme Comstock.

« Eh bien ? a demandé Julian. C’est une sentence de mort ou une grâce ? »

Malgré son air sombre, Mme Comstock ne semblait pas inquiète outre mesure. « Peut-être un peu des deux. Nous avons été invités à la célébration de la fête de l’Indépendance dans le domaine palatin. Deklan a envoyé un message dans lequel il affirme vouloir honorer l’héroïsme du “capitaine Commongold”, puisque celui-ci s’avère être son neveu.

— Ma notoriété me protège, a dit Julian avec mépris. Du moins jusqu’au 4 Juillet.

— Je ne pense pas qu’il attentera à ta vie avant, de toute manière, et il peut difficilement t’assassiner au plus fort de la commémoration. Entre-temps, tu devrais publier un communiqué de presse dans lequel tu reconnais ton héritage et attribues le mérite de tes exploits à la lignée Comstock.

— M’abaisser devant ce boucher ? Dois-je profaner la tombe de mon père, tant qu’à faire ? »

Mme Comstock a tressailli. Sam a dit d’un ton sévère : « Ce sont des mesures destinées à protéger ta vie, Julian.

— Pour ce qu’elle vaut…

— Elle est précieuse, a dit Mme Comstock avec aigreur. En tout cas pour moi, Julian, si ce n’est pour toi. »

Julian a accepté la réprimande de sa mère et son expression s’est radoucie. « Très bien. Il reste quelques semaines avant la fête de l’Indépendance, de toute manière. Et si je dois vivre aussi longtemps, je veux le faire comme un être humain et non comme un fugitif.

— Que veux-tu dire ?

— Que demain, je rentre à Manhattan. »

Notre idylle nerveuse était terminée.


Nous avons embarqué le lendemain sur le Sylvania. La tempête survenue au cours de la nuit avait conduit à une matinée fraîche et pluvieuse. J’ai passé un bon moment dans la timonerie du Sylvania à satisfaire ma curiosité pour les principes et les techniques de la navigation d’un vapeur. Je suis ensuite descendu dans la cabine, plus chaude, où Julian était installé avec un livre sur les genoux.

« L’avenir me préoccupe, ai-je lancé.

— Si tant est que nous en ayons un, tu veux dire ?

— Ne plaisante pas, Julian. Je sais ce qui nous menace. Mais je suis marié… j’ai des obligations et il me faut prendre mes propres dispositions. Calyxa et moi ne pouvons profiter éternellement de ton hospitalité. En arrivant à Manhattan, j’ai l’intention de trouver un emploi… n’importe lequel, tant que ce n’est pas dans le conditionnement de la viande[51]… puis de chercher un endroit où nous pourrons vivre, Calyxa et moi.

— Eh bien, voilà qui relève d’une noble intention. Mais tu devrais attendre que la fête de l’Indépendance soit passée, tu ne crois pas ? Vous pouvez sans problème habiter avec nous en attendant. Vous n’êtes pas un fardeau pour la maisonnée, crois-moi.

— Merci, Julian, mais pourquoi attendre ? Je pourrais rater une occasion.

— Ou accepter un engagement qu’il te sera impossible de garder. Adam… peut-être ma mère ne s’est-elle pas montrée assez explicite sur l’invitation de Deklan Comstock. Quand elle a dit que nous étions invités au palais exécutif, le pronom t’incluait.

— Quoi !

— Ainsi que Calyxa. »

Sous le choc, mes genoux ont failli se dérober. « Comment est-ce possible ? Qu’est-ce que me veut le Président ? Et d’ailleurs, comment peut-il savoir quoi que ce soit sur moi ?

— Ses hommes ont sans doute soudoyé ou menacé nos domestiques. Les murs leur sont transparents. Ton nom et celui de Calyxa figuraient en toutes lettres dans l’invitation.

— Julian, je ne suis qu’un garçon bailleur… je ne sais pas comment me comporter face à un président, encore moins à un président assassin !

— Il ne te fera sans doute pas assassiner. Mais il a dû apprendre que tu étais le véritable chroniqueur de mes soi-disant “aventures” et j’imagine qu’il veut jeter un coup d’œil sur toi. Quant à ta conduite… » Il a haussé les épaules. « Sois toi-même. Tu n’as rien à gagner à prendre une pose, et rien à perdre en révélant tes origines. Si le Président veut me tourner en dérision parce que je m’associe avec des garçons bailleurs et des chanteuses de taverne, laisse-le faire. »

Cela ne me réjouissait guère, mais je me suis mordu la lèvre sans répondre.

« En attendant, a dit Julian, je te dois une faveur.

— Sûrement pas.

— Mais si. Quand tu t’es pris d’amitié pour moi à Williams Ford, tu m’as montré tout ce que tu savais de cette Propriété et de la manière d’y chasser.

— Et toi, tu m’as montré Edenvale.

— Edenvale n’est rien. Manhattan, Adam ! Ma ville, c’est Manhattan, et je veux t’en apprendre les dangers comme les plaisirs avant que tu commences ta vie de travailleur. »

Il cherchait peut-être ainsi à nous changer les idées, mais comme notre existence semblait devenue dangereuse, j’étais disposé à me laisser faire. « Je pourrais peut-être apprendre deux ou trois choses sur les manières des Aristos avant qu’on me jette parmi eux dans le palais présidentiel.

— Exactement. Et la première leçon sera de ne pas utiliser le mot “Aristos”.

— Les Aristocrates, alors.

— Non plus. Entre nous, nous sommes “la Communauté eupatridienne”. »

Une étiquette assez longue pour s’étrangler avec, me suis-je dit, mais je me suis consciencieusement entraîné et cela a fini par cesser de me rester coincé dans la gorge.

3

S’il n’est pas versé dans l’histoire récente, le lecteur n’aura peut-être de cesse de découvrir si Julian et moi avons été tués pendant la fête de l’Indépendance. Mon intention n’est pas de différer la réponse à cette importante question, mais les événements du 4 Juillet prendront tout leur sens quand j’aurais décrit ceux qui les ont précédés.

Cela a été une époque d’appréhension pour Calyxa et pour moi-même, même si nous étions jeunes mariés et enclins à croire à notre propre immortalité. Le président Comstock ne s’intéressait pas vraiment à nous, d’après Calyxa, et de toute manière, nous n’étions pas enfermés dans les élégants appartements de l’Aristocratie. Rien ne nous empêchait d’emballer nos affaires et de partir vivre dans l’anonymat à Boston ou Buffalo, hors de portée de n’importe quel Président à l’esprit égaré. J’écrirais (dans ce scénario) des livres sous un nom d’emprunt tandis que Calyxa chanterait dans des cafés respectables. Nous sommes allés jusqu’à nous renseigner sur le prix des billets de train et à étudier les horaires, même si l’idée d’abandonner Julian à son sort m’affligeait.

« C’est son propre destin, a dit Calyxa, il pourrait s’en protéger s’il le voulait. Il s’est déjà enfui… ne peut-il pas recommencer ? Demande-lui de nous accompagner. »

Quand j’ai soumis ce choix à Julian, celui-ci a toutefois secoué la tête. « Non, Adam. Ce n’est plus possible. Je me suis échappé par miracle de Williams Ford, mais ici, la surveillance est beaucoup plus stricte.

— Quelle surveillance ? Je n’en vois pas la moindre. New York est une grande ville… assez grande pour s’y fondre, il me semble.

— Mon oncle a des yeux partout. Je ne peux pas préparer le moindre bagage sans qu’il en entende parler. Cette maison est surveillée, mais très discrètement. Si je sors me promener, les hommes du Président ne sont pas loin derrière. Si j’abuse de la boisson dans une taverne de Broadway, un rapport aboutira sur le bureau de Deklan le Conquérant.

— Calyxa et moi sommes surveillés aussi ?

— Sans doute, mais pas d’aussi près. » Il s’est assuré d’un coup d’œil qu’aucun domestique ne pouvait nous entendre. « Si vous voulez vous enfuir, vous y auriez tout intérêt. Je ne vous en empêcherai pas et ne vous reprocherai rien. Mais il faut le faire sans qu’on vous voie, sinon les hommes du Président vous ramèneront pour vous utiliser contre moi. Pour parler franchement, vu votre peu d’intérêt aux yeux de Deklan, c’est peut-être ici que vous êtes le plus en sécurité. Mais la décision vous appartient, bien entendu. » Il a ajouté : « Je regrette que vous vous retrouviez mêlés à cette histoire, Adam. Cela n’a jamais été mon intention et je ferai tout mon possible pour vous aider. »

Calyxa et moi avons donc continué à étudier les horaires de trains et à dresser de vagues plans, sans aller jusqu’à les mettre en application. Nous avons continué à habiter la maison de grès brun tandis que jours et semaines s’écoulaient. Mme Comstock a poursuivi son travail de bienfaisance et réuni de temps à autre le cercle artistique de Manhattan chez elle, réunions que Julian appréciait énormément. Sam s’est souvent absenté durant cette période : il approfondissait ses contacts aux échelons supérieurs de l’armée… car « Sam Samson », redevenu Sam Godwin, avait retrouvé sa réputation de vétéran de la guerre Isthmique, et j’imaginais qu’il se livrait à sa propre récolte d’informations avec pour objectif de découvrir les intentions ultimes du Président.

Je n’avais rien d’aussi utile à accomplir, mais j’ai passé nombre d’heures agréables avec Calyxa à nous ajuster à notre vie de couple marié. À sa manière, mon épouse n’avait pas moins de penchants que Julian pour la Philosophie et discutait volontiers des failles ou défauts du système de l’Aristocratie, qu’elle désapprouvait. Quand nous nous lassions de ces échanges, nous sortions nous promener en ville. Elle aimait découvrir les magasins et les restaurants sur Broadway ou la Cinquième Avenue, et par beau temps, nous nous aventurions même jusqu’aux grandes enceintes de pierre du domaine du palais présidentiel[52]. D’une hauteur et d’une épaisseur immenses, elles étaient constituées de fragments de granit récupérés dans les ruines de la ville. L’énorme Porte de Broadway, sur la 59e Rue, avec son corps de garde de pierre et d’acier, était une œuvre architecturale presque aussi impressionnante et deux fois plus monolithique que la cathédrale de Montréal dans laquelle j’avais pour la première fois aperçu Calyxa en surplis. Je n’arrivais pas à imaginer ce qui pouvait s’étendre entre ces menaçantes murailles précédées de douves (même si j’étais destiné à le découvrir).

Le mois de juin a été d’une douceur et d’un ensoleillement inhabituels, aussi nous sommes-nous souvent promenés ainsi. Pour rompre la monotonie, nous variions notre itinéraire, et un jour que nous retournions de Broadway par Hudson Street, nous sommes passés devant une librairie de Manhattan. Le soleil qui traversait la vitrine révélait la couverture illustrée d’un livre de M. Charles Curtis Easton… un volume que je n’avais jamais vu, Marins américains sur les océans.

Inutile de dire que je me suis précipité à l’intérieur.

Je n’étais encore jamais entré dans une librairie. Toutes mes lectures avaient été empruntées dans la bibliothèque de la Propriété à Williams Ford, ou (dans le cas d’Histoire de l’Humanité dans l’Espacé) récupérées délabrées dans de vieux Dépotoirs. Je connaissais bien entendu l’existence de tels magasins et savais que Manhattan devait en compter un certain nombre. Je n’avais toutefois jamais rassemblé assez de courage pour en chercher un. Sans doute avais-je imaginé un endroit intimidant, aussi clair, spacieux et pourvu de colonnes en marbre qu’un temple grec. Ce magasin-là n’avait rien d’un établissement sacré. Il s’appelait Grogan’s Books Music and Cheap Publications et n’était ni plus ni moins majestueux que la boutique de chaussures à sa gauche et l’officine de vaccination à sa droite.

Même l’odeur qui régnait à l’intérieur était alléchante, effluves de papier et d’encre. On trouvait en vente nombre et variété d’ouvrages, tous inconnus de ma personne, mais l’instinct m’a guidé jusqu’au rayon où étaient exposés les romans de M. Easton… il y en avait pléthore, neufs et brillants dans leurs couvertures gaufrées pleines de couleur.

« Ferme la bouche, m’a dit Calyxa, tu vas te mettre à baver.

— Ce doit être à peu près tout ce qu’a publié M. Easton !

— J’espère bien. Il semble avoir déjà écrit beaucoup trop de livres. »

J’avais économisé ce qu’il me restait de ma solde de l’armée des Laurentides, en rognant sur chaque dépense – l’espoir de posséder un jour une machine à écrire me trottait toujours dans le crâne –, mais je n’ai pu m’empêcher d’acheter un ou deux volumes[53] des œuvres récentes de M. Easton. Calyxa a feuilleté des partitions tandis que je comptais les dollars Comstock au caissier.

Quand nous sommes ressortis de la librairie, Calyxa s’est attardée quelques instants devant l’officine de vaccination voisine. Malgré tout son mépris pour l’Aristocratie, elle n’était pas invulnérable à certains aspects de la mode de Manhattan. La vitrine de l’officine vantait un tout nouveau sérum contre la Fièvre Jaune, populaire parmi les jeunes citadines élégantes qui arboraient comme des bijoux leurs marques de vaccination. Une seule dose de ce sérum coûtait cependant davantage que douze romans, et Julian nous avait déjà mis en garde contre de telles officines, qui tendaient à répandre les maladies plutôt qu’à les prévenir.

Je ne songeais toutefois qu’à la lecture de ces nouveaux ouvrages de M. Easton. Sur le chemin du retour, j’ai avoué à Calyxa à quel point le travail de M. Easton m’avait inspiré, de quelle manière il m’avait conduit à vouloir devenir écrivain professionnel et combien cette perspective me paraissait désormais lointaine.

« Fadaises, a dit mon épouse. Tu es écrivain professionnel, Adam.

— Pas du tout… je ne suis même pas publié.

— Tu as déjà écrit un opuscule à succès. Les Aventures du capitaine Commongold étaient en vente chez Grogan, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Et il m’a semblé qu’elles se vendaient très bien.

— Cette abomination ! Cet écrit qui a mis en péril la vie de Julian. Et qu’a atrocement mutilé Theodore Dornwood, par-dessus le marché. Il a massacré la moitié de mes virgules et n’a pas placé les autres là où il fallait.

— Ponctuation mise à part, c’est ton travail, d’une qualité assez professionnelle pour qu’un nombre surprenant d’habitants de Manhattan capables de le lire consentent à payer un dollar et cinquante cents pour cela. »

C’était exact, même si je ne l’avais jamais vu sous cet angle. Mon indignation à l’égard de M. Dornwood en a été ravivée. J’ai raccompagné Calyxa jusqu’à la maison de grès brun de Mme Comstock sans un mot de plus sur le sujet, même si, par-devers moi, j’ai résolu d’aller exprimer mes griefs dans les bureaux du Spark.


J’aurais préféré consacrer cette soirée-là à la lecture, car je ne connaissais pas les romans que je venais de me procurer et dont je ne pouvais m’empêcher d’admirer les pages craquantes, les lettres bien nettes et l’élégante ficelle blanche qui assemblait à la perfection les cahiers, mais Julian a tenu à nous emmener voir un film, Calyxa et moi… une invitation à laquelle il était difficile de résister après tout ce que Julian m’avait raconté sur les films quand nous habitions Williams Ford.

Nous avons pris un taxi jusqu’à une salle de spectacle de Broadway dans laquelle Julian nous avait réservé des places et nous sommes mêlés à la foule d’Eupatridiens et d’Eupatridiennes bien mis qui remplissait le foyer. Avant même d’accéder à l’auditorium, il coulait de source que la représentation serait infiniment plus impressionnante que le film de recrutement vu avec Julian dans la Maison du Dominion à Williams Ford. Le Choix d’Eula, qu’on allait nous projeter, était annoncé dans le foyer par de grandes affiches colorées qui représentaient une femme en robe surannée et un homme armé d’un pistolet, avec un cheval et un drapeau américain. Julian a expliqué qu’il s’agissait d’une histoire patriotique à la sortie programmée aux environs de la fête de l’Indépendance. Il nous a dit ne pas en attendre grand-chose en termes de dramaturgie, mais le film avait été produit par une équipe locale connue pour son somptueux travail de caméra et ses généreux effets scéniques. « Ce devrait être un beau spectacle, au moins », a-t-il conclu.

Calyxa ne se sentait pas à son aise au milieu des altiers Eupatridiens et a semblé soulagée quand des placeurs sont apparus pour nous introduire dans l’auditorium, où nous nous sommes installés à nos places. « Tout l’argent qui change de mains ici pourrait nourrir mille orphelins[54], a-t-elle dit.

— Il ne faut pas y penser de cette manière, l’a réprimandée Julian. Avec ce genre de raisonnement, il n’y aurait pas d’art du tout, ni de philosophie ou de livres. C’est un établissement indépendant, pas une institution eupatridienne. Les revenus payent les salaires des acteurs et des chanteurs, qui sans cela souffriraient de la faim.

— Des chanteurs en plus des acteurs ? Dans ce cas, je retire ce que j’ai dit. »

L’ensemble du théâtre était alimenté par une dynamo interne qui vrombissait dans le sous-sol tel un Léviathan en train de ronfler. Les lumières, électriques, ont diminué toutes ensemble tandis que l’orchestre – une fanfare complète, complétée de cordes – attaquait l’ouverture. Le rideau s’est levé, dévoilant un immense Écran blanc et les cabines voilées dans lesquelles les Acteurs-Voix et les Effets Sonores travaillaient. Dès l’obscurité complète, le faisceau d’un projecteur a plaqué un titre sur l’écran :


L’ALLIANCE NEW-YORKAISE DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN

présente

LE CHOIX D’EULA

Une histoire musicale de l’Antiquité


accompagné de l’imprimatur du Dominion.

« Voilà qui promet », a fait remarquer Calyxa, qui avait déjà vu des films à Montréal dans des circonstances moins sophistiquées, mais Julian l’a fait taire et la musique a connu un crescendo puis un diminuendo au moment où le récit commençait.

Je ne décrirai pas ma stupéfaction… le lecteur peut la considérer comme acquise. Je dirai que, pour une fois, la fierté que Julian tirait de la culture de l’Est a semblé justifiée et en tout point excusable. C’est de l’Art, ai-je pensé, et du grand !

L’histoire se déroulait à une époque indéterminée durant la Chute des Villes, avec comme personnages principaux Boone, pasteur aux abois d’une église urbaine, Eula sa fiancée et Foster, un industriel parcimonieux.

Le spectacle se divisait en trois Actes, détaillés dans le Programme distribué par les placeurs. Chaque Acte comptait trois chansons, ou « Arias ».

Il n’y a toutefois eu pour commencer aucun chant… rien que du Spectacle, tandis que le public se voyait proposer des scènes tremblotantes d’une ville des Profanes de l’Ancien Temps au dernier stade de son déclin. Nous avons vu de nombreux immeubles d’une hauteur impossible, ingénieusement construits de papier et de bois, mais à l’air vraiment authentique ; nous avons vu des rues bondées d’Hommes d’Affaires, d’Athées, de Catins et d’Automobiles[55]. Boone et Eula apparurent. Ils travaillaient ensemble dans la petite église de Boone et leur badinage laissait penser qu’ils ne tarderaient pas à échanger leurs vœux, mais ils furent interrompus par une troupe de Policiers Profanes qui fit irruption en accusant Boone d’employer des mots interdits tels que « foi » et « paradis ». Ces brutes conduisirent Boone en prison tandis qu’Eula poussait de pitoyables sanglots. On tramait Boone enchaîné dans la rue quand il entonna la première chanson, qui d’après le programme s’intitulait :


Aria : La main de Dieu, sans douceur


L’acteur filmé était expressif, et sonorisé par un ténor qui insufflait flamme et discipline aux paroles. (La main de Dieu, sans douceur mais juste/Descendra sur les méchants, etc.)

Si, par leur comportement agressif, les Policiers Profanes gagnaient leur place en Enfer, leur ville s’y trouvait déjà à moitié. Nous avons assisté à un montage de grèves, émeutes et incendies, les bâtiments élevés se mettant à brûler comme construits de petit bois. On a ensuite présenté au public Foster, l’industriel, qui s’efforçait de maîtriser dans son aciérie un incendie allumé par des ouvriers indisciplinés, mais devait reculer devant la chaleur et les poutres tombées à terre. Sur ce fond de destruction, Foster essuya son front plein de suie avant de chanter avec résignation l’


Aria : Disparu, tout ce que j’avais construit.


Tout cela était assez triste pour faire fondre le cœur le plus cynique et le plus endurci, mais nous n’avions pas tout vu. Eula réapparut. Elle n’avait quitté la scène de la cruelle arrestation de Boone que pour retrouver la demeure familiale engloutie par les flammes et ses parents en train de pousser des cris depuis une fenêtre à laquelle on ne pouvait leur porter secours. Les flammes les consumèrent. Terrassée par le chagrin, Eula se traîna jusqu’à la prison où elle pensait qu’on avait conduit Boone, mais ce bâtiment-là aussi avait été réduit en cendres.

Plusieurs Eupatridiennes dans le public, émues par cette scène tragique, se sont essuyé les yeux et mouchées d’une manière qui a distrait notre attention de l’excellemment interprétée


Aria : Seule et perdue au milieu des ruines


d’Eula, qui a conclu le premier acte.

Les lumières se sont rallumées pour un entracte. Nombre des Eupatridiens ont aussitôt gagné le foyer, mais Calyxa, Julian et moi, jeunes gens à la vessie fiable, sommes restés à nos places. Des images du film me flottaient encore dans l’esprit et j’ai commencé à réfléchir aux merveilles perdues des Profanes de l’Ancien Temps. J’ai demandé à Julian : « Les Profanes de l’Ancien Temps ont fait des films, non ? Il me semble que tu me l’as dit.

— Trop nombreux pour les compter, même si aucun ne nous est parvenu, à moins qu’ils aient été mis sous clé dans les archives du Dominion. » Le Comité Culturel du Dominion, a-t-il expliqué, disposait à New York d’un grand bâtiment de pierre dans lequel il conservait des textes, documents ou autres articles anciens trop blasphématoires pour le public. Personne d’extérieur au clergé autorisé ne savait quels trésors il renfermait.

« Et c’était des films en couleur avec un son enregistré ?

— Exactement.

— Alors pourquoi on ne peut pas en avoir, nous ? Ou du moins en avoir davantage tels que nous les faisons ? Je ne comprends pas, Julian. Les technologies les plus simples du passé n’ont rien de mystérieux pour nous. On n’a peut-être pas beaucoup de pétrole, mais on peut obtenir le même effet en brûlant du charbon.

— Nous pourrions faire des films avec du son enregistré, mais les ressources n’ont pas été allouées de cette manière. Même chose pour cette machine à écrire avec laquelle Theodore Dornwood t’a convaincu de lui fournir tes services. Nous pourrions construire une machine à écrire pour chaque être humain de Manhattan, si nous le voulions, mais ce serait une dépense inconsidérée de fer, de caoutchouc ou de je ne sais quelle matière dont sont faites les machines à écrire… le Sénat attribue ces matières aux fabricants eupatridiens, qui à leur tour fournissent les militaires en armes et autres nécessités. »

Je n’y avais pas pensé en ces termes. J’ai supposé qu’on pouvait considérer chaque Balayeuse de Tranchées au Labrador comme une machine à écrire non construite ou un film non produit. Marché douloureux, mais quel patriote aurait pu ne pas l’approuver ?

« Un artiste, a poursuivi Julian, un petit fabricant ou un petit commerçant doit se débrouiller soit avec les ressources qui lui parviennent comme excédent des plus gros qu’eux, soit avec des restes récupérés dans un Dépotoir local. Ce qui est bien entendu d’une justice discutable. » Il s’est tourné vers Calyxa. « Qu’est-ce que tu penses du film, jusqu’ici ?

— En tant que spectacle dramatique ? » Elle a roulé les yeux de mépris. « Et les chansons… excuse-moi, les arias… sont simplettes. La chanteuse a du talent, par contre. Sa voix est un peu plate dans les registres aigus, mais vigoureuse et éloquente, dans l’ensemble. »

J’ai poliment exprimé mon désaccord quant à la qualité dramatique, mais son opinion sur la musique équivalait à de grandes louanges, car même dans ses meilleurs moments, Calyxa n’accordait son approbation qu’à contrecœur.

Le public est revenu dans l’auditorium et les lumières se sont éteintes pour le deuxième acte. Le film a repris avec un autre Spectacle : des centaines d’hommes et de femmes en haillons fuyant la Chute des Villes, sur un fond sonore constitué d’un mélancolique panégyrique à la trompette et du rythme de pieds en train d’avancer lourdement. Parmi ces personnes figurait le pasteur condamné Boone, qui avait échappé aux flammes (ce qu’Eula ignorait). Au cours d’une scène touchante, il rencontrait par hasard les brutaux Policiers Profanes responsables de son arrestation, qui mouraient à présent de faim et souffraient de leurs brûlures. Malgré les péchés qu’ils avaient commis à son égard, il les aidait à renoncer à leur apostasie et les conduisait à la rédemption au moment de leur trépas. En se relevant de cette tâche sacrée, Boone aux joues striées de larmes aperçut au loin une Bannière de la Croix parmi les réfugiés en mouvement. Il reconnut en celle-ci un symbole du tout nouveau Dominion de Jésus-Christ sur Terre… une union de toutes les Églises Persécutées, événement qu’il salua par son


Aria : Au milieu du désert, un drapeau.


Eula, sans que Boone n’en sût rien, faisait partie de cette foule de citadins vagabonds. Lorsque la faim menaça de la terrasser, elle fut obligée de mendier l’aide de Foster, l’ancien industriel. Celui-ci, qui voyageait en chariot, expliqua vouloir se rendre dans une plantation rurale qu’il possédait. Il se comporta avec Eula d’une manière impeccablement aimable et chaste, et malgré l’amour qu’elle portait encore à Boone, croyant le pasteur mort dans l’incendie, elle accepta les cadeaux de Foster d’un cœur relativement libre. La plaintive chanson de deuxième acte d’Eula, accompagnée au piano et non par un orchestre complet, était


Aria : Je vais saisir cette main tendue.


Foster et Eula, qui devenaient de plus en plus proches, voyagèrent ensuite à bord du chariot de Foster dans un montage de scènes qui montraient le monde dégradé de la Fausse Affliction. Il y avait des maisons en ruine, des fermes envahies par la poussière, du bétail qui mourait de faim, des Avions tombés, des Automobiles rouillées, etc. Après de pénibles aventures, ils finirent par arriver dans une petite ville qui occupait le sommet d’une colline non loin des terres appartenant à Foster. Cette agglomération sortie indemne de la Chute des Villes était protégée par l’inébranlable Christianisme de sa population. Ses habitants avaient érigé un immense symbole de leur foi au point culminant de la région, incitant Foster à entonner l’


Aria : Là-bas, brillant sur la colline… Une croix !


L’Acte s’achevait sur Eula qui apercevait stupéfaite un des nombreux ecclésiastiques rassemblés dans cette ville vertueuse pour contribuer au travail des défenseurs de la foi : nul autre que Boone, son ex-promis.

Le rideau est tombé sur cette découverte à couper le souffle.

Cette fois, nous sommes tous trois allés dans le foyer durant l’entracte. En satisfaisant à un besoin naturel, j’ai découvert un autre des luxes imprévus de la classe eupatridienne : une tuyauterie intérieure si propre que les réceptacles émaillés pour messieurs brillaient, comme tout récemment cirés, et sentaient le citron. Stupéfiant, ce que l’ingéniosité humaine peut produire comme raffinements dans ce domaine !

J’ai regagné ma place à temps pour le troisième Acte.

C’était la partie du film dans laquelle un Choix, mis en valeur dans le titre, était soumis à la pauvre Eula. Il fournirait de solides occasions aux actrices qui la représentaient (vocalement et sur la pellicule) de se mettre en valeur, mais nous avons d’abord vu Foster affronter lui-même un dilemme. Sa plantation, non loin de la ville pieuse dans laquelle Eula et lui s’étaient réfugiés, offrait un spectacle de dévastation : les réfugiés affamés avaient piétiné la récolte de blé et le manque de personnel empêchait de moissonner ce qui en restait. Dans le même temps, les réfugiés se pressaient jour après jour en ville dans l’espoir d’y trouver pitance. La solution consistait manifestement à employer ces vagabonds sans terre comme main-d’œuvre agricole… mais Foster ne pouvait en embaucher aucun : il n’avait pas d’argent pour les rémunérer. De toute manière, le travail de ferme (garantie d’un repas journalier) était si désirable que la foule se serait battue pour l’avoir. Aussi Foster conçut-il une ingénieuse solution :


Aria : La générosité peut acheter tout ce qui se vend


chanta-t-il, en acceptant des promesses de contrat à vie de la part d’hommes disposés à renoncer à des salaires journaliers[56]. Pour faire respecter l’arrangement, et pour qu’il fonctionne, il demanda l’assistance du clergé en général et du pasteur Boone en particulier.

Ainsi Eula put-elle voir ses deux soupirants rivaux unis dans la création de cette Amérique nouvelle et plus pieuse qui pousserait sur les ruines de l’ancienne. Foster ignorait la liaison passée entre Eula et Boone, mais ce dernier reconnut aussitôt la jeune femme quand il lui fut présenté au cours d’une réunion amicale. Discernant sans tarder la nature de son intimité avec Foster, Boone feignit l’ignorance[57] et Eula entra dans son jeu. Cela culmina durant une promenade au clair de lune qui vit Boone interpréter dans un pré sa mélancolique


Aria : Je donne à Dieu ce que refuse la Terre

par laquelle il renonçait à l’amour terrestre en faveur de sa variante céleste, plus fiable. Eula l’écouta d’entre les arbres en versant des larmes presque aussi abondantes que celles des spectatrices dans la salle[58].

Foster la demanda en mariage dans une scène qui se déroulait le lendemain. Eula n’accepta pas aussitôt, mais alla chercher conseil auprès de Boone. Elle s’approcha de lui comme une pénitente approche d’un pasteur – sans que ni l’un ni l’autre n’admît leur relation passée, dont ils avaient pourtant tous deux douloureusement conscience – et lui raconta tout ce qui lui était arrivé depuis la Chute des Villes, jusqu’à la demande de Foster. Elle confia avoir vu son précédent promis, qu’elle avait cru mort, et l’aimer encore sincèrement, mais elle aimait aussi Foster et la confusion régnait dans son esprit.

Bouleversé, Boone finit par répondre. « Beaucoup de choses ont changé depuis la fin de l’ancien monde », a prononcé l’acteur-voix qui donnait à ce discours tous les trémolos et frémissements de l’émotion refoulée, en synchronisant précisément ses mots avec les mouvements des lèvres de l’acteur sur l’écran. « Nous sommes engagés dans une nouvelle relation avec le sacré. C’est le crépuscule d’un ancien style de vie et l’aube d’un nouveau. Les vœux d’autrefois ne sont pas brisés, mais annulés. Ton mariage, si tu te maries, sera sûrement béni… » (un long temps d’arrêt, la gorge serrée) « … malgré… malgré ce qu’il y a eu avant. »

Eula leva vers lui des yeux pleins de larmes. « Merci, pasteur », dit-elle, et si elle prononça d’autres mots, ils ont été noyés par les reniflements dans la salle.

Eula revint à Foster, un retour doux-amer. Elle accepta ses hommages avec une


Aria : Je me promets à toi


suivie par des scènes d’un spectaculaire Mariage, avec de nombreux et poignants échanges de regards entre Eula et le noble pasteur, et enfin un très long

Ensemble/pot-pourri

La main de Dieu, sans douceur

Là-bas, brillant sur la colline…

Je me promets à toi,

durant lequel un Chœur s’est joint aux acteurs, incluant de nombreux coups de cloche, des exclamations poussées par les trompettes et un triomphant refrain final sur une vue lointaine de cette ville chrétienne, ses champs de blé labourés par des sous-contrats satisfaits tandis que les Soixante Étoiles et les Treize Bandes flottaient avec optimisme au-dessus de tout cela[59].

Des applaudissements prolongés ont accompagné le baisser du rideau. Je n’ai sûrement pas applaudi avec moins de vigueur que les autres… peut-être même me suis-je montré plus enthousiaste que quiconque. J’ignorais jusqu’alors que l’illusion Cinématique pût exister à une échelle aussi grande, entretenue par les méticuleux efforts de tant d’interprètes talentueux travaillant de concert. C’était tout autant une révélation pour moi que la tuyauterie des toilettes messieurs.

Nous sommes sortis dans la rue avec le reste du public. Le film avait éveillé dans mon esprit une espèce de Lueur Patriotique qui se combinait aux lumières de la ville. C’était la dernière des quatre heures quotidiennes de l’Illumination Nocturne de Manhattan, aussi des éclairages artificiels brillaient-ils le long de Broadway comme des légions de lucioles en pleine activité. Même les restes squelettiques des anciens Gratte-Ciel semblaient emplis d’une vigueur électrique. Coches et taxis passaient en grande abondance, et d’écarlates Bannières de la Croix, pendues aux corniches et aux linteaux en prévision de la fête de l’Indépendance, flottaient dans l’agréable brise.

J’ai dit à Julian à quel point j’étais impressionné et je lui ai demandé pardon de l’avoir soupçonné de vanter exagérément New York et les films.

« Oui, le spectacle n’était pas mauvais, a-t-il répondu. Une très agréable sortie, tout compte fait.

— Pas mauvais ! Il y en a de meilleurs ?

— J’en ai vu quelques-uns.

— Tu as trouvé ça plutôt bon ? a demandé Calyxa d’un ton sceptique. Et ton fameux agnosticisme ? Si joli soit-il, Eula n’insulte-t-il pas tes croyances les plus profondes ?

— Merci de la question, mais non, je ne me sens pas particulièrement insulté par ce film. Si je suis agnostique, Calyxa, c’est parce que je suis aussi réaliste.

Je n’ai pas vu là-dedans le moindre réalisme… rien qu’une version simplette de ce qu’on trouve imprimé dans les brochures du Dominion.

— Eh bien, tu as raison… du point de vue historique, c’était faible et propagandiste, mais il pouvait difficilement en être autrement. Tu as vu l’imprimatur du Dominion, au début du film. Aucun cinéaste ne peut tourner sans soumettre son script aux comités culturels du Dominion. Du point de vue réaliste, ces domaines sont exempts d’art, puisqu’ils échappent au contrôle de l’artiste. Mais au niveau structure, rythme, dialogue, photographie, harmonie entre l’écran et les interprétations vocales… tout ce sur quoi les cinéastes ont bel et bien une influence, c’était irréprochable.

— Irréprochable, donc, en tout sauf en ce qui compte, a dit Calyxa.

— Tu veux dire que les chants ne comptaient pas ?

— Eh bien… c’était correctement chanté, d’accord… et ce ne sont pas les chanteurs qui ont écrit le script…

— Voilà exactement ce que je voulais dire.

— C’était donc quelque chose de beau et de stupide. Ce serait encore plus beau en étant un peu moins idiot, non ?

— Je n’en disconviens pas. J’adorerais tourner un film qui ne serait pas seulement beau, mais aussi méditatif et authentique. J’y ai souvent pensé. Mais le monde n’est pas prêt à permettre pareille chose. Je doute que quiconque sur Terre ait le pouvoir de contrecarrer le Dominion sur ce point, sauf peut-être le Président lui-même. » Comme surpris par sa propre pensée, Julian a alors cillé et souri. « Bien entendu, ce n’est pas quelque chose qu’on peut espérer de Deklan Comstock.

— Non, a dit Calyxa en le dévisageant. Non, certainement pas de Deklan Comstock. »


Le lendemain matin, j’ai laissé Calyxa à sa grasse matinée et suis parti rendre visite à l’éditeur du Spark et des Aventures du capitaine Commongold, jeune héros du Saguenay.

Je n’emportais rien de plus létal que l’indignation qui couvait en moi, alimentée par les scènes de courage et de sacrifice dont j’avais été témoin dans le film de la veille. Je vais affronter ces voleurs, me suis-je dit, et l’injustice flagrante dont j’ai été victime les fera s’effondrer devant moi. J’ignore pourquoi j’espérais d’aussi extravagants résultats de la simple application de la justice. Ce genre de calcul se vérifie rarement dans la réalité.

Ma première épreuve a consisté à trouver le bureau adéquat. Je n’ai eu aucun mal à localiser près du canal Lexington le vaste édifice de pierre dans lequel se publiait le Spark : chacun des numéros en donnait l’adresse. La majeure partie de ce large espace se consacrait toutefois à l’impression, la reliure, le stockage et la distribution des journaux et opuscules de la compagnie, aussi en ai-je été réduit à demander mon chemin à un presseur crasseux. « Oh, vous voulez la Rédaction », m’a-t-il répondu.

« La Rédaction » était une suite de pièces au sommet d’une volée de marches au troisième étage. Toute la chaleur du bâtiment (et c’était une chaude journée de juillet) se rassemblait dans ce dédale dépourvu d’air, avec les odeurs d’encre, de solvant et d’huile de machine. Je ne savais pas exactement à qui je devais parler, mais d’autres demandes de renseignements m’ont conduit à la porte de l’Éditeur et Rédacteur en Chef, un dénommé John Hungerford. Celui-ci ne semblait pas avoir l’habitude de recevoir des visiteurs sans rendez-vous, mais je me suis montré ferme auprès de son secrétaire et j’ai enfin pu entrer dans son bureau.

Hungerford était assis derrière une table de travail en chêne, dans l’une des quelques pièces de l’étage pourvues d’une fenêtre ouverte, même si la sienne donnait sur un mur de briques. C’était un quinquagénaire au comportement sévère et péremptoire qui m’a demandé sans préambule ce que je lui voulais.

J’ai répondu être auteur. À peine avais-je prononcé ce mot qu’il m’a interrompu : « Je ne peux pas vous employer, si c’est ce que vous cherchez. Nous avons tous les auteurs dont nous avons besoin… on en trouve à la pelle, en ce moment.

— Ce n’est pas un travail que je veux, mais justice ! J’ai le regret de vous informer qu’un homme attaché à votre compagnie m’a volé, et avec votre collaboration. »

Cela l’a réduit quelques instants au silence. Ses sourcils se sont levés et il m’a examiné. « Comment vous appelez-vous, mon garçon ?

— Adam Hazzard.

— Ça ne me dit rien.

— Je ne m’attendais pas à ce que vous connaissiez mon nom. Mais le voleur est M. Theodore Dornwood, et le sien, vous le connaissez peut-être. »

Il a manifesté moins de surprise que je m’y attendais. « Et qu’affirmez-vous que Dornwood vous a volé ? Une montre, un portefeuille, l’affection d’une femme ?

— Des mots. Vingt mille, à peu près. » J’avais évalué la longueur des Aventures de Julian Commongold. Un mot n’est pas grand-chose, mais vingt mille de pas grand-chose, cela pèse un certain poids. « Puis-je m’expliquer ?

— Je vous en prie. »

Je lui ai raconté le travail que j’avais effectué pour Dornwood à Montréal et la manière dont celui-ci en avait disposé par la suite.

Sans me répondre, M. Hungerford a demandé à son secrétaire d’aller quérir Dornwood, qui disposait apparemment d’un bureau dans le bâtiment. Le scélérat est arrivé quelques instants plus tard.

Dornwood à Manhattan ne ressemblait plus à l’ivrogne parfumé au chanvre que j’avais vu pour la dernière fois aux environs de Montréal. Le succès de Capitaine Commongold avait amélioré ses vêtements, sa tonsure et sa couleur de peau. Il semblait malheureusement lui avoir aussi endommagé la mémoire. Il m’a regardé sans me reconnaître, ou du moins il a fait semblant, jusqu’à ce que M. Hungerford nous présentât.

« Ah oui ! M. Hazzard… c’était le soldat Hazzard, non ? Ravi de voir que vous avez survécu à votre service. Excusez-moi de ne pas vous avoir reconnu sans votre uniforme.

— Eh bien, moi, je vous connais, avec ou sans uniforme.

— Ce jeune homme a un grief contre vous, a dit Hungerford avant de répéter avec suffisamment de détails ce que je lui avais raconté. Qu’avez-vous à répondre ? »

Theodore Dornwood a haussé les épaules en prenant un air vaguement blessé. « Eh bien, qu’est-ce que je peux dire ? J’imagine qu’il y a une part de vérité là-dedans. Je me souviens en effet du soldat Hazzard venant me trouver pour des leçons d’écriture. Et j’ai bel et bien accepté de lire quelques pages sorties de sa plume.

— Vous l’admettez ! me suis-je écrié.

— J’admets vous avoir consulté, oui. Je pense que vous vous méprenez sur la nature du journalisme, soldat Hazzard. Mais je ne vous reproche rien, un garçon bailleur des régions boréales pouvait difficilement en savoir davantage. Un journaliste puise à de nombreuses sources. Vous et moi avons parlé de Julian Commongold, en effet… vous m’avez peut-être même montré quelques notes écrites… mais j’ai discuté de ce sujet avec énormément de fantassins et d’officiers, en dehors de vous-même. Dans la mesure où je me suis servi de vos notes comme source partielle (et j’admets que cela a pu être le cas), c’était en échange de mon avis sur vos écrits… pour ce que je pouvais fournir comme avis à un habitant de l’Ouest peu instruit. Aucun marché officiel n’a été conclu, bien entendu, mais si jamais il y a eu un marché officieux, il a sûrement été rempli. »

Je l’ai dévisagé. « Je n’ai conclu aucun marché. »

M. Hungerford a aussitôt levé les yeux. « Si vous n’avez conclu aucun marché, monsieur Hazzard, il n’y en avait donc aucun à respecter, si ? J’ai bien peur que M. Dornwood l’emporte sur tous les points.

— Sauf que chaque mot imprimé dans Capitaine Commongold est à moi, exactement comme je l’ai écrit !… à part les virgules mal placées. »

Dornwood, qui s’avérait à l’aise et efficace dans le mensonge, a levé les mains en implorant du regard son employeur. « Il m’accuse de plagiat. Dois-je m’abaisser à nier ?

— Écoutez, monsieur Hazzard, a dit Hungerford, vous n’êtes pas le premier à débarquer ici en affirmant qu’une brochure était basée sur une de ses idées, qu’on lui aurait “volée” je ne sais comment. Cela se produit avec chacune de nos publications à succès. Je ne veux pas vous traiter de menteur, et Dornwood admet généreusement que vous avez constitué une de ses centaines de sources, mais vous n’avez aucune preuve à présenter à l’appui de vos dires et tout laisse à penser qu’il s’agit simplement d’un pénible malentendu de votre part.

— Je me réjouis que vous ne me traitiez pas de menteur, car je n’en suis pas un… même si vous n’auriez pas à chercher loin pour en trouver !

— Allons, a dit Dornwood.

— La discussion est close, a lancé Hungerford en se levant brusquement. Et je veux aller déjeuner. Désolé de ne rien pouvoir faire pour vous satisfaire, monsieur Hazzard.

— Je ne veux pas qu’on me satisfasse, je veux être payé ! Je vous tramerai en justice, s’il le faut !

— Que vous dites. J’espère pour vous que vous n’en ferez rien. Si vous insistez, vous pouvez revenir cet après-midi m’en parler en présence de mon avocat. Il passe au bureau vers trois heures. Il pourra peut-être vous convaincre que vous n’avez aucune chance, si je n’y arrive pas moi-même. Au revoir, monsieur Hazzard… vous connaissez le chemin. »

Dornwood m’a souri d’un air exaspérant.


Je suis rentré inconsolable et j’ai découvert que Calyxa était sortie avec Mme Comstock s’acheter des vêtements pour les festivités de l’Indépendance au palais exécutif. Rentré tard, car il était resté après le film pour revoir des gens du spectacle et des esthètes de Broadway qui comptaient parmi ses amis, Julian venait de se lever. Je l’ai croisé sur le chemin de la cuisine et il m’a demandé si j’avais déjà pris mon petit déjeuner.

« Depuis des heures, ai-je répondu avec irritation, il est même déjà tard pour le déjeuner.

— Parfait… j’ai davantage envie de déjeuner. Si on sortait prendre un bon repas ? Sans vouloir froisser le personnel de cuisine.

— Je crois que je préférerais passer l’après-midi à lire.

— Par cette belle journée ?

— Comment peux-tu savoir si elle est belle ou pas ? Tu n’as même pas encore dû mettre le nez à la fenêtre.

— Sa beauté glisse par-dessous les portes. Je sens l’odeur du soleil. Ne fais pas le fossile, Adam. Viens déjeuner avec moi. »

Je pouvais difficilement résister à son invitation sans parler des événements de la matinée, que je préférais garder par-devers moi. Nous nous sommes installés dans un restaurant relativement proche qui servait de la langue de bœuf en tourte et des dés de porc d’une qualité raffinée. J’ai essayé de sourire et de bavarder, mais j’ai à peine touché à mon assiette et j’étais de compagnie si morose que Julian n’a eu de cesse de m’interroger sur mon état d’esprit.

« Ce n’est rien, ai-je prétendu. Peut-être une indigestion.

— Ou peut-être tout autre chose. Tu t’es disputé avec Calyxa ?

— Non…

— Tu t’inquiètes pour la fête de l’Indépendance ?

— Non…

— Quoi, alors ? Allez, Adam, avoue. »

Il a refusé de changer de sujet, aussi me suis-je laissé fléchir et ai-je raconté ma visite au Spark.

Julian m’a écouté sans m’interrompre. L’attentif serveur a servi café et petits gâteaux, auxquels je ne me suis pas intéressé. J’avais du mal à regarder Julian dans les yeux. Quand j’ai toutefois fini par me taire et lui-même par prendre la parole, il m’a seulement dit : « Les gâteaux sont excellents, Adam. Goûtes-en un.

— Je me fiche des gâteaux, me suis-je exclamé. Ne vas-tu pas me réprimander pour ma naïveté ou je ne sais quoi ?

— Pas du tout. J’admire ce que tu as fait. Que tu te sois défendu, je veux dire. La justice est entièrement de ton côté, cela ne souffre aucun doute. C’est ta méthode qui pèche.

— J’ignorais en avoir une.

— Manifestement, tu n’en as pas. Je vais te dire : pourquoi tu ne retournes pas voir Hungerford dans son bureau cet après-midi, comme il te l’a suggéré ? »

Son conseil m’a stupéfait. « Dans quel but ? Me faire piétiner par son avocat ? » Poursuivre Hungerford en justice avait été une menace en l’air : je ne disposais d’aucune preuve et les tribunaux new-yorkais n’étaient pas réputés pour leur impartialité. « Je préférerais éviter, merci.

— Le résultat pourrait être différent, cette fois.

— Je ne vois pas pourquoi. Hungerford est bien décidé à n’admettre aucune responsabilité et Dornwood est un professionnel du mensonge.

— Fais-moi confiance. »

Tout cela était très embarrassant, mais ne voyant aucun recours, je suis retourné au Spark avec Julian.

Si Hungerford a été surpris de me revoir, il n’en a rien laissé paraître. Il avait dit la vérité quant à son avocat, puisque tous trois étaient assis dans le bureau à mon arrivée : Hungerford, Theodore Dornwood et un gros homme aux cheveux gras, qu’on m’a bientôt présenté comme maître Buck Lingley.

À mon grand désarroi, Julian avait choisi d’attendre à l’extérieur du bureau, en me donnant comme instructions de le faire entrer si l’éditeur ne se laissait pas fléchir.

Issue qui semblait inéluctable.

M. Hungerford m’a prié de m’asseoir. Avant que je pusse prononcer le moindre mot, son avocat m’a demandé si j’avais engagé des poursuites… déposé plainte ou quelque chose du même genre.

J’ai répondu par la négative.

« Vous avez bien fait, a affirmé Lingley. Vous nagez dans des eaux agitées, monsieur Hazzard. Que savez-vous sur le système judiciaire ?

— Très peu de chose, ai-je reconnu[60].

— Comprenez-vous ce que vous coûterait d’entreprendre des poursuites contre cette entreprise, ou contre M. Dornwood personnellement ? Et comprenez-vous que ça vous reviendrait deux fois plus cher une fois votre affaire rejetée par le tribunal, comme je vous assure qu’elle le sera ? Ce n’est pas chose insignifiante que de mettre en cause l’intégrité d’hommes tels que ceux-là.

— Ils la mettent eux-mêmes en cause, me semble-t-il. Mais je ne doute pas que vous ayez raison. »

La perplexité a envahi durant quelques instants le visage de l’homme de loi. « Vous voulez dire que vous renoncez à vos prétentions ?

— J’imagine que cette phrase a une valeur légale dont je n’ai pas conscience. Le passé est le passé… ni vous ni moi ne pouvons le changer, maître Lingley. Et si les tribunaux ne jugent pas cette affaire, le Paradis pourrait bien se montrer moins laxiste.

— Le Paradis ne relève pas de mes compétences. Si vous consentez à vous montrer raisonnable, je vous ai préparé un papier à signer.

— Un papier qui dit quoi ?

— Que vous ne réclamez rien à cette compagnie ni à M. Dornwood, quelle que soit la modeste quantité de vos écrits qui s’est retrouvée dans les récits publiés de Dornwood.

— Ce n’est pas une “modeste quantité”, maître Lingley. Nous parlons d’un vol d’une audace à faire rougir un vautour.

— Décidez-vous. Voulez-vous régler l’affaire ou allez-vous persister dans vos calomnies ? »

J’ai examiné le papier. Pour autant que je pusse déchiffrer les attendus, il s’agissait d’une renonciation à toutes mes plaintes antérieures, en échange de quoi, stipulait le texte, la compagnie ne me poursuivrait pas pour « diffamation ».

Il y avait un espace prévu pour ma signature.

« Si je signe ceci, ai-je dit lentement, j’imagine qu’il me faut un témoin ?

— Mon secrétaire en fera office.

— Inutile… j’en ai amené un », et j’ai fait signe par la porte à Julian.

Ce développement inattendu a fait ciller Hungerford et l’avocat. S’ils n’ont pas reconnu Julian Comstock, on ne peut certainement pas en dire autant de Theodore Dornwood, qui s’est redressé d’un coup sur sa chaise en lâchant une grossièreté impossible à reproduire ici.

« De quoi s’agit-il ? a voulu savoir Hungerford. Qui est cet homme ?

— Julian Comstock, ai-je répondu. Julian, je te présente M. Hungerford, l’éditeur du Spark. »

Julian a tendu la main. L’autre l’a serrée, même si tout le reste de son corps semblait figé par la surprise.

« Et voici son avocat, maître Buck Lingley.

— Bonjour, maître », a dit Julian d’un ton aimable.

La complexion de Lingley, jusqu’à présent colorée, a pris une teinte coquille d’œuf et son comportement tendancieux s’est dissipé comme la rosée du matin. Il n’a rien dit, mais a tendu la main pour reprendre le papier que je devais signer, l’a plié en trois puis déchiré en deux. Il a ensuite pincé les lèvres en une écœurante imitation de sourire. « Je suis ravi… non, honoré de faire votre connaissance, capitaine Comstock. Hélas, une affaire importante m’appelle et je ne peux m’attarder. » Il s’est tourné vers Hungerford. « Je pense que vous et moi en avons fini pour aujourd’hui, John », a-t-il dit avant de sortir avec une telle hâte que je n’aurais pas été surpris de voir le courant d’air refermer la porte derrière lui.

La mâchoire de M. Hungerford béait encore.

« Et je reconnais Theodore Dornwood, a dit Julian, le scribe civil de notre régiment. J’ai lu une partie de votre travail, monsieur Dornwood. Du moins de ce qui a été publié sous votre nom.

— Oui ! » a dit Dornwood d’une voix étranglée, ce qui n’avançait à rien. « Non !

— La ferme, Théo, a ordonné M. Hungerford. Capitaine Comstock, avez-vous quelque chose à apporter à cette discussion ?

— Pas du tout. Mon ami Adam semble juste avoir du mal à se faire comprendre.

— Je pense que nous avons surmonté cette difficulté, a répliqué Hungerford. En tant qu’éditeur responsable, j’ai l’intention de corriger toute erreur qui se retrouverait publiée. Il va sans dire que je suis stupéfait de découvrir que M. Dornwood a emprunté les écrits d’un autre sans le citer. Il y sera remédié.

— De quelle manière ? s’est enquis Julian avant que Dornwood parvînt à bégayer une question similaire.

— Nous publierons un avis dans le Spark de demain.

— Un avis ! Excellent, a affirmé Julian. Il reste quand même le problème des milliers d’opuscules déjà distribués sous le nom de M. Dornwood. Si quelque bénéfice ou droit d’auteur a été versé par erreur à M. Dornwood…

— Monsieur, il n’y a aucun problème à ce niveau. Je demanderai à nos comptables de calculer le montant total et de vous le verser directement.

— De le verser à M. Hazzard, vous voulez dire.

— À M. Hazzard, bien entendu.

— Eh bien, voilà qui fait preuve d’un esprit chrétien, a estimé Julian. N’est-ce pas, Adam ?

— C’est presque de la contrition », ai-je dit, pas qu’un peu surpris moi-même.

« Il me semble pourtant, a poursuivi Julian, même si je ne suis pas un expert de l’édition, que vous pourriez être en train de rater une occasion, monsieur Hungerford, et une occasion lucrative, qui plus est.

— Veuillez vous expliquer, a dit Hungerford d’un ton circonspect tandis que Dornwood se recroquevillait sur sa chaise comme un enfant fessé.

— Nous avons établi qu’Adam était le véritable auteur des Aventures du capitaine Commongold. Étaient-elles bien écrites, à votre avis ?

— Le public a énormément aimé. Nous en sommes au troisième tirage. Pour moi, ça signifie que c’est bien écrit. Vous dites que tout était de vous, monsieur Hazzard ?

— À part la ponctuation, ai-je rappelé avec un coup d’œil plein de colère à Dornwood.

— Cela ne vous donne-t-il pas une idée, en tant qu’éditeur ? a demandé Julian. Adam est trop modeste pour le mentionner, mais il n’a pas uniquement écrit ces prosaïques Aventures. Il a un roman en chantier. Votre imprimerie de presse publie aussi des romans, je crois, monsieur Hungerford ?

— Nous avons une petite collection de romans à sensation reliés. »

Julian m’a demandé si mon roman pouvait être considéré comme à sensation.

« Il y a des pirates dedans, ai-je indiqué.

— Eh bien voilà ! Adam est un auteur à succès avéré, qui travaille sur un livre avec des pirates et d’autres personnages excitants… et vous avez cet auteur dans votre bureau !

— Je vais faire établir un contrat, a murmuré l’éditeur.

— M. Hungerford est un homme d’affaires avisé, Adam. Il veut publier ton roman. Les termes seront-ils généreux, monsieur Hungerford ? »

L’autre a cité un chiffre colossal, qu’il a affirmé être sa rémunération standard pour un premier roman. Très étonné, j’ai sans doute pâli autant que maître Lingley quand il a reconnu le neveu du président. Je n’ai pu ouvrir la bouche. Mes doigts et orteils s’étaient engourdis.

« Bien, a dit Julian. Mais Adam est-il vraiment un romancier débutant ? Vu le succès de son œuvre précédente, je veux dire. »

Hungerford a hoché la tête avec raideur et annoncé un chiffre deux fois plus gigantesque. Je me serais peut-être évanoui, si je n’avais pu m’appuyer au bureau.

« Ce chiffre est-il convenable, Adam ? »

J’ai admis qu’il l’était.

« Quant à M. Dornwood…, a commencé Julian.

— Il sera licencié immédiatement, a assuré Hungerford.

— Je vous en prie, n’en faites rien ! Je suis certain qu’Adam ne veut pas davantage punir M. Dornwood, à présent que l’erreur a été corrigée.

— Sans doute pas, ai-je réussi à dire. Je n’ai pas l’intention d’en vouloir à qui que ce soit. En ce qui me concerne, Dornwood, vous pouvez conserver votre emploi… Toutefois… »

Dornwood m’a adressé un regard suppliant. Il avait perdu sa suffisance d’habitant de Manhattan. On aurait dit un esclave condamné en train d’implorer à genoux la clémence du pharaon. C’était une sensation inhabituelle pour moi, que de tenir le sort d’un homme entre les mains. J’aurais pu lui demander de s’excuser, j’imagine. J’imagine que j’aurais pu aussi demander sa tête et que Hungerford me l’aurait apportée sur un plateau de porcelaine. Mais je ne suis pas du genre vindicatif.

« Je veux votre machine à écrire », ai-je dit.


La machine à écrire, dont on fait remonter l’invention aux alentours de 1870, a connu de nombreuses incarnations au cours des siècles. Sa fabrication a cessé avant même la Fin du Pétrole pour ne reprendre que récemment. Les machines à écrire modernes sont construites à la main, par des artisans qui ont examiné un nombre incalculable de restes rouillés récupérés dans divers Dépotoirs. Elles sont chères à l’achat et d’un entretien coûteux. Elles sont aussi très lourdes. Julian et moi nous sommes relayés pour descendre celle de Dornwood dans la rue et la porter jusqu’à une station de taxis.

« Dis quelque chose, m’a suggéré Julian, sinon je vais croire que tu as perdu ta langue.

— Je suis complètement à court de mots.

— Regrettable, pour un auteur. »

Sa repartie m’a coupé le souffle. Étais-je un auteur, au sens professionnel ? Sans doute. Cet après-midi-là, alors que Hungerford et son avocat voulaient me faire signer une renonciation à toute poursuite, j’avais paraphé un contrat pour un roman et inscrit mon nom à l’encre sur un reçu pour la machine à écrire de Dornwood. Sans doute ces deux objets, le contrat et la machine à écrire, prouvaient-ils que j’étais un véritable auteur.

« J’ignorais que tu pouvais faire ça, ai-je dit à Julian.

— Quoi donc ?

— Ce que tu as fait au Spark. Imposer l’obéissance. Tu as presque eu le droit à une révérence de Hungerford. »

Julian était un Aristo, je le savais depuis notre rencontre. Je n’ignorais pas non plus qu’il fallait respecter les Aristos et leur obéir. Nous n’en avions toutefois tenu aucun compte durant notre enfance, avions dû ne pas en tenir compte à l’armée et étions convenus de n’en point tenir compte dans notre amitié, aussi ce fait me venait-il rarement à l’esprit. Je me suis rappelé que, pour un inconnu, même un homme d’affaires aussi important que M. Hungerford, Julian n’était ni plus ni moins qu’un membre de la famille du Président en titre. Hungerford imaginait sans doute qu’un mot de Julian à son oncle conduirait à la fermeture du Spark et à sa sanction permanente par le Dominion. Tel était le genre de pouvoir que Deklan le Conquérant pouvait exercer.

Aussi Julian détenait-il indirectement le même, du moins dans l’esprit de Hungerford et de son avocat.

« Invoquer mon nom de famille s’avère parfois pratique, a dit Julian tandis que nous installions la machine à écrire et nos propres personnes dans un taxi libre.

— Ce doit être intimidant de posséder un tel pouvoir, et de s’en servir.

— Je crains qu’il n’appartienne entièrement à Deklan.

— Peut-être pas tout à fait. Tu viens de lui en emprunter un peu.

— Je n’en veux pas. Rien que d’y penser me donne la nausée. Faire le bien… voilà le pouvoir que j’aimerais exercer.

— Tout le monde peut le faire, Julian, dans une certaine mesure. » Du moins à ce que ma mère m’avait souvent dit, et le Recueil du Dominion pour jeunes personnes partageait cet avis.

« Le genre de bien que je veux faire nécessite une sorte de pouvoir que peu d’hommes possèdent.

— De quel genre de bien s’agit-il, pour avoir besoin d’autant de force ? »

Mais Julian n’a pas voulu répondre.

La machine à écrire n’a pas impressionné Calyxa, qui en a pointé toutes les bosses et éraflures… nombreuses, l’appareil ayant connu au moins un aller-retour au Labrador et des jours difficiles au service de Dornwood. Elle sentait encore un peu l’alcool et le chanvre brûlé, mais restait utilisable, bien graissée, et capable de remplir sans rechigner ses fonctions.

Calyxa m’a aussi rappelé que je ne savais pas m’en servir. Il fallait un certain savoir-faire. Si je pouvais, pour chaque lettre, chercher puis enfoncer la touche correspondante, c’était une manière quelque peu laborieuse de parvenir à un résultat. Calyxa m’a indiqué avoir vu un manuel intitulé Apprenez vous-même à taper à la machine chez Grogan et je lui ai promis de m’en acheter un exemplaire, même s’il coûtait aussi cher qu’un roman de Charles Curtis Easton.

Bien qu’elle eût fait preuve de cynisme concernant la machine à écrire, elle a appris avec un ravissement sincère que j’avais signé un contrat pour mon roman et que les droits d’auteur de Dornwood sur Julian Commongold m’étaient attribués. En d’autres termes, nous aurions de l’argent à nous, avec la promesse d’en obtenir davantage à l’avenir.

« Inutile donc de nous enfuir à Buffalo, a-t-elle dit.

— Nous pouvons subvenir à nos besoins à New York. Tu peux chanter ou pas dans les cafés, comme il te plaira.

— À supposer que nous survivions à la fête de l’Indépendance au palais exécutif. »

J’aurais préféré qu’elle s’abstînt d’en parler. « Julian est presque certain qu’il ne nous y sera fait aucun mal.

— Presque certain… C’est presque rassurant. »


Il y a eu cette nuit-là dans la rue des bruits semblables à des coups de feu.

Je me suis levé pour aller voir à la fenêtre de la chambre, restée ouverte afin d’atténuer la chaleur dans les étages supérieurs de la demeure, en dépit de l’absence totale de vent.

J’ai glissé la tête à l’extérieur. Manhattan s’étalait silencieuse dans l’obscurité du milieu de la nuit. J’entendais le bruissement des drapeaux et le crissement des insectes. L’ossature des Gratte-Ciel découpait des silhouettes anguleuses sur fond d’étoiles, et ici ou là couvait la lueur fulgurante de fonderies au loin. En bas, dans les écuries annexes à la maison, un cheval insomniaque a reniflé et tapé du fer sur le sol.

D’autres explosions ont retenti, accompagnées d’un rire étouffé. Un groupe de cinq ou six garçons a surgi d’entre deux maisons, des mèches allumées dans les mains. Des voix outragées les ont hélés depuis d’autres fenêtres.

Ce que j’avais pris pour des coups de feu n’était que le bruit de pétards jetés par des petits polissons qui prenaient de l’avance sur le 4 Juillet. Julian et moi avions joué le même genre de tours à Williams Ford dans notre enfance. Les fermiers nous en avaient voulu, pour qui nos explosions asséchaient le pis de leurs vaches.

Je n’ai pu réussir à me mettre en colère.

L’odeur de poudre noire est entrée avec l’air nocturne. Calyxa s’est agitée et a demandé d’une voix endormie s’il y avait le feu quelque part. « Ça sent comme si toute la ville brûlait, a-t-elle murmuré.

— Simples sottises de gamins », l’ai-je rassurée.

J’ai frissonné, malgré la chaleur de la nuit, j’ai fermé la fenêtre et je suis retourné me coucher.

4

Durant les jours qui ont précédé la fête de l’Indépendance, j’ai rédigé une Introduction spéciale à l’édition revue et corrigée des Aventures du capitaine Commongold (Qu’on sait désormais être Julian Comstock), jeune héros du Saguenay, et remplacé toutes les virgules supprimées ou mal placées par M. Theodore Dornwood. En ce qui concerne cette Introduction, j’ai suivi les conseils de Sam Godwin, qui trouvait très important qu’elle n’insultât pas le Président en titre et lui tressât plutôt quelques lauriers.

Je n’en avais aucune envie. Après tout ce que Julian avait raconté sur son oncle, cela ressemblait à de l’hypocrisie. Comme je l’ai dit à Sam.

« C’est de l’hypocrisie. Et même un mensonge. Mais c’est pour le bien de Julian. Ça pourrait lui sauver la vie, ou du moins la prolonger. »

Je pouvais donc difficilement refuser, car il s’agissait du même document qui avait en premier lieu mis Julian en péril, et qu’il pût à présent servir à le protéger n’allait pas pour me déplaire. J’ai donc écrit que Julian s’était enrôlé dans l’armée des Laurentides sous un nom d’emprunt « afin de ne pas bénéficier du régime de faveur qu’on aurait pu accorder au neveu du Président, mais d’être traité comme un soldat du rang ordinaire ». Non que Deklan Comstock s’abaisserait jamais à influencer les militaires afin d’obtenir une meilleure position pour Julian : « Le Président estime sans nul doute, tout comme Julian, qu’un homme doit se distinguer par ses propres qualités et son propre comportement, plutôt que par ceux d’un autre. Julian craignait qu’un officier pût le favoriser pour essayer de s’insinuer dans les bonnes grâces des Comstock et il refusait par fierté comme par patriotisme tout privilège immérité. » Julian, ai-je écrit, voulait parvenir à l’héroïsme, s’il y parvenait, « de la même manière que Deklan le Conquérant : grâce à ses actes et sans aide extérieure ».

Quand il a lu ces lignes, Julian a grimacé et estimé que je devrais travailler pour le Dominion, vu mon aisance dans le mensonge flatteur, mais Sam l’a réprimandé en expliquant que j’avais inclus ce passage sur son insistance.

« J’ai passé du temps avec des officiers militaires en permission de l’armée des Laurentides, a indiqué Sam. Deklan Comstock suscite un fort mécontentement dans les rangs supérieurs, particulièrement dans l’entourage du général Galligasken. Le Président essaye de diriger l’armée comme un tyran, ordonne des attaques et stratégies bizarres de sa propre invention, et quand elles échouent, ce qui est presque inévitable, il punit un malchanceux général de division ou le remplace par un autre plus servile. Notre réussite à Chicoutimi n’est hélas pas représentative de l’évolution globale de la guerre. L’armée des Laurentides ne peut continuer à subir des pertes aussi importantes… Pour éviter un effondrement complet, le Président va devoir rappeler des anciens combattants, ou bien préparer une nouvelle conscription. Je vous le dis dans la plus stricte confidence : si nous pouvons apaiser Deklan le Conquérant, même temporairement, nous pourrions aussi lui survivre. »

C’était des nouvelles troublantes, malgré leur côté positif, mais je ne pouvais rien y faire. Julian les a accueillies d’un hochement de tête et d’un froncement de sourcils.

Plus tard dans la journée, j’ai demandé à Sam s’il avait eu des contacts avec les Juifs de New York, plutôt nombreux… J’en avais vu se rendre tout de noir vêtus à leurs offices du samedi, dans une enclave près du quartier égyptien[61].

« Je pouvais me permettre de telles fréquentations à Montréal, m’a-t-il répondu. En tant que Sam Godwin, je suis bien trop connu pour m’y risquer.

— Quel serait le risque ? Le judaïsme est légal dans cet État, il me semble ?

— Légal, mais à peine respectable. » Sam et moi flânions sur Broadway, non pour l’exercice, mais afin de converser sans craindre que notre conversation parvînt aux oreilles des domestiques. Le fracas des roues de chariots et des sabots des chevaux, auquel s’ajoutait le claquement des bannières de la fête de l’Indépendance, rendait impossible à quiconque d’entendre ce que nous disions… nous avions d’ailleurs nous-mêmes du mal à nous comprendre.

« Quelle importance, la respectabilité ? » En étant moi-même fort peu pourvu, je n’étais guère enclin à accorder de valeur à cette marchandise.

« Aucune pour moi personnellement, mais elle compte beaucoup pour certaines des personnes avec qui je traite. Les militaires, bien entendu. Le Dominion, ça va sans dire. Ce que j’ai fait au nom de Julian, je ne peux continuer à le faire si tout le monde finit par me connaître comme juif pratiquant. Et même dans ma vie privée…

— Tu en as une, Sam ? » ai-je demandé en regrettant aussitôt mon impertinence. Il m’a lancé un regard mauvais.

« J’hésite à en parler. Mais le jeune marié que tu es arrivera peut-être à comprendre. Il y a des années, avant que le père de Julian meure, j’ai eu la malchance de tomber amoureux de Mme Emily Baines Comstock. »

La nouvelle n’avait rien de stupéfiant. Je l’avais vu rougir chaque fois que Mme Comstock entrait dans la pièce, et je l’avais vue rougir aussi, d’une manière qui laissait penser à la possibilité d’une affection mutuelle. Sam avait presque cinquante ans, tout comme Mme Comstock, mais j’avais appris que l’amour pouvait s’épanouir même chez les personnes âgées. Cela m’a néanmoins fort surpris d’entendre Sam en parler.

« Je sais à quoi tu penses, Adam… Les obstacles sont insurmontables. »

Ce n’était pas tout à fait ce à quoi je pensais, mais cela ferait l’affaire.

« Néanmoins, a continué Sam, j’ai révélé une partie de mes sentiments à Emily, qui m’a alors laissé entendre que, dans une certaine mesure, elle pourrait y répondre.

— Elle t’a dit de refaire pousser ta barbe, et tu l’as fait.

— Les barbes n’ont rien à y voir. C’est sérieux. Du vivant de Bryce Comstock, j’ai gardé mon affection par-devers moi et Emily était l’épouse dévouée d’un soldat courageux, un homme pour qui j’éprouvais un respect incommensurable et une amitié absolue. Mais Bryce a disparu il y a plusieurs années et Emily est veuve, de surcroît victime d’une éclipse sociale. Le jour viendra peut-être où je pourrai lui proposer le mariage. Pas avant que les problèmes politiques soient réglés, toutefois… et jamais si on me sait juif. » Le Dominion interdisait de tels mariages, qu’il qualifiait de contre-nature.

« Ça ferait de toi le beau-père de Julian.

— Qu’ai-je été d’autre pour lui, depuis son enfance, sinon un second père ?… Même s’il me considère davantage comme un domestique, j’en ai peur.

— Il a davantage d’affection pour toi qu’il ne le peut dire. Ton avis compte pour lui.

— Je ne nie pas qu’il tienne à moi… je dis juste qu’il tient à moi comme à un domestique efficace.

— Davantage que ça !

— Eh bien, peut-être. La situation n’est pas claire. »

C’était le troisième jour du mois de juillet, la veille de notre visite au palais exécutif.


La fête de l’Indépendance ! Que de tendres souvenirs de Williams Ford cette date évoquait en moi, malgré toutes les appréhensions que j’éprouvais à présent.

Cela avait toujours été la moins solennelle des quatre fêtes chrétiennes universelles, que seule la Noël surpassait dans mes calculs d’enfant. Il s’agissait bien entendu d’une occasion absolument sacrée, marquée par d’innombrables offices à la maison du Dominion. Ben Kreel avait prononcé de nombreux sermons publics sur la Nation chrétienne dans laquelle nous vivions, sur le rôle précieux joué par le Dominion dans nos vies individuelles et sur d’autres sujets tout aussi importants. La fête de l’Indépendance marquait cependant aussi le véritable début de l’été… L’été dans sa maturité, juillet et août peuplant le monde d’odeurs et d’insectes. On pouvait nager dans les ruisseaux pourtant encore glacés qui alimentaient la rivière Pine, les écureuils suppliaient qu’on les chassât et qu’on les abattît, les marchands ambulants arrivaient de Connaught avec des feux d’artifice à vendre. Mieux encore, la fête de l’Indépendance attirait les Aristos hors de leurs Propriétés pour des pique-niques et des cérémonies, si bien que ma mère, dans son rôle de couturière, pouvait se glisser dans la bibliothèque de la Propriété pour me rapporter un ou deux livres à lire. (Ces volumes étaient en général, mais pas toujours, restitués en bonne et due forme.)

C’est ce sentiment qui m’a poussé à rédiger une lettre pour ma mère à Williams Ford. L’identité de Julian ayant été révélée, je pouvais enfin lui écrire sans me cacher et recevoir des réponses. Je lui avais déjà expédié plusieurs billets… auxquels elle n’avait toutefois pas répondu. Je me suis assis près de la fenêtre de la chambre que je partageais avec Calyxa : il y avait là un petit bureau, dont j’ai sorti une feuille de papier du tiroir supérieur.

Ma chère mère, ai-je écrit.


Si ma précédente lettre t’est arrivée, tu sais déjà que j’ai survécu à une année au Labrador, que je ne me suis pas mis dans l’embarras au combat, que j’ai épousé une femme très bien durant un office légal du Dominion… et que ta bru est Calyxa Hazzard (née Blake) de Montréal.

Eh bien, voilà qui fait déjà pas mal de nouveautés ! Je n’ai pas reçu de réponse pour le moment, mais j’espère que tu m’écriras bientôt pour me dire ce que Père et toi pensez de ce sujet passionnant. J’espère et attends bien entendu votre bénédiction. Si Père est déçu que je ne me sois pas marié dans l’Église des Signes, dis-lui s’il te plaît que je suis désolé, mais que je n’ai pas trouvé de pasteur approprié disponible.

Tout va bien pour nous ici à New York. En fait, j’ai publié il y a peu un opuscule (je t’en joins un exemplaire) et le même Éditeur m’a commandé un roman entier. Il semble donc que je sois devenu auteur, à la manière de M. Charles Curtis Easton ! Cette profession est plus lucrative que je m’y attendais et je vous enverrai de l’argent si tu me dis de quelle manière vous l’adresser sans qu’il se fasse voler.

J’écris ces lignes le matin de la fête de l’Indépendance, une matinée très agréable et très ensoleillée avec des cloches d’église qui sonnent dans tout Manhattan. Et à Williams Ford ? Ben Kreel continue-t-il à parler dans la Maison du Dominion jusqu’à la nuit tombée et les feux d’artifice se reflètent-ils toujours dans les eaux de la Pine ?

J’ai dit que nous nous portions bien, ce qui est la vérité. Mon amitié avec Julian Comstock nous a d’ailleurs valu, à Calyxa et moi, d’être invités ce soir au palais exécutif pour la commémoration annuelle ! Je sais que tu m’as conseillé d’éviter autant que possible de me mêler aux Aristos… « Ne tente pas la contagion par la proximité », comme tu me disais en citant le Recueil du Dominion, mais une invitation présidentielle pèse un certain poids et ne peut être refusée sans risques.

Selon toute probabilité, rien de fâcheux ne nous arrivera au palais. La probabilité que je sois décapité, éviscéré ou soumis à un autre désagrément du même genre est vraiment très faible, même si Julian court un risque quelque peu plus élevé. Si tu n’as plus de nouvelles de moi, ne suppose surtout pas que je me suis fait tuer… tu connais le manque de fiabilité de la poste !

C’est à peu près tout pour le moment. Embrasse Père pour moi. Beaucoup d’ennuis se sont mis en travers de ma route depuis que j’ai quitté Williams Ford, mais je suis moins enfant que le souvenir que vous conservez de moi, et capable de traverser vertueusement même le plus venimeux des jardins en gardant l’œil sur l’étroit et droit chemin sans un regard ni à gauche ni à droite, sauf quand nécessaire pour ne pas trébucher sur les objets.


J’ai signé : ton fils qui t’aime, Adam.

En fin d’après-midi, nous sommes partis en calèche – Calyxa, Mme Comstock, Sam, Julian et moi – pour le palais présidentiel. Cela a été un trajet tendu, mais nous nous sommes montrés courageux et n’avons parlé ni des risques ni des dangers.

La lumière oblique patinait d’or Broadway, habillée pour l’occasion d’étendards et de fanions. J’étais moi aussi habillé pour l’occasion, d’un costume aristo sur mesure qui serrait diverses parties tendres de mon anatomie. Idem pour Calyxa, dont l’élégante robe mauve occupait tout l’espace laissé vacant par la tenue encore plus encombrante de Mme Comstock. Je me réjouissais d’être placé près de la fenêtre, car cela me permettait de voir le monde extérieur derrière ces montagnes de soie comprimée.

Nous avons pénétré dans le domaine palatin par la porte de Broadway sur la 59e Rue. Notre calèche et nos invitations ont été examinées par un membre de la force de sécurité privée du Président, qu’on appelait la Garde républicaine. Une fois approuvée par cet austère individu en uniforme noir, et sous le regard attentif d’une douzaine de ses semblables, nous avons franchi les douves puis deux lourdes portes métalliques pour nous retrouver dans des jardins impeccables qui avaient été autrefois, d’après Julian, un vaste Parc central[62].

Il restait très peu de la version originale du Parc, nous a expliqué Julian, à part le grand Réservoir au milieu. Toutes les parties boisées avaient brûlé au cours de la Fausse Affliction, et le reste avait été abattu comme combustible par les citadins affamés et gelés. La Prairie à Moutons comme le Ramble avaient été labourés et semés au cours des années ultérieures… entreprise chimérique, le sol n’étant pas adapté à l’agriculture. Puis, après la chute de Washington, le parc tout entier, du nord au sud, avait été donné à la Branche Exécutive, dirigée par le Président Otis. C’est lui qui l’avait fait ceindre d’immenses murailles de briques, de marbre et de pierres récupérées dans les ruines de Manhattan, lui qui avait conçu et peuplé de gibier les Terrains de Chasse, lui encore qui avait érigé le palais exécutif qui donnait sur la Grande Pelouse.

Notre chemin a obliqué vers le nord, dépassé des bosquets d’ailantes et de larges prairies tondues pour arriver à un endroit appelé pelouse aux Statues, sur laquelle on avait conservé d’imposants exemples de sculptures datant de l’Efflorescence du Pétrole. Sur notre gauche, nous avons vu une statue équestre, celle d’un certain Bolivar, ainsi qu’une pointe en pierre appelée l’aiguille de Cléopâtre. Sur notre droite, un immense Bras métallique tenait une Torche vert-de-gris aussi haute qu’un pin d’Athabaska, adjacente à une Tête couronnée brisée[63]. Ces objets (et les autres du même genre) donnaient une impression à la fois d’audace et de mélancolie, et tandis que nous passions entre eux dans les dernières lueurs du jour, ils ont projeté des ombres qui semblaient les gnomons de monstrueux cadrans solaires.

Notre calèche n’était pas la seule à emprunter ce chemin. De chacune des quatre portes du Parc arrivaient à intervalles réguliers des voitures, chariots ou cavaliers qui se dirigeaient vers le palais exécutif. Les calèches arboraient des dorures, les cavaliers étaient en habit de cérémonie et les lanternes des voitures avaient commencé à luire dans la pénombre de plus en plus épaisse. Les plus raffinés et les plus riches des habitants ou habitantes de Manhattan avaient tous reçu une invitation à cette fête annuelle. Ceux à qui on n’en avait pas adressé prenaient cela comme un affront : pour un éminent Eupatridien, ne pas être invité signifiait souvent avoir la malchance de ne plus jouir des bonnes grâces de l’exécutif, et s’il était sénateur, il pouvait commencer à redouter les coups de poignard dans le dos.

Pétrie de principes parmentiéristes, Calyxa n’a bien entendu pas laissé tout ce spectacle et cet étalage l’impressionner. J’avais espéré qu’elle dissimulerait son mépris pour les Eupatridiens, au moins jusqu’à la fin de la fête. Cet espoir allait être déçu.

Nous sommes arrivés à proximité des vastes écuries du palais exécutif, où des garçons en livrée réceptionnaient les voitures des nombreux invités. Nous sommes descendus de la nôtre et nous nous dirigions vers l’entrée du palais quand nous sommes tombés sur un Aristo furieux qui corrigeait son cocher à coups de canne.

Sa voiture avait perdu une roue, accident que le propriétaire, homme corpulent d’un certain âge, semblait reprocher à son conducteur. Celui-ci, les joues creuses et une sorte de résignation canine dans le regard, était au moins deux fois plus vieux que son maître. Il a supporté la correction avec stoïcisme tandis que l’Aristo l’insultait en termes que je ne peux répéter.

« Que diable ! s’est exclamée Calyxa en découvrant la scène.

— Chut, lui a glissé Sam. C’est Nelson Wieland. Il possède la moitié des usines de relaminage du New Jersey et dispose d’un siège au Sénat.

— Je me fiche que ce soit Crésus à bicyclette, a déclaré Calyxa. Il ne devrait pas se servir de sa canne de cette manière.

— Cela ne nous regarde pas », est intervenue Mme Comstock.

Rien n’a toutefois pu dissuader Calyxa de se diriger droit sur M. Wieland pour l’interrompre dans cette épuisante activité qui consistait à rosser son employé.

« Qu’a fait cet homme ? » a-t-elle demandé.

Wieland l’a regardée en clignant des yeux. Il n’a bien évidemment pas reconnu Calyxa, dont la condition lui a semblé peu claire. À en juger par sa robe, à défaut de son maintien, c’était elle-même une Aristo fortunée… Après tout, n’avait-elle pas été invitée à une réception présidentielle ? Il a fini par décider de lui répondre avec amabilité.

« Vous me voyez confus de vous infliger aussi déplaisant spectacle, a-t-il dit. La négligence de cet homme me coûte une roue… et non seulement la roue, mais aussi l’essieu, et donc la voiture.

— En quoi s’est-il montré négligent ?

— Oh, je ne sais pas trop au juste… Il affirme que l’attelage est passé sur une pierre… que la suspension n’a pas été bien entretenue… en d’autres termes, il trouve toutes les excuses possibles pour dégager sa responsabilité. Je ne m’en laisse bien entendu pas conter. Il essaye d’en faire le moins possible… comme à son habitude.

— Et donc, vous le battez jusqu’au sang ? »

Elle n’exagérait pas : les coups avaient ouvert des plaies qui tachaient la chemise blanche et amidonnée du cocher.

« C’est la seule manière pour que cet événement lui reste en mémoire. C’est un sous-contrat, et un lent.

De toute évidence, non seulement vous êtes un tyran, mais en plus, vous êtes bête# », a dit Calyxa.

Interloqué par cette langue qu’il ne connaissait pas, M. Wieland a une nouvelle fois posé sur Calyxa un regard perplexe, comme on regarde une forme de vie exotique, par exemple une écrevisse, sortie à l’improviste de son milieu naturel. Peut-être l’a-t-il prise pour l’épouse d’un ambassadeur.

« Merci, a-t-il fini par dire, vous me flattez, je n’en doute pas, mais je ne parle pas cette langue et je crains d’être en retard à la réception. » Il a ramassé sa canne pour s’éloigner en hâte.

Calyxa est restée quelque temps en compagnie du cocher battu, avec qui elle a discuté à voix trop basse pour que j’entendisse. Ils ont parlé jusqu’à ce que Sam la rappelât.

« Était-ce nécessaire ? a-t-il demandé.

— Cet homme que vous appelez Wieland est une brute, quelle que soit l’étendue de sa fortune. »

Julian a demandé ce que le cocher blessé avait à dire pour sa défense.

« Il a travaillé presque toute sa vie pour Wieland. C’est le fils d’un forgeron d’une petite ville de Pennsylvanie. Son père l’a vendu à l’usine de Wieland quand sa forge a fait faillite. Il a passé des années à couler des moyeux et les fumées de charbon ont fini par le rendre idiot. C’est à ce moment-là que Wieland l’a pris comme cocher personnel.

— Wieland a donc le droit de le battre s’il le veut. Cet homme est un bien meuble.

— Le droit légal, peut-être, a répondu Calyxa.

— La loi est la loi », a dit Sam.


Le palais exécutif était si grand et si majestueux qu’il aurait pu servir aussi de musée ou de gare. Nous sommes entrés par un portique au plafond digne d’une cathédrale et soutenu par des colonnes de marbre, avant de passer dans une immense salle de réception où les Aristos bavardaient en petits groupes entre lesquels circulaient des serveurs munis de chariots de boissons et d’assiettes de petits aliments. Certains[64] étaient empalés sur des cure-dents. J’ai d’abord trouvé cela frugal pour un dîner présidentiel, jusqu’à ce que Julian m’expliquât qu’il ne s’agissait non du plat principal, mais de simples amuse-gueule destinés à ouvrir l’appétit plutôt qu’à l’assouvir. Nous les avons grignotés en essayant d’apprécier le lambrissage alambiqué, peint d’images tirées de l’histoire des Présidents Pieux, et l’échelle même de l’architecture.

La renommée de Julian l’avait précédé. L’histoire de sa carrière militaire et de sa réapparition soudaine à Manhattan avait d’ailleurs circulé un peu partout. Une fois sa présence remarquée, plusieurs sénateurs sont venus le féliciter de sa bravoure et nombre de jeunes femmes aristos ont tenu à le flatter de leur attention, même s’il ne leur a pas témoigné davantage en retour qu’une simple courtoisie.

Calyxa a considéré ces jeunes femmes à la mode d’un œil sceptique. J’imagine qu’elles ne lui semblaient pas sérieuses. Elles portaient des robes sans manches afin d’exhiber le nombre et le relief de leurs marques de vaccination sur le haut de leurs bras. Mme Comstock a qualifié ces cicatrices de vaines autodécorations : coûteuses, globalement inutiles contre les maladies et dangereuses pour la receveuse. Elle ne se trompait peut-être pas, car plusieurs de ces vaccinées étaient pâles, quand elles ne semblaient pas fiévreuses ou marcher d’un pas qui manquait d’assurance. Mais j’imagine que suivre la mode a toujours un prix, monétaire ou pas.

Julian ne s’est pas montré chiche de présentations, tandis que nous traversions la foule. Il m’a qualifié d’« auteur » ou de « scribe », tandis que Calyxa était « Mme Hazzard, artiste vocale ». Les personnes de l’élite avec qui il a parlé se sont montrées systématiquement quoique brièvement polies avec nous. Nous circulions sans trop d’aisance au sein de cette assemblée d’Eupatridiens enjoués quand le Président des États-Unis a fait sa première apparition.

Il n’est pas entré dans la Salle de Réception, mais nous a salués depuis une espèce de balcon au sommet d’un escalier. Par leur maintien, les sévères Gardes républicains bien armés déployés derrière lui laissaient penser qu’ils auraient peut-être préféré braquer leurs pistolets sur la foule, si l’étiquette n’avait exclu un acte aussi hostile. Le silence s’est fait dans la salle et chaque visage a fini par se tourner vers Deklan le Conquérant.

Je me suis dit que les pièces de monnaie ne lui rendaient pas justice. Ou peut-être était-ce l’inverse. Il était moins bel homme que son image gravée, mais plus imposant, d’une certaine manière. Il ressemblait en effet un peu à Julian, sans le duvet blond sur le menton. J’imaginais en fait que Julian lui ressemblerait, avec quelques années de plus et une partie de sa santé mentale en moins.

Je ne dis pas cela pour dévaloriser le Président. Il ne pouvait sans doute rien à son apparence physique. Ses traits n’étaient pas irréguliers, mais quelque chose suggérait la folie dans ses yeux plissés, son nez aquilin et son sourire patelin et figé. Pas une démence complète, remarquez, juste le genre d’aliénation subtile qui s’attarde à proximité de la santé mentale, qui attend son heure.

J’ai vu Julian grimacer en voyant son oncle. Près de moi, Mme Comstock a failli s’étrangler.

Le Président portait un costume de cérémonie noir qui ressemblait à un uniforme sans en être vraiment un, avec sur la poitrine des médailles qui renforçaient cet effet. Il a salué la foule sans se départir un instant de son sourire. Il a souhaité la bienvenue à tous ses invités, les a remerciés d’être venus et a regretté de ne pouvoir s’entretenir personnellement avec eux, mais les a encouragés à profiter des rafraîchissements. Il a annoncé que le dîner n’allait pas tarder à être servi et qu’il serait suivi par les festivités de l’Indépendance dans le Grand Hall, par d’autres rafraîchissements, par le feu d’artifice sur la Grande Pelouse et enfin par son discours. Il a ajouté que c’était une journée dont la Nation pouvait être fière et qu’il espérait que nous la célébrerions avec vigueur et sincérité, puis a disparu derrière un rideau violet.

Nous ne l’avons revu qu’après le dîner.


En entrant à la queue leu leu dans la salle à manger, nous avons découvert que de petits bibelots qui portaient nos noms nous attribuaient des places précises aux longues tables. Calyxa et moi avions été installés ensemble, mais à distance de nos trois amis. Une malheureuse coïncidence a voulu que s’installât juste en face de nous Nelson Wieland, le brutal industriel qui avait fait si piètre impression sur Calyxa devant les écuries. À côté de lui a pris place un monsieur d’un âge similaire vêtu de soie et de laine, qu’on nous a présenté comme M. Billy Palumbo. La conversation a fait apparaître au moment du potage que M. Palumbo était agriculteur. Il possédait plusieurs grands domaines au nord de l’État de New York, où ses sous-contrats faisaient pousser des haricots et du maïs pour le marché urbain.

M. Wieland a critiqué le potage de courge, qu’il trouvait trop épais.

« Il m’a l’air très bien, à moi, a répliqué M. Palumbo. J’aime qu’un bouillon tienne au corps. Qu’est-ce que vous en dites, madame Hazzard ?

— Il est sûrement très bien, a répondu Calyxa avec indifférence.

— Mieux que ça, ai-je ajouté. J’ignorais qu’on pouvait rendre aussi savoureuse une simple courge, ou même en récolter à cette époque de l’année.

— J’en ai goûté de meilleurs », a assuré Wieland.

La discussion s’est poursuivie dans cette veine culinaire pendant tout le repas. On a servi des oignons bouillis : trop ou pas assez cuits, nous en avons débattu. Des médaillons d’agneau : découpés trop saignants, d’après Palumbo. Des pommes de terre : cueillies jeunes. Le café, trop fort pour la constitution de M. Wieland. Et ainsi de suite.

Le temps qu’on nous servît le dessert – de la crème glacée à la gaulthérie, une nouveauté pour moi –, Calyxa semblait prête à jeter sa portion sur Palumbo et Wieland, s’ils ne cessaient pas de discuter nourriture. Elle a toutefois lancé un autre genre de projectile. « Vos sous-contrats mangent-ils aussi bien, monsieur Palumbo ? » a-t-elle soudain demandé.

La question a pris l’intéressé par surprise. « Eh bien, pas vraiment. » Il a souri. « Imaginez qu’on leur serve de la crème glacée ! Ils seraient vite trop corpulents pour travailler[65].

— Ou peut-être travailleraient-ils plus dur, s’ils savaient pouvoir espérer ce genre de choses à la fin de la journée.

— J’en doute vraiment. Êtes-vous une radicale, madame Hazzard ?

— Je ne me considère pas ainsi.

— Vous m’en voyez ravi. La compassion, c’est très bien, mais déplacée, elle est dangereuse. Mes nombreuses années à surveiller les sous-contrats m’ont appris qu’il ne faut jamais les traiter que de manière très stricte. Ils confondent bonté et faiblesse. Et s’ils décèlent de la faiblesse chez un Propriétaire, ils en profitent. Ils sont connus pour leur paresse et trouvent toujours un moyen de s’y adonner.

— Tout à fait, a glissé M. Wieland. Prenez par exemple ce domestique que vous m’avez vu corriger plus tôt dans la soirée. “Ce n’est qu’une roue cassée”, pourriez-vous penser. Mais laissez faire, et demain il y aura deux roues cassées, ou une dizaine.

— Oui, ça fonctionne selon cette logique, a convenu Palumbo.

— Logique qui, poussée à son terme, a dit Calyxa, pourrait indiquer que les hommes qui travaillent à leur corps défendant ne font pas les ouvriers les plus efficaces.

— Madame Hazzard ! Mon Dieu ! s’est exclamé Palumbo. Si les sous-contrats sont maussades, c’est uniquement parce qu’ils n’arrivent pas à se rendre compte de la chance qu’ils ont. Avez-vous ce film populaire, Le Choix d’Eula ?

— Oui, mais je ne vois pas le rapport.

— Il explique très succinctement les origines du système des contrats. Un marché a été conclu vers la fin de la Fausse Affliction, les mêmes termes ont cours aujourd’hui.

— Croyez-vous en la théorie de la Dette Héritable, monsieur Palumbo ?

— “La Dette Héritable” est l’expression utilisée par les radicaux. Vous devriez vous montrer plus prudente dans vos lectures, madame Hazzard.

— C’est une question de possession, a coupé Wieland.

— Exactement, a dit Calyxa, car les sous-contrats n’en ont aucune… en réalité, ce sont des possessions.

— Pas du tout. Vous calomniez les personnes que vous entendez défendre. Bien entendu qu’ils ont des possessions : leur corps, leur savoir-faire, quand ils en ont, et leur capacité à travailler. S’ils n’ont pas l’air de posséder ces choses, c’est uniquement parce que la marchandise a déjà été vendue. Ça s’est passé comme dans le film mentionné par M. Palumbo. Les réfugiés de la Chute des Villes ont troqué les seuls biens qu’ils possédaient – leurs mains, leurs cœurs et leurs votes – contre de la nourriture et un abri en une époque difficile.

— Une personne ne devrait pas pouvoir se vendre elle-même, a estimé Calyxa, et encore moins vendre son vote.

— Si une personne se possède elle-même, alors elle doit pouvoir se vendre. Quel serait sinon le sens du mot possession ? Quant au vote, il n’en est pas privé, son droit de vote existe toujours, il l’a juste transmis à son employeur terrien, qui l’exerce pour lui.

— Oui, afin que les Propriétaires puissent contrôler cette chose lamentable qui nous sert de Sénat… »

C’était peut-être la parole de trop. Les têtes de certains des convives placés à proximité se sont tournées dans notre direction et Calyxa a rougi en baissant le ton. « Je veux dire, ce sont des opinions que j’ai lues. De toute manière, le marché que vous décrivez a été conclu il y a plus d’un siècle, s’il l’a vraiment été. De nos jours, les gens naissent déjà sous contrat.

— Une dette est une dette, madame Hazzard. L’obligation ne cesse pas simplement parce qu’un homme a eu la malchance de mourir. Si vos possessions passent de droit à ceux qui vous survivent, il en est de même pour vos obligations. Qu’avez-vous lu qui vous a laissée en proie à de tels malentendus ?

— Un certain… Parmentier, je crois, a indiqué Calyxa en feignant l’innocence.

— Parmentier ! Ce terroriste européen ! Dieu du Ciel, madame Hazzard, vous avez vraiment besoin qu’on vous guide dans vos études ! » Wieland m’a jeté un coup d’œil accusateur.

« J’ai recommandé les romans de M. Charles Curtis Easton, ai-je indiqué.

— L’extension de l’alphabétisation, voilà le problème, a estimé Palumbo. Oh, je suis tout à fait favorable à un degré raisonnable d’alphabétisation… Un journaliste de profession comme vous, monsieur Hazzard, partage sûrement cette opinion. Mais c’est une tendance contagieuse. Elle se répand, et le mécontentement avec elle. Laissez entrer un homme qui sait lire et écrire, il apprendra à le faire aux autres et ils ne liront pas les œuvres approuvées par le Dominion, mais de la pornographie, ou les publications bon marché de la pire espèce, ou encore des tracts politiques séditieux. Parmentier ! Eh bien, madame Hazzard, il y a tout juste une semaine, j’ai acheté à un planteur d’Utica un lot de trois cents hommes dont le prix semblait avantageux. Je les ai gardés un certain temps à l’écart du reste de mon cheptel, une espèce de période de quarantaine, et bien m’en a pris, car il s’est avéré que la lecture se propageait parmi eux et que des pamphlets parmentiéristes circulaient librement. Ce genre de chose peut ruiner une Propriété entière, si on la laisse se répandre sans y prendre garde. »

Calyxa n’a pas demandé ce que M. Palumbo avait fait pour empêcher que l’alphabétisation se répandît parmi son « cheptel », peut-être par crainte de la réponse. Son visage a toutefois trahi ses sentiments. Elle s’est tendue et j’ai redouté qu’elle fût sur le point de jeter une autre accusation sur son vis-à-vis, ou peut-être une fourchette. Par chance, on a alors débarrassé les assiettes à dessert.


Des boissons enivrantes ont circulé en abondance après le repas, dont de coûteuses abominations comme le Champagne et le Vin Rouge. J’ai gardé mes distances, même si les Eupatridiens s’en approchaient comme des chevaux d’un abreuvoir.

Deklan Comstock a fait une nouvelle apparition à un autre balcon d’intérieur – il préférait se placer à une hauteur de domination, d’après Julian – pour nous inviter à passer dans la salle de bal attenante, où l’orchestre jouerait des airs patriotiques. Nous avons obéi. La musique a commencé aussitôt et certains des Aristos, bien imbibés de liquides forts, ont commencé à danser. Je ne dansais pas, et Calyxa ne voulait pas, aussi avons-nous cherché une compagnie aimable, loin de MM. Wieland et Palumbo.

Nous avons trouvé de la compagnie – à moins qu’elle nous eût trouvés –, mais elle n’a rien eu d’agréable, en fin de compte.

« Monsieur Hazzard », a dit une voix retentissante.

En me retournant, j’ai découvert un homme en vêtements sacerdotaux.

J’ai supposé avoir affaire à un haut fonctionnaire du Dominion, car il portait un feutre à large rebord doublé d’argent, une sobre veste noire et une chemise de coton très soignée sur laquelle était brodée au fil d’or la mention Jean 3:16. Je n’ai pas reconnu son visage, rond et rougeaud. Il tenait un verre rempli à mi-hauteur d’un liquide ambre et son haleine m’a rappelé les alambics en cuivre que Ben Kreel découvrait et détruisait dans les quartiers des sous-contrats, à Williams Ford. Ses yeux brillaient à cause de la boisson ou de l’intrigue.

« Vous me connaissez, mais l’inverse n’est pas vrai, ai-je dit.

— Bien au contraire, je ne vous connais pas du tout, j’ai juste lu votre opuscule consacré à Julian Comstock et quelqu’un a eu l’amabilité de vous désigner à moi. » Il a tendu celle de ses mains qui ne tenait pas le verre. « Je m’appelle Simon Hollingshead, je suis diacre dans le diocèse de Colorado Springs. »

Il a annoncé cela comme on dit une banalité. Ce n’en était pas une. Ce titre simple donnait une fausse idée de son importante position dans la hiérarchie du Dominion. En réalité, les seuls ecclésiastiques placés au-dessus des diacres de Colorado Springs étaient les soixante-dix membres du Haut-Conseil du Dominion lui-même.

Le pasteur Hollingshead avait la main chaude et humide. Je l’ai lâchée dès que j’ai pu le faire sans offenser son propriétaire.

« Qu’est-ce qui vous amène dans l’Est ? a demandé Calyxa avec circonspection.

— Mes devoirs ecclésiastiques, madame Hazzard… rien que vous ne pourriez comprendre.

— Au contraire, ça paraît fascinant.

— Eh bien, je ne peux en parler aussi librement que je le souhaiterais, mais les grandes villes de l’Est doivent être reprises en main de temps en temps. Livrées à elles-mêmes, elles tendent à s’éloigner de l’orthodoxie. Les Églises non affiliées poussent comme des champignons. Le mélange des classes et des nationalités a une influence dégénérative bien connue.

— Les gens de l’Est boivent peut-être trop, n’ai-je pu m’empêcher de dire.

— “Le vin qui réjouit le cœur de l’homme” », a cité le diacre, même si son verre semblait contenir un liquide plus fort que le vin[66]. « Je suis venu protéger une doctrine sacrée, et non la sobriété individuelle. Boire n’est pas un péché, même si l’ivresse en est un. Est-ce que je vous semble ivre, monsieur Hazzard ?

— Pas du tout, pas visiblement. Quelles sont les doctrines sacrées menacées ?

— Celles qui interdisent le laxisme dans la direction des ouailles. Le clergé de l’Est laisse passer les choses les plus sacrément folles, si vous me passez l’expression. La lubricité, la licence, la luxure…

— Les péchés allitératifs, a tranquillement dit Calyxa.

— Mais assez avec mes problèmes. Je voulais simplement vous féliciter pour votre récit des aventures militaires de Julian Comstock. »

Je l’ai remercié avec affabilité en jouant au modeste.

« Les jeunes gens ont accès à très peu de littérature édifiante. Votre travail est exemplaire, monsieur Hazzard. À ce que je vois, il n’a pas encore reçu l’imprimatur du Dominion. Cela peut s’arranger. »

L’offre était généreuse, qui pouvait conduire à un accroissement des ventes, aussi ai-je pensé que nous devrions éviter d’offenser inutilement le pasteur Hollingshead. Calyxa était toutefois d’humeur mordante, et ni le rang ni les pouvoirs ecclésiastiques du diacre ne l’impressionnaient.

« Colorado Springs est une grande ville, a-t-elle dit. N’y a-t-il pas là-bas des problèmes dont vous pourriez prendre soin ?

— Bien sûr que si ! La corruption peut se glisser n’importe où. Colorado Springs est le cœur et l’âme même du Dominion, mais vous avez raison, madame Hazzard, le vice y naît comme partout ailleurs. Même dans ma propre famille… »

Il a alors hésité, semblé ne pas trop savoir s’il devait continuer. Peut-être l’alcool lui avait-il fait perdre confiance dans sa langue. À mon grand désarroi, Calyxa n’a pas changé de sujet. « Du vice, dans la famille d’un diacre ?

— Ma propre fille en a été victime. » Il a baissé la voix. « Je n’en parle pas, en temps ordinaire. Mais vous me semblez une jeune femme sérieuse. Vous ne dénudez pas vos bras comme nombre des dames présentes, vous ne vous couvrez pas la peau d’horribles marques de vaccination.

— J’ai la réputation d’être pudique », a affirmé Calyxa alors même qu’elle avait insisté pour porter précisément une de ces tenues sans manches… ce que Mme Comstock n’avait pas permis.

« Alors je ne vous choquerai pas en mentionnant, euh…

— Les vices déplaisants peuvent me choquer, diacre Hollingshead, pas les mots qui les décrivent. Comment parvenir à éradiquer un problème si on ne peut pas le nommer ? »

Elle le manipulait, mais Hollingshead était trop vertueux ou trop ivre pour le comprendre. « Homosexualité, a-t-il chuchoté. Ce mot-là, le connaissez-vous, madame Hazzard ?

— La rumeur d’un tel comportement a parfois atteint mes oreilles. Votre fille serait-elle…

— Dieu m’en préserve ! Non, Marcy est une enfant modèle. Elle a désormais vingt et un ans. Mais comme elle reste à marier, elle a attiré l’attention d’une catégorie de femmes dépravées.

— À Colorado Springs !

— Oui ! Cela existe ! Et continuera d’exister, malgré tous mes efforts pour l’éradiquer.

— De quels efforts parlez-vous ?

— Tant la Police municipale que la branche d’enquête du Dominion ont été saisies de l’affaire. Inutile de vous dire que je ne laisse jamais Marcy aller quelque part sans surveillance. Il y a toujours quelqu’un qui l’observe, même si elle ne le sait pas.

— Est-il vraiment sage d’espionner sa propre fille ?

— Assurément, si cela la protège.

— Mais est-ce bien le cas ?

— Cela l’a sauvée à plusieurs reprises de la ruine absolue. Marcy semble à peu près incapable de quitter la maison sans entrer fortuitement dans une taverne dépravée quelconque. Bien entendu, nous faisons fermer tous les établissements de ce genre que nous découvrons. Plus d’une dépravée a essayé de faire de Marcy son amie particulière. Ces femmes ont été arrêtées et interrogées.

— Interrogées !… Pourquoi ?

— Parce qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence, a affirmé le diacre pris de boisson. De toute évidence, certains groupes de déviants ont ciblé ma fille. Nous interrogeons ces femmes afin de découvrir le lien entre elles.

— Y avez-vous réussi ?

— Hélas, non. Même sous la coercition la plus extrême, aucune n’a admis s’intéresser à Marcy par préméditation et toutes nient la moindre connaissance d’une quelconque conspiration.

— Les interrogatoires ne sont en général pas si stériles, si je comprends bien », a dit Calyxa, et j’ai vu à son visage de plus en plus coloré qu’elle n’approuvait pas l’enthousiasme avec lequel le diacre s’attaquait aux épineux problèmes du vice et de la torture.

« Non, en effet. Nos enquêteurs sont versés dans l’art d’extraire des informations aux plus réticents… le Dominion les forme dans ce but.

— Comment expliquez-vous alors leur échec dans cette affaire ?

— Le vice possède des profondeurs insoupçonnées…, a dit le diacre d’un air mécontent. Il se cache d’instinct loin de la lumière.

— Et on le trouve si près de nos foyers, a dit Calyxa avant d’ajouter à voix basse : On aurait peut-être dû torturer votre fille aussi#. »

Je m’attendais à ce que le diacre Hollingshead ne tînt aucun compte de cette remarque incompréhensible. Il y a pourtant réagi. Il s’est redressé avec raideur de toute sa taille, les traits soudain durs.

« Je ne suis ni idiot ni inculte#, madame Hazzard. Si vous vous moquez de moi, je me verrai dans l’obligation de lancer un mandat d’arrêt contre vous#. »

J’ignorais la signification de cet échange, mais Calyxa a pâli et reculé d’un pas.

Hollingshead s’est tourné vers moi. Il a retrouvé le sourire, même si celui-ci semblait forcé. « À nouveau, toutes mes félicitations pour ce succès, monsieur Hazzard. Votre travail vous honore. Une belle carrière vous attend. Je forme l’espoir que rien ne l’entrave. » Il a bruyamment bu une gorgée d’alcool avant de s’éloigner.


Je n’ai pas l’intention de laisser au lecteur l’impression que nous avons uniquement rencontré à la Réception présidentielle des Eupatridiens rustres ou tyranniques. Nombre d’entre eux, peut-être la plupart, étaient tout à fait agréables, sur le plan individuel. Plusieurs des hommes étaient yachtmen et j’ai pris plaisir à les écouter discourir avec entrain de sujets nautiques, même si je n’aurais pu réduire une grand-voile si ma vie en avait dépendu.

Mme Comstock connaissait de nombreuses épouses. Beaucoup d’entre elles ont été stupéfaites de la voir là, si longtemps après le décès de son mari, mais accoutumées aux revirements de la faveur présidentielle, elles n’ont pas tardé à lui faire bon accueil.

Sam a passé son temps avec les militaires, dont quelques éminents généraux et généraux de division. J’imagine qu’il jaugeait leur attitude vis-à-vis du généralissime, ou qu’il essayait de réunir des indices sur les intentions du Président à l’égard de son neveu. Tout cela dépassait toutefois mon entendement. Julian était quant à lui plongé dans une grande conversation avec ce qu’il m’a décrit comme un véritable Philosophe : un professeur de Cosmologie de la nouvellement réformée université de New York. L’homme ne manquait pas de théories intéressantes, d’après Julian, sur la vitesse de la lumière, l’origine des étoiles et d’autres sujets tout aussi sophistiqués. Placé sous la coupe du Dominion, il ne pouvait toutefois s’exprimer aussi librement qu’il l’aurait aimé. Il avait néanmoins bénéficié d’un accès aux Archives du Dominion, et il a fait allusion aux trésors scientifiques et artistiques que celles-ci renfermaient.

L’hilarité générale provoquée par l’ingestion de Vin de Raisin et autres n’a pas tardé à atteindre de nouveaux sommets. L’orchestre avait temporairement cessé de jouer – Calyxa a émis l’hypothèse qu’il était sorti fumer des cigarettes de chanvre derrière les écuries –, mais est revenu en à peu près bon état et de meilleure humeur juste au moment de la troisième apparition de Deklan Comstock sur un des balcons en marbre.

Cette fois-ci, le Président a attiré notre attention sur les plus distinguées des personnes présentes dans la foule, dont le Président du Sénat, le diacre Hollingshead, plusieurs éminents Propriétaires terriens, le ministre de la Santé, les ambassadeurs chinois et nippons (qui s’étaient regardés non sans inquiétude d’un bout à l’autre de la salle) et autres dignitaires. Il a ensuite produit son sourire malsain et ajouté : « Est présent aussi, après les aventures qu’il a vécues en défendant l’Union au Labrador, mon bien-aimé neveu Julian Comstock, ainsi que son célèbre Scribe M. Adam Hazzard et son ancien tuteur Sam Godwin. »

Entendre mon nom prononcé par cet homme m’a perturbé et j’ai senti un frisson me remonter la colonne vertébrale.

« M. Hazzard, a poursuivi le Président, jouit d’un immense et délicat talent littéraire, et j’ai récemment appris qu’il a une épouse tout aussi talentueuse. Mme Hazzard est chanteuse, aussi ai-je pensé qu’elle pourrait nous gratifier d’une ballade ou d’un morceau similaire, maintenant que l’orchestre s’est échauffé. Mme Hazzard ! » Il a fait semblant de s’abriter les yeux pour les protéger de la lumière. « Mme Hazzard, consentiriez-vous à distraire ces messieurs et ces dames ? »

Calyxa crispait la mâchoire de mécontentement… Deklan Comstock tentait de toute évidence de l’humilier, et Julian par son intermédiaire, en révélant à l’assemblée qu’elle était chanteuse de cabaret… elle n’a toutefois pas osé refuser l’invitation. « Tiens-moi mon verre, Adam », m’a-t-elle dit d’une voix impassible[67] avant de monter sur la scène rejoindre les musiciens.

Tout aussi surpris par la tournure des événements, le chef d’orchestre a posé sur mon épouse un regard sans expression, s’attendant peut-être à ce qu’elle énonçât le titre d’une chanson connue… Where the Sauquoit Meets the Mohawk, par exemple, ou un autre morceau respectable.

Calyxa n’était toutefois pas du genre à faire ce qu’on attendait d’elle, surtout quand il s’agissait d’obéir à un tyran tel que Deklan Comstock. Elle a regardé l’océan des visages eupatridiens devant elle. Cela a été un moment difficile. Elle n’a pas parlé, ni même souri, juste soulevé son encombrante jupe pour se mettre à taper du pied. Cette activité a amusé certains des Aristos et n’a pas montré ses chevilles sous leur meilleur jour, mais a mis en place un laconique tempo martial que le batteur a bientôt repris.

Puis, sans prélude, elle a entonné :

Piston, Métier à tisser et Enclume :

Nous habillons et armons la nation,

Et nous nous échinons comme de coutume,

Les gars, pour une bien maigre ration.

Les Eupatridiens présents dans la pièce ont tout d’abord été sous le choc. Nombre d’entre eux connaissaient ce chant, ou l’avaient entendu aux lèvres de domestiques rebelles dans les cuisines et les caves. Ceux à qui il n’était pas familier le connaissaient de réputation. Les paroles en étaient de toute manière d’une sympathie explicite pour l’homme du peuple.

Les silences et hoquets de surprise n’ont pas découragé Calyxa, même si le batteur a raté un temps ou deux. Elle a achevé le refrain et s’est lancée dans le premier couplet qui, comme tous ceux de ce long chant encyclopédique, dénonçait les souffrances d’une catégorie d’ouvriers aux mains d’un Industriel ou d’un Propriétaire.

Les têtes se sont tournées vers le Président Deklan Comstock, comme pour évaluer sa réaction. Était-il furieux ? Se sentait-il insulté ? La Garde républicaine allait-elle sortir ses pistolets et mettre abruptement fin au tour de chant ?

Deklan le Conquérant ne semblait toutefois pas en colère. Il a levé la main en un simulacre de salut.

Ce petit geste a fait comprendre aux Eupatridiens que, du moins pour la soirée, les convenances habituelles n’avaient plus cours. Ils en ont conclu que la représentation de Calyxa n’était pas une Protestation, mais une espèce de Spectacle délibérément ironique. Piston, Métier à tisser et Enclume chanté au palais exécutif ! Cela avait la logique délicieusement inversée d’une bacchanale. Quelques-uns des Aristos les plus astucieux se sont mis à battre des mains en mesure.

Leur réaction a donné courage au reste de l’orchestre, qui s’est mis à jouer. Les musiciens, qui connaissaient tous la mélodie, se sont lancés dans de petits trilles et arpèges autour de la puissante voix de Calyxa. Calyxa elle-même a continué comme si aucune de ces nuances n’avait d’importance : c’était le chant qu’elle comptait interpréter, aussi l’interprétait-elle.

« Qu’elle soit bénie », a dit Julian, venu se placer à mes côtés.

Cette représentation incongrue n’a pas été du goût de certaines des personnes présentes. M. Wieland, M. Palumbo et le diacre Hollingshead formaient un groupe renfrogné aux bras croisés. Wieland et Palumbo, qui travaillaient en contact direct avec des sous-contrats, savaient ce qu’il en était de ce chant : il s’agissait d’un poignard pointé sur leur gagne-pain. Le diacre Hollingshead était moins directement concerné, qui soutenait pourtant sans conditions le statu quo et avait peut-être torturé des hommes ayant osé de tels couplets en sa présence. Même l’indulgence du Président ne pouvait persuader ces notables de relâcher leur vigilance.

J’ai d’ailleurs commencé à m’inquiéter de leur santé. La complexion du déjà rougeaud Wieland s’est encore assombrie, si bien que sa tête a fini par ressembler à une betterave enfoncée dans un col de chemise, Palumbo obtenant de son côté des résultats presque aussi remarquables.

Julian m’avait un jour raconté une histoire de plongeurs sous-marins. Il était devenu depuis quelque temps possible pour des Dépoteurs en combinaison de caoutchouc étanche, alimentée en air par une pompe depuis la surface, de descendre dans les eaux troubles qui entouraient les ruines d’une ville côtière. Cette activité parfois lucrative était toutefois extrêmement dangereuse. Elle permettait souvent de rapporter de nouveaux trésors de sites qui, sur terre, avaient été nettoyés. Sauf que pour chaque antiquité de valeur ainsi obtenue, il fallait risquer une vie humaine.

Les océans présentent cette étrange caractéristique que la pression de l’eau augmente avec la profondeur. D’après Julian, on racontait parmi ces Dépoteurs sous-marins qu’un plongeur, s’il se retrouvait sans son attache dans une eau assez profonde, pouvait couler si loin que le poing de la mer le broierait. Pire, la pression de l’eau le roulerait comme un tube de dentifrice. Son corps enrobé de caoutchouc serait écrasé et forcé à pénétrer dans le casque, si bien que sa personne tout entière se retrouverait concentrée dans cette coquille métallique comme un ragoût sanglant dans un bol à l’envers… jusqu’à ce que le casque lui-même explosât !

Bien entendu, d’ordinaire, c’était fatal.

J’ai repensé à cette légende (qui peut être vraie, pour ce que j’en sais) en regardant Wieland, Palumbo et Hollingshead. À chaque nouveau couplet – celui sur le mineur de fond enseveli, celui sur la couturière réduite à l’indigence et à la prostitution par son employeur, celui sur l’employé du rail coupé en deux par un train fou –, davantage de sang montait à la tête de ces messieurs indignés, au point que j’ai fini par me demander s’ils n’allaient pas tout simplement tomber morts ou si leurs crânes n’allaient pas éclater comme du raisin pressé.

Peut-être un rien fâchée par la chaleur avec laquelle on accueillait à présent ses couplets, Calyxa en a produit d’encore plus radicaux, qui traitaient les propriétaires de Tyrans et les sénateurs d’imbéciles. « Je ne suis pas sûre que ce soit particulièrement bienséant », a dit Mme Comstock non loin de moi. Le Président continuait toutefois de sourire (même si son sourire n’avait rien d’allègre) et les Eupatridiens, dans l’ensemble, persistaient d’un air narquois à confondre insulte et ironie.

J’ai commencé à croire que Calyxa avait épuisé son inventivité – cela n’aurait pas forcément été une mauvaise chose – quand elle s’est avancée jusqu’à l’extrême limite de la scène. Plongeant à ne pas s’y tromper son regard droit dans les yeux de Nelson Wieland l’industriel, et sans cesser de battre le rythme du pied, elle a chanté :

Un forgeron avait un fils, que je connais,

Qui a appris à laminer du vieil acier

Et qui a coulé les essieux

Des voitures de cossus messieurs.

La chaleur n’a pas que du bon,

Non plus les vapeurs de charbon…

Et il fut brisé sur la roue

Oh, il fut brisé sur la roue !

Piston, Métier à tisser et Enclume :

Nous habillons et armons la nation…

S’il restait le moindre doute qu’elle eût tout spécialement improvisé ce couplet pour M. Wieland, ce dernier ne l’a pas partagé. Ses yeux lui sont sortis des orbites. Il a serré les poings… son corps tout entier a d’ailleurs semblé se contracter. Comme si les profondeurs de l’océan l’avaient pris dans leur poigne.

Apparemment satisfaite de la réaction obtenue, Calyxa a terminé le refrain pour s’adresser à Billy Palumbo l’agriculteur :

Les sous-contrats par le Proprio enfermés

Comme des têtes de bétail sont vendus ou achetés

Mais l’homme n’est pas vraiment idiot,

Et tu sais quoi le Proprio ?

Mais tout ce que tu as acquis

N’est qu’un horrible ramassis

De vilains révolutionnaires,

Oh ! De vilains révolutionnaires…

M. Palumbo n’était pas davantage habitué que M. Wieland à ce genre d’insolences. Je l’ai observé avec une profonde appréhension tandis que saillaient les veines sur et autour de son visage. La légende des Dépoteurs plongeurs qui explosaient m’est une fois de plus revenue en mémoire.

Puis, inévitablement, est venu le tour du diacre Hollingshead. Tandis qu’elle répétait le refrain, le pasteur la regardait avec malveillance. Calyxa, qui avait défié Job et Utty Blake, n’allait cependant pas se laisser intimider par un simple ecclésiastique du Dominion, tout diacre fut-il. Sa voix était son gourdin et elle avait bien l’intention de s’en servir. Elle a chanté – con brio, comme disent les compositeurs :

La barmaid du Colorado n’a pas tremblé

Quand le diacre et ses hommes sont venus l’arrêter,

Elle a souffert dans sa fierté

Mais ils l’ont frappée au visage

Et quand elle a perdu courage

Elle a confessé son péché :

« La fille du diacre m’a embrassée !

Oh ! Sa fille m’a embrassée ! »

Piston, Métier à tisser et Enclume…

Il y a soudain eu un éclair lumineux et un bruit de tonnerre… J’ai regardé avec appréhension dans la direction de Hollingshead, mais le diacre n’avait rien, il s’agissait simplement du début des feux d’artifice sur la Grande Pelouse. L’orchestre a tout à coup cessé de jouer et nous sommes tous sortis, non sans un certain soulagement.


Calyxa s’est assise près de moi, essoufflée par ses efforts, et j’ai été très fier d’elle, bien qu’un peu inquiet, tandis que les feux d’artifice de la fête de l’Indépendance crépitaient dans la chaleur de l’air nocturne au-dessus du palais exécutif.

Elle avait sans doute compromis la moindre possibilité que mon opuscule sur Commongold reçût l’imprimatur du Dominion, mais cela n’avait guère d’importance… il se vendait assez bien sans lui. De toute manière, si Deklan Comstock avait eu l’intention d’humilier Calyxa, je trouvais qu’il avait obtenu en échange davantage qu’il ne s’y attendait.

Nous sommes restés assis sur des gradins en bois pendant toute la durée du feu d’artifice. Une loge spéciale accueillait le Président et quelques alliés proches, parmi lesquels, me suis-je aperçu avec consternation, le diacre Hollingshead. Calyxa et moi nous trouvions en compagnie de Julian, Sam et Mme Comstock parmi les simples Eupatridiens.

« Il y a des augures à lire dans de tels événements, a dit Sam à voix basse. Qui y assiste ou non… Qui parle à qui… Qui sourit ou se renfrogne… Tout cela peut être lu, à la manière d’une cartomancienne dans un paquet de cartes.

— Quel destin présages-tu ? ai-je demandé.

— L’amiral commandant de la Marine n’est pas là. C’est inhabituel. Il n’y a aucun représentant de l’armée des Deux Californies… vraiment mauvais signe. Le Dominion est favorisé. Le Sénat, ignoré.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir décrypter ces signes-là.

— Nous en apprendrons davantage quand le Président parlera. C’est à ce moment-là que le couperet tombera, Adam… s’il tombe.

— Un couperet au sens propre, ou métaphorique ? me suis-je enquis avec anxiété.

— Ça reste à voir. »

Voilà qui était inquiétant, mais je n’y pouvais rien faire et j’ai essayé d’apprécier le spectacle avant qu’il fût terminé. L’ambassadeur chinois avait fait venir des engins incendiaires de sa propre République, en guise de cadeau au Président. Les Chinois sont experts en armements et en poudre à canon. La présence de cet ambassadeur, ainsi que sa largesse manifeste, a d’ailleurs fait naître la rumeur que Deklan Comstock essayait d’acheter à la Chine des armes de pointe qui lui permettraient en quelque sorte de contrebalancer le Canon chinois des Hollandais[68].

Le feu céleste était assurément une excellente publicité pour le savoir-faire chinois. Je n’avais jamais vu pareille démonstration. Oh, nous avions eu des feux d’artifice à Williams Ford… de très jolis qui m’avaient impressionné durant mon enfance. Celui-là était toutefois nettement plus spectaculaire. L’odeur de cordite a imprégné le tiède air estival et dans le ciel ont crépité d’Occultes Étoiles Rayonnantes, du Feu Bleu, des Salamandres Tournoyantes, des Brise-Baril et autres engins exotiques. C’était presque aussi bruyant qu’un duel d’artillerie et j’ai dû me retenir de tressaillir à chaque déplaisant souvenir de guerre que réveillaient ces explosions et ces odeurs infectes. Je n’ai toutefois pas oublié qu’il s’agissait de la fête de l’Indépendance à Manhattan, non de l’hiver à Chicoutimi, et Calyxa m’a apaisé en mettant le bras sur mes épaules quand elle a vu que je tremblais.

Le spectacle s’est achevé au bout d’une bonne demi-heure avec une Croix de Feu au-dessus de Lower Manhattan comme la bénédiction d’un Ange incendiaire. L’orchestre a joué The Star-Spangled Banner. L’assemblée d’Eupatridiens a applaudi avec vigueur l’hymne national, puis est venu le moment pour Deklan Comstock de prononcer le dernier discours de la soirée.

Le palais exécutif, entièrement électrifié, était alimenté par des dynamos dont on avait confié la conception et le fonctionnement aux plus habiles des techniciens de l’Union. Une puissante lumière artificielle s’est déversée sur l’estrade dressée pour le Président[69]. Celui-ci est monté sur la plate-forme temporaire en bois, a appuyé une main de chaque côté du podium et s’est mis à parler.

Il a commencé par des sermons et des platitudes adaptées à l’occasion. Il a évoqué la Nation et la formation de celle-ci durant un acte de rébellion contre l’impie Empire britannique. Il a cité le grand Philosophe Patriotique du dix-neuvième siècle, M. John C. Calhoun[70]. Il a décrit de quelle manière la Nation originelle avait été corrompue par le pétrole et l’athéisme, jusqu’à la Reconstruction consécutive à la Fausse Affliction. Il a parlé des deux grands généraux ayant exercé la présidence en période de crise nationale, Washington et Otis, en citant leurs noms comme s’il s’agissait d’amis personnels.

Cela a fini par le conduire au sujet de la guerre. Sa voix s’est alors animée davantage et ses gestes ont témoigné qu’il s’agissait là d’une priorité personnelle.

« Elle a beau nous faire très envie, a-t-il dit, la paix permanente est un rêve. La guerre, par contre ! La guerre fait partie intégrante de l’ordonnancement divin de l’univers, sans lequel le monde baignerait dans l’égoïsme et le matérialisme. La guerre est le vaisseau même de l’honneur, et qui de nous pourrait supporter un monde dépourvu de la divine folie de l’honneur ? Cette foi est particulièrement sincère et adorable qui conduit un soldat à sacrifier sa vie dans l’obéissance à un devoir aveuglément accepté, pour une cause qu’il comprend mal, durant une campagne dont il n’a qu’une faible notion, conformément à des tactiques dont il ne voit pas l’usage[71]. Sur le champ de bataille, où la vie et la mort d’un homme dépendent du caprice d’une balle ou du verdict d’une baïonnette, l’existence est à son meilleur et à son plus sain. »

« Voilà une définition de la santé que je ne connaissais pas », a dit Julian, mais Sam l’a fait taire.

« À ce jour, a déclaré Deklan le conquérant, nous avons connu au Labrador des succès notables ainsi que de regrettables échecs. L’échec est inévitable dans toute guerre, inutile de le préciser. Les campagnes ne se terminent pas toutes par une victoire. Mais le nombre d’échecs au cours des derniers mois donne crédit à une consternante possibilité : celle que les résultats de l’armée des Laurentides s’expliquent par la trahison plutôt que par le hasard. » L’expression du Président s’est tout à coup faite sombre et judiciaire, suscitant un mouvement de recul parmi son public. « C’est pourquoi j’ai pris aujourd’hui d’audacieuses mesures pour consolider et améliorer nos forces armées. Plusieurs généraux de division, que je ne nommerai pas, ont été emprisonnés à l’instant où je vous parle. Ils seront jugés publiquement et auront tout loisir de reconnaître et abjurer leurs complots avec les Hollandais. » Sam a gémi tout bas : des hommes qu’il connaissait et respectait figuraient sans doute parmi ces généraux de division dont le nom n’avait pas été donné.

« Ces traîtres seront remplacés, a poursuivi Deklan le Conquérant, par des hommes issus du rang qui se sont distingués au combat. Nous pouvons donc enfin nous attendre à renouer avec le succès dans nos efforts pour contrôler l’ensemble de ce continent sacré ainsi que les voies navigables d’une importance stratégique qui conduisent au nord de celui-ci. »

Il s’est tu pour boire une gorgée d’eau. Sans les feux d’artifice, la nuit semblait très noire.

« Mais les nouvelles ne sont pas toutes mauvaises. Loin de là ! Nous avons eu notre part de succès. Je n’ai besoin que de citer l’exemple de la campagne du Saguenay avec la libération de la ville de Chicoutimi, qu’occupaient les Mitteleuropéens. Et laissez-moi répéter, non sans une certaine fierté familiale, que mon propre neveu Julian a joué un rôle crucial dans cette bataille. »

Le Président a alors souri une nouvelle fois avant de marquer un temps d’arrêt qui invitait aux applaudissements. Nerveux, les Eupatridiens se sont dépêchés de les lui accorder.

« Viens donc là, Julian, a lancé le Président, viens près de moi ! »

C’était l’humiliation que Deklan Comstock avait mise en réserve depuis le début de la soirée. Donner Calyxa en spectacle n’en était que le prélude. Il allait obliger à venir à ses côtés le fils de l’homme qu’il avait fait assassiner, s’en servir comme objet décoratif sans que celui-ci pût protester.

Julian n’a pas bougé tout de suite. Il semblait ne pas s’être rendu compte qu’il avait reçu un ordre. C’est Sam qui l’a incité à quitter les gradins. « Fais donc ce qu’il dit, a-t-il chuchoté d’une voix lugubre. Ravale ta fierté, pour une fois, Julian, et obéis… Vas-y, si tu ne veux pas qu’il nous fasse tous tuer. »

Julian a tourné vers Sam un regard vide, mais il s’est levé pour avancer avec une réticence visible jusqu’au podium présidentiel. Il en a grimpé les marches comme s’il montait à l’échafaud pour y être pendu, ce qui n’était peut-être pas très éloigné de la vérité.

« Mon cher Julian », a dit le Président en le serrant dans ses bras comme un oncle sincère et affectueux.

Julian est resté les bras raides le long du corps sans répondre à l’étreinte du fratricide Président. J’ai vu que le moindre contact physique avec celui-ci lui donnait la nausée.

« Tu connais mieux la guerre que la plupart d’entre nous, malgré ton très jeune âge. Qu’as-tu pensé de la campagne du Saguenay ? »

La question a fait ciller Julian.

« C’était sanglant », a-t-il marmonné.

Deklan Comstock n’avait toutefois pas l’intention de laisser son neveu utiliser le podium à sa guise. « Sanglant, tu l’as dit. Mais nous ne sommes ni une nation qui a peur du sang, ni un peuple contraint par la fragilité féminine. Pour nous, tout est permis… même d’être cruels, oui, ou impitoyables, car nous sommes les premiers au monde à lever l’épée non pas au nom de l’asservissement et de l’oppression de quiconque, mais à celui de la libération de la servitude. Nous ne devons pas être avares de sang ! Qu’il coule, si lui seul peut noyer l’ancien monde séculaire. Qu’il y ait douleur, et mort, si la douleur et la mort nous sauvent des tyrannies jumelles de l’Athéisme et de l’Europe. »

Des vivats ont jailli, mais aucune dans notre partie des gradins.

« Julian connaît de première main le prix et la valeur de la liberté. Il a déjà risqué anonymement sa vie comme soldat du rang. Un sacrifice suffisant pour quiconque, diriez-vous, et en temps normal, j’en conviendrais. Mais nous ne sommes pas en temps normal. L’ennemi nous presse. Des armes barbares sont déployées contre nos soldats. Les étendues sauvages du Nord-Est grouillent de campements étrangers et les districts de Terre-Neuve sont à nouveau en danger. Nous sommes donc appelés à faire des sacrifices. » Il a marqué un temps d’arrêt sur ce mot de mauvais augure. « Nous sommes tous appelés à faire des sacrifices. Moi compris ! Comme chaque citoyen, je dois renoncer à mon propre bonheur, s’il va à l’encontre d’un plus vaste but national. Et malgré toute ma joie de voir le fils de mon frère revenir dans le giron familial, nous ne pouvons nous passer d’un soldat aussi doué que Julian en cette heure critique. C’est pour cette raison que j’ai déjà relevé de son commandement le général de division Griffin et que j’ai l’intention de le remplacer à la tête de la Division boréale de l’armée des Laurentides par mon bien-aimé neveu. »

Le public a eu le souffle coupé par l’audace de cette annonce. C’était d’une grande bienveillance de la part du Président, du moins à ce qu’il voulait nous faire croire. Les Eupatridiens ont recommencé à applaudir à tout rompre. Des cris d’encouragement « Julian ! Julian Comstock ! » se sont mêlés dans la nuit aux odeurs de poudre à canon.

La mère de Julian ne s’est quant à elle pas jointe aux braillements. Comme prise de faiblesse, elle a appuyé la tête sur l’épaule de Calyxa.

« D’abord Bryce, a-t-elle murmuré. Et maintenant Julian.

— C’est le couperet dont je parlais », a dit Sam.

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