ACTE DEUX L’invention du capitaine Commongold Pâques 2173 – Pâques 2174

Heureuse est la jeune mariée sur qui brille le soleil,

Et béni le cadavre sur lequel tombe la pluie.

Proverbe saxon

1

Ici commence la partie de mon récit que mes lecteurs connaissent peut-être déjà assez bien, à savoir la manière dont Julian Comstock devient Julian le Conquérant, mais on a si souvent donné une fausse image de cette transformation et de ses conséquences que même un spécialiste des Temps Récents pourrait être surpris par l’histoire telle que je l’ai vue et vécue… ainsi, d’ailleurs, que par le rôle que j’y ai joué.

Julian n’était assurément pas un conquérant à notre arrivée au camp militaire, même s’il a vite cessé d’être un Comstock.

« Donne un faux nom », lui a dit Sam tandis que, au sein de la file d’hommes maussades sortis du wagon fantôme, nous approchions d’une tente sous laquelle des médecins militaires attendaient de nous examiner et des commis de l’armée se tenaient prêts à nous inscrire sur les rôles. « Ça nous protégera des investigations de ton oncle… à défaut de nous protéger du reste.

— Quel nom dois-je donner ? »

Sam a haussé les épaules. « Celui qui te plaît. Beaucoup choisissent “Smith”. » (Je ne pouvais toutefois me représenter Julian comme un Smith, un Jones, un Wilson ou n’importe quel autre nom à deux sous : d’une manière ou d’une autre, ils ne lui convenaient tout simplement pas.) J’ai demandé à Sam si je pouvais continuer à m’appeler Adam Hazzard, et à mon grand soulagement, il m’a répondu que cela ne devrait pas poser de problèmes. Mon patronyme n’a peut-être rien d’aristocratique, mais j’aurais fait honte à mon père en le modifiant.

Avant d’être enrôlés, il nous fallait toutefois être évalués par les médecins : deux hommes chauves dont les blouses de coton tachées devaient avoir été blanches un jour. Ils nous ont écouté le cœur et tapé dans le dos, sans de manière générale prolonger leur observation… même s’ils ont refusé huit hommes[17].

J’ignore ce qui est arrivé aux réformés. Je crois qu’on les a fait remonter à bord du wagon fantôme, peut-être pour les abandonner à un aiguillage quelque part sur la grande ligne, en les dépouillant sans doute au passage.

Sam lui-même a été l’objet d’un examen minutieux en raison de son âge. Il a affirmé au médecin examinateur avoir trente-deux ans, mais on nous a ordonné de nous dévêtir et le corps de Sam a dévoilé son mensonge par sa chair ridée et tannée. Comme il était aussi robuste, mince et doté de poumons sains, il n’a toutefois fallu qu’une brève discussion aux médecins pour donner leur accord. Julian et moi avons été acceptés plus rapidement.

On nous a fait ensuite nous aligner près d’une tranchée dans laquelle nous avons jeté nos vêtements personnels, pour ne garder que quelques objets dans des sacoches ou « nécessaires » fournis par l’intendant, tandis qu’une recrue efflanquée jetait sur nos corps nus de la poudre jaune qu’il puisait dans un seau… un insecticide destiné à nous débarrasser des poux, puces et autres vermines.

Cette poussière infecte se collait aux cheveux, à la peau, à la gorge et aux poumons. Elle nous a brûlé les yeux au point de nous faire bientôt pleurer comme des petits enfants, et nous avons toussé et manqué vomir tels des phtisiques au dernier stade de la maladie. Nous avons failli en mourir, en d’autres termes, et je suppose que même les poux parmi nous ont dû être considérablement incommodés, même s’ils s’étaient rassemblés une semaine plus tard pour opérer un retour en force.

Dès que nous avons repris notre souffle, on nous a mis en rangs devant un commis de compagnie qui a ajouté nos noms à une liste de conscrits. Sam s’est présenté sous le nom de Sam Samson, ce qui lui a valu un regard sceptique. Je me suis fait inscrire sous celui d’Adam Hazzard, en le prononçant avec fierté même si je frissonnais et n’étais guère vêtu que d’une couche de poussière insecticide. Cela a ensuite été au tour de Julian, encore un peu étourdi par la poudre jaune. Quand on lui a demandé son nom, il a commencé par répondre « Julian, Julian Com… », mais Sam lui a alors donné un coup de pied dans les tibias et mon ami a conclu : « Commongold » avec une petite toux.

C’était un pseudonyme frappant, ai-je pensé, et fort approprié : Julian Commongold, doré de poudre à poux et abandonné parmi les gens du commun, mais un nom malgré tout noble, riche de dignité. « Ça te va bien, ai-je chuchoté.

— Pas grand-chose d’autre ne me va, aujourd’hui », m’a-t-il répliqué sur le même ton.

Il nous a alors fallu prêter Serment – jurer fidélité au Drapeau et au Sauveur, au pouvoir temporel de la Branche Exécutive, à la sagesse du Sénat et à la majesté spirituelle du Dominion. Cela a été un moment solennel, malgré notre nudité et nos frissons irrépressibles[18]. Nous nous sommes ensuite mis en rangs pour recevoir nos uniformes, qui nous ont été tendus sans sérieusement prêter attention ni à notre taille ni à notre corpulence, si bien que nous avons passé une demi-heure à nous échanger manteaux et pantalons, ou à nous réchauffer près de la tranchée dans laquelle on avait imbibé d’alcool puis enflammé nos vêtements civils. Un sergent nous a ensuite escortés jusqu’à une tente de l’ordinaire où on nous a servi un repas chaud à base de ragoût de bœuf qui a fait le délice des vagabonds parmi nous, pour qui ce menu simple, mais sur lequel on pouvait compter, constituait et continuerait à constituer le grand avantage de l’infanterie, qui contrebalançait le reste.

On a fini par nous assigner des lits de camp, disposés en rangs sous une toile de tente assez vaste pour accueillir un cirque (tel que je me le représentais), et nous avons eu avant que la trompette sonnât « extinction des feux » quelques instants à nous pour fumer ou bavarder, selon les préférences de chacun, à la lumière de quelques lampes. Julian m’a rappelé à ce moment-là que le jour de l’An avait dû passer pendant notre séjour à bord du train à cornes de caribou. L’année 2172 était arrivée à sa dernière extrémité et avait glissé dans ce sépulcre hanté qu’on appelle le Passé. Nous étions à présent en 2173, année durant laquelle Deklan, l’oncle de Julian, allait une fois de plus se voir intronisé président incontesté des États-Unis, d’un océan à l’autre et de l’équateur au pôle, et je me suis souvenu que j’étais désormais, et allais rester quelque temps, un guerrier de ce parti. Au printemps, peut-être serais-je en train de me battre pour chasser les Hollandais de l’enceinte sacrée du Labrador, pour récupérer notre droit au bois, à l’eau et aux minéraux de cet État contesté, et pour défendre notre souveraineté de droit divin sur le passage du Nord-Ouest. En deux mots, j’étais, irrévocablement, un soldat américain.

« Te voilà dans l’histoire et hors de l’obscurité, Adam », a dit Julian avec seulement une petite partie de son cynisme habituel.

Pensée intimidante, mais excitante, et je la retournais encore en esprit quand, vaincu par la fatigue, je me suis endormi.


Je ne relaterai pas dans ses moindres banalités la vie en camp militaire, ni ne retarderai indéfiniment le moment de m’intéresser aux batailles et luttes auxquelles Julian et moi avons participé. De toute manière, nous ne sommes pas restés longtemps dans ce camp rudimentaire sur la plaine hivernale. On ne nous y a gardés que le temps de nous faire suivre un entraînement des plus sommaires et de repérer les hommes avec une épilepsie ou une Vérole cachées, ou encore ceux enclins à des crises de folie et de mélancolie furieuse. À Pâques, tous les conscrits de ce genre seraient libérés des obligations militaires, ou assignés à des tâches simples adaptées à leur cas.

Le reste d’entre nous était bien entendu curieux de son avenir. Certains des anciens hommes sous contrat ignoraient la nature et l’objectif de la guerre au Labrador, ce qui les rendait encore plus peureux que nécessaire. Dans les grandes villes, les journaux relataient le déroulement et le résultat de telle ou telle bataille et retraçaient le progrès global de la guerre, aussi même les employés et les ouvriers salariés pouvaient-ils être relativement bien informés, mais les conscrits étaient en majorité des sans-terre sourds à de telles sources d’informations. Ils se renseignaient comme ils pouvaient : à l’office général du dimanche, par la rumeur et les on-dit. Et certains ont pris le conseil de Julian sur le sujet.

Il ne faut pas s’imaginer le temps que nous avons passé dans ce camp de recrutement comme une longue série de débats historiques et philosophiques… cela n’a bien entendu pas été le cas. Levés tôt le matin par la trompette qui sonnait le réveil, nous avions appel, appel des malades, ordinaire, puis exercices d’escouade et de compagnie (dès qu’on nous a affectés à des escouades et des compagnies), tour de faction, appel de l’adjudant-major et service de camp (c’est-à-dire ramassage des ordures), ensuite exercice de bataillon jusqu’à midi, retour à l’ordinaire, exercice de régiment jusqu’au repas de cinq heures, défilé général, retraite et sonnerie d’extinction des feux, tout cela six jours sur sept. Le dimanche, il n’y avait pas d’exercices et rien de plus solennel qu’un office général le matin, ce qui nous permettait de converser et de prendre un repos réparateur.

Nous avons appris à présenter les armes et maîtriser les complexités des défilés, et on nous a familiarisés avec les fusils Pittsburgh qui nous accompagneraient au combat. Nous avons appris à les démonter et à les assembler, à faire en sorte qu’ils restassent propres, secs et graissés, et de manière générale à les traiter avec toute la tendresse qu’une jeune mère peut réserver à son premier bébé. Quand l’hiver a perdu de sa rigueur, fin février, on nous a emmenés marcher dans la zone humide de la plaine où le camp était installé afin de permettre à nos brodequins de s’accommoder de nos ampoules et vice versa ; on nous a jetés dans de fausses batailles, on nous a enseigné comment creuser des retranchements, franchir une clôture en barbelés, attaquer un ravelin ennemi et suivre un drapeau de régiment. Nous avons amélioré notre adresse au tir sur le champ du même nom. Nous avons appris à entonner des chants de marche sans rougir à leurs obscénités… ce qui nous endurcissait sur le plan moral aussi bien que physique. En un mot, on nous a fait beaucoup travailler en nous nourrissant bien, jusqu’à ce que nous tirions fierté d’avoir survécu à ce calvaire et nous considérions supérieurs au commun des ouvriers et employés civils. Nous avons douté pouvoir être défaits en véritable situation de guerre, et en tout cas certainement pas par les Hollandais (comme nous appelions les forces mitteleuropéennes).

Ayant bénéficié auparavant de l’enseignement de Sam, Julian et moi figurions parmi les recrues les plus habiles, même si Sam nous a avertis de ne pas trop nous faire remarquer. Julian en particulier a dû feindre une certaine maladresse durant nos exercices avec les chevaux, sous peine d’être versé dans la cavalerie et donc extrait de la sphère de protection de Sam. Sam lui-même (à dessein ou à cause de son âge) s’est montré médiocre durant les exercices d’endurance, mais il travaillait avec régularité et compétence à l’établissement d’une autre ligne d’influence. Il s’est lié d’amitié avec l’intendant du camp, vétéran comme lui de la guerre Isthmique. La rivalité entre l’armée des Deux Californies et celle des Laurentides signifiait que ni Sam ni l’intendant ne pouvaient s’attendre au moindre favoritisme du fait de leur expérience passée, et pour des raisons d’anonymat, Sam ne pouvait rien avouer d’autre qu’une courte période de fantassin. Mais les deux hommes s’entraidaient hors du service et se rendaient de menues faveurs, aussi Sam n’a-t-il pas tardé à être adopté par le petit cercle des vétérans de la guerre Isthmique qui avaient réussi à se ménager une place dans les forces de l’Est, dont certains officiers. Sam usait de son influence pour nous garder à portée de main, Julian et moi, et pour s’assurer que nous resterions tous trois ensemble une fois envoyés au Labrador.

Beaucoup de sermons du dimanche parlaient de cette contrée. L’office dominical étant assuré par des officiers du Dominion, le conflit était surtout présenté en termes spirituels, c’est-à-dire comme un combat entre le Bien et le Mal. Le Bien était la possession pleine et entière de l’Amérique du Nord par ses maîtres naturels, le Mal de prétendus « intérêts territoriaux » avancés par l’impie communauté de nations connue sous le nom de Mitteleuropa.

Nous écoutions avec l’attention qui se doit ces sermons souvent prononcés avec chaleur, et nous les prenions à cœur. Mais dans les heures de quartier libre après la réunion générale du camp, nombre de conscrits (dont Lymon Pugh et moi-même) se rassemblaient autour de Julian « Commongold » pour l’écouter exprimer une version plus pragmatique de l’histoire de la guerre.

Ces exposés se sont étalés sur plusieurs dimanches consécutifs. Pour résumer, Julian nous a raconté que la possession du Labrador avait été contestée, en principe et en fait, depuis la Fausse Affliction du siècle précédent. L’Amérique se trouvait encore en proie à des troubles civils quand les nations alliées de Mitteleuropa prirent conscience de l’importance du passage du Nord-Ouest (ouvert au trafic maritime par le réchauffement du climat) et convoitèrent ses richesses naturelles. Elles le revendiquèrent en vertu de ce que certains appelaient la Théorie « Pierre De Gué » du droit international : l’Europe contrôlait l’Islande et le Groenland, le Groenland était contigu à l’île de Baffin, elle-même contiguë au détroit d’Hudson, donc à la baie d’Hudson et par conséquent au Labrador ainsi qu’à Terre-Neuve, aussi ce territoire tout entier devait-il être administré par Mitteleuropa depuis ses palais bureaucratiques à Munich[19].

Le temps pour l’Union de se remettre et de se trouver en mesure de contester ces prétentions, on trouvait des dépôts de charbon mitteleuropéens de l’île Devon jusqu’à Kangiqsujuaq, des chalutiers mitteleuropéens en train de sillonner les poissonneuses eaux du bassin de Foxe, des navires de guerre mitteleuropéens en patrouille au large des îles Belcher, des troupes et des colons mitteleuropéens à terre à Battle Harbour et Goose Bay.

Bien entendu, l’Amérique riposta. Tout cela se produisit sous le règne du président Otis, qui réunit la plus grande partie de l’Amérique du Nord sous sa propre et seule autorité. C’est Otis qui nous conquit des États boréaux comme Athabaska et Nunavut, lui qui ajouta d’immenses territoires à l’Union. Mais la campagne d’Otis contre les forces de l’Europe centralisée connut moins de succès et les textes officiels ne s’attardent pas dessus. Disons simplement que, au terme de ses trente ans de présidence, les Hollandais avaient pris définitivement pied au Labrador, soumis et occupé Terre-Neuve et pris le contrôle de la rive nord du Saint-Laurent depuis l’océan jusqu’à Baie-Comeau[20].

La situation en resta là, ou couva là, car suivirent des décennies d’accrochages entre navires de guerre américains et mitteleuropéens, d’accusations de piraterie, d’escarmouches le long des Laurentides, d’expéditions et réceptions de sévères notes diplomatiques, etc. Une espèce de modus vivendi prévalut néanmoins, dans lequel la continuité du commerce passait avant la fierté nationale. Les soi-disant Présidents Pieux, qui régnèrent durant cet interlude, se montrèrent moins intéressés par le combat contre les étrangers que par le renforcement du pouvoir du Dominion de Jésus-Christ et la régulation de l’usage foncier dans la plaine à l’ouest.

L’Union gagna en puissance et en prospérité durant les longs règnes heureux des Pieux. Notre grand réseau ferroviaire fut perfectionné et étendu tandis que le Système des Propriétés imposait une régularisation légale au patchwork de terres et aux coutumes contractuelles qui prévalaient jusqu’alors. Il y eut abondance raisonnable de nourriture, la population commença à croître après les catastrophiques hécatombes de la Fausse Affliction, la Vérole emporta moins d’enfants durant ces années-là et le commerce international transforma nos ports en respectables grandes villes de dizaines de milliers d’habitants.

Tel était l’état de la Nation au moment de l’accession à la présidence du grand-père de Julian, Emmanuel Comstock. (Le récit de Julian, comme je l’ai dit, n’était pas aussi sec et abrégé que le mien, sans quoi il n’aurait jamais tenu son auditoire. Son sens du théâtre lui a d’ailleurs admirablement servi, par ces calmes dimanches après-midi. Il s’exprimait avec des inflexions mélodieuses, adoptait des voix ou des attitudes comiques en fonction de son sujet, caressait sa barbe éparse pour imiter les Présidents Pieux, etc. Et lorsqu’il parlait de la dynastie Comstock, ses imitations devenaient plus précises et plus cinglantes… même si je doute qu’un seul de ses auditeurs s’en fût aperçu.)

Emmanuel Comstock, le premier des Comstock impériaux, fut un président brutal mais perspicace qui s’occupa de moderniser les armées et de les faire passer sous la discipline de l’Église du Dominion. Il y parvint, aussi la Nation ne tarda-t-elle pas à se retrouver en possession d’une force de frappe avec laquelle il fallait compter… et dont Emmanuel Comstock se servit sans attendre. Reformée depuis peu, l’armée des Laurentides attaqua les Hollandais au nord du Saint-Laurent tandis que la Flotte Rouge-et-Blanc de l’amiral Finch infligeait des pertes colossales aux Mitteleuropéens au large de la baie Groswater.

Au milieu de ces conflits, Emmanuel Comstock prit pour épouse la fille d’un sénateur, qui lui donna deux fils durant les cinquième et sixième années de son règne : Deklan puis Bryce. Bien décidé à ne pas laisser ses fils devenir d’oisifs aristocrates, Emmanuel Comstock leur fit donner dès leur enfance une formation de guerrier et d’homme d’État, et sitôt qu’ils furent majeurs, leur attribua des commandements militaires qui leur permettraient d’affiner leurs talents de meneurs d’hommes : Deklan fut nommé général de division dans l’armée des Laurentides, le cadet Bryce reçut un grade comparable dans l’armée des Deux Californies.

Bien que très différents – l’affable et heureux en mariage Bryce, le solitaire et maussade Deklan –, les deux frères s’avérèrent des commandants capables. Les premières victoires des Comstock avaient repoussé les Mitteleuropéens sans parvenir toutefois à les chasser d’Amérique du Nord, les Stadhouders, c’est-à-dire les gouverneurs hollandais, étant trop fermement retranchés dans les vastes étendues du Nord-Est qu’ils avaient exploitées et administrées toutes ces années. Mais l’armée des Laurentides, sous le commandement de Deklan Comstock, captura et occupa toute Terre-Neuve, ce qui permit à la liaison ferroviaire entre Sept-Îles et Schefferville de passer aux mains américaines.

Ce fut la fameuse campagne d’été de 2160[21]. D’importants éléments de l’armée des Laurentides marchèrent ensuite sur New York pour une parade victorieuse. Peu après[22], Emmanuel Comstock mourut d’une chute de cheval tandis qu’il chassait dans le domaine du palais exécutif, et Deklan, avec l’assentiment d’un Sénat passif, lui succéda à la présidence.

(Ici Julian a appelé ses auditeurs à resserrer leur cercle afin que son imitation de la voix stridente et des manières colériques de Deklan Comstock ne parvînt pas aux oreilles d’officiers qui passeraient. Sam n’était pas là, sans quoi il aurait fait cesser de tels agissements. Il avait déjà mis en garde Julian contre toute manifestation d’athéisme et de sédition, mais Julian ne voyait aucune raison pour que son incorporation interférât avec ces intéressants passe-temps.)

S’il avait fait ses preuves comme général et figure de proue, Deklan s’avéra un président jaloux et soupçonneux. Il se montra particulièrement jaloux de son cadet Bryce, en qui il voyait un rival potentiel, et c’est aussi pour le mettre en danger qu’il fit éclater la guerre Isthmique[23]. Un navire de guerre américain, le Maude, avait explosé en sortant du canal de Panama… sans doute à cause d’une chaudière défectueuse, mais Deklan déclara qu’il s’agissait d’un sabotage dont il imputa la responsabilité aux Brésiliens, gardiens du canal. Il voulut ce dernier dans le giron américain, ce qu’il obtint après une campagne âprement menée par l’armée des Deux Californies sous le commandement de Bryce Comstock.

Panama aurait dû être un superbe joyau dans le diadème de Deklan. Mais le jeune Bryce, dont la survie suffisait à frustrer les sombres espoirs de son aîné, suscita davantage la jalousie de celui-ci par l’éclat très remarqué de sa carrière militaire.

Les armées de l’Ouest ne pouvaient faire tout le trajet jusqu’à New York pour célébrer leur victoire. Bryce y fut convoqué seul, soi-disant pour se voir décerner l’ordre du Mérite. À peine Bryce Comstock descendit-il du train qu’il se retrouva toutefois cerné par des soldats de l’Est et emprisonné pour trahison.

(Je ne vais pas lasser le lecteur en décrivant cette accusation « forgée de toutes pièces », comme l’a qualifiée Julian, ni la logique fratricide qui transforma un officier victorieux en ennemi de la Nation. Je me contenterai de préciser que Bryce Comstock se vit passer au cou un trophée non plus d’or mais de chanvre, et qu’il eut comme véritable récompense une place sur le trône du Seigneur, plus majestueux que celui du généralissime en titre.)

Telle était la situation, a raconté Julian à ses auditeurs attentifs, depuis une décennie… une impasse au Labrador, une victoire sur l’isthme du Panama, et Deklan Comstock dont l’humeur ne cessait de s’assombrir et l’égocentrisme de croître jour après jour dans les couloirs de marbre du palais présidentiel. Du moins jusqu’à l’année précédente. Que l’Amérique s’emparât du canal avait inquiété les puissances mitteleuropéennes, désormais obligées de dépendre encore davantage du passage du Nord-Ouest pour leur commerce avec le Pacifique, où elles redoutaient la prédominance américaine. Elles avaient donc fortifié leurs dernières possessions sur notre continent, accru leurs forces militaires et navales, puis lancé peu de temps après une contre-attaque massive sur l’armée des Laurentides.

« C’est la guerre que nous, on va faire ? » s’est enquis Lymon Pugh, dont l’attention avait été épuisée par le récit de Julian.

« C’est exactement la guerre que nous allons devoir faire, et elle ne se passe pas bien pour nous. Les Hollandais sont disposés en force, nous avons déjà perdu la liaison ferroviaire avec Schefferville, et les villes de Québec comme de Montréal sont sous la menace ennemie. L’armée des Laurentides a subi d’importantes pertes l’été dernier, d’où le doublement de la conscription.

— On dirait qu’on est du mauvais côté du manche, alors, a fait remarquer un autre soldat.

— Peut-être pas », a répondu Julian qui n’était ni défaitiste, ni friand des Hollandais. « L’ennemi est bien approvisionné, mais ses lignes de ravitaillement s’étirent sur tout l’Atlantique et notre marine mène la vie dure aux navires hollandais. L’armée ennemie a un effectif fixe tandis que le nôtre ne cesse de croître. De plus », il a souri jusqu’aux oreilles, « nous sommes américains, pas eux, ce qui fait toute la différence. »

Il y a alors eu un ban pour l’Union, puis beaucoup de poitrines frappées, et la foule des recrues est partie en se vantant de la manière dont elle allait mettre l’ennemi en déroute et montrer aux Hollandais de quel bois étaient vraiment faits les soldats américains. C’est Lymon Pugh qui, s’attardant un peu, a demandé : « Comment tu sais tout ça, Julian Commongold ? T’es une sorte de savant ? On dirait, à t’entendre. »

Julian a éludé la question d’un haussement d’épaules. « Je suis de New York… J’ai lu les journaux. »

Ce qui a réorienté l’esprit de Lymon Pugh sur la lecture, et sur l’alphabétisation en général, si bien qu’il s’est plongé dans ses pensées tandis que nous nous rendions à l’ordinaire.

Les exposés de Julian sur l’état de la guerre n’ont bien entendu pas échappé longtemps à l’attention des officiers responsables du camp. Le bruit s’est répandu et (d’après Sam, qui se tenait au courant) les opinions personnelles de Julian n’ont pas plu aux officiers du Dominion, qui ont voulu le faire réprimander. Mais le commandant militaire du camp s’y est opposé, car Julian était un soldat prometteur et sa manière de parler sans détour avait davantage donné de courage aux hommes que dix sermons dominicaux enflammés.

De tels scrupules ne retenaient pas Sam, qui a vivement fustigé Julian pour ses propos lestes en lui rappelant que, à long terme, la notoriété pouvait être tout aussi dangereuse que le combat… admonestations dont Julian a fait peu de cas.

« J’imagine que ça ne devrait pas me surprendre, m’a confié Sam après l’une d’elles. C’est son côté Comstock.

— Il fera donc un excellent soldat, ai-je dit.

— Ou un fameux cadavre. »


Il était prévu qu’on nous envoyât dans l’Est pour la campagne de printemps, mais auparavant, par un autre dimanche après-midi, Lymon Pugh est venu une nouvelle fois me parler de lecture et d’écriture.

« J’me suis dit que je pourrais peut-être apprendre tout ça, m’a-t-il glissé d’un air penaud. À moins que j’aie trop attendu. Qu’est-ce que t’en dis, Adam Hazzard ? C’est quelque chose que seulement les enfants peuvent apprendre ?

— Non », ai-je répondu, car je me considérais, dans cette communauté, comme une sorte d’évangéliste de l’Alphabétisation. Mes talents d’écriture n’étaient pas passés inaperçus et nombre d’hommes venaient me demander de les aider à lire ou composer des lettres. « N’importe qui peut l’apprendre quand il veut. Ça ne pose aucune difficulté particulière.

— Donc, moi, je pourrais ?

— Je pense bien.

— Et tu vas m’apprendre ? »

Je me sentais magnanime… c’était une belle journée, avec une atmosphère imprégnée d’une délicate tiédeur, et une langueur s’était installée sur tout le camp (ainsi que l’odeur marécageuse de la plaine en dégel et une malheureuse brise en provenance des latrines). Je me suis allongé sur mon lit de camp sans mes brodequins, les orteils à nu. Lymon Pugh s’est assis sur le lit voisin, où il a distraitement graissé son fusil, ses mains balafrées s’activant presque d’elles-mêmes. Un peu de charité ne semblait pas hors de propos. « Mais attention, je ne peux pas le faire en une seule leçon. Il va falloir commencer par les principes de base.

— Je m’attends à ce qu’on ait plein de temps, si toi et moi on ne se fait pas tuer dans la guerre. Tu peux m’apprendre petit à petit, Adam.

— Dans ce cas, on va commencer par les lettres de l’alphabet. L’alphabet est l’ensemble de toutes les lettres qui existent, et une fois que tu les auras apprises, aucune autre que tu ne connais pas ne viendra t’embrouiller.

— Elles sont combien, ces lettres ?

— Vingt-six en tout. »

Il a eu l’air déconfit. « C’est beaucoup.

— Seulement en apparence. Tiens, je vais te les écrire, tu pourras garder le papier pour l’étudier. » J’ai pris une page de mon carnet, sur laquelle j’ai recopié toutes les lettres dans leurs grandes et petites incarnations, ce qui a donné :

Aa – Bb – Cc – (etc.)

« M’est avis que tu t’es trompé sur le nombre, a ensuite fait observer Lymon Pugh. Il y en a au moins cinquante, à mon avis.

— Non, seulement vingt-six, mais chacune existe sous deux formes, la plus grande étant appelée majuscule. »

Il a examiné la page sans comprendre. « On devrait peut-être laisser tomber… ça ressemble pas à quelque chose que je pourrais arriver à mémoriser.

— Tu te sous-estimes. Suppose qu’en te promenant à l’est de la vallée de la Willamette, tu tombes sur un village avec juste vingt-six habitants dans lequel tu décides d’habiter. Tu apprendrais assez vite les noms de toute la tribu, pas vrai ? Et beaucoup d’autres choses sur eux.

— Sauf que les gens ne sont pas des gribouillis sur une page. Ils se baladent, ils parlent et tout.

— Les lettres ne se baladent peut-être pas, mais elles parlent, car chacune représente un son. Écoute, rien ne nous oblige à te présenter les vingt-six à la fois. Ça te ferait ressembler à un étranger dans une soirée bondée, ce qui n’est jamais agréable. Prends juste les trois premières, comme si elles étaient assises autour d’un feu de camp et t’invitaient à te joindre à elles.

— C’est fantaisiste.

— Un peu de patience. Voici A et sa compagne le petit a », et j’ai prononcé le son de la lettre avec ses variations, en enjoignant Lymon Pugh à les répéter, à associer les sons avec la forme de la lettre, de même qu’il relierait un visage à un nom. Une fois un résultat satisfaisant obtenu, nous sommes passés au simple et direct Bb puis au plus élusif et caméléonesque Cc. Le temps pour Lymon Pugh de maîtriser ces trois lettres, près d’une heure s’était écoulée et telle une éponge, il semblait avoir absorbé tout le savoir qu’il pouvait contenir pour le moment, la moindre bribe supplémentaire de connaissance paraissant devoir aussitôt ressortir de lui.

Il a accepté de remettre tout enseignement complémentaire à la prochaine leçon, peut-être le dimanche suivant, mais a fait remarquer : « Ce ne sont que des sons, je ne vois pas le rapport avec l’écriture ou la lecture.

— Ensuite, tu peux les associer et les arranger pour former des mots. Mais chaque chose en son temps.

— Je pourrais faire un mot juste avec ces trois lettres ? »

Je n’ai pu penser à d’autres mots que CAB, aussi l’ai-je écrit pour lui, ce qui l’a ravi. « Du diable si mon oncle ne conduisait pas justement un cabriolet à Portland il y a des années, un chouette équipage, avec quatre chevaux. J’aurais aimé lui avoir écrit ce mot ! Il m’aurait pris pour un savant du Dominion, ou pour un Aristo déguisé.

— Entraîne-toi sur ces lettres pendant ton temps libre », lui ai-je conseillé en lui donnant une page vierge pour ses exercices d’écriture, ainsi qu’un crayon de réserve que j’avais dérobé la semaine précédente dans la tente de l’intendant (j’aimais en effet disposer d’une provision de crayons : ils étaient périssables et souvent difficiles à se procurer). « Tu peux écrire CAB, lui ai-je dit et montré, ou cab, cela veut dire la même chose, mais il faut que tu t’entraînes aux deux.

— Je le ferai », a-t-il promis, avant d’ajouter après un instant de réflexion : « Mais c’est trop généreux, Adam Hazzard. Je devrais te payer pour tout ce travail. »

Cela me suffisait qu’il eût perdu l’habitude de me décocher des coups de poing et je ne souhaitais par conséquent pas d’autre paiement, mais pour réduire la gêne, j’ai dit : « Il y a sûrement beaucoup de choses que tu sais et pas moi. Un jour, tu pourras m’en apprendre une ou deux. »

L’idée lui a fait froncer les sourcils, reprendre son fusil et en terminer l’assemblage. Puis, tandis qu’il reposait le dernier chiffon graisseux, il s’est animé : « Je dois pouvoir t’apprendre à faire un bel Assommoir.

— C’est sans doute un bon exemple, puisque j’ignore en quoi ça consiste.

— Oh, bon » (il s’enthousiasmait pour son sujet), « j’imagine que n’importe qui peut en faire un rudimentaire… t’en as sans doute fait un toi-même, mais vous lui donnez peut-être pas ce nom-là en Athabaska. Un Assommoir, Adam, tu sais : pour taper sur la tête de quelqu’un.

— Peut-être que si tu me le décrivais…

— Mets un caillou au fond d’une chaussette et t’en as un. Tu le fais tourner et tu l’abats sur le crâne de ton ennemi : bang ! »

J’ai été surpris par la violence de son exclamation. « Tu as besoin de t’en servir… si souvent que ça ?

— J’en avais besoin, dans la vallée. Comme la plupart des garçons, si on voulait gagner de l’argent sans travailler à l’abattoir, en le prenant aux ivrognes, par exemple, ou pour se battre entre nous. Sauf qu’un caillou dans une chaussette, ça fait juste un mauvais Assommoir, le plus mauvais qui existe. »

Lymon Pugh s’est alors lancé dans un exposé sur la manière d’en fabriquer un de qualité supérieure dont le propriétaire pourrait légitimement tirer fierté. On commence, m’a-t-il expliqué, par ouvrir un œuf de poule, « mais pas de la manière habituelle : il faut le fendre tout doucement par le bout étroit, faire un petit trou, puis vider les parties molles et laisser sécher la coquille. Ensuite on fait fondre du plomb, par exemple un vieux bougeoir, une poignée de balles ou un truc comme ça. On enterre la coquille dans du sable jusqu’au trou et on verse le plomb fondu dedans. On laisse passer la nuit, on déterre la coquille, et en l’enlevant on obtient un beau lingot de plomb lisse en forme d’œuf. Alors on fait une élingue pour ça, une vieille chaussette ne convient pas à un homme respectable, on se sert de cuir pressé ou de chanvre solide, on le noue avec une lanière de cuir et on coud dessus une perle ou un bouton en cuivre si on se sent une âme d’artiste. Le tout tient vraiment bien dans la poche, c’est pas encombrant… mais un Assommoir comme ça fendra une tête comme un œuf.

— Ce qui boucle la boucle, ai-je dit un peu épouvanté.

— De quoi ?

— Oublie. C’est un beau savoir, Lymon, je t’en remercie et me considère intégralement payé, même si je n’ai pas l’usage d’un Assommoir pour le moment.

— Pas de problème, a-t-il répondu tout sourire. J’ai personne à qui écrire non plus, à part peut-être l’épicier, ni de livres à lire. Mais on sait jamais à quel moment on peut avoir besoin d’un alphabet.

— Ou d’un Assommoir », ai-je dit alors que retentissait la sonnerie de l’ordinaire.


Il ne faut pas supposer que notre ajustement à la vie militaire a été facile. Il y a eu de nombreuses nuits dans le camp sur la plaine où je me suis endormi les larmes tremblotant aux coins des yeux en repensant à ce qui semblait une existence insouciante à Williams Ford. Si j’avais été méprisé par les autres garçons, ou traité avec rudesse dans les écuries, ou mordu de temps en temps par une poulinière, ces souvenirs s’estompaient, si bien que l’intégralité de ma précédente existence m’apparaissait comme un été de détente sur les berges de la rivière Pine, durant lequel les écureuils tombaient des arbres comme des fruits tropicaux et je ne cessais de somnoler dans une clairière tachetée de soleil, un livre ouvert sur la poitrine, à rêver de guerres plus agréables que celle-là.

Mes pensées se dirigeaient aussi vers le beau sexe, dont je ne croisais plus guère de représentantes, et je me demandais si j’aurais un jour une nouvelle occasion de contempler un visage souriant ou d’examiner de près une paire d’yeux féminins. Le besoin viril n’était pas endormi en moi et je craignais de devenir aussi désespéré et solitaire que certains de mes camarades soldats, qui dissipaient leurs désirs dans d’obscènes et indicibles activités. Un exemplaire d’Actes condamnés par le Lévitique circulait à la dérobée et j’avoue y avoir jeté un ou deux coups d’œil, par curiosité.

Mais de manière générale, on nous tenait trop occupés pour nous laisser le temps de nous apitoyer sur notre sort. Pour nombre de ces hommes, l’armée améliorait notablement leurs conditions de vie antérieures en leur fournissant des repas réguliers et une paie, modeste mais garantie.

Notre première solde nous a été versée peu avant la date prévue pour notre départ dans l’est, où nous aurions l’occasion de dépenser un peu nos deniers, surtout en cas de stationnement à proximité de Montréal ou de Québec… comme le bruit courait. C’était en tout cas une nouveauté d’avoir de l’argent liquide dans les mains. Beaucoup de soldats ont aussitôt cousu billets et pièces dans des poches secrètes de leurs nécessaires, quand ils ne les ont pas cachés dans leurs vêtements ou des ceintures improvisées serrées sur la taille. Mais comme l’argent était une première pour moi – je n’avais vu à Williams Ford que des reçus de bail et des pièces anciennes –, je suis aussitôt retourné le manipuler et l’examiner dans la tente dortoir, où Sam et Julian m’ont rejoint.

« On part demain matin, m’a lancé Sam en entrant, pour le meilleur ou pour le pire. On va célébrer Pâques à Montréal, j’imagine. Puis, ce sera le combat… l’épreuve de vérité. Qu’est-ce que tu regardes avec autant d’attention, Adam Hazzard ?

— Ces pièces. »

La plus grande me plaisait particulièrement, celle de un dollar. Moins délicatement ouvragée que la monnaie des Profanes de l’Ancien Temps, elle était malgré tout joliment pressée et estampée. Elle contenait une quantité mesurable de véritable argent, avait des bords filés, des pieds de vigne gravés autour du visage, les mots In God We Trust en lettres si ornées qu’ils en devenaient presque illisibles, et au milieu le portrait en relief d’un homme à la mine sévère, aux petits yeux et au nez pointu. D’autres silhouettes décoraient les pièces de moindre valeur faciale, dont certaines que j’ai reconnues grâce à des illustrations vues dans l’Histoire officielle de l’Union, comme les patriotes historiques Washington, Hamilton et Otis. Je n’avais toutefois jamais vu le visage sur le dollar et Julian s’est mis à rire quand je le lui ai montré. « Voilà que la vanité de ce vieux scélérat a trouvé un autre moyen d’expression ! C’est mon oncle, Adam… Deklan Comstock, ou une représentation flatteuse de Deklan.

— Il est sur une pièce, maintenant ?

— Une nouvelle pièce pour une nouvelle année. Et il y en a beaucoup, j’imagine. La Monnaie doit travailler en heures supplémentaires pour payer l’effort de guerre. » Julian a attiré mon attention sur le côté face du dollar, où figuraient les mots DEKLAN COMSTOCK POTUS[24], l’année 2173 et une représentation d’une poignée de main qui signifiait la concorde des armées de l’Est et de l’Ouest, tout cela près du poinçon de la Monnaie de Boston et de la légende ambiguë mais vaguement menaçante NOW AND FOREVER[25].

« Fais-moi voir ça », a dit Sam avant d’examiner la pièce. « Oui, c’est lui, un portrait plutôt avantageux. Il pourrait percer des trous dans le bois, avec son nez. Toute la beauté de la famille est allée à Bryce. »

Nous approchions là d’un sujet que je n’avais osé aborder… la famille de Julian. Mais je n’étais à ce moment-là pas un garçon d’écurie et Julian pas un Aristo. Lui et moi étions soldats, ce que nous allions rester au moins le temps de notre engagement involontaire. Je me suis donc enhardi à demander : « À quoi ressemblait ton père, Julian ? Tu l’as bien connu de son vivant ? »

Sam et Julian ont échangé un regard.

« Assez bien, a répondu Julian d’une voix plus douce. J’avais presque huit ans quand il est mort, et il est parti à la guerre deux ans avant. Pour être honnête, Adam, je garde davantage de lui une impression qu’un véritable souvenir. Il s’est toujours montré gentil avec moi. Jamais condescendant, même si j’étais un enfant, et il a toujours eu assez de patience pour m’expliquer ce que je ne comprenais pas.

— Et ta mère ? »

À ma grande surprise, c’est Sam qui a répondu. « On ne peut rencontrer femme plus recommandable qu’Emily Baines Comstock, a-t-il déclaré, et peut-être la rencontreras-tu un jour. Elle est exactement le genre d’épouse qu’un homme comme Bryce Comstock méritait d’avoir à ses côtés, elle l’aimait profondément et elle est longtemps restée inconsolable une fois veuve. Emily n’est pas seulement belle, elle est aussi intelligente et pleine de ressources. » Il a alors rougi et s’est raclé la gorge.

« Elle vit dans le palais exécutif ? ai-je demandé.

— Un cottage lui est réservé dans le domaine du palais, a indiqué Sam, mais elle préfère habiter sa maison mitoyenne de Manhattan. Emily se soucie peu des rivalités et jalousies des hauts-nés. Elle préfère la compagnie d’artistes, d’acteurs, d’érudits… de ce genre de personnes dont elle n’a guère à craindre.

— Ma mère est une femme cultivée, a ajouté Julian, et elle n’a aucune envie de fréquenter Deklan Comstock, qui est aussi ignorant que scélérat. »

Voilà comment Julian en était venu à grandir à Manhattan, l’endroit où il avait vu tant de films et de pièces de théâtre, où il avait parlé à des Philosophes et péché ses idées hérétiques. « Mais tu as bien dû rencontrer ton oncle en personne ? ai-je demandé.

— Trop souvent. Après la mort de mon père, c’était tout ce que je pouvais faire pour m’empêcher de le traiter d’assassin. Oh, ces dîners de fête au palais exécutif ! Tu n’as pas idée, Adam. Ma mère et moi entourés de Deklan et de sa cour de flagorneurs, tandis que des agents du Dominion bénissaient avec lâcheté son moindre caprice, sa moindre impulsion. Nous étions en exposition, je pense… c’était la manière de Deklan d’annoncer qu’il pouvait même exiger la loyauté de la veuve et du fils du frère qu’il avait assassiné. Nous étions impuissants face à lui. Il aurait pu nous liquider à tout moment. Il tolérait ma mère parce que c’était une femme, il me tolérait moi parce que j’étais un enfant, et il nous tolérait elle et moi comme emblème pervers de sa soi-disant générosité. »

J’avais atteint une hostilité profonde en Julian, dont la voix avait pris une tonalité impossible à ignorer. La manière dont il parlait de ces dîners au palais, ainsi que du clergé qui les présidait, m’a fait me demander si cette humiliation n’était pas la source première de son apostasie. Mais de telles conjectures ne servaient à rien et je n’ai pas insisté, tant le sujet rendait de toute évidence Julian malheureux.

« Là ! a dit Sam. Vous entendez ? »

C’était le bruit d’un sifflet de train apporté par le vent sur la plaine en dégel… pas le train à cornes de caribou qui nous avait conduits là depuis Bad Jump, mais un convoi militaire, à bord duquel nous monterions le lendemain à la première heure pour partir au front dans l’Est.

« Range ces dollars Comstock, a dit Sam, sinon tu n’auras rien à dépenser en femmes et en alcool le temps qu’on arrive à Montréal. »

Cette plaisanterie m’a fait rougir et j’ai essayé de rire, mais elle renfermait en définitive davantage de vérité qu’il me plaît de l’avouer.

2

L’ambiance à bord du transport de troupes en route pour Montréal différait de diverses et instructives manières de celle qui avait régné dans le wagon fantôme. Des mois s’étaient écoulés depuis notre départ de Bad Jump, et ceux d’entre nous qui ne se connaissaient pas étaient devenus sinon amis, du moins confédérés… ils avaient une connaissance intime les uns des autres, pour le meilleur ou pour le pire. Si nous craignions la guerre à laquelle on nous conduisait, chacun gardait pour soi ce délicat sentiment. Nous avons beaucoup chanté, histoire de garder le moral, et n’ayant plus rien de l’enfant prude que j’avais été, j’ai joint ma voix aux refrains moins obscènes de Those Two-Dollar Shoes Hurt My Feet. Non que la vulgarité fut devenue particulièrement désirable, juste parce que la gaieté servait d’antidote à la peur.

J’ai remarqué aussi que les soldats demandaient souvent à « Julian Commongold » son opinion ou son verdict en cas de différend, jugement qu’ils acceptaient comme loi établie. Et ce malgré l’évidente jeunesse de Julian, qu’échouait à dissimuler son éparse barbe blonde. C’était comme s’il se promenait entouré d’une invisible mais perceptible aura d’autorité, peut-être ce que Sam avait appelé « son côté Comstock ». Elle se manifestait dans ses épaules carrées, dans sa toilette soignée, dans l’aisance avec laquelle il portait l’uniforme bleu et jaune de l’infanterie. Mais c’était aussi une autorité amicale, qui coexistait avec sa confiance en lui et le plaisir évident qu’il prenait à lier connaissance, y compris avec des personnes inférieures à sa condition sociale d’origine. Il souriait souvent, d’un sourire que seul le plus agressif d’entre nous pouvait s’empêcher de rendre.

Le train nous a fait quitter la plaine et pénétrer un paysage de forêt et de lacs. La pluie s’est abattue sans discontinuer pendant la plus grande partie de la journée, mais cela ne nous gênait en rien, car nous occupions un wagon passager pleinement équipé et nous trouvions donc protégés des éléments. C’était un voyage ferroviaire tel que je l’avais toujours imaginé. Assis près d’une fenêtre, je regardais les gouttes de pluie glisser en oblique sur celle-ci tandis que nous franchissions de caverneuses pinèdes ou suivions le rivage cendré d’un grand lac gris. Pour les païens de la Rome antique, m’avait un jour raconté Julian, la saison de Pâques représentait la Mort et la Renaissance. Ce n’était sûrement pas les exemples de Renaissance qui manquaient dans cette campagne que nous traversions. Des fougères s’étalaient dans des vallons ombragés, les branches trempées des arbres bourgeonnaient à nouveau et les massettes sortaient la tête des marécages d’hiver. On voyait aussi la Mort, si on la cherchait, dans les ruines à côté desquelles il nous arrivait de passer… non seulement de vieux sous-sols habités, comme à Lundsford, mais des immeubles entiers de pierre, vert mousse, et une fois ou deux, les restes de toute une ville, rectangles de briques penchés d’où des gouttes de pluie tombaient sur nous qui passions à trente milles par heure. Des corbeaux nichaient dans ces vieux bâtiments, aux corniches coiffées de fientes crayeuses et sans autres visiteurs que les biches des environs, et peut-être parfois un loup ou un ours.

J’ai ainsi contemplé avant le crépuscule bien d’autres ruines envahies par la végétation. La nuit était complètement tombée lorsque nous avons atteint les faubourgs de Montréal, où des feux de camp fumaient au loin dans la pluie. Quand nous avons entendu le tonnerre gronder par intermittence (à moins que ce ne fût une canonnade), les chants ont cédé la place à un silence prudent et nous avons tous sombré dans des rêveries moins agréables sur l’avenir et ce qu’il pourrait nous réserver.

Un régiment entier de recrues avait été entassé dans le train… une importante masse d’hommes, qui n’était toutefois rien comparée à la vaste armée assemblée par le général Galligasken à l’extérieur de Montréal. Notre compagnie était, comme on dit, « une goutte dans le seau », et c’était un énorme seau disgracieux, très peu désireux d’accueillir de nouvelles gouttes. Dès que nous eûmes rassemblé notre équipement et quitté le train, on nous a conduits sur un champ bourbeux où nous avons été invités à apporter notre contribution personnelle à un océan de tentes… aussi loin que portait l’œil (dans la nuit et la pluie), ce n’était que boue et toile. Après nous être beaucoup agités dans tous les sens, avoir beaucoup glissé et trébuché dans la gadoue glutineuse, avoir beaucoup juré et été injuriés par les soldats qui essayaient de dormir dans les cantonnements voisins, nous avons fini d’ériger nos propres et grossiers quartiers, dans lesquels nous nous sommes laissés tomber tout habillés, pour en ressortir dans nos uniformes maculés de boue quand le clairon a sonné le réveil quelques heures plus tard.


Je n’ai pu m’empêcher de regarder avec curiosité autour de moi tandis que nous nous formions les rangs de nos compagnies pour l’appel. La pluie avait cessé au cours de la nuit. C’était une matinée fraîche et radieuse, avec des nuages qui tanguaient haut d’un bout à l’autre du ciel comme des charrettes de melons en fuite. Partout, dans chacune des directions, des hommes tirés de leur lit par le clairon se rassemblaient, les drapeaux des régiments claquaient dans la brise avec un bruit qui ressemblait à l’éclatement de nœuds dans un incendie de pinède. L’immense champ plat dans lequel nous nous tenions était quadrillé de routes fangeuses déjà encombrées de chevaux et de mules qui tractaient non sans mal des chariots et des caissons de vivres, et j’ai distingué au loin les tentes plus volumineuses des commandants de régiment et de bataillon. Pour le reste, ce n’était de toutes parts que fantassins, cavaliers ou artilleurs. La chose la plus proche qui n’appartenait pas à l’armée des Laurentides était une rangée de petits arbres, apparemment aussi distante qu’un nuage sur l’horizon.

« C’est Montréal ? » ai-je demandé à Sam. Dans ce cas, la ville, bien que très grande, l’était considérablement moins que je l’avais imaginée.

« Ne raconte pas de sottises, m’a répondu Sam. La ville de Montréal est à plusieurs milles d’ici, pour l’essentiel sur une île du Saint-Laurent. Tu crois qu’ils rassembleraient autant d’hommes au milieu d’une ville moderne ? La moitié serait ivre à midi, dans ce cas… l’autre aurait décampé dans les maisons closes. Ne rougis donc pas ainsi, Adam : tu es un soldat, maintenant, tu devrais être assez endurci pour ce genre de choses[26]. »

Quelqu’un a dit, j’ai oublié qui, qu’on ne peut jeter une pierre dans Montréal sans atteindre une église ou une maison close. J’allais bientôt vérifier en personne la justesse de ces propos, car on nous a annoncé au repas de midi que notre régiment bénéficiait d’une permission surveillée : on allait nous escorter en ville pour assister à l’office de Pâques dans l’une des grandes et anciennes églises du Dominion.


« Est-ce que les Juifs célèbrent Pâques ? ai-je demandé à Sam tandis que nous approchions à pied de la périphérie de Montréal. J’imagine que non.

— Il serait surprenant qu’ils le fassent, a admis Sam, mais nous avons notre propre fête pour cette période de l’année, que nous appelons Pessa’h.

— Quel événement est-ce qu’elle commémore, si ce n’est la Crucifixion et la Résurrection ?

— Le fait que les Juifs ont été épargnés des plaies infligées aux Égyptiens.

— Eh bien, c’est quelque chose pour lequel on peut se montrer reconnaissant, ai-je répondu en me souvenant de ce que Ben Kreel nous avait appris lorsque nous avions étudié la Bible. C’était des plaies pénibles, qu’il ne fallait pas prendre à la légère.

— Plus que pénibles », est intervenu Julian, et je me suis réjoui que nos bruits de pas, même étouffés par le sol humide, fussent assez importants pour empêcher quiconque d’entendre Julian s’étendre sur ce sujet délicat. « Inventives, je dirais, à un point presque dément.

Des insectes… des ulcères… des massacres d’enfants… de la part d’un autre, on parlerait de sadisme inégalé plutôt que de justice céleste. »

J’ai été un peu scandalisé (mais pas vraiment surpris) par cette nouvelle apostasie. « Dieu est jaloux par nature, Julian, lui ai-je rappelé. C’est écrit dans les textes.

— Ah oui, a opiné Julian, jaloux, à coup sûr, mais aussi clément, miséricordieux mais vindicatif, courroucé mais aimant… en fait, à peu près tout ce que nous pouvons L’imaginer être. J’appelle cela le paradoxe du monothéisme. Compare un chrétien avec un païen adorateur de la nature : si le champ de maïs du païen est ravagé par une tempête, il peut le reprocher au dieu du cyclone, et si le temps est bon il en remercie mère soleil ou quelque chose du même genre ; tout cela, bien que dépourvu de bon sens, suit une certaine logique grossière. Mais avec l’invention du monothéisme, une seule divinité est obligée d’assumer la responsabilité de toute joie et tragédie contradictoire qui se présente. Il lui faut être à la fois le dieu de la tempête et celui de la brise agréable, jouer un rôle dans le moindre acte d’amour ou de violence, dans la moindre naissance bienvenue et le moindre décès prématuré.

— Je ne cracherais pas sur un peu moins de mère soleil, pour le moment », a fait remarquer Sam en s’essuyant le front avec un mouchoir, car la journée s’était réchauffée et la marche nous fatiguait.

« Tu ne peux tout de même pas reprocher aux Juifs de célébrer leur exonération de Sa colère, ai-je protesté.

— Non, a répondu Julian, pas davantage que je ne peux reprocher au seul survivant d’un accident ferroviaire de s’écrier en toute sincérité “Béni soit Dieu de m’avoir laissé la vie !”, alors que le même Dieu qui l’a épargné doit forcément s’être abstenu d’empêcher l’accident ou de sauver d’autres passagers. Le besoin de gratitude du survivant est compréhensible, malgré son manque de perspicacité.

— Mais je ne vois pas en quoi c’est encore pire avec le monothéisme. Il me semble qu’une fois qu’on commence à multiplier les dieux, on a du mal à savoir où s’arrêter. En avoir tant qu’on n’en reconnaît pas la plupart, ça ne me paraît pas vraiment mieux que ne pas en avoir du tout. Surtout une fois qu’ils commencent à se chamailler. Tu me dis souvent de chercher l’explication la plus simple d’une chose, non ?

— Un est plus simple qu’une dizaine, a reconnu Julian. Mais aucun est plus simple que un.

Ça suffit comme ça, merci, a dit Sam.

— Eh bien, Sam, a répliqué Julian avec un grand sourire malicieux, on s’effraie d’une petite Conversation Philosophique ?

— C’est de la Théologie, pas de la Philosophie… un sujet autrement plus dangereux, Julian, et les propos lestes me font moins peur que la langue leste qui les prononce.

— Où est le Dominion, que nous devions nous censurer ?

— Mais partout… tu le sais bien ! Il marche même à notre tête. » Il faisait allusion à notre tout nouvel Officier du Dominion, un major Lampret, qui ouvrait la marche, bel homme en bel uniforme[27].

Julian aurait peut-être insisté pour poursuivre la conversation, ne serait-ce que pour agacer Sam, mais nous arrivions à un grand pont en fer, sur lequel nous avons traversé une étendue d’eau si vaste que j’ai eu du mal à croire qu’on lui ait donné le nom de fleuve. Des navires de multiples nations évoluaient sous ce pont, certains pourvus d’immenses voiles blanches et d’autres propulsés par des chaudières, certains voguant vers le port de Montréal et d’autres se dirigeant vers les Grands Lacs ou l’océan loin à l’est, et à l’autre bout de ce pont s’étendait la stupéfiante Montréal, qui a fini par accaparer toute notre attention… du moins toute la mienne.

J’allais voir de plus grandes villes au cours de mon existence, et voyager plus loin de chez moi, mais comme Montréal était la première véritable Grande Ville que je voyais, je n’ai pu m’empêcher de la comparer à Williams Ford. À cette aune, elle était gigantesque. Et Julian m’a rappelé qu’elle l’avait été encore davantage, car nous avions marché toute la matinée dans un paysage qui n’était au fond qu’un immense Dépotoir, épuisé et incendié, avec des broussailles et des arbrisseaux sur ce qui avait dû être autrefois des zones industrielles ou des faubourgs tentaculaires. Il ne subsistait que le cœur de la ville telle que la connaissaient les Profanes de l’Ancien Temps, dépouillée de toute sa couenne et de toutes ses peaux.

On voyait encore toutefois dans ce noyau central nombre de magnifiques structures anciennes. « Les bâtiments sont si hauts ! » n’ai-je pu m’empêcher de m’exclamer, ce à quoi Julian a répondu : « Mais bien moins qu’autrefois. Même ces bâtiments-là ont été dépouillés, Adam. » Il a détourné mon attention des austères murs de béton aux cavités complexes pour l’attirer sur les grossiers toits pointus au-dessus d’eux, avec leurs tuiles cannelées d’argile rouge et leurs cheminées branlantes : « Tu vois comme le toit est moins solide que le bâtiment en dessous, alors qu’il est considérablement plus récent ? Ici, rien ne dépasse les quatre ou cinq étages (oui, oui, “c’est assez haut comme ça”, et ne reste pas ainsi bouche bée, Adam, tu vas te rendre ridicule), mais certaines de ces constructions étaient autrefois presque dix fois plus hautes, et la plupart ont été abattues pour leur bois, leurs câbles ou leur aluminium. Même leurs charpentes d’acier ont fini par être découpées et envoyées aux usines de relaminage, ce qui n’a laissé comme habitations que les moignons subdivisés. Si tu trouves cette ville splendide, Adam, représente-toi ce qu’elle a été autrefois. Remonte les décennies, tu verras des merveilles d’acier et de verre… des montagnes artificielles, une ville à mi-chemin de s’enfoncer dans le ciel lui-même. New York est comme ça, a-t-il ajouté avec une fierté non dissimulée, mais en plus grand. »

Ses comparaisons ne m’ont toutefois pas intimidé, car la Montréal moderne me semblait déjà stupéfiante, avec ses rues de briques ou de pavés et ses habitants affairés. Julian pouvait bien s’étendre sur les magnificences du passé : il y avait là assez pour occuper l’esprit curieux.

Les Montréalais étaient presque aussi surprenants que leur lieu de résidence. Comme notre régiment marchait du même pas, il semblait participer à une sorte de défilé militaire et les habitants de la ville reculaient (pas toujours de bonne grâce) pour nous céder le passage tandis que les chevaux et les chariots changeaient d’itinéraire en nous entendant approcher. Vêtues d’habits teints de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, les femmes semblaient à la fois distantes et charmantes tandis qu’elles déambulaient sous le soleil printanier pour entrer puis sortir des innombrables boutiques et marchés. Les hommes s’habillaient de manière plus conventionnelle, plus paonne que paon, mais leurs pantalons et leurs chemises étaient propres et repassés. Même les enfants étaient bien vêtus et seuls quelques-uns allaient pieds nus. J’ai demandé à Julian : « Ces gens sont des Aristos ?

— Certains, mais seulement une minorité. Les villes de l’Est ne sont pas des Propriétés, avec une classe bailleresse étroitement contrôlée. Pour les affaires de la ville, il faut que les artisans et les ouvriers puissent passer librement d’un travail à l’autre, que les gérants comme les petits propriétaires puissent négocier des prêts et fonder des usines ou des boutiques à leur guise, histoire d’en tirer profit. L’effet cumulé est une population dont certains membres sont assez fortunés pour s’habiller avec extravagance, du moins à Pâques, même s’ils ne sont pas possédants au sens plein du terme.

— La guerre n’a pas nui à la ville ?

— Elle a eu ses bons et ses mauvais côtés, à ce que j’ai cru comprendre. Tout récemment, la ville ne s’est trouvée qu’entre des mains américaines, et la présence de garnisons a conduit à une prospérité économique, ainsi qu’à bien davantage de vols et de vice. Regarde dans cette direction, Adam, cela devrait t’impressionner… je crois qu’il s’agit de la cathédrale dans laquelle nous sommes censés faire nos dévotions. »

Après ce commentaire sarcastique, je ne pouvais admettre être véritablement stupéfait, même si Julian s’est à nouveau moqué de ma bouche bée. Monter sur une petite éminence nous avait conduits, après un virage, aux alentours d’une énorme église. C’était la plus grande que j’avais jamais vue… pas la plus grande église, la plus grande chose, et j’entends par là construite par l’homme et non produite par la nature[28]. Ses clochers s’élevaient assez haut pour accrocher les nuages et j’en ai presque eu le souffle coupé tandis que nous passions dans son ombre puis franchissions ses formidables portes en bois ornementées. Comme nous l’ordonnait le major Lampret, nous nous sommes immobilisés dans la pénombre de l’entrée pour, geste de respect, ôter nos casquettes que nous avons fourrées dans nos poches. Nous avons ensuite pénétré par d’autres portes dans la nef de la « cathédrale », comme l’appelait Julian. Cela ressemblait à la Maison du Dominion de Williams Ford, si celle-ci avait gonflé à une taille monstrueuse, échangé ses modestes murs contre des arches en granit et fait refaçonner puis vernir ses boiseries par une armée de charpentiers imaginatifs et quelque peu déments. Partout, dans chacune des directions, on voyait du filigrane, jusqu’à la plus petite échelle, ainsi que des alcôves et niches dans lesquelles s’exposaient d’autres filigranes ; il y avait davantage de chandelles que d’étoiles dans le ciel, qui dégageaient une miasmatique odeur de cire fumée, avec au-dessus de tout cela plusieurs grandes fenêtres à vitraux, aussi hautes que les pins d’Athabaska, qui illustraient des thèmes ecclésiastiques aux couleurs rendues presque édéniques par la radiance du soleil.

Quelques commentaires impressionnés se sont élevés parmi les recrues, dont seule une petite minorité avait déjà mis le pied à l’intérieur d’une cathédrale, et plusieurs ont poussé des cris sonores pour entendre leurs voix se répercuter sur les hautes voûtes du plafond avant que le major Lampret ne les réduisît à un silence respectueux. Nous avons ensuite pris place sur les bancs.

« Ça ne t’énerve pas, ai-je chuchoté à Sam, d’être à un endroit pareil pour assister à un office chrétien ?

— J’ai été élevé par des chrétiens après la mort de mes véritables parents, m’a-t-il rappelé, si bien que je me suis souvent retrouvé dans une église à Pâques ou à d’autres occasions, et j’essaie de me conduire en invité bien élevé, sinon en authentique adepte. Silence, maintenant, Adam Hazzard, écoute les chants. »

Il se trouvait que nous étions placés près du chœur. Celui-ci m’a d’abord semblé une simple foule indistincte et entièrement vêtue de blanc. Mes yeux se sont ensuite habitués à la pénombre et j’ai remarqué que les choristes étaient des femmes, pour la plupart jeunes. J’avoue non sans honte que cette découverte m’a ravi, car les Montréalaises étaient d’une beauté aussi frappante (m’a-t-il semblé sur le moment) que tous les saints des vitraux et les martyrs de marbre de la chrétienté.

Les sceptiques mettront cela sur le compte des privations de la vie militaire – et ils n’auront bien entendu pas tout à fait tort –, mais je suis convaincu que ma fascination comportait aussi une part de destinée, car il y avait au premier rang du chœur la plus belle femme que j’avais jamais vue.

Je ne tenterai pas ici de coucher les émotions que cette anonyme a éveillées en moi : les superlatifs embarrasseraient l’auteur d’âge mur. En m’aidant de toute l’objectivité que je peux rassembler, voici donc ce que j’ai vu : une petite personne de sexe féminin à peu près du même âge que moi, en surplis d’un blanc de nuage, au corps que certains qualifieraient de robuste et d’autres de sain, au radieux visage rose, aux grands yeux d’une couleur que je ne discernais pas à cette distance, même si je les ai imaginés (à raison, en l’occurrence) d’un beau châtain, et dont la couronne de cheveux torsadés comme une grande collection de ressorts ébène faisait un halo spectaculaire avec la lumière qui lui arrivait dans le dos. Si elle m’a remarqué en train de la dévisager, elle n’en a rien laissé paraître.

Je n’arrivais pas à distinguer sa voix de celle des autres choristes, mais je ne doutais pas qu’elle fût aussi pure et angélique que le reste. Elles chantèrent un hymne que je ne connaissais pas, avec des références à la forteresse de la Vertu, l’arsenal de la Foi et autres architectures métaphoriques. Puis, hélas pour moi que ces chants transportaient, elles se sont tues et le major Lampret lui-même est monté en chaire. Tous les yeux se sont soudain fixés sur lui, y compris ceux du chœur, et je me suis retrouvé contrarié par l’apparence soignée que lui donnait son uniforme du Dominion, avec la lumière multicolore qui se reflétait sur les ailes d’ange de son insigne pectoral.

Usant de sa voix de champ de manœuvre pour qu’elle portât jusqu’aux derniers rangs, le major Lampret a expliqué que la cathédrale, bien qu’en principe catholique, avait accepté d’accueillir des offices chrétiens non confessionnels, approuvés et arrangés par le Dominion, pour le bénéfice spirituel des divisions dont l’armée pouvait se passer au front. Il a remercié le clergé local pour sa générosité, puis nous a tous avertis qu’il fallait garder le silence, s’abstenir de manger la moindre nourriture que nous aurions cachée sur nos personnes, ne pas interrompre le service en criant « Tout à fait ! », « Et comment ! » ou autres éjaculations vulgaires, ne pas applaudir ni siffler à la fin du sermon, mais plutôt rester assis sans bouger en pensant à la Rédemption.

Un membre du clergé local – un prêtre, j’imagine, car c’est le nom qu’on donne aux ecclésiastiques catholiques – est alors venu lire le sermon préparé pour lui par les érudits du Dominion. La leçon promettait d’être longue – elle commençait avec des feuilles de palmier et annonçait une route paisible vers la Résurrection (qui était pour moi le point culminant de l’histoire, car j’avais toujours aimé imaginer la stupéfaction des observateurs en découvrant la Tombe Vide) – et le prêtre possédait un étrange et monotone débit ecclésiastique qui, combiné à la chaleur, à la fatigue de la marche et à l’air enfumé, a provoqué un certain nombre de dodelinements parmi ses paroissiens temporaires. Assis près de moi, Julian semblait très attentif, mais je savais qu’il ne fallait pas se fier aux apparences, car il m’avait avoué un jour à quoi il s’occupait durant les offices religieux (un athée n’étant pas davantage à sa place qu’un Juif dans une église) : il passait le temps, affirmait-il, en imaginant le film qu’il réaliserait un jour, La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin, en énumérant en esprit chacune des scènes et des répliques, chaque possibilité de décor, chaque moyen de renforcer la dramatisation de l’intrigue.

J’ai combattu ma propre somnolence en jetant de temps en temps des coups d’œil au chœur, où la femme qui m’avait fasciné restait patiemment assise. Le sermon ne semblait pas l’ennuyer du tout, même s’il lui arrivait de lever les yeux au ciel, davantage par exaspération (ai-je eu l’impression) que pour prier, et même si elle s’est gratté deux fois le mollet droit avec son pied gauche. Comme la journée se réchauffait de plus en plus, de la sueur lui a perlé au front et a dégouliné sur sa joue en absorbant et reflétant la lumière colorée. J’ai trouvé cela passionnant.

Une heure a passé. L’ecclésiastique avait atteint la moitié de son oraison (du moins d’après mes déductions, car nous avions dépassé Judas et nous trouvions sur le point de nous lancer dans les sales affaires avec Ponce Pilate) quand une détonation a retenti au loin, comme un coup de tonnerre, suivie d’un grondement grave qui est remonté par le bois des bancs jusque dans nos colonnes vertébrales. Quelques marmonnements se sont élevés dans les rangs, mais le prêtre a poursuivi malgré tout et Sam a chuchoté : « Tir d’artillerie… aucun danger pour nous, les Hollandais n’ont pas de canons capables d’atteindre Montréal depuis leurs positions. »

Ses propos m’ont rassuré. Quelques minutes plus tard – le temps de négocier méticuleusement le Chemin de Croix –, nous avons entendu une autre explosion, plus proche, cette fois, qui a fait hésiter l’ecclésiastique et pleuvoir de la poussière du plafond. « Ce n’est pas tombé loin ! » me suis-je exclamé en m’adressant à Sam.

Il fronçait les sourcils. « Ce ne devrait pas être possible… »

Le major Lampret nous a fait taire. Mais cela a recommencé : une détonation vive suivie d’un grondement qui se propageait, si fort qu’il semblait – était peut-être – juste à côté. J’ai entendu le tintement des cloches à incendie au loin et quelqu’un en ville a commencé à actionner une sirène à main… bruit sinistre et déplaisant que je n’avais encore jamais entendu.

Le régiment s’est alors dressé, effrayé, le prêtre en chaire a agité les mains en un geste pressant mais incompréhensible et le major Lampret a crié « En rangs ! Formez les rangs et marchez vers la sortie, soldats, on nous veut ailleurs, mais ne courez pas, vous bloqueriez les portes… »

Un obus a alors atteint la cathédrale elle-même, en une explosion assourdissante qui a soufflé les vitraux et les a propulsés à l’intérieur de l’édifice. Des éclats de verre aux couleurs brillantes et tranchants comme un rasoir ont plu tout autour de nous. J’ai vu près de la chaire un homme transpercé par un éclat cristallin venu d’un saint de verre – une blessure presque certainement mortelle –, puis une panique générale est née pour de bon, malgré les ordres criés par le major Lampret. J’ai commencé par me joindre à la ruée vers les portes avant de me retourner pour voir ce qu’il advenait de la fascinante choriste. Elle avait toutefois disparu, éclat blanc parmi la volée de surplis ondulant qui se précipitait dans une pièce attenante.

J’ai suivi Sam et Julian, et j’avais presque atteint la sortie quand j’ai été bousculé dans le dos (sans doute par un fantassin trop empressé). Je suis tombé en me cognant la tête au dossier exquisément sculpté d’un banc, ce qui m’a fait perdre toute connaissance.


Je ne suis pas resté longtemps inconscient… juste le temps d’être séparé de mon régiment.

J’ai relevé la tête, perplexe, avec comme principale sensation une douleur à la tempe. La grande cathédrale était toujours intacte, à l’exception des fenêtres brisées, et presque déserte suite à la débandade : seuls restaient le prêtre et quelques autres ecclésiastiques qui s’occupaient du blessé près de la chaire. Quand je me suis tâté à l’endroit du crâne qui avait percuté le banc, mes doigts se sont tachés de sang. J’ai cherché Sam ou Julian du regard, ou même Lymon Pugh, mais ils étaient partis avec le reste du régiment… rentrés au camp, ai-je supposé, pour se préparer à réagir à ce nouvel affront hollandais. Je ne doutais pas qu’ils m’auraient emmené, si je n’étais pas tombé entre deux bancs, à un endroit difficile à voir au sein d’une telle précipitation. J’ai conclu qu’il me fallait rejoindre mon régiment aussi vite que possible, sous peine d’être noté absent sans permission ou porté déserteur.

Sauf que quand je me suis traîné hors de la cathédrale, j’ai aussitôt été perdu. Le pilonnage avait provoqué de graves dégâts dans le quartier, si bien que des débris et de petits incendies bloquaient la rue par laquelle j’étais arrivé. Parfois blessés ou brûlés, les Montréalais couraient çà et là au hasard, et sur les chaussées dégagées, des chariots de pompiers peints en rouge attelés à des chevaux de trait pantelants bringuebalaient dans de furieux tintements de leurs cloches de cuivre. Seuls certains quartiers de cette vaste cité avaient toutefois souffert – elle était si étendue qu’elle semblait en grande partie indemne – et après un instant de réflexion, j’ai résolu de me diriger vers le nord jusqu’à ce que je visse le pont en fer traversé en arrivant avec mon régiment. Cette résolution à l’esprit, je me suis mis en marche dans une rue transversale épargnée par l’attaque, rue sur laquelle les immeubles de quatre ou cinq niveaux avaient été divisés en boutiques, avec aux étages des balcons et des balustrades en fer décorés de fleurs de printemps. Cette pittoresque ruelle n’avançait toutefois pas droit, mais se tortillait comme un serpent, si bien que, au carrefour suivant, je n’ai pu déterminer quelle direction prendre.

Dans l’intervalle, des foules de citadins n’ont cessé de me frôler. Nombre d’entre eux, fuyant l’attaque d’artillerie dans le quartier de la cathédrale, étaient trop pris par leur propre infortune pour remarquer un fantassin désemparé. Je suis resté là perdu et impuissant jusqu’à ce que du blanc en mouvement attirât mon regard de l’autre côté de la rue… un surplis, comme vous l’avez peut-être deviné, et porté par nulle autre que la femme aux cheveux en ressort et aux yeux brillants. Je me suis précipité vers elle sans me soucier des nombreux chariots qui passaient sur la chaussée.

« Vous étiez dans l’église ! » ai-je lancé en arrivant près d’elle, qui s’est tournée pour me regarder, les yeux plissés, en fermant ses petits poings au cas où je m’avérasse hostile.

« Oui ? a-t-elle dit avec rudesse.

— Avez-vous… euh, été blessée ?

— Manifestement, non », a-t-elle répondu d’un ton si calme que j’ai supposé qu’elle avait pris l’habitude d’être de temps à autre bombardée par les Hollandais et cessé d’en être davantage surprise que par une averse en plein été.

« Moi, oui ! ai-je réussi à dire. À la tête !

— C’est fort regrettable. J’espère que vous vous en remettrez. »

Elle m’a tourné le dos.

« Attendez ! ai-je dit avant de désigner les volutes de fumée derrière nous. Qu’est-ce qui se passe, ici ?

— On appelle ça la guerre, a-t-elle expliqué comme si elle s’adressait à un idiot qui venait de lui demander la couleur du ciel (et pour sa défense, c’est ce dont je devais avoir l’air). Les Hollandais ont déclenché un barrage d’artillerie. Encore qu’il semble terminé, pour le moment. Vous ne devriez pas être avec votre régiment, soldat ?

— Si, je devrais, et je voudrais bien, si je pouvais le trouver. Dans quelle direction se trouve le grand pont en fer ?

— Nous en avons plusieurs, mais celui que vous cherchez est par là. »

Je l’ai remerciée, puis j’ai ajouté : « Puis-je vous raccompagner, pour votre sécurité ?

— Certainement pas.

— Je m’appelle Adam Hazzard, ai-je dit en me souvenant de l’importance de se présenter poliment.

— Calyxa », m’a-t-elle informé avec réticence, et c’était la première fois que je rencontrais cet intéressant prénom. « Regagnez votre régiment, Adam Hazzard, et pansez votre blessure. Elle saigne.

— Vous chantez magnifiquement.

— Hum », a-t-elle répondu avant de s’éloigner sans un regard en arrière.

La rencontre avait été brève mais agréable, même dans ces circonstances extraordinaires, et en me hâtant vers le pont, malgré mon appréhension, les gouttes de sang qui me coulaient sur le visage et la fumée qui montait de la ville dans mon dos, j’ai remercié la Providence, ou le Destin, ou la Fortune, ou une autre de ces divinités païennes, de nous avoir mis en contact, Calyxa et moi.

3

« Ils ont un canon chinois », a dit Sam.

J’avais rattrapé mon régiment, où Sam comme Julian s’étaient excusés de ne pas être venus à mon secours, et même de n’avoir remarqué mon absence qu’une fois la cathédrale évacuée. J’ai mis cela sur le compte du chaos provoqué par l’attaque plutôt que sur celui de ma propre insignifiance, et un accueil chaleureux a dissipé tout ressentiment qui aurait pu subsister en moi.

Je m’attendais à ce qu’on nous jetât aussitôt dans la bataille afin de punir les Hollandais de leur impudence. Mais une armée moderne est une bête sédentaire lente à se mettre en route. Le général Galligasken, qui la commandait tout entière, était un chef d’une prudence notoire qui répugnait à lâcher ses forces avant d’avoir envisagé la moindre éventualité et mené à bien le moindre préparatif. Cette tendance frustrait la Branche Exécutive, d’après Julian, mais rendait le général populaire au sein des troupes, qui étaient bien nourries sous son régime et dont on ne gaspillait pas inconsidérément la vie. (Les vétérans parmi nous avaient raconté la sévérité du prédécesseur de Galligasken, le général Stratemeyer, un partisan de la manière forte qui envoyait des milliers d’hommes à la mort en vaines et stériles attaques de tranchées. Le général Stratemeyer avait été tué en début d’année précédente : parti à cheval de son camp consulter un commandant de cavalerie, il s’était retrouvé, suite à un mauvais virage, en travers d’une ligne de tirailleurs hollandais qui s’étaient fait un plaisir de s’en servir comme cible pour leurs exercices de tir.)

Voilà pourquoi au lieu de partir immédiatement au front, nous sommes restés au camp tandis que les éclaireurs et les piquets auscultaient les lignes adverses d’où ils ramenaient des prisonniers qui régurgitaient des renseignements utiles sur les capacités et les intentions ennemies. Bien que toujours simple soldat, Sam a fait jouer ses relations jusqu’à se retrouver instruit de l’état courant des affaires militaires. Une semaine après l’attaque de Montréal, alors que nous nous protégions tous trois d’un nouveau passage pluvieux en nous blottissant dans notre tente cinglée par un zéphyr printanier, Sam nous a parlé du canon chinois.

Je lui ai demandé en quoi un canon était chinois et ce qui le rendait particulièrement effrayant.

« Les Chinois, a-t-il expliqué, font eux-mêmes la guerre depuis bien des années et se montrent d’une grande habileté dans la production d’artillerie de campagne, surtout en matière de canons à longue portée. Ils financent une partie de leurs expéditions militaires en vendant certaines de ces armes à l’étranger. Les canons chinois sont redoutables mais très coûteux. Les Mitteleuropéens ont dû en acheter un, ou alors ils se servent de leurs usines pour en reproduire.

— Nous avons pléthore de pièces d’artillerie », ai-je protesté, en ayant vu un peu partout dans le camp.

« Oui, et de bonne qualité, a convenu Sam. Mais le canon chinois a une portée supérieure à tous les nôtres. Il peut propulser des obus et de la mitraille au plus profond du territoire ennemi. J’imagine que nous pourrions construire un canon similaire à la manière traditionnelle, mais il serait malcommode à déplacer. Le canon chinois a ceci de génial qu’il se démonte rapidement en ce qu’on appelle des “sous-ensembles” qu’on peut déplacer par chariot ou par rail aussi facilement qu’une pièce d’artillerie conventionnelle.

— Il faut qu’on capture ou qu’on mette hors service ce canon, ai-je dit d’un ton ferme.

— Le général Galligasken y a sans doute pensé, a réagi Julian, mais on ne peut rien reprocher à ton raisonnement, Adam. »

Sam a ignoré ce sarcasme. « On le fera, a-t-il dit, du moins on essaiera, mais il faut pour ça prévoyance et organisation minutieuse. Je m’attends à ce que nous combattions avant la fin de la semaine. Refrène ton impatience, Adam… les Hollandais ont tout aussi hâte de te voir dans leurs viseurs que toi de les punir. »

Je leur infligerai une formidable punition, ai-je déclaré, car ils avaient été lâches d’attaquer des civils sans défense à Montréal (mettant ainsi en danger Calyxa, et d’autres). « Tu verras des choses bien pires avant que l’armée en ait fini avec nous », m’a averti Sam. Et comme souvent, sa prédiction s’est vérifiée.


La pluie a cessé le lendemain, et quelques jours plus tard, une fois les routes sèches, le général Galligasken en personne a traversé le camp à cheval, ce qui nous a paru le signe d’une attaque imminente.

J’ai entraperçu le général. Un large sentier de terre battue coupait tout le camp militaire, reliant plusieurs terrains de parade, et c’est ce sentier qu’il a emprunté, au bord duquel les fantassins se pressaient de tous côtés en agitant leur casquette et en criant à son passage. Bien décidé à ne pas rater ce spectacle, je me suis frayé par un usage résolu de mes coudes un chemin jusqu’au premier rang, du moins suffisamment près pour voir toute la procession si je sautais sur place aux moments opportuns.

La jeunesse relative du général m’a surpris. Il n’était pas particulièrement jeune, mais n’avait rien non plus d’un vétéran grisonnant… Les Hollandais avaient remporté les campagnes de l’année précédente, d’après Sam, d’où un nombre de vétérans grisonnants anormalement faible. Beaucoup d’hommes plus jeunes avaient pris d’un coup de l’avancement. Ainsi le général Bernard W. Galligasken, dont l’alerte silhouette se découpait sur la selle et qui adressait un sourire serein à l’océan clapotant de fantassins autour de lui. Il prenait grand soin de son apparence, d’après certains, et portait en effet un uniforme très ajusté qui brillait de toutes ses couleurs. Le bleu et le jaune lui allaient bien, cependant, et sa longue chevelure effleurait avec enjouement son col raide d’amidon. La crosse d’albâtre de son pistolet Porter & Earle luisait dans l’étui de cuir souple sur sa hanche et une importante quantité de métal estampé lui barrait la poitrine pour indiquer les batailles qu’il avait subies et le courage dont il y avait fait preuve. Il se coiffait d’un fantaisiste chapeau à large rebord muni d’une plume de dindon.

(Le canon chinois a tonné à deux reprises durant cette exhibition et l’un des obus a explosé à moins d’un quart de mille de notre camp, mais les Hollandais, qui visaient de très loin et ne pouvaient repérer les impacts, n’avaient pas réussi à régler avec précision leur tir sur nous. C’étaient des tirs au petit bonheur la chance que nous avons tous ignorés[29].)

La procession du général Galligasken, de sa suite de subordonnés et de porte-drapeau était un peu plus tape-à-l’œil qu’il n’eût été jugé convenable à Williams Ford, mais le général ne passait pas uniquement pour se donner en spectacle. Ses chefs de bataillon et lui se sont réunis ce soir-là en conseil de guerre. Les plans finaux ont été dressés et nos supérieurs nous ont ordonné de « dormir sur nos armes » et de nous tenir prêts à nous en aller avant l’aube.


Le lendemain matin, nous sommes partis au front à pied.

Cela a d’abord été « marche d’entraînement », qui ne nous obligeait pas à rester en formation stricte, même si, conscient de son statut de bleusaille, notre régiment nous a dignement gardés en rangs par quatre. Nous n’avancions pas vite dans l’obscurité du petit matin et les routes étaient encore humides, si bien que les caravanes de mules et les chariots à chevaux peinaient aux endroits mous. Quand l’aube a perlé sur l’horizon, le chœur incongrûment gai des oiseaux s’est ajouté au bruit de la marche, au craquement du cuir, au cliquetis des cantines et au tintement des éperons. C’était le printemps et les oiseaux nichaient sans se rendre compte que leurs foyers pourraient être détruits par la canonnade et les coups de fusil avant la fin de la journée ou de la saison.

Le territoire que nous traversions avait été construit à l’excès à l’époque des Profanes de l’Ancien Temps, mais il ne restait que quelques traces de cette période exubérante et une forêt entière avait poussé depuis, érables, bouleaux et pins, dont les racines ligneuses ne pouvaient manquer de s’entortiller autour des objets de l’Efflorescence du Pétrole, ou des os de leurs propriétaires. Qu’est-ce que le monde moderne, a un jour demandé Julian, sinon un grand cimetière reconquis par la nature ? Chacun de nos pas résonnait dans les crânes de nos ancêtres, et j’ai eu l’impression de marcher non sur de la terre, mais sur des siècles.

Les escarmouches ont commencé dès que le soleil s’est détaché de l’horizon, ou peut-être avaient-elles débuté plus tôt, car nous avancions en queue et le vallonnement des alentours étouffait les bruits de bataille. Celle-ci s’est d’ailleurs annoncée, telle une tempête en approche, par une série de signes de mauvais augure : d’abord le voile de fumée sur les vallons devant nous, puis le grondement grave de l’artillerie, le crépitement des armes légères et enfin l’odeur âcre de la poudre. Ces signes de conflit ont gagné en volume et en intensité au fur et à mesure que le soleil grimpait dans le ciel et nous avons commencé à voir de quoi démoraliser n’importe quel soldat : des charretées de morts et de blessés qu’on emportait à l’arrière. « Les combats doivent être acharnés », ai-je dit à voix basse tandis qu’un chariot du Dominion (comme on appelait ces ambulances de fortune) nous croisait en bringuebalant, ses passagers invisibles sous le toit bâché poussant des gémissements et des hurlements bien trop audibles dans l’air du matin.

Nous sommes alors arrivés au sommet d’une autre colline, d’où nous avons vu pendant quelques instants le champ de bataille devant nous comme un plateau de jeu, mais presque entièrement recouvert de fumée. J’ai cru voir le général Galligasken l’observer de la même crête, et nos canons à longue portée, déployés là, ne cessaient de tirer et de reculer. Plus bas s’étiraient les premières tranchées ennemies.

Cela a été mon premier aperçu des Hollandais[30].

J’ai eu beaucoup de mal à me contenir en voyant leur armée amassée là. J’entendais depuis toujours dire tant de choses sur les brutaux et agressifs Mitteleuropéens qu’ils étaient devenus pour moi une sorte de légende : on en parlait beaucoup sans jamais les voir. Ils étaient bien là en chair et en os, et malgré la distance, les volutes de fumée et l’atmosphère brûlante de coups de feu, je distinguais leurs uniformes noirs et leurs casques bleus caractéristiques ainsi que leurs étranges drapeaux frappés de la croix et du laurier.

De cette hauteur, ils semblaient tenir des positions bien défendues, disposées par leurs tranchées en un large demi-cercle ponctué de ravelins, de redoutes et d’abattis qui aboutissait de chaque côté à une rive sous contrôle ferme de l’artillerie ennemie. Une division américaine se livrait à présent à une audacieuse attaque frontale, avec des escarmouches sur les flancs en guise de diversion. L’attaque ne se déroulait toutefois pas pour le mieux, à en juger par le nombre de cadavres qui jonchaient déjà le sol devant les fortifications hollandaises.

Sam s’est penché à l’oreille de Julian pour lui demander de sa voix d’instructeur : « Qu’est-ce que tu vois ?

— Une bataille », a répondu Julian. Il avait la voix mal assurée et je l’avais rarement vu le visage aussi exsangue, malgré sa pâleur naturelle.

« Tu peux faire mieux que ça ! Ressaisis-toi et dis-moi ce que tu vois ! »

Julian a réprimé sa peur avec un effort visible. « Je vois… Eh bien, une attaque conventionnelle… conduite avec hardiesse, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi le général gâche tant de soldats de cette manière… il semble n’y avoir aucune stratégie, rien que de la force brutale.

— Galligasken n’est pourtant pas idiot. Qu’est-ce que tu ne vois pas, Julian ? »

Julian a regardé encore un moment, puis a hoché la tête. « La cavalerie.

— Et pourquoi Galligasken n’a-t-il pas lancé sa cavalerie dans la bataille ?

— Parce qu’elle est ailleurs. Tu sous-entends qu’il a bel et bien une stratégie, et que nos forces à cheval y jouent un rôle.

— C’est ce que j’espère, du moins. »

Le combat semblait en effet hardi mais inefficace. L’attaque américaine a commencé à reculer sous nos yeux… une de nos divisions de vétérans s’était retrouvée sous un feu particulièrement nourri et son chef ne parvenait pas à rallier ses troupes. Un porte-drapeau est tombé, son étendard n’a pas été récupéré. Des hommes terrifiés gisaient immobiles ou tournaient les talons pour se précipiter vers l’arrière, ce qui aurait pu constituer le début d’une déroute si on n’avait alors jeté notre régiment dans la mêlée en renfort.


Un soldat au bras fracassé m’a croisé tandis que nous avancions dans le bruit et la fumée. Son avant-bras gauche ne lui tenait presque plus au coude – seuls quelques filaments mucilagineux l’y reliaient encore – et l’homme le serrait sur son ventre de la main droite à la manière d’un enfant qui cherche à empêcher ses camarades de jeux de lui voler son sac de bonbons. Son uniforme dégoulinait de sang. Il n’a pas semblé nous voir et même s’il ne cessait d’ouvrir la bouche, aucun son ne sortait de ses lèvres.

« Ne le regarde pas ! m’a réprimandé Sam. Les yeux toujours devant toi, Adam ! »

Sam était le seul parmi nous à se comporter en soldat. Il avançait accroupi en tenant d’une main ferme son fusil Pittsburgh. Le reste d’entre nous traversait cette prairie mutilée comme du bétail avance sur la glissière d’un abattoir (un processus que m’avait décrit Lymon Pugh). Notre commandant de compagnie nous a crié que nous serions abattus comme des oies si nous continuions à nous agglutiner, aussi nous sommes-nous séparés, mais à contrecœur. Dans de tels moments, n’importe qui a soif d’une autre présence humaine, ne serait-ce que pour pouvoir se cacher derrière.

Nous sommes restés protégés un certain temps par l’épais voile de fumée à la nauséabonde odeur de cordite et de sang qui recouvrait le champ de bataille, même si des obus ennemis explosaient autour de nous par intervalles et blessaient de leurs éclats certains de nos camarades. Arrivés à proximité des lignes ennemies, nous avons toutefois essuyé des salves et notre compagnie n’a pu éviter des pertes. J’ai vu deux hommes tomber, l’un blessé au visage, et l’un des nôtres partis en avant-garde a réapparu sous forme de cadavre dans un trou d’obus, ses organes vitaux si largement éparpillés sur la terre sanglante qu’il nous a fallu prendre garde à ne pas piétiner ses viscères fumants. L’anormalité flagrante de la situation m’a convaincu que j’avais perdu la raison, ou que le monde était soudain devenu fou. Dans les romans de M. Charles Curtis Easton, la guerre n’était jamais menée avec autant de sauvagerie. Les combats chez M. Easton incluaient courage, cran, patriotisme et toute cette tribu de vertus rassurantes. La bataille à laquelle je participais ne permettait rien de tel : elle se limitait à tuer ou être tué, en fonction du hasard et des circonstances. J’ai gardé mon fusil prêt à servir et tiré à deux reprises sur des apparitions dans la fumée, sans aucun moyen de déterminer ensuite si je les avais touchées.

Parmi les pensées qui me tourbillonnaient dans la tête figurait une inquiétude passagère pour Julian. Je ne pouvais m’empêcher de repenser à ces expéditions durant lesquelles nous chassions l’écureuil ou n’importe quel autre gibier à Williams Ford, et au plaisir qu’il en tirait toujours, sauf aux moments où nous tuions. C’était l’une de ces personnes douces qui reculent d’instinct devant la mort et redoutent de l’infliger. Il ne s’agissait pas de lâcheté, mais d’une espèce d’innocence… une admirable quoique innée tendresse de sentiment, que je soupçonnais sur le point de lui faire perdre la vie.

Le vent s’est alors levé, dégageant de son voile une partie du champ de bataille encalminé, bien que toujours sauvagement animé. La bourrasque suivante nous a très nettement révélé les plus proches lignes des défenseurs hollandais, comme si on venait de lever un rideau. Une rangée de canons de fusil dépassait de parapets en terre comme les piquants d’un porc-épic. Ces canons se sont braqués à la hâte sur nous, maintenant qu’on y voyait assez clair pour viser correctement, et de la fumée en est sortie.

« À terre ! » a crié Sam, en oubliant un instant qu’il n’était pas le commandant de compagnie, mais un simple soldat. C’était cependant un avis de bon aloi, que nous avons tous suivi. Nous nous sommes jetés au sol, la plupart volontairement, même si certains sont tombés d’une manière qui semblait indiquer qu’ils ne se relèveraient plus. Les balles hollandaises sont passées en sifflant, exaspérants bruits d’insectes, « voix de moustiques au vol cependant mortel », comme l’a écrit M. Easton quelque part, avec justesse, en l’occurrence. Nous avons tous étreint le sol comme si la familière métaphore de la Terre mère était devenue réalité… des cochons de lait n’auraient pu être plus intimement reliés à la truie qui les avait mis bas.

Tous, sauf Julian. Dès que j’ai osé relever les yeux, j’ai découvert abasourdi qu’il se tenait toujours debout.

Cette image de Julian reste si profondément gravée en moi que, aujourd’hui encore, il m’arrive de la revoir en rêve. Il avait lavé et séché son uniforme juste la veille, se préparant à la bataille comme à une soirée mondaine, et les rigueurs de la marche ne l’empêchaient pas de paraître aussi propre et immaculé qu’un soldat d’opérette sur une scène new-yorkaise. Il a froncé les sourcils, comme confronté non aux barbares ennemis, mais à une énigme particulièrement compliquée qu’on ne pouvait résoudre sans une intense réflexion. Il tenait son fusil prêt à servir, mais sans viser ni tirer.

« Julian ! a crié Sam. Pour l’amour du Ciel ! À terre ! »

L’amour du Ciel n’a donné aucun poids supplémentaire à l’exhortation : Julian avait toujours été imperméable à Dieu, et à cet instant précis, il semblait tout aussi imperméable aux balles. Les salves déferlaient, soulevant la terre à ses pieds, sans affecter sa personne. Les soldats autour de nous commençaient à le remarquer qui restait là debout comme une sentinelle dans la grésillante pluie de plomb, et nous avons attendu l’impact fatal qui semblait inévitable et avoir déjà incroyablement tardé.

L’amélioration de la visibilité permettait en effet aux tireurs hollandais de régler leur tir. Une balle a décoché comme une chiquenaude au col d’uniforme de Julian. Une autre l’a débarrassé de sa casquette. Il n’a pas bougé pour autant. La scène nous a tous extasiés et de petits cris « Julian Commongold ! » admiratifs ou consternés ont commencé à se faire entendre malgré le vacarme des combats. Il se tenait encore et encore debout, tel un ange descendu sur terre déguisé en fantassin : le grossier monde matériel ne pouvait l’atteindre et il était aussi invulnérable aux effusions de sang qu’un éléphant aux morsures de puces.

Puis une balle lui a éraflé l’oreille. Je l’ai vu se produire. Il n’y a pas eu d’impact, car le plomb a traversé la partie charnue du lobe en projetant juste un peu de sang, mais Julian a tourné la tête comme si un adjudant invisible venait de lui tapoter l’épaule.

Le contact l’a secoué et lui a fait prendre conscience de sa situation. Il n’a cependant pas plongé sur le sol. Son expression perplexe s’est simplement transformée en grimace de colère et de mépris. Il a levé son fusil d’un geste grave et posé, a visé le parapet ennemi et fait feu.

Il n’avait pas prononcé un mot, mais les hommes autour de lui ont réagi comme s’il avait donné l’ordre d’avancer. Notre porte-drapeau, qui n’avait guère plus de douze ans, a bondi sur ses pieds pour se mettre à courir vers l’ennemi avec l’étendard du régiment. Nous avons déchargé nos armes presque à l’unisson avant de nous joindre à la charge en poussant de grands cris.

La fumée des combats nous a fourni une couverture suffisante pour parvenir aux fortifications hollandaises sans nous faire décimer et notre charge intrépide a eu davantage d’effet que prévu. Il nous a semblé nous retrouver un instant plus tard par le travers des tranchées mitteleuropéennes, à vider sans retenue nos fusils Pittsburgh ou à nous laisser tomber à terre pour insérer de nouveaux chargeurs. De tout près, les Hollandais ressemblaient beaucoup à des Américains, mis à part leurs uniformes bizarres, aussi est-ce sur leurs uniformes que je tirais, à demi convaincu que je tuais non des êtres humains, mais des costumes ennemis qui avaient apporté ici leur contenu depuis un lointain pays, et si un homme en vie souffrait de son asservissement à l’uniforme, ou se retrouvait transpercé par les balles destinées à celui-ci… eh bien, c’était inévitable et on ne pouvait m’en tenir pour responsable.

Cette petite comédie personnelle n’équivalait pas au courage, mais permettait une insensibilité qui servait un but similaire.

J’ai perdu Julian de vue dans la mêlée, et en vérité, je n’avais pas vraiment le temps de penser à lui durant ces instants de chaos.

Aujourd’hui encore, mon souvenir n’est guère qu’une accumulation de bruit et d’incidents horribles. La bataille a soit rapidement évolué, soit duré un temps fou – en toute honnêteté, je ne peux dire –, puis nous avons entendu un bruit nouveau et inquiétant. C’était une espèce de fusillade, non la détonation sèche d’un fusil Pittsburgh mais un enchaînement staccato de coups de feu, qui se prolongeait quelques secondes avant de se répéter.

Sam nous a expliqué plus tard que le général Galligasken avait expédié sa cavalerie attaquer les positions hollandaises sur les flancs… une manœuvre qui n’avait rien d’inhabituel, sauf que la cavalerie s’était secrètement entraînée avec une nouvelle arme, notre réponse au canon chinois.

Cette arme, qu’on en est venu à appeler la Balayeuse de Tranchées, consistait en un lourd fusil doté d’un énorme chargeur de la forme et de la taille d’un moule à tarte, chargeur qui alimentait la chambre en balles tirées en rapide succession… jusqu’au relâchement de la queue de détente. Les usines Porter & Earle n’avaient produit qu’un nombre relativement limité de ces fusils, mais ils avaient été attribués en majorité à la division de cavalerie de Galligasken, en prévision d’occasions de ce genre.

En se précipitant sur les flancs de l’armée hollandaise, la cavalerie s’est heurtée à une résistance féroce, mais le commandant hollandais, trompé par l’attaque frontale de Galligasken, avait affaibli sa gauche et sa droite pour renforcer le centre. Beaucoup de cavaliers américains ont été tués avant que les défenses hollandaises fussent transpercées, mais les Balayeuses de Tranchées ont fini par être braquées sur elles. Leur déluge de feu a provoqué la panique chez l’ennemi, qui a abandonné ses positions en nombre toujours plus élevé. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’on vît les Hollandais s’enfuir de l’autre côté de la rivière devant laquelle ils s’étaient installés. Des dizaines se sont noyés dans l’opération, dont les corps ont bientôt jonché la rive comme les branches d’un arbre foudroyé.

Cela a bel et bien été une déroute, en fin de compte. Plus de mille soldats ennemis ont été tués, et le double faits prisonniers. Nos propres cadavres dépassaient tout juste les cinq cents.

Le général Galligasken a ordonné de poursuivre l’armée ennemie en fuite et capturé quelques traînards ainsi que des chevaux et des chariots de ravitaillement, mais la colonne principale ayant disparu dans les collines et les forêts, Galligasken est sagement resté en arrière, de crainte d’une embuscade, en se contentant des dépouilles du jour. On a fini par appeler cela la bataille de Mascouche (du nom d’un Dépotoir des environs). Une excitante victoire, tout compte fait, sauf que nous n’avons pas capturé le canon chinois : l’ennemi l’avait gardé à l’arrière de ses lignes, puis démonté et escamoté avant qu’on pût l’atteindre.


Après la bataille, j’ai retrouvé Sam et Julian, tous deux à peu près indemnes, et nous avons dressé un nouveau camp au bord de la rivière tandis qu’on faisait venir des chariots de ravitaillement et qu’on installait des hôpitaux de campagne pour les blessés. À la nuit tombée, nous avions été nourris et prenions du repos dans nos tentes. C’était une soirée d’une tiédeur incongrue, douce comme du beurre d’avril, avec une lune radieuse qui n’éprouvait qu’une joyeuse indifférence pour tout ce sang en train de coaguler sur le sol.

Julian a très peu parlé, ce soir-là. En vérité, même s’il avait survécu à la bataille avec une simple entaille au lobe de l’oreille, je tremblais pour lui. Il semblait avoir été vidé d’une chose aussi vitale que son sang pendant les palpitants événements de la journée.

Nous allions nous endormir quand il s’est penché vers moi depuis son couchage pour murmurer : « J’ignore combien d’hommes j’ai tués aujourd’hui, Adam.

— Suffisamment pour contribuer à la victoire.

— Est-ce vraiment une victoire ? Qu’avons-nous vu au cours de la journée ? J’ai davantage eu l’impression d’un feu dans un charnier. » Il a ajouté : « C’est chose amère que de tuer des inconnus… et pis encore d’en tuer tant qu’on ne sait plus combien. »

Il énonçait une hyperbole, mais la monotonie même de sa voix suggérait un ressentiment trop profond pour les mots. Je partageais plus ou moins son humeur. Tirer une balle dans le cœur ou la cervelle de son semblable, même si celui-ci s’évertue à faire de même dans les vôtres, crée ce qu’on pourrait appeler un souvenir inassimilable : un souvenir qui flotte sur la vie quotidienne à la manière d’une tache d’huile sur l’eau de pluie. Mélangez cette eau dans la citerne, éparpillez l’huile en gouttes innombrables, dispersez-la autant que vous voudrez, elle ne se mélangera pas et la tache finira par revenir, intacte et toujours aussi abominable.

« On ne pourra plus jamais être comme avant », a chuchoté Julian.

Je me suis redressé avec indignation sur mon lit. « Je ne suis toujours qu’Adam Hazzard. Adam Hazzard de Williams Ford n’a pas disparu, Julian. Il est juste allé à la guerre. Un jour, il ira ailleurs. À New York, peut-être. »

Julian a de toute évidence tiré réconfort de ma grossière philosophie, car il m’a serré la main avec chaleur en me glissant d’une voix tremblante : « Merci de l’avoir dit.

— Dors là-dessus, ai-je suggéré. Nous n’aurons peut-être pas besoin de tuer qui que ce soit demain et tu as bien besoin de repos. » Je n’ai toutefois pas pu suivre mon propre conseil… je n’ai en effet pas réussi à m’endormir, malgré mon épuisement, et Julian non plus, si bien que nous sommes restés allongés tandis que la lune dardait ses rayons sur le champ de bataille où nous avions repoussé les Hollandais, sur les tentes d’hôpital avec leur rebut de membres amputés, sur le fleuve qui coulait quelque peu ensanglanté pour rejoindre le Saint-Laurent puis continuer jusqu’à l’océan sans rivage.

4

Grâce aux préoccupations humanitaires du général Galligasken à l’égard de l’armée des Laurentides, nous n’avons pas été obligés de combattre le lendemain, ni de poursuivre à pied l’ennemi. Nous avons simplement enterré nos morts et consolidé nos défenses au cas où les Hollandais tenteraient de contre-attaquer.

En moins d’un mois, ce terrain deviendrait une Géhenne ruisselante, seulement hospitalière pour les moustiques et les taons qui se repaissaient de chair humaine ou animale, et nos marches, si nous en faisions, se transformeraient en mortels concours d’endurance. Déjà les tentes d’hôpital, quand elles ne se consacraient pas entièrement aux blessés, abritaient un certain nombre d’invalides souffrant de « la courante », et nous vivions sous la menace permanente d’une épidémie de choléra ou d’une autre maladie contagieuse. L’eau des tonneaux militaires étant stagnante et moisie, nous buvions celle des ruisseaux des environs en espérant que tout se passerait bien.

Le temps est toutefois resté calme et agréable quelques jours supplémentaires. Le dimanche après-midi, après les services du Dominion, une lassitude générale s’est emparée du camp et j’ai flâné entre les tentes tel un Aristo dans son jardin (même si la plupart des jardins aristocratiques sont plus agréables au nez que les campements militaires).

Je me promenais ainsi, en profitant du soleil et en fredonnant tout bas des mélodies, quand j’ai entendu un bruit qui m’a à la fois intrigué et intéressé.

Un camp militaire résonne de toutes sortes de bruits, soldats du génie en train de cogner sur du bois pour d’impénétrables raisons, forgerons occupés à courber des fers à cheval sur leur enclume, fantassins en exercices de tir et bien d’autres activités sonores. Le repos dominical avait toutefois grandement atténué ceux-ci. Ce que j’ai entendu pouvait être pris, de loin, pour le tambourinement irrégulier d’un pivert sur un arbre, ou pour un petit joueur de tambour ne parvenant pas, malgré tous ses efforts, à maîtriser un nouveau rythme, avec cependant une sonorité plus sèche et plus mécanique. Une fois ma curiosité éveillée, je n’ai eu d’autre idée en tête que trouver l’origine de ce bruit.

Il provenait approximativement, me suis-je vite aperçu, d’une tente carrée située en hauteur sur une prairie pentue qui, plus loin à l’est, se transformait en une importante colline. Les rabats de cette tente étant ouverts, je suis passé devant d’un pas nonchalant, les mains dans le dos et en feignant l’indifférence, mais sans manquer de jeter un ou deux coups d’œil discrets à l’intérieur. Sauf qu’il m’a été difficile d’y voir vraiment quelque chose, gêné comme je l’étais non seulement par l’ombre à l’intérieur, mais aussi par de sombres miasmes de tabac et de chanvre qui sortaient mollement dans le soleil en exhalations torsadées comme si la tente elle-même vivait et respirait. J’ai donc dû passer à plusieurs reprises avant de distinguer l’origine d’autant de fumée et de bruit : un homme assis à une fragile table en bois sur laquelle il actionnait une machine.

Mes efforts de discrétion semblent avoir été infructueux, puisque le mystérieux individu m’a hélé à mon septième ou huitième passage : « Arrêtez de traîner par là, l’inconnu ! » Il s’exprimait d’une voix rocailleuse et avec un accent nasillard assez semblable à celui de Julian. « Entrez ou allez-vous-en, je m’en fiche, mais décidez-vous.

— Désolé de vous avoir dérangé, me suis-je hâté de dire.

— J’étais dérangé avant que vous arriviez, ne vous attribuez pas tout le mérite… Qu’est-ce que vous regardez comme ça ?

— Votre machine », ai-je reconnu en pénétrant d’un pas et sans y être invité dans l’ombre de la tente tout en résistant à la tentation de retenir mon souffle. Une fois accoutumé à la pénombre, j’ai constaté que l’homme était muni d’un cendrier, d’une pipe, d’une blague en cuir et d’une flasque qui ajoutait l’astringente odeur de l’alcool au mélange déjà vertigineux de muscs qui flottait dans l’atmosphère. Il n’était pas vêtu comme un fantassin et semblait même civil. Il portait des habits râpés et rapiécés, mais qui avaient dû être convenables à un moment donné. Un chapeau étroit lui descendait sur les yeux.

Ceci n’étant qu’une description rapide de l’homme, car je m’intéressais bien davantage à la machine. À peine plus volumineuse qu’une grosse boîte à pain, elle était néanmoins aussi complexe que les entrailles d’une montre de poche, avec un laquage noir parsemé de boutons ronds et carénés, chacun gravé d’une lettre. Des mots étaient imprimés sur une feuille de papier enroulée à l’arrière sur un cylindre qui ressemblait à un rouleau à pâtisserie.

« C’est une machine à écrire, m’a informé l’homme. J’imagine qu’on n’en trouve pas dans le hameau perdu dont vous venez. »

J’ai ignoré l’insulte implicite à Williams Ford pour demander : « Vous voulez dire que c’est une presse d’imprimerie ? Vous fabriquez un livre ? » (Car je ne m’étais pas encore renseigné sur la manière de fabriquer des livres, aussi supposais-je qu’on procédait peut-être ainsi : en les faisant recopier lettre après lettre par des malpropres.)

« Vous trouvez que j’ai l’air d’un éditeur ? Vous ne devriez pas abuser de mon hospitalité et ensuite m’insulter.

— Je m’appelle Adam Hazzard, ai-je annoncé.

— Théodore Dornwood, a-t-il marmonné avant de se remettre à l’œuvre.

— C’est une machine remarquable, ai-je insisté, même si ce n’est pas une presse. Qu’est-ce que vous faites avec ? Des enseignes ou des placards ?

— Je ne suis ni éditeur, ni fabricant d’enseignes, ni même commis de compagnie. J’occupe une position sociale encore plus modeste : je suis auteur. »

Cela m’a surpris : je n’avais encore jamais rencontré d’auteur ni personne qui se présentât comme tel. Mes yeux se sont écarquillés et je me suis exclamé sans trop réfléchir : « Moi aussi ! »

M. Dornwood a inhalé de travers la fumée de sa pipe et s’est mis à tousser.

« Du moins, ai-je précisé, c’est ce que j’ambitionne de devenir. J’ai l’intention d’écrire un jour des livres comme ceux de M. Charles Curtis Easton… j’imagine que vous avez entendu parler de lui ?

— Bien entendu. Ses livres encombrent tous les éventaires de Hudson Street.

— Où se trouve donc Hudson Street ? » (Je pensais que c’était une rue de Montréal dans laquelle je pourrais vouloir débourser une partie de ma solde afin de découvrir les dernières œuvres de M. Easton.)

« À Manhattan », a dit M. Theodore Dornwood en jetant à la feuille insérée dans sa machine un regard plus ou moins empreint d’envie chagrine.

« Vous êtes donc un auteur new-yorkais ?

— Je suis correspondant pour le Spark. »

Il s’agissait d’un journal de New York. Je n’avais jamais vu le moindre exemplaire ni du Spark, ni d’aucun journal, mais Julian en avait parlé une fois ou deux comme d’un quotidien populaire et même vulgaire.

« C’est ce que vous êtes en train de faire, là ?… Vous correspondez ?

— Non ! En ce moment, je tue le temps avec le moindre fantassin désœuvré qui passe, mais je travaillais, oui, bizarrement, avant que vous commenciez à traîner devant la tente. »

Puisque Theodore Dornwood venait de Manhattan, j’ai eu envie de lui demander s’il y avait déjà rencontré ou croisé dans la rue Julian Comstock, mais je me suis souvenu que toute identification irréfléchie de Julian comme d’un Comstock pourrait attirer l’attention de son assassin d’oncle[31]. Je n’ai donc pas introduit le patronyme de Julian dans la conversation et j’ai demandé : « Dites, j’aimerais bien avoir une aussi belle machine que celle-là. Tous les auteurs new-yorkais en ont une ?

— Seulement quelques privilégiés.

— Elle fonctionne comment ?

— On enfonce les touches… comme ça, vous voyez ? Et les lettres s’impriment sur le papier… du moins quand on laisse son utilisateur suffisamment tranquille pour qu’il arrive à travailler.

— Ce n’est pas lent, comparé à l’écriture ?

— C’est plus rapide, si on a l’habitude, et il est plus facile de se servir du manuscrit fini comme copie… Hazzard, vous avez dit vous appeler ? Vous êtes le soldat qui a enseigné l’alphabet aux gars de la campagne ? »

Mes leçons à Lymon Pugh avaient eu un tel succès que quelques autres fantassins m’avaient supplié de les en faire profiter. J’ai été ravi que M. Dornwood eût entendu parler de moi. « Lui-même.

— Et vous écrivez, aussi ? » Il a tiré sur sa pipe et soufflé une quantité de fumée digne du Vésuve. L’atmosphère âcre de la tente commençait à me tourner la tête, même si elle ne semblait pas avoir cet effet sur Dornwood : sans doute trempait-il depuis si longtemps dans ses vices qu’il y était devenu insensible. (Il n’était pas vieux, pas autant que Sam Godwin, mais avait au moins dix ans de plus que moi… ce qui suffisait pour que ses mauvaises habitudes ne lui fissent plus grand-chose.) « Sur quoi travaillez-vous en ce moment, Adam Hazzard ? »

La question m’a fait rougir. « Eh bien, je garde du papier et des crayons à portée de main… même si je n’ai pas de machine à écrire avec des ressorts et des leviers… je note quelques mots de temps en temps…

— Pas de modestie entre scribouilleurs. De la fiction, pas vrai ?

— Oui… une histoire sur un garçon de l’Ouest kidnappé par des marchands chinois et emmené en mer contre son gré, et quand il échappe à ses ravisseurs, il se retrouve avec des pirates, sauf qu’ils ne savent pas que…

— Je vois. Et combien de pirates avez-vous rencontrés, Adam Hazzard ? »

La question m’a pris au dépourvu. « Dans la vie ? Eh bien… aucun.

— Mais vous devez les avoir étudiés sous toutes les coutures, à distance ?

— Pas précisément…

— Eh bien, êtes-vous absolument certain que les pirates existent… vu qu’ils sont si étrangers à votre vécu ? Non, ne répondez pas, je veux juste en arriver à ceci : pourquoi écrire des histoires de pirates, Adam, alors que vous prenez part à une aventure au moins aussi capitale que toutes celles jamais imaginées par C. C. Easton ?

— Vous voulez dire… que je devrais écrire sur la guerre ? Mais je n’en ai vu qu’une petite partie !

— Aucune importance ! Écrivez ce que vous connaissez : c’est un des principes de base du métier.

— Le pire principe pour moi, alors, ai-je regretté, car je ne connais pas grand-chose, en fait.

— Tout le monde connaît quelque chose. La bataille de Mascouche, par exemple. N’étiez-vous pas en plein dedans ?

— Si, mais c’était ma première fois.

— Ne serait-ce pas un bon exercice que de mettre par écrit ce qui s’est passé ce jour-là ? Pas ce qui est arrivé à l’armée des Laurentides, laissez ce travail aux historiens, plutôt ce qui vous est arrivé à vous, votre expérience personnelle.

Mais ça intéresserait qui ?

— Ce serait un exercice d’écriture, déjà. Adam, s’est-il exclamé en se levant de son bureau pour m’entourer brusquement les épaules de son bras en une surprenante manifestation de cordialité, pourquoi gâchez-vous votre temps ici ? Un auteur doit écrire, avant tout écrire ! Ne gaspillez pas de précieuses minutes à contempler ma machine, ou pire, à la toucher… C’est maintenant qu’il vous faut affiner vos talents littéraires, pendant qu’il fait beau et que les Hollandais se tiennent tranquilles ! Prenez votre humble crayon, Adam Hazzard, et notez tous les détails dont vous vous souvenez des événements d’il y a quelques jours. »

Cela m’a aussitôt semblé logique… en fait, la suggestion m’a enthousiasmé et je me suis reproché de n’avoir jamais songé à un tel exercice. « Et quand j’aurai fini, je viens vous montrer ? »

Il s’est rassis comme s’il avait le souffle coupé. « Me montrer quoi ?

— Mon récit de la bataille. Pour que vous m’indiquiez ce qu’un auteur expérimenté aurait peut-être fait différemment. »

M. Dornwood a froncé les sourcils et semblé mal à l’aise, puis il a dit : « Bon, très bien… j’imagine que vous pouvez m’apporter ça dimanche prochain, si ni vous ni moi ne nous faisons tuer d’ici là.

— C’est très généreux !

— Tout le monde sait que je suis un saint », a dit Dornwood.


J’avais l’intention de rentrer directement à ma tente développer mes talents littéraires selon la suggestion de Dornwood, mais sur le chemin du retour, j’ai été distrait par un rassemblement autour de la tente du soldat Langers.

Langers, le lecteur s’en souvient, avait voyagé avec nous à bord du train à cornes de caribou : c’était un colporteur, comme il aimait à se qualifier, qui gagnait sa vie en vendant aux hommes souffrant de solitude des brochures religieuses consacrées à des sujets délicats. Ses clients appréciaient les illustrations imprimées pour des raisons ne relevant pas systématiquement de la piété ou de la foi. La conscription avait obligé le soldat Langers à mettre fin à ce commerce et il n’était plus qu’un fantassin comme un autre, mais son esprit d’entreprise avait survécu à cette transformation et à en juger par la foule enthousiaste qui l’entourait, ses affaires avaient repris… du moins, un certain genre d’affaires.

J’ai demandé à un soldat ce qui se passait.

« Langers était de corvée d’enterrement, m’a-t-il indiqué.

— Bizarre que ça le rende aussi populaire.

— Il a récupéré toutes sortes d’objets sur les cadavres des Hollandais. Des vestes et des chapeaux, des insignes et des portefeuilles, des yeux de verre et des monocles, des boucles de cuivre et des étuis en cuir… »

Les armes ennemies devaient être remises à l’intendant, mais tout le reste, en ai-je déduit, pouvait devenir butin pour le détachement chargé d’inhumer les morts. Je savais les hommes souvent tentés de prendre un ou deux souvenirs à leurs ennemis tombés au combat, si la solidité de leur estomac leur permettait une telle chasse au trésor. Mais Langers était allé bien au-delà de cette modeste impulsion : il avait moissonné les champs des morts avec une grande corbeille et exposé les babioles ainsi récoltées. Des dizaines d’objets pris aux Hollandais étaient exposés sur une couverture devant sa tente, avec un écriteau TOUT À 1 $.

Le prix demandé m’a semblé bizarre. Quelques objets valaient manifestement davantage, les ensembles de pièces hollandaises, par exemple, qu’on pouvait échanger à Montréal à leur cours légal, mais la plupart valaient nettement moins. Presque toutes les vareuses étaient par exemple trouées par les balles et même l’œil de verre, qui semblait pourtant intact, était fêlé. C’est que Langers avait une astuce, comme me l’a expliqué le soldat à côté de moi.

« Ça ne veut pas dire qu’on paye un dollar pour prendre ce qu’on veut. Chaque objet a un numéro inscrit sur un bout de papier à côté de lui, et Langers a un grand bocal avec des bouts de papier pareils à l’intérieur. Tu payes ton dollar, il te dit : “plonge la main dans le bocal”, tu tires comme ça un numéro et tu découvres ce que t’as vraiment acheté. Peut-être un truc bien, comme cette boucle de ceinture en forme de sirène, là, ou alors un vilain petit sac de cuir, ou une chaussure trouée.

— Ce n’est pas comme un jeu d’argent ?

— Tu veux rire ! C’est même pas deux fois moins drôle. »

Depuis tout petit, j’avais été mis en garde contre le jeu, à la fois par ma mère et par le Recueil du Dominion pour jeunes personnes, même si je n’avais jamais assisté en personne à un autre jeu d’argent que celui auquel se livraient les travailleurs sous contrat en pariant du tabac ou de l’alcool aux dés ou aux cartes. La plupart de ces jeux se terminaient en pugilats et ne m’avaient jamais tenté. Résister à l’entreprise tire-un-numéro du soldat Langers s’est cependant avéré plus difficile : les Hollandais excitaient ma curiosité et j’avais l’impression qu’il me fallait savoir deux ou trois choses des gens sur qui j’avais tiré et qu’il m’était arrivé de tuer. Posséder l’un de ces objets semblait presque un acte religieux (si on peut me pardonner cette petite apostasie), comme cette coutume primitive de manger le cœur de son ennemi… c’était une représentation plus chrétienne du même besoin.

Je me suis donc frayé un chemin jusqu’au premier rang et, sortant de ma poche un dollar Comstock, j’ai acheté le droit de plonger la main dans le bocal du soldat Langers. J’en ai retiré le numéro 32, qui correspondait à une petite sacoche en cuir, très éraflée et d’une minceur décevante. Ce n’était indiscutablement pas un objet précieux et Langers a eu un sourire de satisfaction quand il a rangé ma pièce tout en me tendant la sacoche. Ma déception n’a toutefois pas duré, car quand j’ai ouvert celle-ci, j’ai découvert à l’intérieur une lettre, apparemment écrite par un soldat hollandais peu avant sa mort. Elle n’avait pas non plus la moindre valeur monétaire et Langers ne pouvait que se réjouir de sa bonne affaire, mais en tant que souvenir de la vie d’un homme, et aperçu des coutumes de l’infanterie mitteleuropéenne, elle m’a énormément intéressé.

J’ai déplié les deux pages recouvertes d’une écriture serrée en pensant au Hollandais mort qui posait sa plume sur ce papier sans se douter que ses mots deviendraient la propriété d’un garçon bailleur de Williams Ford (et encore moins le butin d’un colporteur qui dépouillait les morts). J’ai emporté ce courrier dans ma tente où je l’ai contemplé pendant près d’une heure en pensant à la destinée, à la mort et à d’autres graves et philosophiques sujets.

Lymon Pugh est passé pendant que j’étais plongé dans ces rêveries, aussi lui ai-je montré les feuilles de papier.

Il a essayé quelques instants de les comprendre. « Mes leçons de lecture m’ont pas l’air d’être allées aussi loin.

— Évidemment que tu ne peux pas la lire. Elle est écrite en hollandais.

— En hollandais ? Ces bruits qu’ils font en parlant, ils les écrivent, en plus ?

— Ils ont cette habitude, oui.

— Mais toi qui connais tout l’alphabet, Adam, tu peux la déchiffrer, non ?

— Oh, je peux lire les lettres sans problème, tout comme toi, même si tu n’as peut-être pas l’habitude de l’écriture cursive. Ce mot-là, par exemple : L-I-E-F-S-T-E… tu en connais toutes les lettres.

— Mais j’arrive pas à voir quel mot elles font.

— On dirait que ça se prononce leafst. Ou peut-être leaf-stee, suivant ce qu’ils font des voyelles finales. »

Lymon Pugh a pris un air méprisant. « Ce n’est pas un mot.

— En anglais, certainement pas, mais en hollandais…

— S’ils veulent écrire des lettres de l’alphabet, ils pourraient pas le faire correctement ? Pas étonnant qu’on soit obligés de se battre contre eux. Enfin, j’imagine que c’est pas fait pour être compris. Pas par des gens comme nous, en tout cas. C’est peut-être un code. Ce que t’as là, c’est peut-être un plan d’action qu’un général hollandais écrivait à un autre. »

Cela ne m’était pas venu à l’esprit. La suggestion m’a troublé et j’ai décidé de montrer la lettre au major Ramsden, un officier de notre régiment. Fils d’un marin hollandais échoué, il parlait un peu cette langue et c’est lui qui interrogeait les prisonniers dans leur langue natale.

Je l’ai trouvé en train de profiter du calme dominical pour sommeiller dans sa tente. Mon arrivée ne l’a pas enchanté, mais il a accepté d’examiner ce que je lui apportais.

Lorsque je lui ai tendu la lettre, il l’a tournée un peu de côté, l’a regardée les yeux plissés et a promené ses doigts dessus sans cesser de fredonner tout bas. Il se montrait si réticent à me livrer une traduction que je me suis demandé s’il n’était pas illettré : capable de parler le hollandais, mais pas de le lire. Mais quand j’ai fait allusion à cette possibilité, il m’a décoché un regard venimeux et je n’ai pas insisté.

J’ai conservé cette lettre toutes ces années ; elle est là, près de moi, tandis que je rédige ces lignes. Voici à quoi elle ressemble, même si l’encre désormais passée rend certaines lettres difficiles à reconnaître :


Liefste Hannie (ainsi commençait-elle),

Ik hoop dat je deze brief krijgt. Ik probeer hem met de postboot vanuit Goose Bay te versturen.

Ik mis je heel erg. Dit is een afschuwelijke oorlog in een vreseleijk land… ijzig koud in de winter en walgelijk heet en vochtig in de zomer. De vliegen eten je levend, en de bestuurders hier zijn tirannen. Ik verlang er zo naar om je mijn armen te houden !


« Qu’est-ce que ça veut dire ? » ai-je demandé.

Le major Ramsden a davantage froncé les sourcils et m’a regardé avec animosité avant de répondre : « En gros, il parle de sa haine de l’Amérique.

— Il déteste l’Amérique ?

— Comme tous les Hollandais.

— Pourquoi nous déteste-t-il ? »

Le major Ramsden a jeté un coup d’œil au texte. « Pour nos libertés », a-t-il répondu.

Coïncidence, cela avait été le sujet du jour au service du Dominion : les libertés que nous avait octroyées Dieu et la haine instinctive que leur vouait l’ennemi. « Est-ce qu’il dit quelles libertés le contrarient à ce point ? Celle de réunion pieuse ? De parole acceptable ?

— Toutes celles-là.

— Et ça ? »

Je désignais la seconde feuille de la lettre, sur laquelle le Hollandais avait rapidement dessiné à la plume quelque chose d’ambigu : peut-être un animal, ou une patate douce, avec des taches et une queue. On trouvait écrit dessous :


Fikkie mis ik ook !


« Ça signifie : les Américains sont tous des chiens », a expliqué le major.

Je n’ai pu que m’émerveiller du fanatisme des Mitteleuropéens et de la haine irrationnelle que leurs dirigeants avaient insufflée en eux.

5

Durant les quelques mois qui ont suivi, notre régiment a en grande partie été dispensé de guerre, dont il a néanmoins subi les conséquences. On nous a expliqué au cours d’une série de rassemblements généraux que l’attaque hollandaise sur Montréal n’avait été en réalité qu’une feinte de quelques divisions mitteleuropéennes. Les véritables combats s’étaient déroulés sur le Saguenay, à l’endroit où il se jetait dans le Saint-Laurent à l’est de Québec. Notre marine d’eau douce, commandée par l’amiral Bolen, avait livré là-bas une bataille rangée contre une flotte de canonnières ennemies lourdement blindées, subrepticement assemblée sur le lac Saint-Jean par les Hollandais. Nous avions perdu de nombreux navires dans l’affrontement et on avait vu des épaves en feu, sur lesquelles flottaient encore parfois les Treize Bandes et les Soixante Étoiles, descendre le Saint-Laurent comme ces bougies flottantes que les Japonais mettent à l’eau pour honorer leurs morts[32]. Les Hollandais ont entrepris de bâtir près de Tadoussac des fortifications qui surplombaient le fleuve et dans lesquelles ils ont placé leur meilleure artillerie, dont un canon chinois, afin de harceler la navigation de l’Union et d’étrangler le commerce américain. Il n’a donc pas tardé à devenir évident que le but de la campagne de 2173 serait de réduire ces fortifications tout en maintenant un cordon protecteur autour de Montréal et de Québec.

Aussi a-t-on expédié la majeure partie de l’armée des Laurentides par bateaux dans l’Est afin de prendre part à la bataille terrestre. Il fallait toutefois garder des troupes stationnées à Montréal, responsabilité qui a incombé aux moins chevronnées d’entre elles, dont notre régiment de conscrits originaires de l’Ouest.

J’ai regretté de ne pas pouvoir livrer les batailles de l’été, sentiment dont Julian s’est toutefois moqué en disant que nous avions de la chance et que si celle-ci durait, nous serions peut-être rendus à la vie civile sans autre carnage que la bataille de Mascouche, ce qui serait parfait. Mon patriotisme, ou mon ingénuité, brillait cependant d’un feu plus vif que celui de Julian, et il m’arrivait de m’égarer à penser à tous les Hollandais tués par d’autres soldats et à la pénurie que cela créait pour le reste d’entre nous.

Il y avait toutefois des bons côtés : on nous a accordé beaucoup de permissions de détente à Montréal cet été-là, et je désirais vivement avoir une nouvelle occasion de rencontrer Calyxa, voire peut-être d’apprendre son nom de famille.


Notre première permission a cependant été annulée à cause d’un événement qui concernait Julian et qui a rembruni le camp tout entier.

Un colonel nouvelle mode, affecté depuis peu par New York, ayant décidé que notre campement arrivait trop près de nos parapets, j’ai été désigné avec d’autres pour déplacer les tentes incriminées. Sauf que, depuis leur installation, les tentes avaient pris toutes les caractéristiques d’un logement de longue durée, avec de grossiers foyers de cuisson, des tuyaux de poêle en boue séchée, des fils à linge et toutes sortes de complications domestiques, aussi le travail s’était-il poursuivi jusque tard dans la nuit et n’avais-je pas beaucoup dormi quand la main de Sam Godwin sur mon épaule m’a tiré du sommeil le lendemain matin.

« Debout, Adam. Julian a besoin de ton aide.

— Qu’est-ce qu’il a encore fait ? » ai-je demandé en me frottant les yeux de mes mains encore sales de mes corvées nocturnes.

« Rien que parler inconsidérément, comme d’habitude. Sauf que le major Lampret en a eu vent et qu’il a convoqué Julian à son quartier général pour ce qu’il appelle “une discussion”.

— Julian peut se débrouiller seul dans une discussion, quand même ? J’aimerais dormir encore une heure puis aller me baigner dans la rivière, si ça ne dérange personne.

— Tu te baigneras plus tard ! Je ne te demande pas d’accompagner Julian pour lui tenir la main. Je veux que tu te caches près de la tente de Lampret pour écouter leur conversation. Prends des notes, s’il faut, ou sers-toi juste de ta mémoire. Ensuite, viens me raconter ce qui s’est passé.

— Tu ne peux pas simplement demander à Julian quand il reviendra ?

— Lampret est un officier du Dominion. Il a le pouvoir de muter Julian dans une autre compagnie ou même de l’envoyer au front, et ce à n’importe quel moment. S’il est assez fâché, il ne donnera peut-être pas à Julian le temps de faire son paquetage… dans le pire des cas, on pourrait ne plus revoir Julian, ni découvrir où il a été envoyé. »

Ses explications tenaient debout et ont suscité mon inquiétude. J’ai dit (dernière défense, pleine de regret) : « Tu ne peux pas espionner leur conversation aussi bien que moi ?

— On pourrait pardonner à un jeune soldat plein de boue qui a été de corvée toute la nuit de s’endormir entre les cordes et les tonneaux près de la tente de Lampret. Je n’ai pas cette excuse-là et mon âge me fait remarquer. Vas-y, Adam, il n’y a pas de temps à perdre ! »

Je me suis donc secoué puis réveillé complètement en buvant un peu d’eau tiède dans une cantine. Je suis allé jusqu’au quartier général du major Lampret, simple grande tente carrée plantée près du dédale des nouvelles fournitures de l’intendant. C’est cet excédent de tonneaux, caisses, cordes et équipement en vrac qui m’a fourni ma couverture, comme l’avait suggéré Sam. Trois convois avaient déchargé pas plus tard que la veille et notre intendant se démenait pour essayer de distribuer, emmagasiner et répartir cette manne. Cela m’a permis d’entrer d’un pas nonchalant dans un labyrinthe de biens empilés et d’y négocier mon chemin jusqu’aux fournitures stockées sur plusieurs niveaux juste à côté de la tente du major Lampret. Je les ai déplacées de manière ingénieuse et sans un bruit pour pratiquer une cachette dans laquelle je me suis recroquevillé tout contre la toile.

Sam ne m’avait toutefois pas indiqué l’heure à laquelle Julian et Lampret se rencontreraient, aussi ai-je attendu en luttant contre le sommeil, car il faisait chaud, surtout dans mon uniforme. D’autant plus que, non loin de moi, un baril de porc salé avait attiré tout un groupe de mouches dont le bourdonnement se transformait en une espèce de berceuse, et qu’un arôme pénible émanant de la résine perlait sur les caisses en bois sous l’effet du soleil. Comme je piquais du nez de temps en temps, j’ai craint d’être retrouvé là des heures plus tard en train de dormir comme un bienheureux et d’apprendre en me réveillant qu’on avait expédié Julian à Schefferville, voire plus au nord. Je me suis servi de cette désagréable perspective pour me torturer afin de rester vigilant, mais j’ai été soulagé de voir Julian approcher du terrain de parade, la tête droite et l’uniforme impeccable.

« Présent au rapport », a-t-il annoncé en entrant, et même si je ne le voyais plus, j’entendais sa voix aussi nettement que s’il m’avait parlé à l’oreille.

« Julian Commongold, a dit le major Lampret. Soldat Commongold… ou peut-être devrais-je vous appeler pasteur ?

— Major ?

— J’ai cru comprendre que vous prononciez des sermons religieux devant les troupes. »

Comme je ne voyais pas les interlocuteurs, je vais retranscrire la conversation à la manière d’un dialogue de théâtre, c’est-à-dire sans le bénéfice de l’observation, puisque c’est ainsi que j’y ai assisté :

JULIAN : Je ne suis pas sûr de vous comprendre, major.

LAMPRET : Soyons francs l’un avec l’autre. Cela fait un moment que je vous ai à l’œil. Vous ne ressemblez pas aux autres hommes, pas vrai ?

JULIAN (hésitant) : Personne ne ressemble aux autres, à ce que je peux voir.

LAMPRET : Vous êtes instruit, déjà, et manifestement cultivé. Vous avez votre opinion sur l’actualité. Et j’ai un peu voyagé, soldat Commongold, si bien que je reconnais un accent de Manhattan à l’oreille.

JULIAN : Est-ce si inhabituel ?

LAMPRET : Pas du tout. Tout régiment se retrouve tôt ou tard avec quelqu’un dans votre genre… si ce n’est pas un cynique de Manhattan, c’est un avocat de caserne originaire de Boston ou un sénateur en puissance avec une adresse rurale. J’essaye juste de déterminer à quel type de personne à problème vous appartenez. Vous avez grandi à New York, et dans le confort, à en juger par votre mine et votre comportement… Qui était votre père, Julian Commongold ? Un marchand de tapis plein d’avenir ? Un mécanicien assez fortuné pour acheter l’illusion de prospérité et offrir un semblant d’éducation à son fils ? Flagorneur le jour avec ses supérieurs qu’il maudissait le soir dans le secret de sa cuisine ? C’est cela qui vous a décidé à quitter votre famille pour entrer dans l’armée ? Ou bien vous êtes-vous juste retrouvé sur le mauvais train parce que vous aviez trop bu, comme un écolier perdu ?

JULIAN (froidement) : Le major est très perspicace.

LAMPRET : Si je me trompe, ce n’est pas de beaucoup… J’imagine que vous étiez le genre de garçon à toujours s’en sortir dans la cour de récréation ? Quelques paroles impressionnantes et tout le monde veut être votre ami ?

JULIAN : Non, major… pas tout le monde.

LAMPRET : En effet… il y a toujours quelques importuns qui vous percent à jour.

JULIAN : Le major est étonnamment bien informé sur la vie à New York. J’avais l’impression qu’il avait passé le plus clair de son temps à Colorado Springs.

C’était une remarque audacieuse et dangereuse. L’Institut du Dominion à Colorado Springs avait fourni d’excellents Stratégistes et Tacticiens, mais aussi des légions d’espions et de mouchards. D’après Sam, le Collège militaire du Dominion était autrefois une véritable école militaire, à l’époque où l’Union possédait encore une Armée de l’Air… c’est-à-dire un bataillon d’avions et des aviateurs pour les piloter[33]. Cette institution avait toutefois disparu avec la Fin du Pétrole, même si, disait-on, de stratégiques réserves avaient permis à nos forces aériennes de poursuivre leurs opérations durant les premières années de la Fausse Affliction. L’école de l’Armée de l’air était ensuite tombée petit à petit sous l’emprise du centre de pouvoir dominioniste à Colorado Springs… pour finir par devenir une espèce d’organisme institutionnel de liaison entre le Dominion et les généraux.

Officiers à part entière, les agents du Dominion étaient habilités à donner des ordres. Mais leur véritable puissance relevait de la discipline. À l’inverse des commandants, ils pouvaient faire comparaître un homme pour Impiété et Sédition. Les peines subies par un soldat reconnu coupable de ces crimes allaient de la simple révocation à dix années de prison militaire.

Ce pouvoir était rarement exercé, les relations entre l’armée et le Dominion ayant toujours été délicates. Rarement populaires, les officiers du Dominion étaient souvent considérés comme des importuns moralisateurs et potentiellement dangereux. Du point de vue des hommes du rang, un bon officier du Dominion accomplissait sa part de travail, encourageait la piété par l’exemple plutôt qu’en punissant son absence, et prononçait des sermons dominicaux à la fois courts et pertinents. Le major Lampret était relativement apprécié des troupes car il les menaçait rarement. Mais il ne se mêlait pas à elles et les observait à distance prudente. Il ressemblait assez à un puma du Colorado bien nourri : léthargique mais musclé, prêt à bondir aussitôt son appétit ravivé.

Julian avait-il aiguisé l’appétit du major Lampret pour les apostats et les anticonformistes ? C’est la question que je me suis posée en les écoutant depuis mon nid de cordes et de caisses.

LAMPRET : Vous devriez songer à changer de ton, soldat Commongold. Puis-je vous donner une leçon d’instruction civique ? Il existe trois et seulement trois centres de pouvoir dans l’Union contemporaine. La Branche Exécutive, soutenue par sa foule de Propriétaires et de sénateurs, l’armée et enfin le Dominion de Jésus-Christ sur Terre. Comme les trois pieds d’un tabouret, chacun soutient les deux autres et mieux vaut qu’ils aient la même longueur. Mais pour autant que je le sache, monsieur Commongold, vous n’êtes pas un possédant, vous n’êtes certainement pas un ecclésiastique, et l’armée dans sa grande sagesse vous a placé au rang le plus bas. Votre position ne vous donne pas le droit d’avoir une opinion, encore moins de l’exprimer à tort et à travers.

JULIAN : Major, à en croire le dicton, les opinions, c’est comme… mmh…

LAMPRET : Comme les nez, disons[34].

JULIAN : Comme les nez, dans le sens où tout le monde en a un.

LAMPRET : C’est exact, et pour les opinions aussi, il y en a de moins nobles que d’autres et on en trouve certaines fourrées là où elles n’ont rien à faire. Vous pouvez avoir toutes celles que vous voulez, monsieur Commongold, mais vous n’avez pas à les partager si elles sapent la piété ou la capacité d’intervention des troupes américaines.

JULIAN : Je n’ai aucune sympathie pour les Hollandais, major, ni la moindre intention d’ébranler la confiance des soldats américains.

LAMPRET : Voilà un prudent démenti ! Me prendriez-vous pour un tyran à la recherche d’une excuse pour exercer mon autorité, soldat Commongold ? Je suis au contraire un réaliste. Dans l’ensemble, les hommes placés sous mon commandement n’ont ni instruction ni connaissances. Je le comprends et l’accepte. Pour ces hommes, la religion n’est pas grand-chose de plus que les remontrances maternelles à demi oubliées et la promesse d’un monde meilleur à venir. Mais c’est ce qui leur est utile et j’espère que c’est ce que cherchait le Seigneur. Je ne veux pas que mes hommes partent au combat en nourrissant des doutes sur leur immortalité personnelle… cela fait d’eux de moins bons soldats.

JULIAN : Pas d’après mon expérience. J’ai combattu à leurs côtés et ils se sont comportés de manière exemplaire. Le major ne s’en est peut-être pas aperçu, puisqu’il n’était pas là.

C’était un gant jeté aux pieds de Lampret, et l’inquiétude que m’inspirait Julian s’est transformée en véritable frayeur. Discuter avec le major était une chose, s’en prendre à lui une autre. On dispensait traditionnellement de combat les officiers du Dominion, armés de pistolets au lieu de fusils et plus utiles derrière les lignes à pourvoir aux besoins spirituels des troupes. L’insulte la plus fréquente à leur égard consistait à les traiter de lâches qui se dissimulaient derrière leurs insignes à ailes d’ange et leurs grands feutres. Je n’ai bien entendu pas vu la réaction du major, mais une sorte de silence menaçant a émané de la tente comme la chaleur d’un tas de braises encore fumantes.

Il y a eu ensuite un froissement de papier et le major Lampret a repris la parole, de toute évidence en lisant un document.

LAMPRET : « Plusieurs dimanches de suite, le soldat Commongold a été vu en train de s’adresser aux troupes sur le terrain de parade derrière la tente d’assemblée. À ces occasions, il a parlé sans retenue ni décence de la Sainte Bible et d’autres sujets qui relèvent de la compétence du Dominion. » Est-ce exact ?

JULIAN (d’une voix moins distincte, sans nul doute surpris par le témoignage écrit) : Dans un certain sens, j’imagine, oui, mais…

LAMPRET : Avez-vous par exemple laissé entendre à ces hommes qu’il n’existait aucune preuve de la Création Divine et que l’existence de l’Éden relevait du mythe ?

JULIAN (après un long silence) : J’ai peut-être comparé le récit biblique de la Genèse à d’autres mythologies…

LAMPRET : À d’autres mythologies… ce qui sous-entend que c’en est une.

JULIAN : Major, si on sort mes paroles de leur contexte…

LAMPRET (il reprend sa lecture) : « Le soldat Commongold a continué en affirmant que l’histoire du premier homme et de la première femme chassés du jardin d’Éden pouvait être comprise de manières non orthodoxes. Il a déclaré que la principale qualité d’Éden lui semblait être son absence relative de Dieu, Qui a créé le premier couple à Son image puis l’a laissé à ses innocents divertissements sans intervenir. Le soldat Commongold a aussi sous-entendu que l’Arbre de la Connaissance et son fruit défendu étaient un canular monté par le Serpent, qui voulait le Paradis pour lui seul, et insinué qu’Adam et Ève avaient sans doute été chassés par ruse pendant que Dieu regardait ailleurs, car Dieu, a dit le soldat, était une divinité d’une incorrigible inattention, à en juger par les péchés et atrocités qu’il laissait ordinairement impunis. »

JULIAN (d’une voix encore moins forte, car il avait dû se rendre compte à présent que Lampret disposait d’un espion au sein de la troupe et qu’il risquait davantage qu’une simple réprimande) : C’était une espèce de plaisanterie, major. Vraiment rien qu’un agréable paradoxe.

LAMPRET : Mais agréable pour qui ? (Il s’est éclairci la gorge.) « Le soldat Commongold a ensuite laissé entendre que le Dominion, même s’il affirmait parler avec l’autorité des Saintes Écritures, ressemblait davantage à la voix de ce Serpent, qui semait sans raison impérieuse la peur et la honte là où il n’y en avait pas jusque-là. » Avez-vous vraiment dit cela ?

JULIAN : J’imagine que j’ai dû le dire… ou quelque chose qui a été compris ainsi par erreur.

LAMPRET : Le rapport est long et détaillé. Il cite des apostasies trop grotesques et trop nombreuses pour en reparler maintenant, avec par-dessus le marché votre adhésion enthousiaste à ce credo ancien et déprécié de l’évolution biologique. Ai-je besoin de poursuivre ?

JULIAN : Pas de mon point de vue.

LAMPRET : Existe-t-il le moindre doute dans votre esprit que ces remarques constituent un manquement non seulement à la décence, mais aussi aux règlements explicites sur la conduite des simples soldats ?

JULIAN : Pas le moindre.

LAMPRET : Comprenez-vous que l’un des services essentiels qu’assure le Dominion de Jésus-Christ est d’empêcher des idées religieuses nuisibles ou erronées de circuler parmi les classes crédules ?

JULIAN : Je le comprends.

LAMPRET (d’un ton soudain plus léger) : Mon propos n’est pas de harceler les fantassins pour rien. J’ai discuté avec vos officiers, qui vous disent tous soldat compétent et utile au combat, dans la mesure où on a pu vous y évaluer. Certains pensent même que vous aurez le potentiel d’un meneur d’hommes, une fois que votre immaturité et votre arrogance commenceront à disparaître. De plus, la troupe semble vous approuver… si elle méprisait vos apostasies, cette discussion n’aurait pas lieu d’être, pas vrai ?

JULIAN : J’imagine.

LAMPRET : Ne tournons plus autour du pot, alors. Ces conférences athées doivent cesser. Est-ce bien compris ?

JULIAN : À vos ordres, major.

LAMPRET : Elles doivent cesser complètement, de même que vous devez arrêter de dénigrer le Dominion de Jésus-Christ sur Terre ou tout autre bras constitué du gouvernement. Vous avez compris ?

JULIAN (dans un souffle) : Oui.

LAMPRET : J’espère que vous parlez sincèrement… Je ne serai pas aussi généreux en cas de récidive. N’oubliez pas, soldat Commongold, que ce n’est pas votre âme à vous qui m’inquiète. Je ne peux contrôler vos pensées, elles sont entre vous et votre créateur. En ce qui me concerne, vous pouvez absorber les hérésies jusqu’à ce qu’elles vous ressortent par les pores. Mais je peux, et je le ferai, me dresser entre vos plaisanteries vulgaires et l’intégrité de l’armée des Laurentides. Est-ce clair ? Des hommes innocents ne doivent pas être jetés dans la bataille en risquant leur âme immortelle simplement parce que Julian Commongold est bien déterminé à aller en enfer.

JULIAN : Je comprends, major. Et j’espère vous y voir. (Un silence.) Je veux dire : dans la bataille, bien entendu.


On m’a souvent demandé si Julian était athée ou agnostique quand j’ai fait sa connaissance.

Je ne suis pas Philosophe, encore moins Théologien, et je ne comprends pas la distinction entre ces deux sortes de mécréants. Pour autant que j’en aie une représentation mentale, je m’imagine l’agnostique comme un homme modeste qui refuse poliment de s’agenouiller devant des dieux ou des icônes en qui il n’a pas toute confiance, tandis que l’athée, bien que mû par les mêmes principes, en approche muni d’un marteau.

Les lecteurs peuvent tirer leurs propres conclusions quant à la suite de la carrière de Julian et aux convictions avec lesquelles il a mené celle-ci. Quant à ses hérésies bibliques, elles ont dû sembler nouvelles et inquiétantes au major Lampret, mais je les avais déjà toutes entendues auparavant… j’étais un vieux client blasé. Pour moi, d’une certaine manière, les histoires de Julian témoignaient de la grande attention avec laquelle il avait lu la Bible, même s’il l’interprétait avec un peu trop d’imagination. Il m’indiffère pour ma part d’étudier les Saintes Écritures : j’en préfère les parties raisonnables, comme le Sermon sur la montagne, et laisse les érudits se délecter des énigmes que représentent les passages plus incompréhensibles – ceux qui mentionnent les dragons à sept têtes, la Grande Putain de Babylone et tout cet équipage. Mais Julian lisait la Bible comme s’il s’agissait d’une œuvre de fiction contemporaine, ouverte à la critique et même à la révision. Un jour que je l’interrogeais sur le but de ses étranges réinterprétations, il m’a répondu : « Je veux une Bible meilleure, Adam. Une Bible dans laquelle le Fruit de la Connaissance contient les Graines de la Sagesse et rend la vie plus agréable pour l’humanité, au lieu de la lui gâcher. Je veux une Bible dans laquelle Isaac bondit de la pierre sacrificielle pour étrangler Abraham afin de le punir de cet abject et affreux péché d’obéissance. Je veux une Bible dans laquelle Lazare est mort et s’obstine à le rester, au lieu de se mettre au garde-à-vous et à la disposition du premier messie qui passe. »

C’était assez épouvantable pour que je me dépêchasse de changer de sujet, mais cela donne une idée de quelques-uns des motifs sous-jacents aux premières apostasies de Julian.

Je me suis extrait du labyrinthe de caisses et tonneaux de fournitures peu après que Julian a quitté la tente du major Lampret. Comme il n’avait pas été expédié à Schefferville, je n’ai pas estimé urgent d’aller prendre part à la conversation qui avait déjà dû s’engager entre Sam et lui. Je voulais toutefois informer Sam que j’avais fait ce qu’il m’avait demandé, si bien que je suis revenu sans me presser à notre campement, où je suis arrivé à la fin de leur dispute.

Ils élevaient tous deux la voix, ce qui m’a empêché de les interrompre. J’ai compris que Sam avait entrepris de sermonner Julian sur l’importance de ne pas attirer inutilement l’attention et de ne pas susciter de controverse susceptible d’attirer celle de la Branche Exécutive. « Nous sommes plutôt loin du palais présidentiel, rétorquait Julian au moment où je suis entré dans la tente.

— Pas autant que tu crois, s’est énervé Sam. Et la dernière chose dont tu as besoin, c’est de te faire remarquer par le Dominion. Le major Lampret n’est pas Deklan Comstock, mais il aurait pu t’envoyer dans les tranchées d’un claquement de doigts… surtout maintenant que le général Galligasken livre bataille plus haut sur le Saguenay. Tu n’as pas l’air de t’en rendre compte.

— Mais je m’en rends compte, a répondu Julian tout aussi en colère. J’en ai amèrement conscience ! Je suis resté debout devant un homme indigne de me cirer les bottes et j’ai écouté ses insinuations et ses sarcasmes sans soulever la moindre objection ! Je l’ai regardé dans les yeux, Sam, et pendant qu’il aboyait et se lamentait, je me suis dit qu’il ne se doutait absolument pas de ce que moi je pouvais lui faire à lui, ni de la vitesse à laquelle il se prosternerait si cette vérité-là sortait ! Je n’ai pas été élevé pour m’aplatir devant un pasteur militaire ! Pourtant, je l’ai fait… j’ai ravalé ma fierté, et je l’ai fait, mais cela ne te suffit pas !

— Tu aurais dû ravaler ta fierté un peu plus tôt et y réfléchir à deux fois avant de donner des cours de sédition aux soldats ! Ce que je me souviens d’ailleurs t’avoir interdit.

— M’avoir interdit ! »

Julian s’est redressé, si raide qu’il semblait plus grand d’un pouce.

« Ton père m’a chargé de te protéger, a rappelé Sam.

— Fais-le, alors ! Protège-moi comme on t’a dit ! Mais ne me materne pas, ne me censure pas, ne mets pas en doute mon bon sens ! Ça n’a jamais été de ton ressort ! Fais ce qu’on t’a demandé, et fais-le comme n’importe quel serviteur raisonnable ! »

Ses paroles ont frappé Sam comme si elles avaient physiquement du poids et de l’inertie. Son visage s’est tordu, puis raidi en un masque de soldat. Il a semblé plein de paroles non dites ou indicibles, mais a fini par se contenter de quelques mots : « Très bien, Julian… comme tu voudras. »

Cette réponse servile a mis Julian en déroute. Toute sa rage s’est volatilisée. « Sam, je suis désolé ! J’étais juste… eh bien, les mots sont sortis tout seuls, je n’en pensais rien. Tu sais bien que je ne te considère pas comme un domestique.

— Je croyais le savoir, jusqu’à maintenant.

— Alors pardonne-moi ! Ce n’est pas à toi que j’en veux… jamais à toi !

— Évidemment que je te pardonne. »

Julian a semblé avoir honte et s’est précipité dehors sans faire attention à moi.

Sam a longtemps gardé le silence et j’ai commencé à me demander si j’étais devenu invisible, mais juste au moment où j’allais me racler la gorge pour signaler ma présence, il m’a regardé en secouant la tête. « C’est un Comstock, Adam. Un Comstock corps et âme, pour le meilleur ou pour le pire. Je me suis laissé aller à l’oublier. Ne commets pas la même erreur.

— Non », ai-je répondu… mais juste pour le rassurer.


Le major Lampret a ostensiblement distingué Julian au cours de la réunion dominicale suivante, dans un sermon sur la Réflexion Inutile. Il a dénoncé ses apostasies, s’en est moqué, a tourné en ridicule l’idée d’un simple soldat donnant son opinion sur des sujets théologiques. Il nous a ensuite annoncé l’annulation de la permission de week-end, non seulement pour Julian, mais pour l’ensemble de notre compagnie, afin de punir notre ami d’avoir marché sur les plates-bandes des anges et nous-mêmes d’avoir eu la stupidité de l’écouter. Par cette tactique, il visait à rendre Julian impopulaire parmi ses camarades et à saper une partie de la bienveillance qu’ils lui témoignaient. Le stratagème a fonctionné, du moins un certain temps. Des remarques désobligeantes ont été prononcées en sa présence par des hommes cruellement privés de la possibilité de dépenser leur solde dans les bordels de Montréal, et ces commentaires acérés l’ont blessé, même s’il a eu la sagesse de n’y pas répondre.

Mais l’incident n’était pas clos. Juste à cette période-là, un certain écrit diffamatoire concernant Lampret a commencé à circuler et à se répandre en un tranquille crescendo de plusieurs semaines : le major était un vendeur de vent de Colorado Springs qui prenait soin d’éviter le combat, parce que toutes les âmes immortelles confiées à ses soins passaient d’abord et qu’il était trop précieux pour être exposé aux balles de plomb… en d’autres termes, c’était un lâche ravi de son statut de non-combattant.

Ces rumeurs sans source identifiable passaient comme un brouillard d’un groupe de soldats à un autre sans jamais rester particulièrement collées à quiconque, mais j’ai remarqué que Julian souriait chaque fois qu’il les entendait.

J’étais aussi contrarié que les autres d’avoir raté ma première occasion de retourner à Montréal, car je voulais retrouver Calyxa et l’amener à mieux me connaître. Je me suis toutefois consolé en nourrissant l’espoir d’une seconde chance et j’en ai profité pour terminer mon compte rendu de la bataille de Mascouche, que j’ai apporté à M. Theodore Dornwood.

Le journaliste avait oublié sa promesse de lire mon travail et il a fallu que je lui rafraîchisse la mémoire, mais il a fini par se laisser fléchir et par prendre mes papiers. Pendant qu’il lisait, j’ai admiré une fois de plus sa machine à écrire. J’ai longuement examiné le mécanisme, j’ai même manipulé les touches, avec précaution, en observant les leviers bien huilés qui montaient et retombaient, et j’ai senti l’enivrant pouvoir de faire apparaître des Lettres – des lettres compactes comme dans les livres, pas griffonnées au crayon – sur une page blanche et vierge. J’étais bien décidé à me procurer une de ces machines. Elles coûtaient sans doute très cher, mais j’épargnerais sur ma solde et finirais par en acheter une, même s’il fallait pour cela aller jusqu’à Manhattan. J’en ai pris la résolution solennelle.

« Pas mauvais, à vrai dire », a estimé Dornwood d’un ton songeur une fois achevée la lecture de mon texte.

Je ne m’attendais pas à un tel éloge de sa part… je ne m’attendais en fait pas au moindre. « Alors, ça va ?

— Oh, oui.

— Diriez-vous que vous avez apprécié ?

— J’irais jusque-là.

— Vous diriez même que c’est bon ?

— J’imagine… à sa manière, c’est même vraiment bon. »

J’ai savouré ce mot, bon, surtout dans la bouche d’un authentique correspondant de journal new-yorkais, même s’il m’avait fallu le lui soutirer un peu. Et ce n’était pas simplement bon, mais vraiment bon. Je ne me sentais plus de fierté.

« Non que vous n’ayez pas une chose ou deux à apprendre », a ajouté Dornwood, ce qui m’a fait redescendre sur terre.

« Comment ça ? ai-je demandé. J’ai essayé de coller le plus possible à la vérité. Je n’ai pas inclus d’éléphants ni rien de la sorte.

— Votre retenue est admirable… peut-être même excessive. » Dornwood a gardé le silence le temps de rassembler ses pensées, ce qui ne pouvait être facile, tant il avait consommé de spiritueux (à en juger par le nombre de bouteilles vides éparpillées) et tant l’arôme de chanvre flottait encore dans l’atmosphère. « Ce que vous avez écrit me plaît – c’est clair, grammaticalement correct et ordonné –, mais il faudrait “tonifier” votre texte, si vous vouliez le faire publier dans un journal.

— Comment on fait ?

— Eh bien, tenez, ici, vous écrivez “Le soldat Commongold est passé d’un pas très régulier devant moi pour s’approcher des combats”.

— Ça s’est passé de cette manière. J’ai pris grand soin de le retranscrire fidèlement.

— Trop grand soin. Le lecteur ne veut pas entendre parler d’un pas régulier. Ce n’est pas spectaculaire. Vous pourriez dire à la place : “Ignorant les coups de feu et les obus dévastateurs qui explosaient autour de lui, le soldat Commongold s’est enfoncé avec une détermination inébranlable au cœur de la bataille.” Vous voyez comme ça anime les choses ?

— Je crois, oui, mais au prix d’un certain manque d’exactitude.

— Exactitude et spectaculaire sont les Charybde et Scylla du journalisme, Adam[35]. Naviguez entre les deux, c’est ce que je vous conseille, mais donnez de la bande vers le spectaculaire, si vous voulez réussir. En fait, “le soldat Commongold”, c’est un peu terne, au niveau grade, même si le nom est bon… accordons-lui une promotion. Le capitaine Commongold ! Vous ne trouvez pas que ça sonne mieux ?

— Si, j’imagine.

— Laissez-moi votre texte », a dit Dornwood en jetant un coup d’œil à sa machine à écrire, qu’on n’entendait plus depuis quelque temps, peut-être à cause des alcools forts que consommait son propriétaire. « Je vais continuer à y réfléchir et je vous donnerai des avis plus utiles la semaine prochaine. Entre-temps, Adam, si vous retournez au combat, veuillez répéter l’exercice : rédigez un compte rendu, aussi spectaculaire que le permettent les faits, et apportez-le-moi. En échange, je consentirai peut-être à vous montrer comment on se sert de cette machine à écrire que vous aimez tant regarder, puisque vous êtes un auteur en herbe non sans quelque talent. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Très bonne idée, monsieur Dornwood », ai-je répondu sans méfiance.

6

Les combats ont continué sur le Saguenay tandis que, autour de Montréal, tout restait globalement calme. Il s’est bien entendu produit quelques escarmouches, puisque les rares forces mitteleuropéennes encore éparpillées dans les Laurentides effectuaient une sortie de temps en temps pour se changer les idées et s’amuser un peu. J’ai dûment consigné ces échanges pour Theodore Dornwood, en compensation de conseils littéraires, mais ce n’était pas grand-chose. Durant cette période, Julian s’est distingué en tenant une position d’artillerie cruciale quand elle s’est retrouvée sous le feu nourri des Hollandais, si bien que sa réputation au sein de la troupe n’a cessé de grandir… tandis que celle du major Lampret poursuivait son déclin.

Mais ce qui a le plus compté pour moi cet été-là s’est déroulé dans la ville de Montréal, au cours des week-ends où, une fois levée l’interdiction de Lampret, on nous accordait une permission.


« Alors comme ça », a dit Lymon Pugh, qui avait relevé ses manches pour exposer ses avant-bras musclés aux horribles cicatrices, avant-bras qui effrayaient souvent les inconnus et dont il se montrait très fier, « il reste que nous deux. »

Nous nous trouvions à Montréal où nous entrions dans une taverne de Guy Street. Lymon y venait pour s’enivrer, mais c’était le genre d’établissement qui servait aussi de la nourriture et j’avais l’intention d’étouffer mes souffrances avec un bifteck tandis que Lymon noyait les siennes dans un seau de bière. (En guise de boisson, j’ai pris en entrant une louche d’eau ordinaire dans la carafe en céramique posée près de la porte. L’eau était saumâtre, avec un goût de tabac… peut-être un précédent client avait-il confondu cette carafe avec un crachoir.)

« Il reste que nous deux », a répété Lymon… Sam et Julian étaient en effet partis se distraire d’une autre manière que nous, en ce vendredi soir.

L’été était horriblement chaud et humide, dans la région de Montréal. Nous venions d’entrer dans la saison des taons, que les autochtones appelaient « mouches noires » et dont des brigades patrouillaient dans les rues à la recherche de chair humaine. Nous avions eu une journée couverte, l’air était d’une épaisseur de beurre et nos chemises dégoulinaient alors que nous sortions tout juste du camp. Désireux de ne pas être pris pour des soldats en service et de mieux nous fondre dans la population locale, nous portions les rares vêtements civils que nous possédions encore ou avions récemment achetés.

J’avais néanmoins appris lors d’expéditions antérieures dans la ville qu’un soldat n’était jamais vraiment chez lui à Montréal. Les habitants ne nous détestaient pas vraiment – ils gardaient un mauvais souvenir de leur période d’occupation hollandaise et tout bien considéré, l’armée des Laurentides faisait un maître plus agréable que Mitteleuropa. Nous étions toutefois bel et bien leurs maîtres, du moins en théorie, car Montréal se trouvait sous droit militaire et les contraintes imposées à ses citoyens irritaient un grand nombre d’entre eux. Le clergé catholique se montrait particulièrement versatile, encore piqué au vif par l’ingérence du Dominion dans ses affaires, et on avait vu des habitants d’ascendance cree défier des soldats dans la rue, du fait d’une rancune qu’on ne m’a jamais vraiment expliquée.

Il n’était cependant pas difficile d’éviter les plus pénibles de ces désagréments et l’avers de cette médaille était la généreuse hospitalité des résidents les moins politisés de Montréal, dont les patrons de restaurants et de bars. On nous avait donné une bonne table dans cette taverne, le Thirsty Boot, où personne ne nous a dérangés après que nous avons passé commande de nos boissons à une aimable serveuse en tablier.

« Ma parole, je me demande bien ce que ces deux-là font de leur temps, disait Lymon Pugh. Que diable veut Sam à tous ces maudits Amish, par exemple ?

— Quels Amish ?

— Tu sais, ces barbus en chapeau noir qu’il fréquente chaque fois qu’on vient en ville. »

Lymon se méprenait. Le judaïsme était légal à Montréal, d’où une importante communauté de Juifs très pieux avec laquelle Sam avait commencé à assister à des services religieux. Les hommes dans cette partie de la ville arboraient en effet souvent la barbe et un grand chapeau noir, à moins qu’ils n’en portassent des petits qui leur restaient comme collés sur le crâne. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’Amish. « Je crois que les Amish vivent en Pennsylvanie, dans l’Ohio ou quelque chose comme ça, ai-je dit.

— Tu veux dire que c’est pas des Amish ? Ils collent à toutes les descriptions qu’on m’a faites.

— Je crois que ce sont des Juifs.

— Oh ! Alors Sam est une sorte de Juif ? On dirait pas, il s’habille pas comme eux. »

Sam n’avait pas publiquement annoncé son inhabituelle religion (même s’il n’avait rien fait non plus pour dissimuler ses relations avec les Juifs montréalais), si bien que je n’ai pu me résoudre à le mettre si franchement en cause. « Il apprécie peut-être leur cuisine. Les Juifs, comme les Chinois, ont des plats bien particuliers.

— Quoi qu’il y ait à dîner, voir toutes ces barbes pourrait me couper l’appétit, à moi », a dit Lymon, qui était religieux (au sens figuré) quant au rasage de son menton. « Mais chacun ses goûts.

— Julian porte la barbe, ai-je fait remarquer.

— Quoi, cette frange qu’il a, jaune comme une perruque de femme et tout aussi ridicule ? Puisqu’on parle de Julian Commongold : ses habitudes m’embrouillent aussi. Il est encore allé à ce café ou je ne sais quoi, dans les petites ruelles au bord du fleuve. T’as jeté un coup d’œil aux clients de là-bas, Adam ? Des types souples et fragiles… Je me demande ce qu’il leur trouve. Ça s’appelle Chez Dorothy, et je sais pas trop qui est cette Dorothy… peut-être la seule femme qui met les pieds là-bas.

— Des Philosophes, ai-je indiqué.

— Des quoi ?

— Julian s’est lié d’amitié avec les Philosophes de Montréal, tout comme Sam avec les Juifs.

— C’est des Philosophes ? Ça signifie que les Philosophes ont aussi des plats bien à eux, j’imagine, et que Julian a un faible pour les dîners philosophiques ?

— Oui, dans un sens, même si la conversation l’attire sans doute davantage que la nourriture. Les Philosophes discutent du Temps, de l’Espace, du But de l’Humanité et d’autres sujets du même genre qui intéressent beaucoup Julian.

— Ils ont assez à dire là-dessus pour discuter plus de quelques minutes ? Je crois que si je parlais de l’Espace, je me retrouverais à court d’idées en une ou deux secondes. De toute manière, j’ai entendu deux de ces Philosophes qui sont entrés dans le café juste après Julian, et ils parlaient d’une comédie musicale qui venait de se créer en ville.

— Je ne suis pas au courant de tous les détails, ai-je reconnu, mais d’après Julian, il y a parmi les Philosophes des Esthètes qui s’intéressent davantage à l’Art qu’à la destinée humaine.

— Ils semblaient s’intéresser plutôt au type qui jouait le jeune premier.

— J’imagine que c’est un sujet de discussion valable, pour les Esthètes.

— Eh bien, tout ça me dépasse, a lancé Lymon Pugh avant de commander une autre cruche de bière. Mais Adam, excuse-moi, t’es un mystère, toi aussi ! Tu viens dans une belle ville bourrée de lieux de perdition comme celle-là et tu erres d’église en église comme un pèlerin frappé par une révélation divine, alors qu’on est même pas dimanche. »

Ce n’était pas un sujet sur lequel je souhaitais m’étendre. « Je cherchais quelqu’un », ai-je répondu. Bien entendu, ce quelqu’un était Calyxa, que je cherchais depuis Pâques. En vain. Interrogé dans la cathédrale où j’avais vu Calyxa la première fois, le maître de chapelle m’a expliqué que le chœur de Pâques avait été spécifiquement réuni afin de chanter pour les troupes. Les choristes de l’église refusaient de divertir « les forces d’occupation », comme elles nous appelaient, si bien que le maître de chapelle avait dû engager des remplaçantes à cinquante cents de l’heure, plus un repas gratuit. Mais l’identité de ces femmes n’avait pas été consignée. Cela m’a conduit à me renseigner dans d’autres grandes églises, en nombre vertigineux dans la ville, le tout sans le moindre succès. « Et toi, Lymon ? Puisque tu trouves nos activités si ingrates, comment comptes-tu passer le week-end ?

— Eh bien, en me saoulant, pour commencer…

— Noble ambition… facile à réaliser, en tout cas.

— Mais pas complètement, pas au point de pas retrouver mon chemin. Ensuite, direction le Shade Tree Hôtel. » C’était un de ces établissements dans lesquels « les femmes vous cèdent leur vertu contre rémunération et vous donnent gratuitement leurs maladies », comme l’avait formulé le major Lampret dans un de ses sermons. J’ai demandé à Lymon s’il n’avait pas peur, comme l’avait aussi formulé Lampret, de revenir « dépourvu des trois biens fondamentaux de tout honnête homme : sa santé, ses économies et son espoir de salut ».

« Les femmes du Shade Tree sont assez propres, m’a-t-il très sérieusement répondu. Et ce dont j’ai peur, c’est de revenir sans ce que je suis venu chercher, c’est-à-dire la satisfaction du besoin le plus profond de l’homme, besoin qui peut aussi le rendre malade, ou du moins grincheux, s’il ne le satisfait pas. »

Il a serré ses poings balafrés en prononçant ces mots et je lui ai assuré qu’il avait sans doute bien raison d’éviter tout ce qui pouvait le mettre d’humeur grincheuse. « Mais tu ne devrais pas prendre des forces avant d’entreprendre pareille aventure ? Et je ne veux pas dire d’en prendre dans l’alcool. Mange donc un morceau.

— J’ai un peu faim », a-t-il admis, et je l’ai observé avec une fierté tranquille déchiffrer le menu au tableau. Il a été surpris que le mot « œufs » ne commence pas par un E, comme il se prononçait… mais il s’était déjà assez résigné aux inévitables incohérences du langage écrit pour les accepter sans rancune.

Nous avons tous deux commandé un plat et dîné tandis que la taverne s’animait de plus en plus autour de nous. Lymon venait d’engloutir des œufs durs aux oignons cuits quand il s’est aperçu de mon air stupéfait : « À voir ta tête, on dirait quelqu’un qui vient de tomber dans une embuscade », a-t-il dit.

En un sens, c’était bien ce qui venait de m’arriver.


Elle ne m’a pas reconnu, mais bien entendu, moi, je l’ai reconnue.

Elle était assise à seulement quelques mètres de moi, masquée par la foule d’hommes et de femmes aux vêtements grossiers attablés avec elle. J’aurais facilement pu ne pas la voir du tout, si elle ne s’était levée à ce moment-là pour gagner à grandes enjambées la petite scène de la taverne dans l’atmosphère humide et les volutes de fumée de pipe. Je l’ai reconnue aussitôt… Calyxa !

Elle n’était pas habillée de la même manière qu’à la cathédrale. Si cette Calyxa-ci avait semblé d’un autre monde dans son surplis blanc, cette Calyxa-là était on ne peut plus terrestre, avec sa chemise noire pour homme un peu trop grande pour elle et son pantalon raide en denim[36]. L’aisance de sa démarche laissait penser qu’elle se sentait chez elle dans cet endroit, ce dont je n’ai plus douté quand de chaleureux applaudissements ont salué son entrée en scène.

« Regarde ça ! Quel boudin, a dit Lymon Pugh. Tu crois qu’elle a l’intention de nous chanter quelque chose ?

— J’espère », ai-je répondu, agacé.

« Son pantalon est trop court, tout de même. Elle a le visage plutôt joli, mais t’as vu l’épaisseur de ses chevilles ?

— Je ne veux en aucun cas connaître ton opinion sur ses chevilles ! Ce sont ses affaires.

— Elles sont là à pendre au bout de ses jambes… c’est tout autant mes affaires que celles de n’importe qui, à mon avis.

— Alors ce ne sont les affaires de personne ! Tais-toi, s’il te plaît.

— Qu’est-ce qui te prend ? » a demandé Lymon, mais il a tenu sa langue, ce dont je lui ai été reconnaissant.

Calyxa s’est en effet mise à chanter, d’une voix pure, mais aussi juste et agréablement professionnelle. Elle ne s’est pas servie de trilles, de trémolos, d’apartés théâtraux, de sifflets explicatifs ou de toute autre de ces fanfreluches musicales si répandues parmi les chanteurs contemporains. Elle a plutôt interprété les chansons comme elles avaient été composées, c’est-à-dire simplement, en trouvant toutes ses nuances dans les paroles et les mélodies, et non dans leurs ornements.

Elle ne s’est pas non plus montrée follement démonstrative dans son interprétation. Elle s’est contentée de joindre les mains, de se racler la gorge et de commencer. C’était trop subtil pour une partie du public, à en juger par les cris qu’ont poussé de temps en temps des détracteurs ivres, mais j’ai pris cela pour une expression de sa modestie naturelle… en saisissant contraste avec les chansons elles-mêmes.

Elle en a interprété cinq, la plupart avec des couplets qui n’auraient pas déparé à bord du train à cornes de caribou ou dans toute autre assemblée de personnes peu respectables. Cela m’a d’abord consterné. Puis je me suis souvenu de cette soi-disant doctrine de relativisme culturel de Julian, qui m’a peut-être alors vraiment convaincu pour la première fois. Car ces chansons, qui avaient semblé si dépravées sorties d’autres bouches, étaient purifiées par sa voix. Je me suis dit que Calyxa avait dû grandir parmi des gens dont de tels chants et de tels sentiments constituaient en réalité le pain quotidien, si bien qu’ils ne leur trouvaient rien d’obscène ou de dérangeant. En d’autres termes, son innocence était innée, et non compromise par la vulgarité de son éducation… c’était, en suis-je venu à penser, une sorte d’indestructible innocence primordiale.

Deux des chansons qu’elle a interprétées étaient dans une autre langue que l’anglais, à la stupéfaction de Lymon Pugh. « Elle manque pas de culot, à chanter en hollandais !

— C’est du français, Lymon, pas du hollandais. Une langue qui a été parlée ici pendant des siècles et l’est encore par endroits. »

Ayant apparemment cru que les langues humaines se limitaient à deux, l’américain et l’étranger, Lymon a appris avec consternation qu’il en existait à profusion, souvent une par pays. « Juste quand j’apprends à écrire une langue, elles se mettent à se multiplier comme des lapins ! Crois-moi, Adam, il y a toujours une entourloupe. Le monde est aussi méchamment truqué que le bocal des machins à un dollar du soldat Langers.

— L’anglais conviendra dans la plupart des circonstances, à moins que tu voyages à l’étranger.

— J’ai déjà suffisamment voyagé, merci… ce pays est bien assez étranger pour moi, même si c’est l’Amérique. »

Je l’ai à nouveau prié de garder le silence, car Calyxa achevait son tour de chant. Elle a ignoré les applaudissements et est descendue de la scène avec une expression de satisfaction tranquille pour regagner sa table. Brûlant du désir d’attirer son attention, je me suis dressé d’un coup à son passage, ce qui a failli envoyer mon assiette par terre, et me suis exclamé d’une voix étranglée : « Calyxa ! »

J’avais parlé trop fort, car elle a tressailli et les conversations ont marqué une pause, comme si certains clients s’attendaient à un épisode violent.

« Je vous connais ? a-t-elle demandé quand elle eut recouvré son sang-froid.

— Nous nous sommes rencontrés à Pâques. J’étais dans la cathédrale où vous avez chanté, avant que l’artillerie hollandaise la fasse fermer. Vous ne vous souvenez pas ? Je m’étais blessé à la tête !

— Oh ! » Elle a eu un petit sourire, si bien que les autres clients ont relâché leur vigilance. « Le soldat un peu blessé. Avez-vous retrouvé votre régiment ?

— Oui, je vous remercie.

— Je vous en prie », a-t-elle répondu en repartant.

Je ne m’attendais pas, bien entendu, à la voir prolonger la conversation ou ignorer ses amis pour moi, pourtant sa réaction m’a déçu.

« Elle t’a vite repoussé, a dit Lymon Pugh en riant tout seul. Tu perds ton temps, ici, Adam. Ce genre de femmes se rend pas disponible au pied levé. Viens au Shade Tree, ta chance y tournera.

— Je ne viendrai pas. » Pas quand mon gibier était aussi proche.

« Eh bien, comme tu veux. J’ai un horaire à tenir. »

Lymon Pugh s’est levé, avec moins d’assurance qu’il l’aurait pu, et a quitté la taverne après en avoir un peu cherché la porte.


J’avais l’impression de me faire remarquer en occupant seul une table alors que tout le monde dans la taverne semblait accompagné d’amis, mais j’ai réprimé mon malaise et commandé un autre repas complet sans intention de le manger, simplement pour empêcher la serveuse de me regarder de travers.

Calyxa est restée avec ses compagnons. D’autres chanteurs ou musiciens sont montés sur scène de temps à autre, sans doute avec l’autorisation du patron. Aucun n’avait autant de talent que Calyxa et aucune innocence, primordiale ou non, ne venait adoucir la vulgarité de leur interprétation. Calyxa m’a semblé quant à elle discuter aimablement avec ses amis, mélange d’hommes et de femmes tous aussi jeunes qu’elle… et qui avaient donc mon âge, ou à peine plus. Les femmes de ce groupe partageaient le goût simple de Calyxa en matière vestimentaire, ainsi qu’une certaine inattention aux finitions de la coiffure ou autres arts féminins du même acabit. Les hommes hissaient cette charmante grossièreté à un niveau très différent, semblant tirer fierté de leurs pantalons en loques et de leurs chemises de chanvre. Plusieurs portaient des casquettes de laine malgré la chaleur vespérale, comme s’il leur fallait quelque chose sur lequel tirer ou à s’enfoncer sur les yeux aux moments cruciaux de la conversation. Leurs gestes étaient théâtraux, leurs voix brusques et pressantes et leurs opinions, même si je ne distinguais que quelques mots, passionnées et complexes, presque au niveau de la Philosophie.

J’ai connu quelques instants de consternation en me disant que Calyxa pouvait avoir un bon ami ou même un mari parmi eux. J’en savais si tragiquement peu à son sujet ! J’ai entrepris de l’examiner, dans l’espoir de pouvoir glaner quelques faits par le seul truchement de l’observation.

J’ai remarqué qu’elle jetait de temps en temps un coup d’œil à la porte de la taverne d’un air assombri par l’angoisse. Mais il ne s’est rien produit d’autre pendant à peu près une heure, si bien que je n’y comprenais rien et commençais à désespérer d’avoir une nouvelle occasion de lui adresser un jour la parole quand une succession d’événements inattendus nous a remis en contact de fort surprenante manière.


La serveuse qui s’occupait de ma table semblait en termes amicaux avec Calyxa : les deux femmes se glissaient parfois quelques mots à l’oreille. Après l’un de ces échanges, une expression de profonde inquiétude a de nouveau envahi le visage de Calyxa et elle a hoché la tête d’un geste solennel pour accuser réception des informations que venait de lui fournir la serveuse.

Ce devait être de sinistres nouvelles, car Calyxa, même si elle n’a pas quitté la table, a cessé de s’intéresser à la conversation qui tourbillonnait autour d’elle et semblé se perdre dans les pensées les moins enivrantes qui fussent. À plusieurs reprises, elle a rappelé la serveuse pour s’entretenir derechef avec elle, et à l’une de ces occasions, toutes deux m’ont regardé avec insistance. Mais je n’ai absolument rien pu déduire quant à la signification de ces manœuvres.

Qu’elles en eussent une, je n’en doutais pas, car la même serveuse n’a pas tardé à revenir à ma table, à tirer la chaise laissée vacante par Lymon Pugh et à y prendre place.

Ce geste effronté m’a surpris. Par chance, la serveuse a conduit l’entretien qui a suivi. « Vous êtes soldat », a-t-elle lancé d’un ton brusque mais pas inamical.

J’en ai convenu.

« Et vous vous intéressez à Calyxa Blake ? »

J’apprenais enfin son nom de famille ! Certes, de seconde main. Je me suis demandé si Calyxa Blake s’était méprise sur mes intentions et avait fait part de son appréhension à mon interlocutrice. « De manière tout à fait bienveillante, ai-je répondu avec sincérité. Sa manière de chanter m’a impressionné, à Pâques, quand elle l’a fait dans une de ces énormes églises que vous avez ici. Je lui ai parlé juste après, mais pas plus de quelques mots. J’étais blessé, à ce moment-là. Mais elle a été gentille avec moi. Je veux l’en remercier… bon, en fait, je l’en ai remerciée… et aussi désireux que je sois de m’entretenir plus longuement avec, euh, Mlle Blake », en espérant ne pas me tromper sur le mademoiselle, « je ne voudrais en aucun cas m’imposer à elle. Si je l’ai contrariée en la saluant avec autant de maladresse, veuillez l’assurer que je ne voulais rien dire par là, sinon marquer mon agréable surprise en la reconnaissant. »

C’était un joli discours, bien qu’impromptu, et je me suis senti fier de moi.

La serveuse est restée là à me dévisager sans afficher la moindre réaction. Puis elle a redemandé : « Vous êtes soldat ?

— Oui, soldat. La conscription m’a attiré loin de chez moi, en Athabaska…

— Ça veut dire que vous avez un pistolet sur vous ? Il paraît que tous les soldats en ont. »

Je n’étais ni en service ni en uniforme, mais la règle dans la région voulait qu’un soldat américain gardât en permanence son pistolet par-devers lui. Le mien était sanglé au niveau de la ceinture sous ma chemise afin de ne pas être très visible, car je voulais éviter d’inquiéter quiconque et de provoquer d’inutiles confrontations, mais il restait facilement accessible. J’ai hoché la tête. « Ça lui fait peur ?

— Non.

— À vous, alors ? »

Elle a presque souri. « Un pistolet dans des mains comme les vôtres ne me fait pas peur, non. Comment vous avez dit que vous vous appeliez ?

— Adam Hazzard.

— Restez ici, Adam Hazzard. »

J’ai hoché la tête pour notifier en silence mon accord, malgré ma perplexité. Après avoir servi les quelques clients qui avaient commencé à réclamer à grand bruit son attention, l’aimable serveuse a regagné la table de Calyxa, où les deux femmes ont échangé avec vivacité d’autres chuchotements, pendant lesquels j’ai essayé de ne pas rougir de l’attention inhabituelle qu’elles me portaient.

Il ne s’est pas écoulé quinze minutes, que Calyxa a passé les yeux fixés sur la porte comme si elle s’attendait à voir le diable en personne faire irruption, avant que la serveuse revînt à ma table me glisser à l’oreille : « Elle vous retrouvera en haut, Adam Hazzard. »

J’ai craint qu’on eût fixé rendez-vous après avoir trop librement interprété mon intérêt pour Calyxa, mais bien entendu, Calyxa n’avait rien du genre de femmes « qui se rendent disponibles au pied levé », aussi les dispositions suggérées m’ont-elles plongé dans la confusion, mais comme les manières de la serveuse laissaient penser à une urgence et que l’expression grave de Calyxa paraissait confirmer le besoin de se hâter, j’ai hoché la tête en demandant : « Où, en haut ?

— Deuxième étage. Troisième porte à droite. Mais ne vous précipitez pas dès que je me serai éloignée, attendez un peu. Évitez de vous faire remarquer. »

J’ai accepté toutes ces conditions. Les minutes suivantes se sont écoulées à une allure d’escargot, puis je me suis levé en affectant une nonchalance peut-être un tantinet trop théâtrale, à en juger par la manière dont Calyxa a roulé des yeux à la table voisine. Mais on n’y pouvait rien. Peu après, ayant grimpé les escaliers mal éclairés, j’ai trouvé et franchi la porte indiquée.

Elle donnait dans une petite pièce qui ne contenait qu’une chaise, quelques caisses plus ou moins rembourrées de paille, un tonneau marqué POISSON SALÉ (vide) et une lampe-tempête rouillée, que j’ai allumée. Cela sentait le bois humide et moisi. Une fenêtre crasseuse donnait sur les étals bondés et les boutiques éclairées à la torche de Guy Street. J’ai aussi vu un peu du ciel nocturne, très noir et zébré d’éclairs dans le lointain ; des rafales secouaient tous les auvents de Guy Street et j’ai pensé qu’une tempête n’allait pas tarder. Il faisait à coup sûr assez humide en ville pour cela… et on y étouffait de chaleur, surtout dans cette pièce en hauteur. Présumant que Calyxa préférerait la chaise, je me suis installé sur l’une des caisses et j’ai attendu en m’efforçant de ne pas transpirer.

Calyxa a ouvert la porte moins de dix minutes plus tard. Le lecteur imagine sans doute l’enthousiasme et la curiosité que cette visite suscitait en moi. Ses cheveux étaient un écheveau de tricot ébène dans la lumière du couloir. Elle m’a observé, les mains sur les hanches.

« Evangelica vous pense inoffensif, a-t-elle dit. L’êtes-vous vraiment ? »

Evangelica devait être la serveuse. « Eh bien, je ne suis pas dangereux, si c’est ce que vous voulez dire.

— Adam Hazzard… c’est votre nom ? »

J’ai hoché la tête. « Et le vôtre, Calyxa Blake.

— Adam Hazzard, je ne sais pas qui vous êtes… à part un soldat en liberté, mais j’ai besoin d’un service et Evangelica pense que vous pourriez vouloir m’aider sans trop demander en échange.

— Vous pouvez bien entendu compter sur mon aide, quelle que soit la situation et sans la moindre contrepartie.

— Un garçon de l’Ouest. Evangelica avait raison. Quel âge avez-vous ?

— Dix-neuf ans, ai-je répondu en me vieillissant de moins d’un mois.

— Vous savez vous servir du pistolet que vous trimbalez ?

— Je sais, comme il se doit pour un soldat.

— Vous vous en êtes déjà servi ? Pour tirer sur quelqu’un, je veux dire.

— Mademoiselle Blake, j’ai tiré avec mon fusil Pittsburgh sur beaucoup de personnes, toutes hollandaises, et j’en ai sûrement touché certaines. Quant à mon pistolet, je ne m’en suis servi à ce jour que sur des cibles, mais je comprends le principe et ne suis pas étranger à la pratique. Vous voulez que je tire sur quelqu’un ? C’est beaucoup demander… non que je me désiste… mais une explication serait la bienvenue.

— Vous pouvez en avoir une, si le temps ne nous fait pas défaut. » Elle a exploré l’étroite pièce du regard.

« Prenez la chaise, ai-je suggéré, si vous voulez vous asseoir.

— Je veux m’asseoir, mais pouvoir regarder par la fenêtre en même temps. » Elle a tiré la chaise dans cette direction. Elle n’a pas eu besoin d’aide… C’était une femme robuste, de toute évidence habituée à accomplir ce genre de tâches par ses propres moyens. Elle s’est assise la tête tournée vers la fenêtre pour être en mesure de la regarder tout en parlant avec moi, si bien que je voyais son cou de profil. « Ce n’est pas commode, a-t-elle dit.

— Installez-vous sur une caisse, dans ce cas.

— Non, la conversation, je voulais dire.

— Eh bien, c’est parce que nous nous connaissons à peine… même si j’ai souvent pensé à vous depuis Pâques.

— Vraiment ? Pourquoi moi ?

— Comment ça ?

— De toutes les femmes du chœur, qu’est-ce qui vous a attiré en moi ? La plupart des soldats que j’ai rencontrés s’intéressaient davantage aux putains qu’aux choristes.

— Pour être honnête, je n’en sais rien. Vous sembliez… exceptionnelle. » J’avais du mal à parler sans rougir.

« Très puéril. Mais aucune importance. » Elle a une nouvelle fois fouillé la rue du regard. « Je ne les vois pas… mais dans cette obscurité, comment savoir…

— Qui attendez-vous ?

— Des hommes qui me veulent du mal.

— Dans ce cas, je vous garantis toute la protection qu’il est en mon pouvoir de vous assurer ! Qui sont ces scélérats ?

— Mes frères. »


Nous avons parlé presque une heure, seuls dans cette pièce étouffante. Avec une franchise qui m’a paru admirable, quoique surprenante, Calyxa m’a raconté qu’ayant perdu ses parents à tout juste trois ans, elle avait été élevée par ses frères, Job et Utty (Uther) Blake, deux coureurs de brousse[37].

Elle ne leur servait pas à grand-chose, en tant que fille, et jamais ses frères ne se montrèrent patients ou gentils avec elle. La seule fois où elle n’eut plus à subir leur autocratie, cela fut durant les quatre ans que Job et Utty passèrent en prison, période pendant laquelle elle fut accueillie dans une école confessionnelle caritative à Québec, où elle apprit à lire et à écrire. Ce n’était pas le paradis, mais l’établissement lui permit de se développer, grâce aux trois repas quotidiens pris à heures régulières, et d’acquérir un minimum d’éducation. Sa curiosité et son entrain naturels avaient été éveillés et elle se battit farouchement pour ne pas qu’on la rendît à la garde de ses frères une fois ceux-ci en liberté conditionnelle.

Mais la loi était sévère et Calyxa finit par leur être rendue. Elle découvrit alors avec horreur qu’ils ne la considéraient plus comme un fardeau encombrant, mais avaient élaboré le projet de la vendre à un bordel de Montréal, à défaut de la céder moyennant contrepartie à une autre troupe de guérilleros.

Cela ne convenait pas à Calyxa, qui résolut de s’échapper avant que la transaction pût avoir lieu. Par chance, ses frères la prenaient encore pour une enfant, du moins sur le plan mental et spirituel, aussi s’imaginaient-ils la soumettre par la seule intimidation. Erreur. Calyxa avait beaucoup grandi pendant qu’ils se morfondaient en prison. Elle était non seulement assez intelligente pour se montrer plus maligne qu’eux, mais de surcroît assez sage pour feindre la docilité et endormir la méfiance de ses geôliers jusqu’à trouver l’occasion de s’enfuir. Quand Job et Utty partirent faire la tournée de leurs pièges d’automne en la laissant seule dans la cabane perdue qui leur servait de base, comptant sur l’isolement des lieux et sur quelques rudes menaces pour s’assurer de la docilité de leur sœur en leur absence, Calyxa sut reconnaître et saisir sa chance.

Elle mit dans ses bagages le peu de nourriture disponible et une boussole volée à Utty, puis partit pour Montréal. Elle n’a parlé qu’à contrecœur de ce voyage éreintant et solitaire, se limitant à raconter qu’elle était arrivée en ville épuisée et morte de faim. Quelques nuits dans les rues la convainquirent de la nécessité de mieux gagner sa pitance, aussi se mit-elle à chanter… d’abord sur les trottoirs, pour quelques pièces, puis dans des établissements comme le Thirsty Boot. Elle avait appris à chanter avec les ecclésiastiques de l’école confessionnelle et montrait pour cette activité des dispositions naturelles.

Elle se débrouillait bien depuis, y compris pour fréquenter meilleure compagnie que Job et Utty Blake. Mais elle n’aurait jamais définitivement échappé à ses frères tant qu’ils seraient en vie, car la perte qu’ils avaient subie les mettait en rage. De leur point de vue, elle leur avait dérobé sa propre personne, aussi comptaient-ils la récupérer et la punir de ce crime d’auto-vol.

Calyxa était bien décidée à ne pas les laisser faire. Elle n’avait pas grand-chose à redouter durant les mois d’hiver, les frères Blake hivernant sur des terres tenues par le Gouverneur hollandais de la région du Saguenay où ils braconnaient, buvaient et se louaient comme espions aux Mitteleuropéens. Mais l’été, les deux frères devenaient plus ambitieux et venaient souvent à Montréal avec des fourrures à vendre ou de l’argent à perdre au jeu. Depuis trois ans, Calyxa tremblait tout l’été que ses frères découvrissent où elle se trouvait. Elle comptait sur des amis, qui avaient pris son parti, pour ouvrir l’œil et l’oreille, si bien que, jusqu’à présent, les frères Blake étaient venus deux fois en ville sans trouver ni entendre parler de Calyxa, qui était de plus toujours prévenue suffisamment à l’avance pour rester hors de leur vue.

Calyxa venait toutefois de recevoir dans la soirée la pire des nouvelles : de retour à Montréal, Job et Utty avaient eu vent de sa présence et la recherchaient activement. Evangelica tenait d’un de ses amis que les Blake avaient même appris que leur sœur fréquentait le Thirsty Boot, vers lequel ils se hâtaient à présent.

« Vous devriez rentrer vous cacher chez vous, dans ce cas, ai-je dit. Je vous escorterai, si c’est ce dont vous avez besoin.

— C’est exactement la chose à ne pas faire. Job et Utty, surtout Job, le plus malin des deux, ont sans doute l’intention d’observer la taverne plutôt que d’y faire irruption et d’y créer des ennuis. Ce sont des chasseurs, Adam Hazzard, capables de traquer même un gibier qui se sait poursuivi. Il est vrai, du moins je l’espère, qu’ils ne savent pas où j’habite. Mais si je m’en vais maintenant, il y a toutes les chances qu’ils me suivent pour pénétrer de force chez moi quand il n’y aura aucun témoin.

— Vous vivez donc seule ?

— En effet.

— Sans compagnon pour le moment ?

— Non, mais quelle importance ?

— Eh bien, vous courez davantage de risques. Mais qu’allez-vous faire, alors, si vous ne pouvez pas rentrer chez vous ?

— Je ne peux que me cacher ici. Evangelica me préviendra si Job et Utty arrivent. Même dans ce cas, je devrais m’en sortir, sauf s’ils fouillent le bâtiment. Voilà pourquoi je vous voulais ici avec moi… ou plutôt pourquoi je voulais votre pistolet ici avec moi.

— Vos frères sont armés ? »

Il était illégal pour des civils de se promener armés à Montréal et la majorité d’entre eux se pliait à cette règle. Mais pas ses frères, à ce que m’a expliqué Calyxa. Tous deux avaient l’habitude de se battre au pistolet et annonçaient sans la moindre honte le nombre d’hommes qu’ils avaient tués. Cela m’a fait toucher du doigt la gravité de sa situation et j’ai conseillé à Calyxa d’examiner à nouveau la rue pour s’assurer que ses frères ne s’étaient pas approchés à l’improviste.

Il s’est cependant écoulé ensuite assez de temps pour que nous baissions quelque peu notre garde, et j’admirais les cheveux en ressorts de montre de Calyxa à la lueur de la lampe, en recommençant à me sentir courageux, quand elle s’est levée de sa chaise près de la fenêtre. « Oh mon Dieu[38] ! a-t-elle lâché.

— Ils arrivent ? »

Elle a hoché la tête. Je me suis précipité à la fenêtre et j’ai entraperçu deux hommes à forte carrure, l’un en manteau de laine rapiécé, l’autre dans ce qui ressemblait à un caban de marin, qui traversaient la rue à la lueur des torches en se dirigeant vers l’entrée du Thirsty Boot, située juste sous nos pieds.

« Éteignez la lumière ! m’a lancé Calyxa. Mais d’abord, déverrouillez la fenêtre.

Ah bon ? Pour quoi faire ?

— Au cas où il faille s’enfuir rapidement.

— Il n’y a rien dehors, à part la rue, et elle se trouve deux étages plus bas.

— Considérez ça comme un dernier recours. »


Blottis dans la pièce désormais obscure, nous nous sommes attendus au désastre. Il régnait une chaleur oppressante. Je sentais approcher la tempête – une odeur lourde et salée – et je n’étais pas très frais moi-même, malgré le bain pris ce matin-là. Peut-être Calyxa avait-elle tout autant conscience de sa propre odeur – que je sentais et qui, d’ailleurs, ne me déplaisait pas : pour moi, Calyxa dégageait une odeur torride préjudiciable à la concentration –, mais je ne vais pas m’étendre sur le sujet.

Ses frères sont restés très longtemps en bas, peut-être à boire et à examiner la taverne. Mais ils étaient venus dans un but précis dont ils finiraient bien par s’occuper. Nous avons entendu quelqu’un monter l’escalier… c’était Evangelica, l’aimable serveuse, venue à la dérobée nous prévenir.

Elle a frappé tout doucement à la porte. « Ils montent ! a-t-elle chuchoté. Arnaud et le barman les ont menacés, mais les Blake ont montré leurs pistolets et effrayé tout le monde avec. Ils ont l’intention de fouiller toutes les pièces… Il faut que je redescende ! Tenez-vous prêts.

— Votre arme est chargée, Adam Hazzard ? » m’a demandé Calyxa d’une voix ferme.

Je l’ai sortie et me suis assuré qu’elle était prête à servir.

« Donnez-la-moi, alors.

— Vous la donner !

— Je ne veux pas vous infliger le fardeau d’avoir à tuer mes frères.

— Ce n’est pas un fardeau… j’espère seulement que ça ne deviendra pas nécessaire.

— Pas un fardeau pour vous, mais un vrai plaisir pour moi. » (Elle se faisait passer pour assoiffée de sang afin de ménager mes sentiments, générosité qui m’a un peu attendri.) « Donnez-moi votre arme.

— Pas question.

— Eh bien, dans ce cas, leur tirerez-vous dessus ? Pour les tuer ? Vous promettez de leur tirer dessus ?

— Au moindre signe d’une menace…

— Nous l’avons eu, le signe ! Adam, ce sont des meurtriers expérimentés ! Vous devez leur tirer dessus dès que vous verrez leurs ombres… et tirer pour tuer, pas pour blesser… sinon nous sommes déjà perdus.

— Ils ne peuvent être aussi féroces.

— Dieu du ciel ! Donnez-moi le pistolet, je vous en conjure.

— Non… si le sang doit être versé, je veux que ça pèse sur ma conscience et non sur la vôtre.

— La conscience ! » Elle a prononcé ce mot comme une lamentation. « À quel genre d’idiot j’ai affaire#[39] ? La fenêtre est peut-être la meilleure solution, si vous ne voulez pas me passer le pistolet…

— Nous n’avons sûrement pas besoin de nous tuer en sautant !

— Je ne suggère pas de sauter ! Le seul danger est de tomber. Vite, Adam, je les entends qui montent… déchaussez-vous ! »

J’ai obéi sans discuter parce qu’elle semblait avoir un plan en tête, même si cela ne me plaisait guère que la fenêtre y figurât. « Mais pourquoi j’enlèverais mes chaussures ?

— La chair glisse moins que le cuir. Rengainez votre pistolet, comme ça vous aurez les mains libres. Venez, suivez-moi. »

Je l’ai suivie d’aussi près que possible dans l’obscurité, non sans me cogner l’orteil à un tonneau. Calyxa a ensuite ouvert la fenêtre à battants, laissant entrer une bourrasque de pluie ainsi que la lueur d’un éclair. Après avoir menacé toute la journée, la tempête nous tombait dessus. Le tonnerre ne cessait pas et le vent hurlait sans pitié. J’ai regardé avec incrédulité Calyxa passer le torse dans l’ouverture et se contorsionner jusqu’à se retrouver debout de l’autre côté, les orteils serrés sur l’étroit rebord. Agrippant un pignon, elle s’est alors hissée sur le toit.

Son doux visage a fini par apparaître à nouveau, à l’envers, en haut du châssis. « Vite, Adam ! Attrapez ma main. »

J’ai trouvé embarrassant qu’une fille m’aidât dans de pareilles circonstances, mais comme il aurait été encore plus embarrassant de se faire piéger et abattre par un des frères Blake, ou encore de se tuer en s’écrasant dans la rue, j’ai pris sa main et posé mes pieds nus sur le rebord trempé de pluie en essayant de ne pas penser à la chaussée dure en bas, ni à l’éclair qui se divisait dans le ciel pour tâter les paratonnerres des innombrables clochers de la ville.

« Maintenant, attrapez le bord du toit et grimpez ! »

Je doutais d’en être capable – j’étais même convaincu du contraire –, mais quelques respirations plus tard, je m’allongeais près de Calyxa sur les tuiles bombées en céramique qui coiffaient le Thirsty Boot. La pente très prononcée risquait de nous faire glisser dans le vide et des torrents de pluie se déversaient sur nous, mais pour quelques instants, nous étions plus ou moins en sécurité… si on pouvait assouplir la définition de ce mot pour inclure notre situation.

Je me suis tourné vers Calyxa pour lui parler – son visage se trouvait à quelques pouces du mien –, mais elle s’est mis le doigt devant les lèvres pour me faire taire. « Votre pistolet ? »

Je l’ai sorti de l’endroit où je l’avais rangé. Il s’agissait d’un revolver militaire Porter & Earle de conception moderne, aussi étais-je presque certain qu’il ne souffrirait pas trop du mauvais temps.

« Braquez-le, dit-elle.

— Sur quoi ?

— Entre vos pieds ! » Sur l’endroit où le toit se terminait, voulait-elle dire, sur la gouttière qui venait de nous permettre de monter. J’ai cédé à son caprice et stabilisé ma main droite en la posant sur ma main gauche, les pieds bien plaqués aux tuiles pour ne pas tomber. La journée avait été chaude, mais la pluie tombait des hauteurs glaciales de l’atmosphère, si bien que j’ai dû serrer les dents pour ne pas frissonner. « Il ne leur viendra sans doute pas à l’esprit de nous chercher là, a dit Calyxa, mais s’ils le font, il faut que vous tiriez sur la première personne qui tentera d’accéder au toit. En d’autres termes, si vous voyez une tête, mettez une balle dedans. Et maintenant, silence ! »

Je n’ai eu aucune difficulté à garder le silence, et de toute manière, la nuit était bruyante. La pluie éclatait sur le toit avec la vélocité et la force d’impact d’un tir d’artillerie. Les toits montréalais sont irréguliers… ils n’ont pas cette astreignante symétrie qui caractérise le travail des Profanes de l’Ancien Temps, mais ont été construits sur les restes démantelés de bâtiments plus anciens avec une attention inégale portée aux détails et une absence de plan cohérent. L’eau s’engouffrait dans des conduits et tuyaux labyrinthiques, tombait en cascade dans des citernes de brique et des réservoirs, recouvrait les tuiles de lavis luisants. Nous aurions pu nous trouver au milieu d’une rivière sortie de son lit, pour tout le bruit que nous pouvions faire en plus.

Calyxa écoutait néanmoins attentivement ce qui pourrait nous parvenir de la pièce en dessous. Elle a mis sa main en cornet dans cette direction et j’ai essayé d’écouter aussi, mais sans succès… ou peut-être trop de succès, car je me suis imaginé entendre d’innombrables bruits sourds et cliquetis, chacun pouvant signaler l’arrivée colérique d’un des frères Blake. Calyxa s’est soudain raidie en écarquillant les yeux. « Tenez-vous prêt, Adam ! »

Je me suis concentré sur la corniche, même si mon cœur battait à un rythme militaire. La pluie dans mes yeux conférait à la scène une incohérence liquide. Je voyais le bout des tuiles, le rebord de la gouttière et le grand bâtiment de l’autre côté de Guy Street, ainsi qu’une portion de rue loin en dessous. J’ai entendu un bruit, sans doute celui d’un battant de fenêtre qui pivotait et cognait contre ses butées. Calyxa a inspiré craintivement et je me suis souvenu de continuer à respirer.

Les secondes se sont écoulées. La pluie tombait, les coups de tonnerre éclataient, les éclairs étoilaient les amas nuageux.

J’ai alors vu du mouvement près de mes pieds. Les doigts d’une main gauche puis ceux d’une main droite ont agrippé la gouttière. C’était l’Horizon du Toit, comme j’y ai soudain pensé, et voilà qu’une Lune chevelue commençait à se lever.

L’objet lunaire était un des frères Blake en train d’examiner l’endroit par lequel, avait-il dû finir par conclure, sa sœur s’était échappée. Peut-être les deux frères avaient-ils une meilleure opinion des capacités mentales et physiques de Calyxa depuis leur dernière rencontre. Je n’ai pas douté que l’homme était l’un de ses frères, car il y avait un air de famille au niveau de la chevelure : celle sur cette fâcheuse Lune Montante bouclait comme celle de Calyxa, mais était mal peignée, uniquement lavée par les rafales de pluie, et si grasse que les éclairs s’y reflétaient en bleu d’encre. Les cheveux ont été suivis par un front encore plus étrangement lunaire par son escarpement et ses cratères, puis sont apparus deux yeux, bordés de jaune et veinés de sang. Ces yeux ont croisé les miens et se sont plissés, comme, j’imagine, ceux d’un chat sauvage quand il repère son prochain repas.

« Feu ! » a crié Calyxa.

J’ignore si j’aurais pu me résoudre à faire ce qu’elle demandait – tirer sur un homme apparemment désarmé, fût-il un ennemi, et placé dans une position aussi vulnérable –, mais son cri m’a surpris, si bien que mon doigt s’est crispé sur la queue de détente. Le résultat ne s’est pas fait attendre un instant. Le pistolet a eu un soubresaut dans ma main et sa détonation s’est jointe aux crépitements du tonnerre. Un éclat rouge et blanc (d’os et de sang, ai-je supposé) est apparu à l’endroit où s’était trouvée la tête du frère Blake, puis un cri déchirant a retenti, suivi d’horribles bruits sourds quand le blessé a été tiré à l’intérieur de la pièce, sans doute par son frère scandalisé.

J’étais trop hébété pour penser à ce que j’allais faire ensuite – ce n’était pas du tout la même chose que tirer sur des uniformes hollandais de l’autre côté d’une fortification –, mais Calyxa avait gardé toute sa présence d’esprit. Elle a saisi ma main libre pour me remettre brutalement debout. « Courez ! »

Elle a montré l’exemple en se précipitant vers le haut du toit, ses pieds nus glissant d’un pouce vers le bas chaque fois qu’ils progressaient de deux. Je l’ai suivie en titubant. Nous avons fini par atteindre le faîte, où une série de cheminées grossières se penchaient les unes vers les autres comme des factionnaires arthritiques au sommet d’une crête. J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule et vu une main brandir un pistolet puis tirer à l’aveuglette par-dessus la gouttière. Une balle a ébréché une brique de la cheminée juste à côté de ma tête et Calyxa m’a tiré en avant, si bien que nous avons glissé sur l’autre côté… vers notre perte, ai-je supposé, mais comme la pente en rejoignait une autre près d’elle, nous nous sommes retrouvés dans une espèce de lit de rivière en tuiles d’argile, où nous avons pataugé quelques mètres de plus. Calyxa a ensuite sauté par-dessus l’étroite brèche qui nous séparait du bâtiment voisin, et une fois encore, j’ai suivi son exemple. Il n’y avait rien de courageux là-dedans : chaque goutte de pluie qui m’atteignait me donnait l’impression d’une balle entre les omoplates.

Je ne détaillerai pas toutes les ascensions difficiles, les descentes vertigineuses, les glissades périlleuses et les pénibles quasi-catastrophes qui nous sont arrivées tandis que nous fuyions sur les toits obscurs de Montréal par cette nuit de tempête. Au bout d’un moment, nous avons ralenti et commencé à nous montrer plus prudents. Nous ne semblions pas suivis, ce qui pouvait sans doute se comprendre : j’avais tué ou gravement blessé l’un des Blake et l’autre n’était sans doute pas disposé à l’abandonner ainsi pour se lancer à notre poursuite sur les pentes tuilées de la ville, surtout par un temps si exécrable qu’on voyait tournoyer les trombes plus bas sur le Saint-Laurent. Disons simplement que nous avons fini par atteindre une échelle d’incendie à plus d’un mille du Thirsty Boot, dans une direction qu’il m’était impossible de déterminer, et que quand je suis descendu dans la rue, mes pieds nus ont laissé des empreintes ensanglantées sur les barreaux de métal rouillé. « Vous vivez près d’ici ? » ai-je demandé avec espoir à Calyxa dès que j’eus recouvré assez de souffle pour parler.

La pluie dont elle était trempée avait lissé ou affaissé la moindre parcelle de son corps, à l’exception de ses cheveux qui, étonnamment, gardaient toute leur profondeur frisée. Sa chemise masculine collait à son corps d’une manière qui aurait pu être indiscrète si j’avais laissé mes yeux s’attarder dessus. Elle avait noué ensemble ses lacets et portait ses chaussures autour du cou comme de disgracieux pendants d’oreille. Elle s’est rechaussée puis penchée en avant pour renouer ses lacets. Je ne pouvais l’imiter, ayant abandonné mes brodequins dans la taverne.

« Pas loin, a-t-elle répondu en se redressant.

— Alors, cette fois, je vous prie de m’autoriser à vous raccompagner. »

Elle a réussi à sourire, malgré les terribles circonstances. « Je ne vais pas vous laisser pieds nus dans la nuit, Adam Hazzard. Pas par une nuit comme celle-là. »


Il existe une sorte de vie urbaine, ai-je découvert, dans laquelle la pauvreté et le luxe se mélangent au point de devenir indiscernables. Tel était le cas des pièces étroites aux fenêtres minuscules et aux plafonds dangereusement bas qu’habitait Calyxa Blake, dans un bâtiment partagé en espaces sombres mais louables par quelque Propriétaire absent et négligent. Elle n’avait pas dû consacrer beaucoup d’argent au mobilier, minable, usé, abîmé et fendu… j’avais vu des meubles en meilleur état abandonnés sur les trottoirs de Montréal.

Bien que humbles, ses rayonnages ployaient toutefois sous le poids d’un nombre surprenant de livres… presque autant que j’en avais vu dans la bibliothèque de la Propriété Duncan et Crowley, à Williams Ford. Cela m’a semblé un trésor plus estimable qu’un joli canapé ou un tabouret en peluche, et valoir toutes les âpres économies qui l’entouraient.

Nous sommes entrés dégoulinants à cause de la tempête, qui continuait à battre des ailes contre les fenêtres du refuge douillet mais élimé de Calyxa. Celle-ci a fermé les divers loquets sur la porte et allumé la lampe la plus proche, puis a commencé sans la moindre gêne à ôter ses vêtements trempés. J’ai détourné les yeux en rougissant. « Vous aussi, a-t-elle dit. Pas de pitié pour la pudibonderie de l’Ouest… vous dégoulinez partout.

— Je n’ai rien d’autre à porter !

— Je vais vous trouver quelque chose. Déshabillez-vous… ce pantalon ne séchera pas tant qu’il restera sur vous. »

Cette extraordinaire affirmation était indubitablement exacte, aussi ai-je suivi sa suggestion tandis qu’elle passait dans une autre pièce chercher de quoi nous couvrir. Elle est revenue vêtue d’une espèce de robe chinoise, avec des Dragons fantaisistes brodés dessus, et m’a tendu un vêtement similaire ainsi qu’une serviette.

Je me suis volontiers séché, mais n’ai pas voulu de la robe. « Je crois que c’est un habit de femme.

— C’est une robe de soie. Tous les Chinois de qualité en portent, hommes compris. On peut en acheter sur les quais… à très bon prix, quand les bateaux arrivent et qu’on connaît le vendeur qu’il faut. Mettez-la, s’il vous plaît. »

J’ai obéi, non sans me sentir un tantinet ridicule. Mais la robe s’est avérée confortable et fournissait juste ce qu’il fallait en termes de dissimulation et de chaleur. J’ai décidé de m’en accommoder, du moment qu’un frère Blake n’enfonçait pas la porte pour me tirer dessus, car mourir dans un tel vêtement pourrait susciter d’embarrassantes questions.

Calyxa a allumé le poêle de la cuisine sur lequel elle a posé une bouilloire pleine. Pendant qu’elle s’activait, j’ai examiné de plus près sa bibliothèque. J’espérais trouver un titre de M. Charles Curtis Easton que je ne connaissais pas et pourrais emprunter, mais les goûts de Calyxa ne la portaient pas dans cette direction. Il y avait peu d’ouvrages de fiction et encore moins qui portaient l’imprimatur du Dominion. J’ai supposé l’autorité du Dominion plus puissante dans l’Ouest que dans ces régions frontalières, si souvent passées aux mains des Hollandais. Il y avait là des titres et des auteurs dont je n’avais jamais entendu parler. Certains en français, dont je n’ai pu déchiffrer le titre. Parmi les ouvrages en anglais, j’en ai choisi un d’Arwal Parmentier intitulé Histoire de l’Amérique depuis la Chute des Villes. Il avait été publié en Angleterre – un pays à la longue histoire malgré sa faible population et dont l’allégeance à Mitteleuropa était davantage officielle que sincère. Je l’ai approché d’une lampe et en ai lu un paragraphe au hasard :


Il ne faut pas uniquement interpréter la montée de l’Aristocratie comme une réaction à l’épuisement quasi total du pétrole, du platine, de l’iridium et des autres ressources essentielles à l’Efflorescence Technologique. La tendance à l’oligarchie précède cette crise et y a contribué. Avant même la Chute des Villes, l’économie globale était devenue ce que nos paysans appellent une « monoculture », rationalisée et relativement efficace, mais sans l’utile diversité favorisée durant les époques antérieures par l’existence de frontières nationales et de régulation locale des affaires. Bien avant que les maladies, la faim et le manque d’enfants réduisent si dramatiquement la population, les richesses avaient déjà commencé à se concentrer entre les mains d’une minorité de puissants Propriétaires. Voilà pourquoi, en éclatant, la Crise de la Pénurie n’a pas provoqué une réaction prudente et bien préparée, mais une prise déterminée de pouvoir par les Oligarques ainsi qu’un repli dans le dogmatisme religieux et l’autorité ecclésiastique de la population effrayée et privée du droit de vote.


La raison pour laquelle ce volume n’avait pas reçu l’imprimatur du Dominion m’est vite devenue évidente et je suis allé le replacer sur son rayon. Calyxa, qui revenait de la cuisine avec une tasse de thé dans chaque main, a toutefois eu le temps de me voir avec. « Vous lisez, Adam Hazzard ? » Elle semblait surprise.

« Eh bien oui… Le plus souvent possible.

— Vraiment ! Vous avez lu Parmentier ? »

J’ai reconnu ne pas avoir eu ce plaisir. La Philosophie Politique n’était pas un sujet auquel je m’étais consacré, lui ai-je dit.

« Dommage. Parmentier est impitoyable sur l’Aristocratie. Tous mes amis l’ont lu. Que lisez-vous, alors ?

— J’admire le travail de M. Charles Curtis Easton.

— Ce nom ne me dit rien.

— C’est un romancier. Je pourrai peut-être vous faire connaître son œuvre un jour.

— Peut-être », a dit Calyxa. Nous nous sommes assis sur le canapé et elle a bu une gorgée de thé. Elle semblait assez détendue, pour quelqu’un qui venait de voir son meurtrier de frère prendre une balle dans la tête, puis de passer la soirée à gambader sur les toits de Montréal. Elle a reposé sa tasse pour dire : « Regardez, vos pieds… ils saignent partout sur la moquette. »

Je me suis excusé.

« Ce n’est pas la moquette qui me préoccupe ! Tenez, allongez-vous et posez les pieds sur cette serviette. »

Ainsi ai-je fait, et Calyxa est allée me chercher un médicament… un onguent qui sentait l’alcool et le camphre, m’a brûlé quand elle m’en a mis, mais n’a pas tardé à calmer mes douleurs. Elle a examiné mes pieds avec soin avant de les bander d’ouate. « Et vous avez laissé vos brodequins là-bas.

— Oui.

— Ce n’était pas une bonne idée. Des godillots militaires. Job comprendra que j’étais avec un soldat américain et ça n’améliorera pas son humeur. »

Que j’eusse tiré une balle dans la tête de son frère devait avoir mis Job dans une colère noire, selon moi, si bien que mes brodequins n’aggraveraient pas grand-chose, mais j’ai pris l’inquiétude de Calyxa au sérieux. « Désolé de vous le dire, Calyxa, et sans vouloir insulter votre famille, je commence à regretter de ne pas avoir pu tirer sur vos deux frères.

— J’aurais préféré aussi, mais l’occasion ne s’est pas présentée. Vos pauvres pieds ! On s’en occupera encore un peu au matin et on remplacera vos brodequins par quelque chose de mieux avant que vous ayez à rentrer à pied dans votre régiment. »

Je n’avais pas envisagé un futur aussi lointain et cette perspective m’a paru intimidante, mais Calyxa ne s’est pas attardée sur le sujet. « Adam Hazzard, je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi. J’ai d’abord redouté vos motifs, mais Evangelica avait raison… vous êtes tout aussi simple que vous en avez l’air. Je veux vous récompenser », sur quoi elle m’a entouré de son bras, a tiré ma tête vers la sienne et déposé un léger baiser sur ma joue, « et je veux vous récompenser de la meilleure façon possible, mais ce n’est pas très commode pour le moment… »

Ma joue me cuisait encore à l’endroit où elle avait posé ses lèvres. « Vous n’avez pas besoin de vous expliquer ! Je ne mettrai jamais en doute votre vertu, ni ne prétendrai avoir le moindre droit dessus juste parce que je vous ai aidée à échapper à vos frères ! » (Et j’ai rajusté ma robe chinoise pour dissimuler le témoignage contradictoire de ma nature masculine.)

« Ce n’est pas ça. Je veux vous remercier, Adam. Ce serait autant un plaisir pour moi que pour vous. Vous me comprenez ? Mais le moment n’est pas propice.

Bien sûr que non, après ces coups de feu et le reste.

— Ce que je veux dire, c’est que…

— Je me contente tout à fait de bavarder ici avec vous. Je voulais votre amitié, je l’ai obtenue… voilà ma récompense.

J’ai mes règles, espèce de bouseux ignorant# ! » a-t-elle lancé avec un peu d’impatience, ce que j’ai pris pour un autre témoignage de sa gratitude, de sa gratitude irrépressible. Je n’espérais rien d’elle, mais j’ai laissé entendre qu’un deuxième baiser ne serait pas de refus, et elle m’en a donné un, que je lui ai rendu, et je n’avais jamais été aussi heureux, malgré toute cette gymnastique sur les toits et cette violence meurtrière. Tel est l’Amour en temps de guerre.


J’ai dormi sur le canapé et Calyxa m’a réveillé le matin venu. Après un nouvel examen de mes pieds, elle a conclu que les blessures infligées par les tuiles pointues des toits montréalais auraient pu être plus sérieuses. Elle a refait les pansements en ajoutant une couche de cuir en guise de semelle puis d’autres bandages, pour me permettre de marcher à l’extérieur sans me blesser à nouveau. « Voilà qui devrait vous permettre d’aller là où nous allons. »

Elle voulait remplacer mes brodequins par quelque chose de mieux que des bandages et tenait à découvrir comment cela s’était terminé à la taverne. Elle a affirmé connaître un endroit où ces deux besoins pourraient être satisfaits. Elle s’est posé un grand chapeau de soleil sur la tête afin de dissimuler son visage au cas où elle croiserait le chemin d’un des frères Blake, j’ai pris son bras et nous sommes sortis dans le soleil du matin.

La tempête de la nuit avait lavé l’atmosphère et le vent violent avait faibli jusqu’à se limiter à une brise agréable. Sans le danger, et sans mes douleurs aux pieds, notre promenade aurait été agréable du début à la fin. Mais elle n’a pas duré et s’est achevée devant la porte d’une boutique en sous-sol dans une rue que je n’ai pas reconnue. Le commerce, celui d’un tanneur et bottier, était fermé… comme le voulait la loi, en ce jour dominical. Calyxa a néanmoins frappé à grand bruit. « Je connais le propriétaire », a-t-elle expliqué.

Celui-ci, un barbu irritable, n’aurait pas déparé la table que Calyxa occupait la veille dans la taverne, sauf qu’il se vêtait avec davantage de soin. Il a regardé Calyxa avec curiosité, et ma propre personne avec un mélange non dissimulé d’aversion et de dégoût. « Ouvre, Emil, je ne veux pas lambiner ici », a dit Calyxa, et le commerçant nous a fait entrer d’un signe réticent.

La cave qui lui servait de magasin empestait le tanin et la colle, mais exposait de très jolis brodequins. « Tu peux trouver de quoi chausser mon ami ? a demandé Calyxa.

— Je ferai n’importe quoi pour toi, tu le sais, a lentement répondu Emil, mais je suis sûr que…

— Il lui faut quelque chose de solide et de souple aux pieds. Il a perdu ses godillots en me rendant service.

— Ses maîtres à l’armée ne lui en donnent pas ? Tu es folle d’amener un soldat américain ici# !

— Il m’a sauvé la vie. On peut lui faire confiance. En plus, il n’est pas très intelligent. S’il te plaît, ne le tue pas… fais-le pour moi ! # »

Cet échange, quoi qu’il signifiât, a un peu amadoué Emil, qui a accepté de mesurer mes pieds. Il est ensuite allé fouiller dans son stock de brodequins déjà fabriqués d’où il est revenu avec une jolie paire en daim doré qui montait jusqu’aux mollets et n’était sûrement pas dans mes moyens.

« C’est une histoire avec tes sauvages de frères, a dit Emil à Calyxa. J’ai entendu parler de ce qui s’est passé hier soir à la taverne. »

Calyxa est devenue plus attentive. « Qu’est-ce que tu sais sur Job et Utty ?

— Job a été gravement blessé par une balle. Il a perdu beaucoup de sang, mais son crâne est intact et à ce que j’ai entendu dire, il survivra. Utty a menacé d’abattre quelques personnes, juste pour fanfaronner, mais la blessure de Job le préoccupait. Ils ont quitté la taverne pour se rendre à la clinique de bienfaisance… j’imagine que Job y est toujours, à moins qu’il ait eu la décence de mourir durant la nuit. C’est tout ce que je sais, à part que la police militaire s’est intéressée à l’affaire et a lancé un mandat contre tes frères. »

Calyxa a souri comme s’il s’agissait de bonnes nouvelles, et j’imagine que c’en était, mais tôt ou tard, m’a-t-il semblé, les frères Blake reviendraient, plus furieux que jamais, si bien que j’ai craint pour elle.

Les brodequins étaient coûteux même avec la remise accordée à contrecœur par Emil. Je n’avais pas très envie de dépenser une telle somme – j’économisais pour m’offrir une machine à écrire –, mais ne voulant pas sembler radin face à Calyxa et devant bel et bien me chausser, j’ai payé au propriétaire la rançon exigée.

Et je ne l’ai pas regretté. Même à mes pieds blessés, ces brodequins en daim ont semblé rembourrés d’un coin de Paradis. Je n’avais jamais possédé de chaussures qui m’allaient si bien. Les camarades de la compagnie seraient jaloux, me suis-je dit, et se moqueraient de ma vanité, et me traiteraient de petit délicat, mais j’ai décidé de subir tout cela sans broncher, car les chaussures soulageaient mes pieds et me rappelaient Calyxa.

Elle et moi nous sommes encore un peu promenés, mais le jour passait vite et je ne pouvais plus retarder mon retour au camp. Nous nous sommes séparés au grand pont en fer. Calyxa m’a demandé si je pouvais revenir le week-end suivant et je lui ai promis d’essayer de la revoir, si la situation militaire m’en laissait le loisir, et de ne cesser de penser à elle dans l’intervalle.

« J’espère que vous reviendrez.

— Je reviendrai, ai-je juré.

— N’oubliez pas d’apporter votre pistolet », a-t-elle dit avant de m’embrasser encore et encore.

7

J’ai tenu parole et suis retourné à de nombreuses reprises à Montréal au cours de l’été, ce qui m’a permis de mieux lier connaissance avec Calyxa et avec sa ville de résidence. Je ne lasserai pas le lecteur par une description de chacune de nos rencontres (de toute manière parfois trop intimes pour être racontées) et me contenterai de préciser que les frères Blake ne nous ont plus inquiétés… cette saison-là, en tout cas.

La vie au camp a été facile pendant un certain temps. Mes pieds ont vite guéri, grâce au travail léger et à mes brodequins en daim souple. Les sorties hollandaises se sont raréfiées et les seuls combats de cette époque (du moins, dans les environs) ont opposé nos éclaireurs à quelques piquets ennemis. Des rumeurs contradictoires ont malgré tout continué à filtrer de la campagne sur le Saguenay : une grande victoire – une lourde défaite – de grosses pertes parmi les Mitteleuropéens – des centaines d’Américains prématurément mis en terre –, mais aucune n’a pu être confirmée, du fait de la lenteur des communications et du manque d’enthousiasme de nos officiers supérieurs à partager leurs renseignements avec les hommes du rang. Vers la fin novembre, un événement nous a cependant bien fait comprendre que les choses devaient s’être mal passées : un nouveau régiment de recrues et de conscrits est arrivé au camp – des garçons bailleurs mous et naïfs, me semblaient-ils à présent, pour la plupart sortis des propriétés et fermes libres du Maine et du Vermont. On les a vite entraînés à garder et défendre Montréal, rendant disponibles ceux d’entre nous qui avaient déjà connu le feu pour la plus redoutée des manœuvres militaires : une campagne d’hiver.

« Galligasken n’aurait jamais été d’accord, a dit Sam quand notre régiment a enfin reçu ses ordres. Ça doit venir tout droit du palais exécutif lui-même. Je sens l’odeur d’impatience et d’interventionnisme de Deklan Comstock. La nouvelle d’une défaite l’a piqué au vif, alors il ordonne à toutes ses forces de se lancer dans des représailles stratégiquement absurdes. Je suis prêt à prendre le pari. »

Nous ne pouvions toutefois contester les ordres. Nous avons mis nos affaires dans nos nécessaires et nos fusils Pittsburgh en bandoulière, on nous a transportés sur les quais où on nous a embarqués dans des vapeurs pour aller du Saint-Laurent au Saguenay. Je n’ai pas eu le temps de faire mes adieux à Calyxa, aussi lui ai-je écrit en hâte une lettre que j’ai postée sur les quais et dans laquelle je l’informais que je partais au front pour une durée non divulguée, que je l’aimais et ne cessais de penser à elle, et que j’espérais qu’elle ne se ferait ni débusquer ni tuer par les frères Blake en mon absence.


Les navires sur lesquels nous avons navigué brûlaient du bois plutôt que du charbon. Leur fumée stagnait sur les flots et nous suivait dans le vent, poignante odeur de terre.

Je n’avais encore jamais embarqué. À Williams Ford, la rapidité et le manque de profondeur de la rivière Pine empêchaient toute navigation. J’avais vu des bateaux, bien entendu, surtout depuis notre arrivée à Montréal, et ils m’avaient fasciné par leur grâce éléphantesque et les diverses manières dont ils négociaient l’imprévisible et souvent tumultueux Saint-Laurent. Aussi ai-je passé beaucoup de temps au bastingage de ce petit vaisseau durant le voyage, en proie à ce que Julian appelait « l’illusion Relativiste » selon laquelle ce n’était pas le bateau lui-même qui bougeait, mais le paysage autour de lui qui se déplaçait, qui glissait vers l’ouest comme un serpent avec une guerre dans la queue.

On nous avait distribué des manteaux de laine pour nous protéger du temps, mais il faisait beau et chaud, même si l’automne lâcherait bientôt prise dans la campagne. Nous avons approché puis dépassé les importantes fortifications de Québec, avant de suivre le chenal nord derrière l’île d’Orléans, où le fleuve s’élargit nettement et commence à sentir le sel. Le feuillage sur la rive nord était terre d’ombre et écarlate, quand il ne s’était pas déjà abandonné au vent. Les branches nues jetaient des ombres squelettiques sur le ciel bleu cendré et des corbeaux parcouraient les cimes de la forêt en masses tournoyantes. L’automne est la seule saison avec un crochet dans le cœur de l’homme, avait un jour dit (ou cité) Julian. Cette formule pleine d’imagination m’a alors traversé l’esprit – la seule saison avec un crochet dans le cœur – et comme c’était l’automne, avec autour de moi un vaste paysage vide et dans l’air frais une odeur de feu de bois, ces mots poétiques m’ont semblé logiques et appropriés.

Julian est venu à peu près à ce moment-là me rejoindre au bastingage tandis que les autres soldats se promenaient sur le pont ou descendaient tenter leur chance à la gamelle du bord. « La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais sur un bateau », m’a-t-il confié, le visage dans la longue lumière et les cheveux ébouriffés par le vent, du moins ceux d’entre eux qui s’étaient échappés de sa casquette.

« Un bateau de ce genre ?

— Un mieux, Adam. Une goélette à trois mâts, comme celles qui remontent les Narrows pour gagner Manhattan. Quand j’étais petit, ma mère m’emmenait les voir en bas de la 42e Rue. Cela me plaisait qu’elles viennent de lointains territoires : les Républiques méditerranéennes, le Nippon, l’Équateur, peut-être… j’aimais faire comme si elles apportaient un peu de l’esprit de ces lieux, je me convainquais que je le sentais, une bouffée d’épice dans la puanteur de la créosote et du poisson en train de pourrir.

— Ce doit être de très beaux navires.

— Mais dans mon rêve, le bateau n’entrait pas dans le port de New York, il en partait. Il venait de prendre le vent… de “prendre le mors aux dents”, comme disent les marins, et il passait sous le vieux pont Verrazano. Je savais qu’il m’emmenait quelque part… pas vraiment un endroit sûr, mais un ailleurs auquel je n’étais pas habitué et où je pourrais devenir quelqu’un d’autre. » Il a eu un sourire penaud, mais avec une lueur hagarde dans l’œil. « J’imagine que cela n’a aucun sens. »

J’ai répondu que cela n’en avait pas l’air et que je ne croyais pas davantage aux rêves prophétiques que lui-même au Paradis, mais quelque chose dans la mélancolie de sa voix m’a laissé penser que son rêve devait être une autre Métaphore Poétique, comme cette figure de rhétorique avec des crochets et des cœurs… le genre de devinette dont l’absurdité vous chatouille les canaux lacrymaux.

Aux environs du crépuscule, nous avons dépassé le fort hollandais à Tadoussac. Il avait été conquis par les forces américaines et les soldats présents sur le pont ont poussé des vivats en voyant les Treize Bandes et les Soixante Étoiles flotter sur le haut promontoire au-dessus des murailles défoncées et marquées par les combats. Le fouillis de navires brisés collé à cette rive austère nous a moins enthousiasmés. Éventrées au canon, des coques à demi coulées montaient la garde sur des îlots de débris calcinés piégés par les tourbillons du fleuve. Il s’était produit là des affrontements parmi les plus acharnés, sur terre comme sur les flots, aussi les dernières lueurs du jour donnaient-elles à l’endroit un aspect sinistre et oppressant.

Nous avons atteint peu après l’embouchure escarpée du Saguenay, et notre flottille de transports de troupes, leurs chaudières à bois donnant à plein dans le courant contraire, a remonté ce « fjord[40] » à seulement quelques nœuds. La plupart d’entre nous ont essayé de dormir sur les étroites couchettes qu’on nous avait attribuées. Mais nous avons gardé nos armes à portée de main, et au matin, nous avons entendu au loin des bruits de guerre.


Les bateaux nous ont débarqués au siège de Chicoutimi, où nous avons passé trois semaines dans les tranchées.

On n’a pas séparé les compagnies de notre régiment, afin d’empêcher que nous fussions démoralisés par les fantassins de longue durée qui s’étaient frayé un chemin depuis Tadoussac pendant l’été, au prix de pertes ahurissantes durant les combats. Cela avait été une campagne meurtrière et mal préparée, une décimation à laquelle l’État-Major n’avait pas échappé. On voyait peu d’officiers à Chicoutimi, même de l’âge de Sam. Hauts grades et promotions hâtives avaient été distribués à des garçons pas plus vieux que moi, et les tentes de commandement étaient devenues des jardins d’enfants d’où on sortait pour gagner la tombe.

Le « siège » était en réalité une impasse. Nos retranchements s’étaient heurtés aux leurs et nous ne pouvions rien faire d’autre pour garder les tueries quotidiennes à un niveau équitable… impossible d’imaginer but plus ambitieux. Nous contrôlions le Saguenay jusqu’à River-of-Rats, mais les Mitteleuropéens tenaient fermement Chicoutimi et leurs voies de ravitaillement étaient assurées jusqu’à la tête de ligne ferroviaire du lac Saint-Jean, où les Stadhouders avaient fondé des fermes, des usines, des mines, des raffineries, des chantiers navals ainsi qu’une prospère communauté d’ouvriers et de propriétaires. Nous pouvions faire monter autant d’artillerie que nous voulions, ils pouvaient en faire descendre autant pour nous repousser. Et comme ils nous dépassaient en nombre, nous courions en permanence le risque d’être débordés.

Par-dessus le marché, l’hiver arrivait à toute vitesse. Le froid avait déjà chassé les mouches noires, mais c’était là son seul avantage. Nos lignes consistaient en un terrain vague sans arbres ni végétation. Nous avions creusé nos tranchées et nos redans dans le sol, jonché dans cette région de débris de l’Efflorescence du Pétrole… des briques, des pierres de fondation brisées et cet émiettement bitumeux dont les Profanes de l’Ancien Temps recouvraient leurs routes. En creusant, nos outils déterraient parfois des ossements humains. Ils ne nous servaient à rien[41], mais la plupart des briques étaient solides et nous les avons incorporées à nos défenses. Certains, plus ambitieux, ont construit des fortifications entières avec, en utilisant la boue comme mortier, mais ces barricades avaient aussi leurs inconvénients : parfaites contre les coups de fusil, elles se montraient dangereusement instables en cas d’explosion proche d’obus d’artillerie. Tout était dans la manière de faire et l’avis des soldats qui avaient déjà travaillé dans la maçonnerie était très recherché, du moins jusqu’à ce que le gel s’installât et rendît impossible de déterrer des briques comme de les lier au mortier. Tels sont les arts plus subtils de la guerre.

Nous n’avions à manger que des rations, et en petites quantités. Il était même difficile de se tenir chaud. Certains jours, nous n’avions rien à brûler sinon des morceaux de bois pourri et d’asphalte. La nuit ne nous apportait aucun soulagement, car les Hollandais aimaient profiter de l’obscurité pour nous bombarder, ce qui obligeait nos compagnies d’artillerie à riposter. Au bout de trois semaines, le manque de sommeil, le froid permanent et les rations inadaptées nous avaient tous transformés en automates qui se traînaient dans les tranchées gelées ou boueuses conformément aux ordres donnés loin de là par des aliénés ou sur place par des commandants pas plus âgés qu’eux. Le major Lampret, qui nous accompagnait – les histoires sur sa lâcheté et sur la haute estime en laquelle il se tenait l’avaient obligé à se rendre sur le front, sous peine de perdre toute crédibilité auprès du rang –, a dirigé trois dimanches de suite les services religieux, chacun étant moins suivi que le précédent. Sa rivalité avec Julian couvait encore et je pense qu’il regrettait de ne pas avoir puni ou même jeté en prison « le soldat Commongold » quand il en avait eu l’occasion, mais Julian était très apprécié et Lampret ne pouvait rien contre lui. Sam savait que l’officier disposait d’un espion parmi nous et il avait conclu qu’il s’agissait le plus probablement du soldat Langers, notre entreprenant colporteur, qu’on avait vu à plusieurs reprises s’entretenir avec Lampret et dont rien dans le caractère moral ne pouvait rendre invraisemblable cette accusation. Mais Langers se montrait prudent et on n’a vu ni argent ni faveurs changer de mains.

Le dernier rassemblement dirigé par le major Lampret a attiré un public plus large, mais uniquement parce qu’on nous avait ordonné d’y assister. Réunis en cercle sur un sol dégagé tandis que le ciel lourd de nuages crachait de la neige, nous avons écouté les sombres nouvelles qu’on nous annonçait. Le général Galligasken, au quartier général pourtant dressé hors de portée de l’artillerie conventionnelle, avait été blessé par des éclats d’obus ennemis… peut-être tirés d’un canon chinois. Il était toujours vivant, mais on avait dû l’emmener d’urgence se faire soigner à Tadoussac et s’il survivait, il perdrait sans doute un bras. Son remplaçant était un nouveau général venu de New York nommé Reddick. Un pion de la Branche Exécutive, a soufflé Sam, doublé d’un larbin du Dominion. C’était de bien mauvaises nouvelles.

Le pire restait à venir. Reddick dans son enthousiasme avait ordonné une attaque générale à l’aube. Nous devions dormir sur nos armes et nous tenir prêts à une action d’envergure au matin.

L’intendant nous a servi double ration – changement bienvenu, mais dont l’aspect « dernier repas » n’a guère contribué à dissiper notre mélancolie – et distribué des munitions supplémentaires. Nous avons été bien davantage réconfortés par l’arrivée d’une nouvelle division de cavalerie, équipée de ces Balayeuses de Tranchées qui s’étaient avérées si efficaces durant la bataille de Mascouche. Peut-être n’étions-nous pas condamnés, après tout. Ce léger espoir nous soutenait.


L’aube rougissait le ciel quand les clairons ont sonné et que notre artillerie tout entière a aussitôt fait feu pour annoncer l’attaque.

Nous nous sommes déployés par régiments, le nôtre au sein de l’avant-garde. J’ai demandé à Sam en quoi pouvait consister la stratégie, mais il n’a pas su me répondre : les armées étaient trop grandes pour qu’un seul homme pût en avoir une vue d’ensemble, aussi cette bataille était-elle coordonnée de l’arrière par l’état-major. On avait posé des câbles télégraphiques pour aider Reddick à communiquer avec les commandants d’unités sur le terrain et des messagers ainsi que des cavaliers permettaient aux informations de circuler dans les deux sens. C’était malgré tout une manière maladroite de gérer quelque chose d’aussi fluide qu’une bataille de grande envergure, d’après Sam, si bien que l’initiative se trouverait en grande partie entre les mains des capitaines de régiments. Julian a ostensiblement demandé, à voix haute, si le major Lampret daignerait s’impliquer dans l’attaque ou bien s’il la superviserait, au sens spirituel, de derrière les lignes. Lampret l’a entendu – ce qui était sans doute le but recherché – et a annoncé à l’assemblée qu’il prendrait un fusil s’il en restait un pour lui. Cela lui a valu quelques acclamations éparses, même s’il avait le visage d’un blanc de craie en énonçant cette proposition, et il a longuement poignardé Julian du regard.

Nous nous sommes ensuite retrouvés au plus fort de la bataille. J’épargnerai au lecteur les menus détails des atrocités de cette horrible matinée, sauf pour préciser que l’effectif de notre compagnie a été réduit de moitié dès la première heure et que j’ai tellement vu à l’extérieur du corps humain ce qui aurait dû rester à l’intérieur que j’ai dépassé le stade de la révulsion et atteint celui d’une espèce d’efficacité imperturbable. Le fracas de la bataille était quasi assourdissant et sans le génie organisateur des drapeaux et des clairons, je pense que nous aurions abandonné tout ordre afin de nous battre pour notre survie individuelle.

Comme à Mascouche, ce sont les Balayeuses de Tranchées qui ont fait la différence. À l’instar des troupes hollandaises, qui la redoutaient, j’avais appris à reconnaître l’espèce de longue toux mortelle de ces gros fusils. L’armée des Laurentides a gagné un terrain ahurissant dès l’intervention de ces armes, même si je ne savais toujours pas vraiment quel était notre objectif final. Mais le général Reddick nous a ordonné de nous lancer à la poursuite de l’ennemi en fuite et force nous a été d’obtempérer.

La bataille est sortie du no man’s land des cratères, des tranchées et des redoutes abandonnées quand les Mitteleuropéens se sont repliés sur des positions toutes prêtes dans des vallons boisés. L’ordre de continuer à avancer a résonné de toutes parts et Sam (qui étanchait une blessure superficielle à la cuisse avec un mouchoir en coton) a supposé que Reddick avait l’intention de détruire complètement l’armée hollandaise, pour peu que notre cavalerie arrivât à la déborder et à la prendre à revers. On a donc ordonné à notre régiment d’entrer sous le couvert, de forcer l’ennemi à se déplacer sans cesse, de récupérer les fournitures ou les animaux qu’il avait abandonnés et de capturer ou tuer le moindre traînard.

C’était un plan audacieux, dans lequel nous aurions pu jouer un rôle utile, sans les conséquences d’une balle.

Nous avions pour commandant de compagnie un ancien employé de bureau à New York, le capitaine Paley Glasswood. Plus jeune d’au moins dix ans que Sam Godwin – il devait avoir à peu près l’âge du major Lampret –, il dépassait néanmoins en grade la plupart d’entre nous. Ce jour-là, il nous a fait traverser le feu nourri mais inefficace (nous a-t-il semblé sur le moment) des tireurs embusqués, puis pénétrer dans les bois, franchir un cours d’eau, longer une petite crête incurvée et enfin descendre dans une vallée boisée, le tout sans jamais croiser l’ennemi. Nous avons continué à marcher deux heures, patients mais perplexes, puis le capitaine s’est arrêté en annonçant d’une voix sonore :

« Je suis fatigué, les gars, et les étoiles brillent terriblement fort. »

Il s’est alors assis sur un rondin en soupirant et en marmonnant.

Plusieurs heures nous séparaient encore de l’obscurité, même si c’était une journée sombre, avec quelques petites averses neigeuses, si bien que sa remarque sur les étoiles a surpris tout le monde. Sam est allé lui demander ce qui se passait, mais n’a pas obtenu de réponse. Il lui a examiné le côté gauche de la tête et a fait la grimace. « Ah, nom de Dieu ! Adam, viens… aide-moi à l’allonger. »

Le capitaine Glasswood s’est laissé étendre sans protester sur le sol glacé de la forêt, au pied de pins qui grinçaient. Il avait le regard vague et une pupille dilatée de la taille de un dollar Comstock. Il m’a regardé avec solennité tandis que je l’installais délicatement par terre. « Allons, Maria, ne pleure pas, a-t-il lancé avec irritation. Je ne suis pas allé chez Lucille depuis mardi.

— Qu’est-ce qui lui prend ? » ai-je demandé.

Sam, qui lui tenait la tête, m’a montré des traînées de coagulation rouge sur sa paume. « Apparemment, il a pris une balle, a-t-il répondu avec dégoût.

— Où ça ?

— Dans le crâne. Par l’oreille, on dirait. »

C’était épouvantable, de prendre une balle dans l’oreille. J’en ai frissonné, malgré tout ce que j’avais vu durant la journée. « Je n’ai pas entendu de coup de fusil.

— Ce devait être dans la bataille, ou juste après. Peut-être un de ces tireurs d’élite.

— Ça fait des heures ! Il ne s’en est pas aperçu ?

— La blessure n’a pas beaucoup saigné, à l’extérieur. Et il a une balle dans le cerveau, Adam. Dans ce genre de situation, on perd toutes sortes de sensibilités, on ne s’aperçoit même pas toujours qu’on est blessé. J’imagine qu’il ne s’en est pas encore aperçu, d’ailleurs. Et qu’il ne s’en apercevra jamais. Il est en train de mourir. Sûr et certain. »

J’ai craint que le capitaine ne nous entendît et ne fût bouleversé par ce triste diagnostic, mais Sam avait raison : ces nouvelles, s’il les a comprises, n’ont pas gêné le moins du monde Glasswood, qui s’est contenté de fermer les yeux et de se recroqueviller sur le flanc comme quelqu’un en train de se faire une place confortable dans un lit de plumes. « Lucille, prends-moi donc une couverture dans la commode en cèdre, a-t-il demandé d’un ton nostalgique. J’ai froid. »

Il a alors poussé un grand cri et cessé de respirer.

Il restait un peu moins de vingt hommes dans la compagnie et nous avions perdu notre seul officier de commandement. Le major Lampret nous accompagnait, bien entendu, mais c’était quelqu’un du Dominion, pas un combattant expérimenté. Et il n’était à ce moment-là pas plus utile qu’un bout de bois, à rester ainsi les yeux fixés sur le cadavre du capitaine Glasswood comme s’il s’agissait d’un champignon venimeux inopinément sorti de terre. Les soldats de la compagnie, par une espèce d’instinct mutuel inexprimé, se sont tournés vers Julian à la recherche d’un meneur et Julian lui-même s’est tourné vers Sam, lui transmettant par ce geste le respect et l’obéissance des simples soldats.

« Postez une sentinelle, a dit celui-ci quand il a compris que le fardeau du commandement lui revenait. Mais je crois qu’on est assez loin de la bataille pour enterrer le capitaine Glasswood sans nous attirer le feu de l’ennemi. On ne peut pas le ramener, de toute manière, et il ne semble pas correct de l’abandonner. »

Bien entendu, nous ne pouvions pas véritablement l’inhumer dans ce sol gelé, aussi avons-nous fait rouler son corps au creux d’une petite tranchée que nous avions pratiquée à cette fin dans l’humus d’aiguilles de pin et que nous avons ensuite comblée. Cela ne le protégerait pas très longtemps des animaux sauvages, mais c’était un geste chrétien, et en insistant un peu, nous avons même obtenu du major Lampret qu’il dît une prière, même s’il l’a prononcée d’une petite voix tremblante. Apparemment ému par ce décès, Julian n’a fait aucune remarque désobligeante sur Dieu. Nous étions tous très affectés par la disparition du capitaine… si étrange que cela paraisse, après toutes ces morts dont nous avions été témoins et que nous avions assimilées dans la journée. Peut-être à cause de la solitude de ces bois, ou des nuages qui lâchaient de la poudreuse glacée, ou de l’absence notable d’étendards et de sonneries de clairon.

Notre problème à présent, même si Sam ne l’a pas dit aussi explicitement, était que le capitaine Glasswood nous avait conduits, en suivant ce que nous prenions tous pour une stratégie intelligente, au beau milieu d’un nulle part distant du champ de bataille. Sauf que la seule stratégie à l’œuvre était sortie de l’esprit endommagé du capitaine, aussi n’y avions-nous plus accès, si seulement elle avait existé.

En d’autres termes, bien que je rechignasse à prononcer ceux-ci même dans l’intimité de mes propres pensées, nous étions perdus dans la brousse du cours supérieur du Saguenay.

Nous n’entendions plus depuis longtemps le bruit des combats. Soit les Hollandais, retardataires et autres, avaient été chassés de leurs tranchées et la guerre marquait une nouvelle pause, soit nous nous trouvions simplement trop loin pour entendre celle-ci. Cette seconde hypothèse était tout à fait possible tant nous avions franchi de crêtes boisées, qui étouffent ou amplifient les sons de manière imprévisible. Le meilleur plan consistait désormais, a annoncé Sam à la compagnie après les prières pour le capitaine Glasswood, à regagner nos propres lignes. Ce qui ne pourrait peut-être pas se faire directement, a-t-il précisé, « tant que nous n’avons pas déterminé notre position exacte ». D’ici là, il faudrait nous comporter en éclaireurs et noter les positions comme les défenses des Hollandais, si nous en croisions. Sam a dit qu’il essaierait de nous faire revenir sur nos pas. Je n’ai pu déterminer s’il en était véritablement capable ou s’il essayait juste de nous remonter le moral.

Nous avons encore marché pendant des heures, et à la nuit tombée, nous ne semblions pas plus proches de nos lignes. Sam a gardé le silence sur le sujet. Nous n’avons pas osé faire un feu. Nous n’avions sur nous qu’un minimum de rations, que nous avons mangées frugalement, avant de nous constituer un abri de fortune et de nous envelopper dans nos couvertures pour dormir… ce à quoi certains d’entre nous sont parvenus, j’imagine, malgré les branches nues des arbres qui grinçaient comme la membrure d’un bateau fantôme et le bruit d’océan que produisait le vent.


« J’ai l’impression qu’on est plongés plutôt profond dans une saumure au vinaigre d’ennuis », a dit Lymon Pugh, énonçant ainsi une vérité indéniable.

Il était aussi amaigri que le reste d’entre nous par tout ce temps dans les tranchées, mais ses avant-bras musclés balafrés par les couteaux à dépecer et tatoués par le sang des bœufs restaient impressionnants, même sous les manches de son épaisse vareuse de laine. C’était toujours un compagnon rassurant. Nous marchions derrière Sam, qui reconnaissait un sentier. Nous venions d’effectuer une longue ascension sur une colline boisée, si bien que nous suions tous malgré l’air glacé.

En dépit de ce froid, le jour était fort heureusement dégagé, aussi la position du soleil nous a-t-elle permis d’estimer la position des points cardinaux. Nous savions nous trouver à l’est du Saguenay et sans doute très au nord de nos propres lignes, dans une région rurale par bonheur très peu habitée, sans quoi nous aurions sans doute été capturés depuis un bon moment. Nous ne pouvions toutefois guère éviter la civilisation, sauf à nous établir dans les bois, ce qui aurait posé quelques difficultés vu le peu de nourriture disponible… le petit gibier lui-même avait fui devant la guerre ou été exterminé par des soldats hollandais affamés. Nous avons donc continué à grimper cette colline de plus en plus escarpée jusqu’à ce que, en atteignant le sommet, Sam levât la main pour nous signaler de stopper tout en nous murmurant de ne pas faire de bruit.

Nous avons terminé l’ascension accroupis, seuls ou par deux.

Du haut de cette crête, nous avons vu une longue contre-pente, assez douce pour qu’une voie ferrée (à l’écartement étroit qui a la préférence des Hollandais) pût la grimper de biais et passer près de notre position. Il s’agissait vraisemblablement de la ligne qui reliait Chicoutimi aux domaines mitteleuropéens du lac Saint-Jean, à moins qu’elle continuât jusqu’aux rives rocheuses de l’Atlantique… durant leurs décennies d’occupation du Labrador, les Hollandais y avaient mis en place un écheveau de lignes ferroviaires.

L’important quant à cette ligne était son lien avec la ville de Chicoutimi, que nous voyions aussi, bien qu’à peine, derrière une étendue brumeuse de désert hivernal, collée comme un appendice sale au ruban bleu du Saguenay. Cela signifiait que nous n’étions plus perdus… bien qu’une distance importante nous séparât encore de l’endroit où nous voulions nous trouver. Notre futur itinéraire coulait de source : il suffisait de suivre les rails jusqu’à ce que nous pussions obliquer en direction d’une région plus amicale. Nos cœurs nous ont semblé moins lourds, car la tâche n’apparaissait pas insurmontable. Nous pourrions peut-être même arriver à temps dans notre régiment pour prendre un repas chaud avant de nous coucher.

Il fallait cependant reporter encore de quelques instants ce voyage. Sam nous a exhortés à garder le silence. Il avait vu à l’est un train qui approchait – il nous a montré une traînée de fumée au-dessus des cols. « Tout le monde reste caché jusqu’à ce qu’il soit passé. »

Nous nous tenions à quelques mètres seulement de l’endroit où la voie franchissait la crête pour entamer sa descente vers Chicoutimi et le train ne tarderait pas à nous longer. « On devrait pas tirer dessus ou faire quelque chose d’aussi soldatesque ? a demandé Lymon Pugh.

— Ce n’est peut-être pas un train militaire, a répondu Sam. Je ne vois pas trop l’avantage de tirer sur des civils sans armes, même hollandais. Et les coups de feu attireraient l’attention, de toute manière, si bien qu’on se ferait sans doute tous tuer. »

Personne n’a eu envie de discuter. Nous arrivions de surcroît à bout de nos munitions, en ayant gâché une partie à tirer sans résultat sur des nids d’écureuils vides dans l’espoir d’en faire tomber un peu de viande fraîche. Nous sommes restés sans bouger au milieu des rochers et des maigres fourrés d’hiver jusqu’à sentir le grondement de la locomotive hollandaise et l’entendre peiner dans la pente. Je n’avais pour ma part jamais vu de trains mitteleuropéens et je me suis demandé à quoi celui-là ressemblait.

Il a fini par apparaître, très semblable à un train américain, la fonction imposant la forme dans ces domaines. Il présentait toutefois des lignes très fluides et la locomotive était peinte d’une inhabituelle couleur gris-bleu. L’inquiétant n’était pas l’aspect du train mais sa vitesse réduite, qui ne cessait hélas de diminuer. En fait, on aurait dit que le train allait s’arrêter.

Nous avons relevé la tête en dépit de l’avertissement de Sam. C’était un train militaire, on n’en pouvait douter une seconde. La locomotive ne tractait que deux wagons, sur chacun desquels se détachait le sinistre insigne croix-et-laurier des forces mitteleuropéennes. « On aurait dû arracher les rails, m’a soufflé Lymon Pugh, histoire d’empêcher ce truc d’arriver à Chicoutimi avec ce qu’il transporte.

— On n’aurait pas eu le temps même si on y avait pensé, lui ai-je répondu. On pourra peut-être les arracher plus tard, mais reste sur tes gardes, Lymon, je crois que ce train ne va pas plus loin que l’endroit où nous sommes. »

Nous n’avions pas prévu cette éventualité inattendue. Sam nous a vite fait signe de monter un peu plus haut sur la crête tout en gardant l’œil sur le mystérieux train hollandais. Pourquoi venait-il sur cette colline proche de Chicoutimi, et pourquoi s’arrêtait-il juste à côté de nous ? Aucune explication simple ne venait à l’esprit.

Sam nous a arrêtés dans un bosquet de bouleaux dénudés où le sol inégal permettait facilement de se prémunir d’une découverte accidentelle. Nous avons observé le train en retenant notre souffle. Quelqu’un s’est demandé à voix haute si le train n’avait pas pu être envoyé spécifiquement à notre poursuite, mais Sam a répondu qu’une compagnie d’infanterie américaine perdue n’avait pas d’importance pour les Hollandais.

Aiguillonné par la peur, le major Lampret a dit : « Nous devrions nous éloigner le plus possible de cette chose. Nous nous mettons en danger en restant là… pourquoi ne pas battre en retraite ?

— Du moment qu’on ne nous voit pas, a calmement répliqué Sam, nous sommes autant en sécurité ici qu’ailleurs. Ne bougez pas.

— Vous croyez pouvoir me donner des ordres ? » a réagi Lampret.

De toute évidence, le major avait retrouvé du courage, mais j’ai trouvé qu’il choisissait bien mal son moment pour une dispute hiérarchique. Les autres soldats ont été du même avis, car ils lui ont soufflé de se taire. « J’imagine qu’on pourrait tous rentrer en volant, si on avait des Ailes d’Ange », a marmonné l’un d’eux.

Lampret a cédé, de peur d’une mutinerie, mais a chuchoté à Sam : « Nous discuterons insubordination une fois de retour au camp.

— Le moment serait plus adapté », a reconnu Sam, et Lampret est retourné à son silence maussade.

Entre-temps, le train hollandais s’était immobilisé avec une bruyante hémorragie de vapeur par ses soupapes. Quelques soldats mitteleuropéens sont descendus du dernier wagon pour s’intéresser apparemment à une petite clairière juste à l’ouest du train… un replat en granit recouvert de cailloux et de touffes d’herbes cassantes. Ils l’ont minutieusement exploré et se sont mis la main en visière pour regarder le Saguenay au loin tout en discutant dans leur langue incompréhensible. Ils ont ensuite regagné le train et fait coulisser la porte d’un des deux wagons de marchandises.

La porte ouverte a permis au soleil d’entrer et de nous révéler le contenu du wagon. Nous en avons tous eu le souffle coupé, car le train transportait un canon chinois.


Sam a détaché deux hommes pour dénombrer les soldats ennemis qui débarquaient dans le but d’assembler le canon. J’ai demandé à Julian son point de vue sur ce qui se passait.

« N’est-ce pas évident, Adam ? Ils ont l’intention de monter une batterie d’artillerie.

— Quoi… ici ? C’est loin de la bataille.

— Tu oublies la formidable portée du canon chinois. C’est son avantage : il peut même servir loin des lignes. L’inconvénient est son encombrement qui oblige à le transporter par un convoi de chariots, ou par train, comme avec ces wagons. »

Ceux-ci étaient à présent tous deux ouverts, aussi nous sommes-nous aperçus que l’assemblage puis la mise en service du canon ne seraient pas de tout repos pour les artilleurs. La grande base rotative occupait une voiture et le canon l’autre, en plusieurs morceaux télescopiques. Le train contenait aussi deux mules pour aider au transport et au positionnement, ainsi que des treuils, des leviers et autres outils. Il y avait de plus un certain nombre de caisses marquées BOMBE, un mot que même Lymon Pugh a pu traduire du hollandais[42].

Nous avons compté une quinzaine d’artilleurs, plus les mécaniciens restés dans la locomotive.

« Nous sommes plus nombreux qu’eux, a fait remarquer Julian.

— Possible, a répondu Sam, mais apparemment, ils sont mieux armés.

— Nous pouvons jouer sur l’effet de surprise.

— Tu suggères que nous engagions le combat avec l’artillerie hollandaise ?

— Plutôt que notre devoir consiste à empêcher, autant que possible, ces obus de tomber sur des soldats américains. »

Cette déclaration, audacieuse mais vivifiante, a plu à certains soldats de notre compagnie impatients de se venger de ces Hollandais qui nous importunaient avec leur guerre et avaient lâchement tiré dans l’oreille du capitaine Glasswood. Sam a souri. « Bien parlé. Mais il va falloir se montrer malins, Julian, et pas seulement bagarreurs. Comment procéderais-tu, si c’était toi qui commandais ?

— En capturant le train. »

Nous nous étions tous rassemblés autour d’eux et certains d’entre nous ont souri en entendant ces mots, même si le major Lampret s’est renfrogné et a secoué la tête.

« C’est un objectif, pas un plan, a patiemment répondu Sam. Dis-moi ton plan. »

Julian a pris quelques instants pour évaluer la situation en examinant le train et les alentours. « Je posterais la plus grande partie de la compagnie sur ce rebord au-dessus de la crête, là où il y a les grands arbres, tu vois ? Nous pouvons nous cacher là pour que chaque coup de feu compte, ce qui est important, vu nos munitions. De là-haut, nos balles atteindront quiconque ne s’est pas délibérément mis à couvert.

— Voilà l’effet de surprise.

— Surprise et diversion, en laissant ici deux hommes pour attirer d’une manière ou d’une autre l’attention des Hollandais dans la direction opposée. »

Tous deux ont longuement discuté tandis que les autres formulaient des suggestions. « Ce plan pourrait marcher, a ensuite dit Sam. Je crois qu’il va marcher, si on le met correctement à exécution. Mais on se retrouverait avec un train qui transporte un canon chinois… qu’en ferait-on ?

— Nous le ferions descendre vers Chicoutimi, a dit Julian.

— Dans quel but ?

— Tout dépend de la situation sur le front. Si la voie traverse une région aux mains des nôtres, nous pouvons leur livrer le canon… et sans doute être reçus en héros. Sinon, il n’y a qu’à détruire le canon et le rendre inutilisable par les Hollandais.

— Le détruire comment ?

— En mettant une espèce de détonateur sur ces obus pour tout faire sauter, j’imagine. Nous pourrions même transformer le train entier en une sorte de bombe… y mettre le feu et l’envoyer à toute allure dans Chicoutimi.

— Pas très bon pour nous, par contre, ce scénario.

— Il suffira de sauter à l’endroit le plus proche de nos lignes et de trouver le moyen de rentrer. » Julian a souri. « Cela nous fera toujours quelques milles à pied en moins. »

Cette simple suggestion a remporté la décision. Nous en avions tous assez de marcher et l’idée de parcourir ne serait-ce que la moitié du chemin à bord d’un train ennemi capturé nous séduisait.

Tacitement ou non, nous avons tous accepté le plan, à l’exception du major Lampret qui a soutenu que nous étions des aliénés et des mutins pour nous lancer dans pareille entreprise sans son consentement et a promis des « conséquences » si nous n’y renoncions pas, à supposer que notre stupidité ne nous fît pas tous tuer. Mais il avait tellement perdu de crédibilité que nous n’avions aucun mal à ne pas tenir compte de lui.

J’étais favorable à l’attaque et ma seule déception a été quand il a été convenu de m’affecter avec Lymon Pugh à la « diversion utile ».

J’ai demandé à Sam ce qu’il espérait de nous.

« Attendez que nous nous mettions en place. Je te ferai signe au moment de commencer.

— Mais de commencer quoi ?

— À faire simplement du bruit… rien de trop agressif, juste quelque chose qui attirera l’attention générale. Pas besoin d’un truc compliqué… on ouvrira le feu presque tout de suite. »

Les Hollandais harnachaient leurs mules, aussi ne fallait-il plus tarder. Lymon et moi avons regardé nos camarades s’éloigner, le dos courbé et l’arme prête, pour gagner leurs cachettes à quelques centaines de mètres à l’est.

« Tu ferais mieux d’orchestrer la chose, Adam, a dit Lymon. Je sais pas distraire un soldat hollandais, à part en tirant dessus. Tu devrais peut-être les appeler dans leur langue.

— Pourquoi pas, si je la parlais.

— Tu as cette lettre que tu as achetée avec la chope porte-bonheur de Langers. Je t’ai vu la lire et la relire.

— Mais pas pour la comprendre. Et je ne peux que deviner la prononciation en me basant sur ce que j’ai entendu des prisonniers hollandais. Ils ne me croiraient pas une seconde.

— Ils ont pas besoin de te croire… Les instructions de Sam étaient juste d’attirer leur attention. Regarde ! Sam nous fait déjà signe… je crois que c’est le moment… vas-y, Adam, appelle-les ! »

Troublé par la rapide succession des événements, je n’ai rien trouvé de mieux que de suivre la suggestion de Lymon Pugh.

Je me suis raclé la gorge.

« Plus fort ! a enjoint Lymon. Il faut qu’on t’entende ! »

J’ai mis mes mains en cornet autour de ma bouche pour crier « Liefste Hannie !

Qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Lymon.

— Aucune idée !

— Ils t’entendent pas. Y avait pas quelque chose sur les Américains qui valaient pas mieux que des chiens ? »

Je me suis creusé la tête. « Fikkie mis ik ook ! » ai-je crié, si fort que les syllabes inflexibles m’ont piqué la gorge comme des épines. « Liefste Hannie ! Fikkie mis ik ook ! »

Cela a fonctionné. Pendant un instant fragile, une fraction de temps aussi immobile qu’un insecte dans de l’ambre, tous les soldats hollandais ont regardé dans ma direction, chacun arborant la même expression de confusion voisine de la perplexité.

Puis un barrage de tirs de fusil s’est abattu sur eux.


À la fin de l’embuscade, nous avions capturé un train de deux wagons, un canon chinois et trois prisonniers, en laissant morts ici ou là une vingtaine de soldats mitteleuropéens. Comme les prisonniers, un artilleur et deux civils mécaniciens, ne se montraient pas coopératifs, nous avons dû les ligoter.

Nous avons remis dans le train tout ce qui en avait été sorti (aucune des grosses pièces du canon chinois n’avait encore été détachée des mules). C’était en effet une belle prise, si nous pouvions la remettre entre des mains américaines. Coup de chance, l’un des soldats de notre compagnie – un mécanicien à cheveux longs nommé Penniman et originaire du lac Champlain – avait étudié les trains et comprenait suffisamment le principe du moteur à vapeur pour déterminer l’usage des commandes, malgré leur étiquetage dans une langue étrangère. Tandis qu’il faisait monter la pression dans les chaudières, le reste d’entre nous a nettoyé les environs en prenant les pistolets et fusils hollandais à leurs anciens propriétaires. Puis Julian et moi sommes allés rejoindre Sam dans la cabine de la locomotive, les autres se trouvant de la place dans les wagons couverts lourdement chargés[43].

Tout cela s’était déroulé sans le moindre accroc et notre triomphe aurait été complet si, comme nous nous en sommes alors aperçus, un des soldats hollandais n’avait « fait le mort » en dissimulant son fusil sous son corps apparemment sans vie. Dès que Penniman a relâché les freins et que le train s’est mis en branle, ce fâcheux Mitteleuropéen s’est emparé de son arme pour nous tirer dessus. Des balles ont traversé la cabine et blessé légèrement Penniman. Sam a juré et, saisissant son propre fusil, il s’est penché sur le wagon-trémie pour lâcher trois coups. J’ai suffisamment sorti la tête pour voir le tireur hollandais battre en retraite dans un fourré d’arbres squelettiques et dénudés.

J’imagine que nous aurions poursuivi notre route sans autre incident, l’artilleur n’étant guère en mesure de nous suivre, si la porte du dernier wagon ne s’était ouverte sur le major Lampret, qui a sauté à terre en tirant frénétiquement au fusil. « Freine ! » a crié Sam dégoûté à Penniman, qui a obtempéré. Le train a lâché des nuages de vapeur dans l’air glacé.

J’ai réussi à voir ce qui se passait malgré ceux-ci. Le major Lampret semblait avoir décidé de montrer son courage, gravement mis en cause au fil des jours précédents, et de reprendre le commandement. Il avait peut-être considéré qu’il ne courrait pas trop de risques à affronter un Hollandais désespéré, ou peut-être était-il mû par des motifs sincères et patriotiques, bien que peu judicieux. Son acte courageux ou stupide n’a en tout cas pas eu de résultat positif. Le soldat hollandais a répliqué et sa défense a été plus calculée que l’attaque du major. Une de ses balles a atteint Lampret, qui s’est effondré.

Julian m’a alors stupéfait en bondissant hors de la cabine pour courir vers l’endroit où le major venait de tomber.

Tout aussi abasourdi que moi, Sam a cependant gardé ses esprits et crié « Tirez sur l’ennemi ! Couvrez Julian ! » tout en ouvrant lui-même à nouveau le feu. D’autres dans la compagnie ont aussitôt suivi son exemple, même si aucun de nous ne voulait se rendre aussi vulnérable que Julian aux balles du Hollandais.

J’ai moi-même participé à la fusillade, malgré le froid glacial que faisait croître en moi le spectacle de Julian se baissant et se précipitant vers un homme blessé qui avait par le passé menacé de le jeter en prison. Lorsqu’il a rejoint le major, il a fourré sans hésiter les mains sous ses aisselles et commencé à le traîner dans notre direction. Des geysers de terre glacée jaillissaient autour d’eux… les impacts des balles ennemies, chacune plus proche que la précédente de sa cible. Puis, dans le fourré où il s’était dissimulé, le Hollandais a lâché un cri avant de lever les bras au ciel en tombant tête la première, et sa mort n’avait cette fois-ci plus rien de simulé.

Plusieurs des nôtres ont sauté du train pour aider Julian à transporter le major, qui s’est vite retrouvé en sécurité à bord. Bien que gravement blessé – la balle lui avait traversé l’épaule en laissant de vilaines plaies en entrée comme en sortie –, il respirait sans difficulté et semblait avoir de bonnes chances de s’en remettre s’il recevait sans trop tarder des soins médicaux.

Si le major Lampret avait voulu démontrer sa bravoure, c’était un échec. J’ai trouvé courageux de sa part de se lancer ainsi à la poursuite du soldat hollandais, mais Julian avait fait preuve d’une vaillance encore plus remarquable en volant à son secours, surtout vu le mépris qu’il lui portait. C’est ce qui lui a valu l’admiration des autres hommes, tandis que Lampret dans ses souffrances n’avait le droit qu’à une attention des plus superficielles.

Il n’a pas repris conscience, ce qui valait mieux pour lui, car sa jalousie aurait pu l’achever sur-le-champ.


Nous sommes redescendus de la colline dans une humeur rendue sinistre plutôt que triomphale par les coups de feu et la blessure du major Lampret. Le paysage avoisinant exacerbait ce sentiment, car le train dont nous nous étions emparés n’a pas tardé à sortir de la forêt hivernale pour pénétrer dans un royaume ténébreux de cratères gelés et carbonisés, de barrières en barbelés ornés de cadavres, de charpentes noircies au milieu de fermes réduites en cendres. La bataille avait été acharnée, en notre absence.

Nous avons commencé à passer nos choix en revue. La voie ferrée conduisait droit dans la ville assiégée de Chicoutimi. À ce que nous savions, elle se trouvait toujours aux mains des Mitteleuropéens. Julian a toutefois trouvé parmi les effets abandonnés dans la cabine une longue-vue suisse qu’il a braquée devant nous avec un air très distingué, ai-je trouvé, dans son uniforme marqué par les combats et avec ses longs cheveux qui flottaient derrière lui. Au bout de quelques instants, il s’est mis à sourire. De plus en plus largement. Il a ensuite tendu la longue-vue à Sam. « Regarde, Sam… devant nous, surtout le clocher sur la colline.

— Difficile à voir, avec ce brouillard. » La vallée que nous traversions était embrumée par endroits et de pesantes nébulosités avaient moucheté le ciel bleu. « Mais je crois que j’ai trouvé le clocher… il est criblé d’impacts d’artillerie… c’est un peu flou…

— Fais le point en tournant la roue latérale avec le pouce », a conseillé Julian.

Sam a tripoté le réglage en jurant. « Les Suisses sont trop malins… beaucoup trop malins pour leur bien. Je ne pense pas que… ah ! Voilà. »

Sam s’est mis lui aussi à sourire.

« Qu’est-ce que vous voyez ? ai-je demandé. Arrêtez vos cachotteries !

— Rien qu’un drapeau sur le clocher.

— Eh bien, pourquoi n’y aurait-il pas de drapeau sur le clocher ?

— Aucune raison. Ce qui caractérise celui-là, ce sont ses Treize Bandes et ses Soixante Étoiles. » Il a reposé la longue-vue pour dire plus doucement : « Nos forces se sont emparées de Chicoutimi. »


Il ne nous restait plus qu’à ralentir pour entrer dans Chicoutimi avec notre prise.

Les troupes américaines pourraient n’apprécier que modérément de voir un train militaire hollandais arriver par l’est, nous a rappelé Sam. Nous avions déjà passé quelques piquets qui nous avaient tiré à la hâte dessus. Il nous fallait un signal plus convaincant de notre amitié.

« Le major Lampret est un officier du Dominion, a dit Julian. Ces gens-là gardent en permanence un drapeau américain dans leurs affaires, non ? Pour les enterrements et les prières ? »

Nous nous sommes arrêtés assez longtemps dans un endroit isolé pour que Julian allât dans les wagons rendre visite à nos camarades, dont un hourra spontané a salué la nouvelle de la chute de Chicoutimi, et prendre un drapeau au major Lampret, qui en transportait un plié à l’intérieur de sa chemise.

Julian est revenu à la locomotive, mais n’est pas remonté dans la cabine. Il a préféré nouer le drapeau à une branche noircie ramassée par terre et escalader l’avant de la machine pour se percher sur une plate-forme métallique juste sous le verre de la lanterne.

« En avant, doucement », a-t-il lancé à Penniman.

Celui-ci a relâché les freins et le train est reparti avec des à-coups qui ont manqué précipiter Julian sur les rails, puis a poursuivi son chemin avec davantage de douceur.

Voilà comment nous sommes arrivés à Chicoutimi, conquise depuis peu. Une légère neige avait commencé à tomber et l’après-midi arborait de spectaculaires mousselines de soleil et de nuages. Nous avons fait tout le trajet jusqu’à la gare avec Julian devant la locomotive comme un ornement patriotique. Malgré son uniforme déchiré et crasseux, et son visage blanchi par le froid, il ne pouvait s’empêcher de sourire en agitant les Soixante Étoiles et les Treize Bandes devant les centaines de fantassins et de cavaliers qui s’étaient rassemblés en voyant notre fumée. La locomotive est passée entre deux haies de soldats stupéfaits avant de s’arrêter enfin en sifflant. On a ouvert toutes grandes les portes des wagons couverts et un grand cri de jubilation s’est alors élevé, chaque spectateur pouvant constater l’évidence : nous avions capturé un canon chinois intact.

8

Le fléau du choléra nous a rattrapés dans le courant du mois, emportant beaucoup de vaillants soldats qui avaient survécu aux blessures et à la famine jusqu’en amont du sanglant Saguenay. La puanteur, les incommodités et le malheur de la maladie nous ont gâché la vie à tous, atteints ou non, et la plupart d’entre nous ont fini par l’attraper, sans forcément y succomber. Moi, par exemple… et j’ai été aussi malade que n’importe qui.

L’esprit humain efface de sa mémoire les périodes de fièvre, aussi ne me reste-t-il presque aucun souvenir de janvier et février 2174. Quand j’ai repris connaissance, ce qui m’a le plus étonné – à part mon émaciation et mon état de faiblesse générale – a été de découvrir que, de Chicoutimi, on m’avait transporté dans un hôpital de campagne à Tadoussac, et de là au Repos du Soldat, une maison de rétablissement à Montréal. J’ai appris avec tristesse que beaucoup d’hommes que j’avais connus et appréciés étaient morts dans l’épidémie. Il y avait aussi de bonnes nouvelles : Sam, Julian et Lymon Pugh y avaient survécu, même s’ils en avaient souffert, et tous trois se remettaient à présent comme moi au Repos du Soldat. Dans notre petit cercle, c’est Julian qui avait été le plus malade. D’après les médecins, il avait frôlé la mort, mais il se portait désormais assez bien pour s’asseoir ou boire des soupes médicinales et autres. Sam et Lymon allaient encore mieux et quitteraient le Repos dans les jours à venir.

Une autre lumière brillait à l’horizon, qui a contribué à l’amélioration de mon humeur : la perspective de notre libération de l’armée des Laurentides. La Loi de Conscription de 2172 limitait à un an le service involontaire (encore qu’un Aristo pouvait donner un homme sous contrat « pendant toute la durée »), et même si on nous incitait vigoureusement à nous rengager, nous avons résisté à cette tentation (à l’exception de Lymon Pugh, pour qui, malgré ses dangers manifestes, l’armée semblait un choix plus attirant que le conditionnement de la viande). Cela signifiait que, dès Pâques, je pourrais partir avec Sam et Julian pour New York – en tant que civils ! –, exactement comme nous en avions l’intention en fuyant Williams Ford, mais avec une conscience accrue des injustices et perspectives de la vie.

Au cours de mon oisiveté forcée, j’ai beaucoup écrit et lu. J’ai écrit à ma mère à Williams Ford, comme cela m’était déjà arrivé à plusieurs reprises, en prenant soin de ne pas livrer d’informations sensibles sur Julian ni sur notre localisation précise, puisqu’il y avait toujours le risque que le courrier fut intercepté par un agent plein de ferveur du Dominion ou du gouvernement qui continuerait à chercher le neveu du Président. Aussi ne pouvais-je recevoir de réponses de ma mère, épreuve douloureuse pour moi, mais je m’efforçais d’écrire aussi régulièrement que possible afin de la rassurer sur ma santé et mon bien-être.

J’ai aussi écrit à Calyxa Blake pour lui avouer mon amour sans faille et mon désir de la revoir. Elle m’a répondu, mais ses lettres étaient étrangement courtes, bien qu’amicales. Quelque chose dans leur ton m’inquiétait et je me suis juré d’aller la voir dès que je pourrais convaincre les médecins de me laisser sortir.

Cela a toutefois pris un certain temps, si bien que je me suis livré à d’autres travaux d’écriture. J’ai relaté sur papier les événements de l’hiver : notre voyage sur le Saguenay, le siège de Chicoutimi, la chute de cette ville et la capture du canon chinois. J’ai essayé de me conformer aux principes que m’avait enseignés le correspondant Theodore Dornwood, c’est-à-dire de rester dans les limites de la réalité tout en m’orientant, là où celles-ci m’en laissaient la latitude, vers le spectaculaire. J’ai travaillé plusieurs jours à ce texte, que j’ai relu et réécrit jusqu’à me trouver satisfait du résultat. J’ai ensuite réfléchi au moyen de faire parvenir ces pages à M. Dornwood, s’il se trouvait encore dans les environs de Montréal. M. Dornwood avait loué mes précédentes tentatives, et – pour dire la vérité – j’avais développé un certain penchant pour ses flatteries, qui provenaient quand même d’un correspondant de guerre professionnel.

En fin de compte, c’est Lymon Pugh qui s’est proposé de servir d’intermédiaire.

C’était le plus en forme de nous quatre, et il est venu me voir le jour de sa sortie de la maison de repos. Nous avons d’abord bavardé pour passer le temps, puis il a vu ce que je lisais et m’a interrogé à ce sujet.

Il s’agissait d’Histoire de l’Humanité dans l’Espace. J’avais gardé ce volume aussi ancien qu’abîmé durant toute ma carrière militaire, fourré au fond de mon nécessaire. Il ne pesait pas lourd – les redoutables couvertures raides s’étaient détachées depuis plusieurs mois. Ce n’était plus qu’un paquet de pages reliées par des fils (maladroitement) cousus par mes soins. « Un vieux livre, ai-je dit à Lymon.

— Quel âge ?

— Plus d’un siècle. Il date des derniers jours des Profanes de l’Ancien Temps. »

Lymon a écarquillé les yeux. « Si vieux que ça ! Ils écrivaient en anglais, à l’époque, ou bien ils avaient leur propre langue ?

— C’est de l’anglais, même si certains des mots et des usages sont bizarres. Tiens, regarde. »

Lymon avait commencé à se montrer curieux des livres, étant désormais capable de déchiffrer assez de mots pour qu’ils éveillassent son intérêt… jusqu’ici masses muettes, les livres regorgeaient désormais de voix qui toutes réclamaient son attention. Durant son instruction, je lui avais lu des chapitres du Contre les Brésiliens de M. Charles Curtis Easton, ouvrage qui avait lui aussi survécu intact dans mon nécessaire, et j’avais même autorisé Lymon à me l’emprunter pour poursuivre la lecture, une fois celui-ci captivé par l’intrigue[44].

Histoire de l’Humanité dans l’Espace a toutefois semblé l’angoisser tandis qu’il le feuilletait et en examinait les photographies. Ses traits se sont noués en une incarnation de la perplexité. « Ils ont l’air de dire là-dedans que des gens sont allés sur la Lune, a-t-il articulé à voix basse.

— C’est exactement ce que dit le livre.

— Et ce n’est pas une histoire inventée ?

— Il affirme raconter la vérité. J’ignore si des gens ont marché sur la Lune ou pas. Mais de toute évidence, les Profanes de l’Ancien Temps y croyaient, et Julian y croit aussi. »

Nous vivions dans un monde mal organisé, a dit Lymon, si une visite à la Lune n’était pas considérée comme imaginaire alors que les honnêtes récits de M. Easton sur les guerres et les pirates étaient qualifiés (comme cela arrivait dans certains quartiers, m’avait un jour assuré Julian) de grossières inventions. « Ce n’est pas un livre du Dominion, si ?

— Non. À l’époque où il a été écrit, le Dominion n’existait pas.

Baisse la voix… tu vas nous attirer des ennuis en racontant ce genre d’histoires.

— Ce ne sont pas des histoires, juste l’histoire. Le Dominion admet lui-même être apparu avec la Fausse Affliction. Avant, toutes les Églises étaient indépendantes et désorganisées, elles n’avaient que peu d’emprise sur le gouvernement ni aucun moyen de remplir l’idéal d’un Monde chrétien directement administré par le Paradis.

— C’est ça que le Dominion veut mettre en place ?

— Il a pour but ultime d’unir le monde en prévision du règne de Jésus-Christ. » Lymon l’aurait su, s’il n’avait pas dormi pendant la plupart des services dominicaux.

« Je suis pas très assidu aux messes, a-t-il reconnu en frottant de la main gauche les balafres de son avant-bras droit. Tu crois que ça va se produire, avec la chute de Chicoutimi et tout ?

— Le Dominion doit conquérir une bien plus grande partie du monde que le Labrador avant que ne cesse la dernière lutte temporelle. Je doute que nous voyions de notre vivant le Règne Global de la chrétienté. »

Lymon a hoché la tête avec un soulagement manifeste. Il a dit ne pas redouter la perspective d’un gouvernement chrétien – il était disposé à être administré par le Paradis ; ce qui le troublait, c’était que le Paradis pût se servir d’intermédiaires comme le major Lampret.

J’ai demandé si le major s’était remis des blessures reçues pendant la capture du canon chinois.

« Il s’est remis, il a même survécu au choléra, mais pour le moment, il est reparti à Colorado Springs. Les événements là-haut sur le Saguenay l’ont mis dans l’embarras, si bien qu’il a tout autant besoin d’améliorer son moral et sa réputation que sa santé.

— Bonnes nouvelles pour Julian, au moins. Lymon, puisque tu nous quittes bientôt et que je suis toujours cloué au lit, tu peux me rendre un service ?

— Oui, bien entendu… Lequel ?

— J’ai deux paquets qu’il faut distribuer à Montréal. » Je les ai sortis de sous le lit. « Le plus petit est une lettre à remettre en mains propres à Calyxa Blake. J’ai écrit son adresse sur l’enveloppe… tu arrives à la lire suffisamment bien ?

— Je pense.

— La grosse liasse de papiers est destinée à M. Theodore Dornwood, s’il est toujours dans les parages et si tu arrives à le retrouver.

— Dornwood, celui qui écrit dans le journal ? Ça risque d’être difficile. Il paraît qu’il a quitté le régiment quand on a remonté le fleuve et qu’il habite un meublé pas cher d’où il envoie des mensonges à Manhattan, entre deux périodes d’ivresse et de débauche. Mais j’essaierai de le dénicher pour toi, si tu veux, Adam. »


Le lecteur imagine peut-être avec quelle impatience et quelle angoisse j’ai attendu le retour de Lymon, car chacune des missives que je lui avais confiées revêtait pour moi une énorme importance. Le paquet pour Theodore Dornwood contenait mon récit complet de l’expédition du Saguenay. La lettre plus mince, destinée à Calyxa, était encore plus capitale pour moi. J’y exprimais mon intention de la demander en mariage, si elle trouvait le temps de me rendre visite à l’hôpital.

Mais Lymon n’est pas revenu cet après-midi-là, ni même dans la soirée. Pour tenir la bride à mon inquiétude, j’ai discuté avec les deux autres patients du pavillon. L’un était un garçon bailleur comme moi, mais d’une propriété du Sud où on l’avait fait travailler sans pitié dans la chaleur tropicale ; il avait été blessé au nord du Québec et son bras droit tout entier, bien qu’intact, n’était plus qu’un appendice inutile. Mon autre compagnon, un cavalier à la généreuse moustache et au crâne complètement rasé, refusait de dire comment il avait récolté la blessure dissimulée par la couche de bandages qui lui enveloppait le ventre. Souffrant l’un et l’autre en permanence, ils ne brillaient pas par leur conversation, mais le cavalier possédait une boîte de dominos et nous avons tué une heure ou deux en jouant aux Propriétés. J’ai ensuite demandé à l’infirmière si l’hôpital pouvait me procurer de nouvelles lectures, car je connaissais par cœur presque chacune des pages d’Histoire de l’Humanité dans l’Espace et de Contre les Brésiliens. « Il me semble qu’on a peut-être quelque chose », a-t-elle répondu, en n’arrivant pourtant qu’à dénicher un mince recueil de nouvelles de Mme Eckerson. C’était l’un de ces auteurs classiques du dix-neuvième siècle convenable aux goûts modernes et sauvé de la disparition par le Dominion, mais les écrits de cette dame se destinaient surtout aux jeunes filles et son livre a fait remonter de nombreux souvenirs de ma sœur Flaxie. Je l’ai néanmoins lu jusqu’à en avoir les yeux fatigués et j’ai été le dernier à souffler sa lampe de chevet.

Au matin, j’ai eu le droit à l’un des Bains Hygiéniques de l’hôpital… supplice obligatoire, supervisé par les infirmières et préjudiciable à la dignité masculine… quand j’ai regagné mon lit, j’ai trouvé Lymon Pugh en train de m’attendre, seul, sur la chaise des visiteurs.

« Eh bien ? Tu as remis les messages que je t’ai donnés ?

— Oui », a-t-il répondu, visiblement mal à l’aise.

« Enfin, ne fais pas tant de mystères ! Raconte-moi ce qui s’est passé. »

Il s’est éclairci la voix. « Je t’ai trouvé ce Theodore Dornwood. Ce qu’on raconte sur lui est vrai, Adam. Il vit près des quais, dans une cabane qui vaut à peine mieux qu’une écurie. Il reste toute la journée allongé dans un lit jaune à boire du whisky et à fumer des cigarettes de chanvre. Il a toujours cette “machine à écrire” dont tu parles tout le temps, mais il m’a pas l’air de beaucoup s’en servir.

— Ses mauvaises habitudes ne me regardent pas. Il a accepté mon récit de l’expédition du Saguenay ?

— Au début, il voulait pas me voir du tout… l’alcool le rend hargneux et il m’a traité d’hallucination vérolée, m’a dit que j’étais ridicule et ce genre de choses. J’accepte ça de personne, d’ordinaire, mais pour toi, Adam, je l’ai laissé faire et il a fini par s’adoucir un peu quand j’ai mentionné ton nom. “Ma muse de l’Ouest”, qu’il t’appelle, va savoir ce que ça veut dire. Et quand je lui ai montré ton paquet de papiers, son regard s’est tout de suite illuminé. »

Cet éloge a chatouillé ma vanité et j’ai demandé si M. Dornwood en avait dit davantage à ce sujet.

« Eh bien, il a pris tes papiers, il a commencé à les lire, ensuite il a jeté un coup d’œil aux dernières pages et il a souri. Il a dit que c’était de l’excellent travail.

— C’est tout ?

— S’il a dit autre chose, ce n’était pas à moi… Il m’a chassé sans un remerciement. Mais le paquet a dû améliorer son humeur, parce que, en partant, je l’ai beaucoup entendu tapoter et faire cliqueter sa machine.

— J’irai le voir quand on me laissera sortir », ai-je dit, content de l’enthousiasme de M. Dornwood malgré l’absence de compliments spécifiques. Une question autrement plus importante restait en suspens. « Et tu as remis ma lettre à Mlle Blake ?

— Eh bien, je suis allé à l’adresse que tu m’avais donnée.

— Elle n’était pas là ?

— Non, et on l’y avait pas vue depuis un bon moment, d’après les voisins. Alors j’ai demandé de ses nouvelles au Thirsty Boot. C’était pas facile, ils sont pas tous bien disposés envers les soldats américains, là-bas, mais j’ai fini par découvrir ce qu’elle était devenue. »

Il a marqué un temps d’arrêt à cet instant critique, comme pour peser ses mots, et j’ai dit : « Parle ! Dis-moi ce que tu as appris !

— Eh bien, je… je l’ai trouvée, elle, à l’endroit où elle habite maintenant, et je lui ai donné ta lettre… voilà l’histoire, dans les grandes lignes.

— Donne des détails, alors ! Elle n’avait rien à répondre ?

— Elle a réfléchi. Elle a relu ta lettre plusieurs fois, ensuite elle m’a dit : “Faites savoir à Adam que je trouve sa proposition intéressante…”

— Intéressante ! »

Ce n’était pas un oui, mais pas un refus non plus… j’ai gardé ce petit espoir tout près de mon cœur.

— “Intéressante, elle a dit, mais hélas pas très pratique pour le moment.”

— Pas très pratique !

— Je crois qu’elle voulait dire : à cause de l’endroit où elle habite. »

Je n’ai pu m’empêcher de me souvenir que ses ignobles frères avaient menacé de la vendre dans un bordel et j’ai été terrorisé à l’idée qu’ils avaient pu y réussir. « Lymon, je suis assez fort pour la vérité… dans quel horrible endroit est-elle allée, pour qu’elle ne puisse pas venir me voir ? »

Lymon a rougi et regardé ses pieds. « Eh bien…

— Mais parle donc !

— Elle est… le prends pas trop mal, Adam… elle est en prison. »


Au mépris des règles du Repos du Soldat, j’ai organisé une réunion avec Sam, Julian et Lymon Pugh pour mettre en place une stratégie. Nous nous sommes retrouvés dans le pavillon où Julian se remettait et, sans tenir compte des protestations des infirmières, nous avons vite convenu qu’il nous fallait sauver Calyxa, même si ma proposition – partir aussitôt prendre la prison d’assaut – a été rejetée. Ce n’était pas une stratégie judicieuse, d’après Sam, que d’attaquer une cible sans informations fiables sur ses forces, ses faiblesses et l’humeur de ses défenseurs. Je n’ai pu faire autrement qu’en convenir, même si rester inactif en laissant Calyxa en réclusion n’était pas une corvée agréable.

À présent en aussi bonne santé que Lymon Pugh, Sam a accepté de quitter l’hôpital pour aller reconnaître la prison. J’allais pour ma part attendre, tout comme Julian, qui n’était pas encore tout à fait remis, mais manifestait un vif intérêt pour la question.

Au sortir de cette réunion, j’ai serré la main des trois autres avec une profonde émotion que j’ai eu grand-peine à contenir. « Jamais je n’aurais pu espérer avoir des amis prêts à risquer leur vie pour moi, malgré nos différences de condition sociale, et je tiens à ce que vous sachiez tous que je ferais la même chose pour chacun d’entre vous, si les rôles étaient renversés.

— Ne sois pas si pressé de nous remercier, a dit Sam, attends que nous ayons vraiment fait quelque chose. »

Mais je voyais bien qu’il était ému aussi.

Je suis resté encore un peu avec Julian après le départ de Sam et Lymon. Je n’aimais pas le voir aussi fragile. Il avait la peau très blanche et plaquée sur les pommettes, car il avait perdu énormément de poids, lui qui n’avait jamais été corpulent. Ses yeux aussi étaient différents, comme s’ils avaient absorbé une sagesse désagréable qui en ternissait la couleur. Peut-être était-ce dû au choléra, ou à la guerre en général et à toutes les morts dont Julian avait été témoin. Cela m’a rendu nerveux et je l’ai à nouveau remercié de sa bonté, en m’adressant à lui comme un garçon bailleur s’adresse à un Aristo… ce que lui et moi étions bel et bien, même si nous n’en avions jamais eu l’impression depuis que nous nous connaissions.

« Du calme, Adam. Je sais toute l’affection que tu portes à cette Montréalaise.

— Plus que de l’affection ! » lui ai-je confié avant de lui dévoiler mon secret : j’espérais épouser Calyxa.

La nouvelle l’a fait sourire. « Dans ce cas, il faut absolument que nous la sortions de prison ! Il serait inadmissible que mon meilleur ami épouse une détenue !

— Ne prends pas ça à la légère, Julian… je ne le supporte pas. Je l’aime davantage que je ne peux le dire sans rougir.

— Ce doit être merveilleux d’avoir ce genre de sentiments pour une femme, a-t-il dit plus doucement.

— Tout à fait, même s’il y a des côtés pénibles. Je suis sûr que tu rencontreras un jour une femme qui te conviendra et qui t’inspirera les mêmes sentiments que m’inspire Calyxa. »

Je pense que la bonté de mes paroles lui a plu, car il a détourné le regard en souriant tout seul. « J’imagine que tout est possible. »

Sauf de poursuivre longtemps encore notre conversation, car l’heure de l’extinction des feux approchait et les infirmières se rassemblaient pour une descente en force. J’ai dit à Julian qu’il avait besoin de dormir. « Toi aussi, Adam, même si tu auras peut-être du mal à ne pas te ronger les sangs toute la nuit. Dors en confiance… c’est un ordre.

— Un ordre de mon camarade soldat ?

— Mais je ne suis plus soldat… Sam ne t’a pas dit ? Lui et moi avons eu une promotion pendant que nous étions inconscients. »

J’imagine que c’était une tentative de l’État-Major pour les pousser à se rengager, ou bien une conséquence des terribles pertes subies par l’armée des Laurentides durant l’expédition du Saguenay, mais Sam était donc désormais officiellement colonel, et Julian capitaine… le capitaine Commongold, tout comme l’avait prédit Theodore Dornwood.

Je me suis levé pour essayer de le saluer, mais il m’en a empêché d’un geste. « Arrête, Adam… j’ai bien davantage besoin d’un ami que d’un subordonné. Et nous allons bientôt quitter l’armée, si bien que nous nous retrouverons sur un pied d’égalité. »

J’ai supposé que c’était le cas, dans le sens où il l’entendait, mais dans un autre, nous ne serions plus jamais « égaux » – si nous l’avions toutefois jamais été – car quoi que nous fussions d’autre, nous n’étions plus des garçons. Nous avions survécu à une guerre, ce qui faisait de nous des Hommes.


Sam et Lymon sont revenus au matin nous rendre compte de leur mission de reconnaissance.

La bonne nouvelle était que Calyxa ne se trouvait pas détenue dans une prison civile, mais militaire. Cela nous arrangeait parce que les prisons militaires obéissaient à des règles moins strictes que la loi civile… Calyxa n’avait été reconnue coupable de rien et ne purgeait pas une peine déterminée, mais se voyait retenue « sur présomption », ce qui signifiait qu’une décision judiciaire officielle suffisait à la faire libérer.

« De quoi l’accuse-t-on ? ai-je demandé à Sam.

— Elle a été arrêtée avec une bande de fauteurs de troubles qui se font appeler les Parmentiéristes, du nom d’un philosophe européen, en train de défiler dans les rues avec des panneaux PLUS AUCUN SOLDAT À MONTRÉAL et autres slogans du même acabit.

— Il ne peut pas être illégal de brandir un panneau, même sous occupation militaire.

— Ce n’est pas la raison de leur arrestation. La clique avec laquelle elle se trouvait a rencontré deux brutes de brousse qui nourrissaient quelque grief contre elle, d’où un échange de coups de feu. On a trouvé Calyxa en possession d’un petit pistolet, dont elle s’était servie. »

Les deux coureurs de brousse, me suis-je douté, n’étaient autres que Job et Utty Blake, les épouvantables frères de Calyxa, mais Sam n’a pu le confirmer, ayant limité son enquête à la situation particulière de ma bien-aimée. « Mais vont-ils la libérer ?

— Pas sans ordre du quartier général… ce qui pose problème : comme la direction de l’armée des Laurentides change sans arrêt, les affaires courantes sont souvent ignorées. Il peut se passer des mois avant que la situation revienne à la normale.

— Des mois !

— Nous devons bien évidemment la récupérer avant. Mais ça peut nécessiter des manœuvres délicates et peut-être un peu de fourberie pour la bonne cause. Puis-je suggérer un plan ? »

Il en a suggéré un… un plan admirable, que je décrirai durant son application, mais qui passait par une action collective alors que des questions se posaient encore quant à la santé et la forme physique de Julian. Les infirmières refusaient de le laisser sortir, mais elles ne pouvaient l’empêcher physiquement de partir… ce qu’il a fait : il s’est levé, pas très assuré sur ses jambes, et a réclamé son uniforme, qu’on lui a apporté peu après. Il était pâle et d’une maigreur dangereuse, mais a semblé aller mieux dès que nous sommes arrivés au soleil. La saison ne faisait que commencer, Pâques n’arriverait qu’une semaine plus tard, mais Montréal était d’une douceur agréable, avec un ciel dégagé traversé par une brise. Nous nous sommes rendus dans une taverne, où nous avons loué une chambre pour y entreposer nos effets, puis attendu tandis que Lymon Pugh repartait à la recherche de Theodore Dornwood.

Ce n’était pas de l’homme que nous avions besoin, mais de sa machine à écrire. M. Dornwood s’était montré réticent à donner son accord, nous a raconté Lymon à son retour, mais notre ami avait parlé d’une nécessité absolue et bandé ostensiblement ses énormes biceps jusqu’à ce que le journaliste se laissât fléchir.

« On a eu de la chance que je le trouve à ce moment-là, a ajouté Lymon. Il faisait ses bagages. Il a dit que son journal le rappelait à Manhattan. Une heure plus tard, il aurait été dans le train.

— Mais tu as ce dont nous avions besoin de sa part ? a demandé Sam.

— Oui, voilà. »

Lymon Pugh a déplié un morceau de papier qu’il a posé devant nous sur la table.

« Ce n’est pas exactement le texte que j’ai demandé, s’est aperçu Sam.

— Dornwood a refusé de le taper… j’ai dû me débrouiller sans lui, et je n’ai pas réussi à me souvenir de tout, du moins pas comme tu l’avais dit. »

Voici le message tapé sur la feuille :


De QUARtier GENEral de l’ARMEe des LORENTID

a PRISON MILITAIRE MONTReaLL

VEUyeZ REMETTRE au PORTEUR

une PRISONNIERE

du noM DE Calixa BLAKE

de constitussion Atletique

CHEveu noir FRIse

& Cheville EPAISSE


SUR ORDre du colonel SAM SAmSON, signataire.


« Ça va ? a demandé avec inquiétude Lymon. J’ai écrit “colonel” comme tu voulais, Sam, même si j’avais pas l’impression que ça s’écrivait comme ça. Cette machine est redoutable, Adam, je ne sais pas pourquoi elle te fait tant envie… il m’a fallu presque une heure pour taper toutes ces lettres. Les écrivains doivent autant souffrir que les dépeceurs de bœufs, s’ils passent leurs journées sur une machine de ce genre.

— L’orthographe n’est pas importante, a dit Sam. Les gardes de nuit à la prison sont presque certainement illettrés. Ce sont les lettres imprimées qui vont les impressionner, avec mon grade, du moins je l’espère. » Histoire de les impressionner davantage, Sam, qui avait acheté un flacon d’encre bleue, en a imbibé une serviette de table, puis a sorti de sa poche un dollar Comstock dont il a pressé dans la serviette le côté sur lequel figurait le portrait de l’oncle de Julian avant de s’en servir sur le papier comme d’une espèce de tampon ou d’imprimatur. Le résultat semblait en effet très officiel : je m’y serais laissé tromper si j’avais été un lecteur moins expérimenté.

Ensuite, il a surtout fallu attendre. Nous avons commandé du porc et des haricots pour tout le monde, afin de prendre des forces pour la soirée et de contribuer au rétablissement de Julian. Ceux d’entre nous qui buvaient de l’alcool ont consommé de la bière ou du vin. J’ai pris de l’eau plate, comme à mon habitude, même si j’ai cédé à l’insistance de Sam en ajoutant dans mon gobelet une petite quantité de son vin rouge, afin de repousser les germes microscopiques qui s’épanouissaient dedans (car le choléra n’avait pas épargné Montréal). Il s’agissait là d’une précaution médicale, hygiénique, qui ne m’a pas enivré et ne comptait même pas comme un péché, pour autant que je pusse le voir, même si les anges ne seraient peut-être pas du même avis.

Nous avons attendu jusque bien après le crépuscule, puis ensuite jusqu’à ce que les foules du soir eussent déserté les rues et qu’il ne restât plus d’allumées que les torches de nuit. Nous avons ensuite quitté la taverne pour nous rendre ensemble à la prison où Calyxa se trouvait fort injustement enfermée.

C’était une vieille bâtisse aux épais murs de pierre, divisée en logement pour les gardes et le personnel au dernier étage, et en cellules pour les détenus au rez-de-chaussée et dans un sous-sol. Peut-être s’agissait-il d’un ancien bâtiment officiel, mais l’armée des Laurentides se l’était approprié, l’enveloppant d’étendards militaires et postant des gardes aux portes de fer rouillé. Notre unique avantage, a dit Sam, était l’assurance de notre comportement. Nous devions donner l’apparence d’hommes chargés d’une tâche nécessaire mais sans grand intérêt : il ne fallait ni parler à la dérobée entre nous, ni jeter des coups d’œil nerveux de tous côtés, mais jouer notre rôle « avec conviction ». Le colonel Sam ouvrait la marche, bien entendu, ses galons fraîchement cousus aux épaulettes de son manteau (bien utile, à présent la chaleur du jour évaporée), tandis que le « capitaine Commongold » jouait son second et Lymon et moi de simples soldats.

Les plantons à la porte ont regardé les galons de Sam et n’ont jeté qu’un bref coup d’œil à l’ordre contrefait avant de nous laisser entrer. Nous sommes arrivés dans une espèce d’antichambre où un officier de la garde nous a regardés d’un air endormi approcher de son bureau.

Il était surpris d’avoir des visiteurs à une telle heure et son expression n’avait rien d’accueillant. « Vous avez à faire ici ? » a-t-il demandé.

Sam a majestueusement hoché la tête et lui a présenté le papier tapé par Lymon Pugh sur la machine de M. Dornwood.

L’officier l’a examiné. C’était quelqu’un de très mince qui n’avait que quelques années de plus que moi et aspirait à porter la barbe. Il a rendu la note à Sam en disant : « J’ai égaré mes lunettes, colonel… mieux vaut que vous me le lisiez. »

Sam l’a fait.

« C’est une heure irrégulière pour un transfert de prisonnier, a dit l’homme.

— Je me fiche que l’heure soit régulière ou pas, a répondu Sam. Je suis venu effectuer la tâche qu’on m’a confiée, et s’il faut pour cela que vous réveilliez votre commandant, faites, je vous prie, et vite.

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire… du moment que vous signez le registre pour la prisonnière.

— Évidemment que je le signerai ! Où est-elle ? »

L’officier n’a pas bougé, préférant appeler l’un de ses subalternes en faction à la porte. « Packard, conduisez ces hommes à la cave. Prenez les clés. »

Packard nous a conduits quelques volées de marches plus bas dans un ensemble puant et mal éclairé de cellules à barreaux de fer… un enfer construit par l’homme, dirais-je même, sauf qu’il y faisait à ce moment-là plutôt froid. En cherchant Calyxa du regard dans cet horrible endroit, j’y ai vu bien pire : les visages mécontents de Job et Utty Blake.


Les deux scélérats partageaient une cellule. Tirés du sommeil par notre passage, ils posaient sur nous un regard suspicieux et plus ou moins réveillé. Je n’ai pas douté qu’il s’agissait des frères Blake, même si je n’en avais jamais vu qu’un, et seulement le sommet de son crâne. Celui-là était Job, et s’il m’a reconnu dans la mauvaise lumière dispensée par la lanterne du garde, il n’en a rien montré.

Les deux frères arboraient la caractéristique de la famille : une couronne de cheveux touffus et frisés, même si en ce qui concernait Job elle avait été modifiée par notre précédente rencontre. Il manquait au sommet de son front un large échantillon de cheveux, que remplaçait une étendue visiblement ridée et recouverte de tissu cicatriciel là où la balle de mon pistolet lui avait éraflé le crâne. Je ne peux dire avoir ressenti de la fierté en voyant la blessure que j’avais infligée à ce répugnant personnage… mais cela ne m’a pas complètement déplu.

J’ai toutefois pris soin de ne manifester aucune réaction, car cela aurait semblé bizarre qu’il me connût. Nous nous sommes approchés d’une cellule bien plus grande, de la taille d’une pièce, dans laquelle on avait enfermé plusieurs personnes… les « Parmentiéristes », dont faisait partie Calyxa. Elle a sauté sur ses pieds en me voyant, mais je l’ai avertie d’un geste et elle n’a pas dit un mot.

« C’est elle, là, a dit le garde en la montrant du doigt.

— Laissez-la sortir, alors », a exigé Sam.

Pendant que Packard farfouillait dans le trousseau de clés à la faible lueur de la lanterne, Calyxa s’est avancée à un endroit où elle pouvait me parler à voix basse sans qu’on l’entendît.

« Qu’est-ce que tu veux, Adam ? m’a-t-elle demandé avec un flegme inattendu.

— Ce que je veux ! Tu n’as pas eu ma lettre ? »

Les autres détenus – j’en ai reconnu certains pour les avoir vus avec elle au Thirsty Boot – ont ouvertement manifesté de la curiosité pour cette visite en pleine nuit, mais Calyxa leur a jeté un coup d’œil féroce et ils ne se sont pas approchés.

« Oui, je l’ai eue et lue. Tu disais vouloir m’épouser. »

C’était ce que j’avais dit, bien entendu, mais je n’avais pas pensé qu’on en discuterait si franchement, et à travers des barreaux de prison. « C’est mon souhait le plus cher. Si tu y consens, Calyxa, tu feras de moi l’homme le plus heureux du monde. Une fois qu’on t’aura libérée d’ici…

— Mais si je n’y consens pas ?

— Si tu n’y consens pas ! » Cela m’a dérouté. « Eh bien… c’est à toi de décider… je ne peux que demander, Calyxa.

— Je ne consentirai pas à un tel accord sans en connaître les détails. Mes amis ont des soupçons à ton égard : ils sont portés à se méfier des soldats de toutes sortes et de toutes nationalités.

— De quoi me soupçonne-t-on ?

— De vouloir échanger ma liberté contre mes fiançailles.

— Je ne comprends pas !

— Je ne peux pas le dire plus simplement. Suis-je libre de partir, que je t’épouse ou non ? Ou dois-je moisir dans cette cellule jusqu’à ce que je consente ? »

J’ai été stupéfait qu’elle pût me soupçonner d’un tel chantage, soupçon que j’ai attribué à la mauvaise influence de ses compagnons politiques. Au moins, me suis-je dit, son visage arbore une expression d’espoir plutôt que de désespoir. « Je t’aime, Calyxa Blake, et je ne te laisserai pas ici une heure de plus même si tu me méprises de toute la passion de ton corps. Te voir libre est tout ce dont je me soucie pour le moment… nous pourrons discuter du reste plus tard. »

J’ai dit cela assez fort pour être entendu des cyniques Parmentiéristes, qui ont réagi en m’acclamant, d’une manière peut-être pas tout à fait ironique, avant d’entonner avec effronterie le refrain de Piston, Métier à tisser et Enclume tandis que Calyxa leur jetait un regard vindicatif qui signifiait, en substance : je vous l’avais bien dit !

Packard, le garde à la mâchoire pendante, m’avait hélas entendu aussi. L’air inquiet, il a retiré la clé de la serrure. « Qu’est-ce qui se passe ? » a-t-il demandé, et il a répété sa question jusqu’à obliger Lymon Pugh à le réduire au silence[45]. Sam a récupéré les clés dans la main flasque du pauvre homme et ouvert la porte en disant à tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur de la cellule : « Vous pourriez vouloir saisir l’occasion, les gars… Il n’y a que deux gardes dans le bureau, et si vous ne traînez pas pour vous en occuper, ils n’auront pas le temps de donner l’alerte. »

Les Parmentiéristes ont semblé impressionnés par cet acte de générosité de la part d’un soldat américain et j’ai espéré que cela nuancerait à l’avenir leurs opinions politiques. Ils se sont dépêchés de sortir, impatients de prendre le dessus sur les gardes restants, et Calyxa s’est jetée dans mes bras.

« Bon, tu veux bien ? ai-je demandé une fois que nous avons eu assez de souffle pour parler.

— Je veux bien quoi ?

— M’épouser !

— J’imagine que oui », a-t-elle dit, l’air surpris par sa réponse.


Ma joie était irrépressible, même si elle a un peu diminué quand nous sommes passés devant la cage de Job et Utty Blake.

Assis au fond de la cellule, Utty marmonnait, la mine renfrognée. Mais Job, celui sur lequel j’avais tiré, est venu aux barreaux qu’il a secoués avec une sauvagerie de gorille en crachant des malédictions en français.

« J’imagine qu’on ne va pas libérer ces deux-là, a dit Sam dont les clés tintaient encore dans la main.

— Non, a répondu Calyxa… je vous en prie, non… ce sont des meurtriers, des coureurs de brousse, des espions pour les Hollandais quand ils payent bien… ils ont déjà été reconnus coupables et condamnés à la pendaison. »

Elle nous a expliqué que durant la mêlée entre les frères Blake et les Parmentiéristes, plusieurs coups de feu avaient été tirés, mais seuls Job et Utty avaient atteint quelqu’un. Job avait tué un jeune Parmentiériste et Utty abattu un infortuné passant. Un colonel ou un major de la garnison locale s’était aussitôt érigé en juge et avait condamné les deux frères à être pendus en public… procédure qui n’était peut-être pas tout à fait légale, même selon les règles en vigueur sous occupation militaire, mais cela n’avait indigné personne, sinon les condamnés.

Ayant entendu parler du badinage de Calyxa avec un soldat, Job avait déduit des événements de la soirée que j’étais le soldat en question, celui qui avait été à un doigt de lui brûler la cervelle. Il m’a jeté d’autres injures et une certaine quantité de salive avant de braquer sur Calyxa son regard de vautour.

« Tu nous sers à rien, mais pire… tu nous déshonores ! Dommage que tu sois pas morte dans l’utérus de ta mère# !

Qu’est-ce qu’il dit ? ai-je demandé.

— Qu’il regrette que je sois née. »

J’ai plongé d’un air dur mon regard dans les yeux de Job Blake. « On a tous des regrets dans la vie, ai-je philosophé. Dis-lui que moi, je regrette de ne pas avoir visé plus bas. »

9

Le mariage a été prévu pour le samedi d’après Pâques, époque à laquelle Sam, Julian et moi aurions retrouvé la vie civile. Après la cérémonie, nous prendrions tous le train pour New York, où notre existence connaîtrait un nouveau départ.

Je ne vais pas abuser de la patience du lecteur en racontant dans ses moindres détails notre libération des obligations militaires. Disons juste que nous avons rejoint notre régiment pour mettre un point final à nos relations avec lui. Sam a exercé une fonction permise par son nouveau grade, à savoir réprimander le soldat Langers, qu’il soupçonnait d’avoir servi d’espion au major Lampret. Langers avait survécu à la campagne du Saguenay et rouvrait son commerce de « Chope Porte-bonheur » chaque fois qu’une escarmouche avec les Hollandais lui fournissait de nouveaux cadavres à détrousser. Sam a attendu qu’il y ait beaucoup de monde autour de la tente de Langers pour exiger de voir tout le contenu de la Chope Porte-bonheur, qu’il a entrepris de répertorier, montrant ainsi aux soldats réunis que les morceaux de papier portaient les numéros des babioles sans valeur et jamais ceux des objets précieux. Cette révélation a mis les clients de Langers dans une telle fureur que Sam n’a pas eu besoin de le punir davantage. J’ai appris plus tard que Langers avait survécu à son châtiment.

Nous avons signé nos papiers de démobilisation et reçu des documents attestant de celle-ci, ainsi qu’un « numéro de rappel » qui nous réincorporerait dans le service actif en cas d’urgence… perspective dont nous ne nous sommes toutefois guère souciés.

Sam, Julian et moi avons fait nos adieux à Lymon Pugh, qui s’était rengagé ; des vœux d’amitié ont été échangés et Lymon a promis de nous écrire de temps en temps, maintenant qu’il en était capable. Nous sommes ensuite repartis en chariot à Montréal, où Calyxa m’attendait.

Il restait quelques jours avant le mariage. Sam en a profité pour dire adieu aux Juifs de Montréal avec lesquels il s’était lié d’amitié, même si son degré d’orthodoxie ne les satisfaisait pas. Sam était bel et bien juif, selon ses propres estimations, et depuis toujours, mais il n’avait jamais adopté les doctrines et coutumes aussi raffinées que complexes caractéristiques de cette foi, comme par exemple ne pas travailler le samedi (un jour que les Juifs semblaient confondre avec le jour du Seigneur), ou fréquenter régulièrement la « schul », ou suivre le moindre commandement de la Torah (décrite par Sam comme une espèce de Bible cylindrique). « J’ai été éloigné trop tôt de ces choses, s’est-il plaint à moi, elles ne me viennent plus naturellement, à mon âge. Je n’ai jamais passé ma bar-mitzva. Je ne lis ni ne parle l’hébreu. J’ai de la chance d’avoir eu une bris[46], d’ailleurs.

— Les Juifs de Montréal ne comprennent pas tes limites ?

Si, mais ils ne supportent pas mon apostasie. À juste raison, peut-être. » Il a secoué la tête. « Je ne suis pas une chose ou l’autre, Adam. Il n’y a pas de foi qui convienne à des gens comme moi. »

Je lui ai dit de ne pas se sentir triste et qu’il n’était pas le seul que décourageaient les complexités de la religion, même sous le règne libéral du Dominion de Jésus-Christ. Il n’y avait par exemple aucune congrégation de l’Église des Signes à Montréal, ce qui m’empêchait d’épouser Calyxa dans la foi de mon père (si je l’avais voulu… j’avoue que ce n’était pas le cas). Nous avions convenu d’un mariage interconfessionnel célébré par l’agent local du Dominion qui autorisait les diocèses et récoltait les dîmes pour le compte de Colorado Springs. Au moins serions-nous mariés dans une église, fût-elle théoriquement catholique. L’église facturait son utilisation par des personnes d’autres confessions, et son tarif élevé a absorbé la majeure partie de l’argent que j’avais économisé pour m’acheter une machine à écrire, mais je me suis dit que Calyxa en valait la peine.

Julian a profité des jours qui précédaient le mariage pour prendre congé des amis que lui-même s’était faits à Montréal, c’est-à-dire les Philosophes et les Esthètes qui se réunissaient au café appelé Chez Dorothy. Julian ne m’avait présenté à aucun d’entre eux, et ceux que j’ai vus de loin m’ont semblé tout aussi souples et pâles que me les avait décrits Lymon Pugh, mais je n’y connaissais pas grand-chose en Philosophes. Au moins ne se promenaient-ils pas avec des panneaux antipatriotiques et ne se retrouvaient-ils pas enfermés dans une prison militaire[47].

Quant à moi, j’ai passé ce temps avec Calyxa. En partie pour des raisons pratiques, à cause des dispositions à prendre et des invitations à faire parvenir. Mais cette dévotion nous plaisait aussi, car nous nous trouvions au stade des fiançailles où nous avions soif à toute heure et de toutes les manières possibles de la compagnie de l’autre. Si nous avons « pris de l’avance sur nos vœux », le lecteur nous pardonnera peut-être notre impatience ; et je n’en dirai pas davantage sur le sujet, sinon pour répéter que cela a été une époque très heureuse pour moi.

J’ai bien entendu écrit à ma mère pour lui annoncer l’événement et m’excuser de ne pas pouvoir venir lui présenter Calyxa, en lui assurant toutefois que je ferai de mon mieux pour y remédier, et le plus tôt possible. Calyxa n’avait d’autre famille que Job et Utty, pris quant à eux par d’autres engagements – ils devaient être pendus le même jour –, mais tous les Parmentiéristes seraient là, ainsi que le personnel du Thirsty Boot, divers musiciens de rue et révolutionnaires. Mon « côté de la nef » serait rempli de survivants de la campagne du Saguenay, avec peut-être aussi quelques Philosophes, Juifs et Esthètes invités par Sam et Julian.

Cela a finalement été un mariage comme les autres… avec un cérémonial assez familier pour qu’il ne soit guère nécessaire de le décrire. En bref : nous avons été mariés, nous nous sommes embrassés, nous avons été acclamés et on a servi des rafraîchissements.

Une calèche de location devait nous conduire à la gare. Ce n’était pas vraiment une « calèche de mariage », puisque nous la partagions avec Sam et Julian. Nous avions tous acheté des places sur le New York Express, qui devait quitter Montréal au crépuscule. J’ai fait le trajet le bras autour de la taille de Calyxa, et nous avons roucoulé en échangeant d’agréables banalités tandis que Sam et Julian rougissaient, ou toussaient dans leur main, ou prenaient soin de regarder par les fenêtres garnies de rideaux la ville pourtant morne dans la lumière déclinante, sans autres décorations que des bannières grises sur lesquelles s’étalaient des instructions hygiéniques telles que FAITES TOUJOURS BOUILLIR VOTRE EAU.

Calyxa a toutefois insisté pour qu’on s’arrêtât quelque part avant d’arriver à la gare : sur la place publique où l’armée des Laurentides procédait à ses pendaisons.

Job et Utty avaient déjà trouvé la mort, à peu près au moment où Calyxa et moi échangions solennellement nos vœux. Je lui ai suggéré de ne pas gâcher le souvenir de cette journée en allant voir un gibet, mais elle m’a répondu avoir besoin de s’assurer que ses frères étaient vraiment morts, que l’avenir ne les verrait pas revenir soudain à la vie à un moment inopportun.

J’ai donc ordonné à notre chauffeur de s’arrêter à l’endroit où se tenaient les pendaisons. L’armée des Laurentides avait pour règle de laisser les cadavres se balancer un jour ou deux aux potences, afin que les morts se rendissent utiles en rappelant à quoi conduisaient le vice et la rébellion. Cette coutume n’avait été qu’en partie suivie dans le cas de Job et d’Utty. Deux cordes pendaient au complexe échafaud, mais une seule munie d’un cadavre. Renseignements pris auprès d’un passant, Utty Blake avait été pendu le premier, mais l’échafaud avait été construit trop haut, ou bien on s’était servi d’une corde trop longue, toujours était-il qu’au moment fatidique la tête d’Utty avait « sauté », comme a dit ce passant, si bien que le corps s’était désolidarisé de la corde en glissant par le cou, ce qui avait obligé à emporter le cadavre en deux morceaux. Des taches sur le sol attestaient de la véracité de ce récit.

Job se trouvait toutefois toujours « de service ». Il semblait beaucoup plus petit dans la mort. Son visage violet était désagréable à regarder, même si j’avais vu des cadavres plus horribles au cours de ma carrière militaire. Dans le vent froid qui s’était levé, les étendards ornant les bâtiments les plus proches s’agitaient et le corps de Job pivotait comme un pendule au bout de sa corde qui grinçait tristement. De lourds nuages traversaient le ciel de plus en plus sombre et il régnait une atmosphère à la fois austère et malheureuse.

Calyxa a néanmoins bondi avec vigueur de la calèche pour marcher droit sur le corps peu soigné et franchement infect de son frère, dont les pieds dénudés oscillaient à peu près au niveau de ses épaules.

Je l’ai laissée là de longues minutes, seule sur cette place venteuse et poussiéreuse, à réfléchir au caractère éphémère de la vie et de toutes choses temporelles, avant d’aller la prendre par la taille.

« Si horribles qu’aient été tes frères, ça doit être difficile à supporter.

— Pas trop, a-t-elle chuchoté.

— Fais-leur tes adieux, alors, Calyxa… nous avons un train à prendre. »

Son expression sombre m’a ému, qui laissait voir une âme moins endurcie que Calyxa aimait à le prétendre, et j’ai été plus ému encore quand elle a trouvé assez de charité chrétienne en elle pour prononcer une courte prière[48] en faveur de l’âme du pauvre Job décédé.

Nous sommes ensuite remontés dans la calèche, dont j’ai ordonné au chauffeur de nous conduire à la gare. L’atmosphère s’était quelque peu rafraîchie et il n’y a plus eu de roucoulements postnuptiaux. Calyxa a préféré essayer de faire la conversation.

Elle ne connaissait pas encore très bien Sam et Julian. D’une certaine manière, elle ne les connaissait pas du tout : malgré les confidences que nous avions partagées, j’avais évité de lui dire que Julian était en réalité Julian Comstock, le neveu du président, ou que Sam avait été le meilleur ami du père assassiné de celui-ci. J’avais respecté la promesse faite à Sam et Julian de ne jamais révéler ces embarrassantes vérités.

J’avais toutefois raconté à Calyxa d’autres choses sur mes deux amis et nos aventures communes. Elle a regardé Julian en face : « Vous aimez raconter des histoires de Bible. »

Mal à l’aise – comme souvent en compagnie de femmes –, Julian a semblé incapable de trouver une réponse. Il a avalé plusieurs fois sa salive, sa pomme d’Adam montant et descendant dans sa gorge. « Ah, euh… vraiment ?

— À ce que m’a dit Adam. Des histoires de Bible que vous avez inventées vous-même. La plupart blasphématoires.

— Adam exagère peut-être un peu.

— Racontez-m’en une », a demandé Calyxa tandis que la calèche bringuebalait dans la rue lugubre et venteuse sous la fine pluie qui commençait à tomber. Son regard a dérivé vers la fenêtre. « Une histoire de Pâques, si vous en connaissez une. »

La conversation prenait une tournure que je trouvais déplaisante. Les apostasies de Julian s’avéraient souvent choquantes pour les non-initiés et j’avais espéré que Calyxa apprendrait à mieux le connaître avant qu’il braquât sur elle à bout portant le canon de son Agnosticisme. Mais Julian aimait les défis, et je crois que les manières directes et audacieuses de Calyxa l’enchantaient.

Il s’est éclairci la voix. « Eh bien, voyons un peu. » La lanterne au-dessus de nos têtes vacillait sur ses cardans. La pluie tambourinait sur le toit et on voyait l’haleine de Julian flotter de manière visible dans l’air froid. « Dieu créa le monde…

— Je vois que vous remontez loin, a dit Calyxa.

— Peut-être bien, mais voulez-vous ou non entendre cette histoire ?

— Je vous demande pardon. Continuez.

— Au commencement, Dieu créa le monde, le fit tourner et laissa les événements se produire sans trop intervenir personnellement. Il mit en scène quelques conflits tribaux et organisa une malencontreuse Inondation qui fit un grand nombre de victimes sans résoudre beaucoup de problèmes, mais Il finit par décider que l’espèce humaine était trop corrompue pour mériter le salut et trop misérable pour mériter la destruction, aussi cessa-t-Il d’y toucher et de s’en occuper.

« Mais l’humanité, dans son ensemble, avait conscience de sa déchéance, aussi entreprit-elle de demander à Dieu des présents immérités ou la réparation de torts. Tout ce harcèlement, aux yeux de Dieu, revenait à regretter son innocence perdue… à une nostalgie du paradis abandonné qu’était Éden. “Rends-nous notre innocence, criait l’humanité, ou bien envoie l’innocence parmi nous, pour qu’elle nous serve d’exemple.”

« Dieu se montra sceptique. “Vous ne reconnaîtriez pas l’innocence si elle vous tendait sa carte de visite, répondit-Il à l’humanité, et la Bienveillance vous échappe avec la régularité d’une horloge. Cherchez ces choses là où on les trouve et laissez-Moi tranquille.”

« Mais les prières ne cessèrent jamais et Dieu ne pouvait ignorer indéfiniment tout ce chagrin et cette lamentation, qui clapotait comme une vague nauséabonde contre les murs du Paradis. “Très bien, finit-Il par dire, J’ai entendu votre bruit et Je vais vous donner ce que vous voulez.” Aussi engendra-t-Il un fils par l’intermédiaire d’une vierge… et même d’une vierge mariée, car Dieu aimait les miracles, et une femme à la fois épouse, vierge et mère semblait un miracle augmenté d’intérêts composés. Au bout d’un certain temps, un enfant naquit : innocent, absent de tout péché, invulnérable à la tentation et bon jusqu’à la moelle. “Faites de lui ce que vous voudrez”, dit Dieu d’un air résolu avant de reculer en croisant les bras. »

(J’ai essayé d’évaluer de quelle manière Calyxa réagissait à ces blasphèmes. Si son visage ne bougeait pas, son regard restait fixe et attentif. La pluie tombait à présent avec force et les roues des voitures que nous croisions produisaient un bruit étouffé dans le crépuscule.)

« Environ un quart de siècle plus tard, a continué Julian, cet enfant de Dieu finit par être rendu à son Créateur… méprisé, insulté, battu, humilié et en fin de compte cloué sur une croix pleine d’échardes dressée sous le soleil de Galilée jusqu’à ce qu’il succombe à ses blessures physiques et spirituelles.

« Dieu reçut ce don très maltraité par retour du courrier, pour ainsi dire, et en conçut un mépris énorme, et Il dit à l’humanité : “Voyez ce que vous faites de l’innocence ? Voyez ce que vous faites de l’Amour et de la Bienveillance quand ils vous regardent en face ?” Sur ces mots, Il tourna le dos à l’humanité et décida de ne plus jamais s’adresser aux hommes, de couper tous les ponts avec eux.

« Cela aurait malgré tout pu être une bonne leçon, a dit Julian, si elle avait été comprise. Mais l’Homme se méprit sur son propre châtiment et s’imagina ses péchés pardonnés, si bien qu’il dressa des effigies du demi-dieu torturé et de l’instrument sur lequel celui-ci avait été brisé, en célébrant l’événement chaque année à Pâques par un service religieux et un chapeau coloré. Ainsi, de même que Dieu se rendit sourd à l’Homme, l’Homme devint sourd à Dieu ; nos prières croupirent dans l’air mort de nos vastes églises et croupissent encore à ce jour. »

Le silence a régné dans la calèche après ce récit cruel et nettement blasphématoire. Sam a soupiré et regardé la pluie à l’extérieur. Les ressorts du véhicule ont grincé tandis que nous cahotions sur les pavés mouillés, bruit qui m’a rappelé le grincement de la corde à laquelle Job Blake avait été pendu. Julian a posé sur Calyxa un regard effronté, bien qu’un peu inquiet, tandis qu’elle pesait sa réponse.

« C’est une belle histoire, a-t-elle fini par dire. Elle me plaît beaucoup… merci, Julian. J’espère que vous m’en raconterez une autre un jour. » Elle s’est efforcée de sourire. « J’en inventerai peut-être une moi-même, maintenant que vous m’avez montré comment faire. »

Cela a été au tour de Julian de rester bouche bée de stupéfaction. Il a peu à peu pris la mesure de la sincérité de Calyxa, puis a souri… peut-être le premier véritable sourire que je lui voyais depuis la campagne du Saguenay.

« Je vous en prie ! a-t-il dit avant de braquer son sourire sur moi. Tu as bien choisi ton épouse, Adam ! Félicitations !

— Oy », a dit Sam dans l’énigmatique langue des Juifs.

10

L’avenir a déjoué nos attentes. Comme toujours, dirait sûrement Julian. « Il est impossible de prévoir l’Évolution, affirmait-il, que ce soit à court ou à long terme. »

Malgré tout, le choc de notre arrivée à New York peut difficilement être surestimé.

Voilà ce qui s’est produit.

Notre train, bien qu’express, a ralenti à chaque gare de triage et le voyage a duré toute la nuit. Calyxa et moi disposions à nous deux d’un compartiment privé. Nous sommes restés éveillés jusqu’au petit matin, si bien que nous avons dormi bien après le lever du soleil. Nous n’avons vu New York qu’après les coups frappés à la porte par l’employé des wagons-lits pour annoncer notre arrivée imminente.

Nous nous sommes alors vêtus en hâte avant d’aller rejoindre Sam et Julian dans la voiture de voyageurs.

J’ai regretté de ne pas m’être levé plus tôt, car nous nous étions déjà bien enfoncés dans Manhattan. Je n’en détaillerai pas les merveilles ici… elles apparaîtront plus tard dans mon récit. Mais j’ai su qu’il se passait quelque chose d’exceptionnel dès notre entrée dans la grande gare à colonnes de Central Train Station. On voyait, par les fenêtres striées de pluie, de nombreuses voies et quais où les passagers pouvaient embarquer ou débarquer, et le quai dont nous approchions était empli de gens vêtus de toutes sortes d’habits colorés, la plupart porteurs de pancartes et de banderoles. On avait érigé une estrade en bois et un orchestre interprétait des chants patriotiques. J’ai eu du mal à distinguer les détails derrière le verre mouillé et sale, mais il régnait une indéniable excitation.

Nous avons demandé des explications à un employé qui passait, mais il n’a pas pu nous renseigner. « Sans doute quelqu’un de célèbre qui arrive du front. »

Quelqu’un de célèbre ! Quelle ironie cela serait, me suis-je dit, d’avoir fait tout ce voyage dans le même train que le général Galligasken, mais rien n’indiquait que ce fût le cas. Pour apprendre quel passager se voyait ainsi honoré, il nous a fallu descendre de voiture. Un receveur de billets a alors tendu son doigt vers nous, ou plus exactement vers Julian, et l’orchestre a aussitôt entamé une marche.

« Mon Dieu ! » s’est exclamé Sam en blêmissant quand il a lu les pancartes et les banderoles brandies par la foule… et je les ai lues à mon tour, si bien que ma mâchoire a dû tomber aussi.

BIENVENUE AU HÉROS DE LA CAMPAGNE DU SAGUENAY ! disait l’une.

LES POLICIERS ET POMPIERS DE NEW YORK SALUENT LE CAPTEUR DU CANON CHINOIS ! proclamait une autre.

Et une troisième, plus simplement : VIVE LE CAPITAINE COMMONGOLD !

Sam tremblait avec une telle violence qu’on l’aurait pu croire face à un peloton d’exécution et non à une foule en liesse.

Julian a été encore plus perplexe. Il a ouvert la bouche et n’a pu rassembler assez de forces pour la refermer.

Une femme aux cheveux blancs est alors passée au premier rang de la foule. Ni jeune ni particulièrement mince, elle se comportait toutefois de manière énergique et résolue. C’était de toute évidence une Aristo : elle portait de coûteux vêtements aux couleurs voyantes, comme si elle avait traversé une boutique de modiste puis une volière tropicale et en était ressortie avec une petite partie de ces deux endroits collée au corps. Elle avait dans les mains une couronne de fleurs sur laquelle était fixée une bande de papier disant L’UNION PATRIOTIQUE DES FEMMES DE NEW YORK SOUHAITE LA BIENVENUE AU CAPITAINE COMMONGOLD.

Le visage presque dissimulé par cette somptueuse couronne, elle l’a levée dans l’intention de la passer au cou de Julian.

Elle a alors pu voir bien en face l’objet de toute cette adoration et s’est figée, comme frappée par une balle.

« Julian ? a-t-elle chuchoté.

— Mère ! » s’est écrié mon ami.

La couronne est tombée par terre. L’Aristo a serré son fils dans ses bras. Cela a éveillé l’intérêt des photographes présents dans la foule et ils ont soulevé leurs appareils tandis que les reporters saisissaient le crayon qu’ils portaient derrière l’oreille.

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