De Georgetown à Victoria

À l’âge de trente ans, mon père quitte Southampton à bord d’un cargo mixte à destination de Georgetown, en Guyane britannique. Les rares photos de lui à cette époque montrent un homme robuste, à l’allure sportive, vêtu de façon élégante, complet veston, chemise à col dur, cravate, gilet, souliers de cuir noir. Bientôt huit ans qu’il est parti de Maurice, après l’expulsion de sa famille de la maison natale, le fatal jour de l’an de 1919. Dans le petit carnet où il a consigné les événements marquants des derniers jours passés à Moka, il écrit : « À présent, je n’ai plus qu’un désir, partir très loin d’ici et ne jamais revenir. » La Guyane, c’était effectivement l’autre extrémité du monde, les antipodes de Maurice.

Est-ce le drame de Moka qui a justifié cet éloignement ? Il y a eu sans doute au moment de son départ une détermination qui ne l’a jamais quitté. Il ne pouvait pas être comme les autres. Il ne pouvait pas oublier. Il ne parlait jamais de l’événement qui avait été à l’origine de la dispersion de tous les membres de sa famille. Sauf, de temps en temps, pour laisser échapper un éclat de colère.

Pendant sept ans il étudie à Londres, d’abord dans une école d’ingénieur, puis à la faculté de médecine. Sa famille est ruinée, et il ne peut compter que sur la bourse du gouvernement. Il ne peut pas se permettre d’échouer. Il fait une spécialité de médecine tropicale. Il sait déjà qu’il n’aura pas les moyens de s’installer comme médecin privé. L’épisode de la carte de visite exigée par le médecin-chef de l’hôpital de Southampton ne sera que le prétexte à rompre avec la société européenne.

La seule part de douceur dans sa vie, à ce moment-là, c’est la fréquentation de son oncle à Paris, la passion qu’il éprouve pour sa cousine germaine, ma mère. Les congés qu’il passe en France auprès d’eux sont le retour imaginaire vers un passé qui n’est plus. Mon père est né dans la même maison que son oncle, à tour de rôle ils y ont grandi, ils ont connu les mêmes lieux, les mêmes secrets, les mêmes cachettes, ils se sont baignés dans le même ruisseau. Ma mère n’a pas vécu là-bas (elle est née à Milly), mais elle en a toujours entendu parler par son père, cela fait partie de son passé, pour elle cela a le goût d’un rêve inaccessible et familier (car, en ce temps-là, Maurice est si loin qu’on ne peut qu’en rêver). Mon père et elle sont unis par ce rêve, ils sont ensemble comme les exilés d’un pays inaccessible.

Il n’importe. Mon père a décidé de partir, il partira. Le Colonial Office vient de lui attribuer un poste de médecin sur les fleuves de Guyane. Dès qu’il arrive, il affrète une pirogue munie d’un toit de palmes et propulsée par un moteur Ford à axe long. À bord de sa pirogue, accompagné par l’équipe, infirmiers, pilote, guide et interprète, il remonte les rivières : le Mazaruni, l’Essequeibo, le Kupurung, le Demerara.

Il prend des photos. Avec son Leica à soufflet, il collectionne des clichés en noir et blanc qui représentent mieux que des mots son éloignement, son enthousiasme devant la beauté de ce nouveau monde. La nature tropicale n’est pas une découverte pour lui. À Maurice, dans les ravins, sous le pont de Moka, la rivière Terre-Rouge n’est pas différente de ce qu’il trouve en haut des fleuves. Mais ce pays est immense, il n’appartient pas encore tout à fait aux hommes. Sur ses photos paraissent la solitude, l’abandon, l’impression d’avoir touché à la rive la plus lointaine du monde. Du débarcadère du Berbice, il photographie la nappe bistre sur laquelle glisse une pirogue, contre un village de tôle semé d’arbres malingres. Sa maison, une sorte de chalet de planches sur pilotis, au bord d’une route vide, flanquée d’un seul palmier absurde. Ou bien encore la ville de Georgetown, silencieuse et endormie dans la chaleur, maisons blanches aux volets fermés contre le soleil, entourées des mêmes palmiers, emblèmes obsédants des tropiques.

Les photos que mon père a aimé prendre, ce sont celles qui montrent l’intérieur du continent, la force inouïe des rapides que sa pirogue doit remonter, halée sur des rondins, à côté des marches de pierre où l’eau cascade, avec sur chaque rive les murs sombres de la forêt.

Les chutes de Kaburi, sur le Mazaruni, l’hôpital de Kamakusa, les maisons de bois le long du fleuve, les boutiques de chercheurs de diamants. Soudain une bonace sur un bras du Mazaruni, un miroir d’eau qui étincelle et entraîne vers la rêverie. Sur la photo apparaît l’étrave de la pirogue en train de descendre le fleuve, je la regarde et je sens le vent, l’odeur de l’eau, j’entends malgré le grondement du moteur le crissement incessant des insectes dans la forêt, je perçois l’inquiétude qui naît à l’approche de la nuit. À l’embouchure du rio Demerara, les palans chargent le sucre demerara à bord des cargos rouillés. Et sur une plage, où viennent mourir les vagues du sillage, deux enfants indiens me regardent, un petit garçon de six ans environ et sa sœur à peine plus âgée, tous deux ont le ventre distendu par la parasitose, leurs cheveux très noirs coupés « au bol » au ras des sourcils, comme moi à leur âge. De son séjour en Guyane, mon père ne rapportera que le souvenir de ces deux enfants indiens, debout au bord du fleuve, qui l’observent en grimaçant un peu à cause du soleil. Et ces images d’un monde encore sauvage, entraperçu le long des fleuves. Un monde mystérieux et fragile, où règnent les maladies, la peur, la violence des orpailleurs et des chercheurs de trésors, où l’on entend le chant de désespérance du monde amérindien en train de disparaître. S’ils vivent encore, que sont devenus ce garçon et cette fille ? Ils doivent être des vieillards, proches du terme de l’existence.


Plus tard, longtemps après, je suis allé à mon tour au pays des Indiens, sur les fleuves. J’ai connu des enfants semblables. Sans doute le monde a-t-il changé beaucoup, les rivières et les forêts sont moins pures qu’elles n’étaient au temps de la jeunesse de mon père. Pourtant il m’a semblé comprendre le sentiment d’aventure qu’il avait éprouvé en débarquant au port de Georgetown. Moi aussi, j’ai acheté une pirogue, j’ai voyagé debout à la proue, les orteils écartés pour mieux agripper le bord, balançant la longue perche dans mes mains, regardant les cormorans s’envoler devant moi, écoutant le vent souffler dans mes oreilles et les échos du moteur de hors-bord s’enfoncer derrière moi dans l’épaisseur de la forêt. En examinant la photo prise par mon père à l’avant de la pirogue, j’ai reconnu la proue au museau un peu carré, la corde d’amarrage enroulée et, posée en travers de la coque pour servir occasionnellement de banquette, la canalete, la pagaie indienne à lame triangulaire. Et devant moi, au bout de la longue « rue » du fleuve, les deux murailles noires de la forêt qui se referment.

Quand je suis revenu des terres indiennes, mon père était déjà malade, enfermé dans son silence obstiné. Je me souviens de l’étincelle dans ses yeux quand je lui ai raconté que j’avais parlé de lui aux Indiens, et qu’ils l’invitaient à retourner sur les fleuves, qu’en échange de son savoir et de ses médicaments, ils lui offraient une maison et la nourriture pour le temps qu’il voudrait. Il a eu un léger sourire, il a dit, je crois : « Il y a dix ans, j’y serais allé. » C’était trop tard, le temps ne se remonte pas, même dans les rêves.


C’est la Guyane qui a préparé mon père à l’Afrique. Après tout ce temps passé sur les fleuves, il ne pouvait pas revenir en Europe — encore moins à Maurice, ce petit pays où il se sentait à l’étroit au milieu de gens égoïstes et vaniteux. Un poste venait d’être créé en Afrique de l’Ouest, dans la bande de terre reprise à l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, et qui comprenait l’est du Nigeria et l’ouest du Cameroun, sous mandat britannique. Mon père s’est porté volontaire. Début 1928, il est dans un bateau qui longe la côte de l’Afrique à destination de Victoria, sur la baie du Biafra.

C’est ce même voyage que j’ai fait, vingt ans plus tard, avec ma mère et mon frère, pour retrouver mon père au Nigeria après la guerre. Mais lui n’est pas un enfant qui se laisse porter par le courant des événements. Il a alors trente-deux ans, c’est un homme endurci par deux années d’expérience médicale en Amérique tropicale, il connaît la maladie et la mort, il les a côtoyées chaque jour, dans l’urgence, sans protection. Son frère Eugène, qui a été médecin avant lui en Afrique, le lui a certainement dit : il ne va pas dans un pays facile. Le Nigeria est sans doute « pacifié », occupé par l’armée britannique. Mais c’est une région où la guerre est permanente, guerre des hommes entre eux, guerre de la pauvreté, guerre des mauvais traitements et de la corruption hérités de la colonisation, guerre microbienne surtout. Au Calabar, au Cameroun, l’ennemi n’est plus Aro Chuku et son oracle, ni les armées des Foulanis et leurs longues carabines venues d’Arabie. Les ennemis s’appellent kwashiorkor, bacille virgule, ténia, bilharzia, variole, dysenterie amibienne. Face à ces ennemis, la trousse de médecin de mon père doit lui paraître bien légère. Scalpel, pinces à clampser, trépan, stéthoscope, garrots, et quelques outils de base, dont la seringue de laiton avec laquelle il m’a injecté plus tard des vaccins. Les antibiotiques, la cortisone n’existent pas. Les sulfamides sont rares, les poudres et les onguents ressemblent à des potions de sorcier. Les vaccins sont en quantité très limitée, pour combattre les épidémies. Le territoire à parcourir pour livrer cette bataille aux maladies est immense. À côté de ce qui attend mon père en Afrique, les expéditions pour remonter les fleuves de Guyane ont pu lui sembler des promenades. Dans l’Ouest africain, il va rester vingt-deux ans, jusqu’à la limite de ses forces. Ici, il connaîtra tout, depuis l’enthousiasme du commencement, la découverte des grands fleuves, le Niger, le Bénoué, jusqu’aux hautes terres du Cameroun. Il partagera l’amour et l’aventure avec sa femme, à cheval sur les sentiers de montagne. Puis la solitude et l’angoisse de la guerre, jusqu’à l’usure, jusqu’à l’amertume des derniers instants, ce sentiment d’avoir dépassé la mesure d’une vie.


Tout cela, je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, en partant comme lui, pour voyager dans un autre monde. Je l’ai lu, non pas sur les rares objets, masques, statuettes, et les quelques meubles qu’il avait rapportés du pays ibo et des Grass Fields du Cameroun. Ni même en regardant les photos qu’il a prises pendant les premières années, à son arrivée en Afrique. Je l’ai su en redécouvrant, en apprenant à mieux lire les objets de la vie quotidienne qui ne l’avaient jamais quitté, même pendant sa retraite en France : ces tasses, assiettes de métal émaillé bleu et blanc faites en Suède, ces couverts en aluminium avec lesquels il avait mangé pendant toutes ces années, ces gamelles emboîtées qui lui servaient en campagne, dans les cases de passage. Et tous les autres objets, marqués, cabossés par les cahots, portant la trace des pluies diluviennes et la décoloration particulière du soleil sous l’équateur, des objets dont il avait refusé de se défaire et qui, à ses yeux, valaient mieux que n’importe quel bibelot ou souvenir folklorique. Ses malles de bois cerclées de fer, dont il avait repeint plusieurs fois les gonds et les serrures, et sur lesquelles je lisais encore l’adresse du port de destination finale : General Hospital, Victoria, Cameroons. Outre ces bagages dignes d’un voyageur du temps de Kipling ou de Jules Verne, il y avait toute la série des boîtes à cirage et des pains de savon noir, les lampes à pétrole, les brûleurs d’alcool, et ces grandes boîtes à biscuits « Marie » en fer dans lesquelles il a gardé jusqu’à la fin de sa vie son thé et son sucre en poudre. Les outils aussi, ses instruments de chirurgien, qu’il utilisait en France pour faire la cuisine, découpant le poulet au scalpel et servant avec une pince à clampser. Les meubles enfin, non pas ces fameux tabourets et trônes monoxyles d’art nègre. Il leur préférait son vieux fauteuil pliant en toile et bambou qu’il avait transporté d’une case de passage à l’autre sur tous les chemins de montagne, et la petite table au plateau de rotin qui servait de support à son poste de radio, sur lequel, jusqu’à la fin de sa vie, il écoutait chaque soir, à sept heures, les informations de la BBC : Pom pom pom pom ! British Broadcasting Corporation, here is the news !


C’était comme s’il n’avait jamais quitté l’Afrique. À son retour en France, il avait gardé les habitudes de son métier, levé à six heures, habillé (toujours de son pantalon de toile kaki), ses chaussures cirées, son chapeau sur la tête, pour aller faire ses courses au marché — comme jadis il partait pour la tournée des lits à l’hôpital —, de retour chez lui à huit heures, pour préparer le repas — avec la minutie d’une intervention chirurgicale. Il avait conservé toutes les manies des anciens militaires. L’homme qui avait reçu l’entraînement des médecins en pays lointains — être ambidextre, capable de s’opérer soi-même en se servant d’un miroir ou de recoudre sa hernie. L’homme aux mains calleuses de chirurgien, qui pouvait scier un os ou placer une attelle, qui savait faire des nœuds et des épissures — cet homme n’utilisait plus son énergie et son savoir qu’à ces tâches minuscules et ingrates auxquelles se refusent la plupart des gens à la retraite : avec la même application, il faisait la vaisselle, réparait les tomettes cassées de son appartement, lavait son linge, reprisait ses chaussettes, construisait des bancs et des étagères avec du bois de caisse. L’Afrique avait mis en lui une marque qui se confondait avec les traces laissées par l’éducation spartiate de sa famille à Maurice. L’habit à l’occidentale qu’il endossait chaque matin pour aller au marché devait lui peser. Dès qu’il rentrait chez lui, il enfilait une large chemise bleue à la manière des tuniques des Haoussas du Cameroun, qu’il gardait jusqu’à l’heure de se coucher. C’est ainsi que je le vois à la fin de sa vie. Non plus l’aventurier ni le militaire inflexible. Mais un vieil homme dépaysé, exilé de sa vie et de sa passion, un survivant.


L’Afrique, pour mon père, a commencé en touchant la Gold Coast, à Accra. Image caractéristique de la Colonie : des voyageurs européens, vêtus de blanc et coiffés du casque Cawnpore, sont débarqués dans une nacelle et transportés jusqu’à terre à bord d’une pirogue montée par des Noirs. Cette Afrique-là n’est pas très dépaysante : c’est l’étroite bande qui suit le contour de la côte, depuis la pointe du Sénégal jusqu’au golfe de Guinée, que connaissent tous ceux qui viennent des métropoles pour faire des affaires et s’enrichir promptement. Une société qui, en moins d’un demi-siècle, s’est architecturée en castes, lieux réservés, interdits, privilèges, abus et profits. Banquiers, agents commerciaux, administrateurs civils ou militaires, juges, policiers et gendarmes. Autour d’eux, dans les grandes villes portuaires, Lomé, Cotonou, Lagos, comme à Georgetown en Guyane, s’est créée une zone propre, luxueuse, avec pelouses impeccables et terrains de golf, et des palais de stuc ou de bois précieux dans de vastes palmeraies, au bord d’un lac artificiel, telle la maison du directeur du service médical à Lagos. Un peu plus loin, le cercle des colonisés, avec l’échafaudage complexe qu’ont décrit Rudyard Kipling pour l’Inde et Rider Haggard pour l’Est africain. C’est la frange domestique, l’élastique tampon des intermédiaires, greffiers, grouillots, chaouchs, chocras (les mots ne manquent pas !), habillés à demi à l’européenne, portant chaussures et parapluies noirs. Enfin, à l’extérieur, c’est l’océan immense des Africains, qui ne connaissent des Occidentaux que leurs ordres et l’image presque irréelle d’une voiture carrossée de noir qui roule à toute vitesse dans un nuage de poussière et qui traverse en cornant leurs quartiers et leurs villages.

C’est cette image que mon père a détestée. Lui qui avait rompu avec Maurice et son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise, pour laquelle un homme ne valait que par sa carte de visite, lui qui avait parcouru les fleuves sauvages de Guyane, qui avait pansé, recousu, soigné les chercheurs de diamants et les Indiens sous-alimentés ; cet homme ne pouvait pas ne pas vomir le monde colonial et son injustice outrecuidante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d’ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancœur sur leurs serviteurs pour une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée.

En parlait-il ? D’où me vient cette instinctive répulsion que j’ai ressentie depuis l’enfance pour le système de la Colonie ? Sans doute ai-je capté un mot, une réflexion, à propos des ridicules des administrateurs, tel le district officer d’Abakaliki que mon père m’emmenait voir parfois et qui vivait au milieu de sa meute de pékinois nourris au filet de bœuf et aux petits gâteaux, abreuvés uniquement à l’eau minérale. Ou bien les récits de grands Blancs qui voyageaient en convoi, à la chasse aux lions et aux éléphants, armés de fusils à lunette et de balles explosives, et qui, lorsqu’ils croisaient mon père dans ces contrées perdues, le prenaient pour un organisateur de safaris et l’interrogeaient sur la présence d’animaux sauvages, à quoi mon père répondait : « Depuis vingt ans que je suis ici, je n’en ai jamais vu un, à moins que vous ne parliez de serpents et de vautours. » Ou encore le district officer en poste à Obudu, à la frontière du Cameroun, qui s’amusait à me faire toucher les crânes des gorilles qu’il avait tués et me montrait les collines derrière chez lui en prétendant qu’on entendait le soir la pétarade des grands singes qui le provoquaient en se frappant la poitrine. Et surtout, l’image obsédante que j’ai gardée, sur la route qui conduisait à la piscine d’Abakaliki, la cohorte des prisonniers noirs enchaînés, marchant au pas cadencé, encadrés par les policiers armés de fusils.

Peut-être est-ce le regard de ma mère sur ce continent à la fois si neuf et si malmené par le monde moderne ? Je ne me souviens pas de ce qu’elle nous disait, à mon frère et à moi, quand elle nous parlait du pays où elle avait vécu avec mon père, où nous devions le rejoindre un jour. Je sais seulement que, lorsque ma mère a décidé de se marier avec mon père, et d’aller vivre au Cameroun, ses amies parisiennes lui ont dit : « Quoi, chez les sauvages ? » et qu’elle, après tout ce que mon père lui avait raconté, n’a pu que répondre : « Ils ne sont pas plus sauvages que les gens à Paris ! »


Après Lagos, Owerri, Abo non loin du fleuve Niger. Déjà mon père est loin de la zone « civilisée ». Il est devant les paysages de l’Afrique équatoriale tels que les décrit André Gide dans son Voyage au Congo (à peu près contemporain de l’arrivée de mon père au Nigeria) : l’étendue du fleuve, vaste comme un bras de mer, sur lequel naviguent pirogues et bateaux à aubes, et les affluents, la rivière d’Ahoada avec ses « sampans » aux toits de palmes, poussés par des perches, et plus près de la côte, la rivière Calabar, et l’échancrure du village d’Obukun, taillée à coups de machette dans l’épaisseur de la forêt. Ce sont les premières images que mon père reçoit du pays où il va passer la plus grande partie de sa vie active, du pays qui va devenir, par force et par nécessité, son vrai pays.


J’imagine son exaltation à l’arrivée à Victoria, après vingt jours de voyage. Dans la collection de clichés pris par mon père en Afrique, il y a une photo qui m’émeut particulièrement, parce que c’est celle qu’il a choisi d’agrandir pour en faire un tableau. Elle traduit son impression d’alors, d’être au commencement, au seuil de l’Afrique, dans un endroit presque vierge. Elle montre l’embouchure de la rivière, à l’endroit où l’eau douce se mêle à la mer. La baie de Victoria dessine une courbe terminée par une pointe de terre où les palmiers sont inclinés dans le vent du large. La mer déferle sur les roches noires et vient mourir sur la plage. Les embruns apportés par le vent recouvrent les arbres de la forêt, se mêlent à la vapeur des marécages et de la rivière. Il y a du mystère et de la sauvagerie, malgré la plage, malgré les palmes. Au premier plan, tout près du rivage, on voit la case blanche dans laquelle mon père a logé en arrivant. Ce n’est pas par hasard que mon père, pour désigner ces maisons de passage africaines, utilise le mot très mauricien de « campement ». Si ce paysage le requiert, s’il fait battre mon cœur aussi, c’est qu’il pourrait être à Maurice, à la baie du Tamarin, par exemple, ou bien au cap Malheureux, où mon père allait parfois en excursion dans son enfance. Peut-être a-t-il cru, au moment où il arrivait, qu’il allait retrouver quelque chose de l’innocence perdue, le souvenir de cette île que les circonstances avaient arrachée à son cœur ? Comment n’y aurait-il pas pensé ? C’était bien la même terre rouge, le même ciel, le même vent constant de la mer, et partout, sur les routes, dans les villages, les mêmes visages, les mêmes rires d’enfants, la même insouciance nonchalante. Une terre originelle, en quelque sorte, où le temps aurait fait marche arrière, aurait détricoté la trame d’erreurs et de trahisons.

Victoria (aujourd’hui Lembé).


Pour cela, je sens son impatience, son grand désir de pénétrer à l’intérieur du pays, pour commencer son métier de médecin. De Victoria, les pistes le conduisent à travers le mont Cameroun vers les hauts plateaux où il doit prendre son poste, à Bamenda. C’est là qu’il va travailler pendant les premières années, dans un hôpital à moitié en ruine, un dispensaire de bonnes sœurs irlandaises, murs de boue séchée et toit de palmes. C’est là qu’il va passer les années les plus heureuses de sa vie.

Sa maison, c’est Forestry House, une vraie maison en bois à étage, recouverte d’un toit de feuilles que mon père va s’employer à reconstruire avec le plus grand soin. En contrebas, dans la vallée, non loin des prisons, se trouve la ville haoussa avec ses remparts de pisé et ses hautes portes, telle qu’elle était au temps de la gloire de l’Adamawa. Un peu à l’écart, l’autre ville africaine, le marché, le palais du roi de Bamenda, et la maison de passage du district officer et des officiers de Sa Majesté (ils ne sont venus qu’une seule fois, pour décorer le roi). Une photo prise par mon père, sans doute un peu satirique, montre ces messieurs du gouvernement britannique, raides dans leurs shorts et leurs chemises empesées, coiffés du casque, mollets moulés dans leurs bas de laine, en train de regarder le défilé des guerriers du roi, en pagne et la tête décorée de fourrure et de plumes, brandissant des sagaies.

C’est à Bamenda que mon père emmène ma mère après leur mariage, et Forestry House est leur première maison. Ils installent leurs meubles, les seuls meubles qu’ils ont jamais achetés et qu’ils emporteront avec eux partout : des tables, des fauteuils taillés dans des troncs d’iroko, décorés de sculptures traditionnelles des hauts plateaux de l’Ouest camerounais, léopards, singes, antilopes. La photo que mon père prend de leur salon à Forestry House montre un décor très « colonial » : au-dessus du manteau de la cheminée (il fait froid à Bamenda en hiver) est accroché un grand bouclier en peau d’hippopotame, assorti de deux lances croisées. Il s’agit vraisemblablement d’objets laissés là par un précédent occupant, car cela ne ressemble pas à ce que mon père pouvait rechercher. Les meubles sculptés, en revanche, l’ont accompagné jusqu’en France. J’ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence au milieu de ces meubles, assis sur les tabourets pour y lire les dictionnaires. J’ai joué avec les statues d’ébène, avec les sonnettes de bronze, j’ai utilisé les cauris en guise d’osselets. Pour moi, ces objets, ces bois sculptés et ces masques accrochés aux murs n’étaient pas du tout exotiques. Ils étaient ma part africaine, ils prolongeaient ma vie et, d’une certaine façon, ils l’expliquaient. Et avant ma vie, ils parlaient du temps que mon père et ma mère avaient vécu là-bas, dans cet autre monde où ils avaient été heureux. Comment dire ? J’ai ressenti de l’étonnement, et même de l’indignation, lorsque j’ai découvert, longtemps après, que de tels objets pouvaient être achetés et exposés par des gens qui n’avaient rien connu de tout cela, pour qui ils ne signifiaient rien, et même pis, pour qui ces masques, ces statues et ces trônes n’étaient pas des choses vivantes, mais la peau morte qu’on appelle souvent l’« art ».


Pendant leurs premières années de mariage, mon père et ma mère ont vécu là leur vie amoureuse, à Forestry House et sur les routes du haut pays camerounais, jusqu’à Banso. Avec eux voyageaient leurs employés, Njong le chocra, Chindefondi l’interprète, Philippus le chef des porteurs. Philippus était l’ami de ma mère. C’était un homme de petite taille, doué d’une force herculéenne, capable de pousser un tronc pour dégager la route ou de porter des charges que personne n’aurait pu soulever. Ma mère racontait que plusieurs fois il l’avait aidée à traverser des rivières en crue, en la tenant à bout de bras au-dessus de l’eau.

Avec eux voyageaient aussi les inséparables compagnons de mon père, qu’il avait adoptés à son arrivée à Bamenda : James et Pégase, les chevaux, le front marqué d’une étoile blanche, capricieux et doux. Et son chien, nommé Polisson, une sorte de braque dégingandé qui trottait en avant sur les chemins, et qui se couchait à ses pieds partout où il s’arrêtait, même lorsque mon père devait poser pour une photo officielle en compagnie des rois.

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