Banso[1]

À partir de mars 1932, mon père et ma mère quittent la résidence de Forestry House à Bamenda et s’installent dans la montagne, à Banso, où un hôpital doit être créé. Banso est au bout de la route de latérite carrossable en toutes saisons. C’est au seuil du pays qu’on dit « sauvage », le dernier poste où s’exerce l’autorité britannique. Mon père y sera le seul médecin, et le seul Européen, ce qui n’est pas pour lui déplaire.

Le territoire qu’il a en charge est immense. Cela va de la frontière avec le Cameroun sous mandat français, au sud-est, jusqu’aux confins de l’Adamawa au nord, et comprend la plus grande partie des chefferies et des petits royaumes qui ont échappé à l’autorité directe de l’Angleterre après le départ des Allemands : Kantu, Abong, Nkom, Bum, Foumban, Bali. Sur la carte qu’il a établie lui-même, mon père a noté les distances, non en kilomètres, mais en heures et jours de marche. Les précisions indiquées sur la carte donnent la vraie dimension de ce pays, la raison pour laquelle il l’aime : les passages à gué, les rivières profondes ou tumultueuses, les côtes à gravir, les lacets du chemin, les descentes au fond des vallées qu’on ne peut faire à cheval, les falaises infranchissables. Sur les cartes qu’il dessine, les noms forment une litanie, ils parlent de marche sous le soleil, à travers les plaines d’herbes, ou l’escalade laborieuse des montagnes au milieu des nuages : Kengawmeri, Mbiami, Tanya, Ntim, Wapiri, Ntem, Wanté, Mbam, Mfo, Yang, Ngonkar, Ngom, Nbirka, Ngu, trente-deux heures de marche, c’est-à-dire cinq jours à raison de dix kilomètres par jour sur un terrain difficile. Plus les arrêts dans les hameaux, les bivouacs, les soins à donner, les vaccins, les discussions (les fameuses palabres) avec les autorités locales, les plaintes qu’il faut écouter, et le journal de bord à tenir, l’économie à surveiller, les médicaments à commander à Lagos, les instructions à laisser aux officiers de santé et aux infirmiers dans les dispensaires.

Le roi Memfoï, Banso.


Pendant plus de quinze ans, ce pays sera le sien. Il est probable que personne ne l’aura mieux ressenti que lui, à ce point parcouru, sondé, souffert. Rencontré chaque habitant, mis au monde beaucoup, accompagné d’autres vers la mort. Aimé surtout, parce que, même s’il n’en parlait pas, s’il n’en racontait rien, jusqu’à la fin de sa vie il aura gardé la marque et la trace de ces collines, de ces forêts et de ces herbages, et des gens qu’il y a connus.

À l’époque où il parcourt la province du Nord-Ouest, les cartes sont inexistantes. La seule carte imprimée dont il dispose est la carte d’état-major de l’armée allemande au 1/300 000e relevée par Moisel en 1913. Hormis les principaux cours d’eau, le Donga Kari affluent du Bénoué au nord et la rivière Cross au sud, et les deux cités anciennes fortifiées de Banyo et de Kentu, la carte est imprécise. Abong, le village le plus au nord du territoire médical de mon père, à plus de dix jours de marche, est mentionné sur la carte de l’armée allemande avec un point d’interrogation. Les districts de Kaka, de Mbembé sont si loin de la zone côtière que c’est comme s’ils appartenaient à un autre pays. Les gens qui y vivent pour la plupart n’ont jamais vu d’Européens, les plus âgés se souviennent avec horreur de l’occupation de l’armée allemande, des exécutions, des rapts d’enfants. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce que représente la puissance coloniale de l’Angleterre ou de la France, et n’imaginent pas la guerre qui se prépare à l’autre bout du monde. Ce ne sont pas des régions isolées ni sauvages (comme mon père pourra le dire, en revanche, du Nigeria, et particulièrement de la forêt autour d’Ogoja). Au contraire, c’est un pays prospère, où on cultive les arbres fruitiers, l’igname et le millet, où on pratique l’élevage. Les royaumes sont au cœur d’une zone d’influence, sous l’inspiration de l’islam venu des empires du Nord, de Kano, des émirats de Bornu et d’Agadez, de l’Adamawa, apporté par les colporteurs foulanis et les guerriers haoussas. À l’est, il y a Banyo et le pays bororo, au sud l’antique culture des Bamouns de Foumban qui pratiquent l’échange, sont maîtres dans l’art de la métallurgie et utilisent même une écriture inventée en 1900 par le roi Njoya. La colonisation européenne en fin de compte a très peu touché la région. Douala, Lagos, Victoria sont à des années de là. Les montagnards de Banso continuent à vivre comme ils l’ont toujours fait, selon un rythme lent, en harmonie avec la nature sublime qui les entoure, cultivant la terre et paissant leurs troupeaux de vaches à longues cornes.

Les clichés que mon père prend avec son Leica montrent l’admiration qu’il éprouve pour ce pays. Le Nsungli, par exemple, aux abords de Nkor : une Afrique qui n’a rien de commun avec la zone côtière, où règne une atmosphère lourde, où la végétation est étouffante, presque menaçante. Où pèse encore plus lourdement la présence des armées d’occupation française et britannique.

Ici, c’est un pays aux horizons lointains, au ciel plus vaste, aux étendues à perte de vue. Mon père et ma mère y ressentent une liberté qu’ils n’ont jamais connue ailleurs. Ils marchent tout le jour, tantôt à pied, tantôt à cheval, et s’arrêtent le soir pour dormir sous un arbre à la belle étoile, ou dans un campement sommaire, comme à Kwolu, sur la route de Kishong, une simple hutte de boue séchée et de feuilles où ils accrochent leurs hamacs. À Ntumbo, sur le plateau, ils croisent un troupeau, que mon père photographie avec ma mère au premier plan. Ils sont si haut que le ciel brumeux semble s’appuyer sur les cornes en demi-lune des vaches et voile le sommet des montagnes alentour. Malgré la mauvaise qualité des tirages, le bonheur de mon père et de ma mère est perceptible. Au dos d’une photo prise quelque part dans la région des Grass Fields, en pays mbembé, qui montre le paysage devant lequel ils ont passé la nuit, mon père écrit avec une emphase inhabituelle : « L’immensité qu’on voit au fond, c’est la plaine sans fin. »

Troupeau vers Ntumbo, pays nsungli.


Je peux ressentir l’émotion qu’il éprouve à traverser les hauts plateaux et les plaines herbeuses, à chevaucher sur les étroits sentiers qui serpentent à flanc de montagne, découvrant à chaque instant de nouveaux panoramas, les lignes bleues des sommets qui émergent des nuages tels des mirages, baignés dans la lumière de l’Afrique, tantôt violente à midi, tantôt atténuée par le crépuscule, quand la terre rouge et les herbes fauves semblent éclairées de l’intérieur par un feu secret.

Ils connaissent aussi l’ivresse de la vie physique, la fatigue qui rompt les membres au bout d’un jour de marche, quand il faut descendre de cheval et le guider par la longe pour se rendre au fond des ravins. La brûlure du soleil, la soif qu’on ne peut étancher, ou le froid des rivières qu’il faut traverser en plein courant, avec l’eau jusqu’au poitrail des chevaux. Ma mère monte en amazone, comme elle a appris à le faire au manège d’Ermenonville. Et cette posture si inconfortable — sans doute vaguement ridicule, la séparation des sexes qui est encore de mise en France avant la guerre — paradoxalement lui donne un air d’Africaine. Quelque chose de nonchalant et de gracieux, en même temps de très ancien, qui évoque les temps bibliques, ou bien les caravanes des Touareg, où les femmes voyagent à travers le désert accrochées dans des nacelles aux flancs des dromadaires.

Ainsi elle accompagne mon père dans ses tournées médicales, avec la suite des porteurs et l’interprète, à travers les montagnes de l’Ouest. Ils vont de campement en campement, dans des villages dont mon père note les noms sur sa carte : Nikom, Babungo, Nji Nikom, Luakom Ndye, Ngi, Obukun. Les campements sont parfois plus que précaires : à Kwaja, en pays kaka, ils logent dans une hutte de branches sans fenêtre au milieu d’une plantation de bananiers. Il y fait si humide qu’il faut mettre chaque matin les draps et les couvertures à sécher sur le toit. Ils y restent une ou deux nuits, parfois une semaine. L’eau à boire est acide et violacée de permanganate, on se lave au ruisseau, on cuisine sur un feu de brindilles à l’entrée de la hutte. Les nuits sont froides, dans les montagnes sous l’équateur, bruissantes, remplies des clameurs des chats sauvages et des aboiements des mandrills. Pourtant, ce n’est pas l’Afrique de Tartarin, ni même celle de John Huston. C’est plutôt celle d’African Farm, une Afrique réelle, à forte densité humaine, ployée par la maladie et les guerres tribales. Mais forte et exhilarante aussi, avec ses enfants innombrables, ses fêtes dansées, la bonne humeur et l’humour des bergers rencontrés sur les chemins.

Le temps de Banso, pour mon père et ma mère, c’est le temps de la jeunesse, de l’aventure. Au long de leurs marches, l’Afrique qu’ils rencontrent n’est pas celle de la colonisation. L’administration anglaise, selon un de ses principes, a laissé en place la structure politique traditionnelle, avec ses rois, ses chefs religieux, ses juges, ses castes et ses privilèges.

Quand ils arrivent dans un village, ils sont accueillis par les émissaires du roi, conviés aux palabres, et photographiés avec la cour. Sur un de ces portraits, mon père et ma mère posent autour du roi Memfoï, de Banso. Selon la tradition, le roi est nu jusqu’à la ceinture, assis sur son trône, son chasse-mouches à la main. À ses côtés, mon père et ma mère sont debout, vêtus d’habits fatigués et empoussiérés par la route, ma mère avec sa longue jupe et ses souliers de marche, mon père avec une chemise aux manches roulées et son pantalon kaki trop large, trop court, serré par une ceinture qui ressemble à une ficelle. Ils sourient, ils sont heureux, libres dans cette aventure. Derrière le roi, on aperçoit le mur du palais, une simple case de briques de boue séchée où brillent des brins de paille.

Parfois, au cours de leur route à travers les montagnes, les nuits sont violentes, brûlantes, sexuées. Ma mère parle des fêtes qui éclatent soudain, dans les villages, comme à Babungo, en pays nkom, à quatre jours de marche de Banso. Sur la place, le théâtre masqué se prépare. Sous un banian, les joueurs de tam-tam se sont assis, ils frappent, et l’appel de la musique se répercute au loin. Les femmes ont commencé à danser, elles sont complètement nues, sauf une ceinture de perles autour de la taille. Elles avancent l’une derrière l’autre, penchées en avant, leurs pieds battent la terre au même rythme que les tambours. Les hommes sont debout. Certains portent des robes de raphia, d’autres ont les masques des dieux. Le maître des ju-jus dirige la cérémonie.

Pont sur la rivière, Ahoada.


Cela commence au déclin du soleil, vers six heures, et dure jusqu’à l’aube du lendemain. Mon père et ma mère sont couchés dans leur lit de sangles, sous la moustiquaire, ils écoutent battre les tambours, selon un rythme continu qui tressaille à peine, comme un cœur qui s’emballe. Ils sont amoureux. L’Afrique à la fois sauvage et très humaine est leur nuit de noces. Tout le jour le soleil a brûlé leur corps, ils sont pleins d’une force électrique incomparable. J’imagine qu’ils font l’amour, cette nuit-là, au rythme des tambours qui vibrent sous la terre, serrés dans l’obscurité, leur peau trempée de sueur, à l’intérieur de la case de terre et de branches qui n’est pas plus grande qu’un abri à poules. Puis ils s’endorment à l’aube, dans le souffle froid du matin qui fait onduler le rideau de la moustiquaire, enlacés, sans plus entendre le rythme fatigué des derniers tam-tams.

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