Tel était l’homme que j’ai rencontré en 1948, à la fin de sa vie africaine. Je ne l’ai pas reconnu, pas compris. Il était trop différent de tous ceux que je connaissais, un étranger, et même plus que cela, presque un ennemi. Il n’avait rien de commun avec les hommes que je voyais en France dans le cercle de ma grand-mère, ces « oncles », ces amis de mon grand-père, messieurs d’un autre âge, distingués, décorés, patriotes, revanchards, bavards, porteurs de cadeaux, ayant une famille, des relations, abonnés au Journal des voyages, lecteurs de Léon Daudet et de Barrès. Toujours impeccablement vêtus de leurs complets gris, de leurs gilets, portant cols durs et cravates, coiffant leurs chapeaux de feutre et maniant leurs cannes à bout ferré. Après dîner, ils s’installaient dans les fauteuils de cuir de la salle à manger, souvenirs de temps prospères, ils fumaient et ils parlaient, et moi je m’endormais le nez dans mon assiette vide en écoutant le ronron de leurs voix.
L’homme qui m’est apparu au pied de la coupée, sur le quai de Port Harcourt, était d’un autre monde : vêtu d’un pantalon trop large et trop court, sans forme, d’une chemise blanche, ses souliers de cuir noir empoussiérés par les pistes. Il était dur, taciturne. Quand il parlait en français, c’était avec l’accent chantant de Maurice, ou bien il parlait en pidgin, ce dialecte mystérieux qui sonnait comme des clochettes. Il était inflexible, autoritaire, en même temps doux et généreux avec les Africains qui travaillaient pour lui à l’hôpital et dans sa maison de fonction. Il était plein de manies et de rituels que je ne connaissais pas, dont je n’avais pas la moindre idée : les enfants ne devaient jamais parler à table sans en avoir eu l’autorisation, ils ne devaient pas courir, ni jouer ni paresser au lit. Ils ne pouvaient pas manger en dehors des repas, et jamais de sucreries. Ils devaient manger sans poser les mains sur la table, ne pouvaient rien laisser dans leur assiette et devaient faire attention à ne jamais mâcher la bouche ouverte. Son obsession de l’hygiène le conduisait à des gestes surprenants, comme de se laver les mains à l’alcool et les flamber avec une allumette. Il vérifiait à chaque instant le charbon du filtre à eau, ne buvait que du thé, ou même de l’eau bouillante (que les Chinois appellent du thé blanc), fabriquait lui-même ses bougies avec de la cire et des cordons trempés dans la paraffine, lavait lui-même la vaisselle avec des extraits de saponaire. Hormis son poste de radio, rattaché à une antenne suspendue au travers du jardin, il n’avait aucun contact avec le reste du monde, ne lisait ni livres ni journaux. Sa seule lecture était un petit ouvrage relié de noir que j’ai trouvé longtemps après, et que je ne peux ouvrir sans émotion : l’Imitation de Jésus-Christ. C’était un livre de militaire, comme j’imagine que les soldats d’autrefois pouvaient lire les Pensées de Marc Aurèle sur le champ de bataille. Bien entendu, il ne nous en parlait jamais.
Dès le premier contact, mon frère et moi nous sommes mesurés à lui en versant du poivre dans sa théière. Cela ne l’a pas fait rire, il nous a chassés autour de la maison et nous a sévèrement battus. Peut-être qu’un autre homme, je veux dire un de ces « oncles » qui fréquentaient l’appartement de ma grand-mère, se serait contenté d’en rire. Nous avons appris d’un coup qu’un père pouvait être redoutable, qu’il pouvait sévir, aller couper des cannes dans le bois et s’en servir pour nous frapper les jambes. Qu’il pouvait instituer une justice virile, qui excluait tout dialogue et toute excuse. Qu’il fondait cette justice sur l’exemple, refusait les tractations, les délations, tout le jeu des larmes et des promesses que nous avions accoutumé de jouer avec ma grand-mère. Qu’il ne tolérait pas la moindre manifestation d’irrespect et n’accepterait aucune velléité de crise de rage : l’affaire pour moi était entendue, la maison d’Ogoja était de plain-pied, et il n’y avait aucun meuble à jeter par aucune fenêtre.
C’était le même homme qui exigeait que la prière fût dite chaque soir à l’heure du coucher, et que le dimanche fût consacré à la lecture du livre de messe. La religion que nous découvrions grâce à lui ne permettait pas d’accommodements. C’était une règle de vie, un code de conduite. Je suppose que c’est en arrivant à Ogoja que nous avons appris que le Père Noël n’existait pas, que les cérémonies et les fêtes religieuses étaient réduites à des prières, et qu’il n’y avait aucun besoin d’offrir des cadeaux qui, dans le contexte où nous étions, ne pouvaient qu’être superflus.
Sans doute les choses se seraient-elles passées autrement s’il n’y avait pas eu la cassure de la guerre, si mon père, au lieu d’être confronté à des enfants qui lui étaient devenus étrangers, avait appris à vivre dans la même maison qu’un bébé, s’il avait suivi ce lent parcours qui mène de la petite enfance à l’âge de raison. Ce pays d’Afrique où il avait connu le bonheur de partager l’aventure de sa vie avec une femme, à Banso, à Bamenda, ce même pays lui avait volé sa vie de famille et l’amour des siens.
Il m’est possible aujourd’hui de regretter d’avoir manqué ce rendez-vous. J’essaie d’imaginer ce que cela pouvait être, pour un enfant de huit ans, ayant grandi dans l’enfermement de la guerre, d’aller à l’autre bout du monde rencontrer un inconnu qu’on lui présente comme son père. Et que ce soit là, à Ogoja, dans une nature où tout est à l’excès, le soleil, les orages, la pluie, la végétation, les insectes, un pays à la fois de liberté et de contrainte. Où les hommes et les femmes étaient totalement différents, non pas à cause de la couleur de leur peau et de leurs cheveux, mais par leur manière de parler, de marcher, de rire, de manger. Où la maladie et la vieillesse étaient visibles, où la joie et les jeux de l’enfance étaient encore plus évidents. Où le temps de l’enfance s’arrête très tôt, presque sans transition, où les garçons travaillent avec leur père, les petites filles se marient et portent leurs enfants à treize ans.
Il aurait fallu grandir en écoutant un père raconter sa vie, chanter des chansons, accompagner ses garçons à la chasse aux lézards ou à la pêche aux écrevisses dans la rivière Aiya, il aurait fallu mettre sa main dans la sienne pour qu’il montre les papillons rares, les fleurs vénéneuses, les secrets de la nature qu’il devait bien connaître, l’écouter parler de son enfance à Maurice, marcher à côté de lui quand il allait rendre visite à ses amis, à ses collègues d’hôpital, le regarder réparer la voiture ou changer un volet brisé, l’aider à planter les arbustes et les fleurs qu’il aimait, les bougainvillées, les strelitzias, les oiseaux-de-paradis, tout ce qui devait lui rappeler le merveilleux jardin de sa maison natale à Moka. Mais à quoi bon rêver ? Rien de tout cela n’était possible.
Danse à Babungo, pays nkom.
Au lieu de cela, nous menions contre lui une guerre sournoise, usante, inspirée par la peur des punitions et des coups. La période où il est rentré d’Afrique a été la plus dure. Aux difficultés d’adaptation s’ajoutait l’hostilité qu’il devait ressentir dans son propre foyer. Ses colères étaient disproportionnées, excessives, épuisantes. Pour un rien, un bol cassé, un mot de travers, un regard, il frappait, à coups de canne, à coups de poing. Je me souviens d’avoir ressenti quelque chose qui ressemblait à de la haine. Tout ce que je pouvais faire, c’était casser ses bâtons, mais il allait en couper d’autres dans les collines. Il y avait un archaïsme dans cette façon, cela ne ressemblait pas à ce que connaissaient mes camarades. J’ai dû en ressortir endurci, selon le proverbe arabe : celui qui est battu est faible d’abord, ensuite il devient fort.
Aujourd’hui, avec le recul du temps, je comprends que mon père nous transmettait la part la plus difficile de l’éducation — celle que ne donne jamais aucune école. L’Afrique ne l’avait pas transformé. Elle avait révélé en lui la rigueur. Plus tard, lorsque mon père est venu vivre sa retraite dans le sud de la France, il a apporté avec lui cet héritage africain. L’autorité et la discipline, jusqu’à la brutalité.
Mais aussi l’exactitude et le respect, comme une règle des sociétés anciennes du Cameroun et du Nigeria, où les enfants ne doivent pas pleurer, ne doivent pas se plaindre. Le goût d’une religion sans fioritures, sans superstitions, qu’il avait trouvée, j’imagine, dans l’exemple de l’islam. C’est ainsi que je comprends maintenant ce qui me semblait absurde alors, son obsession de l’hygiène, cette façon qu’il avait de se laver les mains. Le dégoût qu’il manifestait pour la viande de porc, dont il extrayait, pour nous convaincre, les œufs de ténia enkystés de la pointe de son couteau. Sa manière de manger, de faire cuire son riz selon la méthode africaine, en rajoutant au fur et à mesure de l’eau chaude. Son goût pour les légumes bouillis, qu’il relevait par une sauce au piment. Sa préférence pour les fruits secs, les dattes, les figues et même les bananes qu’il mettait à cuire au soleil sur le bord de sa fenêtre. Le soin qu’il apportait chaque matin à faire son marché de très bonne heure, en compagnie des travailleurs maghrébins, qu’il rencontrait également au commissariat de police, chaque fois qu’il faisait renouveler sa carte de séjour.
Tout cela peut sembler anecdotique. Mais ces manières africaines qui étaient devenues sa seconde nature apportaient sans doute une leçon à laquelle l’enfant, puis l’adolescent ne pouvait pas être insensible.
Vingt-deux ans d’Afrique lui avaient inspiré une haine profonde du colonialisme sous toutes ses formes. En 1954, nous fîmes un voyage touristique au Maroc (où un des « oncles » était administrateur d’une propriété agricole). Bien plus que des images habituelles du folklore, je me souviens d’un incident qui m’a marqué. Nous avions pris un autocar régulier pour aller de Casablanca à Marrakech. À un moment, le chauffeur (un Français) se mit en colère, insulta et rejeta au bord de la route un vieux paysan qui n’avait sans doute pas de quoi payer son parcours. Mon père était indigné. Son commentaire s’étendait à toute l’occupation française dans ce pays, qui empêchait les autochtones d’exercer le moindre travail, fût-ce celui de chauffeur de car, et qui maltraitait les pauvres. À la même époque, il suivait à la radio, jour après jour, les combats des Kikuyus au Kenya en vue de l’indépendance et la lutte des Zoulous contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud.
Ce n’étaient pas des idées abstraites ni des choix politiques. C’était la voix de l’Afrique qui parlait en lui, qui réveillait ses sentiments anciens. Sans doute avait-il pensé au futur, quand il voyageait avec ma mère, à cheval sur les sentiers du Cameroun. C’était avant la guerre, avant la solitude et l’amertume, quand tout était possible, quand le pays était jeune et neuf, que tout pouvait apparaître. Loin de la société corrompue et profiteuse de la côte, il avait rêvé de la renaissance de l’Afrique, libérée de son carcan colonial et de la fatalité des pandémies. Une sorte d’état de grâce, à l’image des immensités herbeuses où avançaient les troupeaux conduits par les bergers, ou des villages aux alentours de Banso, dans la perfection immémoriale de leurs murs de pisé et de leurs toits de feuilles.
L’avènement de l’indépendance, au Cameroun et au Nigeria, puis de proche en proche à travers tout le continent, avait dû le passionner. Chaque insurrection devait être pour lui source d’espoir. Et la guerre qui venait d’éclater en Algérie, guerre pour laquelle ses propres enfants risquaient d’être mobilisés, ne pouvait être pour lui que le comble de l’horreur. Il n’avait jamais pardonné à de Gaulle son double jeu.
Il est mort l’année où le sida a fait son apparition. Déjà, il avait perçu l’oubli tactique dans lequel les grandes puissances coloniales laissent le continent qu’elles ont exploité. Les tyrans mis en place avec l’aide de la France et de l’Angleterre, Bokassa, Idi Amin Dada, à qui les gouvernements occidentaux ont fourni armes et subsides pendant des années, avant de les désavouer. Les portes ouvertes à l’émigration, ces cohortes de jeunes hommes quittant le Ghana, le Bénin ou le Nigeria dans les années soixante, pour servir de main-d’œuvre et peupler les ghettos de banlieue, puis ces mêmes portes qui se sont refermées lorsque la crise économique a rendu les nations industrielles frileuses et xénophobes. Et surtout l’abandon de l’Afrique à ses vieux démons, paludisme, dysenterie, famine. À présent la nouvelle peste du sida, qui menace de mort le tiers de la population générale de l’Afrique, et toujours les nations occidentales, détentrices des remèdes, qui feignent de ne rien voir, de ne rien savoir.
Le Cameroun avait échappé, semblait-il, à ces malédictions. Le haut pays de l’Ouest, en se séparant du Nigeria, avait fait un choix raisonnable, qui le mettait à l’abri de la corruption et des guerres tribales. Mais la modernité qui arrivait n’apportait pas les bienfaits escomptés. Ce qui disparaissait aux yeux de mon père, c’était le charme des villages, la vie lente, insouciante, au rythme des travaux agricoles. La remplaçaient l’appât du gain, la vénalité, une certaine violence. Même loin de Banso, mon père ne pouvait pas l’ignorer. Il devait ressentir le passage du temps comme un flot qui se retire, abandonnant les laisses du souvenir.
En 1968, tandis que mon père et ma mère regardent monter sous leurs fenêtres, à Nice, les montagnes d’ordures laissées par la grève générale, et tandis qu’à Mexico j’entends le vrombissement des hélicos de l’armée qui emportent les corps des étudiants tués à Tlatelolco, le Nigeria entre dans la phase terminale d’un massacre terrible, l’un des grands génocides du siècle, connu sous le nom de guerre du Biafra. Pour la mainmise sur les puits de pétrole à l’embouchure de la rivière Calabar, Ibos et Yoroubas s’exterminent, sous le regard indifférent du monde occidental. Pis encore, les grandes compagnies pétrolières, principalement l’anglo-hollandaise Shell-British Petroleum, sont partie prenante dans cette guerre, agissent sur leurs gouvernements pour que soient sécurisés les puits et les pipe-lines. Les États qu’elles représentent s’affrontent par procuration, la France du côté des insurgés biafrais, l’Union soviétique, l’Angleterre et les États-Unis du côté du gouvernement fédéral majoritairement yorouba. La guerre civile devient une affaire mondiale, une guerre entre civilisations. L’on parle de chrétiens contre musulmans, ou de nationalistes contre capitalistes. Les pays développés retrouvent un débouché inattendu pour leurs produits finis : ils vendent dans les deux camps armes légères et lourdes, mines antipersonnel, chars d’assaut, avions, et même des mercenaires allemands, français, tchadiens, qui composent la 4e brigade biafraise au service des rebelles d’Ojukwu. Mais à la fin de l’été 1968, encerclée, décimée par les troupes fédérales sous le commandement du général Benjamin Adekunle, surnommé pour sa cruauté le « Scorpion noir », l’armée biafraise capitule. Seule résiste encore une poignée de combattants dont la plupart sont des enfants, qui brandissent des machettes et des bâtons sculptés en forme de fusils contre les Mig et les bombardiers soviétiques. À la chute d’Aba (non loin de l’ancien sanctuaire des guerriers magiciens d’Aro Chuku), le Biafra entre dans une longue agonie. Avec la complicité de l’Angleterre et des États-Unis, le général Adekunle verrouille le blocus sur le territoire biafrais, empêchant tout secours et tout approvisionnement. Devant l’avancée de l’armée fédérale, en proie à une folie vengeresse, la population civile fuit vers ce qui reste du territoire biafrais, envahit les savanes et la forêt, tente de survivre sur les réserves. Hommes, femmes, enfants sont pris dans un piège mortel. À partir de septembre, il n’y a plus d’opérations militaires, mais des millions de gens coupés du reste du monde, sans vivres, sans médicaments. Quand les organisations internationales peuvent enfin pénétrer dans la zone insurgée, elles découvrent l’étendue de l’horreur. Le long des routes, au bord des rivières, à l’entrée des villages, des centaines de milliers d’enfants sont en train de mourir de faim et de déshydratation. C’est un cimetière vaste comme un pays. Partout, dans les plaines d’herbes semblables à celle où j’allais autrefois faire la guerre aux termites, des enfants sans parents errent sans but, leurs corps transformés en squelettes. Longtemps après je suis hanté par le poème de Chinua Achebe, Noël au Biafra, qui commence par ces mots :
Non, aucune Vierge à l’Enfant ne pourra égaler
Le tableau de la tendresse d’une mère
Envers ce fils qu’elle devra bientôt oublier.
J’ai vu ces images terribles dans tous les journaux, les magazines. Pour la première fois, le pays où j’avais passé la partie la plus mémorable de mon enfance était montré au reste du monde, mais c’était parce qu’il mourait. Mon père a vu aussi ces images, comment a-t-il pu accepter ? À soixante-douze ans, on ne peut que regarder et se taire. Sans doute verser des larmes.
La même année que la destruction du pays où il a vécu, mon père s’est vu retirer sa nationalité britannique, pour cause d’indépendance de l’île Maurice. C’est à partir de ce moment-là qu’il cesse de songer au départ. Il avait fait le projet de retrouver l’Afrique, non pas au Cameroun, mais à Durban, en Afrique du Sud, pour être plus près de ses frères et de ses sœurs restés à l’île Maurice natale. Puis il avait imaginé s’installer aux Bahamas, acheter un lopin à Eleuthera et y construire une sorte de campement. Il avait rêvé devant les cartes. Il cherchait un autre endroit, non pas ceux qu’il avait connus et où il avait souffert, mais un monde nouveau, où il pourrait recommencer, comme dans une île. Après le massacre du Biafra, il ne rêve plus. Il entre dans une sorte de mutisme entêté, qui l’accompagnera jusqu’à sa mort. Il oublie même qu’il a été médecin, qu’il a mené cette vie aventureuse, héroïque. Lorsque, à la suite d’une mauvaise grippe, il est hospitalisé brièvement pour une transfusion sanguine, j’obtiens avec difficulté que le résultat des examens lui soit transmis. « Pourquoi les voulez-vous ? demande l’infirmière. Vous êtes médecin ? » Je dis : « Moi non. Mais lui, oui. » L’infirmière lui porte les documents. « Mais pourquoi n’avez-vous pas dit que vous étiez médecin ? » Mon père répond : « Parce que vous ne me l’avez pas demandé. » D’une certaine façon, il me semble que c’était moins par résignation que par son désir d’identification avec tous ceux qu’il avait soignés, à qui à la fin de sa vie il s’était mis à ressembler.
Bamenda.
C’est à l’Afrique que je veux revenir sans cesse, à ma mémoire d’enfant. À la source de mes sentiments et de mes déterminations. Le monde change, c’est vrai, et celui qui est debout là-bas au milieu de la plaine d’herbes hautes, dans le souffle chaud qui apporte les odeurs de la savane, le bruit aigu de la forêt, sentant sur ses lèvres l’humidité du ciel et des nuages, celui-là est si loin de moi qu’aucune histoire, aucun voyage ne me permettra de le rejoindre.
Pourtant, parfois, je marche dans les rues d’une ville, au hasard, et tout d’un coup, en passant devant une porte au bas d’un immeuble en construction, je respire l’odeur froide du ciment qui vient d’être coulé, et je suis dans la case de passage d’Abakaliki, j’entre dans le cube ombreux de ma chambre et je vois derrière la porte le grand lézard bleu que notre chatte a étranglé et qu’elle m’a apporté en signe de bienvenue. Ou bien, au moment où je m’y attends le moins, je suis envahi par le parfum de la terre mouillée de notre jardin à Ogoja, quand la mousson roule sur le toit de la maison et fait zébrer les ruisseaux couleur de sang sur la terre craquelée. J’entends même, par-dessus la vibration des autos embouteillées dans une avenue, la musique douce et froissante de la rivière Aiya.
J’entends les voix des enfants qui crient, ils m’appellent, ils sont devant la haie, à l’entrée du jardin, ils ont apporté leurs cailloux et leurs vertèbres de mouton, pour jouer, pour m’emmener à la chasse aux couleuvres. L’après-midi, après la leçon de calcul avec ma mère, je vais m’installer sur le ciment de la varangue, devant le four du ciel blanc pour faire des dieux d’argile et les cuire au soleil. Je me souviens de chacun d’eux, de leurs noms, de leurs bras levés, de leurs masques. Alasi, le dieu du tonnerre, Ngu, Eke-Ifite la déesse mère, Agwu le malicieux. Mais ils sont plus nombreux encore, chaque jour j’invente un nom nouveau, ils sont mes chis, mes esprits qui me protègent et vont intercéder pour moi auprès de Dieu.
Je vais regarder la fièvre monter dans le ciel du crépuscule, les éclairs courir en silence entre les écailles grises des nuages auréolés de feu. Quand la nuit sera noire, j’écouterai les pas du tonnerre, de proche en proche, l’onde qui fait vaciller mon hamac et souffle sur la flamme de ma lampe. J’écouterai la voix de ma mère qui compte les secondes qui nous séparent de l’impact de la foudre et qui calcule la distance à raison de trois cent trente-trois mètres par seconde. Enfin le vent de la pluie, très froid, qui avance dans toute sa puissance sur la cime des arbres, j’entends chaque branche gémir et craquer, l’air de la chambre se remplit de la poussière que soulève l’eau en frappant la terre.
Tout cela est si loin, si proche. Une simple paroi fine comme un miroir sépare le monde d’aujourd’hui et le monde d’hier. Je ne parle pas de nostalgie. Cette peine dérélictueuse ne m’a jamais causé aucun plaisir. Je parle de substance, de sensations, de la part la plus logique de ma vie.
Quelque chose m’a été donné, quelque chose m’a été repris. Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. Je sais que cela m’a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire. Quand un homme regarde jour après jour changer la lumière sur le visage de la femme qu’il aime, qu’il guette chaque éclat furtif dans le regard de son enfant. Tout cela qu’aucun portrait, aucune photo ne pourra jamais saisir.
Mais je me souviens de tout ce que j’ai reçu quand je suis arrivé pour la première fois en Afrique : une liberté si intense que cela me brûlait, m’enivrait, que j’en jouissais jusqu’à la douleur.
Je ne veux pas parler d’exotisme : les enfants sont absolument étrangers à ce vice. Non parce qu’ils voient à travers les êtres et les choses, mais justement parce qu’ils ne voient qu’eux : un arbre, un creux de terre, une colonne de fourmis charpentières, une bande de gosses turbulents à la recherche d’un jeu, un vieillard aux yeux troubles tendant une main décharnée, une rue dans un village africain un jour de marché, c’étaient toutes les rues de tous les villages, tous les vieillards, tous les enfants, tous les arbres et toutes les fourmis. Ce trésor est toujours vivant au fond de moi, il ne peut pas être extirpé. Beaucoup plus que de simples souvenirs, il est fait de certitudes.
Si je n’avais pas eu cette connaissance charnelle de l’Afrique, si je n’avais pas reçu cet héritage de ma vie avant ma naissance, que serais-je devenu ?
Aujourd’hui, j’existe, je voyage, j’ai à mon tour fondé une famille, je me suis enraciné dans d’autres lieux. Pourtant, à chaque instant, comme une substance éthéreuse qui circule entre les parois du réel, je suis transpercé par le temps d’autrefois, à Ogoja. Par bouffées cela me submerge et m’étourdit. Non pas seulement cette mémoire d’enfant, extraordinairement précise pour toutes les sensations, les odeurs, les goûts, l’impression de relief ou de vide, le sentiment de la durée.
C’est en l’écrivant que je le comprends, maintenant. Cette mémoire n’est pas seulement la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance, lorsque mon père et ma mère marchaient ensemble sur les routes du haut pays, dans les royaumes de l’ouest du Cameroun. La mémoire des espérances et des angoisses de mon père, sa solitude, sa détresse à Ogoja. La mémoire des instants de bonheur, lorsque mon père et ma mère sont unis par l’amour qu’ils croient éternel. Alors ils allaient dans la liberté des chemins, et les noms de lieux sont entrés en moi comme des noms de famille, Bali, Nkom, Bamenda, Banso, Nkongsamba, Revi, Kwaja. Et les noms de pays, Mbembé, Kaka, Nsungli, Bum, Fungom. Les hauts plateaux où avance lentement le troupeau de bêtes à cornes de lune à accrocher les nuages, entre Lassim et Ngonzin.
Peut-être qu’en fin de compte mon rêve ancien ne me trompait pas. Si mon père était devenu l’Africain, par la force de sa destinée, moi, je puis penser à ma mère africaine, celle qui m’a embrassé et nourri à l’instant où j’ai été conçu, à l’instant où je suis né.
Rivière Nsob, pays nsungli.