I Aussi noir que le ciel (mars-juin 2021)

Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.

L’Anomalie,

VICTØR MIESEL

BLAKE

Tuer quelqu’un, ça compte pour rien. Faut observer, surveiller, réfléchir, beaucoup, et au moment où, creuser le vide. Voilà. Creuser le vide. Se débrouiller pour que l’univers rétrécisse, rétrécisse jusqu’à se condenser dans le canon du fusil ou la pointe du couteau. C’est tout. Ne pas se poser de questions, ne pas se laisser guider par la colère, choisir le protocole, agir avec méthode. Blake sait faire ça, et depuis tellement longtemps qu’il ne sait plus quand il a commencé à savoir. Après, le reste vient tout seul.

Blake fait sa vie de la mort des autres. S’il vous plaît, pas de leçon de morale. Si on veut discuter éthique, il est prêt à répondre statistiques. Parce que – et Blake s’excuse – lorsqu’un ministre de la Santé coupe dans le budget, qu’il supprime ici un scanner, là un médecin, là encore un service de réanimation, il se doute bien qu’il raccourcit de pas mal l’existence de milliers d’inconnus. Responsable, pas coupable, air connu. Blake, c’est le contraire. Et de toute façon, il n’a pas à se justifier, il s’en fout.

Tuer, ce n’est pas une vocation, c’est une disposition. Un état d’esprit si l’on préfère. Blake a onze ans et ne s’appelle pas Blake. Il est à côté de sa mère, dans la Peugeot, sur une départementale près de Bordeaux. On ne roule pas si vite, un chien traverse la route, la secousse les déporte à peine, la mère crie, freine, trop fort, le véhicule zigzague, le moteur cale. Reste dans la voiture, mon chéri, mon Dieu, reste bien dans la voiture. Blake n’obéit pas, il suit sa mère. C’est un colley au poil gris, le choc lui a défoncé le thorax, son sang s’écoule sur le bas-côté, mais il n’est pas mort, il geint, on dirait la plainte d’un bébé. La mère court en tous sens, paniquée, elle pose ses mains sur les yeux de Blake, elle balbutie des mots sans suite, elle veut appeler une ambulance, Mais maman, c’est un clebs, c’est juste un clebs. Le colley halète sur le bitume fissuré, son corps brisé tordu adopte un angle bizarre, il est agité de soubresauts qui vont en s’affaiblissant, il agonise sous les yeux de Blake, et Blake regarde avec curiosité la vie quitter l’animal. C’est fini. Le garçon mime un peu la tristesse, enfin, ce qu’il imagine être la tristesse, pour ne pas troubler sa mère, mais il ne ressent rien. La mère reste là, glacée, devant le petit cadavre, Blake s’impatiente, il la tire par la manche, Maman, allez, ça sert à rien de rester là, il est mort, là, on y va, je vais être en retard au foot.

Tuer, c’est aussi des compétences. Blake découvre qu’il a tout ce qu’il faut le jour où son oncle Charles l’emmène chasser. Trois coups, trois lièvres, une espèce de don. Il vise vite et juste, il sait s’adapter aux pires carabines pourries, aux fusils les plus mal réglés. Les filles le traînent dans les fêtes foraines, Eh, s’te plaît, je voudrais la girafe, l’éléphant, la Game Boy, oui, vas-y, encore ! et Blake distribue des peluches, des consoles de jeux, il devient la terreur des stands de tir, avant de décider de faire dans la discrétion. Blake aime bien aussi ce que lui apprend l’oncle Charles, égorger les chevreuils, dépecer les lapins. Qu’on se comprenne bien : il ne prend aucun plaisir à tuer, à achever l’animal blessé. Ce n’est pas un vicelard. Non, ce qui lui plaît, c’est le geste technique, la routine sans faille qui s’installe à force de répétitions.

Blake a vingt ans, et sous son nom très français, Lipowski, Farsati, ou Martin, il est inscrit dans une école hôtelière d’une petite ville des Alpes. Ce n’est pas un choix par défaut, attention, il aurait pu faire n’importe quoi, il aimait l’électronique aussi, la programmation, il était doué en langues, tiens, l’anglais, il lui avait suffi de trois mois de stage chez Lang’s à Londres pour le parler quasiment sans accent. Mais ce que Blake préfère par-dessus tout, c’est cuisiner, pour les moments de vide à composer une recette, le temps qui s’écoule sans hâte, même dans l’agitation fiévreuse d’une cuisine, les longues secondes calmes à regarder fondre le beurre dans la poêle, réduire les oignons blancs, monter un soufflé. Il aime les odeurs et les épices, il aime créer un arrangement de couleurs et de saveurs dans une assiette. Ç’aurait pu être l’élève le plus brillant de l’école, mais Vraiment, merde, Lipowski (ou Farsati, ou Martin), si seulement vous étiez un peu aimable avec la clientèle, ça ne saurait pas nuire. C’est un métier de service, de service, vous entendez, Lipowski (ou Farsati, ou Martin) !

Un soir, dans un bar, un type, bien saoul, lui dit vouloir en faire tuer un autre. Il a sans doute une bonne raison pour ça, un truc de boulot, de femme, mais Blake, ça lui est égal.

— Tu le ferais, toi, pour du fric ?

— T’es dingue, répond Blake. Complètement dingue.

— Je te paierai, et cher.

La somme qu’il propose est à trois zéros. Blake se marre.

— Non. Tu rigoles ?

Blake boit, lentement, prend tout son temps. Le type s’est effondré sur le bar, il le secoue.

— Écoute, je connais quelqu’un qui le ferait. Pour le double. Je ne l’ai jamais rencontré. Demain, je te dis comment le joindre, mais après, tu ne m’en parles plus jamais, OK ?

C’est cette nuit-là que Blake invente Blake. Pour William Blake, qu’il a lu après avoir vu Dragon rouge, le film avec Anthony Hopkins, et parce qu’il a aimé un poème : « Et je bondis dans ce monde dangereux : Impuissant, nu et criard / Comme un démon caché dans un nuage. » Et puis Blake, black et lake, noir et lac, ça claque.

Dès le lendemain, un serveur nord-américain accueille l’adresse mail d’un certain blake.mick.22, créée dans un webcafé de Genève, Blake achète en liquide et à un inconnu un ordinateur portable d’occasion, se procure un vieux Nokia et une carte prépayée, un appareil photo, un téléobjectif. Une fois équipé, l’apprenti cuisinier fournit au type le contact de ce « Blake », « sans garantie que l’adresse soit encore valide », et il attend. Trois jours plus tard, l’homme du bar envoie à Blake un message alambiqué, où l’on devine qu’il se méfie. Il questionne. Cherche le défaut dans la cuirasse. Laisse parfois passer une journée entre deux échanges. Blake parle de cible, de logistique, de délai de livraison, et ces précautions achèvent de le rassurer. Ils tombent d’accord, Blake réclame la moitié d’avance : c’est déjà quatre zéros. Lorsque l’homme lui précise qu’il veut que ça ressemble à une « cause naturelle », Blake double la somme et exige un mois. Convaincu désormais d’avoir affaire à un professionnel, le type accepte toutes les conditions.

C’est sa première fois et Blake compose. Il est déjà méticuleux, prudent, imaginatif, à l’extrême. Il a vu tellement de films. On n’imagine pas ce que les tueurs à gages doivent aux scénaristes de Hollywood. Dès le début de sa carrière, l’argent de la commande, les informations sur le contrat, il les recevra dans un sac plastique abandonné dans un lieu qu’il aura déterminé, un bus, un fast-food, un chantier, une poubelle, un parc. Il évitera les zones trop isolées où on ne verrait que lui, les endroits trop publics où lui ne repérerait personne. Il sera là des heures avant, à surveiller les parages. Il portera des gants, une capuche, un chapeau, des lunettes, se teindra les cheveux, apprendra à se poser des postiches, à creuser ses joues, les gonfler, il possédera des plaques d’immatriculation par dizaines, de tous pays. Avec le temps, Blake s’initiera au lancer de couteau, half-spin ou full-spin selon la distance, à la confection d’une bombe, à l’extraction d’un poison indécelable d’une méduse, il saura monter et démonter en quelques secondes un Browning 9 mm, un Glock 43, il se fera payer et achètera ses armes en bitcoins, cette cryptomonnaie aux mouvements intraçables. Il créera son site sur le deep web, et le darknet deviendra un jeu pour lui. Car il y a des tutoriels pour absolument tout sur internet. Suffit de chercher.

Sa cible est donc un homme, la cinquantaine, Blake obtient sa photo, son nom, mais il décide de l’appeler Ken. Oui, comme le mari de Barbie. Un bon choix : Ken, ça ne lui concède pas tout à fait une existence.

Ken vit seul, et c’est déjà ça, se dit Blake, parce qu’un type marié, trois enfants, il voyait mal comment créer l’occasion. Reste qu’à cet âge une mort naturelle laisse peu d’options : l’accident de voiture, la fuite de gaz, la crise cardiaque, la chute accidentelle. Point. Saboter des freins, trafiquer une direction, Blake n’a pas encore le savoir-faire, pas plus qu’il ne sait se procurer du chlorure de potassium pour provoquer un arrêt cardiaque ; et l’asphyxie au gaz, il ne le sent pas non plus. Va pour la chute. Dix mille morts par an. Surtout des vieux, mais on fera avec. Et Ken a beau ne pas être un athlète, un combat est hors de question.

Ken habite un F3 au rez-de-chaussée d’un pavillon, près d’Annemasse. Pendant trois semaines, Blake ne fait qu’observer et échafauder des plans. Avec l’avance, il s’est payé une vieille camionnette Renault, il l’a aménagée de façon rudimentaire, un siège, un matelas, des batteries d’appoint pour l’éclairage, et il s’est installé sur un parking désert qui surplombe le lotissement. La vue y est plongeante sur l’appartement. Chaque jour, Ken part vers huit heures et demie, passe la frontière suisse, revient du boulot vers dix-neuf heures. Les week-ends, parfois, une femme le rejoint, une professeure de français à Bonneville, à dix bornes de là. Le mardi est le jour le plus ritualisé, le plus prévisible. Ken est de retour plus tôt, ressort aussitôt pour se rendre à la gym, revient deux heures plus tard, reste dans sa salle de bains vingt minutes environ, puis dîne devant la télé, traîne sur l’ordinateur et se couche. Va pour le mardi soir. Il envoie un message à son client selon leur code : « Lundi, vingt heures ? » Un jour de moins, deux heures de moins. Le commanditaire aura un alibi pour le mardi à vingt-deux heures.

Une semaine avant le jour dit, Blake fait livrer une pizza chez Ken. Le livreur sonne, Ken ouvre la porte, sans hésiter, discute, étonné, avec l’employé, qui repart avec sa boîte. Blake n’a pas besoin d’en savoir plus.

Le mardi suivant, il arrive lui aussi sur le palier avec un carton à pizza, il observe un instant la rue déserte, enfile des surchaussures antidérapantes, vérifie ses gants, et il patiente un instant, afin de sonner à la porte au moment où Ken sort de la douche. Ken ouvre, en peignoir, soupire en voyant le carton à pizza dans les mains du livreur. Mais avant qu’il ait le temps de dire un mot, le carton vide tombe, et Blake écrase sur sa poitrine l’embout de deux matraques électriques. Ken tombe à genoux sous la décharge, Blake accompagne sa chute et continue d’appuyer, pendant dix secondes, jusqu’à ce que Ken ne bouge plus. Le fabricant annonçait huit millions de volts, Blake a testé sur lui avec une seule matraque, et il a failli perdre connaissance. Il traîne jusqu’à la salle de bains un Ken qui bave en gémissant, envoie une nouvelle décharge pour faire bonne mesure, et d’un mouvement unique, d’une violence ahurissante – un geste qu’il a répété dix fois avec des noix de coco –, il saisit la tête de Ken entre ses mains, la soulève en la maintenant par les tempes, la repousse de toutes ses forces : le crâne se fracasse contre l’arête du bac, un losange de carrelage se brise sous le choc. Le sang se répand aussitôt, écarlate et visqueux comme un vernis à ongles, avec sa bonne odeur de rouille chaude, la bouche reste ouverte, stupide, les yeux fixent, grands ouverts, le plafond. Blake entrouvre le peignoir : les chocs électriques n’ont laissé aucune marque. Il arrange le corps du mieux qu’il peut, selon l’hypothétique trajectoire que lui aurait imposée la gravité après une glissade tragique.

Et là, quand il se relève, admirant son travail, une envie prodigieuse de pisser le saisit. Blake n’y aurait jamais pensé. Il faut dire que dans les films, l’assassin ne pisse pas. Le besoin est si pressant qu’il songe même à se soulager dans la cuvette, quitte à nettoyer à fond après. Mais si les flics se mettent à être un tant soit peu intelligents, ou simplement systématiques, à suivre méthodiquement la procédure, ils trouveront de l’ADN. Forcément. Enfin, c’est ce que se dit Blake. Alors, malgré sa vessie qui l’implore, il poursuit son plan en grimaçant sous le supplice. Il prend le savon, le presse fort contre le talon de Ken, écrase une trace sur le sol, et le jette dans l’axe de la glissade supposée : le savon ricoche et va se loger derrière les toilettes. Parfait. Le retrouver ravira l’enquêteur, trop heureux d’avoir résolu l’énigme. Blake règle la température de la douche au maximum, l’ouvre, oriente le jet de la pomme vers le visage et le torse du cadavre, évitant tout contact avec l’eau fumante, et sort de la salle de bains.

Blake court à la fenêtre, ferme les rideaux, inspecte une dernière fois la pièce. Rien n’indique qu’un corps a été traîné sur quelques mètres, et une eau rosée commence à inonder le plancher. L’ordinateur est allumé, sur l’écran s’affichent des images de gazons anglais et de plates-bandes fleuries. Ken avait la main verte. Blake quitte le pavillon, ôte ses gants, marche sans hâte jusqu’au scooter, garé à deux cents mètres de là. Il démarre, parcourt un kilomètre, s’arrête pour pisser, enfin. Merde, il porte encore ses surchaussures en coton noir.

Deux jours plus tard, un collègue inquiet avertira la police, qui découvrira le décès accidentel de Samuel Tadler. Blake touche le jour même le reliquat.

Tout cela s’est passé dans des temps très anciens. Depuis, Blake s’est construit deux vies. Dans l’une, il est invisible, sous vingt noms, autant de prénoms, avec les passeports qui leur correspondent, de toute nationalité, dont de vrais biométriques, oui, c’est plus facile qu’on ne le croit. Dans l’autre, sous le nom de Jo, il dirige d’assez loin une jolie entreprise parisienne de livraison à domicile de plats cuisinés végétariens, possède des filiales à Bordeaux, Lyon, et maintenant Berlin et New York. Sa collaboratrice Flora, qui est aussi sa femme, et leurs deux enfants se plaignent qu’il voyage trop souvent, et parfois trop longtemps. C’est vrai.

* * *

21 mars 2021,

Quogue, New York State


Ce 21 mars, Blake voyage. Il court sous la pluie fine et sur le sable humide. Longs cheveux blonds, bandana, lunettes noires, survêtement jaune et bleu, l’invisibilité bariolée du joggeur. Il est arrivé à New York dix jours plus tôt, avec un passeport australien. Son vol transatlantique a été si effroyable qu’il a vraiment cru sa dernière heure venue, que le Ciel lui réclamait vengeance pour tous ces contrats. Dans un trou d’air sans fin, sa perruque blonde a même failli quitter son crâne. Et voici neuf jours qu’il fait ses trois kilomètres de plage sous un ciel gris, à Quogue, devant les baraques à dix millions de dollars, pas moins. On a aménagé des dunes, baptisé la rue Dune Road, pour faire simple, planté des pins et des roseaux afin qu’aucune villa ne soit en vue de sa voisine, afin que chaque propriétaire ne puisse douter qu’il possède seul l’océan tout entier. Blake court, à petites foulées, sans hâte, et soudain, comme chaque jour à la même heure, face à une merveilleuse maison plate plaquée de larges lattes de séquoia, aux vastes baies vitrées, et dont la terrasse se poursuit par un escalier menant à la mer, il s’arrête. Il feint l’essoufflement, se plie en deux sous l’effet d’un point de côté imaginaire, et comme chaque jour aussi, il relève la tête et salue de la main un homme au loin, la cinquantaine un peu ronde, qui boit un café sous l’auvent, accoudé à la balustrade. Un homme plus jeune, grand, brun, cheveux courts, lui tient compagnie. Il se tient en retrait, dos au mur de planches, l’air soucieux, son regard surveille la grève. Sous sa veste, un holster invisible gonfle le tissu côté gauche. Un droitier. Aujourd’hui, pour la deuxième fois de la semaine, Blake s’approche d’eux en souriant, il remonte le sentier sablonneux, entre les genêts et les herbes basses.

D’un mouvement mesuré, Blake s’étire, bâille, prend une serviette dans son sac à dos, s’éponge le visage, puis sort une gourde, boit une longue gorgée de thé froid. Il attend que l’homme plus âgé s’adresse à lui.

— Bonjour Dan. Ça va ?

— Hi, Franck, lance Dan-Blake, qui souffle toujours, feint de grimacer sous une crampe.

— Sale temps pour courir, dit l’homme, qui s’est laissé pousser une moustache et une barbe grise depuis leur première rencontre, voici une semaine.

— Sale journée, même, répond Blake, en s’arrêtant à cinq mètres d’eux.

— J’ai pensé à vous ce matin, en voyant le cours des actions Oracle.

— Ne m’en parlez pas. Vous savez ce que je peux prédire pour les jours qui viennent, Franck ?

— Non ?

Blake replie la serviette avec soin, la range dans son sac à dos, puis il y glisse la gourde avec soin, avant de sortir vivement un pistolet. Il tire aussitôt sur l’homme plus jeune, trois fois, l’impact repousse celui-ci en arrière et il s’effondre sur un banc, puis trois fois sur Franck, ébahi, qui tressaute à peine, tombe à genoux, reste affalé contre la balustrade. Chaque fois deux impacts dans la poitrine, un au milieu du front. Six coups en une seconde, au P226 avec silencieux, les vagues ont couvert le bruit de toute façon. Un contrat de plus, sans bavure. Cent mille dollars gagnés facilement.

Blake remet le Sig Sauer dans son sac, ramasse les six douilles dans le sable, soupire en regardant le garde du corps, foudroyé. Encore une boîte qui embauche des gardiens de parking, les forme en deux mois et balance ces amateurs dans le vrai monde. Si ce pauvre type a fait son travail, il aura fait remonter à ses boss le prénom Dan, sa photo, prise d’assez loin, le nom de la société Oracle, mentionné fugitivement par Blake, et ceux-ci auront pu le rassurer, après avoir identifié un certain Dan Mitchell, sous-directeur logistique chez Oracle New Jersey, un blond aux cheveux longs qui ressemble pas mal à Blake, lequel aura tout de même épluché des dizaines d’organigrammes pour se trouver un sosie plausible parmi des milliers de visages.

Puis Blake reprend sa course. La pluie qui commence à tomber plus fort brouille la trace de ses pas. La Toyota de location est à deux cents mètres, ses plaques minéralogiques sont celles d’une voiture identique, repérée la semaine d’avant dans les rues de Brooklyn. Cinq heures plus tard, il prendra l’avion pour Londres, puis l’Eurostar pour Paris, sous une identité nouvelle. Si son vol retour est moins agité que son Paris-New York d’il y a dix jours, ce sera parfait.

Blake est devenu professionnel, il n’a plus jamais envie de pisser, pendant.

* * *

Dimanche 27 juin 2021, 11 h 43,

Quartier latin, Paris


Demandez à Blake, c’est dans ce bar au coin de la rue de Seine que l’on boit le meilleur café de Saint-Germain. Un bon café, Blake veut dire un vraiment bon, est un miracle né de la collaboration intime d’un excellent grain, ici un Nicaragua fraîchement torréfié, à la mouture fine, d’une eau filtrée et adoucie et d’un percolateur, dans ce cas précis un Cimbali, nettoyé chaque jour.

Depuis que Blake a ouvert son premier restaurant végétarien, rue de Buci, près de l’Odéon, il a pris ses habitudes ici. Quitte à désespérer de tout, autant le faire en terrasse à Paris. Dans le quartier, il est donc Jo, pour Jonathan, ou Joseph, ou Joshua. Même ses employés l’appellent Jo, et son nom n’apparaît nulle part, sauf sans doute dans le capital de la holding qui possède la société, inscrite au registre du commerce. Blake a toujours eu le culte du secret, ou disons du discret, et tout lui prouve chaque jour qu’il a eu raison.

Ici, Blake baisse la garde. Il fait les courses, il va chercher ses deux enfants à l’école, et même, depuis qu’ils ont pris un gérant pour chacun des quatre restaurants, Flora et lui sortent au théâtre, au cinéma. Une vie banale, où l’on peut aussi se blesser, mais simplement parce que, en accompagnant Mathilde au poney, on s’est cogné par inattention l’arcade sourcilière contre la porte du box.

L’étanchéité entre ses deux identités est totale. Jo et Flora remboursent le crédit d’un joli appartement à deux pas du Luxembourg, Blake a acheté cash voici douze ans un deux-pièces près de la gare du Nord, dans un bel immeuble de la rue La Fayette, aux portes et fenêtres aussi blindées que les parois d’un coffre-fort. Un locataire officiel paie son loyer, et son nom change tous les ans, d’autant plus facilement qu’il n’existe pas. On n’est jamais trop prudent.

Blake boit donc son café, sans sucre ni inquiétude. Il lit le livre conseillé par Flora ; il n’a pas avoué à sa femme qu’il a reconnu l’auteur dans le Paris-New York de mars dernier. Il est midi, Flora a emmené Quentin et Mathilde chez ses parents. Il sèche le déjeuner, car ce matin même, il a fixé un rendez-vous à quinze heures : un contrat, reçu la veille au soir. Une affaire simple, bien payée, le client a l’air très pressé. Il doit juste repasser rue La Fayette, pour se changer, comme il le fait toujours. À trente mètres de lui, un homme à capuche l’observe, le visage fermé.

VICTOR MIESEL

Victor Miesel ne manque pas de charme. Son visage longtemps anguleux s’est adouci avec les années, et ses cheveux drus, son nez romain, sa peau mate peuvent évoquer Kafka, un Kafka vigoureux qui serait parvenu à dépasser la quarantaine. Son grand corps est long, encore mince bien que la sédentarité inhérente à son métier l’ait quelque peu empâté.

Car Victor écrit. Hélas, en dépit de la bonne réception critique de deux romans, Les montagnes viendront nous trouver et Des échecs qui ont raté, malgré un prix littéraire très parisien, mais de ceux dont la bande rouge ne provoque aucune ruée, jamais ses ventes n’ont dépassé les quelques milliers d’exemplaires. Il s’est persuadé que rien n’est moins tragique, qu’une désillusion est le contraire d’un échec.

À quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies – espèce en voie de disparition à laquelle Miesel n’estime pas appartenir. Pourtant il ne s’est pas aigri ; il a fini par ne plus s’en soucier, accepte de rester assis dans des salons du livre pour n’y signer que quatre ouvrages en autant d’heures ; lorsqu’un confraternel insuccès laisse à son voisin de table des loisirs, ils devisent agréablement. Miesel, qui peut sembler absent et distant, a la réputation d’un homme d’humour, malgré tout. Mais un homme d’humour digne de ce nom ne l’est-il pas toujours « malgré tout » ?

Miesel tire ses revenus de traductions. De l’anglais, du russe et du polonais, langue que sa grand-mère lui a parlée durant son enfance. Il a traduit Vladimir Odoïewski, Nikolaï Leskov, des auteurs de l’avant-dernier siècle que plus grand monde ne lit. Il lui est aussi arrivé de faire n’importe quoi, comme – à la demande d’un festival – d’adapter En attendant Godot en klingon, cette langue des cruels extraterrestres dans Star Trek. Pour garder bonne figure auprès de son banquier, Victor traduit aussi des best-sellers anglo-saxons divertissants, qui donnent à la littérature un statut d’art mineur pour des mineurs. Sa profession lui a ouvert la porte d’éditeurs réputés, sinon puissants, sans que ses propres manuscrits d’auteur en franchissent pour autant le seuil.

Miesel a sa superstition : sa poche de jean renferme toujours une brique de lego, la plus commune, la deux fois quatre plots, rouge vif. Elle vient du mur d’enceinte du château fort que son père et lui bâtissaient dans sa chambre d’enfant. Il y eut l’accident, au chantier, et la maquette demeura inachevée, près de son lit. Le garçon observait souvent, silencieux, les créneaux, le pont-levis, les figurines, le donjon. Poursuivre seul la construction de l’édifice aurait signifié accepter la mort, autant que le démanteler. Un jour, il a décroché une brique de la muraille, l’a glissée dans sa poche, et il a démonté le château fort. C’était il y a trente-quatre ans. Deux fois, Victor a perdu la brique et, deux fois, il en a récupéré une autre, identique. D’abord dans la douleur, puis sans état d’âme. À la mort de sa mère, l’année dernière, il a glissé la brique dans son cercueil, et l’a aussitôt remplacée. Ce petit parallélépipède rouge n’est pas son père, seulement le souvenir d’un souvenir, l’étendard de la filiation et de la fidélité.

Miesel n’a pas d’enfant. Sentimentalement, il vole d’échec en échec avec un enthousiasme intact. Trop souvent distant, il ne convainc pas, et il n’a jamais rencontré la femme avec qui traverser un long moment de vie. Ou peut-être choisit-il ses compagnes de manière à être certain de ne jamais y parvenir.

C’est mentir : la femme, il l’a croisée voici quatre ans, aux Assises de la traduction d’Arles : lors d’une rencontre où il expliquait comment « traduire l’humour chez Gontcharov », elle était au premier rang. Il avait tenté de ne pas regarder qu’elle. Parce qu’un éditeur l’avait retenu – Et si vous traduisiez pour nous la féministe russe Lioubov Gourevitch ? Qu’en dites-vous ? Formidable, non ? –, Victor n’avait pas pu s’éclipser. Mais deux heures plus tard, dans la queue patiente qui menait aux desserts, elle se tenait derrière lui, souriante. La vérité, avec l’amour, c’est que le cœur sait tout de suite et il le crie. Bien sûr, on ne va pas déclarer à la personne qu’on l’aime, comme ça, de but en blanc. Elle ne comprendrait pas. Alors, histoire de se cacher qu’on est déjà son otage, on lui fait la conversation.

Parvenu à l’ultime étape des mi-cuits au chocolat, Victor se retourna et l’aborda. Il lui demanda, en bafouillant, comment traduire « crème anglaise » en anglais, puisque french cream est la chantilly. Oui, désolé, il n’avait rien trouvé de mieux. Elle avait ri, poliment, avait répondu Ascot cream d’une voix rauque qui lui avait paru féerique, et elle était retournée à sa table rejoindre des amies. Il lui fallut du temps pour réaliser qu’Ascot, comme Chantilly, était un hippodrome, mais anglais.

Ils avaient échangé des regards qu’il avait voulu lire complices, il s’était rendu au bar, ostensiblement, dans l’espoir qu’elle l’y rejoigne, mais elle était happée par une discussion. S’étant trouvé aussi sot qu’un adolescent, il était rentré à son hôtel. Il ne la retrouva pas parmi les photos des intervenants, mais il ne doutait pas de la croiser à nouveau, et toute la matinée, il visita les ateliers, sous différents prétextes. En vain. Elle n’était pas non plus à la fête de clôture des Assises. Elle s’était évaporée. Lors du dernier petit déjeuner à l’hôtel, il la décrivit à un ami de l’organisation, mais « petite », « brune » et « fascinante » n’ont jamais défini grand monde.

Deux années de suite, Victor est revenu aux Assises, et s’il veut bien regarder les choses en face, c’était pour la croiser. Depuis – faute professionnelle grave –, il glisse dans ses traductions de courts passages évoquant l’hippodrome d’Ascot ou la crème anglaise. Et c’est avec le recueil d’articles de Gourevitch qu’il a commencé ce méfait : dans le texte d’ouverture, « Почему нужно дать женщинам все права и свободу », « Pourquoi on doit donner aux femmes tous les droits et la liberté », il a introduit la phrase : « La liberté n’est pas une crème anglaise sur un cake au chocolat, c’est un droit. » C’était discret, et qui sait ? Après tout, elle s’intéressait bien à Gontcharov. Mais non. Si elle a lu le livre, elle n’a pas remarqué l’ajout, l’éditeur non plus, et aucun lecteur, d’ailleurs. Victor a laissé passer la vie et c’est à désespérer.

Au début de l’année, un organisme franco-américain financé par les services culturels de l’ambassade de France lui décerne un prix de traduction pour un de ces thrillers qui le nourrissent. Début mars, il part le recevoir aux États-Unis, et l’avion entre dans de monstrueuses turbulences. Durant un temps interminable, la tempête tord l’appareil en tous sens. Le capitaine tient des propos lénifiants, mais nul dans la cabine ne doute, et Miesel moins encore que les autres, qu’ils vont s’abîmer en mer, se fracasser contre le mur d’eau. Quelques longues minutes, il résiste, s’accroche au fauteuil, tend ses muscles pour ne pas subir chaque secousse. Son regard évite le hublot, qui donne sur une nuit de grêle. Alors, à quelques rangées devant lui, non loin d’un blond à capuche assoupi que rien ne semble pouvoir réveiller, il voit cette femme. S’il l’avait remarquée lors de l’embarquement, il n’aurait su détacher son regard d’elle. Sans lui ressembler tout à fait, elle lui rappelle cruellement son Arlésienne disparue. À sa fragilité, à la finesse de ses traits, au grain de sa peau, à son corps gracile, on croirait une toute jeune fille, mais des rides minuscules autour des yeux disent la trentaine. Les plaquettes de ses lunettes d’écaille lui dessinent sur le nez d’éphémères ailes de mouche. Elle sourit parfois à son voisin, un homme, plus âgé qu’elle, son père peut-être, et les soubresauts de l’appareil semblent les amuser, à moins que feindre la désinvolture ne les rassure.

Mais l’appareil tombe dans un nouveau trou d’air, et soudain, quelque chose se brise en Victor, il ferme les yeux et se laisse ballotter en tous sens, sans tenter de retenir son corps. Il est devenu une de ces souris de laboratoire qui, soumises à un violent stress, cessent de lutter et se résignent à mourir.

Enfin, après un temps interminable, l’appareil échappe à l’orage. Mais Miesel reste prostré, englué dans une terrible impression d’irréalité. La vie reprend autour de lui, des gens rient, pleurent, mais il contemple tout cela derrière une vitre trouble. Le capitaine interdit à quiconque de se détacher jusqu’à l’atterrissage, mais Miesel, vidé de toute énergie, ne pourrait de toute façon s’extraire de son fauteuil. Sitôt les portes de l’avion ouvertes, les passagers se précipitent, impatients de fuir l’appareil, mais tandis que l’avion se vide, Miesel demeure assis sur son siège, près du hublot. Une hôtesse lui tapote l’épaule, il consent à se lever. Alors, il repense à la jeune femme, avec plus d’intensité encore. Il pressent qu’elle seule saurait l’arracher à ce gouffre d’inexistence, il la cherche des yeux mais elle est hors de vue, et il ne la retrouve pas non plus dans la queue du passage de l’immigration.

Le responsable du bureau du livre vient le chercher à l’aéroport, et témoigne de la sollicitude à ce traducteur mutique et désorienté.

— Vous êtes certain que ça va aller, monsieur Miesel ?

— Oui. Nous avons failli mourir, je crois. Mais je vais bien.

Le ton monocorde inquiète l’homme du consulat. Ils n’échangent plus une parole jusqu’à l’hôtel. Lorsque le lendemain en fin d’après-midi, il y revient chercher Miesel, il comprend que le traducteur n’a pas quitté sa chambre de la journée, ni même mangé. Il doit insister pour qu’il se douche, s’habille. La réception se fait à la librairie Albertine, sur la Cinquième Avenue, face à Central Park. Au moment opportun, sur un geste pressant de l’attaché culturel, Miesel sort de sa poche le discours de remerciement écrit à Paris, puis, d’une voix blanche, affirme que le rôle du traducteur est de « libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre », il déclame sans force tout le bien qu’il ne pense pas de l’autrice américaine, une grande femme blonde mal maquillée qui sourit à son côté, et il se tait, abruptement. Devant le malaise qui s’installe, l’écrivaine s’empare du micro pour le remercier vivement, et affirmer que sa saga fantastique connaîtra deux nouveaux volumes. Puis vient le moment du cocktail ; Miesel affiche un air absent.

« Merde, vu ce que ce genre de festivités nous coûte, il pourrait faire un petit effort », grommelle en aparté le conseiller culturel. Le conseiller au livre défend vaguement Miesel, lequel reprend l’avion le lendemain matin.

Arrivé à Paris, il se met à écrire, comme sous la dictée, et la mécanique incontrôlable de cette écriture même le plonge dans un abîme d’angoisse. Ce livre aura pour titre L’Anomalie, et ce sera le septième de l’écrivain.

« De ma vie, je n’ai pas fait un geste. Je sais que de tout temps ce sont les gestes qui m’ont fabriqué, qu’aucun mouvement ne s’est accompli sous mon contrôle. Mon corps s’est contenté de s’animer entre des lignes que je n’ai pas tracées. Il y a de l’outrecuidance à laisser entendre que nous sommes maîtres dans l’espace, quand nous ne faisons que suivre les courbes de moindre force. Limite des limites. Aucun envol, jamais, ne dépliera notre ciel. »

En quelques semaines, un Victor Miesel graphomane remplit une centaine de pages de cet acabit, fluctuant entre lyrisme et métaphysique : « L’huître qui éprouve la perle sait qu’il n’est de conscience que douleur, elle n’est même que le plaisir de la douleur. […] La fraîcheur de l’oreiller me renvoie chaque fois à la vaine température de mon sang. Si je frissonne de froid, c’est que ma fourrure de solitude ne parvient pas à réchauffer le monde. »

Les derniers jours, il ne sort plus de chez lui. L’ultime paragraphe à sa maison d’édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l’insurmontable : « Je n’ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n’avais pas existé, ni vers quels rivages je l’aurais déplacé si j’avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparation altérera son mouvement. Me voici, marchant sur le chemin dont les pierres absentes m’emmènent vers nulle part. Je deviens le point où la vie et la mort s’unissent au point de se confondre, où le masque du vivant s’apaise dans le visage du défunt. Ce matin, par temps clair, je vois jusqu’à moi, et je suis comme tout le monde. Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. En vain, enfin, j’écris une dernière phrase qui ne vise pas à différer le moment. »

Ayant posé ces mots, envoyé le fichier à son éditrice, Victor Miesel, envahi par une angoisse intense sur laquelle il ne parvient pas à mettre un nom, enjambe le balcon, en tombe. Ou bien s’en jette. Il ne laisse aucune lettre, mais tout le texte le mène à ce geste ultime.

« Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. »

On est le 22 avril 2021, il est midi.

LUCIE

Lundi 28 juin 2021,

Ménilmontant, Paris


Dans la pénombre du petit matin, un homme au visage anguleux pousse en silence une porte de chambre, son regard fatigué fixe un lit qu’on devine à peine, une femme y dort. Le plan dure trois secondes, mais Lucie Bogaert ne l’aime pas. Trop lumineux, trop dispersé, trop statique. Le directeur de la photo devait sommeiller. Elle note qu’aux effets spé ils devront jouer sur le gamma, le contraste, flouter un tableau trop présent en arrière-plan. Elle recadre légèrement autour du visage de Vincent Cassel, crée un léger zoom sur lui, ralentit le plan de quelques images pour lui donner un peu de rythme. Cela lui prend une minute. Voilà. C’est tellement mieux. C’est pour cette attention aux détails, cet instinct filmique, qu’elle est devenue la monteuse favorite de tant de réalisateurs.

Il est tôt, cinq heures du matin, Louis dort. Dans deux heures, elle le réveillera, to wake, woke, woken, elle préparera le petit déjeuner, to eat, ate, eaten et oui, elle reverra avec lui les verbes irréguliers anglais, au programme de sa cinquième. Mais pour l’instant, Lucie remonte en urgence cette scène d’intérieur d’un Maïwenn qu’elles doivent revoir ensemble avant midi. La nuque douloureuse, les yeux asséchés, elle se lève. Le grand miroir sur la cheminée reflète l’image d’une femme petite et mince, aux formes aériennes de jeune fille, à la peau pâle, aux traits fins, aux cheveux bruns coupés court. Elle porte sur son fin nez grec de grandes lunettes en écaille, qui lui donnent un air d’étudiante. Elle marche jusqu’à la fenêtre du salon. Lorsqu’elle se sent débordée par la vacuité, c’est toujours à cette vitre froide qu’elle va poser son front. Ménilmontant dort, mais la ville l’aspire. Ce qu’elle voudrait, c’est abandonner son corps et se fondre avec tout ce qui est dehors.

Un ding assourdi l’alerte d’un mail. Elle lit le prénom d’André et soupire. Elle est en colère, moins parce qu’il insiste que parce qu’il sait qu’il ne devrait pas insister et qu’il ne peut s’en empêcher. Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence.

Elle a fait la connaissance d’André trois ans plus tôt, lors d’une soirée chez des amis cinéastes. Elle était arrivée tard, et un homme, sur le point de partir, était resté. On s’était moqué de lui, Ah, bien entendu, la jolie Lucie arrive et André n’est plus pressé de rentrer… C’était donc lui, l’André Vannier de Vannier & Edelman, cet architecte dont on lui avait parlé. Un homme grand, mince, qui paraissait la cinquantaine mais qu’on pouvait imaginer plus âgé. Il avait de longues mains, des yeux à la fois tristes et gais, qui avaient su garder l’impérissable de la jeunesse. Elle avait tout de suite senti que dès qu’elle parlait, elle le captivait, et elle avait aimé qu’il soit son captif.

Ils s’étaient revus peu après. Il lui avait fait une cour discrète, et elle avait compris qu’il craignait moins le ridicule que de l’embarrasser. Elle l’avait d’abord éconduit, avec délicatesse. Mais ils avaient pourtant continué à se retrouver, régulièrement, chaque fois il s’était montré prévenant, drôle, attentif. Elle devinait qu’il n’était pas fier de sa vie de célibataire, un sujet dont il se détournait chaque fois, elle soupçonnait un cortège de maîtresses et bien peu de magie.

Un soir de printemps, il l’invite chez lui pour un dîner. Elle s’étonne de l’éclectisme de ses amis : une peintre très conceptuelle, un chirurgien anglais de passage, une journaliste au Monde, un bibliothécaire assez porté sur l’alcool, et même un certain Armand Mélois, homme exquis et raffiné qui – elle l’apprend au cours du repas – dirige le contre-espionnage français. Lucie découvre aussi un vaste appartement haussmannien aux meubles sobres, où le bois et l’industriel dominent, encombré de livres, des romans, loin des univers dépouillés et froids qu’on prête aux architectes. Et sur une étagère, une statue en plâtre de Mickey Mouse, aux couleurs vives. Elle saisit la figurine entre ses doigts, la manipule, étonnée. André s’approche d’elle :

— Elle est hideuse, n’est-ce pas ?

Lucie sourit.

— Je l’ai achetée pour que quelque chose, chez moi, résiste à l’accoutumance. On ne s’habitue pas au laid. C’est de la vie. De la vie moche, mais de la vie.

Toute la soirée, le regard de Lucie revient, aimanté, vers cet affreux Mickey Mouse. Et soudain, sans qu’elle sache pourquoi, la souris de Walt Disney lui parle, elle lui dit qu’avec cet homme-là, un bonheur est possible.

Elle lui présente Louis. André est sans calcul : il aime aussitôt ce garçon vif et drôle qui va entrer dans l’adolescence, et il ne cherche pas à s’en faire un allié. Mais il n’est pas dupe : dans ce combat pour le cœur de Lucie, il n’a nul besoin d’un ennemi.

Un jour, après un déjeuner, alors qu’elle et lui se disent au revoir, elle fait un pas pour traverser la rue et André la tire violemment par le bras en arrière. Un camion passe en trombe devant elle. Son épaule la fait souffrir, mais elle a vraiment failli mourir. Toute couleur a quitté le visage d’André. Ils restent un instant côte à côte, les sons de la ville paraissent exacerbés. Il respire vite, elle aussi, et dans un souffle, il la serre contre lui et dit :

— Je t’ai fait mal, pardon, j’ai eu peur, j’ai cru que… Je t’aime tellement.

Et il recule, effrayé de cette phrase échappée, balbutie encore un pardon et s’en va. Elle le regarde s’éloigner, et pour la première fois, elle s’aperçoit qu’il marche vite, droit, qu’il est encore si jeune. Bouleversée, elle mettra quinze jours à le recontacter, et lorsqu’ils se reverront, il n’en reparlera pas.

Mais il l’a dit. Je t’aime. Lucie se méfie de la phrase. Il est trop tôt pour qu’elle l’entende encore. Elle a aimé un autre homme, qui utilisait trop et mal ce verbe mensonger, qui l’a humiliée, maltraitée, disparaissant pour revenir et disparaître encore. Elle voudrait dire à André qu’elle est lasse de tous ces hommes qui la désirent pour sa peau douce, ses jambes fines, ses lèvres pâles, ce qu’ils appellent sa beauté, cette promesse du bonheur, et qui ne voient plus en elle que cela. Lasse de ceux qui l’abordent en chasseurs, de ceux qui rêvent de la suspendre au mur comme un trophée. Elle mérite mieux qu’une convoitise impulsive, elle ne veut plus qu’on se joue d’elle. Elle voudrait lui dire que c’est pourquoi, peu à peu, elle est allée vers lui, que c’est pourquoi elle est là. Pour ce temps qu’il lui a accordé, pour la douceur qu’elle pressent en lui, pour son respect, aussi. Elle voudrait pouvoir ne pas le maintenir dans ce statut de vieil amoureux silencieux, savoir être tranchante, ou alors lui céder pleinement, lâcher prise. Elle se contente d’avoir honte d’être dure, parfois cruelle, en résistant à l’attirance croissante qu’elle a pour lui.

Un hiver passe encore, et voilà un peu plus de quatre mois, à l’issue d’un dîner chez Kim, ce petit restaurant coréen du Marais où ils ont pris leurs habitudes, il lui redit : « Tu sais, Lucie, je tiens à toi, et je sais tout ce qui se dresse entre nous, contre nous. Mais si tu veux un jour de moi comme compagnon, pour le temps que tu voudras, ce sera à toi de faire le premier pas… » Le regard qu’il lui porte à cet instant n’a pas d’âge, elle est troublée, elle sourit, et elle a beau savoir qu’elle devrait se donner encore du temps, elle a peur qu’il ne se lasse de cette attente vaine. Elle décide de saisir par sa touffe de cheveux roux le petit Kairos, ce dieu grec joueur du moment propice. Tout son être la conduit à s’asseoir sur la banquette à côté de lui, et elle l’embrasse, tendrement. Aucune comédie romantique à l’anglaise n’eût osé plus belle première scène. Elle ne regrette rien.

Dès cet instant un peu prodigieux, André et elle ne se quittent plus.

André devait partir à New York pour le chantier du Silver Ring quinze jours plus tard, début mars ; elle finissait le montage du dernier von Trotta au même moment et n’avait rien de prévu avant le Maïwenn dans plus d’un mois. Il lui avait proposé d’y aller ensemble : ils auraient du temps, ils iraient présenter leurs respects aux canards de Central Park, rendre visite aux Klee du Guggenheim, et même assister à une comédie musicale à Broadway. Elle avait accepté sans hésiter, à condition qu’il lui montre aussi son chantier. C’était sa façon de lui dire qu’elle voulait « faire partie ». En rentrant chez elle, elle avait préparé joyeusement et à l’avance sa valise, J’emmène quoi comme livres, le Coetzee, tiens, et aussi, hop, un Pléiade Romain Gary, ce n’est pas si lourd, et cette robe noire, oui, elle me va si bien, cette jupe-là est trop courte, mais je mettrai des collants, il fait si froid en février, et elle s’était réjouie de tant de frivolité retrouvée. Louis avait accepté d’être confié à sa grand-mère pour quelque temps.

Le vol avait été turbulent, effrayant même. Alors que l’avion menaçait de se casser en deux, que la peur allait lui faire perdre tout contrôle d’elle-même, André n’avait cessé de lui parler, en souriant. Elle avait aimé New York, qu’elle connaissait bien moins que lui. Ils devaient rester huit jours, ç’avait été quinze. Chez un coiffeur trop dispendieux de l’East Village, elle avait fait couper ses longs cheveux bruns, très court. « Jamais je n’aurais osé avant, tu sais. J’inaugure une nouvelle vie. » C’était bien sûr le pire des clichés, mais elle avait su gré à André de ne pas le relever. Elle sentait combien il la rassurait, combien ils pouvaient, oui, s’aimer.

Et puis, ils reviennent à Paris, et tout, lentement, va s’abîmer. Peu à peu, face à l’exaltation d’André, à ces bras qui veulent l’enserrer, à ces baisers qu’il lui inflige à tout instant, devant ces amis à qui il veut « absolument la présenter », comme le butin d’une bataille qu’il aurait gagnée, elle recule. Pourquoi les chats qui attrapent les souris refusent-ils de les laisser vivre ? Elle n’était pas disposée à un tel envahissement ; elle aurait voulu moins d’impératifs, un engagement plus lent et plus serein. L’avidité de ses mains d’homme l’effraie, leur convoitise oppressante interdit à son propre désir de naître. Lui ne veut pas comprendre, et cette fragilité qu’André masquait si bien devient tangible, et non, elle ne veut pas devoir le rassurer, non, elle n’a pas à se plier à son appétit tyrannique, elle n’a pas à contenter son narcissisme blessé, fût-ce par l’âge, elle n’a pas non plus à supporter ce regard de chiot de chenil qui pleurniche des Prends-moi, prends-moi. Pourquoi se refuse-t-il à voir qu’il la piège dans ses bras, dans son lit ? Pourquoi faut-il qu’elle se sente coupable de se refuser à lui, quand c’est bien la dernière chose qu’elle veut, avoir le moindre devoir ?

Et puis, début juin, il y a cet ultime dîner, ce dîner où André veut la reconquérir quand tout a déjà fichu le camp, et il insiste pour que ce soit de nouveau chez Kim, comme si le décor déjà vieillot, mi-zen mi-Gangnam Style, pouvait exercer sur elle un pouvoir magique, et il parle, parle, devant sa beosut cream pasta qui refroidit, n’écoutant que lui, s’abandonnant à son goût immodéré des mots, et chaque jolie phrase rend ces adieux plus laids encore. Elle le regarde, il lui prend la main, qu’elle lui abandonne, et elle n’a envie que d’être ailleurs, le froid s’installe dans son cœur, elle sourit sans colère à ce charmant monsieur de nouveau vieux, mais pourquoi ne voit-il pas qu’elle est déjà partie ? Peut-être n’avait-elle pas assez d’énergie, ou simplement d’amour – Dieu qu’elle déteste ce mot. André aura malgré tout joué son rôle de pommade, le temps de sa cicatrisation, une espèce d’onguent à l’odeur finalement bien pénible, et rance, maintenant que la plaie a guéri… Mais non, elle a tort, pourquoi relire leur joli commencement à l’aune amère de leur fin ? Ce n’est pas elle qui s’est jouée de lui, c’est lui et lui seul qui n’a pas su être à la hauteur de leurs propres espoirs.

Elle insiste pour partager l’addition, afin de lui signifier par tous les moyens possibles qu’il y a désormais lui et elle, et plus aucun nous. Alors, il lui tend un petit livre : L’Anomalie, de Victør Miesel. Le nom lui évoque quelque chose.

— Tiens, ça te plaira…

Elle l’ouvre au hasard et tombe sur la phrase : « L’espoir nous fait patienter sur le palier du bonheur. Obtenons ce que nous espérions, et nous entrons dans l’antichambre du malheur. » Mon Dieu, des métaphores, ça commence mal. Un peu plus loin : « La séduction a toujours été un savoir-faire commun, la rupture un art majeur. » Elle est donc une artiste. Va pour l’art majeur.

Elle accepte le cadeau et s’en va.

C’était il y a trois semaines, bien avant le départ d’André pour Mumbai, pour cette fichue Soyara ou Suyara Tower dont il lui a vanté l’élégance alors qu’elle ne s’intéresse déjà plus à rien de ce qu’il construit.

Sur l’écran, le mail qu’il a envoyé hier s’affiche toujours en bleu et en gras.

Elle finit par l’ouvrir. Pas une phrase qui ne lui semble bavarde, creuse, ridicule. Rien ne la touche, mais sans doute n’est-il rien qui aurait pu l’atteindre. « J’aurais voulu faire, avec toi, le plus long chemin possible, et même le plus long des chemins possibles. » Des banalités. « Je ne saurai pas si tu aurais fini par aimer mon regard, amoureux et désirant, posé sur toi. » Elle lève les yeux au ciel. Et enfin cette pathétique dénégation : « Je n’attends pas de réponse. »

De toute façon, répondre, Lucie n’y songe pas.

Soudain le téléphone bourdonne, un numéro masqué. Comment peut-il oser, un lundi matin, au cœur de la nuit, avec Louis qui dort dans sa chambre ? Lucie décroche, furieuse, pour que cesse la sonnerie. Mais c’est une voix de femme :

— Lucie Bogaert ?

— Oui, répond Lucie à voix basse.

— Commissaire Maupas. Police nationale.

— Mais… Vous devez vous tromper.

— Vous êtes bien née le 22 janvier 1989 à Montreuil ?

— Oui.

— Bien. Nous arrivons sur votre palier. Laissez-nous entrer, s’il vous plaît.

— Mais pourquoi ? Vous allez réveiller mon fils.

— Nous allons vous expliquer. Nous avons un mandat d’amener, je le glisse en ce moment sous votre porte. Ouvrez, s’il vous plaît.

DAVID

29 mai 2021,

Troisième Avenue, New York


Le ficus a soif. Ses feuilles brunes s’enroulent dans leur sécheresse, des branches sont déjà mortes, il incarne dans son pot de plastique la désolation même, si tant est que le verbe incarner convienne à une plante verte. Si on ne l’arrose pas bientôt, se dit David, il va mourir. En toute logique, on doit pouvoir trouver quelque part sur la ligne continue du temps un point de non-retour, un moment de basculement irrémédiable à partir duquel plus rien ni personne ne saura sauver le ficus. Jeudi à 17 h 35, quelqu’un l’arrosera et l’arbre survivra, jeudi à 17 h 36, n’importe qui se pointera avec une bouteille d’eau et ce sera Non, mon chou, c’est gentil, il y a trente secondes, je ne dis pas, peut-être, mais là, qu’est-ce que tu crois, la seule cellule qui pouvait relancer la machine, l’ultime vaillante eucaryote qui aurait su réveiller ses voisines, leur crier Allez les filles, on se remotive, on réagit, on se regonfle, on ne se laisse pas aller, eh bien la dernière des dernières vient de nous quitter, alors tu arrives trop tard, avec ta minable petite bouteille, ciao, ciao. Oui, quelque part sur la ligne du temps.

— David ?

Une voix masculine et douce tire David hors de sa rêverie végétale et existentielle. Il se lève et serre dans ses bras un homme grand, la cinquantaine, à peine plus âgé que lui et pourtant aux cheveux déjà blancs, un homme qui lui ressemble, comme il se doit de celui avec qui l’on possède une bonne partie d’ADN commun.

— Salut, Paul.

— Ça va, David ? Jody ne t’a pas accompagné ?

— Elle nous rejoindra dès que possible. Elle donne son cours à l’institut Goethe, je n’ai pas voulu qu’elle le reporte.

— D’accord.

David suit son frère dans le cabinet. Un bureau français Empire, des bibliothèques en chêne, des appliques en cristal Art nouveau, des rideaux carmin de velours épais, et par la fenêtre une jolie vue sur Lexington Street avec, juste en face, au coin de la Troisième Avenue, l’entrée de leur club de squash du vendredi. La pièce dissimule plutôt bien ce qu’elle est. Le cabinet d’un oncologiste, un des meilleurs.

— Tu veux un café, David ? Un thé ?

— Café.

Paul glisse une capsule dans le percolateur, pose une jolie tasse italienne sous la goulette, trouve le moyen d’éviter quelques secondes encore le regard de son frère. Il devine que David, en l’entendant prononcer son prénom trop de fois, a compris. Dans les films de guerre, lorsqu’un soldat pisse le sang et que le sergent lui dit Ça va aller, Jim, tu vas t’en tirer, Jim, ce n’est jamais bon signe. La rhétorique bienveillante, l’expresso italien avec sa mousse onctueuse, cette façon de repousser sans cesse le moment de parler, tout ça annonce le pire.

— Tiens.

David hoche la tête, accepte la tasse machinalement, la pose aussitôt sur le bureau.

— Vas-y. Je suis prêt.

— Bien. Tu te souviens, David, hier, pendant l’écho-endoscopie, on a fait une biopsie… J’ai reçu les résultats.

Paul écarte la tasse, sort des clichés d’une enveloppe, les dispose sur le bureau face à son frère.

— C’est ce que je craignais. La tumeur que tu as sur la queue du pancréas, à l’opposé de l’intestin grêle, ici, est une tumeur maligne. Cancéreuse. Et la tumeur n’a pas seulement envahi les vaisseaux sanguins et les ganglions voisins, il y a des métastases au foie et à l’intestin grêle. Cliniquement, tu en es au stade 4.

— Stade 4. Autrement dit ?

— Il est trop avancé pour qu’on puisse envisager une pancréatectomie distale, c’est-à-dire retirer le pancréas et la rate.

David accuse le coup. Il respire mal. Paul avait préparé un verre d’eau, il lui tend. Son frère lève les yeux vers lui. C’est parce que Paul a remarqué dans le blanc oculaire ce jaune malsain et caractéristique qu’il a exigé des examens. David inspire profondément, et demande :

— Pronostic ?

— Comme on ne peut plus opérer, on va faire à la fois une chimio et une radiothérapie pour réduire la taille de la tumeur.

— Pronostic, Paul ? répète David.

— Comment le formuler ? C’est une saleté.

— Ce qui veut dire ? Mes chances ?

— À cinq ans, 20 % de chances de survie, voilà, c’est ce que disent les probabilités. Mais ça ne veut rien dire, les proba. On va essayer de faire bien mieux qu’elles. Je t’ai pris un rendez-vous chez Saul pour que tu aies un deuxième avis. C’est le meilleur. Il te prend en urgence, il peut te recevoir dès demain, je lui ai déjà transmis les résultats d’analyse et ton IRM.

— Ce n’est pas la peine, Paul. Je te crois. On va faire comme tu dis. On commence quand ?

— Dès que tu peux. Désormais, tu es en congé, pour trois mois au moins. Avertis ta compagnie maintenant. Tu as une bonne couverture médicale ?

— Je pense. Je n’ai jamais eu l’occasion de vérifier. Mais oui, sûrement.

David se lève, marche quelques pas. Il tremble de colère, mais est-ce de la colère ? Tout son corps se refuse à rester impavide. Seigneur, pourquoi revient-on toujours sur les semaines d’avant, pourquoi ne peut-on s’empêcher de vouloir mesurer l’ampleur de son propre aveuglement ? Et tous ces jours vécus dans l’insouciance, dans ce dernier bonheur de l’ignorance, à dîner, à raconter des blagues, à emmener les gosses au cinéma, à faire l’amour avec Jody, à jouer au squash avec Paul, alors que peut-être, il aurait suffi d’un scanner il y a quoi, trois mois, pour établir le diagnostic, et, peut-être, être sauvé. David se demande si quelque chose en lui avait deviné, et si ce quelque chose n’avait pourtant pas voulu savoir.

— Ça s’est déclenché quand ?

— Je ne sais pas, David. C’est impossible à dire. La tumeur est peut-être là depuis un an, deux mois. Personne ne peut savoir. Tous les cancers du pancréas sont différents.

— On n’aurait pas pu intervenir, il y a deux mois ? Après ce Paris-New York infernal où la grêle a massacré mon avion, j’étais déjà un peu fatigué, tu te souviens ? Je pissais très foncé, aussi. Et je n’avais pas le temps de faire des examens.

— Je ne sais pas. Ce dont je suis certain, c’est qu’il faut se concentrer sur ce qu’on peut faire maintenant, et on peut encore beaucoup.

— Il y a de nouveaux traitements ? Des médicaments ?

— Oui, on va essayer tout ce qui existe, et aussi, si tu veux, les molécules encore expérimentales, des trucs révolutionnaires pas encore sur le marché, je te le jure.

Paul ment, parce que c’est mieux que Mais non, David, il n’y a rien de nouveau, c’est une saloperie, je te le redis, on ne sait pas faire, que dalle, on n’a pas découvert de remède miracle, on ne sait même pas pourquoi, selon le patient, tel protocole marche mieux que tel autre.

— C’est un cancer douloureux, n’est-ce pas ?

— Je t’assure qu’on fera tout pour que la souffrance soit minimale, pendant tout le traitement. Bien sûr, il y aura des effets indésirables. Forcément. On n’a rien sans rien.

Indésirables. Tu parles. Oui, mon frangin, oui, tu vas vomir tes tripes, te vider par tous les bouts, tu vas perdre tes cheveux, et tes sourcils, et vingt kilos aussi, et après quoi ? Tout ça pour gagner quoi, peut-être deux, trois mois de sursis, 20 % de chances de survie à cinq ans, 20 % oui mais pas à ton stade, mon petit frère, toi c’est une chance sur dix même pas, merde, c’est injuste, dégueulasse… Paul tire son fauteuil, il s’installe à côté de David, qui ne bouge plus, tétanisé, éteint, Paul pose sa main sur le bras du frère déjà absent, il espère que ce geste va calmer la panique glacée qui l’envahit, et il voudrait aussi que sa seule main posée aspire les ténèbres et les détruise, parce que c’est comme ça, c’est dingue, mais des années de pratique et des centaines de patients perdus n’empêchent pas encore et toujours que surgisse la pensée magique, même au fond du cerveau le plus rationnel, et aussi, soudain, ça lui revient maintenant, pourquoi maintenant ? les fous rires des parties de bowling à Peoria, quand David tirait n’importe comment et se faisait le strike tout de même, quel cul bordé de nouilles ce con, et l’odeur des marshmallows roses cramés sur le gaz chez tante Luna, et le parfum sucré de fruits rouges de cette petite blondasse de Deborah Spencer qu’ils aimaient tant tous les deux, et qui finalement a couché avec cet abruti de Toni le Dinosaure, mais pourquoi l’appelait-on comme ça, déjà, et le discours de David à son premier mariage, mariage totalement foireux avec Fiona par ailleurs, ça pour être foireux, ce discours si con et si drôle et tellement magnifique aussi à force d’être drôle et con, et la naissance de son fils, appelé David lui aussi, et le petit David tout endormi dans les bras de son oncle David qui pleure d’émotion à la maternité, et tout ce qui va foutre le camp et tout ce que le cancer va engloutir dans son tourbillon noir, et voilà, d’un coup, les larmes montent, d’un coup brutal, irrépressibles, merde, un cancérologue qui se met à chialer, c’est quoi, ça ? Paul se retourne, il prend un mouchoir en papier, se mouche bruyamment.

Un rayon de soleil entre dans le cabinet. Ce n’est pas le meilleur moment, mais qu’il entre, qu’il donne à David sa lumière dorée, c’est un faisceau de vie, un miracle éphémère lorsque ce fichu soleil passe à l’ouest entre les deux gratte-ciel de la Troisième, à 17 h 21, un prodige qui dure douze minutes exactement, hiver comme été. À 17 h 33 ce sera fini.

— Bien, David. Je n’attends aucun patient. On va attendre Jody, je t’explique le protocole.

Paul explique, longuement, David écoute, sans l’interrompre. Mais le lendemain, Paul devra lui expliquer encore car il n’aura rien retenu. David aura pensé au visage de Jody, à son regard de détresse sans nom, aux yeux des gosses quand il va falloir expliquer que papa est très malade, Grace, Benjamin, mes chéris, il va falloir être très courageux tous les deux, il va falloir aussi aider beaucoup votre maman et être très sages, c’est d’accord ?, il aura pensé à sa couverture médicale excellente, certes, mais qui enquêtera et lui reprochera d’avoir occulté ses dix années de fumeur de quinze à vingt-cinq ans, il aura pensé à la douleur inéluctable, à la déchéance des derniers jours, à la crémation, même, à la musique qu’il faudra faire écouter aux amis, quelque chose de sympa, hein, Paul, du rock, un blues, mais pas un requiem bien plombant de je ne sais qui, il aura pensé encore aux frais de scolarité, et au crédit de l’appartement qu’il a remboursé par anticipation, quel con, alors qu’en cas de décès l’assurance versait tout le capital dû, il aura pensé à tout ce qui est à venir et à tout ce qui viendra encore, après. Il aura même pensé à des choses étranges.

— Au fait, Paul… dans ta salle d’attente…

— Oui ?

— Le ficus. Il faut que tu l’arroses.

Il est 17 h 33 et le soleil s’éclipse.

* * *

Jeudi 24 juin 2021, 22 h 28,

Mount Sinai Hospital, New York


Dans la salle d’attente de Paul, le ficus n’est pas mort. Mais David n’y est pas retourné, et il ne verra plus le passage du soleil entre les deux gratte-ciel, ni même le soleil. La chambre 344 au Mount Sinai Hospital est plein nord et dans quelques jours sans doute, il la libérera. La mort a pris ses quartiers dans ses traits amaigris.

Contre la douleur, on teste un nanomédicament que développent des Français en complément de la morphine, qui n’impose pas d’augmenter sans cesse les doses. Contre le cancer, l’équipe médicale a abdiqué. Trop virulent, trop invasif, trop avancé.

On frappe à la porte, mais nul ne répond : à côté de David inconscient, Jody dort dans le fauteuil, épuisée par tant de nuits à veiller. Les enfants sont chez Paul, depuis trois jours. La porte s’ouvre, doucement, laisse pénétrer deux hommes, costume noir, porteurs de badges dorés. En silence, le premier se penche sur David, prélève de la salive à la commissure de ses lèvres, range le bâtonnet dans son éprouvette et quitte aussitôt la pièce. Le second sort un portable, photographie le mourant intubé, transfère l’image, et s’assied sur une chaise, incapable de détacher son regard du visage émacié.

LA LESSIVEUSE

10 mars 2021,

côte Est des USA, eaux internationales,

42° 8' 50" N 65° 25' 9" W


Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l’est à sa façon. Il est 16 h 13 quand le vol AF006 Paris-New York, au sud de la Nouvelle-Écosse, voit se dresser devant lui la barrière ouatée d’un immense cumulonimbus. Le front nuageux se lève, et vraiment vite. Il est encore à un quart d’heure de navigation, mais il s’étend au nord comme au sud sur des centaines de kilomètres, en arc de cercle, et plafonne déjà à près de 45 000 pieds. Le Boeing 787, qui vole à 39 000 et allait amorcer sa descente vers New York, ne saurait y échapper et le cockpit connaît une brusque agitation. Le copilote compare les cartes et le radar météo. Le large front froid nuageux n’était pas signalé, et Gid Favereaux n’est plus seulement surpris, il est franchement inquiet.

Le mur opaque, gris, irisé en son sommet par un soleil éblouissant, pousse vers eux à une vitesse folle, avale avec voracité la couche nuageuse qui le nourrit et le soutient. Le commandant Markle affiche la fréquence de Boston, examine les instruments, le radar météo qui se colore de rouge à 120 nautiques. Il hoche la tête, pose son café, quand Boston émet sur sa fréquence.

— À tous les avions sur Boston Control. En raison des conditions exceptionnelles sur la côte Est, tous les terrains sont fermés à l’exception de KJFK. Plus aucun décollage de la côte Est depuis une demi-heure. La situation se développe trop vite pour que nous ayons pu avertir aucun avion plus tôt. KJFK Canarsie reste ouvert pour atterrissage.

— Boston Control, bonjour, Air France 006, niveau trois neuf zéro en route vers Kennebunk. Nous avons un monstre devant nous. Demandons cap trois cinq zéro sur les prochains 80 nautiques.

— Air France 006, ici Boston Control. Liberté de manœuvre. Contactez maintenant Kennedy sur 125.7. Bye bye.

Markle grimace, regarde l’horizon se boucher, du nord au sud, inexorablement. Pour son avant-dernier vol sur l’Atlantique, le ciel lui offre un souvenir mémorable. Il se connecte à l’aéroport.

— Kennedy Approach, de Air France 006, nous avons assez de kérosène pour longer le front nuageux en déviant au cap sud jusqu’à Washington.

Un clic, une autre voix de femme, plus grave.

— Désolé, 006. Négatif. Ce sont les mêmes conditions jusque bien au-delà de Norfolk. C’est peut-être même pire vers le sud maintenant. Descendez quand vous le pouvez à unité huit zéro et reprenez la route vers Kennebunk. Conservez les paramètres.

Markle secoue la tête, coupe la communication, saisit le micro cabine et annonce aux passagers, d’une voix rassurante, en anglais d’abord, puis dans un français pas trop approximatif :

— Ici votre commandant de bord, veuillez immédiatement regagner votre siège et attacher votre ceinture, ainsi qu’éteindre tout appareil électronique. Nous allons traverser une zone de très grande turbulence. Je répète : de très grande turbulence. Veuillez ranger vos sacs et vos ordinateurs sous le siège devant vous ou dans les rangements prévus à cet effet. Ne gardez aucun liquide et fermez votre tablette devant vous. Personnel de bord, veuillez veiller à la sécurité des passagers et de la cabine et aussitôt regagner votre siège. Je répète, après vérification de la sécurité des passagers, veuillez immédiatement regagner votre siège.

Le cumulonimbus se rapproche, c’est un supercellulaire, mais il est loin d’être classique. Ce n’est pas une enclume solitaire qui monte jusqu’à la haute atmosphère, ce sont des dizaines d’entre elles, comme soulevées par une main invisible, qui fusionnent dans la tropopause. Sur l’océan, les navires doivent être pris dans une dépression apocalyptique. En vingt ans de long-courriers, Markle n’a jamais vu ça. L’orage de l’année, au moins. Les dômes stratosphériques plafonnent à seize kilomètres de hauteur. Il pourrait tenter de se glisser entre deux colonnes, mais ce serait pour se précipiter dans celle qui suit. Le radar météo affiche désormais une longue barre rouge oblique : une muraille d’eau et de glace.

— Tu as vu à quelle vitesse ça grossit ? s’inquiète Gid. On va se payer un courant descendant de dingue dès qu’on va parvenir au flanc. On ne va jamais réussir à traverser.

Gid a raison de s’inquiéter, se dit Markle, même s’il n’a qu’une année de transatlantique et trois sur des long-courriers. Il rallume le micro et reprend pour la cabine, sur un ton joueur, dédramatisant.

Hello folks, de nouveau le commandant Markle, je vous demande à nouveau de rester assis, de boucler votre ceinture, de vérifier celle des enfants assis à côté de vous. Éteignez tout appareil électronique, je le répète. Il est très possible que nous rencontrions un trou d’air dans la minute qui vient. À tout personnel de bord, si la sécurité est assurée, regagnez votre siège dès maintenant s’il vous plaît… J’attends confirmation de votre part.

— Tous en position de sécurité, confirmation, fait la voix de la cheffe de cabine.

— OK, ça risque d’être impressionnant, et je garantis que vous vous en souviendrez, mais je vous promets que ce n’est dangereux pour personne si vous êtes bien attachés. Des montagnes russes, pour ceux qui aiment les fêtes for…

Soudain, avant même d’atteindre l’extrémité du front chaud, le Boeing manque d’air pour le soutenir et plonge. Malgré l’isolation de la porte de la cabine, Markle et Favereaux croient bien entendre les passagers hurler.

L’avion connaît dix interminables secondes de chute libre avant de pénétrer dans le cumulonimbus au pire endroit, au sud-ouest de la colonne, avec une inclinaison effarante, un angle de trente degrés que lui impose l’assistance au pilotage qui a pris le relais des commandes manuelles. Tout de suite, le Boeing est roulé dans les courants tourbillonnants du nuage, et tout de suite aussi, le cockpit s’allume, car c’est la nuit, un noir de suie, et un fracas épouvantable : des centaines d’énormes grêlons mitraillent les vitres, en laissant ici et là un impact dans le verre blindé. Quelques instants qui paraissent sans fin et, malgré les rafales de la tornade, le Boeing retrouve le courant ascendant chaud et un peu de portance ; cette fois-ci, c’est une intense sensation d’écrasement de bas de grand huit.

Markle, sanglé dans son fauteuil, pousse au maximum les deux General Electric, parce que oui, qu’est-ce que c’est que cette espèce de saleté, un Pot-au-Noir pareil, c’est bon pour un Rio-Madrid, vers l’équateur, qu’est-ce que ça vient fiche en plein Atlantique Nord ? Putain, c’est trop bête, on a les plus puissantes des chaudières, des ailes d’une souplesse épatante, on ne va tout de même pas se laisser casser en deux comme un modèle réduit, ce n’est pas possible. Sur le simu, on s’en est sortis des dizaines de fois, avec des moteurs qui avaient lâché, avec des dépressurisations, des ordinateurs de bord en rade, merde on ne va pas se planter en vrai. Markle ne songe pas à ses gosses, pas à sa femme, pas encore, peut-être même que les pilotes meurent toujours sans avoir eu le temps de faire défiler leur vie, et Markle ne pense pas du tout aux passagers, là, il essaie juste de sauver ce gros Boeing bien lourd et bien pataud, alors il répète des gestes appris par cœur, répétés encore et encore, il se fie à des réflexes et à ses vingt années d’expérience. Mais c’est tout de même un sacré truc.

Markle et Favereaux, secoués, chahutés, livides, se concentrent sur les instruments, ils se battent avec la tempête, plus tard on apprendra que c’était la plus violente et la plus subite des dix dernières années, le voyant de la turbine gauche indique une perte de puissance de 15 %, mais le champ électrique intense perturbe l’électronique de bord. Et au bout du compte, dans cette tornade, l’avion résiste, se maintient à peu près à l’horizontale, finit par se stabiliser, et même si la grêle ne faiblit pas, si le pare-brise est constellé en surface, la seconde épaisseur ne présente aucune microfissure inquiétante.

Markle, dès que les secousses s’atténuent un tant soit peu, s’adresse à la cabine. Malgré le bruit assourdissant qui règne dans l’habitacle, il essaie de ne pas crier.

Sorry, folks pour ces turbulences. Nous allons devoir continuer notre route vers New York à travers le cumulonimbus et rester dans cette lessiveuse pendant au moins…

Soudain, un soleil éblouissant revient dans le cockpit, le Boeing accélère brutalement, le silence se fait de nouveau, les perturbations sont aussitôt derrière eux.

Markle vérifie les contrôles, stupéfait. L’avion vole parfaitement bien, dans un grondement régulier, mais tous les instruments sont déréglés. Malgré la chute vertigineuse durant cinq bonnes minutes, l’altitude s’affiche de nouveau calée à 39 000 pieds, le radar météo refuse de signaler la moindre perturbation, et le cap apparent est deux six zéros. Il reprend le micro de l’interphone cabine.

— Eh bien, comme vous l’avez constaté avec moi, nous sommes sortis à l’instant du nuage sans trop de dégâts. Nous vous prions de rester assis jusqu’à future instruction et de maintenir éteint tout appareil électronique. Personnel de bord, vous pouvez vous détacher, merci. Rapport cabine, s’il vous plaît.

Markle coupe le micro et affiche le code d’urgence 7 700 sur le transpondeur. Il remet son casque, appelle Kennedy Approach :

— Mayday, mayday, mayday, Kennedy Approach, ici Air France 006. Suite à des turbulences en traversant la couche et au givrage important, pas de blessés, mais nous n’avons plus d’instruments, ni altitude, ni vitesse, le radar est HS, le pare-brise est très endommagé.

Au contrôle de Kennedy, la voix est désormais masculine, et étonnée.

— Mayday reçu Air France 006. Pouvez-vous confirmer le code transpondeur 7 700 ?

— New York, Air France 006, je confirme, transpondeur 7 700.

La voix, où l’on décèle une profonde incompréhension, répète :

— Air France, de Kennedy Approach, confirmez le transpondeur sur 7 700. Vous dites bien Air France 006 ?

— Affirme, Air France 006, mayday. Je confirme transpondeur sur 7 700, nous avons traversé un gros nuage de grêle, le pare-brise est fissuré, le radôme est sûrement défoncé.

La communication est coupée, quelques longs instants. Markle se tourne vers Favereaux, interdit. Trois fois il a rentré le code transpondeur, et Kennedy ne parvient toujours pas à les identifier. Soudain, la connexion se rétablit. Une voix de femme, cette fois, mais moins chantante que la première. Moins aimable aussi.

— Air France 006 mayday, de Kennedy Approach. Ici Air Traffic Control, quel est le nom du commandant de bord, s’il vous plaît ?

Markle reste bouche bée. Jamais de toute sa carrière aucun contrôleur ne lui a demandé le nom d’un pilote.

— Air France 006 mayday, de Kennedy Approach. Je répète : qui est l’officier aux commandes, s’il vous plaît ?

SOPHIA KLEFFMAN

Vendredi 25 juin 2021,

Howard Beach, New York State


Betty la grenouille, c’est Liam qui la retrouve dans la cuisine, un samedi après-midi, derrière un radiateur près de l’évier, totalement desséchée. Elle est légère comme une plume, translucide, une feuille de calque qu’on aurait froissée et écrasée pour ébaucher une rainette de papier, avec les cuisses et les palmes bien découpées. Liam dit à sa petite sœur Elle est bien crevée, ta Betty, bien crevée, ça l’amuse vraiment, il commence à danser avec les bras en l’air, Betty crevée Betty crevée, et Sophia se met à pleurer.

Trois semaines plus tôt, Betty s’est échappée du vivarium où elle devait s’ennuyer ferme, malgré les jolies mousses humides et les plantes vertes luisantes et les cailloux ronds et gris que Sophia avait choisis, et aussi la demi-coque de noix de coco qui fait piscine, et surtout les mouches noires bien vivantes qu’elle lui donnait à manger le soir en rentrant de l’école. Sophia avait placé le vivarium près de son lit, sur une table basse, et chaque soir, la petite fille se relevait, s’emmitouflait dans une couverture et racontait à voix basse sa journée à la grenouille immobile sous les herbes. Ce que voulait Sophia, c’était que Betty soit en sécurité, heureuse aussi, mais surtout en sécurité, à l’abri des prédateurs, c’est un mot qu’elle a appris et qu’elle aime bien, peut-être parce que sa sonorité est un peu inquiétante, justement. Mais la grenouille s’était évadée malgré tout. Elle avait dû sautiller un peu partout pour chercher de la chaleur et de l’humidité avant d’échouer là, un étage plus bas, contre le métal un peu tiède du convecteur. Elle avait eu faim et soif et sa peau s’était craquelée comme la terre du jardin quand il n’a pas plu durant des jours et, figée dans la mort, Betty est devenue un ectoplasme de grenouille.

Sophia a peur d’y toucher, et Liam aussi, même s’il fait le crâne et tourne autour de la petite dépouille en criant. La mère leur dit Mais taisez-vous, calmez-vous un peu, vous allez réveiller papa, mais le père descend déjà de l’étage, en T-shirt, et il gueule C’est quoi tout ce bordel, Avril, tu ne peux pas dire à tes gosses de se tenir tranquilles, juste le temps de ma perm, et puis tu ne devais pas aller faire des courses ? Le lieutenant Clark Kleffman voit Betty vraiment très morte, sa fille qui pleure toujours et il rigole, Eh bien, Sophia, ta grenouille, tu sais quoi ? On dirait un vieux ravioli chinois !

Clark la soulève par une patte entre deux doigts et la dépose, indifférent, dans une assiette creuse.

Ensemble, les Kleffman se résignent à enterrer Betty, et bien qu’ils ignorent tout de sa religion, Avril décide qu’elle est baptiste, comme eux ; après tout, elle n’a pas reçu le vrai baptême immersif du croyant, mais elle passe le plus clair de son temps dans l’eau. C’est plus simple. La newborn frog ira au paradis des grenouilles. Et finalement Clark la jettera dans les toilettes, c’est plus simple aussi.

Betty, c’était le cadeau pour les six ans de Sophia. Avec elle, Sophia a beaucoup appris sur les grenouilles. Par exemple qu’elles existent depuis trois cents millions d’années, qu’elles ont connu les dinosaures, qu’il en existe des milliers d’espèces et qu’un composant d’insecticide, l’atrazine, les menace parce que leur peau est perméable, elles qui pourtant « sont utiles parce qu’elles mangent des insectes ». Qu’elles sont des amphibiens, comme les salamandres et les crapauds. D’autant que d’ailleurs, Betty est un crapaud, anaxyrus debilis, Sophia a recopié avec application son nom sur un bristol, l’a collé sur le vivarium et même, en fait, c’est peut-être un crapaud mâle, le vendeur ne savait pas trop bien – Mademoiselle, a soupiré Andy, en tout cas Sophia lisait Andy sur son badge, je suis désolé, ce crapaud mesure à peine un pouce, je ne peux pas distinguer les organes reproducteurs, donnez-lui plutôt un nom qui colle pour les deux sexes, comme Morgan ou Madison ; mais Sophia l’appelle malgré tout Betty. Betty se cache dans son terrier ou sous les pierres quand Sophia s’approche du vivarium. Le bruit de l’aspirateur la terrifie aussi. Et celui des avions qui décollent de LaGuardia et survolent Howard Beach. On ne peut jamais la voir, tellement elle a peur de tout. C’est bien une gonzesse, a ricané Clark. Ne dis pas des choses comme ça à Liam ou à Sophia, a soupiré Avril.

Donc, Clark Kleffman ramasse Betty dans l’assiette à soupe, et Sophia crie :

— Betty a bougé, maman. Betty a bougé !

— Quoi ? Mais non, Sophia, c’est juste que ton père a penché l’assiette.

— Si, elle a bougé. Regarde, c’est à cause de l’eau qui restait dans le creux ! Ça l’a réveillée. Maman, maman, rajoute de l’eau, s’il te plaît !

Avril hausse les épaules, mais prend un verre, tire de l’eau au robinet et la verse sur Betty. Le batracien remue une patte, l’autre, finalement il ressuscite, il absorbe toute l’eau comme une éponge et le voilà qui s’agite au fond de l’assiette et même sa peau reprend peu à peu la couleur verdâtre qu’elle avait perdue.

— C’est dingue, dit Clark Kleffman, stupéfait.

— Elle a fait comme les axolotls pendant la sécheresse, maman, tu te souviens bien, les axolotls, on en a vu, elle a fait pareil, elle s’est mise en léthargie et elle a attendu la saison des pluies.

— C’est dingue, répète Clark. J’ai jamais vu un truc pareil, cette conne de grenouille était 100 % morte de chez morte, et la voilà qui gigote comme une pute en chaleur. C’est dingue.

— Clark, s’il te plaît, n’emploie pas des mots pareils devant les enfants, dit Avril.

— Je suis chez moi, putain, je parle comme je veux ! Pour vous tous, je suis quoi, juste une machine à payer les mensualités et à aller se faire tuer dans un pays de cons, c’est ça ? Ras le cul, Avril, ras le cul, tu entends ?

Avril baisse les yeux au sol, Sophia et Liam se figent. L’air coagule autour de la colère de Clark.

Clark serre les poings, se referme, c’est ça ou il casse tout. Bordel, en Afghanistan, dix fois il a failli crever, et c’est comme ça qu’on le remercie. Dix fois, facile, oui. Tout le monde s’est toujours foutu de leur gueule, à peine bons à clamser qu’ils sont, ils ne sont pas fils de politiciens, comme ces petits cons qui déjà pendant le Viêtnam se planquaient dans la Garde nationale. L’année dernière, d’accord, pour remplacer ces cercueils sur roues que sont les Humvee, le régiment a touché des Oshkosh, des véhicules massifs, des bad boys qui ont de la gueule, dont le blindage est censé arrêter des 13 mm. Mais non, que dalle, avec les perforantes, ce n’est rien d’autre que du carton repeint couleur sable.

Deux semaines avant la résurrection de Betty la grenouille, sur le trajet entre la base aérienne de Bagram et Kaboul, le Oshkosh s’est pris une rafale de Zastava, sûrement, au bruit, le semi-automatique de base en Syrie. Une balle a traversé la vitre de la portière arrière gauche, verre indestructible qu’ils disaient, et elle a fini dans la poitrine de Thompson, qui a mesuré soudain combien les balles sont faites pour les corps et s’est mis à hurler comme un damné. Thompson, c’était un mercenaire de la firme paramilitaire Academi, un pauvre type plus con que tordu qui avait perdu son job pourri dans une filiale de General Motors quand l’usine s’était barrée dans un pays où un autre pauvre type fabriquait les mêmes bougies pour trente cents de l’heure. Tout ce que Thompson visait, c’était son chalet dans le Montana, et pour ça, il assurait la protection rapprochée des ingénieurs d’Albemarle Corp. : quatre mois qu’ils prospectaient le lithium sans oser s’éloigner du Kabul Serena Hotel, quatre mois qu’ils tentaient de signer des contrats d’exploitation plus vite que les Chinois de Ganfeng Lithium. Mais dommage pour Thompson, le véhicule de soutien d’Academi était reparti sans lui pour Kaboul. Il avait dû allonger deux cents dollars pour qu’on l’accepte dans le Oshkosh, juste pour deux heures de nids-de-poule, de gravats et de tôle ondulée dans une banlieue misérable ravagée par dix ans de guerre.

Pendant que le sergent Jack s’occupait de Thompson qui roulait des yeux blancs et crachait son sang par hoquets, Clark s’est glissé dans la tourelle rotative et mis à mitrailler l’endroit d’où il lui semblait que les tirs étaient partis, en gueulant toutes les insultes qu’il connaissait. Les projectiles traçaient par centaines vers deux baraques de boue séchée sur une colline pelée, deux pauvres baraques qui partaient en poussière sous les impacts.

Le Oshkosh a fait demi-tour à toute allure vers Bagram, où le bloc opératoire les attendait. L’infirmerie était déjà encombrée : la veille, un des auxiliaires afghans, un type du nettoiement, s’était fait exploser avec une ceinture près du réfectoire, en hurlant Allahou akbar, deux morts, dix blessés, parce qu’on racontait que des soldats bourrés ont pissé leur dizaine de Bud sur des corans.

Peut-être que c’était vrai, cette histoire : à Guantánamo, on avait bien balancé des tranches de jambon dans les cages. Les ordures sauront toujours trouver refuge dans le patriotisme. De toute façon, on n’avait pas eu à trouver un lit pour Thompson, à l’arrivée, il était mort, et l’habitacle était poisseux de sang. Et là, c’était certain, on aurait toujours pu verser de l’eau sur Thompson, lui ça ne l’aurait pas ramené à la vie. Alors désolé, Clark n’en a rien mais vraiment rien à foutre de prononcer des mots comme « gonzesse » ou « pute en chaleur » devant les gosses, il va bien falloir un jour qu’ils apprennent dans quel monde de merde ils vivent.

— Avec vos conneries, je suis crevé, dit Clark, va faire ces putains de courses, Avril, et emmène le petit. Liam, tu ne joues pas à ton foutu jeu vidéo et tu vas aider ta mère à porter les paquets. Viens Sophia, on va remettre ta grenouille dans son vivarium.

Sophia regarde sa mère, qui prend les clés de voiture en silence, puis par la main Liam qui ronchonne, et elle suit son père qui monte à l’étage avec une Betty totalement revigorée dans l’assiette.

Dans le vivarium, il y a aussi une petite tour Eiffel, collée sur un caillou, parce que quatre mois plus tôt, pour leur anniversaire de mariage, les Kleffman sont allés à Paris, France. Ils ont réservé un deux-pièces à Belleville, et les enfants ont dormi sur le convertible du salon. Ils ont visité Notre-Dame, l’Arc de triomphe, parcouru Montmartre et les Champs-Élysées. Et malgré tout ça, Sophia a insisté pour aller voir des « batraciens ». Avril a cédé, elle l’a emmenée au Jardin des Plantes, et c’est là que sa fille a vu pour la première fois un axolotl, cet animal extraordinaire capable de reconstituer un œil, ou même une partie de son cerveau.

Puis Sophia, Liam et leur mère sont repartis directement pour New York, par un vol régulier si agité que dans la dernière demi-heure, les enfants n’ont cessé de hurler. Clark n’est pas rentré avec eux ; il a reçu une nouvelle mission qui l’envoyait de Paris à Varsovie, puis aussitôt de Varsovie à Bagdad, cette fois pour accompagner dans le C17 deux chars Abrams et une bombe à effet de souffle massif, la « mère de toutes les bombes », dix tonnes, dix mètres, un monstre. Clark est resté neuf semaines, et il a fini par rentrer à Howard Beach, avec toujours sur lui l’odeur chaude et métallique du sang de Thompson.

L’intelligence de Sophia est la fierté d’Avril, et pourtant elle s’en veut d’être jalouse de sa propre fille, de sa vivacité, de sa curiosité. À l’âge de Sophia, Avril restait collée à sa mère, à colorier des animaux, des poulains surtout. Quand avec ses sœurs elle avait dû déménager sa mère qui perdait la tête, elle en avait retrouvé des centaines. C’était fou : des poulains pourpres et des poulains indigo, des poulains verts et des orange, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel y passaient, mais c’étaient encore et toujours des poulains. Elle ne s’en souvenait pas. D’ailleurs, elle ne se souvenait de rien de cette époque. Elle était partie très jeune de chez ses parents, pour épouser ce grand garçon blond et frêle, si délicat, si attentionné, qui lui avait écrit un joli poème, sur une feuille arrachée qu’il lui avait tendue en silence, embarrassé de sa propre audace :

Swing the bells

Play hide and seak,

I kissed April on her cheek

Sonnez les cloches

Jouez à cache-cache

J’ai embrassé Avril sur la joue.

Oui, à l’époque, Clark était prévenant. Comme il n’avait pas de diplôme, il avait tenté d’être agent immobilier, puis moniteur d’auto-école, mais il perdait vite ses nerfs, avec une cliente hésitante, un conducteur débutant, et il n’avait su conserver aucun boulot. L’armée lui avait fourni un cadre, lui avait rendu sa fierté. À vingt-deux ans, à ce gamin qui en paraissait dix-huit, on avait rasé le crâne, donné un béret noir et surtout une prime de quinze mille dollars. Avec l’argent et la garantie d’une solde régulière, Avril avait pu négocier un emprunt et acheter en pleine débâcle de l’immobilier une maison bradée à Howard Beach, dont les propriétaires ruinés venaient d’être expulsés ; de rage en partant ils avaient cassé à la masse tout ce qu’ils pouvaient, les lavabos, l’évier, la cuisine, et même la cloison de leur chambre à coucher. Dans quelques années, quand en Antarctique le glacier Thwaites, ce gros glaçon épais de deux kilomètres et grand comme la Floride, se serait détaché et mis à fondre, la maison aurait les pieds dans l’eau. Mais Clark et elle ne pouvaient pas vraiment s’en douter, et ils avaient tout remis en état, Avril malgré son gros ventre avait refait seule la peinture.

April tender, April shady,

O my sweet and cruel lady

April blooming with pastel colours,

Avril tendre, avril d’ombre,

Ô ma douce et cruelle dame

Avril fleurissant aux couleurs pastel

Avec les mois qui passaient, Clark était devenu sûr de lui, autoritaire même. Elle ne reconnaissait plus le gentil garçon qui lui écrivait des poèmes. L’entraînement l’avait transformé, musclé, endurci. Et lorsqu’ils faisaient l’amour, ce jeune homme si craintif avec son jeune corps de femme, si timide, était devenu brutal, égoïste. C’est à ce moment-là qu’elle avait commencé à avoir peur de lui. Mais quand Clark avait fini sa formation, réussi l’examen final, Liam était né et Sophia était en route.

April caught in the icy storm,

April soft, so sleepy warm,

Avril saisi dans l’orage glacé,

Avril douce, si chaude de sommeil,

Et des années plus tard encore, Avril tendre, avril d’ombre, avait ouvert par hasard un bouquin qui traînait chez sa sœur et elle était restée bouche ouverte comme une carpe échouée sur la berge. Son poème, son beau poème écrit rien que pour elle était « Fall for April », d’un poète anglais oublié, et ce bout de papier que Clark lui avait donné à leur premier rendez-vous, qu’elle conservait encore, comme une idiote, plié en quatre dans son porte-monnaie, il l’avait étudié en classe et recopié, laborieusement. Elle était rentrée chez elle avec les gosses, et cette nuit-là, elle l’avait passée à pleurer de rage et de chagrin, devant l’ultime avilissement de cette image du passé, ce souvenir désormais piétiné d’un Clark tenant à la main, avec une gaucherie d’adolescent, une page arrachée à un cahier.

April, I fall for you.

Avril, je suis amoureux de toi.

* * *

Clark soulève le grillage du vivarium, penche l’assiette, la grenouille tombe, rebondit sur la mousse et plonge aussitôt dans la coque de noix de coco qui lui sert de mare.

— Il faut donner à manger à Betty, papa. Elle doit avoir faim.

— Laisse-la se reposer, ma chérie, et toi aussi, tu vas prendre un bain, jouer dans la baignoire comme Betty.

Sophia ne répond rien. Elle entend se refermer la porte d’en bas, diminuer le son des pas de sa mère et de Liam, les portes claquer, la voiture démarrer. Clark ouvre les robinets, vérifie la température de l’eau, verse quelques cristaux de sels parfumés, retire ses chaussures. Sophia traîne. Il fronce les sourcils.

— Dépêche-toi, Sofi, zou, dans l’eau, on n’a pas tout notre temps comme à Paris…

On sonne à la porte et le père s’interrompt. On sonne encore, Sophia entend un bruit de serrure, Clark lève les yeux au ciel.

Une voix de femme :

— Monsieur Kleffman ? Madame Kleffman ? Agent Chapman, FBI.

— Bon, Sofi, je descends. Tu rentres dans le bain, restes dans la mousse, et tu arrêtes le bain quand c’est à moitié plein, d’accord ?

Clark quitte la pièce, et Sophia entend, au rez-de-chaussée, son père qui élève la voix, un homme qui lui répond avec fermeté, puis un autre. La dispute se poursuit, on frappe à la porte de la salle de bains.

— Je peux entrer, Sophia ? fait la voix féminine.

— Oui madame, répond la fillette.

Une dame entre, elle sourit, elle est noire, ses cheveux sont lissés, coiffés court comme maman, pense Sophia, et elle a l’air moins fatiguée. L’officier du FBI s’agenouille, lui caresse la joue, doucement, professionnelle : les neurosciences ont démontré que le toucher est un vecteur essentiel pour sécuriser et rassurer les enfants.

Puis l’agent lui tend une serviette :

— Bonjour, Sophia, je m’appelle Heather. Officier Heather Chapman. Sèche-toi vite, habille-toi, et je t’attends dehors, d’accord ? Tu sais où est partie ta maman ?

— Elle est allée faire des courses avec Liam.

La femme sort de la salle de bains, décroche un portable :

— Sophia Kleffman est avec moi. Trouvez où Avril Kleffman est en ce moment, sans doute dans le Macy’s le plus proche, une Chevrolet Trax noire, vous avez l’immatriculation. Elle est avec son garçon, Liam.

La petite fille est habillée, la femme l’attend sur le palier, lui tend la main. En bas, les cris se sont tus, son père n’est plus là.

— Viens, Sophia, on va retrouver ta maman, ton frère Liam, et on va aller se promener en voiture tous ensemble.

— On revient à la maison, après ? Parce qu’il faut donner à manger à Betty.

— Betty ?

— C’est ma grenouille, madame. On croyait qu’elle était morte, elle était seulement desséchée. Comme les axolotls.

La femme avait déjà sorti son portable, elle le range.

— Ne t’inquiète pas pour ta grenouille. On va s’en occuper aussi. Tout va bien aller. Appelle-moi Heather. Tu veux bien, Sophia ?

— Oui madame.

JOANNA

Vendredi 25 juin 2021,

Philadelphie


— Joanna, dit Sean Prior, votre cerveau est une cathédrale gothique.

Joanna Wasserman soutient le regard de Sean Prior et dissimule sa consternation. Vraiment ? Cathédrale ? Gothique ? Gothique flamboyant, au moins, songe l’avocate. Pourquoi pas le Taj Mahal, les pyramides, ou le Caesars Palace à Las Vegas ? Un instant désarçonnée, elle trouve malgré tout une réponse.

— C’est plutôt mieux qu’un cerveau d’homme.

— Pardon ?

— Simone de Beauvoir. Son père lui disait sans cesse qu’elle avait « un cerveau d’homme ».

Le CEO de Valdeo glousse d’un air entendu, comme s’il était le meilleur pote de Simone, de son père et de leur chien. Joanna rit intérieurement. Au mieux, Prior possède une idée vague de qui est cette fichue Simone, mais le patron d’un géant de la pharmacie qui pèse trente milliards de dollars n’a pas le droit de présenter la moindre faille. Une cathédrale gothique… Quelle pitié.

Joanna s’est déplacée au siège de Valdeo à Philadelphie avec un jeune avocat associé qui suit les dossiers et d’ailleurs les porte. Sept ans que l’entreprise pharmaceutique est le client de la firme Denton & Lovell, pour la plupart des affaires fiscales et des OPA, trois mois qu’elle y travaille, et deux mois que Prior est son interlocuteur direct. Dès leur première rencontre, Prior lui a demandé, avec ce phrasé lent du Texas qu’il cultive et ce sourire de grand carnassier qui ne connaît pas de prédateur :

— Dites-moi, maître, savez-vous pourquoi je vous ai choisie, parmi toutes ces têtes de nœud de Denton & Lovell ?

— Laissez-moi deviner, monsieur Prior. Parce que je suis sortie en tête de ma promotion à Stanford, peut-être, parce que je suis une jeune femme, sans doute, parce que je suis noire, sûrement. Et aussi parce que je gagne tous mes procès contre les vieux Blancs avec qui vous avez fait Harvard.

Prior a éclaté de rire.

— Oui, maître, et parce que vous êtes bien la seule à oser une telle réponse.

— Moi, monsieur Prior, je vous ai accepté comme client uniquement parce que vous êtes capable de me supporter.

Prior avait ajouté, car jamais il n’aurait toléré de ne pas avoir le dernier mot :

— N’oubliez tout de même pas aussi que je sors de Carnegie Mellon.

Match nul. Depuis cette joute, Joanna Wasserman et Sean Prior feignent d’être les meilleurs amis de la Terre. De se parler d’égal à égal. Prior y met un point d’honneur, c’est son moment de mixité sociale et raciale toute relative, où l’héritier multimillionnaire s’enorgueillit, jouit même, de savoir discuter sans montrer le moindre dédain avec une petite négresse surdouée de Houston, une boursière méritante de l’affirmative action, fille d’un électricien et d’une couturière – il a fait prendre tous les renseignements.

Dans leurs échanges, malgré ce qui les sépare – trente-trois ans, deux milliards de dollars en stock-options et un dentier étincelant –, tous deux abusent des prénoms, et cela colore leur conversation d’une touche raffinée d’hypocrisie vénéneuse. Seraient-ils latins qu’ils se tutoieraient. En bourgeois qui se déclare l’ami de son jardinier, Prior s’est persuadé de cette fiction d’amitié, mais Joanna n’est dupe de rien. Elle discerne dans le rictus de Prior cet indicible du Sud qu’il porte sur lui, ces signes et ces nuances symboliques qui imprègnent toutes les relations raciales, elle reconnaît cette posture spontanée qui autorise une riche dame blanche aux cheveux bien mis à offrir à son chauffeur noir le plus radieux des sourires, un sourire d’affection écrasant où se déchiffre son impérieuse certitude de l’infériorité naturelle de ce petit-fils d’esclave, ce sourire empoisonné qui n’a pas bougé d’un pouce depuis Autant en emporte le vent et que toute son enfance Joanna a vu se dessiner sur les visages poudrés des clientes blanches de sa mère couturière.

Un jour – le vingtième siècle s’achevait –, à la sortie du collège, alors que la petite Joanna attendait le bus scolaire, une limousine noire s’était arrêtée devant elle, la vitre teintée arrière s’était baissée et une amie de classe lui avait proposé de monter, avec un sourire qui disait sa joie simple d’être quelques minutes encore avec Joanna.

— Absolument, Joanna, avait renchéri sa mère, monte, on fera un petit détour pour te déposer, ça ne fait rien.

« Ça ne fait rien. » Joanna avait compris : la mère contrariée avait cédé à l’insistance de sa fille. Et l’enfant était montée dans la grande berline allemande, à l’arrière, avec son amie. La dame au volant voulait montrer qu’elle était polie, faire la conversation :

— Alors Joanna, que veux-tu faire plus tard ? Pas couturière comme ta mère, tout de même ?

Joanna n’avait pas répondu. Lorsqu’elle était rentrée chez elle, elle s’était jetée dans les bras de sa mère, les yeux mouillés, l’avait serrée dans ses bras, puis sorti ses cahiers. L’arrogance d’une phrase venait de fabriquer la plus reconnaissante des filles et la plus travailleuse des écolières.

Vingt ans plus tard, Joanna sait d’où elle vient, où elle va. Elle sait surtout que dans ce procès de l’heptachloran, où beaucoup de manutentionnaires sont des femmes, presque toutes de couleur, une avocate noire aussi pugnace va déplacer les lignes et endiguer l’agressivité des contradicteurs. Prior y compte bien en tout cas. Joanna a même deviné qu’il voulait tant qu’elle soit son avocate que cela lui a valu d’être recrutée par D & L en dépit de prétentions salariales qu’elle avait espérées dissuasives ; on lui a sur-le-champ attribué un client et un seul : Valdeo. Mieux, le cabinet, fait rarissime, l’a fait directement accéder au rang de partner.

Les larges fenêtres du bureau de Prior, au dernier étage d’un haut building des années 1930, donnent sur la Delaware River. En présence d’un visiteur, Prior ne peut s’empêcher d’arpenter la pièce dans une posture satisfaite de propriétaire, de feindre de s’absorber dans la vue du fleuve, bras croisés et menton relevé à la Mussolini. Chaque fois, l’avocate lui octroie ces longues secondes de pose censément méditative, d’autant qu’ils sont deux du cabinet dans ce bureau, et que cela met la minute à cent dollars. Elle lui en avait un jour fait la remarque. Prior avait extirpé de sa mémoire une phrase joliment cynique : si l’argent n’était pas autant surestimé, on lui accorderait moins de valeur… La formule n’est pas de lui, mais Prior aime citer. Dans un monde de gestionnaires où toute culture littéraire est incongrue, il en a fait un puissant instrument de domination symbolique. Et quand s’est dessinée la menace d’un procès au pénal à propos de l’heptachloran, cet insecticide lancé sans valider tous les tests, quand le conseil d’administration a montré des signes d’anxiété, Prior a pulvérisé le principe de précaution avec maestria : « Mes chers collègues, je songe toujours à ce si beau poème de Ralph Waldo Emerson qui se termine ainsi : “N’allez pas là où le chemin vous mène. Allez là où il n’y a pas encore de chemin et laissez une nouvelle trace.” Alors oui, dans la lutte sans fin pour nourrir l’humanité, nous aurons laissé une trace. »

L’heptachloran… Si Joanna est dans ce bureau, c’est à cause de cette molécule active qui interdit à certains insectes de dépasser le stade larvaire. C’est dans les années 2000 que Valdeo l’a synthétisée, le brevet est depuis tombé dans le domaine public et d’autres firmes le produisent. Mais elle se révèle de toute évidence fortement cancérigène, même à faibles doses, et c’est aussi un perturbateur endocrinien. Maintenant que le cabinet Austin Baker a lancé une class action, Valdeo risque de devoir débourser des centaines de millions.

— Parlons de notre affaire, si vous le voulez bien, Sean. Avec soixante-cinq malades à ce jour qui accusent Valdeo d’imprécaution, ça peut nous coûter très cher.

Joanna aime beaucoup le mot d’imprécaution, ce néologisme qui suppose l’absence d’intentionnalité. Elle ne déteste pas non plus ce « nous » qui signifie combien sa firme fait intimement corps avec les intérêts de son client. Elle poursuit :

— Dites-moi, Sean : Austin Baker risque-t-il de présenter une preuve que Valdeo connaissait le danger de cette molécule et l’a caché à ceux qui la manipulaient ?

— Je ne vois pas comment.

— Si on vous pose une question semblable au procès, répondez tout sauf : « Je ne vois pas comment. » Telle que je l’ai exprimée, la formulation est perverse et j’y ferais objection. Commencez par répéter que cette molécule est inoffensive.

— Bien sûr qu’elle l’est. Nos tests thérapeutiques de l’époque contredisent les études indépendantes qu’aligne Austin Baker.

— Parfait. Redites-le tout de même. Ce sera experts contre experts, Sean. Notre problème, c’est votre ancien ingénieur, Francis Goldhagen. Selon lui, Valdeo aurait choisi de ne pas retenir ses analyses qui prouvaient la nocivité de l’heptachloran.

— Nous avions des réserves sur son protocole, et nous avons écarté ses conclusions. Par ailleurs, nous avons enquêté, et sa vie privée prouve qu’il peut mentir, au moins à sa femme.

L’avocate soupire. Gagner ce procès avec de tels procédés pourrait à moyen terme endommager l’image du cabinet. Mais le perdre à court terme n’est pas davantage une option.

— Je ne souhaite pas le discréditer ainsi. Valdeo n’en sortirait pas grandi, et la justice non plus.

— Vous savez, Joanna, la justice, c’est comme l’amour maternel, tout le monde serait plutôt pour… Puisqu’on parle famille, Joanna, comment va votre sœur ?

Il sait, comprend aussitôt l’avocate. Évidemment. Prior, qui a fait enquêter sur ses failles, Prior sait qu’en février dernier on a diagnostiqué chez sa petite sœur une cholangite sclérosante primitive. Il sait aussi qu’une jeune étudiante comme Ellen a forcément pris une assurance santé classique, avant de constater, effarée, que celle-ci ne couvrait pas cette maladie orpheline qu’est la CSP. Prior croit que c’est seulement pour Ellen que Joanna a accepté ce poste bien rémunéré chez Denton & Lovell. Sans cette greffe de foie facturée deux cent mille dollars, Ellen serait déjà morte, et désormais, il faudra en sortir au moins cent mille chaque année, cent mille dollars juste pour qu’elle survive quoi, dix ans, quinze peut-être, en espérant que son frêle corps résiste à la cholangite, qu’il tienne jusqu’à ce qu’on découvre un traitement, peut-être. Prior se trompe. Le salaire a compté, bien sûr, mais Joanna avait désiré cette position culminante, ce monticule d’argent du sommet duquel elle pouvait contempler l’étendue de sa revanche.

Le CEO poursuit, d’une voix grave où il glisse toute la componction dont il est capable :

— Ce qu’elle vit est terrible. Croyez bien que je suis de tout cœur avec vous.

— Je suis… très touchée.

— Si votre sœur a besoin de quoi que ce soit, Joanna, nous sommes les mieux placés pour vous aider. Clinique, médicaments, protocoles nouveaux.

— Merci, Sean. Pour l’instant, il faut déjà que la greffe de foie prenne. Mais je retiens votre proposition. S’il vous plaît, revenons à la class action contre l’heptacloran. Je vais demander à mon confrère maître Spencer de vous résumer notre projet de défense.

À peine le jeune avocat a-t-il achevé son exposé que Sean signale, d’un simple mouvement du menton, qu’il accepte la stratégie de défense de Denton & Lovell. Il leur serre la main, leur signifie que, pour lui, la réunion est finie. Alors que Joanna va elle aussi quitter son bureau, il la retient.

— Joanna, je voulais vous proposer une opportunité. Celle de vous joindre à notre réunion du Dolder Club demain soir samedi. Vous connaissez le Dolder, n’est-ce pas ?

Joanna hoche la tête. Elle connaît. Un club très fermé, plus confidentiel encore que son modèle le Bilderberg. Mais alors que le Bilderberg rassemble à huis clos chaque année une centaine de personnalités du monde des affaires et de la politique, le Dolder ne concerne que vingt patrons, le gotha de « big pharma » : depuis cinquante ans, nul ne sait quand ces réunions se tiennent, ni ce qui s’y raconte. Il est possible qu’y soit négocié le prix des médicaments, que s’y nouent de petits arrangements entre amis, que des orientations à long terme soient décidées. Les complotistes s’en donnent à cœur joie. Prior sourit.

— Je vous présenterai comme ma conseillère personnelle, ce que selon moi vous êtes. La réunion annuelle se tient cette fois aux États-Unis et c’est donc à moi, un Américain, qu’échoit l’honneur de faire le discours d’introduction. Le thème vous intéressera, c’est « La fin de la mort ». Julius Braun, oui, le Nobel 2020, présentera ses travaux sur la phylogénétique de l’embryon, et il y aura ensuite deux autres intervenants, ce qu’ils diront vous stupéfiera. Pardonnez-moi de vous avertir si tard, vous connaissez la paranoïa de notre secteur. Ce sera à Manhattan, dans le salon Van Gogh, au Surrey, dans l’Upper East Side. Pouvez-vous y être vers vingt heures ?

Joanna cherche comment lui répondre que Oui, c’est un honneur, Sean, mais vous m’en parlez hélas un peu tard et je crains de ne pas… Mais instinctivement, elle pose sa main sur son ventre en un geste protecteur, primitif. Car il est une chose que Prior ignore : Joanna est enceinte.

C’était il y a sept semaines exactement : entre les sashimis avalés sur le pouce et la réunion des partners, elle a fait le test dans les toilettes de Denton & Lovell. Et lorsque les deux petites rayures grenat se sont affichées sur la barrette, Joanna a senti sa poitrine exploser d’allégresse.

L’homme que Joanna aime est un illustrateur de presse. Fin octobre l’année dernière, un leader néonazi avait porté plainte pour un de ses dessins qu’il jugeait injurieux, elle représentait son journal au tribunal et avait gagné par K-O. « Keller vs Wasserman » fait désormais jurisprudence : le fait d’écrire, dans un dessin ou ailleurs, qu’un suprémaciste blanc manque de matière grise n’est pas une injure, mais une opinion, voire un diagnostic. C’était facile. Le soir même, Aby Wasserman l’avait invitée à dîner chez Tomba’s, un restaurant trop cher pour lui, et, à la fin du repas, devant l’évidence du cœur, il lui avait demandé en bafouillant beaucoup ce qu’elle envisageait pour les siècles à venir. Il s’était retenu de lui dire qu’il avait été créé pour l’aimer et la suivre, alors qu’il le pensait tellement. Joanna ne doutait pas non plus. Il lui avait offert un stylo-plume, Tiens, Joanna, c’est un Waterman, ce n’est pas très loin de mon nom allemand, euh… mon nom que je voudrais que tu portes, mais tu sais, je veux bien aussi prendre le tien. Joanna avait pris le stylo, l’avait ouvert et sur la nappe en coton blanc, elle avait simplement écrit Joanna Woods-Wasserman, en évitant d’être par trop lacrymale. Le patron les avait autorisés à repartir avec la nappe.

Ils avaient tout de suite voulu un enfant et fait le nécessaire pour y parvenir, très souvent, très longtemps et en de nombreux lieux. Le médecin était formel : c’est après le retour d’Europe de Joanna début mars, dans ce vol abominable où elle avait décidé que si elle survivait, elle l’épouserait, et avant leur mariage début avril que leurs gamètes avaient fait connaissance et illico décidé de fusionner. On ne remerciera jamais assez le suprémacisme blanc. Et d’ailleurs, avait suggéré le juif Aby, diminutif d’Abraham, si c’est un garçon, on l’appellera Adolf. En deuxième prénom, avait tempéré Joanna en riant. Et aussitôt, elle s’en était voulu d’être aussi joyeuse, quand sa sœur s’apprêtait à vivre une lente agonie. Mais un bonheur de quelques grammes grandissait en elle et il envahissait tout.

Prior insiste.

— Joanna ? Le Dolder ?

Demain soir ? Compliqué : elle comptait fêter son troisième mois de grossesse avec ses parents… D’un autre côté, rencontrer le diable pour danser avec lui n’est pas sans intérêt.

L’avocate n’a pas le temps de prendre une décision, car un lourd téléphone noir, une antiquité en bakélite, retentit sur le bureau de Prior. Il décroche aussitôt et lâche, irrité :

— J’avais demandé qu’on ne me dérange pas… D’accord… Je l’avertis.

Prior se tourne vers Joanna, avec un sourire intrigué.

— Cela va sans doute vous étonner, Joanna, mais vous êtes attendue derrière cette porte. Par deux officiers du FBI. Je compte tout de même sur vous pour demain, s’ils consentent à vous libérer, évidemment.

L’AFFAIRE MIESEL

Le 22 avril, jour où Victor Miesel tombe du balcon, est un jeudi.

Le déjeuner de Clémence Balmer au Rostand a été retardé, et elle s’apprête à sortir se promener au Luxembourg tout proche quand le mail de Miesel déclenche une petite sonnerie sur son ordinateur. Clémence aime bien Victor : c’est un auteur talentueux, qui peut donner l’impression d’improviser, mais qui est au vrai dans la réflexion. Ses livres sont toujours construits, à la fois fluides et très écrits, jamais tout à fait les mêmes, Miesel donne à Balmer une raison joyeuse de faire son métier. La gloire tarde, d’accord, mais peut-être un jour le public… Nul n’est à l’abri du succès. De toute façon, Miesel s’en moque. Des échecs qui ont raté, son dernier roman, s’était retrouvé dans les premières listes du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, pour disparaître quinze jours plus tard des deuxièmes sélections : elle l’avait appelé, autant irritée que désolée, pour le consoler, mais au bout de quelques secondes, c’était lui qui la réconfortait, et lui demandait si elle était libre le lendemain, il avait deux invitations au théâtre de l’Odéon. Non, tout glisse sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard.

Clémence transfère le document joint dans sa liseuse, par réflexe d’éditeur. Mais aussitôt, un peu curieuse du titre, L’Anomalie, plus dur, plus tranchant qu’aucun de ses titres précédents, ne voyant aucun message qui présente ce texte, elle l’ouvre : elle est stupéfaite.

Clémence Balmer lit vite, c’est son métier, et en une heure elle a fini. L’Anomalie ne ressemble à rien de ce que Victor a produit auparavant. Ce n’est pas un roman, pas une confession, pas non plus une succession sans lien de phrases lumineuses ou de formules scintillantes. C’est un livre étrange, au rythme lancinant, qu’on ne peut lâcher, et elle y reconnaît en filigrane tout ce qui a influencé Miesel, de Jankélévitch à Camus, Gontcharov et tant d’autres. Un texte noir, sans distance, où même le persiflage est douloureux : « Dieu, que la connerie suinte de l’esprit religieux. Toute certitude poignarde l’intelligence. Pour faire de la mort une mésaventure parmi d’autres, le croyant a perdu la raison. Si le doute a fait de moi un autodidacte de la vie, j’aurai d’autant plus joui de chaque instant. Jamais je ne suis submergé d’émotion mystique, même face aux scintillements glorieux d’un nuage. Sur le point de mourir noyé, je tente de nager, je ne vais tout de même pas prier Archimède. Et en ce jour où je coule, mes yeux s’ouvrent sur des abysses où n’a cours aucun théorème. »

Soudain inquiète, Clémence Balmer décide d’appeler Miesel aussitôt. Le portable, puis le fixe. C’est la police qui décroche. Apprenant le geste de Miesel, Balmer est terrassée, anéantie. Elle répond aux questions de l’officier, et une vraie tristesse l’envahit, une colère sombre aussi. La dernière fois qu’elle a vu Victor, quand était-ce donc ? Début mars, pour fêter ce prix de traduction, ils ont dîné chez Lipp, lui son éternelle andouillette, elle sa salade parisienne, ils ont bu du pic-saint-loup, et elle n’a rien vu venir, rien, pas décrypté dans une phrase de son ami le moindre indice. Elle relit L’Anomalie, à l’aune du désastre qu’il annonçait. Elle s’aperçoit qu’il est signé de Victør Miesel, avec un ø qui n’est que le symbole de l’ensemble vide. Une coquetterie tragique.

Balmer contacte qui elle peut. Miesel n’avait plus ses parents, il n’a ni frère, ni sœur. Il y a bien Ilena Leskov, cette jeune enseignante de russe aux Langues O’ qui l’a quitté après un an de relations orageuses, et par ailleurs arrière-petite-nièce du Nikolaï Leskov qu’a traduit Victor. Cette dernière répète « Boje Moï ! », « Quelle horreur ! », « Comment est-ce possible ? » avec une notable conviction, et s’empresse de prendre congé. Clémence songe à cette phrase qu’elle vient de lire sous la plume de Miesel : « Personne ne vit assez longtemps pour savoir à quel point personne ne s’intéresse à personne. »

L’éditrice prend tout en main, les appels aux amis, l’enterrement, civil évidemment, et commande l’annonce dans le carnet du Monde.

Les éditions de l’Oranger,

Clémence Balmer, et toute l’équipe,

ont la tristesse de vous faire part

de la disparition de Victor Miesel,

écrivain, poète, traducteur

et leur ami

Elle rédige un long communiqué pour l’agence France-Presse, qui rappelle les traductions les plus prestigieuses, et les livres ayant reçu un écho critique favorable. Elle ajoute qu’un manuscrit exceptionnel va paraître sous peu, que Miesel y a mis la dernière main avant de commettre son geste. Elle glisse trois extraits de L’Anomalie, et elle qui ne boit pas se verse un fond de verre de whisky, qu’elle sirote lentement, un single malt écossais qu’aimait Victor.

Le lendemain matin, au « comité restreint », formule moqueuse car toute la maison est là, et même les deux stagiaires, elle lit le début du texte, avec conviction. Les deux directeurs de collection approuvent, le directeur commercial insiste pour sortir le livre très vite, sans oser formuler l’évidence nécrophile : la critique, le public vont adorer cette histoire de livre remis juste avant le grand saut. Il a un exemple en tête, voici treize ans, comment s’appelle cet auteur déjà ? Pourrait-on au moins modifier le titre, afin qu’il évoque cette fin tragique ? suggère le responsable libraire. Non, on ne peut pas, répond sèchement Clémence Balmer. Un bandeau alors, ou une jaquette ? Non plus. Et au moins, écrire Victor au lieu de Victør ; pour le référencement Électre, ce serait autrement plus pratique comme graphie, non ? Non.

Le livre est corrigé dans le week-end, mis en pages le lundi, les photocopies des premières épreuves partent à la presse aussitôt, à la fin de la semaine le bon à tirer est donné à l’imprimeur, et ce dernier lance les presses le jour même où l’on incinère Miesel au crématorium du Père-Lachaise. Ses cendres ne sont pas encore dispersées que le livre part chez le distributeur. C’est un record, l’édition a rarement été plus réactive depuis la biographie de Lady Di. Le premier mercredi de mai, L’Anomalie est en piles dans toutes les librairies. Balmer a décidé d’un tirage à dix mille exemplaires, pour lui donner toutes ses chances, avec un bandeau bleu simple : MIESEL.

C’est un succès immédiat. Le service culture de Libération lui offre la double page qu’il avait promise, Le Monde des livres, qui a passé tous les siens sous silence, se rachète par une longue nécro louangeuse où l’on peut lire qu’il « faut féliciter les Éditions de l’Oranger d’avoir su publier Miesel », La Grande Librairie exhume ce qui peut exister de vidéos de Victor pour en dresser un portrait, France Culture lui consacre trois émissions : l’affaire Miesel démarre. Clémence réimprime dans l’urgence Des échecs qui ont raté, et même ce roman d’il y a cinq ans, Les montagnes viendront nous trouver, dont les ultimes exemplaires en stock étaient menacés de pilon.

Des rencontres sont organisées, Balmer accepte d’en assurer certaines. Des comédiens en lisent des passages dans les librairies, il y a une « Nuit Miesel » à la Maison de la Poésie de Paris où, devant une salle comble, un acteur célèbre au beau timbre grave, que L’Anomalie a « bouleversé », en fait la lecture intégrale, en quatre heures. Ilena est dans le public, en larmes. Sortir en mai n’est pas l’idéal pour participer à la course aux prix de la rentrée littéraire, mais Miesel est – se murmure-t-il dans les jurys – « incontournable ». Il circule déjà le mot de Médicis.

C’est ce même mois de mai qu’est fondée la Société des amis de Victør Miesel, groupe hétéroclite de camarades et d’admirateurs qui d’évidence ne l’ont pas tous connu ni même lu. Victør Miesel a désormais pléthore de « meilleurs amis », d’un monsieur T., dandy à la voix haut perchée, toujours en veste noire étriquée, à un certain Salerno – Silvio, Livio ? –, son « très vieux copain » dont Clémence Balmer n’a jamais entendu parler. Assez vite, cette société se rebaptise l’Avimi, puis « les Anomalistes ». Ilena en est membre, et par une exquise réécriture de leur peu glorieuse histoire amoureuse, Mlle Leskov se hisse peu à peu au statut tragique et digne de veuve officielle.

Clémence Balmer voit tout cela se mettre en place avec distance, et un sentiment vague d’écœurement. Déjà, le succès à cinquante ans, c’est la moutarde qui arrive au dessert. Cette renommée posthume de Miesel accable l’amie plus encore que son injuste invisibilité n’a pu naguère affliger l’éditrice. Qu’a écrit Victor ? « Toute gloire ne saurait être qu’une imposture, sauf peut-être dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affirme la dédaigner d’enrager d’avoir seulement dû y renoncer. »

SLIMBOY

Vendredi 25 juin 2021,

Eko Atlantic, Lagos, Nigeria


Le consul d’Italie à Lagos trébuche à chaque pas qui le rapproche des petits fours. Ni le Nigeria ni l’alcool ne lui réussissent. Ugo Darchini tangue et titube, et lorsqu’un peu de champagne s’échappe de sa coupe pour tacher le parquet exotique de cette salle de réception disproportionnée de l’Eko Atlantic Hotel, il s’excuse d’une voix éraillée et avinée.

Darchini s’approche de la consule de France, près du buffet, comme un naufragé d’une bouée. Il trouve sa robe citron hypnotique, avec ses spirales dorées, qui rappellent la Gidouille du père Ubu. Depuis que dans les soirées nigérianes les dashikis multicolores et les agbadas yorubas traditionnels ont remplacé les tailleurs Versace et les smokings Armani, il faut en faire beaucoup si l’on ne veut pas être invisible. Les trois Nigérians qui discutaient avec la consule l’abandonnent dès qu’ils aperçoivent l’Italien, comme s’il était pestiféré. Le regard du consul est aspiré par les tourbillons de la robe, il ressent une vague nausée.

Buona sera, Hélène. Vous avez une magnifique tenue tapaphysic… pataphysique. Excusez-moi, je n’ai bu que deux verres pourtant.

— Bonsoir, Ugo, je voulais prendre des nouvelles. J’ai pensé que vous seriez rentré en Italie, après ce qui est arrivé. Je sais que votre fille est repartie à Sienne avec sa mère.

Ugo Darchini grimace un sourire, mais non, Hélène Charrier ne peut pas comprendre, elle ne peut pas se représenter les jours à négocier la restitution de sa fille de quatorze ans avec des ravisseurs camés à la meth, à ne pas oser imaginer ce que Renata vit, à craindre qu’un de ces tarés ne lui tranche un doigt, ne lui coupe une oreille pour qu’il leur file plus vite ces soixante-dix mille dollars. Il a confié l’argent à un « consultant en sécurité », Taiwo, un type vraiment louche mais recommandé par un sous-directeur de la prospection pétrolière chez ENI. Il avait déjà joué l’intermédiaire, deux ans plus tôt, quand le fils du gars avait été enlevé. L’échange avec les area boys s’était fait avec des kalachs en bandoulière des deux côtés, dans une ruelle d’Apapa, près des docks, en face d’une église évangéliste où clignotait l’enseigne « Pray as you go ». C’était seulement cinquante mille dollars, à l’époque. Tout augmente.

Pourtant, de l’ambassadeur à Abuja à la standardiste du consulat, tout le monde lui avait dit, Monsieur le consul, faites très attention à votre fille quand elle va au lycée international, ici, les gens survivent avec un dollar par jour, alors le kidnapping, c’est un business comme les autres, voire meilleur que les autres. Mais ce poste à Lagos était un passage obligé s’il voulait décrocher Athènes dans un an ou deux. Maria avait insisté pour l’accompagner, afin que Renata découvre l’Afrique. Un jour, un jour seulement, il n’a pas eu le courage d’interdire à sa fille de s’aventurer sans escorte armée hors de l’enceinte gardée de la maison. Un jour seulement.

— Elles ont bien fait de rentrer en Italie, soupire la consule de France, parce qu’à Lagos je peux vous garantir que c’est de pire en pire. L’électricité, c’est trente minutes et ça s’arrête d’un coup, pour des heures. Je ne sais pas comment les gens conservent les aliments sans frigo. Au consulat, sans groupe électrogène, on ne pourrait pas travailler, et sans citerne, il n’y aurait pas d’eau. Et tout est comme ça, Ugo. Tutto.

Oui, tout est comme ça. Ugo le sait. Sa première vision de Lagos, du hublot, à travers la nuée brune de pollution, ce furent des kilomètres carrés de taudis collés les uns aux autres, des millions de toitures en tôle rouillée, un quadrillage anarchique, et aussi cet immense embouteillage, coloré en jaune et noir de doryphore par ces milliers de minibus si dangereux qu’on tente de les interdire, en vain. Et chaque été, quand viennent les pluies torrentielles, que les rues se transforment en marais pestilentiel, Lagos rappelle à tous qu’elle signifie « lacs » en portugais. Des décennies que la ville est abandonnée à elle-même, corrompue au point que les sociétés étrangères de travaux publics refusent tout contrat avec les mairies. Même l’État a déserté, et en cinq ans, aucun président nigérian ne s’est rendu à Lagos.

Des histoires tragiques, Ugo en apprend une par jour. L’histoire de l’adolescente qui, pour accéder au seul robinet d’eau potable, traverse à pied la voie rapide, se fait écraser, et sur laquelle dix véhicules roulent sans s’arrêter. L’histoire de l’homme frappé d’une crise d’épilepsie qui s’affale – c’était hier, Naruma sa cuisinière l’a vu de ses yeux vu – et que les passants laissent au sol, secoué de spasmes, bavant, peut-être même qu’il est mort. L’histoire du vieillard du bidonville d’Oshidi, qui se jette sous les chenilles d’un bulldozer pour sauver trois vêtements sans que le bull marque un temps d’arrêt.

Si tu te crois fort, viens à Lagos, et tu verras.

La consule repose son verre, et hèle une grande jeune femme noire, aux formes généreuses, en robe dashiki pourpre, qui s’approche et l’embrasse avec enthousiasme.

— Ah, Hélène ! Je cherche la directrice de la Fashion Week Lagos, mais je ne sais pas où elle peut bien…

— Swahila, permettez-moi de vous présenter Ugo Darchini, mon homologue italien. Swahila Odiaka est notre attachée culturelle à Lagos depuis un an.

La femme sourit et serre la main molle que lui tend le consul. À l’entrée de la salle, des flashes crépitent, des cris retentissent.

— Oh, c’est Slimboy ! s’exclame l’attachée culturelle, il donne un concert, dans deux heures, sur Victoria Island. Vous connaissez Slimboy, Hélène, bien sûr.

Non, Hélène ne connaît pas. L’attachée culturelle chante en riant :

— « Money not worth it worth it worth it… » Mais Hélène, vous n’allez jamais sur YouTube ? Il avait une notoriété locale il y a trois ou quatre mois, mais là, c’est fou, avec sa chanson Yaba Girls, il a dépassé le milliard de vues en quelques semaines. Une explosion médiatique, comme le Coréen il y a trois ans, vous voyez ? Enfin… Slimboy ? Monsieur le consul d’Italie ?

Ugo décline, poliment :

— Désolé, madame l’attachée culturelle, je n’en ai jamais entendu parler non plus. Moi, c’est plutôt Verdi, Puccini, à la limite Paolo Conte.

Cette fois, c’est Swahila qui – petite vengeance – mime l’ignorance.

Yaba Girls, c’est un rythme très hip-hop R&B, enfin, plutôt afro-pop. C’est un hommage à sa mère qui tenait une boutique à Yaba, dans le fashion district.

Elle les entraîne d’un geste.

— Alors, suivez-moi. On va le rejoindre, il donne une conférence de presse. Le ministère a aidé à la production d’un de ses concerts à Paris, en mars dernier.

Les deux consuls suivent l’attachée culturelle : elle se fraie avec excitation une route dans la foule de plus en plus compacte, jusqu’au musicien et sa compagne, jusqu’aux hurlements suraigus des fans et des paparazzis.

— Slimboy ! Slimboy ! Pour la photo ! Embrasse Suomi !

L’empereur de la pop africaine, obéissant aux photographes, embrasse sous les flashes la jeune actrice, en s’agenouillant, étant aussi grand que sa toute nouvelle fiancée est petite. Ils posent ainsi longuement, avec docilité et complaisance. Le bonheur, c’est peut-être ça.

Femi Ahmed Kaduna, alias Slimboy, n’en revient toujours pas. Il y a trois mois, sa notoriété se limitait au Little Lagos qu’est Peckham, au sud de Londres, à la rigueur à Westchase en banlieue de Houston, et il avait beau reprendre à sa sauce des titres cultes de Fela Kuti, ni le concert de Paris, ni celui de New York dans la foulée n’avaient été de grands succès.

C’est dans la dernière heure du vol Paris-New York, après avoir cru qu’il allait y laisser sa peau, et fait un large usage des sacs à vomi, que Slimboy a eu l’idée de Yaba Girls. Une chanson qui raconterait avec des mots simples son attachement au quartier de son enfance, aux filles « aiguilles et ciseaux », une chanson qui chanterait la gratitude du petit Femi envers sa maman qui vendait des colliers sur le marché, qui priait chaque jour pour lui et qui venait de mourir, ce serait une chanson douce, étonnante et mélodieuse.

Et dans son vol de retour à Lagos, il a décidé que pour une fois, son clip n’exhiberait pas de grosses cylindrées, de hors-bord, qu’on ne verrait pas de magnifiques filles à demi nues dansant sur une plage, se trémoussant avec lui sur un lit dans une villa fastueuse, qu’il n’arborerait pas de chaînes en or, ne compterait pas ses dollars en souriant. Non, tout le monde faisait ça, il avait envie d’autre chose, alors on montrerait la dignité des gens ordinaires, des travailleuses fatiguées, des boutiquières, des tailleurs, des repasseurs à l’ouvrage, qui rient et dansent, par quarante-cinq degrés à l’ombre, avec seulement, comme taches de couleur, des bandes de tissu wax hollandais. Et lui, Slimboy, vêtu de blanc dans les rues sales, chanterait en anglais et en yoruba, saluerait l’une, puis l’autre, respectueux, humble, même, comme la révérence du gamin qu’il a été à son enfance heureuse. Lui, Slimboy, il casserait les codes du vibe afro-rap, il éviterait l’auto-tune, la réverb, le delay et autres effets usés jusqu’à la corde, et au-dessus de la mélodie, un saxophoniste viendrait soutenir en contre-chant et balancer doucement. Slimboy avait même trouvé le musicien, c’était un vieux Blanc squelettique aux cheveux rares, un virtuose québécois qui jouait parfois avec le rappeur canadien Drake, il symboliserait le monde ancien qui passe le relais au nouveau.

Ils ont tourné le clip dans les rues de Yaba en deux jours, l’ont aussitôt mis en ligne et la chanson a fait le tour du monde. Il existe déjà quatre remix de Yaba Girls, dont un par Franks, Slimboy a été la surprise du Coachella Festival, il a chanté aux côtés de Beyoncé, a fait un duo avec Eminem, il a été l’invité d’Oprah sur son show. Oui, le bonheur c’est peut-être ça.

Au retour d’une tournée anglaise en mai, il a malgré tout acheté une Lamborghini jaune, et un gigantesque appartement au dernier étage d’une tour d’Eko Atlantic, dont la première pierre n’est même pas posée ; on ne peut pas indéfiniment chasser le naturel. De toute façon, c’est ça que les jeunes Nigérians veulent, qu’on leur vende du rêve, ils veulent boire du champagne dans la voiture de course, ils veulent visiter le penthouse avec vue sur la mer, ils veulent qu’on leur dise qu’ils ont beau se réveiller chaque matin dans leur baraque de tôle pourrie au milieu des pneus abandonnés et des rats crevés, la richesse et la gloire sont au coin de la rue, oui d’accord, pour un sur un million, mais qu’est-ce qu’ils en ont à foutre, puisque ce sera eux, forcément.

Les deux consuls et l’attachée culturelle sont parvenus à s’approcher de l’estrade où se tient Slimboy. Ils entendent mal les questions, mais le chanteur derrière son micro semble réfléchir et répond :

— Je veux espérer qu’Eko Atlantic sera une opportunité formidable pour Lagos et le Nigeria, et que toute la population qui vit autour tirera des bénéfices de la construction de la ville la plus ambitieuse d’Afrique.

La consule de France hoche la tête, soupire : cette théorie absurde du ruissellement a encore de beaux jours devant elle. Elle se tourne vers Darchini.

— Et justement, Ugo, que pensez-vous de cette horreur qu’on inaugure building après building, en se gavant de petits fours ?

Le consul italien fait la moue. Oui, Eko Atlantic, cette île artificielle conquise sur l’océan, est une abomination. Ce n’est encore qu’un immense terrain vague, mais deux cent mille hyper-riches de Lagos se réfugieront dans ses gratte-ciel étincelants, protégés de la violence de la mégalopole par des ponts gardés par des vigiles armés. Dans ce château fort, ils auront leur centrale électrique, leur station d’épuration, leurs restaurants, leurs palaces, leurs piscines, leur port de plaisance pour amarrer leurs yachts…

— Le Dubaï africain, comme ils disent, reprend Hélène Charrier. Ils l’ont même surélevée de plusieurs mètres, en prévision de la montée des eaux. Et du haut de ces buildings de luxe, on verra Lagos et ses quarante millions d’habitants se noyer, de Kuramo Beach aux bidonvilles de Makoko, cet égout à ciel ouvert… Désolé, Ugo, je trouve ça monstrueux. Le pire, vous savez ce que c’est ? C’est que c’est le monde de demain. On a jeté l’éponge, on tente de s’en tirer chacun de son côté, et pourtant personne ne sera sauvé. Ce n’est pas Lagos qui s’éloigne de la civilisation, c’est nous, nous tous, partout, qui nous approchons de Lagos.

— Vous exagérerez, Hélène.

— J’aimerais tellement, Ugo.

Soudain, dans la salle de conférence de presse, le bruit retombe. Un journaliste a posé une question à Slimboy.

— Eze Onyedika, de Punch. Slimboy, on dit que tu vas chanter une nouvelle chanson, avec Doctor Fake ? Est-ce que c’est une chanson en faveur de l’homosexualité ? Tu es homosexuel ?

Un silence s’installe, solide comme de la brique. Si l’Afrique tout entière est un enfer pour les homosexuels, le Nigeria est son neuvième cercle. Il y a la loi, qui les menace de quatorze années de prison, il y a la police, qui les pourchasse et leur extorque de l’argent, il y a toute une population qui les rejette, avec répugnance et détestation, abreuvée de haine et de rumeurs par les évêques et prêtres évangélistes au sud, et au nord par les musulmans qui appliquent la charia. Pas un jour sans que des jeunes soient assassinés, lynchés, pas un jour sans qu’un chanteur, un acteur, un sportif, la terreur dans la voix, ne doive se défendre d’être gay. Alors oui, voici trois mois, le très raffiné Doctor Fake, sans aller jusqu’à oser afficher son goût pour les hommes, a brisé le tabou avec son hit aux paroles bien anodines et pourtant ambiguës, Be Yourself.

— C’est beaucoup de questions, répond Slimboy. Oui, je vais chanter une chanson avec Doctor Fake, elle s’appelle True Men Tell the Truth. Mais cela ne veut rien dire, une chanson « en faveur de l’homosexualité ». Lorsque je chante My Nollywood Girl, c’est une chanson qui parle de l’amour, pas une chanson « en faveur de l’hétérosexualité ». Tu saisis la nuance ? Et d’ailleurs, j’ai un scoop : je viens d’apprendre il y a quelques minutes que j’enregistrais très bientôt à Londres avec Elton John. Son jet vient me chercher après-demain.

Le journaliste insiste :

— Mais est-ce que tu es gay, Slimboy ?

— Tu veux un rendez-vous ?

Les journalistes rient, Slimboy enfonce le clou :

— Pourquoi ne poses-tu pas plutôt cette question à Suomi ?

La jeune femme sourit obligeamment et aussitôt elle embrasse Slimboy sur la bouche avec une voracité aussi jouée qu’enjouée. Sous les applaudissements des journalistes, le baiser ne s’éternise pas. Slimboy y met fin avec galanterie et ajoute :

— Mais quand je lis que les gens d’un village ont tué à coups de pierres deux gamins de seize ans après qu’un prédicateur les a dénoncés dans un prêche, simplement parce qu’ils se sont embrassés, j’affirme qu’il y a quelque chose à changer dans notre pays. Suomi et moi sommes tout à fait d’accord sur ce point. On ne peut forcer personne à être ce qu’il n’est pas. Il faut de la tolérance, il faut de l’amour. Comment peut-on croire qu’on sera plus heureux en faisant du mal à d’autres ?

Il y a un brouhaha général, d’autres questions. Slimboy se tourne vers son manager inquiet, qui écourte la conférence de presse. Pourtant, si le chanteur s’écoutait, il raconterait le destin de Tom, son premier amant quand il avait quinze ans, Tom brûlé vif devant lui par la multitude déchaînée, et sa propre fuite pieds nus la nuit, hagard, terrorisé, le visage en sang, sa course dans Ibadan poursuivi par la foule hostile, et ses rencontres désormais si dangereuses et si brèves, et la détresse des gays du Nigeria et d’ailleurs en Afrique, qui ont fini par fuir, par s’exiler à jamais dans ces pays froids de Blancs où ils ont malgré tout le droit de respirer. Avec Doctor Fake, il va chanter True Men Tell the Truth, mais quelle ironie, quel mensonge, quelle trahison même ! Slimboy sait bien que pour continuer à vivre à Lagos, il a dû s’inventer une autre existence, jusqu’à passer ce pacte de connivence avec Suomi, la star montante de Nollywood, la délicieuse Suomi qui, bien sûr, aime autant les femmes que lui les hommes.

Soudain, Hélène Charrier remarque un grand homme noir en costume sombre. Il reste discrètement sur le côté, à observer le jeune chanteur. Elle se tourne vers le consul italien et le désigne du menton :

— Ugo ? Le type qui pianote sur son portable, qui prend des photos, vous le voyez ? Je vous présente l’attaché commercial britannique. John Gray. Je ne parierais pas que c’est son vrai nom, en revanche, je suis certaine qu’il est des services britanniques. Et il n’est pas seul. Il y en a deux autres du staff de sécurité du consulat. Et surtout, une autre demi-douzaine de types bizarres que je n’ai jamais vus. MI6, je vous le dis.

— Vous avez l’œil, dites donc, Hélène. Vous ne seriez pas des services français, vous aussi ?

— Mais non, Ugo, bien sûr que non. La preuve : si je l’étais, vous pensez bien que je vous dirais que non.

— Certes. Oh, Hélène, connaissez-vous l’histoire de l’espion américain en mission en URSS – ça ne nous rajeunit pas – et qui veut se dénoncer ? Il se rend à la Loubianka.

— La quoi ?

— La Loubianka… le siège du KGB à Moscou… Bref, il dit : « Je suis un espion, et je veux me rendre. — Pour qui travaillez-vous ? demande le type à l’accueil. — Les États-Unis d’Amérique. — Bien, allez au bureau 2. » L’espion américain va au bureau 2 et dit : « Je suis un espion américain et je veux me rendre. — Êtes-vous armé ? — Oui, je suis armé. — Allez au bureau 3, s’il vous plaît. » Il va au bureau 3 et dit : « Je suis un espion américain, je suis armé et je veux me rendre. — Êtes-vous en mission ? — Oui, je suis en mission, commence à s’agacer l’agent américain. — Alors, c’est au bureau 4. » Il va au bureau 4 et dit : « Je suis un espion américain, je suis armé, je suis en mission, et je veux me rendre ! — Vous êtes vraiment en mission ? — Oui. — Alors, allez la remplir, votre foutue mission ! Et foutez la paix aux gens qui bossent ! »

Ugo sourit à sa propre blague.

— Elle est très bien, concède Hélène, qui la connaissait, puisqu’on la raconte aussi à la « piscine », le siège du contre-espionnage français. Avant sa nomination comme consule à Lagos, elle a été les yeux de la Direction générale de la sûreté du territoire au Kenya et en Afrique du Sud.

Les barbouzes n’ont pas bougé d’un pas, ils n’ont d’yeux que pour Slimboy.

— Ça ne nous dit pas ce qu’ils fichent là, et depuis quand l’Intelligence Service s’intéresse à l’afro-rap et au R&B.

ADRIAN ET MEREDITH

Jeudi 24 juin 2021,

Fine Hall, Princeton University, New Jersey


Devant le département de mathématiques de Princeton, un élégant building de verre et de briques rougeâtres au modernisme déjà ancien, les étudiants ont dressé des tables à tréteaux, installé un barnum blanc à chapiteau pointu et allumé le barbecue. On célèbre avec force saucisses la médaille Fields de Tanizaki, et le probabiliste Adrian Miller se rend bien compte qu’il regarde sa collègue Meredith Harper avec un sourire crispé, qui alterne avec un air de sentimentalité idiote. La première fois qu’Adrien avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide. Une telle impression est passagère, les meilleurs auteurs le lui auraient confirmé. Deux mois avaient passé depuis l’arrivée de la topologiste britannique, et désormais Meredith, avec ses jambes trop minces et ses cheveux bruns trop sages, son nez trop long et ses yeux trop noirs, Meredith la toujours distante l’attire de façon déraisonnable.

Pour se donner le courage de l’aborder, Adrian a bu une bière, puis une autre. À jeun, il peut vaguement faire illusion – Meredith lui a dit un jour, pas méchamment, qu’il avait « un physique à la Ryan Gosling, dans une version dégradée et un peu chauve » –, mais là, il ressemble seulement à un type bourré. Il estime à 27 % ses chances de réussite. Elles auraient pu atteindre 40 % s’il n’empestait pas autant l’alcool, mais d’un autre côté, l’ivresse réduira d’environ 60 % la souffrance née d’un refus. Le probabiliste en a conclu qu’avec tant de chances de se ramasser, autant être ivre.

Le plus clair de la vie d’Adrian s’est passé à faire des probabilités et, de temps à autre, à écouter Bach et les Beach Boys. Il n’a pas construit de famille, aucun enfant ne porte son nom, à moins de promouvoir au rang de progéniture un obscur théorème. Meredith est sa première émotion amoureuse depuis fort longtemps, et en l’instant, il se dit même, avec une certaine emphase : depuis toujours. Elle est seule sous le grand acacia, gracieuse dans une longue robe en coton noir. Il tâche de marcher à peu près droit sur elle.

— J’ai bu, dit-il d’emblée.

— Je confirme, répond Meredith, qui a effectivement trouvé sa démarche bien peu assurée.

— Et je pue la bière, pardon.

— Je ne saurais trop vous dire, Adrian, car moi aussi.

Elle exhibe la bouteille vide qu’elle tient à la main, se penche dans un geste délicieusement imprécis et lui souffle au nez une haleine tiède et parfumée de houblon.

— Respirez, Adrian, c’est le parfum de la contrariété et de l’ennui.

Car Meredith s’ennuie à Princeton. La Londonienne n’aime pas cette ville de province, où le restaurant japonais – celui qui reste ouvert « tard » – fait clignoter les lampes dès neuf heures et demie pour signifier qu’il va fermer, ce campus qui tente de ressembler à Poudlard avec ses donjons et ses beffrois moyenâgeux du dix-neuvième, elle ne s’habitue pas à ces étudiants qui se croient sortis tout droit de la cuisse de Jupiter et qui, sous prétexte que leurs parents ont déboursé soixante mille dollars de frais de scolarité, lui mailent à toute heure des questions triviales sur le théorème de non-plongement de Gromov, questions auxquelles ils exigent une réponse immédiate, alors que zut, quoi, il leur suffirait de consulter sur Wikipédia l’entrée concernée, fort bien rédigée, elle exècre ces enseignants qui la regardent de haut, St. Andrews – son université d’origine – ne pouvant évidemment égaler Princeton, puisque eux y sont, à Princeton, CQFD. Adrian n’est pas comme ça, et s’il était un peu moins pataud, il y a longtemps qu’il aurait compris qu’elle l’aime bien. Pour un probabiliste, c’est un rêveur, il a des yeux verts qui le feraient prendre pour un théoricien des nombres, même s’il porte les cheveux aussi longs qu’un théoricien des jeux, de petites lunettes d’acier trotskisantes de logicien et de vieux T-shirts troués d’algébriste – celui qu’il arbore en cet instant est particulièrement avachi et ridicule. Elle le devine brillant. Si c’était un mauvais, il serait depuis longtemps parti dans la finance. Brillant, mais timide, et lorsqu’il bredouille « Meredith, je voulais vous demander… Euh… Vous travaillez bien sur… les espaces localement symétriques et sur… », elle le coupe :

— Non, Adrian, pas du tout. Là, je travaille à me saouler consciencieusement. Je suis ravie de constater que Tanizaki et ce macho de Brenner à Stanford ont reçu leur Fields sur des questions d’interface topologie-géométrie algébrique, domaine où j’ai cosigné quasiment tous leurs articles, quand je ne les ai pas écrits. Par ailleurs, j’habite à Trenton un bungalow pourri où l’eau est froide un jour et tiédasse l’autre, ma Toyota hybride est en panne depuis six jours, un truc de batterie il paraît, j’ai rompu avec l’homme de ma vie – croyais-je en tout cas – voici un an, et cela fait donc, laissez-moi calculer, quatre mois que je n’ai pas fait l’amour. On est fin juin ? Alors non, six. Six mois… et ce n’était même pas terrible. Et vous, Adrian, tout va bien ? La maison, la voiture, le sexe ?

La conversation vient à peine de débuter qu’elle prend pour Adrian une tournure déstabilisante. Il articule du mieux qu’il peut :

— Euh… Ma voiture n’est pas en panne. J’ai de l’eau chaude. Je…

— Alors pourquoi vous traînez-vous toujours cette allure de cocker triste qui se noie dans son écuelle ? Je crois que je vais finir cette bière et en boire une autre.

— Si vous voulez sombrer plus vite dans le coma, Meredith, il y a de la tequila salle Turing, dans l’armoire, derrière les feutres.

— Excellente idée.

Meredith pose sa bouteille, zigzague sur la pelouse jusqu’à la porte du hall, qu’elle pousse maladroitement. Adrian la suit, un peu inquiet, en tentant de ne pas – de ne pas trop – regarder ses fesses tandis qu’elle monte vivement l’escalier. Elle s’arrête devant la porte de la salle, s’adosse au mur.

— Je suis britannique, Adrian, je vous préviens, si vous tentez de me violer, je me laisserai faire, et je penserai à la reine.

— Vous avez trop bu, Meredith.

— Et vous pas assez.

Meredith tourne la poignée de la salle et y entre en tournoyant, manque de s’étaler de tout son long et s’assied sur une chaise, prise de vertige. Elle regarde autour d’elle.

— Où est cette tequila ?

— Je ne sais pas si c’est raisonnable…

— Asseyez-vous à côté de moi. Et ne me parlez pas des processus stochastiques, si vous saviez comme je m’en fous, là.

Adrian obéit, la regarde, désarçonné.

— Oh et puis zut, embrassez-moi, Adrian. Vous en mourez d’envie, et là, tout de suite, ça m’est bien égal que vous embrassiez comme un manche.

— Je… Meredith, je vous assure… Pourtant, vous me plaisez, mais je…

— Oui, bon, ce n’est pas très romantique, mais quoi ? On en rira plus tard, avec nos enfants. Embrassez-moi ou je me mets à pleurer. Ou à crier. Ha ! Au secours !

— Meredith, s’il vous plaît, dit Adrian, soudain très inquiet. Ne plaisantez pas avec ça.

— Ah ! Je vous tiens. Mais non, je plaisante. Pourquoi vous les hommes, quand une femme prend l’initiative, perdez-vous tous vos moyens ?

Meredith l’attire soudain à lui, et plaque ses lèvres sur les siennes. Elles ont un goût de fraise, elle ferme les yeux, et ils restent ainsi l’un contre l’autre quelques longs instants, sans même oser s’embrasser, lorsque la poche intérieure de la veste d’Adrian vibre et sonne bruyamment. D’un coup, il s’écarte d’une Meredith aussi étourdie que lui, puis extrait un smartphone gris métal qu’il contemple avec stupéfaction.

— C’est votre femme ? demande aussitôt Meredith – elle s’en moquerait en l’occurrence complètement.

— Je ne suis pas marié.

Après trois sonneries, le smartphone se tait soudain, reste cinq secondes silencieux, avant de sonner et vibrer de nouveau. Ce coup-ci, l’appelant laisse sonner une seule fois, et raccroche. Adrian ne peut quitter le téléphone des yeux. Maintenant, vraiment ?

— Si ce n’est pas votre femme, c’est quelqu’un de très très insistant.

— Merde, merde. Désolé, je dois à tout prix… Meredith, je dois…

Il se précipite dehors, court dans le couloir du département, dix secondes ont passé et le téléphone sonne à nouveau. Trois sonneries, une sonnerie, trois sonneries. C’est le code convenu : il décroche. Une voix d’homme, à la fois assurée et atonale, militaire.

— Professeur Adrian Miller ?

— Euh… Oui, répond-il en hésitant.

— Toto, j’ai l’impression…

La voix attend, attend encore, et Miller répond, d’une voix blanche :

— Que nous ne sommes plus au Kansas.

« Toto, j’ai l’impression… que nous ne sommes plus au Kansas… » N’importe quoi. Adrian ne peut s’en prendre qu’à lui-même, au gosse à l’humour potache qu’il était voici vingt ans et qui a choisi cette réplique tronquée du Magicien d’Oz sans imaginer qu’un jour il aurait à la compléter pour confirmer son identité. Depuis vingt ans aussi, il possède ce smartphone qu’on lui change régulièrement, ce smartphone qui doit, pour mille dollars mensuels, être en permanence allumé, ne jamais le quitter, afin qu’Adrian puisse, en toutes circonstances – absolument toutes, la preuve – répondre, et être aussitôt disponible. Il n’avait encore jamais sonné.

— Adrian, crie Meredith, revenez m’embrasser même si c’est votre femme !

— Veuillez vous tenir prêt, professeur Miller, poursuit la voix. Un véhicule de police arrive devant Fine Hall dans la minute qui vient et il vous emmènera au point de contact.

— Devant Fine Hall ? Vous savez où je suis ?

— Bien sûr, professeur Miller. Vous êtes géolocalisé à trois mètres près. Quand vous serez en route, nous vous rappellerons pour vous mettre en relation avec le centre opérationnel.

— Adrian ? hurle Meredith de la salle Turing. Vous faites chier, Adrian, vous faites vraiment tous chier.

Adrian court à la porte, Meredith n’a pas bougé, elle est figée sur sa chaise, les cheveux ébouriffés, l’air furieuse.

— Je suis désolé, Meredith. C’est très important, je… Je vous expliquerai.

Adrian descend quatre à quatre l’escalier, Meredith crie une phrase où il est question de probabilistes ensanglantés et d’un voyage vers l’enfer qu’il est prié d’accomplir, mais il est déjà dans le hall.

* * *

Pour comprendre pourquoi Adrian Miller doit répondre sur un smartphone blindé anthracite, ce 24 juin 2021, il faut revenir au 10 septembre 2001, jour où, alors qu’il est le plus jeune postdoc de l’équipe de probabilistes du professeur Robert Pozzi, il fête ses vingt ans au Massachusetts Institute of Technology. Le lendemain, il y aura un cas de vache folle au Japon, les déclarations politiques après l’attentat suicide contre le commandant Massoud, perpétré par deux membres tunisiens d’al-Qaida, et l’annonce du retour de Michael Jordan chez les Wizards de Washington. Mais surtout, ce sera le premier jour de travail de Ben Sliney. Il vient de prendre le poste de directeur des opérations de la FAA, la Federal Aviation Administration. Deux heures après le café et les beignets du pot de bienvenue, il clouera au sol quatre mille deux cents avions, une décision solitaire et sans précédent. Il y a des jours comme ça.

Le 11 septembre, à 8 h 14, l’un des contrôleurs de Boston s’inquiète de voir le transpondeur de l’appareil American Airlines 11 coupé. Six minutes plus tard, une hôtesse à bord de l’avion appelle le numéro qu’elle peut, c’est-à-dire celui des réservations d’American Airlines. Elle prévient d’un détournement, de plusieurs meurtres en cabine. Le temps que l’on vérifie son identité, il est 8 h 25, et un superviseur avertit l’Air Traffic Control. Ben Sliney et les contrôleurs aériens découvrent alors, à l’écho radar, que l’AA11 se dirige plein sud vers New York. La règle pour un détournement exige – oublions le manuel qui voudrait que le pilote, ici poignardé, ait entré le code 7 500 sur le transpondeur – d’avertir le QG de l’aviation civile. Au QG, un coordinateur « spécial détournement » doit alors contacter un service du Pentagone, qui doit en référer au bureau du secrétaire de la Défense, lequel avertit le ministre, dont la décision doit redescendre tout au long de la même chaîne. Alors, enfin, les responsables du Centre national de commandement militaire peuvent faire décoller des chasseurs pour intercepter l’avion. Et comme, depuis la guerre froide, le nombre de bases aériennes prêtes à intervenir est tombé de vingt-six à sept, les deux seules bases restantes sur la côte Est sont celle d’Otis, près de Boston, et celle de Langley, siège de la CIA, près de Washington.

Tout cela prend tellement de temps que, le 11 septembre 2001, c’est le superviseur de Boston lui-même qui, dans l’urgence, va appeler la base militaire d’Otis. Comme ce n’était pas à lui de le faire, Otis exige qu’il s’adresse au commandement militaire régional nord-est, à Rome, dans l’État de New York. Il appelle, on lui signale une fois de plus qu’il ne respecte pas la procédure. Néanmoins, convaincu, et agissant lui aussi sans autorisation de la Défense, le colonel Robert Marr demande à la base d’Otis de se préparer à faire décoller les chasseurs.

Bien avant la conclusion officielle de la 9/11 Commission, le Pentagone sait que, ce jour-là, tout, dans la chaîne de décision, a dysfonctionné. Il crée en interne un groupe de travail dont la tâche sera de proposer un autre processus en situation de crise. Et ce groupe sous-traite tout ce qui touche à la formalisation au département de mathématiques appliquées du Massachusetts Institute of Technology. C’est là qu’apparaît le nom d’Adrian Miller.

Adrian est alors un très jeune probabiliste dans l’équipe de Pozzi, le chef des « maths applis » du MIT. Adrian vient de soutenir, à l’âge de vingt ans, une thèse où il est question de chaînes de Markov, de notation de Kendall… Pour aller vite, il s’intéresse aux files d’attente. Il aime particulièrement la loi de Little, qui dit que le nombre moyen d’unités dans un système stable est égal à leur fréquence moyenne d’arrivée multipliée par le temps qu’elles passent dans le système. Mais passons.

Parce que tout le monde au labo est très occupé, que les contrats avec le département de la Défense agacent profondément Pozzi, c’est à Adrian, en forme de bizutage, qu’est confié le soin de modéliser les blocages et de trouver comment réduire le nombre d’étapes et les délais d’intervention. Adrian sollicite l’aide de Tina Wang, la très intelligente thésarde de Pozzi, afin qu’elle l’assiste sur la partie théorie des graphes, qui lui échappe quelque peu. Ils travaillent tard, mangent vite et mal, dorment peu, disent tout le mal qu’ils pensent du Department of Defense, et quand ils se sentent incapables de quoi que ce soit, ils prennent la vieille Honda d’Adrian et vont se faire en pleine nuit un bowling au Lucky Strike Social Boston, qui ne ferme jamais. Une nuit, après une dispute sur l’hypothèse ergodique et la distribution stationnaire, ils vivent une péripétie plus sexuelle qu’érotique. Un bon souvenir malgré tout.

Surtout, Adrian et Tina recensent toutes les variables qui peuvent affecter le trafic aérien, ils leur attribuent des valeurs statistiques, ils spécifient tout ce qui peut causer une catastrophe – voire simplement perturber le flux – et surpassent les attentes du Pentagone. Leur modèle prend absolument tout en compte : la chaîne d’événements, le mode de communication, l’incompréhension linguistique, la différence d’unités – pieds, mètres ? –, l’erreur de pilotage, la panne mécanique, le problème technique, la météo, le sabotage, le détournement, le piratage informatique, l’aiguillage fautif, le défaut de maintenance, et tant d’autres choses… Les deux chercheurs identifient trente-sept protocoles de base, avec, chaque fois, entre sept et vingt chemins contingents, soit près de cinq cents situations de base, et autant de réponses. Quand Richard Reid en décembre 2001 réussit à franchir le contrôle de sécurité avec des explosifs dissimulés dans ses semelles, on a affaire à une variante du protocole 12A ; l’accident du Birmingham-Málaga où le pare-brise du cockpit explose, c’est un des exemples du protocole 7K ; l’Airbus qui sort de la piste à l’atterrissage à Halifax en raison de la neige, 4F ; le volcan islandais qui crache ses cendres et interdit tout décollage, 13E ; le pilote dépressif de la Lufthansa qui jette son avion contre la montagne, 25D.

Après cinq mois de travail, ils consignent leurs recommandations dans un mémorandum secret-défense de quelque mille cinq cents pages sobrement intitulé Trafic aérien civil : diagnostics de crise, optimisation de la chaîne de décision et protocoles de riposte/sécurité. Et bien qu’ils aient quarante et un ans à eux deux (ou peut-être parce que), ils cosignent « Pr T. Wang & Dr A. Miller & alii, Département de mathématiques appliquées, Département de théorie des graphes, Département de probabilités, Massachusetts Institute of Technology ». Dans Wang & Miller & alii, Alii est le nom du hamster du labo. De vrais gosses.

Rien ne leur échappe ; le Pentagone leur aurait-il demandé de présenter toutes les réponses possibles à un pile ou face qu’ils en auraient envisagé trois : pile, face, et le cas rare où la pièce déciderait de s’immobiliser sur sa tranche, à la verticale. Mais dix jours après la remise du rapport, en avril 2002, le DoD leur renvoie, avec une question inscrite au feutre rouge : « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? »

Tina hausse les yeux au ciel : va pour l’hypothèse où la pièce lancée resterait suspendue en l’air.

Ils ajoutent en cinq jours un ultime protocole pour ce dernier « cas n’obéissant à aucune situation étudiée ». Alors que partout ailleurs, Tina et Adrian ont recommandé qu’un responsable unique, civil ou militaire, supervise le protocole, la mathématicienne décide qu’« en raison du caractère irrationnel des événements justifiant un tel protocole », celui-ci sera confié à un tandem de scientifiques. Et elle écrit son nom et celui d’Adrian Miller. Elle recommande de les équiper de téléphones portables blindés dédiés à ce protocole, qu’ils doivent porter en permanence sans pouvoir les éteindre. Et comme Adrian Miller voue un culte au livre de Douglas Adams, Le Guide du voyageur galactique, et à sa « grande question sur la vie, l’univers et le reste », question à laquelle « Pensées profondes », deuxième plus grand ordinateur de tous les temps, répond, après sept millions et demi d’années de calcul : « 42 », ce sera le protocole 42.

Pour faire sérieux ou pour s’amuser, ou parce que faire sérieux l’amuse, Adrian a ajouté une phrase-séquence de code d’initialisation :

1. Opérateur : Toto, j’ai l’impression…

2. Responsables : … que nous ne sommes plus au Kansas.

Lorsque Adrian sort du laboratoire, un véhicule de police l’attend déjà, juste devant le barbecue où les saucisses rôtissent joyeusement. L’officier le salue comme s’il était un général quatre étoiles, et les regards des collègues se braquent vers Adrian. Lui rend au policier un salut gauche et approximatif, et monte à l’arrière non sans se cogner au cadre du toit. La voiture démarre, sirène hurlante, gyrophares allumés. Adrian roule loin du sexe avec Meredith et vers l’inconnu.

Quelqu’un, quelque part dans la galaxie, a donc lancé une pièce, et celle-ci est vraiment restée suspendue en l’air.

LA PLAISANTERIE

Côte Est des États-Unis, eaux internationales,

41° 25' 27" N 65° 49' 23" W


Markle vérifie son micro, mais plus rien. Kennedy a coupé la communication. Il y a un claquement dans la liaison, un très long silence encore, et une voix différente, plus grave.

— Air France 006 mayday, mon nom est Luther Davis, commandant aux opérations spéciales de la Federal Aviation Administration. Pouvez-vous vous identifier encore, s’il vous plaît ? Entrez code transpondeur 1 234.

Markle grimace, Gid tape le code indiqué. Ce n’est pas tous les jours qu’on s’adresse à un commandant aux opérations spéciales de la FAA… Nouvelle coupure. Puis la voix revient.

— Merci, ici Luther Davis, FAA. Pouvez-vous me donner votre date de naissance, et votre lieu de naissance, commandant Markle ?

Markle soupire et obtempère :

— 12 janvier 1973, Peoria, Illinois.

— Pouvez-vous me donner les noms et prénoms de tous les membres d’équipage sur votre vol ?

— Kennedy, je ne sais pas si vous savez, j’essaie de poser un 787 endommagé…

Un long silence encore, une nouvelle rupture de liaison, et une autre voix, féminine.

— Air France 006 ? Kathryn Bloomfield, Norad. Vous m’entendez ?

Le Norad, la défense aérienne, vraiment ? Markle fronce les sourcils.

— Air France 006, que puis-je faire pour vous, Norad ?

— Pour des raisons de sécurité, vous devez déconnecter le wi-fi à bord de l’avion.

Markle ne discute pas et obéit. La voix poursuit :

— Merci. Maintenant, s’il vous plaît, demandez à tous vos passagers d’éteindre leur portable et tout appareil électronique.

— C’est fait depuis longtemps, Norad, nous avons eu des turbulences et nous avons…

— Parfait. Premier officier Favereaux, dans les minutes qui viennent, vous et le personnel de bord allez procéder à la collecte de tous, je dis bien tous les appareils permettant de communiquer avec l’extérieur : tablettes, téléphones, bippers médicaux, consoles de jeux, ordinateurs, etc. Pensez aux lunettes à réalité augmentée et aux montres connectées. Il ne doit y avoir aucune exception. Commandant Markle, nous sommes confrontés à un très grave danger de piratage extérieur, qui vise le système de navigation, et les appareils électroniques risquent de servir de relais… Vous pouvez d’ailleurs donner tous ces éléments d’information aux passagers, si vous sentez que vous en avez besoin pour obtenir leur coopération.

— Mais cela va créer des inquiétudes…

— Tant pis. Précisez-leur que tous ces appareils seront restitués dans une heure, une fois que vous vous serez posés à New York. Officier Favereaux, si vous rencontrez une opposition, insistez sur la sécurité de l’avion, sur les dangers d’interférence avec l’instrumentation. Vous avez toute autorité pour récupérer tous les appareils électroniques. Nous suivons un protocole très précis.

— Mais… les appareils… comment allons-nous les stocker ? s’inquiète soudain Favereaux. Tous les portables se ressemblent, comment va-t-on les identifier ?

— Utilisez les sacs à vomi, inscrivez les numéros des sièges au feutre, débrouillez-vous. Rassurez les passagers, ils les récupéreront après l’atterrissage.

Le copilote gargouille un nouveau « oui » vague. Il se lève, part délivrer les instructions au personnel de bord tandis que Markle explique au micro les consignes sans rien omettre. En cabine, le copilote s’attend à une vague de protestations, mais est-ce la peur rétrospective des turbulences, les menaces annoncées de piratage de l’électronique, ou l’autorité incontestable de la voix du commandant de bord, les passagers, dans leur écrasante majorité, se plient à sa demande. Les rares récalcitrants se voient même contraints par leurs voisins d’obtempérer. L’opération aurait pu être délicate, elle ne prend étonnamment que quelques minutes. Après avoir reçu confirmation que les appareils de communication sont stockés en cabine, l’officier du Norad reprend :

— Cette mesure concerne également le personnel de bord. Et vous aussi. Vos téléphones portables, vos ordinateurs. Commandant Markle, vous avez pleine autorité sur cet avion. Vous avez pour ordre de…

— Je suis le commandant de bord, Madame du Norad ! s’agace Markle. Il est évident que j’ai pleine autorité sur cet avion mais c’est vous qui…

— Commandant Markle, il s’agit d’une affaire concernant la sûreté nationale. Nous allons suivre ensemble le protocole 42.

Markle reste interdit. Il n’a jamais entendu parler d’un protocole 42.

— Air France 006, votre nouvelle destination est McGuire Air Force Base, New Jersey. Je répète McGuire Air Force Base, New Jersey.

Fort McGuire… C’est là qu’en 1937 le dirigeable allemand Hindenburg, accroché à son mât d’arrimage, a pris feu et a été entièrement détruit. Markle effectue un lent tournant vers le sud-est, et se résigne à annoncer en cabine que, sorry, folks, en raison d’avaries majeures, le vol est réorienté vers le New Jersey. Cette fois-ci, beaucoup protestent, certains huent, d’autant qu’au couchant, dérision suprême, les narguent les gratte-ciel étincelants de Manhattan. Markle pourrait divertir les passagers en leur racontant l’histoire de la catastrophe du Hindenburg, mais il a l’intuition que ce n’est pas le moment.

New York revient dans l’intercom :

— Kennedy Approach de nouveau. Commandant Markle, je vous mets en communication avec le Centre de commandement militaire national au Pentagone.

Markle n’a pas le temps de répliquer que c’est déjà une autre voix, masculine. L’accent est nasal, traînant, très yankee, très New Hampshire.

— Commandant Markle, général Patrick Silveria, National Military Command Center. Je parle sous l’autorité du secrétaire à la Défense. Vous allez être rejoint d’ici trois minutes par deux chasseurs de la Navy. Ils viennent de décoller de l’USS Harry S. Truman et vont vous escorter jusqu’aux eaux nationales. En cas de tentative de fuite, ou de non-obéissance à leurs consignes, ils ont ordre d’abattre votre aéronef.

Cette fois, c’est trop. Markle éclate de rire. Il a enfin compris.

— Commandant Markle ? Ici le général Silveria, du NMCC. Vous êtes là ?

Markle ne peut plus s’arrêter de rire, il en pleure. Mais quelle énorme blague. Putain, mais quelle bande de contrôleurs à la con, à JFK, quel ramassis d’abrutis de pousseurs d’aluminium, il a vraiment failli tout gober, le Norad, le protocole 42, et maintenant le Pentagone… Il reprend l’intercom.

— Salut, général Silveria de mes deux ! C’est tout ce que vous avez trouvé ? Franchement, j’y ai cru, mais le coup de descendre l’avion, c’est le truc de trop. Vous trouvez que c’est le moment, avec l’orage qu’on vient de se payer ? En plus, vous vous êtes gourés, mon dernier vol, c’est après-demain, pas aujourd’hui. Mais je reconnais : comme cadeau de départ, c’est mieux qu’un carrot cake à la mords-moi-le nœud.

— Air France 006 ? Ici, le général Silveria, du Pentagone. Je vous passe le porte-avions USS Harry S. Truman.

— Et moi je suis le captain Speaking ! C’est toi, Frankie ? mais quel putain d’accent yankee de merde… Vous êtes vraiment… Avec vos conneries, on a vraiment collecté tous les portables dans la cabine. Vous vouliez qu’on se fasse écharper par les passagers, c’était ça l’idée ?

Une nouvelle voix dans l’intercom, plus aiguë, et l’accent est texan, cette fois.

— Air France 006 ? Je suis l’amiral John Butler, de l’USS Harry S. Truman.

Un sourire ironique ne quitte pas les lèvres de Markle.

— Salut, John Butler à la noix. C’est bon, Frankie, tu peux arrêter ton numéro d’accents, là. Ce n’est même plus drôle.

— Commandant Markle ? Amiral Butler encore. Vous êtes actuellement sous la protection de deux de nos F/A-18 Hornet. L’un est juste derrière votre Boeing, en position d’interception, et l’autre… Regardez à tribord, s’il vous plaît.

Markle hausse les yeux au plafond mais tourne la tête. À quelques mètres de l’extrémité de l’aile droite vole un Hornet, armé de ses dix missiles air-air. Dans le cockpit, le pilote lui fait un signe de la main.

— Maintenant, veuillez obéir à toutes les consignes.

ANDRÉ

Dimanche 27 juin 2021,

Mumbai, Inde


« Fotographei você na minha Rolleiflex… » Le vaste hall du Grand Hyatt Mumbai diffuse en sourdine la bossa-nova sirupeuse de Stan Getz, Jobim et João Gilberto. La chanson a l’âge de l’homme qui sort de l’ascenseur les épaules tombantes, le souffle court. Quand sous les néons crus de la cabine, le miroir lui a renvoyé ses soixante ans, il a détourné les yeux.

André Vannier n’a pas dormi. Le décalage horaire dont il ne se remet pas, la tristesse, les idées trop noires. Avant de quitter sa chambre, il a écrit à Lucie un très long e-mail qu’il a su s’abstenir d’envoyer. Ce n’était rien d’autre qu’une ridicule bouteille à la mer, après qu’elle lui a asséné d’une voix lasse au téléphone, d’un Paris où il faisait encore nuit, qu’elle est « passée à autre chose ». Il lui a écrit, en sachant que c’est inutile, et surtout, disons, contre-productif. Mais quand les piles de la télécommande sont mortes, on appuie toujours plus fort. C’est humain.

L’architecte sort de l’hôtel international – tout ce qu’il déteste, proportions sans force, matériaux sans élégance, volumes pompeux et étouffants –, il quitte l’arctique de la climatisation pour s’engluer dans la fournaise de l’été tropical indien. Le bruit est soudain assourdissant, l’air suffocant ne mérite pas le nom d’air. Mumbai pue le pneu cramé et le diesel à bout de souffle. Sur la Pipeline Road encombrée, il hèle un rickshaw d’un vert sale, l’engin pile devant lui en faisant hurler dix klaxons. André donne l’adresse du chantier dans le quartier de Kamathipura, propose un tarif généreux et se plie en trois pour faire entrer sa longue carcasse encore mince dans l’espace exigu du trois-roues. Le rickshaw déboîte avec hâte – klaxons encore – et s’enfonce dans le trafic dense en suivant un chemin connu de lui seul.

— Pourquoi tu prends toujours des rickshaws ? lui avait demandé Nielsen la veille. Les taxis, c’est tellement moins stressant.

Oui, mais Nielsen, avec ses longs cheveux blonds, ses costumes Hugo Boss impeccables taillés à sa carrure d’athlète et ses deux petites années de boîte, ce Nielsen tout frais démoulé de l’école – ah ce « depuis votre projet du Grand Mississippi Center, monsieur, je rêve de travailler chez Vannier & Edelman » –, Nielsen ignore encore que ces minutes d’asphyxie sont le luxe de Vannier. Ce qu’il va chercher, ce qu’il retrouve parfois, sur la banquette arrière défoncée du tricycle, ce sont ses vingt ans au Sri Lanka, il y était avec cette fille de Naples joliment cinglée dont le prénom ne lui revient pas sur-le-champ, avec ses seins lourds et son sourire éblouissant, Giulia ? oui, c’est ça, Giulia, il a failli ne pas s’en souvenir.

Le rickshaw se faufile vers le chantier de la Sūryayā Tower dans le flux bruyant et puant, à coups d’accélérations sèches et de klaxon suraigu, et André s’étonne de l’absence d’éraflures sur les ailes des voitures, de la survie des rétroviseurs. Le conducteur n’est pas, pour une fois, un de ces adolescents épuisés qui, à plusieurs, ont acheté un tricycle, et font les trois huit dans une ignorance absolue du code de la route en confiant leur destin à Waze. Non, c’est un homme trapu, sans âge, aux larges lunettes noires Aviator, qui se faufile avec une fluidité agressive entre les camions et les voitures, qui franchit hardiment la ligne blanche sans crainte d’affronter les dizaines de véhicules qui foncent sur lui. Sa progression indemne au sein du flot tient du miracle, le bouddha de plastique translucide collé sur le guidon n’y est pas pour rien.

La Sūryayā Tower est un des plus ambitieux projets remportés par le cabinet Vannier & Edelman, une démonstration de savoir-faire et d’esthétique : un building de verre et de bambou de quatre-vingts mètres, renforcé aux points stratégiques par de longues lignes d’acier. La façade nord condense l’eau qui ruisselle et vient irriguer le mur végétal planté à l’est, la paroi sud-ouest alterne puits de lumière et panneaux solaires – car sūryayā signifie soleil – et alimente le building en électricité. Elle sera le pont symbolique entre le quartier des musées et celui des universités, elle abritera des start-up en quête d’image, et tous les niveaux sont déjà réservés. Aucune fioriture ne vient ruiner la simplicité de la tour : c’est une perfection conquise par d’incessantes soustractions. Même leurs concurrents chinois ont dû s’incliner.

Mais un sous-traitant indien a triché sur la qualité du béton des fondations, le pauvre Nielsen s’en est aperçu trop tard, et le chantier a désormais pris deux semaines de retard. André Vannier profite de sa visite de deux jours pour menacer, négocier, conclure, et tant pis si c’est dimanche, avant de s’envoler l’après-midi même pour New York et le Ring.

« Passée à autre chose » : André exècre tous ces mots que Lucie a choisis avec un instinct très sûr, le passé bien mort, la chose bien froide, il devine ce que signifie cet « autre », qui s’est peut-être déjà incarné. Lucie avait souhaité la cruauté, car elle ne désirait plus entre eux désormais que de l’irrémédiable, et elle avait préféré réduire le si peu qu’ils avaient vécu en trois mois à une banale expérience brève et nouvelle – coucher avec un vieux encore un peu consommable, malgré sa vieille peau et son vieux prénom qu’on ne donne plus à aucun enfant. Peut-être s’inflige-t-il un résumé plus féroce que celui d’une Lucie moins sévère.

Il la connaît depuis trois ans. C’était à un dîner chez les Blum. Il s’ennuyait, il allait partir quand une toute jeune femme était arrivée, Pardon de mon retard, les lumières à calibrer sur une scène d’un long-métrage. Lucie était cheffe-monteuse. Malgré des efforts de discrétion, André ne pouvait détourner son regard d’elle, tant elle était « son genre ». L’intensité dans sa voix le subjuguait : jamais elle n’élevait le ton, chaque phrase sortait de ses lèvres d’une manière posée, réfléchie, elle imposait sa parole, et dès qu’elle développait sa pensée, avec concentration, une veine minuscule battait à sa tempe. Plus tard il apprit qu’à vingt ans elle avait eu un petit garçon, Louis, qu’elle élevait seule depuis toujours. De cette responsabilité de mère célibataire, venait, pensait André, son absence totale de frivolité.

Oui, c’est peu dire que Lucie l’avait bouleversé. Vingt ans de moins et il lui eût proposé de lui faire un enfant. La différence d’âge rendait tout invraisemblable. Jeanne, sa fille, aura bientôt l’âge de Lucie. Voici peu, il a demandé à une femme, pour rire : « Voulez-vous être ma veuve ? » La veuve putative n’avait pas ri. Et pourquoi ses compagnes sont-elles désormais si jeunes ? Ses amis vieillissent avec lui, mais pas les femmes qu’il aime. Il fuit, il a peur. Il peut dîner avec la mort à venir, mais ne parvient pas à coucher avec.

Deux ans durant, il l’avait revue. Il était incapable de ne pas la revoir. Un jour miraculeux, elle l’avait embrassé et le miracle avait duré quelques mois.

L’architecte dresse la liste de ce qui, dans les manières de la jeune femme, l’a peu à peu anéanti, et il en conclut que tout se ramène à la question du corps. Depuis qu’il voit la mort à l’horizon, c’est-à-dire depuis longtemps, il place le désir au centre de ce qu’il appelle l’amour. Lucie le situait d’évidence en périphérie.

Lorsque Lucie rentrait épuisée de longues heures de montage, qu’il se levait en souriant pour la serrer dans ses bras, il lisait dans chacun de ses gestes une réserve – qui n’était peut-être que de la fatigue ; dès qu’ils se couchaient, il craignait qu’un mouvement trop intrusif ne la fît fuir ; sa nuit se passait loin d’elle, qui le chassait loin de ce qu’elle appelait son « espace vital », terme qui d’évidence pour sa génération n’évoquait plus le Lebensraum nazi. Elle dormait, et déjà elle lui manquait. Il se noyait alors dans la mélancolie, craignant de ronfler et d’ajouter à son inconfort, ou, pis encore, de sombrer dans le sommeil et qu’elle ne se réveille pour découvrir, assoupi à son côté, un vieil homme laid, la bouche ouverte et malodorante.

Au matin, à peine le réveil de Lucie sonnait-il qu’elle se levait, toujours sans l’embrasser ; lui regardait dans le flou d’un petit jour sans lunettes ce corps si désiré déserter la chambre pour la salle de bains. Il écoutait l’eau couler, longuement, il l’imaginait nue fermant les yeux sous la pluie chaude, et sa poitrine se contractait sous la peine, et peut-être l’humiliation.

Aurait-il eu trente ans, aurait-il possédé cette peau ferme encore éternelle, cette peau qui n’a peur ni des rides ni de la mort, ces cheveux encore drus et noirs, Lucie aurait-elle couru loin de son bel amant vers la douche matinale ? Si ç’avait été le beau Nielsen, tiens oui, Nielsen, pourquoi pas, et il frissonne à l’image fugitive d’un Nielsen majestueux chevauchant sa douce Lucie. Il a sa réponse, et elle le crucifie.

Pourtant parfois, Lucie posait sa main sur lui, s’assurait de la rigidité du cylindre de chair, puis montait à califourchon sur lui. Il s’enfonçait loin en elle et, parce que cette position interdisait tout baiser, tentait de l’attirer contre lui ; mais elle se redressait presque aussitôt, et jouissait, vite. Tout son corps svelte, en sueur, lui signifiait alors que son plaisir d’homme devait venir maintenant. André tentait d’atteindre aussitôt la jouissance libératrice en la prenant avec brutalité. Mais ni cette fréquence ni cette cadence n’étaient décidément les siennes.

Son désir, sa tristesse, ses angoisses ont fait peu à peu perdre à André toute prudence, et plusieurs fois, il a maladroitement insisté, mais existe-t-il une insistance habile ? Nié dans son être, frustré dans son corps, il n’a plus su où trouver un second centre de gravité. Combien de temps lui restait-il encore pour être un homme ? L’âge le fragilisait, avec ce fichu 6 pour chiffre des dizaines. Si Lucie ne le désirait pas aujourd’hui avec une absolue vérité, les années à venir ne le rendraient pas plus séduisant.

Le rickshaw entre dans le chantier, sans hésiter, zigzague en pétaradant dans la boue et les planches de bois jusqu’au grand bungalow modulaire orné du large V & E du cabinet. André monte jusqu’à la grande salle du premier étage, où Nielsen l’attend. Lucie, avec Nielsen ? Non, il n’y croit déjà plus.

— Les ingénieurs de Singh Sunset Construction sont là, se contente de dire le jeune architecte.

— Qu’ils attendent. Donne-moi quelques minutes.

André se sert un café noir, s’installe face à la fenêtre, son regard parcourt le chantier de la Sūryayā Tower. Il est dix heures, la réunion était à neuf heures. Rien n’est laissé au hasard, désormais : son retard indécent, ses sandales, son jean délavé et sa chemise de coton blanc au col Nehru, son sac à dos de toile. Sa visite de chantier était prévue de longue date, mais Nielsen et lui ont décidé de leur dire qu’il se déplaçait jusqu’en Inde rien que pour eux.

Une petite escouade d’ingénieurs de Singh Sunset Construction, assis, entourent leur patron. Six costumes noirs coupés serré, six cravates nouées, six visages tendus. Tous se lèvent quand André pénètre dans la pièce. Sans hésiter, l’architecte marche droit vers Singh, qu’il n’a jamais rencontré mais dont Nielsen lui a envoyé la photo. Un homme aux cheveux gris et lissés, la cinquantaine sèche et musculeuse, le regard vif. Avant que l’homme puisse s’incliner, croiser les mains sur sa poitrine, dans le salut traditionnel de l’Inde, Vannier lui saisit la main avec vigueur. Même l’accent Maurice Chevalier qu’il va prendre est calculé.

Good morning, Mr Singh.

Very honored, Mr Vannier, very honored.

— Mr Singh, nous avons deux heures devant nous pour régler ce problème. Je dois repartir à New York ce soir. C’est très grave. Très. Vous comprenez. Avant toute chose, je voudrais que nous visitions ensemble le chantier.

Mr Vannier, we think that…

Sans attendre, Vannier se lève et sort. Tous suivent. Vannier marche vite, avec Nielsen à ses trousses, les ingénieurs en file indienne derrière eux. Nielsen se tourne vers son patron, et lui glisse à voix basse :

— On a reçu ce matin les résultats du labo à propos des prélèvements du béton des micropieux. Question résistance à la compression, on est loin des normes C 100/115 exigées. On est plutôt sur du C 90, voire un peu moins. C’est rattrapable en installant d’autres micropieux, et on oublie ceux-là complètement.

Vannier acquiesce. Nielsen est son arme secrète en Inde. Un mois que le jeune homme est arrivé à Mumbai, un mois qu’il organise chaque jour, dans un anglais maîtrisé et technique, des réunions de chantier tendues avec les fournisseurs, un mois que ce garçon aux allures de surfeur australien ahuri écoute ce qui se dit autour de lui dans cet hindi qu’il maîtrise parfaitement, cette langue de son enfance passée à Goa, la cité balnéaire de l’océan Indien où sa mère tient toujours une guest-house. La maîtrise de cet idiome a décidé, s’en doute-t-il ? de son intégration chez Vannier & Edelman, deux semaines après que le cabinet a remporté l’appel d’offres de la Sūryayā Tower.

Arrivé à la base du pilier, Vannier ouvre son sac, en extrait un ordinateur, une box satellite, un télémètre laser. Il effectue des branchements, vérifie les données, manipule le télémètre, cinq fois, dix fois, recalcule et le braque encore vers le sommet d’un des micropieux, d’un autre, tandis que les hommes de Sunset Singh suent sous le soleil. Il fait durer, au-delà du nécessaire, puis remballe le tout, avec un soin méticuleux, sans hâte, et tous retournent vers le bungalow de la base vie.

Vannier s’assied, invite d’un geste chacun à l’imiter. Il laisse s’écouler quelques secondes et dit, dans un anglais soudain sans accent :

— Monsieur Singh, une erreur a été faite et elle a déjà des conséquences. C’est maintenant qu’il faut corriger, après, il sera trop tard. L’architecture, c’est un jeu, un jeu savant mais un jeu, nous n’en parlerons pas. La construction, ça ne joue pas, c’est faire des choses ensemble… Vous comprenez ? Ensemble…

Singh hoche la tête.

À midi, Vannier a obtenu tout ce qu’il était venu obtenir. Singh Sunset Construction s’engage à un échéancier nouveau, et les faibles pénalités que Vannier & Edelman lui imposent ne visent qu’à couvrir les frais d’expertise et d’avocat. On ne tue pas son cheval au milieu du gué. Les nouveaux forages commenceront l’après-midi même, le nouveau béton sera injecté sous pression dans la nuit, aux heures plus fraîches. Vu l’urgence, Vannier exige non seulement une norme C 115 mais une X S2, qui résiste aux eaux saumâtres. Avec la chaleur, il sera sec dans une semaine, on pourra s’appuyer dessus dans trois.

Comme les ingénieurs de Singh Sunset commencent à se disputer en étudiant le nouveau planning, Vannier s’incline à l’indienne, et Nielsen et lui quittent la pièce.

Ils s’éloignent du chantier, prennent deux Kingfisher glacées chez un vendeur ambulant, marchent vers les quais. Vannier a encore trois heures avant son avion pour New York. Soudain, avec sollicitude, Niels demande : « Et au fait, André, comment va Lucie ? Elle a fini le von Trotta sur lequel elle bossait ? »

Vannier sourit. C’est plutôt une grimace. Puis, il digresse, élude, s’aperçoit qu’il cache leur rupture, comme si l’avouer à Nielsen la rendait plus définitive encore. Il est humilié, et pour la première fois de sa vie, il se sent vieux et il a honte de l’injustice que la vie lui fait.

Lucie est bien partie, et l’architecte se répète sa formule : « passée à autre chose ». Sic transit. André le devine déjà : à tout prendre, regretter chaque jour une femme qui n’est plus là sera moins douloureux que désirer sans trêve celle qui dort à ses côtés, dans une pénombre indifférente et tiède, à des années-lumière de lui.

Dans le vol United pour New York, Vannier relit justement ce court texte qu’il a offert à Lucie, L’Anomalie, de Victør Miesel, un auteur dont il ignorait tout voici deux mois. Il tente de travailler, mais ne peut s’empêcher de réécrire pour la dixième fois son mail désespéré. Il est à terre. Il n’avait rien anticipé de cette dégringolade, vertigineuse.

C’est cette souffrance exprimée et exhibée qui a exaspéré Lucie, qui a fini par le perdre, mais il s’est montré incapable de composer. Face à la douleur de l’échec, il s’accuse, maudit son impatience. Il se croyait bon amant, tendre et savant, il aurait rêvé de la retenir par le sexe, de devenir pour elle le synonyme d’un plaisir exquis. Alors, stupidement, car rien n’est aussi stupide que le désir, cette essence même de la vie à en croire Spinoza, André avait voulu sans cesse la ramener vers un lit qu’elle a fini par éviter.

« Ton désir m’opprime. Tu as réussi à tuer le mien », lui dit Lucie, et elle réclama une « pause », qui n’en fut bien sûr pas une.

Miss Platon contre Dr Spinoza. Et Spinoza avait perdu. Échec et mat.

Tout cela, André ne l’écrit pas, non, il rédige un mail sans aucun doute ridicule. « J’aurais voulu faire, avec toi, le plus long chemin possible, et même le plus long des chemins possibles. » Il déteste tous ces mots et pourtant il les écrit, et il l’envoie. Quelle heure est-il à Paris ? On est déjà lundi. Elle dort encore.

Puis, la mélatonine faisant effet, il sombre, sans rêver de rien. À JFK, alors qu’il passe la douane, encore ensommeillé, l’officier scanne son passeport, l’observe attentivement, et le retient, quelques minutes, le temps qu’un homme et une femme les rejoignent. Ils sont jeunes, vêtus casual chic, lui costume noir, elle tailleur gris, ils ressemblent à ce qu’ils sont : FBI. D’ailleurs, ils sortent la carte bleutée et ce badge doré de marshal, où une justice au visage de Playmobil tient une balance et un glaive.

— Monsieur André Vannier ? fait la femme.

Il acquiesce, elle lui montre une photo sur l’écran du téléphone.

— Connaissez-vous cette personne ?

C’est Lucie. Lucie assise dans une petite pièce aux néons jaunes. Elle est effrayée, terrorisée, oui, tout le dit dans sa posture, son regard. Quelque chose ne va pas dans cette image de Lucie.

— Oui, je la connais. Bien sûr. Lucie Bogaert, c’est une amie. Il lui est arrivé quelque chose ? Elle n’est pas à Paris ?

— Nous n’avons que l’ordre de vous demander de nous suivre, monsieur Vannier. Un membre de votre consulat aurait dû être là pour vous accueillir. Il nous rejoindra là où nous devons vous conduire. Vous avez le droit de refuser, mais alors, nous l’attendrons ensemble dans la zone de rétention.

Vannier hoche la tête. Évidemment qu’il ne refuse pas.

Ils sortent de l’aéroport, marchent vers une limousine noire ; un homme attendait, qui prend sa valise et la place dans le coffre. Ils montent à l’arrière. À peine installés, l’homme frappe sur la paroi de verre teinté qui les sépare du chauffeur. La voiture démarre, André remarque alors que les vitres sont opaques, totalement.

— Veuillez éteindre votre portable et me le remettre, poursuit la femme. Désolé. Procédure.

André obéit. Il a peur lui aussi. Et pour Lucie et pour lui.

PREMIÈRES HEURES

Jeudi 24 juin 2021,

McGuire Air Force Base, Trenton, New Jersey


Un Boeing 787 au fuselage endommagé stationne au bout de la piste 2, non loin des hélicoptères Black Hawk et des gros bimoteurs gris à hélices de l’US Air Force. Trois véhicules blindés sont en position près du long-courrier, une nuit chaude aux odeurs marines tombe sur un terrain vague qu’envahissent les genêts et la sauge.

Près des entrepôts, les camions militaires se succèdent en un ballet ininterrompu. Dans un mélange d’urgence et de discipline, des centaines de soldats aménagent on ne sait quoi dans un vaste hangar dont on vient d’évacuer l’imposant avion-cargo Lockheed C-5 Galaxy qui y était en révision. Près des immenses portes coulissantes se découpent, minuscules, trois silhouettes. Le maintien de la femme, en ersatz raté de tailleur Chanel, et d’un des hommes, en costume sombre Men in Black, laisse peu de doute : ils appartiennent aux services. Le dernier individu est plus atypique : il porte les cheveux longs et plutôt gras, des lunettes rondes en acier glissent sur son nez, et son T-shirt troué clame « I zero, one, and Fibonacci ». Il sent aussi la sueur, un peu, et la bière, beaucoup.

Adrian Miller a beau avoir bu deux bouteilles d’eau, la tête lui tourne encore. Dès qu’il est descendu de la voiture de police, les deux agents sont venus vers lui, se sont présentés, et Miller a aussitôt oublié leurs noms, celui du type de la CIA comme celui de la femme du FBI. Il leur tend la main avec mollesse, sans feindre la moindre énergie.

L’officier la serre avec réticence, raideur même, du bout des doigts, comme la nageoire visqueuse d’un poisson de vase quelque peu avarié :

— Je dois avouer, professeur Miller, que je ne vous imaginais pas aussi… aussi jeune.

La femme du FBI, une Latino aux traits fins, aux yeux vifs, la trentaine, jauge le mathématicien en silence. Elle lui trouve d’abord un air de John Cusack, disons un John Cusack du pauvre, en plus flasque, puis elle se ravise : non, même pas. Elle dit malgré tout, avec un mélange d’étonnement et de respect :

— Nous connaissons votre rapport par cœur, professeur Miller. Un travail remarquable. Nous attendons beaucoup de votre expérience. J’imagine que le docteur Brewster-Wang et vous-même avez déjà été confrontés au protocole 42.

Adrian Miller grommelle un « non » inaudible. Il a si peu de nouvelles de Tina Wang qu’il ignorait qu’un Brewster était entré dans sa vie, et non, il n’a jamais été confronté au protocole 42. À sa connaissance, aucun des événements prévus par les protocoles « à probabilité limitée » n’est venu non plus perturber le trafic aérien : ni l’arrivée d’extraterrestres, affectée à trois protocoles – « Rencontres du troisième type », « Guerre des mondes », « Intention inconnue » – avec chaque fois une douzaine de variantes, dont la Godzilla pour faire plaisir à Tina ; ni l’invasion par voie aéroportée de zombies et autres vampires – ou toute épidémie fulgurante aérobie comme une fièvre hémorragique de type Ébola ou un coronavirus –, envisagée dans cinq autres ; quant à l’hypothèse d’une intelligence artificielle maléfique prenant le contrôle du trafic – qu’elle agisse de façon autonome, protocole 29, ou téléguidée par une puissance étrangère, protocole 30 –, elle n’est pas encore advenue, bien que de plus en plus plausible.

Mais le protocole 42… On ne peut pas être confronté au protocole 42. Miller boit une gorgée d’eau et se lance :

— Vous savez, madame… Pardon, j’ai oublié vos noms.

— Agent senior Gloria Lopez. Et mon homologue de la CIA, Marcus Cox.

— Eh bien, agent senior Gloria Lopez, pour tout vous avouer, le protocole 42 est… comment le formuler…

Adrian Miller boit une nouvelle gorgée d’eau, les mots ne lui viennent pas. Il ne peut tout de même pas leur avouer que c’est juste une méchante blague de matheux qui a déjà coûté un demi-million de dollars au contribuable, rien qu’en comptant les vingt ans où l’État a rémunéré deux farceurs pour porter en permanence des portables blindés qui n’auraient jamais dû sonner. Il observe le Boeing, gros cigare d’aluminium désormais éclairé par de puissants projecteurs.

— Savez-vous exactement pourquoi nous sommes là ? Qu’est-ce qu’il a de spécial, cet avion ? À part son pare-brise grêlé et son nez défoncé.

— Le radôme, corrige l’agent spécial. Le nez de l’avion. Ça s’appelle un radôme.

La jeune femme les interrompt.

— Nous ne savons pas grand-chose, professeur Miller. Et l’hélico du professeur Brewster-Wang est en approche. C’est le point noir, là-bas, au nord.

— D’ailleurs, veuillez signer en bas de cette feuille, professeur Miller, ajoute l’agent Cox en ouvrant une enveloppe. C’est un engagement de confidentialité : toute information qui vous est désormais délivrée est classifiée. Si vous refusiez de le signer, cela vous ferait relever du tribunal militaire pour atteinte à la sécurité nationale. Et le violer après l’avoir signé, en vertu du 18 US code § 79, serait considéré comme un crime de haute trahison. Merci de votre collaboration.

* * *

Depuis – au moins – le roi Arthur et ses chevaliers, la gent militaire aime à se réunir en rond, sans doute parce que le cercle proclame l’égalité des mérites sans rien cacher des réelles hiérarchies. La base de McGuire possède donc sa grande table ronde au centre de la salle souterraine de commandement, aux éclairages crus, et dont les murs sont tapissés de larges écrans : plusieurs affichent l’image du 787, cloué au sol, filmé sous toutes ses faces par une batterie de caméras.

Tina et Adrian ont préféré s’asseoir côte à côte pour affronter ensemble une grosse douzaine de généraux étoilés, de femmes et d’hommes de toutes les agences imaginables, avec leurs nom et références sous chevalets de plexiglas. Outre le FBI et la Défense, il y a là les Affaires étrangères, l’US Air Force, la CIA, la NSA, le Norad, la FAA et d’autres sigles encore dont Miller n’a jamais entendu parler. Lui et Tina ont aussi droit à leurs titres, noms et prénoms, au-dessus d’un « Massachusetts Institute of Technology » où l’un comme l’autre ne travaillent plus.

Tina Wang n’a pas beaucoup changé, bien qu’elle ait adopté une tenue plus sage que celle de la thésarde gothique qu’elle a été. Elle a eu le temps de lui glisser qu’elle n’enseigne plus, que oui, elle a épousé un Georg Brewster, un physicien rencontré à la cafétéria de Columbia, et aussi, avec une perfidie souriante, qu’elle aurait difficilement reconnu Adrian, vu qu’il ne ressemble plus tant que ça au Christian Slater du Nom de la rose. Elle lui trouve désormais un petit côté Keanu Reeves qui perdrait ses cheveux, mais garde pour elle l’appréciation.

Une voix puissante couvre le brouhaha. Ce grand homme mince n’a pas besoin d’étaler ses résultats à West Point, Colorado Springs, ni ses faits de guerre à Homs et à Mogadiscio : ses cheveux blancs en brosse, les traits volontaires, musculeux, enfin les trois étoiles noires brodées sur son col valent curriculum vitae. Dans cette salle aux boiseries civilisées, son treillis camouflage gris-vert ne lui sert pas à grand-chose.

— Mesdames, messieurs, je suis le général Patrick Silveria, du National Military Command Center, et je représente le secrétariat à la Défense en pleine autorité. La situation doit rester secrète, et le président a préféré ne rien changer de son agenda à Rio, mais sachez qu’il reste informé en permanence. Je fais un tour de table : à ma gauche, le général Buchanan, qui commande la base de McGuire et nous accueille pour quelques jours. Je suppose que personne ne connaît les professeurs Miller et Brewster-Wang à ma droite : ce sont deux mathématiciens et nous leur devons les protocoles de crise que nous suivons depuis 9/11.

Les deux intéressés saluent gauchement, dans un bruissement approbateur, et Silveria poursuit :

— Le professeur Miller enseigne à Princeton, la professeure Brewster-Wang est consultante pour la Nasa et Google Corp. Ils auront toute latitude pour l’application du protocole 42, et je serai le coordinateur de cette opération. Avant qu’on me signale que la CIA n’est pas autorisée à opérer sur le territoire national, je précise que le protocole exige la coopération de toutes les agences.

Tandis qu’un officier distribue à chaque participant une tablette et un épais dossier étiqueté « Classified Information », Silveria présente tour à tour l’agent senior du FBI et tous les autres, de l’agent spécial de la CIA au responsable de la surveillance numérique à la NSA, la trentaine, avec sa tête agaçante de geek fondateur de réseau social, et jusqu’à une petite femme à la voix douce et claire, aux cheveux courts et neige, malgré ses quarante ans à peine : Jamy Pudlowski, du Special Operation Command, PsyOp, spécialiste des Opérations psychologiques. Tous, à leur manière, sont impliqués dans la gestion du protocole 42. La mémoire revient à Miller : les agences gouvernementales impliquées, le grade de chacun autour de cette table, et même l’ordre du jour de cette réunion… rien que Tina Wang et lui n’aient spécifié dans leur rapport.

— Notre équipe sera considérablement renforcée dans les heures qui viennent, poursuit Silveria. En ce moment même, de nombreuses personnes de différents horizons se dirigent vers la base et vont nous aider à affronter la situation. Les PsyOp du FBI nous envoient combien d’agents, agent spécial Pudlowski ?

— Plus d’une centaine. Nous opérons aussi à partir d’un de nos bâtiments à New York.

— Merci. Vous avez devant vous l’état actuel de ce que nous savons de la situation. Le 787 sur le tarmac nous vaut à tous d’être ici : il est entré en communication avec l’aéroport Kennedy à exactement 19 h 03 aujourd’hui 24 juin. Il s’est identifié comme le vol Air France 006, qui assure le Paris-New York. Cet appareil a signalé d’importants dégâts et a été réorienté sur cette base dans les minutes qui ont suivi. Le commandant de bord affirme être David Markle, le copilote s’appeler Gideon Favereaux, et vous trouverez la liste intégrale des personnels de bord et des passagers. Je passe tout de suite la parole à Brian Mitnick, de la NSA. Un mot à propos des tablettes, Brian ?

L’homme de la National Security Agency se lève. Debout, il semble plus gamin encore, d’autant qu’il agite un fin rectangle noir avec un enthousiasme adolescent.

— Bonjour à vous tous, vous avez devant vous une tablette comme moi. La vôtre est personnelle et non verrouillée. En page d’accueil, vous avez le plan du Boeing 787. Cliquez sur chaque siège, un nom apparaît sur une fenêtre pop-up, siège par siège, y compris le personnel de bord. La NSA actualise vos tablettes en temps réel au fur et à mesure des remontées de data sur chaque personne embarquée sur ce vol. Dès qu’existe un lien vers une nouvelle page, dans une image ou un fragment du texte, il s’affiche en bleu. Cliquez et la page apparaît. Pour revenir en arrière, vous cliquez sur la flèche retour. C’est très simple. Maintenant, regardez sur les écrans de contrôle.

D’un mouvement de doigt, Mitnick fait défiler les photos de Markle et de Favereaux, puis celles des hôtesses et stewards. Pendant que Mitnick s’amuse avec son jouet, Silveria reprend la parole.

— Si le protocole 42 a été déclenché, c’est qu’un autre vol Air France 006 d’aujourd’hui s’est posé voici plus de quatre heures à JFK, à l’horaire prévu, 16 h 35. Il était assuré par un autre appareil, avec aux manettes un autre pilote et un autre copilote. En revanche, un Boeing 787 d’Air France, sous la même référence Air France 006, endommagé tout comme celui-ci et piloté par ce même commandant Markle, assisté du même Favereaux, et embarquant le même personnel de bord et les mêmes passagers, pour résumer l’exact même appareil que celui que vous voyez ici, ce même appareil, donc, s’est posé à l’aéroport de JFK, mais c’était le 10 mars dernier à 17 h 17. Il y a cent six jours exactement.

La cacophonie est générale et l’agent de la CIA y met fin en levant la main :

— Je ne comprends pas. Le même avion s’est posé deux fois ?

— Oui. Je le répète : c’est le même appareil. L’un des techniciens de la maintenance nous le confirme : c’est sur ce même 787 qu’il est intervenu voici près de quatre mois : selon lui, les dommages sont moindres, comme si l’avion était resté deux fois moins longtemps dans la grêle, mais il reconnaît avec certitude certains impacts sur le pare-brise, certains dégâts qu’a subis le radôme, etc. Je passe en liaison directe avec le pilote.

Un léger larsen chuinte dans la salle de commandement.

— Bonjour, commandant Markle. De nouveau le général Patrick Silveria. Je suis avec l’état-major de crise. Puis-je vous demander une fois encore de vous présenter ? De nous redonner votre date de naissance.

La voix de Markle résonne dans la salle. Elle est lasse.

— David Markle, né le 12 janvier 1973. Général, les passagers sont à bout de nerfs, ils veulent débarquer.

— Nous allons les évacuer dans les minutes qui viennent. Une dernière question, commandant Markle : quel jour sommes-nous, quelle heure est-il ?

— L’instrumentation est HS. Nous sommes le 10 mars, et à ma montre, il est 20 h 45.

Silveria coupe la communication. L’horloge lumineuse affiche pour date le 24 juin et pour horaire 22 h 34. Sur le plus grand des écrans apparaît soudain l’image d’un malade intubé, sur un lit d’hôpital.

— Cette photographie a été prise il y a dix minutes par un agent du FBI dans la chambre 344 du Mount Sinai Hospital. Cet homme s’appelle aussi David Markle. C’était le pilote du vol Air France 006 du 10 mars dernier. Ce David Markle-là est en train de mourir d’un cancer du pancréas, diagnostiqué voici un mois.

Silveria se tourne vers Adrian Miller et Tina Brewster-Wang, qui restent muets.

— Comprenez-vous pourquoi nous avons déclenché le protocole 42 ? Et quelle est la marche à suivre, maintenant ?

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