Aucun auteur n’écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l’auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun.
Dimanche 27 juin 2021,
rue La Fayette, Paris
Un pincement à la joue, et Blake se réveille sur un fauteuil à l’acier froid, ligoté, bâillonné, nu. Un travail de professionnel : sans être garrotté, il ne peut pas bouger d’un pouce. Il reconnaît le décor, sobre, fonctionnel : il est chez lui, rue La Fayette. Il reconnaît même ses liens, le ruban toilé ultrarésistant qu’il a acheté en avril dernier. À peine s’il se souvient qu’en pénétrant dans le deux-pièces il a ressenti une vive piqûre dans la nuque, et qu’il s’est aussitôt effondré.
La pièce où il se trouve a été une chambre : elle conserve un lit étroit, et elle s’ouvre sur une salle de bains avec une grande baignoire émaillée. Cela pourrait relever du design si le but n’était avant tout pratique. Il ne peut tourner la tête, mais ce n’est pas nécessaire pour comprendre que toute la pièce est bâchée de plastique transparent. Blake March – appelons-le ainsi – se doute bien de ce que cela présage. Scintillent sur sa droite, pour compléter ce décor qui ne déparerait pas la série Dexter, une trentaine d’instruments chirurgicaux, bistouris, lancettes, scalpels, scies électriques, ciseaux, limes : il les reconnaît aussi. Certains n’ont jamais servi, comme cette perceuse crânienne qu’il a malgré tout testée sur des os à moelle. Il n’est pas terrifié, mais c’est sans doute l’effet secondaire très relaxant du midazolam qui lui a été injecté.
Il lui faut quelques longues secondes pour identifier l’homme en combinaison intégrale, derrière sa visière, debout devant lui, qui le regarde se réveiller. Ses yeux s’écarquillent de stupéfaction. Stupéfaction est un mot faible.
Les deux hommes se regardent longuement. Blake June observe son prisonnier. Trois jours qu’il réfléchit, raisonne, sans trouver d’explication. Mais l’absurde n’interdit pas le sens pratique et il a tendu son piège. Il n’y avait pas d’autre voie. La mouche ne prend jamais rendez-vous avec l’araignée.
Blake March soudain se débat, grogne, gémit, marmonne quelque chose sous le bandeau, mais Blake June ne détache pas le bâillon : d’une voix sourde, il parle à son oreille :
— Je ne vais pas faire de discours. Tu ne comprends pas ce qui se passe, et moi non plus. C’est sans importance. Je suis toi, tu es moi. Ça fait beaucoup, on ne peut pas être deux. Tu le comprends bien.
Blake June prend un crayon, un bloc. Et s’installe près de l’ordinateur allumé.
— Tous les numéros de mes comptes en banque ont été changés. Par toi, évidemment, puisque je le fais tous les trois mois. Tu connais la méthode pour retenir ces codes… Hoche la tête pour « oui ».
Blake March obéit. Les pensées se bousculent, et il en vient même à se demander s’il rêve, d’un rêve incroyablement réaliste.
— Je vais me connecter devant toi à mes comptes en banque et te dicter des chiffres et des lettres, tu confirmeras par un hochement de tête. À la première erreur, je t’arracherai un ongle, à la deuxième, je t’écraserai la première phalange. Je ne sais pas qui tu es, mais tu as sûrement les mêmes souvenirs que moi. Tu te rappelles le contrat d’Amiens il y a deux ans ? Hoche la tête pour « oui ».
March hoche la tête. Il se souvient… Un truc typiquement pour les Albanais, mais soit le client n’avait pas les connexions, soit ils lui faisaient trop peur. C’était si atroce qu’il a failli ne pas le prendre. Les genoux percés, les coudes brisés, les doigts coupés, la langue et le sexe tranchés, les tympans troués, et le meilleur pour la fin, l’acide dans les pupilles. Pour toucher l’autre moitié des soixante-dix mille euros, l’homme ne devait pas mourir.
June poursuit.
— Tu ferais exactement la même chose à ma place. D’autant que tu es à ma place.
March l’observe en plissant les yeux. Blake June a un sourire qui n’est pas cruel. Plutôt embarrassé. Il n’a pas aimé Amiens. Trop, c’est trop.
— S’il n’y a aucune erreur, que je récupère tous les comptes, nous discuterons de l’avenir, de ce qu’il est possible de négocier entre nous. Tu comprends ?
March hoche la tête, et June repense à la phrase d’Al Capone : on obtient plus de choses en étant armé et poli qu’en étant simplement poli.
— Bien, alors commençons. Première banque. First Caribbean Investment Trust.
March hoche la tête. Il ferme les yeux, se concentre, et pense à une demi-douzaine de flamants roses volant la nuit au-dessus des Alpes.
— Premier caractère. Lettre ? OK. Minuscule ? Majuscule. Inférieure à L ? Non. Inférieure à T ? D’accord. L M N O P Q R… R ? Parfait.
Blake note R.
— Deuxième caractère. Lettre ? Non. Chiffre. Oui. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six.
Hochement de tête.
— Six. Oui ?
Hochement de tête. Blake note un 6 derrière le R.
Un quart d’heure plus tard, Blake June a récupéré tous ses comptes, et les a de nouveau modifiés, toujours en suivant la même méthode. Une phrase pour chacun des trois comptes, facile à transcrire. Pour la First Caribbean Investment Trust, c’était donc « Regarde six oiseaux de couleur rose ! » Ça ne veut pas dire grand-chose, mais cela s’écrit « R6odcr ! » et il suffit de se souvenir de six flamants roses. La suite pour la Latvijas International Bank : « Ils traversent un ciel noir de Venise à Paris. » It1cndVaP. Etc.
Il a appris également les nouveaux identifiants et mots de passe de son site sur le darknet, et même le code, changé lui aussi, de son portable. Il a lu l’historique des messages, découvert sur son agenda qu’il – enfin « Jo » – a dîné plusieurs fois avec un certain Timothée dont il ignore encore tout. Mais June n’est pas curieux au point de retirer l’adhésif de la bouche de March. Il ne craint pas que ce dernier hurle au secours, puisque tous deux savent que cette pièce est insonorisée, des quatre murs au plancher et au plafond. Mais il ne veut pas laisser le moindre doute s’instiller en lui, il ne veut hésiter en rien.
Lorsque March voit que June se lève, il n’a pas besoin d’explication. Évidemment qu’il ferait la même chose. Il ferme les yeux, il veut seulement que cela aille vite. June passe derrière lui, sans hâte, et lui injecte dans la nuque une dose de propofol, qui lui fait perdre conscience en quelques secondes. Pas de souffrance inutile, Blake ne se déteste pas à ce point. Une minute plus tard, une piqûre de curare arrête le cœur de March. La mort et le sommeil sont des frères jumeaux, disait déjà Homère.
Blake – il n’y a désormais plus d’ambiguïté – coupe le ruban toilé, retient le cadavre avant qu’il ne tombe sur le sol. Il le déshabille, range soigneusement les vêtements – après tout, c’est sa taille –, place le corps dans la baignoire, jambes en l’air, tête en bas, ouvre la douche et lui tranche la gorge, le laisse se vider de son sang. Il passe les doigts sous l’acide pour détruire les empreintes. Puis, avec soin, à la scie à os électrique, il découpe le corps, en s’appliquant à ne pas laisser de membre humain clairement identifiable, comme une main, un pied. Il manque un peu d’expérience. Sur le dos, sur son dos, il note un grain de beauté qu’il n’avait jamais remarqué, à la bordure irrégulière. À surveiller. En découpant le sexe, son sexe, il ne peut malgré tout retenir un frisson de dégoût. En trois heures, il a rempli une centaine de sacs congélation hermétiques. Il ne reste plus que la tête.
Merde. Le sparadrap.
Blake a failli oublier le coup de sabot du poney. Il décolle le carré adhésif sur le front de March, la plaie y cautérisait déjà. D’un scalpel, il entaille légèrement sa propre peau, jusqu’à ce que la future cicatrice soit plausible, il désinfecte, et il colle le sparadrap sur son front. Puis, il plonge la tête de March dans le bain d’acide qu’il a préparé dans une bassine : la peau se désagrège en dégageant une volute de vapeur nitrique.
Il est dix-neuf heures. Blake finira demain. Il nettoie la salle de bains, ôte les bâches transparentes, à peine éclaboussées, les replie soigneusement. Une précaution superflue : après tout, si l’on venait un jour à découvrir ce sang-là chez lui, c’est le sien. Il empile les sacs dans la baignoire. Le volume est moindre que ce à quoi il s’attendait. Huit valisettes, quatre voyages.
D’un téléphone jetable, il envoie un message à un destinataire secret : « Huit bûches, Total Clignancourt ». Réponse immédiate : « OK. Mercredi, quinze heures. » J moins 2, H moins 2 : Francis l’attendra demain lundi à treize heures, avec le 4 x 4, à la station de la porte de Clignancourt.
Puis, Blake sort, referme la porte à clé. Il sait qu’il va trouver que Quentin et Mathilde ont grandi, un peu. Il y a une vie après la mort, surtout celle des autres.
Lundi 28 juin 2021, 21 h 55,
palais de l’Élysée, Paris
— Tout est prêt, Emmanuel. Cinq minutes. Nous avons les chaînes d’info, un Facebook Live et un direct YouTube. Avec une minute de décalage-diffusion, en cas de problème.
Le président sourit à sa cheffe de la communication :
— Et à Washington ? Pas question que ce type vole la vedette à tout le monde.
— Il sera en retard sur nous, il répète encore son discours.
— Ce type répète ses discours ? Il m’a l’air en roue libre tout le temps. Poutine ? Xi Jinping ?
— Je ne sais pas.
— Monsieur le président ? dit une voix d’homme.
Le chef de l’État se tourne vers le sous-directeur du contre-espionnage, un petit homme chauve qui regarde encore son portable, troublé.
— C’était Mélois ? Quand revient-il des États-Unis ?
— Ce n’était pas lui, monsieur le président, dit le sous-directeur. L’avion du Glam vient de décoller de la base de McGuire. Mais j’ai une information.
— Faites court, Grimal.
— Il y a dix jours, la maintenance d’Airbus a noté une bizarrerie. Lors d’une révision d’un autre Airbus de China Airlines, à Dubai, les mécaniciens ont trouvé une pièce de voilure, qui porte le même numéro de série que celle qui équipe un avion affecté à une ligne intérieure chinoise, la Beijin-Shenzhen. Or c’est absolument impossible. L’avionneur a d’abord soupçonné une copie pirate. Mais sur cette ligne Beijin-Shenzhen, en avril, nos satellites ont repéré une anomalie de trafic : un appareil inconnu a été redirigé vers la base militaire de Huiyang. D’après les services, les Chinois aussi ont eu droit à un avion, comment dire, dupliqué… Et ils l’ont entièrement désossé et recyclé les pièces.
— Et les passagers ? L’équipage ?
— Nous ne savons rien de plus.
— Les Américains ne nous ont pas avertis ?
— Aucun indice qu’ils soient au courant de quoi que ce soit.
Les deux hommes se taisent quand s’approche la directrice de la communication.
— Emmanuel ? Vingt secondes.
Le président s’assied, la maquilleuse corrige un reflet sur son front.
— Dix…
La dircom finit le compte à rebours en silence. Le président fixe la caméra, le prompteur défile.
« Françaises, Français, mes chers compatriotes,
« Je m’adresse à vous à cette heure tardive, tout comme le président américain le fait en ce moment à Washington, la chancelière allemande à Berlin, le président russe à Moscou, et beaucoup de chefs d’État dans le monde entier.
« Un événement exceptionnel s’est produit jeudi. Les rumeurs qui circulent dans la presse et sur les réseaux sociaux sont en partie exactes. Les faits sont ceux-ci : un avion a surgi dans le ciel au large de la côte Est des États-Unis jeudi dernier… »
Le président français parle, parle, avant – fait rare – de laisser la parole au bout de cinq minutes à son conseiller scientifique. Pour ne pas ajouter de l’excentrique à l’incompréhensible, le mathématicien a rogné son aspect savant fou, troqué sa perturbante lavallière pourpre pour une fine écharpe de soie beige, sans se résigner à décrocher du revers de sa veste une araignée d’argent. Il présente les hypothèses, une animation s’incruste pour plus de clarté, enfin il renvoie au site internet de l’Élysée pour des explications détaillées, avec des chats organisés en direct.
Chez Blake, comme partout en France sans doute, le silence est absolu. Flora laisse échapper un C’est dingue. C’est totalement dingue.
Jo reste muet, mais Flora n’attendait pas de commentaire. Le président remercie son conseiller et reprend la parole.
« Mes chers concitoyens, en août 1945, après l’explosion d’Hiroshima, où le monde a basculé dans l’ère nucléaire et la peur de l’anéantissement, l’écrivain Albert Camus écrivait : “Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.” Ce beau texte doit être pour nous une source d’inspiration.
« C’est pourquoi, Françaises, Français, comme durant le drame de l’année dernière, ce long confinement contre la pandémie, les jours et les semaines qui s’annoncent doivent devenir un temps pour penser, mais aussi un temps pour trouver la paix. Les scientifiques voudront interpréter, ils voudront comprendre, ils voudront expliquer, et c’est leur tâche, mais c’est en soi et en soi seul que chacun trouvera des réponses.
« Je vous remercie. Vive la République, vive la France. »
— C’est dingue, répète Flora. Tu imagines, Jo, si tu étais dédoublé ?
Lundi 28 juin 2021,
hangar B, McGuire Air Force Base
— Monsieur Vannier ? redit Jamy Pudlowski à l’architecte, qui se tient derrière la vitre sans tain de la salle de commandement. Derrière eux, sur la plateforme, s’alignent des dizaines de blocs, des demi-cubes d’acier et de verre teinté dotés d’une simple porte vitrée. À quelques mètres sous eux, la petite multitude du hangar, l’agitation, le bruit.
— Monsieur Vannier, vous comprenez la situation ?
— Pour autant que c’est possible, oui.
— Vous a-t-on montré la vidéo, avec les images caméras des deux avions ? Le moment de la divergence ? Le court film d’animation qu’a réalisé la NSA, et qui présente les hypothèses ? On vous a expliqué la présence d’un autre « vous » dans ce hangar ? Avec deux cent quarante-deux autres « doubles », pour être précis.
Pour toute réponse, André Vannier pose ses mains sur la rambarde et considère la foule. Il imaginait « se » repérer aussitôt dans cette multitude, mais c’est en vain qu’il cherche sa propre silhouette. Il craint même de s’être vu sans s’être reconnu.
— Suivez-moi, dit Jamy Pudlowski. Et elle l’entraîne dans l’un des blocs, sobrement équipé d’une table ovale, de quatre sièges, d’une caméra et, au mur, d’un écran. Les transparences des panneaux, les couleurs ocre et bordeaux des murs ôtent tout côté carcéral à ce qui n’est pourtant qu’une vaste cellule. Tandis qu’ils s’installent, elle manipule sa tablette, sans hâte.
— Je lis que votre cabinet d’architectes, Vannier & Edelman, avait candidaté pour le nouveau siège du FBI à Washington. Dommage, le projet a été abandonné, faute de financement.
— Nous avons bien fait une proposition, c’est vrai. Vous savez tout.
— Hélas non. Par exemple, nous ignorions que vous connaissiez le directeur du contre-espionnage français. Avec un tel ami, jamais vous n’auriez remporté le concours du siège… La France est une alliée, mais on n’est jamais trop prudent.
— L’important, c’est de participer, soupire Vannier. Mélois et moi avons fait la même grande école, je me suis dirigé vers l’architecture et lui vers la diplomatie.
Pudlowski déplace son doigt, l’écran offre un plan général de la salle.
— Nous filmons dans l’illégalité, s’excuse l’officier, mais les circonstances sont exceptionnelles.
Vannier regarde la caméra plantée au centre de la pièce, comprend qu’elle enregistre déjà tout. Pudlowski hoche la tête, embarrassée, préfère poursuivre :
— Caméras haute définition, micros directionnels. La NSA en a placé… pas mal. Le personnel d’équipage ou les passagers peuvent se lever, se déplacer, les caméras sont dédiées, elles les suivront automatiquement.
Elle pianote encore un instant et aussitôt l’image de l’autre André, le « June », apparaît. Une manipulation encore, l’écran se divise en deux, Lucie est sur la seconde moitié.
Vannier est saisi. Savoir une chose, ce n’est pas la vivre.
Lucie et « lui » sont assis à une table, ils parlent, désœuvrés. Un dernier geste de Pudlowski, et on les entend, leur dialogue s’affiche en anglais sur l’écran, traduit en simultané. « Café américain ? » demande André June en grimaçant. « What did the American ? » disent sottement les sous-titres. « Qu’a fait » pour « café », le système n’est pas encore très au point, se rassure André March…
— Je vous laisse un instant, monsieur Vannier, dit la femme du FBI en se levant et en le laissant seul face à l’écran.
Envoûté, effaré, il regarde cet autre André, ses rides, ses yeux gris comme un saphir laiteux, ses joues flétries où pointe une barbe blanche et ses cheveux épars. Chaque matin, André se rase face à son miroir, mais ils ont fini par s’apprivoiser l’un l’autre. Ici, la caméra est incorruptible, la haute définition sans bienveillance, la prise de vue sans courtoisie : c’est un vieil homme qu’il contemple. Un homme usé, sans charme, fatigué. Il cherche dans ce visage le sceau de la jeunesse immuable qu’il croit parfois incarner et il ne le voit pas. L’âge est partout, comme un carcan de boue. Il se trouve bouffi, aussi, empâté. Il devrait faire un régime. Décidément, vieillir, ce n’est pas seulement avoir adoré les Stones et se mettre à leur préférer les Beatles.
Un ange est assis à côté de cet homme-là. La lumière lui rend hommage. C’est la Lucie de début mars encore, une Lucie aux cheveux toujours longs, au regard encore doux, une Lucie encore sienne, qu’il n’a pas déjà fait fuir. Lorsque cet autre André prend la main de Lucie, il ne ressent aucune jalousie, la fascination emporte tout. Il regarde l’André qu’il fut se lever, se diriger vers les machines à café, et, instinctivement, parce qu’il le trouve voûté, lent, il redresse le buste, serre le poing jusqu’à avoir mal.
Dans cette cabine connectée d’où la NSA l’observe – mais il s’en moque bien –, André ne pense à rien qu’à Lucie et à cet autre lui, et surtout pas aux questions pratiques. Pas un instant il ne se préoccupe du cabinet Vannier & Edelman, qui ne peut tout de même pas devenir Vannier, Vannier & Edelman, il ne songe pas non plus à sa fille Jeanne qui a désormais deux pères, sans doute deux de trop, mais cela aura son avantage sans doute, il ne se préoccupe pas de l’appartement parisien qu’il va falloir partager, ou de sa maison drômoise…
Non, à rien de tout cela il ne pense encore. Il s’abîme dans ce désastre que lui offre à voir l’écran. Il aimerait pouvoir les quitter des yeux, mais c’est un tourbillon vertigineux. Dans cette petite pièce, un poids énorme écrase sa poitrine, l’air lui manque. Ce n’est pas un couple, loin de là, c’est un vieil homme attentif et anxieux, qui tremble d’amour devant une jeune femme distante. Cet André-là est encore dans l’émerveillement des premiers moments, il lit encore la réserve de Lucie comme de la prudence, sa tiédeur comme l’expression d’une certaine sagesse. Mais André March comprend qu’il n’a jamais cessé de craindre de l’effaroucher, de faire fuir cette hirondelle adorable qui acceptait de voler au côté d’un aussi vieux corbeau. Merde, l’amour, le vrai, ça ne peut pas être un nœud d’angoisse dans le cœur. Jamais il n’a été serein et bien sûr, cette anxiété contenait leur échec.
L’André du hangar revient, il porte deux cafés dans ses mains, il sourit, et c’est un sourire de miséreux, mais Lucie ne lève pas les yeux de son livre. Devant l’écran, l’autre André reconnaît trop bien ce détachement, cette manière à elle d’être absente. Mais regarde-le, merde, lâche ce fichu Pléiade Gary et effleure plutôt de tes beaux yeux ce grand type un peu antique, offre-lui un peu d’attention tendre. Mais non, rien. Il n’est pas donné à tout le monde d’assister de loin à sa propre ruine, d’avoir pitié de soi sans pour autant s’apitoyer sur soi-même.
Une grimace douloureuse lui vient aux lèvres. Au fond, cet André d’hier, il le plaint. Il sait ce qu’il lui reste à subir, d’humiliation et de frustration. L’âge n’y a jamais été pour rien. Il ne faut tout simplement pas aimer un être qui vous aime si peu. Pourquoi était-ce si compliqué ?
Assis devant cet écran, André March s’éloigne de Lucie, comme une feuille morte se détache d’un arbre, ou plutôt comme un arbre abandonnerait une feuille morte. Dix cruelles minutes d’observation minutieuse valent autant de mois de deuil douloureux. Sur la plateforme, André qui se déteste de l’aimer encore se réjouit déjà de l’aimer moins.
Un mouvement de foule. Plusieurs agents en civil se sont aventurés dans le hangar, et chacun s’empresse autour d’eux, les assaille de questions. L’un d’eux s’approche de Vannier, lui glisse un mot. Ce dernier le regarde sans comprendre, presse la main de Lucie, qui lui sourit. Puis il se résigne à suivre l’homme du Bureau.
De la salle vitrée, un André désabusé observe un André fatigué s’éloigner. Il aperçoit alors, au bout de la table, un homme mince, petit, brun, la quarantaine sans charme, qui annote d’une écriture serrée un petit carnet noir, un homme qui, de temps en temps, à l’échappée, observe Lucie. André March reconnaît aussitôt dans son regard cet égarement particulier, qui n’a d’autre cause que le déséquilibre qu’entraîne l’attraction. Un papillon de plus s’est pris dans la toile que Lucie tisse en toute innocence. André le reconnaît soudain, et reste stupéfait : Victor Miesel. Mais ce type est censé être mort ! Il était donc dans cet avion ?
Qu’a-t-il écrit, déjà ? L’espoir, c’est le palier du bonheur, son accomplissement, c’est l’antichambre du malheur, ou un truc comme ça. Victor Miesel se retrouve donc sur ce palier, à espérer capter l’attention de Lucie. Peut-être même la formule lui est-elle venue en songeant à Lucie ? L’homme se lève, se dirige lui aussi vers le distributeur, qu’ont-ils donc tous à tant aimer cette mixture atroce, il s’éloigne sans que Lucie lève les yeux vers lui. André s’en veut d’en être soulagé. Mais cette colère révèle le fossé qui se creuse.
— Monsieur Vannier ?
André sursaute, se retourne, Jamy Pudlowski est adossée à la porte. Depuis combien de temps l’observe-t-elle ? À son côté se tient un grand type, la cinquantaine voûtée, affligé de ce maintien maladroit de ceux qu’un corps trop grand encombre. L’homme s’approche, lui tend la main, d’un peu loin :
— Jacques Liévin, du consulat. Attaché commercial.
La voix est blanche, le geste hésitant. André sourit, tant l’homme suinte la peur : Liévin pourrait aussi bien faire une croix avec ses doigts ou porter un collier de gousses d’ail. L’architecte comprend qu’il vient tout juste de s’entretenir avec l’André de l’avion, et que ce deuxième André n’est pour lui qu’une monstruosité.
— Quelle histoire, n’est-ce pas, monsieur l’attaché commercial ? plaisante André. À votre avis, suis-je l’original ou la copie ?
— Je… Un avion militaire français se pose dans quelques minutes à McGuire, la France envoie une vingtaine de… d’agents, et M. Mélois, du contre-espionnage, vient en personne. Et ensuite, tous les Français doivent repartir avec lui. Il m’a demandé de vous saluer par avance.
— Vous voulez dire nous saluer, moi et moi ?
— Êtes-vous prêt, monsieur Vannier ? interrompt Pudlowski, que le jeu n’amuse pas. Nous pouvons organiser la rencontre avec votre « double ».
— J’insiste pour que vous nous laissiez seuls. C’est une conversation privée, même si c’est entre moi et moi…
— Le… Votre… L’autre m’a demandé la même chose. Mais vous êtes le premier Français à être… confronté, et le Quai m’a donné l’ordre de rester avec vous deux à tout instant, regrette Liévin. Je dois remettre un rapport…
— Un rapport en rapport avec nos rapports, en quelque sorte ? se moque Vannier.
L’architecte désigne les caméras. La femme du FBI fait un simple geste, et aussitôt, les témoins lumineux verts s’éteignent. Au moins, les voyants sont éteints, songe-t-il. Il surprend l’homme du consulat à fixer furtivement quelqu’un vers la gauche : derrière la paroi vitrée se tient un autre André, un André désorienté qui, d’un mouvement brusque, ouvre la porte et entre.
Ils demeurent longtemps face à face sans échanger un mot. Les regards s’évitent aussi. C’est si troublant : aucun André n’est l’André du miroir. Plus rien n’est familier, l’inversion des traits rend l’autre étranger, hostile. L’un va parler, mais un geste de l’autre retarde le moment. André March se tourne vers Liévin et Pudlowski, debout, embarrassés. Pudlowski hoche la tête. Liévin quitte la pièce avec un soulagement manifeste. La porte refermée, ils s’observent. L’originalité vestimentaire n’a jamais été le fort d’André : ils portent le même jean, à peine plus usé chez l’un, le même sweat-shirt gris à capuche, familier et rassurant, des longs voyages en avion, les mêmes chaussures de marche noires et robustes. Ah, non, pas tout à fait les mêmes, note André June. Les deux André se taisent encore. Mais ils ne peuvent s’en contenter longtemps. Un proverbe indien dit que ceux qui mendient en silence meurent de faim en silence.
— Nouvelles chaussures ?
— Il y a quinze jours.
Chez tous les deux, la surprise vient aussi de la voix. Un timbre moins grave que chaque André ne le pensait, moins doux aussi. Il s’est toujours entendu « de l’intérieur ». En conférence, en interview, il ralentit son débit, veille à articuler, se place dans les basses. Il découvre sa vraie voix.
— Jeanne ? demande André June après un nouveau temps.
— Elle va bien. Elle n’est pas encore au courant, évidemment.
— Lucie ? Lucie et moi ?
— On s’est quittés.
Puis André March se reprend : on peut toujours se mentir à soi-même, mais à quoi bon mentir à soi ? Il reprend :
— Elle m’a quitté. Trop peu de désir de son côté, et du mien trop de frustrations. Trop d’attentes aussi sans doute, trop d’impatience. Tu le pressentais, non ?
— Un homme averti en vaut deux.
Un instant, un instant seulement, une idée vient à André March, celle de tenter de reconquérir cette Lucie d’hier, cette Lucie de mars qui ne l’a pas encore repoussé. Mais il grimace, et c’est déjà un sourire. Il a su plaire à cette femme alors qu’il était moins jeune, moins beau que tous ceux qui la poursuivaient et n’aura jamais su quels étaient ses atouts. Rivaliser avec lui-même serait une nouveauté. Et puis… un André, c’est trente ans de différence d’âge, deux André, c’est un Ehpad. Elle ne peut que fuir, c’est si évident. À André June, il ferait mieux de souhaiter bonne chance. Il ajoute :
— Je n’ai qu’un conseil : sois doux, attentif, mais en même temps joue un peu l’indifférence. Et n’aie pas trop envie d’elle. Tu l’as déjà compris, mais pas encore accepté. Je m’en souviens.
On a si rarement l’occasion de se coacher.
André June se voudrait léger, mais une boule se noue dans le ventre. Dans une heure il retrouvera Lucie, comment lui avouer que leur destin est peut-être déjà scellé ? Ou comment lui cacher ?
— Et le cabinet ? dit André June, que le sujet met mal à l’aise.
— Un problème de béton sur la Sūryayā Tower. C’est réglé. Et puis, il y a quelques mois, rappelle-toi, je pensais prendre un mi-temps, voire ma retraite. J’en ai un peu marre, tu sais bien.
André March fait un signe à l’attaché commercial, derrière la vitre, qui faisait mine de fixer le sol métallique mais voit aussitôt le geste et entre.
— Cher monsieur, vous m’avez bien dit que la France peut offrir une seconde identité ?
— Oui. Une nouvelle identité pour lequel ?
— Pour moi, poursuit André March, avant de s’adresser à June : C’est toi qui vas retourner au cabinet. C’est mieux. J’y ai passé ma vie, les trois mois où nous avons été ensemble. Passer mon temps à l’attendre m’aurait rendu fou. Parce que – tu vas vite le comprendre – Lucie travaille beaucoup. Il te faut de l’occupation. Je te mettrai au courant des dernières avancées sur les chantiers. Moi, j’irai dans la Drôme. J’y suis bien. Au fait…
March fronce les sourcils, se tourne vers l’attaché commercial.
— Soyons pratiques : comment le gouvernement répond-il aux questions matérielles ? Il y a environ soixante-dix Français concernés, m’a-t-on dit. Ils ne vont pas partager leur appartement, perdre la moitié de leur épargne. On pourrait sans doute considérer qu’il y a eu une… catastrophe naturelle ? Faire jouer les… assurances ? Le concept de catastrophe virtuelle pourrait entrer dans les textes. Et si je décidais de prendre ma retraite, que se passe-t-il ? Est-ce que je prendrais celle de mon… double ? Au vu de la générosité des systèmes de retraites complémentaires, je doute qu’ils dupliquent les cotisations que j’ai versées ! À moins d’une injonction gouvernementale.
L’homme du consulat semble dépassé. Il regarde son portable, planche de salut.
— Justement, on me signale que M. Mélois arrive dans la minute.
— C’est le genre de problème qu’il va adorer, rit André June.
— Au fait, l’autre baraque, le vieux relais de poste de Montjoux, avec laquelle j’hésitais, elle est toujours à vendre, dit André March. Je vais l’acheter, qu’on fasse ou non passer cette idée de « catastrophe virtuelle ». Nous aurons nos deux maisons, à dix kilomètres l’un de l’autre. Les amis qui venaient en vacances se partageront entre nous deux. On verra qui est le plus sympa.
Lundi 28 juin 2021,
Clyde Tolson Resort, annexe du FBI, New York
Un grand blond aux yeux bleus, très mince, un gosse frais émoulu du centre de formation du FBI, se tient, raide comme un mât, devant un homme noir, assis, quarante-cinq ans, sportif, vaincu par la calvitie. L’agent spécial Walker lève à peine les yeux vers l’aspirant Jonathan Wayne.
— Aspirant Wayne. Comment se passe votre stage ? Ne me répondez pas. Votre dossier dit que vous êtes originaire d’Alaska.
— Je suis de Juneau, agent spécial Walker. Une petite ville au bord du Pacif…
— Et vous sortez de Quantico.
— Oui, agent spécial Walker.
— Cessez de m’appeler agent special Walker. Appelez-moi Julius…
— Oui, Julius.
— Non, finalement, continuez à m’appeler agent spécial Walker.
— Bien, agent sp…
— Je lis qu’avec votre père vous chassiez le grizzli. Vous avez l’expérience des animaux sauvages. Êtes-vous déjà allé sur le terrain ?
— Non, agent spécial Walker.
Julius Walker repose le dossier qu’il tenait entre les mains, inquiet. Il se tourne vers l’agent senior Gloria Lopez, debout à son côté, un gobelet de café à la main.
— Gloria, soupire Walker, lui confier cette mission est imprudent.
— Julius, c’est l’occasion de tester ses capacités sur le terrain. Et puis, il aura l’aspirant Anna Steinbeck comme partenaire. Elle a déjà un mois derrière elle, et elle a donné entière satisfaction.
— Deux aspirants ensemble ? Alors que la mission est danger niveau quatre ?
— Nous sommes débordés.
L’agent spécial Julius Walker revient vers le stagiaire, lui tend un dossier noir.
— Aspirant Wayne, votre mission consiste à capturer ce fauve, sans le blesser…
Le grand blond ouvre la chemise et de larges yeux étonnés.
— Mais… c’est une grenouille ?
— C’est un crapaud. Il s’appelle Betty, comme tout le monde. Ramenez-le-nous dans son vivarium.
— Je…
— Vous devriez déjà être parti, aspirant Wayne.
— Une dernière chose, ajoute Gloria Lopez. Si le crapaud venait à être menacé, votre devoir est de mourir pour lui.
Deux heures plus tard, les agents aspirants Wayne et Steinbeck ont accompli leur mission, Betty est là. Au cours du trajet, le crapaud aura évidemment profité d’un coup de frein où le vivarium s’est entrouvert pour s’échapper, et il sera parvenu à se réfugier à l’endroit le plus inaccessible qui soit, loin sous le siège conducteur. Anna Steinbeck, prise de fou rire, aura dû s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence et Wayne se plier en quatre pour récupérer la bestiole, sans la broyer entre ses doigts, au prix d’un invraisemblable nombre de F words.
Les spécialistes en science cognitive ont aménagé dans une pièce un espace doux, feutré et coloré, où les enfants dupliqués se rencontrent « autour du jeu ».
Sophia March et Sophia June jouent, allongées sur le sol. À leur âge, ont estimé les cogniticiens, elles n’ont pas peur de la nouveauté, l’Autre n’est pas encore l’ennemi. Entre elles, Betty n’est plus un batracien, mais un objet transitionnel qui coasse très à-propos. Par ailleurs, la tour Eiffel du vivarium est désormais dotée d’un excellent micro. Les deux psys se font invisibles dans ce goûter : assises à la table, elles grignotent des muffins aux pépites de chocolat ou boivent du jus d’orange, feignent de ne prêter aucune attention aux petites filles tellement jumelles. Celles-ci confrontent tout, souvenirs, goûts, savoirs, Tu te souviens de l’anniversaire de Norma ? C’est quoi, le parfum de ta glace préférée ? Tu sais ce que c’est qu’un anaxyrus debilis ?
Aucune ne parvient d’abord à prendre l’autre en défaut. Mais très vite, Sophia March comprend qu’elle seule est au fait des derniers mois. Elle a trouvé le point faible et triomphe. Ah, tu ne te rappelles pas ce qu’a dit Liam à mon anniversaire ! Ni de ce que maman m’a offert ?
Elle exulte et Sophia June est anéantie. Lorsque soudain, celle-ci trouve une riposte et lance, d’une voix basse mais pleine de défi :
— À toi aussi, papa t’a fait jurer de ne pas dire quelque chose à personne, et surtout pas à maman ?
Sophia June murmure quelques mots encore à l’oreille de March.
Les deux pédopsychiatres attendaient cet instant, elles se figent, s’interdisent d’observer les fillettes. Sur leurs tablettes, la phrase à peine audible s’est aussitôt transcodée et s’affiche en sous-titres. Si les mots sont ceux d’une enfant, leur interprétation est sans ambiguïté.
Sophia March secoue la tête, elle se lève, elle crie.
— Tu n’as pas le droit d’en parler !
— Si, je peux.
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !
— Qu’est-ce qui n’est pas vrai, Sophia ? dit l’une des psys d’un ton doux et naturel, apaisant, et bien sûr, entendant leur prénom, les deux petites filles se tournent vers elle en même temps.
Sophia March renverse les tasses, furieuse, et hurle sur l’autre Sophia :
— Tais-toi ! tais-toi ! Papa a dit de ne rien dire. C’est un secret.
L’autre se referme, terrorisée, baisse les yeux. Le jeu est fini. Betty ne coasse pas.
— Viens, allons nous promener, dit l’une des psys, en prenant la main de Sophia June. Nous allons voir si ta mère veut nous accompagner.
Le secret, c’est Paris. Sophia n’a pas aimé.
D’abord elle s’inquiétait pour Betty, restée seule à la maison, avec quelques pauvres asticots glissés dans son terrarium pour tenir dix jours. Et puis, lorsque Liam a voulu prendre les bateaux-mouches sur la Seine, son père a préféré la garder avec lui à l’hôtel, puisqu’elle allait sûrement « avoir mal au cœur ». Et quand sa mère a emmené Liam monter au premier étage de la tour Eiffel, il lui a interdit de les accompagner, parce qu’elle était « fatiguée », et que de toute façon, « cette tour est moins haute que n’importe lequel de nos gratte-ciel ». Chaque fois, il l’a conduite dans la salle de bains, lui a demandé d’entrer dans l’eau chaude. Et Sophia n’aime pas être nue dans la baignoire avec son père qui se met nu lui aussi. Il la savonne, longtemps, partout, Je suis propre papa, ça suffit, C’est bien ma chérie, il faut que tu me savonnes toi aussi, n’en parle pas à maman, c’est notre secret. Mais le regard de Sophia tente de fuir le corps de son père, ses mains d’oublier ce qu’elles doivent apprendre à faire. Ses yeux s’accrochent partout où ils peuvent, sur les portemanteaux chromés, sur la bouteille de savon de Marseille, sur les robinets dorés.
Et plus tard, en mai, lorsque son père est revenu d’Irak, la salle de bains de la maison, Sophia March ne l’a pas aimée non plus. À Howard Beach aussi, elle connaît chaque craquèlement dans la peinture, chaque scintillement du néon du plafonnier, chaque irrégularité dans les carreaux bleu ciel. Elle déteste les odeurs, celle du savon, du shampoing, toutes les odeurs. Mais c’est un secret.
Lundi 28 juin 2021,
Stratford Road, Kensington, Royaume-Uni
— Prenez un maki, monsieur Kaduna, dit l’homme du MI6 en tendant le plateau de sushis à Slimboy March. C’est le meilleur traiteur japonais de Kensington. Ils dépassent de loin ceux d’Ishimi sur Victoria Island.
Mais le musicien ne décolère pas. À Lagos, s’il a accepté d’embarquer dans le jet privé, s’il a pris sa douze-cordes Taylor et sa Gibson Hummingbird, c’est qu’on lui a fait miroiter la perspective d’un duo avec une légende vivante de la pop music. Mais une fois posé sur le sol anglais, et durant tout le trajet jusqu’à ce pavillon victorien non loin de Holland Park, ce grand Noir à l’accent d’Oxford lui a servi un discours long et obscur. Il était désormais question d’un « moment rare », d’un « phénomène insensé », mais plus du tout d’Elton John. Tout n’est pas perdu : il y a au milieu du salon un fabuleux queue Steinway rouge.
— Vous m’avez fait venir jusqu’à Londres pour ne même pas rencontrer Elton ? J’ai répété pendant tout le vol.
C’est vrai : les cinq heures d’avion, Slimboy les a passées à travailler Your Song, ce tube que tout chanteur se doit de reprendre une fois dans sa carrière, de Billy Paul à Lady Gaga. La partition est pour clavier, mais Slimboy a choisi la version guitare de Rod Stewart. À la Gibson, il a commencé par la jouer avec condescendance, dédain, et fredonné ces paroles tellement simples : « And you can tell everybody this is your song… » Puis, très vite, il a oublié que cette romance de Blanc était vieille de cinquante ans, usée jusqu’à la corde, il s’est trouvé prisonnier des phrases, ému comme un gosse, il s’est souvenu que Bernie Taupin n’avait que dix-huit ans quand il l’a composée, il a compris que chaque mot était écrit pour lui, Slimboy, pour parler de ses amours qu’il n’avait ni le droit de vivre, ni le droit de chanter, et alors que le Falcon amorçait sa descente vers Heathrow, Slimboy la jouait avec des yeux mouillés et il n’y pouvait rien.
— Nous sommes dans un building sécurisé, mais ne vous inquiétez pas. Sir Elton John va venir, d’ici peu, soupire l’agent des services. La preuve est là : croyez-moi, il n’y a jamais de piano dans les appartements de l’Intelligence Service.
— Alors, c’était vraiment son jet privé ?
— Absolument : d’ailleurs, les fauteuils étaient en cuir rose. Mais avez-v… Avez-vous compris ce que je viens de vous expliquer ? Êtes-vous prêt à la confrontation, monsieur Kaduna ?
— Une bonne fois pour toutes, je ne suis pas monsieur Kaduna, s’agace Slimboy. Et vous, votre vrai nom, c’est John Gray ?
— Vous pouvez m’appeler John, dit l’homme, qui fait un geste vers l’officier qui garde la porte.
Lorsque apparaît l’autre Slimboy, le premier recule, le second se fige. Les deux hommes s’examinent, se scrutent, longuement. Freud parle de l’inquiétante étrangeté, du double narcissique et du miroir interne. Rien de tout cela ne colle tout à fait. L’étrangeté ne les inquiète pas, leur double ne les séduit pas, trop maigre, trop grand, trop jeune, même, ils découvrent l’un comme l’autre qu’ils ne sont pas leur genre. Slimboy June entre enfin dans la pièce, marche vers la fenêtre d’où l’on aperçoit les vieux chênes d’Edwardes Square, saisit un maki et le porte à sa bouche, sans quitter son double des yeux.
Slimboy March s’assied, prend lui aussi un maki, et peu à peu, les petites bouchées de riz disparaissent. L’agent du MI6 ne s’attendait pas à ça. Le Britannique pensait qu’ils douteraient, voudraient se questionner, chercher la faille chez l’autre, s’assurer qu’il n’y avait aucune mystification, mais non. L’extraordinaire ne les désarçonne pas, l’invraisemblable ne soulève aucune angoisse. En revanche, il donne faim.
Il n’y a bientôt plus de sushis. Slimboy June, sans un mot, désigne une cicatrice claire sur son poignet. Son regard est une question.
— Tom, répond simplement l’autre, qui remonte sa manche et rend visible la même ligne luisante. Il répète :
— Tom. Tu sais.
Oui, Slimboy June sait, et il est le seul : après le meurtre de Tom, il n’a plus voulu vivre, s’est tranché les veines. Sa mère l’a sauvé. D’une précision géographique, il scelle leur pacte :
— C’était à Ibadan.
Les deux hommes se sourient tristement. C’est un sourire complice, affectueux, un sourire fraternel. Enfin ne pas devoir mentir, de rien devoir cacher, n’avoir honte de rien. Le monde n’a pas changé, mais l’un comme l’autre se sentent plus forts. Slimboy March se lève, va chercher les deux guitares, tend la douze-cordes à June, qui dit :
— La chanson Yaba Girls… Je l’ai écoutée. Elle est magnifique. Et… J’ai vraiment joué avec Drake ? Enfin, tu…
— Avec Drake, avec Eminem, avec Beyoncé. En mai, j’ai fait l’Afrorepublik Festival à Londres. Et dans deux semaines, j’ai le premier rôle dans un Nollywood romantique, Wedding in Lagos. J’ai aussi signé un nouveau contrat avec Sony Music, j’ai Coca-Cola comme sponsor, et j’ai fondé son nouveau label, RealSlim Entertainment. Voilà.
Slimboy June sourit. Il repense à cette blague qui dit que le jour où les Américains débarqueront sur Mars, ils y trouveront deux types de Lagos en train de signer un contrat.
— Et regarde, poursuit Slimboy March.
Il descend le zip de son sweat-shirt, et apparaissent sur sa poitrine les mots « 100 % human and valid ». C’est un T-shirt Rex Young, le signe discret de ralliement pour la communauté LGBT et les rares hétéros qui osent la soutenir.
Les deux hommes rient franchement. Tout ça grâce à Yaba Girls… Slimboy June n’est pas jaloux de cette réussite, il ne s’étonne même pas de ne pas l’être. Il est heureux, c’est comme un héritage qui tomberait du ciel. Le type du MI6 ne s’attendait pas à ça.
— J’ai écrit une chanson, moi aussi. Dans ce hangar où l’on nous retenait. Beautiful Men in Uniforms. C’est le titre.
— Beautiful Men ? Ne me dis pas que tu es gay, toi aussi ?
Le premier plaque la mélodie, chante en majeur, l’autre trouve aussitôt la seconde voix, improvise sur les accords. Les deux chanteurs se répondent, enrichissent sans jamais surenchérir sur l’autre. Ensemble, ils inventent une chute musicale, et March dit soudain, les yeux brillants :
— Attends ! Il suffit de dire que nous sommes jumeaux. Ce sera si simple. Après tout, nous sommes yorubas.
Yorubas, bien sûr. C’est évident. Les Atchan craignent les jumeaux. Les Mandingues plus encore. Ils ont la double vue, ils lisent les pensées. Pour les Ndembu, les Bantous, les Lele, les jumeaux ressortent du monde animal. Les Folonas, à leur naissance, les abandonnent une journée et une nuit durant, loin du village, pour qu’ils ne menacent pas les chefs et les sorciers. Les Luba tuent l’un des deux, car ce sont les enfants du malheur. Dans toute l’Afrique, on dit que seuls les fétiches les font naître, c’est un signe du ciel, et toujours le mauvais œil. Mais chez les Yorubas, depuis un siècle, on ne tue plus les enfants du dieu du tonnerre, ces bébés qui inspiraient la terreur. Avec les années, la malédiction s’est muée en vénération, en culte. C’est que dans l’ethnie yoruba, fait unique, une naissance sur vingt donne des jumeaux, au point que le village d’Igbo-Ora s’est proclamé capitale mondiale des jumeaux et que les prénoms Taiwo – « Premier » – et Kehinde – « Second » – sont communs. Alors oui, que Slimboy ait un frère jumeau, un frère abandonné et retrouvé, pourquoi pas ? Voilà qui n’étonnera personne.
— Il faudra un faux état civil, suggère June.
— Ce n’est qu’une question d’argent, acquiesce March.
L’agent du MI6 prend des notes comme si on lui passait commande de pizzas :
— Une nouvelle identité pour lequel ?
— Pour moi, évidemment, répond Slimboy June.
— On s’arrangera. On vous inventera une histoire, on vous fabriquera une identité numérique. C’est le genre de choses que nous savons faire, insiste John Gray.
— Nous pourrions faire des concerts, écrire des chansons. Des jumeaux… on va faire un tabac, sourit l’un des deux. Slimboys, c’est bien.
L’autre va répondre, mais une longue limousine rose bonbon s’arrête devant le pavillon. Un petit homme en sort, costume de soie poussin et doulos vert bouteille, d’énormes lunettes à strass sur le bout du nez.
The Guardian, Lagos edition,
vendredi 2 juillet 2021
DE SLIMBOY À SLIMMEN
Slimboy a un frère jumeau ! C’est en janvier dernier, dans une lettre posthume que lui a laissée sa mère, que le célèbre compositeur du tube mondial Yaba Girls a découvert son existence. Trop pauvre pour élever les deux enfants, elle l’avait abandonné à sa naissance à un orphelinat, et n’avait pu, par la suite, le retrouver. Slimboy, qui a trois sœurs cadettes, est alors parti à la recherche de ce frère disparu, en confiant l’enquête à un détective de Lagos, Adawele Shehu, spécialiste de la recherche de personnes disparues. « Cela n’a pas été facile, nous déclare celui-ci. Il m’a fallu près de quatre mois pour identifier ce frère inconnu. Il faut avouer que la subite notoriété de mon client, dont tous connaissent désormais le visage au Nigeria, a facilité mon travail. Il me suffisait de retrouver quelqu’un qui lui ressemble beaucoup. »
Femi Ahmed Kaduna a donc un frère, Sam, lui aussi brillant musicien, qui animait déjà les soirées lagotiennes lorsqu’il ne travaillait pas comme livreur. Car ce frère disparu vivait non loin de Lagos, à Ojodu. Les retrouvailles des deux frères, émouvantes, ont eu lieu dans la plus stricte intimité. Depuis, les deux jumeaux – on pourrait vraiment les confondre ! (voir notre photo) – ont pris la décision d’une tournée de concerts commune, sous le nom de SlimMen.
Nous souhaitons deux fois bonne chance à ce groupe.
Lundi 28 juin 2021,
Mount Sinai Hospital, New York
La pharmacologie aimerait tellement être une science exacte : toutes les huit minutes, la pompe émet un bip sourd et injecte un bolus de morphine de deux milligrammes en intraveineuse. Cette concentration plasmatique est minimale et efficace, David Markle ne souffre pas. Il dort, d’épuisement, dans sa chambre de soins palliatifs. Son organisme est à bout. S’il devait se réveiller, ce serait pour un dernier souffle.
Jody est rentrée se reposer. Demain, Grace et Benjamin vont à l’école. Mais Paul Markle est là, il obéit à une convocation : « une situation exceptionnelle » étaient les termes du FBI. Lorsqu’il est arrivé au Mount Sinai Hospital, une officière du Bureau l’a accueilli, lui a expliqué. Il a secoué la tête, froncé les sourcils, tout en lui refusait d’appréhender la « situation ». On l’a conduit à l’étage, qui est devenu une zone de l’hôpital placée sous surveillance militaire, dont à l’exception d’une infirmière liée au secret, on a évacué le personnel. Paul attend, il parcourt le dossier que lui a transmis l’équipe médicale du protocole 42. Les nouveaux scanners, les IRM qu’a subis un autre David Markle.
Paul attend, mais en voyant l’homme qui pousse la porte de la chambre, suivi de deux agents, le mot fuck ne sort même pas de ses lèvres, ses jambes le lâchent et il doit s’asseoir.
David regarde son frère Paul, puis l’autre David qui meurt dans ce lit. Le bip de la pompe ne rompt pas le silence entre eux.
— Nous avons averti votre femme, glisse l’homme du FBI à David. Des agents sont allés la chercher. Nous la préparons à cette…
— Laissez-la dormir, dit David. C’est bien comme ça.
Cette voix. L’entendre à nouveau bouleverse Paul. Il se lève, marche vers son grand frère, le prend dans ses bras. C’est son odeur, aussi, celle d’avant la maladie, et son corps dense, massif, puissant. Il le serre contre lui, recule, le regarde encore. Et dit une sottise :
— C’est toi. C’est vraiment toi.
— Vraiment moi, répond le pilote. Viens, sortons.
Les psychologues hésitent à les suivre, un geste de David leur intime l’ordre de les laisser seuls. Les deux frères quittent la chambre de David mourant, s’installent dans un de ces canapés d’hôpital en skaï gris qui ont plus de tragédies que de miracles à raconter. David ferme les yeux, la tête lui tourne :
— Qu’est-ce que… Paul, qu’est-ce qui m’est arrivé ? On m’a dit un cancer du pancréas, qui a été diagnostiqué en… mai.
Chez Paul, le médecin reprend ses esprits, il serre le bras de son frère :
— David… Samedi dernier, tes examens, tu te souviens ? Dans le hangar. On me les a transmis tout à l’heure.
David comprend. Mourir est plus intolérable encore si l’on sait quand. Il lui faut marcher, il se lève, s’approche de la porte entrouverte, regarde dans le lit ce corps, tellement amaigri, tellement faible, détourne les yeux, revient s’asseoir sur le canapé couleur de pierre tombale. Il murmure, comme s’il avait peur d’être entendu :
— Tu penses que là aussi, j’en ai pour si peu de temps ?
— C’est comme si on commençait la chimio et la radiothérapie le 12 ou 13 mars, au lieu du 30 mai, dit Paul rassurant, en consultant les dossiers. Et quatre mois de traitement au lieu d’un, c’est énorme, vu l’agressivité de ce cancer.
Paul, de nouveau, explique à son grand frère : la tumeur mal placée, les métastases au foie, l’infiltration jusqu’à l’intestin grêle, il ne peut pas plus opérer qu’il n’a pu le faire avec David March voici deux mois. David June pose les mêmes questions, argumente, Paul lui donne les mêmes réponses, avec les mêmes mots. De temps à autre, un « comme je te l’ai déjà dit » lui échappe. Il ne peut se résigner à admettre qu’à ce David-là, non, il n’a encore rien dit.
— Combien ? demande à nouveau David. Au moins trois mois, forcément. Plus ?
— On va essayer un autre traitement. Tu as été ton propre cobaye, au moins on sait mieux ce qui ne marche pas.
Paul sourit, tristement. La foi dans la médecine et les protocoles est plus forte que lui, c’est pour cela qu’il a choisi ce métier de fou, qu’il y excelle. En fait, il lui arrive de croire que c’est ce métier qui l’a choisi : il ne perd jamais espoir, il sait rassurer les patients parce qu’il se ment très bien à lui aussi. Mais une fois de plus, il respire mal. Un homme meurt à côté, un homme qui est David. Il voudrait pouvoir à la fois rire et pleurer. Il est perdu.
— Et Jody ? demande à nouveau David.
— Elle est épuisée. Tu n’imagines pas ce qu’elle a vécu.
La formule est maladroite au vu de ce qui attend David, mais tant pis. Le téléphone de Paul vibre. Il y jette un coup d’œil, répond à l’appel en baissant la voix :
— Jody ?
C’est un minuscule jardin japonais. Une haute haie de bambous noirs l’isole des ormes et des bouleaux d’un petit parc à l’anglaise, un ruisseau coule d’une modeste cascade, sillonne entre les pierres claires jusqu’à un étang paisible où nagent des carpes, un chemin de gravillons conduit à un court pont de bois, et l’on accède à une île qui n’a de place que pour deux bancs de pierre. Ceux qui ont conçu ce jardin ont voulu qu’il soit serein, qu’il respire la vie, mais cette béatitude calculée le désigne comme le lieu des dernières promenades. Il est planté au milieu d’un centre de soins palliatifs luxueux, privilège de ceux qui ont une bonne assurance et qui voudraient croire qu’une mort zen ne sera pas tout à fait la mort.
Lorsque Jody apparaît entre les bambous, accompagnée d’un agent du Bureau et de Paul, David la voit se figer, frappée par une foudre sans éclair ni tonnerre. Tout son corps se tend, résiste pour ne pas reculer. Son visage a maigri, s’est asséché, durci, ses yeux sont cernés, rougis, la fatigue s’inscrit sur chacun de ses traits. Enfin, soutenue par Paul, elle s’approche à pas très lents. Elle marche vers un spectre. Elle traverse le pont, s’assied sur l’autre banc, le fixe longuement, puis baisse les yeux. Paul a un geste apaisant vers son frère, s’éloigne.
Ils restent assis en silence face à face, de longues minutes. David finit par dire :
— Crois-moi, j’aurais préféré un square, avec des gosses qui hurlent. Tout sauf ce truc à la con. Les psys ont dû penser que c’était adapté. Franchement, je…
— Tais-toi.
Jody a parlé à voix basse. David obéit, il écoute la rumeur douce de la cascade, le pépiement d’un moineau domestique, et devant ses yeux, l’eau verte s’agite soudain du remous vif d’une carpe. Ce jardin, ce n’était peut-être pas une idée si à la con que ça.
Soudain, Jody dit, et sa voix tremble :
— Je n’ai pas voulu que les enfants viennent te voir à l’hôpital, à partir du moment où tu as été intubé, inconscient sous morphine. On va leur raconter que tu as été en convalescence.
Pour parler de lui, tellement vivant, et de l’autre, qui va mourir, elle dit « tu », indistinctement. C’est sa manière de nier une réalité, d’en accepter une nouvelle. Les psys, dans les jours à venir, constateront cette attitude chez tous.
David hoche la tête. Il voudrait la serrer contre lui, mais il sent qu’elle n’est pas prête, il lit de la peur, et de l’aversion. Jody n’entend ni la cascade, ni l’oiseau. Ses yeux fixent les gravillons blancs, elle ne parvient pas à le regarder.
— Je suis désolée, dit-elle. Je voudrais t’embrasser, je n’y parviens pas.
Une fois la stupeur passée, une fois posées les questions qui viennent chaque fois à tous les esprits, la première chose qu’elle a demandée à Paul, c’est Et le cancer ? Et quand Paul a fini par avouer, quand elle a compris que ce David d’avant, ce David surgissant de nulle part allait peut-être à nouveau mourir, elle a senti le sang la quitter. Elle s’en veut de penser Pourquoi es-tu revenu, David, pourquoi ? Est-ce que tout cela n’était qu’une répétition générale, un mois de douleur pour se préparer à plus d’horreurs encore, plus de pleurs et de rage impuissante ? Elle voudrait croire que le Ciel lui offre une seconde chance, mais non, ce sera une seconde douleur, et tout ce qu’elle ressent est de la colère et de la répulsion.
Elle répète, et sa voix est froide :
— Pour les enfants, tu auras été en convalescence, oui. C’est plus simple.
Elle n’ajoute pas Je ne veux pas que les enfants enterrent leur père deux fois.
— Je vais essayer de guérir, Jody. Pour Grace, pour Benjamin, pour toi.
— Oui.
— Et pour moi, aussi. Tout de même.
Elle lève les yeux. Il voudrait la faire sourire, elle n’a la force de rien. Elle plonge dans ce regard pour le retrouver, pour chasser le désespoir qui ne la quitte plus. Il lui tend la main, elle l’accepte, il la presse, elle retrouve sa chaleur, sa manière qu’il a, du pouce, de la caresser.
— C’est vraiment toi, demande-t-elle enfin.
Ce n’est pas une question. Elle n’en a jamais douté. David ne répond pas, il la contemple avec une tendresse avide, comme si déjà, il voulait tout retenir d’elle, comme si les jours, déjà, étaient comptés.
Ils ne voient pas Paul, à l’entrée du jardin, à qui l’infirmière vient de glisser un mot, Paul dont les yeux se sont voilés de tristesse. Ils n’entendent pas non plus l’ordre que passe l’officier du FBI.
Le temps s’écoule, et il désarme la souffrance.
Une carpe saute hors de l’eau, retombe, et le bruit les fait sursauter.
Lundi 28 juin 2021,
Carroll Street, Brooklyn
Comment un corps peut-il contenir autant de larmes ? Les deux Joanna pleurent et la même pensée leur est venue en même temps. Autant de larmes.
Ils sont cinq dans le grand atelier d’Aby Wasserman, au milieu des croquis et des gouaches, les psys du FBI maladroitement juchés sur des tabourets hauts, les deux Joanna dans un fauteuil et un vieux canapé, avec un Aby hébété qui ne trouve pas de mots. Sans réfléchir, le dessinateur s’est assis à côté de « sa » Joanna, et désormais il lit la détresse dans le regard de l’autre. Cette femme aussi, c’est celle qu’il a serrée dans ses bras voici trois mois à la descente du Paris-New York. Il devrait l’embrasser, la consoler. Mais non. Il est changé en pierre.
Longtemps, ils restent immobiles, mutiques.
— Il faut que je sorte, dit soudain une Joanna, et ensemble les deux femmes se lèvent, ouvrent la porte-fenêtre, se précipitent sur le grand balcon qui donne sur la rue, et Aby les suit.
Les voici sous le soleil, les yeux rougis, à reprendre leur souffle. Joanna a toujours cru aux bienfaits du dehors, elle n’a jamais douté que le vent, le ciel, les nuages apportaient des réponses comme les cigognes des bébés. Enfant, lorsque le monde lui résistait, elle sortait chercher la paix dans le parc au coin de West et de Providence. Elle courait à perdre haleine sur le chemin bitumé jusqu’à ce que ses poumons explosent, qu’elle doive s’allonger, le dos dans l’herbe rase, les bras en croix, le cœur battant. L’univers entrait en elle à chaque inspiration et peu à peu, elle en reprenait possession. Mais les érables miroitants de Carroll Street n’ont aucune solution simple à leur offrir. Une Joanna se mouche, respire lentement, cherche le calme. L’autre s’essuie les yeux.
— Je ne veux pas te voler ta vie, dit l’une en reniflant.
— Moi non plus.
— Je ne veux pas perdre la mienne non plus.
Une Joanna se tourne vers le jeune homme :
— Aby ? Dis quelque chose.
Il sursaute. Son regard ne cessait d’errer d’une Joanna à l’autre. Seul un ventre discrètement arrondi permet de les distinguer.
— Je suis désolé. Je suis dépassé. Je… Je suis incapable de savoir quoi dire.
Il baisse les yeux, considère le tatouage sur son poignet : deux palmiers sur une dune. Hommage à son grand-père, à son histoire : enfant, il avait vu le mot OASIS sur l’avant-bras du vieillard, demandé la raison du mot tatoué, et la réponse avait été Tu vois, Aby, mon grand, l’oasis, cela signifie l’eau au cœur du désert, c’est un lieu de paix et de partage, alors je l’ai fait tatouer quand j’avais vingt ans, parce qu’il symbolise l’espoir d’une nouvelle vie ici après la guerre, c’est un porte-bonheur, tu comprends, Aby, ein Glücksbringer. Le petit Aby avait répété le mot : Glücksbringer, et cela fascine encore le dessinateur que l’allemand n’ait qu’un seul mot, Glück, pour bonheur et pour chance : le malheur, c’est peut-être seulement un méchant manque de pot. Le jour des onze ans d’Aby, son grand-père lui avait appris que non, le mot tatoué n’était pas l’OASIS qu’il avait cru lire, à l’envers, que c’était 51540, son numéro de déporté à Auschwitz. Au lendemain de la mort du vieil homme, Aby a fait dessiner sur sa peau, au même endroit, cette oasis dont lui seul connaît le secret et où il trouvait de la force. Mais les deux femmes le regardent, et ce tatouage qu’il fixe n’est plus un refuge.
— On s’est mariés, alors ? Et on vit ici ? demande Joanna June. Comment était notre mariage ?
Ni ce « on » ni ce « notre » ne sont prémédités. Mais ils installent dans la langue même une forme d’équilibre entre Joanna Woods et cette Joanna Wasserman qui porte l’enfant d’Aby. Elle n’est pas l’intruse perverse, elle est la malheureuse oubliée.
Une brise d’été fait vibrer l’argent des feuilles, le bruit des voitures se fait moins présent. « Les vents viennent bien de quelque part quand ils soufflent. » Pourquoi il lui vient ce poème, Joanna l’ignore.
— Je ne sais pas ce qu’on va faire. Juridiquement…, hasarde la première.
Il n’y a pas de jurisprudence, va répondre l’autre, et aussitôt elle pense Putain, c’est vraiment tout moi, de réfléchir aussitôt aux questions légales. Il lui revient aussi le procès Martin Guerre, en France, au seizième siècle. Un usurpateur, Arnaud du Tilh, revient dans le village natal de Guerre, se fait passer pour lui, vit avec sa femme et convainc tous ceux qui veulent bien l’être qu’il est celui qu’il prétend être. Mais par un coup de théâtre, Martin Guerre revient, et l’imposteur finit sur la potence. À quoi bon en parler, songe Joanna, puisqu’elle devine qu’au même instant la même référence vient à l’autre. Elle murmure :
— Ça n’a rien à voir.
Le silence s’installe, un coup discret sur la vitre les fait tous les trois se tourner vers les agents du FBI, qui, timides ou intimidés, n’osent pas se rendre sur le balcon.
— Faites-vous un café, lance Aby, pour s’en débarrasser.
— Et Ellen ? demande Joanna June. La maladie ?
— Ça va, elle est en traitement aujourd’hui. Et… j’ai pris un poste chez Denton & Lovell. Je suis en charge de Valdeo, pour le procès de l’heptachloran.
— Non ? Avec cette ordure de Prior ? Tu… J’ai fait ça ?
— Ce n’est pas une ordure, c’est un cliché parce qu’il est milliardaire.
Joanna June le sait. C’est l’absurde évidence. Bien sûr, elle aurait fait la même chose, pour payer le traitement, mais aussi parce que tout de même, c’est Denton & Lovell… Sans réfléchir, elle tend sa main à Aby, qui la prend, sans réfléchir non plus. Devant le geste, l’autre Joanna ne trouve plus d’air à respirer, la douleur broie sa poitrine. Sa sœur sera toujours sa sœur, mais elle n’a qu’un seul Aby. Il est des amours qui s’additionnent, d’autres qui ne se diviseront jamais.
— C’est affreux, dit Aby, en prenant aussi sa main. Je ne vous aime pas toutes les deux. J’aime une seule femme, qui s’appelle Joanna.
Il ne peut continuer. Les larmes qui faisaient briller ses yeux se mettent à couler, sans retenue. Autant de larmes.
Mardi 29 juin 2021,
rue Murillo, Paris
Deux jours plus tôt, le PsyOp du FBI a communiqué aux services des pays alliés son protocole en cinq points : préparation, information, rencontre, suivi et protection. Mais le cérémonial ne règle rien : dans cet hôtel particulier parisien discret qu’a conservé le SDECE d’un changement de nom à un autre, dans cette pièce aux voilages tirés qui donne sur le parc Monceau, les Lucie Bogaert sont confrontées depuis un quart d’heure, et l’agressivité a été instantanée.
La guerre totale. Lucie June, dès son retour en France, a compris qu’elle n’y échapperait pas. Lucie March est tout autant déterminée. Son fils, leur fils, l’appartement, les films en cours de montage, et jusqu’aux vêtements, autant de luttes vitales et de batailles futiles.
Les psychologues s’y préparaient : dix ans que Lucie et son fils vivent ensemble dans un huis clos d’amour et de tendresse, et la jeune femme n’a jamais envisagé de garde partagée avec le père de l’enfant, ce type trop jeune qui a fui sa paternité, qui n’a jamais voulu élever son fils, qui ne consent à s’intéresser à lui que depuis si peu d’années. Et il faudrait maintenant que Lucie négocie avec cette autre, que sans mordre elle accepte l’insupportable d’une séparation ? Aucune des deux n’est prête à s’immoler sur l’autel de ce sacro-saint « équilibre » de l’enfant dont se gargarisent les pédopsychiatres qui n’y connaissent rien. Dans l’amour maternel, l’égoïsme le plus noir combat avec rage la plus étincelante générosité.
— Louis n’est pas prêt, répète Lucie March.
— C’est mon fils, répond Lucie June. Autant que le tien.
Lucie March fixe le plancher, avec obstination. Répond sans relever la tête :
— Il faut penser à son équilibre. C’est non.
C’est non ? Comment, « non » ? De quel droit lui refuserait-on de voir son fils ? Ne comprend-elle pas qu’elle aussi est sa mère ? Qu’elle n’est pas moins légitime ? Lucie June est pleine de colère, et elle ne peut se raisonner. Évidemment, c’est la même colère qui fait blêmir les joues de l’autre, la même colère qui fait trembler sa voix.
— Je ne resterai pas à l’hôtel une nuit de plus, crie Lucie June. J’ai un appartement. Imaginez-vous un instant ce que je vis ?
Lucie June inspire profondément, et reprend :
— Tu ne peux pas habiter chez moi.
L’une des psys retient un soupir. C’est un conseiller conjugal qu’il aurait fallu, un spécialiste des divorces. Elle veut intervenir, mais Lucie June ajoute, à contrecœur :
— Pas tout le temps.
— La situation est… inédite, madame Bogaert, tente le jeune homme du ministère de l’Intérieur, cet énarque tout frais, promotion Hannah Arendt, propulsé au sein de la cellule de crise, et qui regrette si amèrement son poste à l’Agriculture. Il balbutie :
— Nous allons vers une solution…
— Je ne suis pas plus « en trop » que madame, qui vit chez moi, avec mon propre fils. Savez-vous que depuis cinq jours, on ne m’a pas laissée parler à Louis ?
Mais Louis n’est pas seul à l’origine de toute cette fureur. Elle hait aussi chez l’autre ce tremblement du menton lorsque la rage l’envahit, cette infime torsion des commissures des lèvres, cette manière butée de contenir la déflagration sous le masque du détachement, cette façon de remonter ses lunettes d’un froncement de nez. Autant de signes lisibles sur les deux visages. Il y a aussi eu le saisissement immédiat devant cette joliesse qui est pourtant la sienne, devant ce corps tellement fin, tellement frêle, trop délicat pour ne pas faire naître chez les hommes une avidité de protection, un appétit de possession, et Lucie June, qui observe Lucie March avec colère, pense à Raphaël.
Lucie l’a rencontré il y a un an, sur un tournage. Un cameraman. Malgré sa silhouette courtaude, son nez de boxeur, Raphaël a du charme. Elle a compris qu’elle lui plaisait. De temps à autre, elle l’appelle : s’il est libre, elle vient, entre, l’embrasse à peine. Elle se déshabille, s’allonge sur le lit, et elle veut qu’il la prenne, par-derrière, toujours, en lui tirant les cheveux, en lui tenant les hanches ; elle jouit, puis elle le chasse hors d’elle, le branle avec vigueur, l’abandonne dès son plaisir, prend une courte douche, repart aussitôt. Elle ne cherche rien de plus. Ce n’est pas son jardin secret, c’est un terrain vague. Avant Raphaël, il y en a eu d’autres. C’est tellement plus simple de ne pas aimer.
Quelques jours avant de partir à New York avec André, elle lui a rendu visite.
Comme d’habitude, ce jour-là, elle a ôté son manteau, retiré sa montre, et aussi la bague d’or blanc et de saphir que lui a offerte André, lâché J’ai une demi-heure, pas plus, et il a senti tant d’urgence en elle que, troublé, il n’a pu la satisfaire aussi vite qu’elle l’aurait voulu. Il s’est agenouillé entre ses cuisses, il aurait aimé la lécher, tendrement, mais comme chaque fois elle l’a repoussé, Non, arrête, pas comme ça, et elle l’a ramené à cette position canine où il ne voit que ses cheveux, son dos, son cul. Quelques minutes plus tard, elle se douchait déjà, et Raphaël lui a dit Tu sais Lucie, ça me plairait qu’on se voie autrement que dans les blancs de ton agenda, qu’on aille au restaurant, au théâtre. Lucie l’a regardé en silence, elle s’est séchée, a enfilé sa culotte, ses chaussettes. Il a ajouté Ou bien on pourrait se prendre quelques jours, à Bruges, à Venise, où tu veux, rien que pour nous deux. Elle a fini de s’habiller et soudain, froidement, elle a dit Rien que pour nous deux ? Nous deux ? Mais quoi, tu crois que tu m’aimes parce que tu bandes dans moi et que moi je t’aime parce que je gueule Baise-moi, prends-moi fort, c’est ça ? mais on n’est pas ensemble, Raphaël, ce n’est pas ça aimer, ce n’est rien, ça, rien du tout. C’est de la chimie, c’est de l’arnaque. Tu ne comprends pas que c’est de l’arnaque !
Le jeune homme est resté interdit, avant de s’emporter, de lui lancer un Barre-toi, barre-toi. Lucie a haussé les épaules, elle a repris sa montre, remis sa bague à l’annulaire, et elle est sortie. Il a refermé la porte sur elle, marché à la fenêtre pour la regarder s’éloigner dans la rue, monter sur son scooter, disparaître. Il est resté là, brisé d’humiliation et de chagrin par cette femme qu’il possède sans que jamais elle n’ait été à lui. Il ne se doutait pas que dans une semaine, ou un mois, elle le rappellerait, comme si rien, absolument rien n’était arrivé. Il lui ouvrirait, lui dirait J’ai cru que tu ne reviendrais pas. Elle le regarderait, étonnée. Et se déshabillerait.
Lucie June croyait qu’elle n’aurait jamais honte d’une telle mascarade. Qu’importe ce que pense Raphaël, ce qu’avaient pensé tous les autres avant lui, mais soudain, devant cette autre femme au regard de reptile, cette femme qui sait tout, jusqu’aux scènes sordides de domination qui la traversent et la font jouir, Lucie June est glacée de dégoût. La voilà à nu, laide, pornographique. Ce n’est plus un terrain vague, c’est une décharge à ciel ouvert.
Elle frissonne, se demande si Lucie March, elle aussi, à cet instant, a pensé à Raphaël, si elle continue toujours à le voir. Et quelle importance ? Lucie March reprend :
— Je ne suis pas certaine non plus que Louis soit prêt à rencontrer, comment dire, ses deux mères…
— C’est un garçon très intelligent, très mûr, intervient la psy. Toutes ses réactions prouvent qu’il saurait affronter la situation. Et c’est aussi à lui de décider.
Car désormais, Louis sait. Les services ont exigé qu’il vienne avec Lucie March, et depuis plus d’une heure, il parle avec la pédopsy dans la pièce adjacente. Il a compris : il a non pas deux mamans, mais deux fois sa maman. Lorsqu’il lui a semblé qu’il était temps, la psy a allumé l’écran qui retransmet la rencontre entre les deux femmes, sans le son. L’enfant a seulement fait, en écarquillant les yeux :
— C’est trop bizarre.
La thérapeute a ri, et acquiescé. Oui, c’est trop bizarre. Elle lui répète encore que c’est un secret, qu’il faudra bien le garder, qu’il y a du danger. Mais ce n’est pas la préoccupation de Louis :
— On va me demander de choisir une maman entre les deux ? Parce que quand les parents se séparent, on demande aux enfants avec qui ils veulent vivre, leur père ou leur mère. Enfin, là, bien sûr, ce n’est pas pareil.
Louis a raison, ce n’est pas pareil, note la psy, et pourtant, pour le bien du garçon, il va falloir sceller un pacte, mieux, une alliance, trouver un accord qui n’en sacrifie aucune.
Louis ne saurait le formuler, ni même l’admettre, mais sa maman préférée était celle d’il y a trois mois, celle qui appelait André chaque soir, parlait longuement au téléphone, et le confiait à sa grand-mère quelques soirs par semaine. Pour Louis, si essentiel dans la vie de sa mère, l’irruption de ce grand escogriffe aux cheveux blancs plutôt facétieux avait été un soulagement. La routine avait été brisée, et Louis avait aimé la sérénité et les rires, le regard parfois songeur de sa mère. Une mère moins omniprésente avait des avantages, et lorsqu’elle a quitté André, Louis a repris sa place centrale, et il est retourné sans plaisir à leurs habitudes de vieux couple.
Il connaît André depuis trois ans, et dans son échelle de temps, c’est une éternité. Chaque été, l’architecte a pris l’habitude de les inviter dans sa maison du Sud. C’est là qu’André, un soir, a sorti du grenier un vieux coffret, et lui a appris à jouer à Donjons & Dragons, à inventer des mondes, des châteaux, à endosser un personnage, à lutter contre des orques et des monstres. Il lui a offert un coffret, des jeux de dés multifaces, lui a montré comment calculer les probabilités de chaque coup, choisir la meilleure arme, la meilleure tactique. En quelques parties, Louis est devenu un elfe sorcier de troisième grade, et sa mère une naine archer. André lui a appris des énigmes, aussi.
— J’ai une devinette, dit Louis.
— Je t’écoute, sourit la psychologue.
— Les pauvres en ont, les riches en ont besoin, et si on en mange, on meurt.
La psychologue donne sa langue au chat.
— C’est rien.
— C’est rien ?
— Rien. Les pauvres, ils ont rien, les riches ont besoin de rien, et si on mange rien, on meurt.
— Elle est très bien. Il faut que je la retienne.
— Pour savoir avec quelle maman je reste, je pourrais jeter les dés, suggère soudain Louis.
La psy commence par sourire. Mallarmé n’a pas tort, disons qu’ici un coup de dés jamais n’abolira le bazar. Et puis, elle a tellement aimé L’Homme-Dé de Luke Rhinehart, ce livre culte des années 1970 où un psychiatre englué dans l’ennui et l’insatisfaction se met à jouer aux dés chaque décision de son existence. Elle admire surtout l’intelligence de la stratégie qu’adopte Louis pour éviter l’immense tension, cette ironie spontanée qui prouve sa maturité, quand soudain, l’évidence la sidère : Louis a raison. C’est ainsi qu’il faut faire : tout en restant maître de sa vie, Louis n’aura pas à porter le poids d’une décision.
— Mais oui, c’est la meilleure des idées, Louis, acquiesce la psychologue.
Elle veut que ce soit l’enfant qui élabore la règle :
— Comment imagines-tu faire ?
— En début de semaine, je jouerai sept fois, une fois pour chaque jour de la semaine. Si ça tombe sur pair pour le lundi, c’est l’une, et impair c’est l’autre, etc.
— Pourquoi pas ?
Un calcul rapide lui dit que le risque de chacune d’être privée de son fils pendant une semaine est d’un sur cent, d’un sur mille pour dix jours d’affilée. Aucune Lucie ne sera sacrifiée et ne voudra s’opposer à la sanction d’un jeté de dés. Elles pourront s’organiser.
— On va les voir, alors ? propose la psy.
Louis acquiesce, et tous deux entrent dans la pièce où les attendent les deux Lucie. Arrivé sur le pas de la porte, il les regarde, l’une, puis l’autre, redit en souriant C’est trop bizarre, et, sans privilégier l’une ou l’autre, il s’installe sur un siège face à elles, expose calmement son idée.
Les jeunes femmes tentent de contenir la lave qui bouillonne en elles, elles sourient à Louis, chacune tente de capturer le sourire de son fils. Si Louis était un chien, si l’une ou l’autre avait un os, elle le cacherait dans son poing pour l’attirer. Mais aussi, l’une comme l’autre, elles l’observent, l’écoutent, et au fond d’elles-mêmes, admirent ce fils décidément merveilleux.
Lorsqu’il a fini, un silence s’installe, jusqu’au trouble, que brise Louis :
— J’y ai pensé à cause de Donjons & Dragons.
Et il sourit, fièrement, comme si cela expliquait tout. Alors, au même moment, les femmes hochent la tête, résignées. Parfois, la pire solution est la meilleure.
— J’ai une devinette, dit Louis. Nous sommes nés de la même mère, la même année, le même mois, le même jour et à la même heure. Pourtant nous ne sommes ni jumeaux, ni jumelles. Pourquoi ?
Les deux Lucie secouent la tête, perplexes.
— Nous sommes des triplés, rit Louis.
Mardi 29 juin 2021,
falaise d’Yport, Normandie
C’est là. Les genêts ploient sous le vent d’ouest, des albatros planent dans le ciel gris de la Manche. La brume qui monte de la mer délaie les contours des maisons blanches d’Yport, tout en bas. Victor est allongé dans l’herbe haute, et regarde les nuages. Une mouette se pose près de lui et Victor voudrait qu’elle s’approche encore, jusqu’à le toucher de ses ailes pour lui apporter un peu de cette vie primordiale, à lui qui n’est plus que doute. Il se redresse, marche vers la falaise, s’assied au bord du précipice et effleure du doigt la craie blanche, que la pluie a cent fois lavée.
Oui, c’est là, précisément là que fin avril ont été dispersées les cendres d’un autre Victor Miesel. Le héros de son premier roman, Les montagnes viendront nous trouver, avait choisi d’y venir mourir d’un acte volontaire, et Clémence Balmer y a repensé et choisi ce lieu. C’est là qu’elle avait lu des paroles de Qohelet, fils de David.
Fumée de fumées, dit Qohelet
Havel hevelim
Havel dit Qohelet tout est fumée.
Tous les torrents vont à la mer
et la mer n’est pas pleine.
Les torrents vont à la mer
où ils ne cessent d’aller
Ce qui a été, cela sera,
ce qui s’est fait, cela se refera :
Il n’y a rien de neuf sous le soleil.
Puis, elle avait prononcé un discours, sobre et sincère, sur l’importance de ces rituels, de ces artifices que les vivants s’inventent pour supporter l’inacceptable. Il s’était mis à pleuvoir et elle avait aimé cette pluie honnête qui venait masquer des larmes auxquelles elle ne s’attendait pas. « La mort n’est jamais une chose digne, Victor, elle est toujours solitaire. Mais on peut espérer de ce moment ultime des adieux qu’il serve au moins à ceux qui restent. Si les stoïciens disent vrai, si rien n’existe entre les hommes, ni amour, ni tendresse, ni amitié, mais qu’au contraire le corps est tout, s’il est vrai que toute sensation prend naissance et racine en soi, alors Victor, ce dernier mot n’est pas inutile. »
Ces phrases, Clémence pourrait les redire à ce spectre qu’elle regarde marcher dangereusement sur la ligne de crête. Elle lui crie, sans couvrir le vent, de ne pas s’approcher autant du bord. Victor se retourne, lui fait un geste de la main et revient vers elle, souriant :
— Quelle joie, lorsqu’un ami meurt, de constater qu’une fois de plus, ce n’est pas nous !
Clémence est troublée : son Victor est bien de retour. Très tôt le matin, un Airbus affrété par l’armée l’a déposé, lui et les autres Français du vol 006, sur la base militaire d’Évreux-Fauville. Des heures durant, on leur a expliqué. Il est le premier à avoir été libéré : aucune confrontation n’est prévue avec un second Victor Miesel. C’est deux fois moins de travail pour deux fois moins de psychologues, mais celle que lui ont affectée les « services » ne le quitte pas d’une semelle. La situation n’étant répertoriée dans aucun manuel, Joséphine Mikaleff ne peut qu’improviser.
— Vous avez eu raison de commencer par venir vous recueillir ici, dit-elle.
— Je ne me suis pas recueilli, madame. Je ne suis pas en deuil de moi. J’ai pensé un moment que me rendre sur cette falaise contribuerait à m’aider à comprendre, mais en fait, pas du tout. J’ai seulement l’impression d’avoir été retenu quatre jours, d’être parti de chez moi en hiver et d’y rentrer en été. Et allons déjeuner en ville. J’ai besoin d’une andouillette. Et d’un verre de médoc. Plusieurs, même.
Ils montent dans la Peugeot noire, et roulent lentement vers Étretat. Un homme du SDLP, le Service de la protection rapprochée des personnalités, conduit. La jeune psy s’est assise côté passager, Victor et Clémence sur la banquette arrière. La voiture est silencieuse, on n’entend que le pianotage incessant de la psy sur son clavier. Victor s’absorbe dans le paysage d’herbe et de craie, l’éditrice ne peut détacher son regard de l’écrivain. Elle s’était résignée à ne plus jamais le revoir, et elle ne sait quoi penser du trouble dans lequel la plonge sa réapparition. Après qu’elle a relu tous ses livres, elle est plus proche de lui que jamais. Son absence avait ouvert en elle un trouble.
Au restaurant, Victor choisit une table ronde, insiste pour qu’ils y déjeunent tous, y compris le policier, même si ce n’est pas réglementaire. L’écrivain commande son andouillette, une bouteille de Château La Paillette 2016, sourit à Clémence.
— Tu te rends compte, j’ai dîné avec toi la semaine dernière, et on était début février. Tu es contente de me voir, toi ?
L’éditrice le considère, songeuse, mais son regard se perd loin derrière lui. La marche dans la pluie et la boue, cette urne dans les mains. Le tourbillon blanc des cendres, le bruit du vent, les mots de l’Ecclésiaste : « Ce qui a été, cela sera, ce qui s’est fait, cela se refera : Il n’y a rien de neuf sous le soleil. » Victor la chasse de son rêve.
— Clémence ? Tu es heureuse de me revoir ?
— Oui, Victor, très heureuse. Je suis désolée. J’ai vécu deux mois atroces et bizarres à la fois. Et maintenant ceci. C’est une histoire…
Clémence cherche ses mots. Une blague juive dit que Dieu relit fréquemment la Torah pour tenter de comprendre ce qui se passe dans ce monde qu’il a créé. Elle reprend :
— Pourquoi m’as-tu fait avertir, moi et uniquement moi ?
— J’ai confiance en toi plus qu’en quiconque, je te sais discrète. As-tu prévenu qui que ce soit ? Non. Tu vois ?
— Ça retarde le moment, c’est tout, dit Clémence. Tout le monde saura qu’il s’agit de ton avion.
— Pas forcément, intervient Mikaleff. La liste des passagers sera gardée secrète à jamais, les services le garantissent.
— Je pourrais disparaître, reprend Victor, me refaire une vie sous une autre identité. Le gouvernement nous a proposé cette option.
— D’abord, tu n’en as pas envie, et ce serait impossible pour toi.
Elle allume la tablette, se connecte sur le site de la maison d’édition, clique sur « Nouveautés », L’Anomalie, puis l’onglet « La presse ».
— Plus de cent articles, émissions, et ta bobine partout. En une de Lire ce mois-ci. Déjà six traductions en cours, et lorsqu’ils vont apprendre que tu es… Tu imagines la ruée… Alors, disparaître… À moins d’une opération de chirurgie esthétique…
Le matin à la base d’Évreux, Victor a lu L’Anomalie. Il y reconnaît sa manière, mais ne s’y retrouve pas. Il ne goûte pas cet art de la formule et n’a pas de fascination pour l’aphorisme. L’enthousiasme que ce livre a soulevé lui échappe.
— C’est du Jankélévitch sous LSD, sourit Victor. Un autre moi. Je n’en avais pas écrit une ligne avant mon départ pour New York.
— Moi, je t’y retrouve, et j’ai aimé, dit Clémence. Sinon, je ne l’aurais pas publié. Tu vas devoir l’assumer, tu as vendu plus de deux cent mille exemplaires…
— J’aurais dû essayer le LSD plus tôt…
Elle referme la tablette, se sert un verre de médoc, d’un geste décidé.
— Il va falloir annoncer ta « résurrection ». Livio va être heureux.
— Quoi ? Salerno ?
— C’est le principal animateur de ton club d’amis posthumes.
— Ce n’est pas ce que j’appellerais un ami… Nous avions des amis communs.
— Vous vous seriez beaucoup vus avant ton… ta… En tout cas, il a fait un magnifique discours au crématorium, avec son accent italien, en citant des extraits de tes livres.
— Livio a toujours aimé les enterrements. L’éloge funèbre, c’est son moment d’élection, il peut déployer et sa modestie et sa grandeur d’âme.
— Je te concède qu’il avait l’air dans son élément. En tout cas, Ilena, elle, va…
— Ilena ? Elle m’a quitté il y a six mois. Enfin, neuf…
— Vous vous étiez réconciliés… Dans les derniers mois, justement. Elle affirme même que vous aviez renoué.
— Ça m’étonnerait beaucoup.
Le matin où Ilena l’avait quitté, à l’automne dernier, au Wepler, en sirotant son sempiternel « double déca crème très allongé sans trop de crème s’il vous plaît », elle avait tenu à lui apprendre qu’elle avait un amant depuis toujours, qui « m’abaisse bien, lui ». Victor avait été si surpris qu’il lui avait fait répéter la phrase, et elle s’était exécutée, furieuse, en détachant mieux les syllabes : « qui me baize bien, lui ». Il avait haussé les épaules, pouffé de rire, avait lâché : « N’importe quoi, Ilena, n’importe quoi ! » Elle s’était levée, avait ajouté : « Tu me fais pitié » en faisant bien résonner le « pitié » pour l’édification du maigre public. Puis, elle était partie sans se retourner, non sans s’être assuré de son regard altier que nul dans la salle ne pouvait désormais douter du caractère abject de ce pauvre type. Il l’avait regardée s’éloigner, à grand pas résolus, et, devant l’absurde de la situation, l’hilarité l’avait peu à peu gagné.
Alors, oui, ça l’étonnerait beaucoup qu’ils se soient réconciliés.
— J’ai bien fait de mourir, soupire Miesel. Bref, tu as raison, tout le monde va être ravi de me revoir.
— Moi je le suis, dit Clémence en riant. Lorsque les gens du ministère de l’Intérieur sont passés à la maison d’édition, qu’ils m’ont expliqué la situation, et qu’ils m’ont emmenée jusqu’ici, j’étais terrorisée. J’ai cru que j’allais retrouver un… un extraterrestre. Un type, les yeux vides, avec une voix glacée, comme dans ce film, là, Body Snatchers.
— Désolé, Clémence, c’est bien moi. Et d’ailleurs, deux questions. D’ordre matériel. J’aurais besoin d’un portable qui fonctionne. La carte SIM du mien est désactivée. J’ai l’impression d’être coupé du monde. J’ai très envie d’appeler ma « veuve »… D’entendre sa joie.
— Vous aurez tout cela, monsieur Miesel, intervient l’officier du SDLP. Il faudra être prudent dans les appels.
— Je veux aussi rentrer chez moi.
— Une chambre est réservée pour vous à Levallois, monsieur Miesel. Dans les locaux du contre-espionnage, à la DGSI. Raisons de sécurité. Demain, on vous trouvera un hôtel à Paris.
— Et puis…, commence Clémence.
Mais elle ne sait par où commencer. L’appartement vidé par la famille éloignée qui s’est aussitôt partagé les meubles, sa mise en vente, « pas au meilleur prix à cause du suicidé, n’est-ce pas ? », la Société des amis, tellement dynamique… Victor ne s’indigne pas, ne commente pas. Elle poursuit.
— Pour ta bibliothèque, il y a eu une soirée chez toi, où tout le monde s’est servi. Il en reste beaucoup dans des cartons, tes Jarry, Dostoïevski… Plus personne ne lit aujourd’hui. Tes cousins ont pris tes Pléiade : c’est décoratif, et ça part bien sur eBay.
— Le gouvernement fait le nécessaire pour que vous récupériez vos biens, monsieur Miesel, précise l’homme des services.
Une question hante Clémence. La psy la pose avant elle :
— Victor, nous en avons déjà parlé dans l’avion, mais… Qu’est-ce qui a pu conduire « l’autre » Victor à se donner la mort ?
L’écrivain a l’air amusé.
— Personne ne se donne la mort, on ne vous a pas appris ça ? Il n’y a que des suppliciés qui s’échappent en tuant leur bourreau.
— Ça ne peut pas être à cause… d’Ilena Leskov ? insiste Joséphine Mikaleff. L’Anomalie a pour anagramme Amo Ilena L. « J’aime Ilena L. »
Miesel éclate de rire.
— Non ? C’est vrai ? Qui a trouvé un truc pareil ?
— Ilena l’a sous-entendu dans une interview.
— Heureusement que le latin existe pour caser amo. Une bonne langue est une langue morte, comme disait le général Custer. Blague à part, les raisons de ce geste m’échappent totalement. Je ne suis pas suicidaire. Notez, je me tuerais volontiers, d’autant que plus tard, ce sera déjà trop tard.
— Ah ! s’exclame Clémence. L’éditrice ouvre sa tablette, s’y déplace avec fébrilité et montre à Victor, triomphante, une phrase de L’Anomalie.
— Tu viens de citer du Victør Miesel.
Elle prononce Victeur, fait rouler le r et s’amuse à traîner sur le ø.
— Je suis sous haut-médoc, Clémence, c’est la seule explication.
L’éditrice sourit au mauvais jeu de mots. Elle ouvre son sac, tend une enveloppe à Victor.
— Tiens. Tu avais tout cela sur toi, lorsque tu as sauté.
Victor la déchire. Il y a là son portable, ses clés, et une briquette Lego, rouge. Il fouille dans sa propre poche, en extrait sa sœur jumelle, qu’il pose à côté de la première. Il les examine, intrigué, ajuste l’une sur l’autre. La mémoire s’emboîte parfaitement sur le souvenir.
Mercredi 30 juin 2021,
salon du Lutetia, Paris
Clémence Balmer a convoqué la presse sous l’intitulé : LA DOUBLE VIE DE VICTØR MIESEL, et placé en exergue un extrait de L’Anomalie : « Je crains de mettre trop d’espoir dans l’incompétence de mon futur biographe. »
Il y a foule. Victor reste en retrait, dans la petite pièce attenante, avec l’équipe des Éditions de l’Oranger. Le dispositif l’effraie : une haute estrade, une table, deux sièges pour Clémence et lui, et face à eux une centaine de chaises, toutes occupées. Au fond de la salle une douzaine de caméras l’attendent.
— La presse internationale est là, dit Clémence. Ton livre sort la semaine prochaine à peu près partout… Traductions dans l’urgence… C’est parfois approximatif.
— Tout de même, je ne suis pas George Clooney.
— Tu es bien plus. Tu es entre Romain Gary et Jésus-Christ. Suicide et résurrection.
Victor hausse les épaules. Clémence époussette sa veste grise, affectueusement. Victor observe la salle de presse en entrouvrant la porte.
— Ma chère Ilena n’est pas là ? Ma veuve doit être restée chez elle à abaisser.
— Pardon ? dit Clémence en fronçant les sourcils.
— Non, rien, je me comprends.
L’éditrice regarde sa montre. Il est dix-huit heures.
— Il faut y aller. Avec les contrôles de sécurité à l’entrée, on a pris du retard. Beaucoup veulent ouvrir leur 20 heures avec toi.
— Ça existe encore, cette grand-messe ? BFM et internet n’ont pas tout tué ?
— Dix millions de personnes les regardent. On y va. Avec ton demi-Lexomil, je te sens très détendu. Trop même. Ne fais pas le pitre, je t’en supplie.
— Juré craché, dit Victor.
Il sort des coulisses, monte sur l’estrade sous les crépitements des flashes, s’installe sur son siège, étouffe un bâillement. Il est vraiment détendu.
— Bonjour à tous, dit Clémence Balmer, le micro à la main. Je vais être brève, car j’imagine que vous avez beaucoup de questions…
Victor ne reconnaît aucun des cent journalistes présents. On ne risque pas de parler littérature, les journaux ont envoyé les reporters, pas les critiques. Si l’un d’eux a lu L’Anomalie, ce sera par obligation professionnelle. Lorsque Clémence a fini sa présentation, toutes les mains se lèvent. Avec calme, elle domine le chaos et donne la parole au grand type au premier rang.
— Monsieur Miesel, Jean Rigal, Le Monde. Il ne s’est écoulé pour vous qu’une semaine depuis votre départ de Paris en mars. Sur ces quatre mois, beaucoup de choses se sont produites, et pour vous en particulier, l’écriture d’un livre, et ce qu’il faut bien appeler votre mort. Comment vivez-vous cette incroyable situation ?
— Je m’adapte comme je peux. J’ai lu « mon » livre, et aussi mes nécrologies dans différents journaux. Ça donne envie de mourir, juste pour voir ça.
— Considérez-vous que L’Anomalie soit un livre de vous ?
— Définissez : « vous ».
Victor soupçonne que Clémence, intérieurement, lève les yeux au ciel, et il se reprend.
— Pardonnez-moi cette pirouette. Je peux certes me retrouver parfois dans certaines de ses formulations. Ce n’est pas pour autant un livre que, moi qui vous parle, j’ai écrit. Je touche les droits d’auteur, c’est l’essentiel.
« On avait dit : pas le pitre… », dit le soupir de Clémence qui regrette cet anxiolytique qu’elle lui a conseillé.
— À votre avis, votre livre contient-il la clé de ce qui est arrivé dans cet avion ?
— Des milliers de personnes la cherchent. S’il y en a une, ils la trouveront avant moi. D’autant que comme vous le savez, quand on a un marteau, tout finit par ressembler à un clou.
— Pensez-vous que nous soyons tous dans une simulation ?
— Je n’en sais rien. Pour paraphraser Woody Allen, je dirais que si c’est le cas, j’espère que le programmeur a une excuse. Parce que le monde qu’ils ont créé est tout de même une sacrée horreur. Quoique, d’après ce que j’ai compris, ce serait justement nous qui le créons tout seuls, justement.
— Monsieur Miesel, comme vous le savez sans doute, quasiment tous les passagers du vol refusent de révéler leur identité. Pourquoi avez-vous accepté de vivre au grand jour ?
— Je ne crois pas être menacé par quoi que ce soit. Je bénéficie de toute manière d’une protection policière. Et aussi d’un soutien psychologique. On a pensé à tout.
— Pensez-vous avoir ressenti le moment exact que certains appellent la « divergence », ou même parfois, maintenant, l’« anomalie » ?
— Bien sûr, comme tout le monde dans l’avion. Les turbulences ont cessé et le soleil est revenu dans la cabine. Cette dernière phrase est aussi la définition du Prozac.
La salle rit, Victor aussi, il flotte un peu, Clémence désespère de son show.
— Savez-vous les raisons du suicide de votre « double » ?
— Il voulait sans doute mourir. C’est la principale raison d’un suicide.
— Quels sont vos rapports exacts avec Ilena Leskov ?
— Actuellement, inexistants. Disons qu’au mieux ils sont anthumes.
Victor est désormais radieux, c’est une publicité vivante pour le bromazépam.
— Anne Vasseur, Times Literary Magazine. Travaillez-vous sur un nouveau livre, monsieur Miesel ?
Victor regarde le dernier rang, d’où venait cette voix féminine, délicatement rauque. Son visage s’illumine. C’est la jeune femme des Assises d’Arles, qui s’intéressait à l’humour chez Gontcharov.
— Oui. J’ai un livre en cours d’écriture.
Clémence le regarde avec stupéfaction.
— C’est un thème classique, poursuit Miesel : une femme réapparaît dans la vie d’un homme alors qu’il la croyait à jamais disparue. Cela s’appellera Ascot, ou le Retour de la crème anglaise.
— C’est un titre stupéfiant, sourit la jeune femme.
— Une dernière question, demande Clémence Balmer, qui devine que désormais, son auteur a tout autre chose en tête qu’assurer la bonne tenue de cette conférence de presse.
— Andrea Hilfinger, Frankfurter Allgemeine Zeitung. Comment définiriez-vous ce qui s’est passé hier soir aux États-Unis ?
— Le définir ? Je pense que les États-Unis d’Amérique n’est plus qu’un nom. Il y a toujours eu deux Amériques, et désormais elles ne se comprennent plus. Comme je me reconnais plutôt dans l’une d’elles, moi non plus, je ne comprends pas l’autre.
Mardi 29 juin 2021,
Ed Sullivan Theater, New York
La cheffe maquilleuse du Late Show with Stephen Colbert contemple son œuvre avec ravissement.
— Vous êtes super, Adriana. J’en ai profité pour vous recoiffer un peu différemment.
— Stephen termine son introduction, vient l’interrompre l’assistante-plateau. Suivez-moi. Quand je vous toucherai l’épaule, vous entrez sur le plateau, d’accord ?
L’assistante n’attend pas la réponse et quitte les loges : les jeunes femmes remontent le couloir vers les lumières de la scène et patientent derrière le rideau noir, le temps que le groupe Stay Human achève son morceau.
Derrière son bureau, face au public, Stephen Colbert consulte ses fiches, et quand la caméra revient sur lui, l’animateur vedette de CBS fronce les sourcils.
— Ce soir, j’ai le privilège d’accueillir une toute jeune actrice, dont la célébrité est toute relative (cris de déception). Ne soyez pas aussi grossiers, ne me faites pas honte (rires). Alors, mesdames et messieurs, je vous demande de souhaiter la bienvenue à… Adriana Becker.
Stephen Colbert fait un geste, le panneau « Applause » s’allume et il est aussitôt obéi.
Une jeune femme s’avance, fine, presque une adolescente, en jean et baskets, pull angora bleu sombre, ses cheveux tombent sur ses épaules en boucles brunes. L’animateur va vers elle, l’embrasse sur la joue, pour la rassurer.
— Bonjour, Adriana Becker. Je suis tellement heureux de vous recevoir.
— Bonjour Stephen, je suis heureuse moi aussi d’être ici.
— Et impressionnée, j’espère. Première fois à la télévision ?
— Oui.
— Il y a une première fois pour tout. Je me souviens de mon premier amour, de notre premier dîner au restaurant, c’était très romantique, d’ailleurs, j’ai gardé la facture (rires). Adriana, vous avez vingt ans, vous êtes comédienne. On vous a vue en mai dernier dans Roméo et Juliette. Et vous étiez ?
— Juliette.
— Bien sûr, vous étiez Juliette. Et où avez-vous joué Roméo et Juliette ?
— Au Sandra Feinstein-Gamm Theater.
Elle souffle le nom du théâtre dans un murmure. Il y a quelques gloussements cruels dans la salle. La toute jeune femme rougit. Stephen Colbert lève les sourcils, et elle ajoute :
— C’est… à Warwick, Rhode Island. C’est un petit théâtre…
— Adriana, il n’y a pas de quoi rougir. Vous savez, Matt Damon a débuté comme figurant : il était pizzaiolo, il tendait une Margherita à un client, et il n’avait qu’une réplique : « Cinq dollars, s’il vous plaît. » Maintenant, il raconte partout que c’était une Regina à sept dollars, mais c’est un sacré vantard (rires). Pardon Adriana. Et dans quelle pièce allez-vous jouer prochainement ?
— Désirs sous les ormes. C’est une pièce en cinq actes d’Eugene O’Neill. Je joue le rôle de la jeune fille.
— La jeune fille ?… Mais il va y avoir un problème, Adriana. S’il n’y a qu’une jeune fille dans cette pièce. Vous ne pensez pas ?
Adriana Becker rit. Le public aussi, sans encore comprendre. Stephen Colbert sourit, et lance vers les coulisses :
— Et maintenant, public, je veux un tonnerre d’applaudissements pour Adriana Becker ! Oui, Adriana Becker !
De derrière le rideau jaillit une seconde Adriana, coiffée et vêtue à l’identique, à l’exception du pull, de couleur rouge cette fois. La salle tout entière se lève, ébahie, crie, tape dans ses mains tandis que Stephen Colbert marche vers elle, l’embrasse et la guide vers le canapé où se trouve sa jumelle. En régie, la réalisatrice tire sur sa cigarette électronique au mépris du règlement intérieur comme de la législation. C’est de la foutue bonne télévision, et sur ce coup, la chaîne grille ABC et NBC. Derrière elle, ils sont une dizaine du service réseaux sociaux de CBS à twitter, poster sur Instagram, à créer des Facebook Live. Le nombre de likes et de partages grimpe en flèche.
Elles sont là, côte à côte, une mèche rouge sur le front de l’une, une bleue sur celui de l’autre, subtile touche de la maquilleuse, touche discrète mais soudain flagrante. Les acclamations durent, puis Colbert retourne derrière son bureau.
— Bonjour Adriana.
— Bonjour Stephen, répond la nouvelle venue.
— Vous n’êtes pas jumelles ?
— Non, pas du tout, font les deux jeunes femmes en même temps, avec le même sourire, la même énergie.
— Hey ! Eh bien, je crois que le public a compris (rires). Depuis quelques heures, on ne parle plus que de vous. Il va falloir que je vous distingue en disant Adriana June, Adriana March. June et March, c’est le nom de code du FBI, c’est cela ?
— Oui.
— June est en rouge, et March est en bleu, c’est ainsi que je vous reconnais… Ne me dites pas non, la production a investi une somme folle dans ces deux pulls et la teinture de vos deux mèches.
— D’accord.
Même réaction simultanée des jeunes femmes, même enchantement dans le public. La jeune Adriana, ou plutôt les jeunes Adriana crèvent l’écran.
— Adriana June, vous n’avez pas joué Juliette, c’est cela ?
— Non.
— Non, vous n’avez pas joué, parce que Roméo et Juliette, c’était en mai. Lorsque vous vous êtes posée voici maintenant cinq jours sur la base militaire de McGuire, où vous avez été détenue avec deux cent quarante-deux autres personnes, vous étiez persuadée d’être en mars, c’est cela ?
— Oui, Stephen. Je ne peux pas vous dire le jour exact, cela nous a été interdit par le FBI. Pour la sécurité de tous.
— Je comprends. Je voudrais savoir, et je pense que le public aussi voudrait comprendre, comment avez-vous appris… que vous étiez « en double » ?
Il regarde les deux jeunes femmes avec une attention extrême :
— Adriana March, dimanche dernier, le matin très tôt, le FBI est venu vous chercher, chez vos parents, c’est cela… à… – Colbert consulte ses fiches sans hâte – à Edison, dans le New Jersey. Vos parents ont dû être terrorisés… Et vous aussi…
— Oui, les agents du FBI nous ont dit que c’était une question de sécurité nationale. Ils ont malgré tout essayé d’être rassurants.
— C’est vrai que deux agents du FBI qui se pointent chez vous à l’aube, c’est toujours rassurant (rires). Et ensuite ?
— Ensuite, on m’a conduite jusqu’à la base en hélicoptère. Et on…
— Première fois en hélicoptère ?
— Oui.
— Ça fait du bruit. Une machine à laver en phase essorage. Les pales, le vent, tout ça. Je déteste les hélicoptères.
Stephen Colbert joue de l’impatience croissante de son public, mais il sait où et quand s’arrêter :
— Et une fois posée sur la base militaire ?
— On m’a conduite dans un grand bâtiment administratif, gardé par des soldats, on m’a fait entrer dans une simple salle avec une table, quelques chaises, je me suis assise, avec une psychologue à côté de moi, et une officière du FBI.
— Que vous ont-ils dit ?
— Que je ne devais pas avoir peur, que j’allais vivre un moment exceptionnel.
— Et c’est alors…, dit Stephen Colbert.
— Qu’ils m’ont fait entrer, dit Adriana June. J’étais aussi accompagnée d’un psychologue.
— Ça a dû être un choc pour vous. Et pour les psychologues aussi… (Rires.)
— J’ai mis quelques secondes à comprendre que j’étais face à… moi, reprend la jeune fille au pull azuréen. La tête me tournait, je me suis demandé qui j’étais, si j’existais vraiment.
— Et vous, Adriana June, racontez-nous comment cela s’est passé.
— Notre vol s’était posé trois jours plus tôt…
— En mars selon vous…
— Oui. Il y avait eu des turbulences, l’avion était endommagé. J’avais été retenue sans contact avec le monde extérieur, sans portable ni rien…
— Vous ne pouviez même pas jouer à Candy Crush ? (Rires.) Et donc, le troisième jour au matin, lundi dernier…
— On est venu me chercher, ils m’ont dit la même chose, le moment exceptionnel, etc., et que j’allais rencontrer quelqu’un qu’il était impossible que je rencontre…
— Et vous avez cru qu’il s’agissait de qui ?
— Je sais que c’est absurde, mais j’ai cru que j’allais revoir ma grand-mère. Elle venait de mourir en janvier… (« Oh ! » d’émotion dans la salle.)
— Oh, je suis désolé, Adriana. Mes condoléances.
— Et je suis entrée dans la pièce…
Adriana June regarde Adriana March, qui sourit. Le public applaudit à nouveau. Colbert ne veut pas perdre le rythme, il enchaîne aussitôt.
— Mon Dieu… Moi, à votre place, j’aurais eu une crise cardiaque. Et même, j’aurais eu deux crises cardiaques (rires). Vous n’avez pas été terrorisée ? Adriana March ?
— Si, bien sûr. Au début, nous n’osions pas nous parler, nous ne faisions que répondre aux psychologues et à la femme du FBI. Ils nous ont projeté une vidéo… d’explication. Où on voyait dans la cabine l’instant où… le moment de…
— De divergence, ou d’anomalie, complète Stephen Colbert en regardant ses fiches.
— Oui. Et après, on nous a proposé de nous poser l’une à l’autre les questions que nous voulions. Le FBI voulait prouver à chacune d’entre nous que l’autre n’était pas… je ne sais pas, une espèce de clone. Que nous avions les mêmes souvenirs, la même vie.
— La même vie jusqu’à ce mois de mars, et ce vol Paris-New York, précise Stephen Colbert. Par exemple, Adriana March, vous avez demandé quelque chose à Adriana que vous seule saviez, c’est ça ?
— Oui. Une chose qui s’est passée le soir du Nouvel An, mais que je suis seule à connaître, dit Adriana March avec timidité.
— Enfin, que nous sommes deux à connaître, renchérit Adriana June (rires).
Trois, en fait : elles deux et leur petit frère, dans la chambre de qui Adriana n’aurait jamais dû entrer sans frapper ni lui laisser une chance de refermer l’ordinateur.
— Vous avez une chance inouïe, vous savez, sourit Stephen Colbert, moi j’ai tellement bu le soir de la Saint-Sylvestre que mes souvenirs redémarrent le 4 janvier vers midi (rires). Alors maintenant, vous êtes convaincues que vous êtes… toutes les deux Adriana ?
— Totalement convaincues, disent-elles en même temps, provoquant la jubilation d’un public fasciné.
— Vous savez, parfois, je me dis qu’on a frôlé la catastrophe, ç’aurait pu arriver avec Air Force One. Vous imaginez ? Deux présidents ? (Cris et applaudissements.) À eux deux, ils auraient fait s’effondrer Twitter le jour même. J’imagine qu’on vous a livré quelques hypothèses scientifiques, celles que l’on a vues partout depuis dans la presse…
Les deux jeunes femmes acquiescent, l’animateur poursuit.
— Il y a une interprétation qui vous semble plus plausible que l’autre ?
Elles secouent la tête.
— En tout cas, pour moi, vous n’êtes pas des simulations. Il y en a aussi qui pensent que vous seriez deux cent quarante-trois extraterrestres. Que vous allez envahir la Terre (rires). Et maintenant qu’allez-vous faire ? Adriana June, vous êtes retournée chez vos parents, forcément, vous vivez là-bas…
— On m’a installée dans l’ancienne chambre de mon petit frère, il est étudiant à Duke. Je l’ai vu hier soir, lorsque le FBI nous a ramenées à la maison.
— C’est Oscar, c’est cela ? Comment a-t-il réagi ? Adriana March ?
— Il a répété « c’est dingue » au moins dix fois. Et suggéré qu’on se coiffe différemment.
Le public rit, elles aussi, et Stephen Colbert les quitte des yeux pour s’adresser à la caméra.
— Oscar est dans la salle. Nous avons aussi proposé à vos parents de se joindre à nous, mais ils ont refusé. Comment cela se passe-t-il avec eux ?
Les deux jeunes femmes se regardent, et c’est June qui répond la première.
— Ma mère a peur. Elle n’a pas osé m’embrasser, ce matin.
— Elle a peur de nous deux, ajoute Adriana March. Elle ne nous distingue pas. Elle croit qu’il y en a une…
— Une « fausse », complète Adriana June.
— Et votre père ?
Les deux jeunes femmes se taisent. La production regrette d’avoir laissé Stephen Colbert dans le flou : mercredi soir, quand les deux Adriana sont revenues à Edison, un agent du FBI et une psychologue les avaient précédées. Ils avaient longuement expliqué l’inconcevable à ses parents. La mère ne cessait de répéter Mais comment est-ce Dieu possible ? Et lorsque enfin elles avaient fait leur entrée, le père, qui était prostré dans le canapé, s’était dressé, avec effroi, et sans un mot il avait remonté l’escalier à reculons et s’était enfermé dans sa chambre. Il avait fallu parlementer longtemps à travers la porte pour qu’il consente à sortir. Depuis, son comportement alarmait le FBI au point que le Bureau avait exigé qu’un agent restât en permanence sur les lieux.
Colbert comprend qu’il faut éviter le sujet. Avant que s’installe le malaise, il se tourne vers l’Adriana en pull écarlate.
— N’importe qui aurait du mal à s’adapter à une situation aussi unique. Unique n’est vraiment pas le mot (rires). Vos parents vous aiment, et ils vont être heureux d’avoir désormais deux aussi merveilleuses filles.
Le public applaudit à ce conte de fées, longuement, au point que c’est Colbert qui doit interrompre l’ovation.
— Et entre vous deux, cela se passe comment ?
— Bien, dit Adriana June. Adriana March hoche la tête.
Ce n’est pas un pieux mensonge. Les deux jeunes femmes ne sont pas rivales. Leur vie est devant elles, l’avenir est à conquérir, elles n’ont encore rien à devoir partager.
— Vous avez un petit ami, Adriana June ? Je ne suis pas l’inquisition espagnole, personne ne vous en voudra de garder cela pour vous.
— Non, je veux bien répondre. Je suis célibataire.
— Eh bien, Adriana, l’avouer ici et en direct n’était pas une bonne idée (rires).
Colbert se tourne vers l’Adriana azur.
— Et vous, Adriana March ? Depuis mars, avez-vous rencontré quelqu’un ?
— Oui, il y a trois mois.
— Merci de partager cela avec nous, Adriana, reprend Colbert. Et il s’appelle ?
— Nolan.
Le public bruisse joyeusement. En régie, la production exulte : l’amour, c’est toujours un bon produit d’appel.
— Je crois savoir, poursuit Stephen Colbert, que Nolan était l’un de vos partenaires dans Roméo et Juliette. Ce n’était pas Roméo, tout de même ?
— Non, c’était Mercutio.
— Ah, Mercutio ! le meilleur ami de Roméo. Se pourrait-il que Nolan-Mercutio soit ici avec nous dans la salle ?
Le pinceau d’un projecteur explore lentement les rangs du public, descend vers le premier rang et s’arrête sur un grand et mince garçon noir, qui sourit largement et se lève, sous les acclamations.
— Mesdames et messieurs, veuillez accueillir Nolan Simmons.
Colbert lui tend la main et l’aide à monter sur scène. Les applaudissements ne tarissent pas, comme c’était prévisible. Les Adriana sourient, saluent, Adriana March minaude un peu, Adriana June regarde Nolan avec un sourire étonné qui soulève les rires. Elle a rencontré Nolan en coulisses, mais elle joue la surprise, c’est sa manière de ramener l’attention à elle. Ni l’une ni l’autre n’ont été difficiles à convaincre de jouer cette scène, et Nolan guère plus. The Late Show with Stephen Colbert est un sacré divertissement, et elles n’ont pas choisi ce métier pour refuser la lumière et se draper dans une pudeur effarouchée. Tous jouent le jeu, va pour le spectacle.
— Vous pouvez embrasser votre amie, Nolan. Ne vous trompez pas (rires).
Le jeune homme embrasse tendrement Adriana March sur la joue, avant de serrer la main, brièvement, d’Adriana June. Stephen Colbert secoue la tête.
— Ne vous en faites pas, mon garçon, dit Colbert, personne n’a jamais été préparé à une telle situation. Dites-moi la vérité, Nolan, si vous les aviez croisées dans les loges, vous auriez su qui est qui ? Et si je vous avouais que depuis le début, nous avons demandé à chacune d’entre elles de jouer le rôle de l’autre ? Si nous avions tenté de vous duper ?
Du public monte un bourdonnement de stupéfaction. Nolan, pris d’un véritable doute, perd toute contenance, recule instinctivement d’un pas d’Adriana March. Ça ne joue plus. La salle s’inquiète soudain, un malaise s’installe, Colbert regrette aussitôt sa ruse.
— Ne vous inquiétez pas, Nolan. C’est bien votre Adriana (cris de soulagement dans le public). C’était une très mauvaise blague, je n’ai pas pu résister. Pardonnez-moi…
Nolan reprend la main d’Adriana. Stephen Colbert grimace. Il s’en veut de s’être montré cruel, tout cela parce qu’il a laissé l’improvisation prendre le pouvoir. Il relit ses fiches, revient à sa conduite balisée et reprend :
— Eh bien… Comment allez-vous vous diviser les rôles, maintenant ?
Tandis que le Stephen Colbert Show retrouve son humeur bon enfant, en régie, l’inquiétude s’installe. Quelques écrans montrent l’extérieur de l’Ed Sullivan Theater. Dès les alertes des réseaux sociaux, des dizaines de chrétiens fanatiques ont convergé vers la salle et depuis dix bonnes minutes, ils en font le siège.
— Je ne me doutais pas qu’on avait autant de fous de Dieu à New York, dit la productrice avec un sourire jaune.
La sécurité du show a été doublée pour l’occasion, un trop mince cordon de policiers tente de les maintenir à distance, mais face aux caméras de surveillance, les manifestants hurlent, crachent leur haine et leur terreur, agitent des panneaux : « Vade retro », « Filles de l’enfer », « Satan vous a faites », « Blasphème »…
— Blasphème ? Mais quel blasphème ? demande la productrice.
— J’ai lu qu’ils considèrent que les doubles sont damnés, risque une assistante. Entre autres à cause du dixième commandement.
— C’est lequel, celui-là ?
— Vous savez bien… « Tu ne convoiteras point la femme de ton prochain ; tu ne désireras point la maison de ton prochain, etc. » Forcément, ça leur est impossible de le respecter, puisqu’ils possèdent les mêmes choses. D’un autre côté, on pourrait argumenter qu’ils ne sont pas « leur prochain »…
— Moui. Je doute que ces dingues fassent dans l’exégèse théologique.
Soudain, alors que des renforts policiers arrivent et consolident la ligne de défense, un cocktail Molotov vole dans une parabole de flammes et se fracasse sur l’entrée du théâtre. Les agents du théâtre éteignent vivement l’incendie, les policiers repoussent les manifestants, sortent les matraques, on procède à des arrestations, mais rien n’y fait, la petite foule surexcitée grossit encore, renverse les palissades, elle tente de se frayer un chemin vers les marches du théâtre.
L’émission touche à sa fin, et Colbert, averti des incidents, se tourne vers le public.
— Chers amis, nous allons devoir rester un peu plus longtemps que prévu dans ce théâtre. Dehors se tient une manifestation très agressive, et il y a des heurts avec la police. Nous vous ferions courir un risque en vous laissant sortir maintenant. D’ailleurs, c’est ma dernière question, pour toutes les deux : le FBI vous a déjà prévenues du danger du fanatisme religieux. Il y a eu des déclarations de la part de responsables de congrégations où vous êtes qualifiées, l’une comme l’autre, d’ailleurs, de créatures sataniques, d’« abominations ». Vous-mêmes avez reçu des menaces de mort, n’est-ce pas ?
— Oui, des centaines, sur mon compte Facebook, enfin, notre compte…
— Je suis tellement désolé pour vous. Eh bien, que voudriez-vous dire à ces gens qui parfois ont simplement peur, parce qu’ils ne comprennent pas ?
Stephen Colbert laisse le silence s’installer. C’est le moment d’intensité de l’émission dont tout le monde se souviendra. Stephen et les filles l’ont longuement préparé en régie, avec les spécialistes qu’a délégués la cellule de crise. C’est un discours patiemment répété, qui doit donner l’illusion d’une improvisation et c’est Adriana June qui doit le porter – les psychologues ont tranché – puisque c’est elle qui, pour la majorité, sera perçue comme l’intruse :
— Évidemment, je ne sais pas comment cet avion a pu se poser une seconde fois, dit Adriana June avec douceur. Personne ne le sait, Oui, surtout parler lentement, poser sa voix, montrer qu’on trouve difficilement ses mots, faire sentir l’émotion. Ce que je voudrais dire à tous ces gens qui ont peur, c’est que moi aussi, j’ai peur. Il faut que chacun essaie d’imaginer ce que nous vivons. Je n’ai pas été choisie, ni surtout « élue ». Pas plus moi qu’aucune de ces deux cent quarante-trois personnes à bord. Ce qui m’arrive, ce qui nous arrive, aurait pu arriver à n’importe qui dans cette salle. Je suis n’importe qui… Si c’est possible, le répéter, non, c’est trop. Je n’ai rien de spécial, marquer un temps, je suis une jeune fille de dix-neuf ans qui vit à Edison, qui veut devenir institutrice, Ne pas dire professeur de français, beaucoup de gens n’aiment pas les Français, ne même pas dire professeur, non, institutrice, c’est plus simple et tout le monde aime les institutrices, une jeune femme qui fait du théâtre en amateur, insister sur « en amateur », qui revenait d’Europe début mars, là aussi, oui, plutôt Europe que France, qui se retrouve en juin, et qui ne comprend rien de ce qui lui arrive, mais qui va devoir se débrouiller avec ça. Une pause encore, bafouiller, ne pas trouver tout de suite ses mots. Et cette autre jeune fille… qui est devant moi et qui est autant moi que je suis moi… elle va devoir se débrouiller avec, elle aussi. Cette Adriana-là a vécu trois mois de plus que moi, mais nous avons les mêmes souvenirs, nous avons la même croyance en Dieu, J’ai failli oublier Dieu, merde, c’était l’essentiel, ils avaient bien insisté, bien rappeler qu’on est croyant, j’ai failli oublier, c’est dingue, nous avons les mêmes amis, les mêmes parents, nous les aimons autant l’une que l’autre, et même, nous devons partager mes vêtements, puisque ce sont aussi les siens.
— Et en plus, la coupe Adriana March, nous avons chaque fois envie de porter la même chose au même moment. Ça, c’est une idée de Colbert, pas mal d’ailleurs, attendre les rires, voilà, et redémarrer.
— C’est vrai, dit Adriana June. Alors, à partir de maintenant, nos deux vies vont diverger, bien sûr. Elles ont commencé à le faire. Se tourner vers Nolan, se mettre à l’écoute de l’émotion dans la salle. Par exemple, je ne sais pas ce que nous aurions fait si j’avais connu Nolan avant de partir pour l’Europe, si j’étais amoureuse de lui. Ne pas insister, juste laisser le public s’identifier, mesurer l’ampleur de la confusion. C’est une des nombreuses choses qui tournent dans ma tête.
— Je crois, reprend Adriana March, Changer un tout petit peu de voix, souligner l’existence possible d’une différence entre elles, je crois que tout ce que je voudrais, c’est que les gens n’aient peur ni de moi, ni de l’autre Adriana, ni de nous. Qu’ils soient bienveillants. Là, marquer une très longue pause. Et conclure. Nous sommes perdues, nous avons besoin de l’amour de tous ceux qui nous sont proches. Baisser les yeux, prendre la main d’Adriana June, attendre les applaudissements. Si l’on sent que l’on peut pleurer, surtout, pleurer.
Une larme coule sur la joue d’Adriana June, elle n’a pas eu besoin de se forcer, l’émotion envahit tout, elle pourrait se mettre à sangloter. Adriana March s’approche d’elle, la prend par les épaules tandis que Stephen Colbert lui sourit.
— Merci beaucoup, à toutes deux. Je sais que beaucoup vous comprennent. J’ai une dernière demande : votre frère m’a dit que vous avez chanté en famille, le soir de Noël, la célèbre bossa-nova, The Girl from Ipanema.
— Dans la version d’Amy Winehouse, oui, dit Adriana June.
— Alors… toutes les deux, avant que vous nous quittiez… Vous voulez bien ?
Le public crie, les jeunes filles sourient.
— J’ajoute que vous n’avez pas répété, précise Colbert en mentant sans vergogne, puisqu’elles y ont passé une demi-heure.
Le batteur de Stay Human démarre en douceur au charleston et à la caisse claire la bossa-nova de Jobim et Moraes, la lumière se tamise sur le plateau, deux conduites douces tombent sur elles, une rouge sur l’une, une bleue sur l’autre, annulant leurs différences. Le jeu des couleurs est une idée de la production. Vinícius de Moraes a dit un jour de sa chanson qu’elle ne parle de rien d’autre que du temps qui passe, de cette beauté triste qui appartient à tous et à personne, du sac et ressac mélancolique de la vague. Et la plage d’Ipanema s’installe sur le plateau du Stephen Colbert Late Show lorsqu’une Adriana commence, suivie dès le deuxième vers par sa jumelle : « Tall and tan and young and lovely… »
Les deux Adriana chantent dans un duo parfait la sirène gracieuse d’Ipanema qui marche vers la mer dans le sable fin. L’une commence une phrase et l’autre la finit, elles jouent à être ensemble et pourtant dissemblables, leur harmonie frôle la magie et donne le tournis. Et chaque frisson de ce vertige contient sa dose homéopathique de terreur.
— C’est de la fichue bonne télé, dit en régie la femme de la production. De la fichue bonne télé.
Mardi 29 juin 2021, 23 h,
Ed Sullivan Theater, New York
Jamais la main de Dieu ne faiblit. Et les gestes de Jacob Evans sont guidés par Lui. Jacob est né dans la foi du Christ à Scottsville, Virginie, et il sait de son père John que ceux qui ne naissent pas dans la souffrance ne sont pas des créatures de Dieu car il n’est de création que de Dieu et la voix qui parle sans cesse dans son crâne répète les mots qu’il a entendus dans son enfance lorsqu’il travaillait à la ferme.
Lorsque l’Abomination a été révélée dans les médias et sur les réseaux sociaux, Dieu a guidé Jacob Evans. Le premier jour, lui et ses frères de l’Armée du septième jour se sont réunis dans l’église baptiste et ils ont écouté le révérend Roberts parler des créatures et de Satan, de cette légion sans foi de tous ceux qui ont offensé Dieu car dans l’Apocalypse de Jean il est dit qu’il y eut des éclairs et un grand tremblement et qu’une grosse grêle dont les grêlons pesaient un talent tomba du ciel sur les hommes, et grâce à Dieu qui sait et qui guide, le révérend Roberts et avec lui Jacob et tous les fidèles ont reconnu l’orage et l’avion pris dans la tempête sacrée que le Seigneur a mis sur son chemin. Et dans cet avion se trouvaient tous les hommes qui blasphémèrent Dieu à cause du fléau de la grêle car ce fléau était très grand.
Et l’extase du Seigneur a parcouru le corps de Jacob Evans et Sa fureur a coulé dans ses bras et Il a voulu que Jacob accomplisse Sa gloire dans le monde des hommes.
Il y a les explications que les journaux donnent et répètent, il y a les discussions entre experts et savants, mais Je détruirai la sagesse des sages, J’anéantirai l’intelligence des intelligents, car oui, Jacob se souvient d’Isaïe, et c’est orgueil et mépris du Tout-Puissant que de chercher en soi-même son propre salut. Tel est aussi le message que Paul envoie aux Corinthiens qui veulent s’affranchir du message de Dieu et cherchent de la sagesse dans la vanité de l’homme où ne doivent pourtant régner que l’humilité et la crainte de Dieu et la foi dans notre Seigneur Jésus-Christ. Il est ressuscité, il est vraiment ressuscité. Dans le message que Dieu envoie avec son Abomination, il n’y a de salut que dans la gloire du Seigneur et dans la destruction du Mal. Les yeux de Jacob étaient fermés, oh oui, mais le Très-Haut les a ouverts grand sur la nuit.
Et au cœur de cet incendie sans fin qui de tout temps a dévoré l’Amérique, dans cette guerre que l’obscur mène à l’intelligence, où la raison recule pas à pas devant l’ignorance et l’irrationnel, Jacob Evans revêt la cuirasse d’ombre de son espérance primitive et absolue. La religion est un poisson carnivore des abysses. Elle émet une infime lumière, et pour attirer sa proie, il lui faut beaucoup de nuit.
Evans et d’autres membres de l’Armée du septième jour ont roulé sept heures dans un cortège de voitures qui portaient la croix du Christ sauveur, et ils ont crié la Colère de Dieu devant la base militaire, mais les soldats les ont repoussés. Alors, aidé par Dieu et Instagram et Facebook, Jacob apprend que l’une de ces Monstruosités va s’exhiber ce soir à la face du monde, il regarde avec dégoût et fureur cette fille blonde, et Jacob sait qu’elle incarne le Grand Mensonge et la perfidie du Déchu.
Jacob et avec lui beaucoup d’autres confluent vers le théâtre de CBS, ils descendent à la station 50th Street, au milieu des néons et des lumières polychromes de Broadway. Ils marchent dans Babylone la grande, dans la Grande Prostituée faite ville, mais la police bloque l’accès à l’avenue par le sud, et des barrières de métal protègent l’accès à la salle. La foule exaltée grandit, gonflée à chaque minute par les appels au ralliement sur les réseaux.
À minuit, une première bouteille enflammée vole et se fracasse contre l’auvent lumineux, le feu provoque aussitôt un court-circuit et éteint des milliers d’ampoules et l’enseigne étincelante du Late Show with Stephen Colbert, mais Jacob s’avance dans les flammes, Ne crains pas l’Enfer et Jésus se réjouit dans son cœur. La police charge, interpelle certains émeutiers. Et Jacob implore le Seigneur de le laisser approcher des Impures, de lui laisser accomplir Sa volonté, et dans la chaleur de l’incendie il prie le Seigneur et sait qu’il goûtera bientôt le miel du Paradis parmi les élus.
Du haut de Sa montagne le Seigneur regarde son agneau Jacob Evans et Il le guide vers la 53e Rue. Jacob marche dans Sa lumière, car Dieu sait seul sait le chemin. Là, alors que ses frères en Dieu crient sur Broadway, Jacob voit sortir d’un garage souterrain, à quelques mètres de lui, une limousine noire. Elle va tourner sur la gauche et fuir la manifestation des fidèles, mais la rue est encombrée et la voiture reste coincée à hauteur d’un Deli Special Broadway. Les vitres arrière remontent aussi vite que possible, mais dans la lumière crue de la nuit new-yorkaise, Jacob aperçoit sur la banquette arrière les deux jeunes femmes, aux visages tellement semblables. Impénétrable est la sagesse de Dieu. Les Impures gloussent et elles rient de toutes leurs dents trop bien rangées dans leur bouche infecte et leur visage séraphique arbore le visage parjure de l’Ange de l’Ombre. Et le Seigneur guidera mon glaive vengeur.
Que périssent les Créatures et il y aura un ciel qui enveloppera les hommes, et Jacob sort un Grendel P30 de sa poche, et la lumière scintillera si légère et si chaude, Soutiens ma main Seigneur et il tire à travers la vitre qui explose Au nom de Jésus-Christ je vais vous chasser et autour de lui, on hurle de frayeur, il tire encore et le coup de feu emporte un visage, L’archange Gabriel descendra sur moi, Jacob tire toujours et vide le chargeur sur une autre Adriana ensanglantée et il tombe à genoux, Jésus-Christ est né puis sur le bitume sale, il est au sol, le Christ sauveur aux bras écartés, Dis un mot Seigneur et mon âme sera sauvée et tandis qu’on se jette sur lui, qu’on lui passe les menottes dans le dos, dans les hurlements des sirènes et les lumières crues des gyrophares et des flashes, Le Seigneur est mon berger, Il donne et reprend, un Jacob Evans souriant aux yeux clos voit sortir de la bouche du dragon et de la bouche de la Bête et de la bouche du faux prophète trois esprits impurs semblables à des grenouilles.
Mercredi 30 juin 2021,
Clyde Tolson Resort, New York
00 h 43 : dans l’immeuble du FBI, tous les écrans affichent désormais les chaînes d’information en continu, et l’équipe du protocole 42 les regarde diffuser en boucle le double assassinat. 01 h 00 : CBS diffuse une émission spéciale : un Stephen Colbert catastrophé anime un plateau avec des journalistes spécialistes du fait religieux. L’appel à l’apaisement qu’ont élaboré Pudlowski et ses experts n’aura servi à rien : sur Hope Channel, les prêches dénoncent la vénération des faux prophètes, et sur Fox, des télévangélistes condamnent le crime comme il se doit, mais éructent et parlent de fin du monde. Au matin, les sondeurs de Gallup et d’autres écumeront les rues : 44 % des Américains estiment que c’est un « signe de la fin des temps », 34 % parmi eux pensant que cette fin est « proche », 25 % même « très proche ». On en trouve 1 % pour penser qu’elle a déjà eu lieu. Et dans la journée, partout dans le monde, les lieux de culte connaîtront une affluence inconnue. Quand sept milliards d’êtres humains découvrent qu’ils n’existent peut-être pas vraiment, la chose ne va pas de soi.
Une Jamy furibonde arpente à grands pas la salle de conférences du Clyde Tolson Resort où s’est déportée désormais toute l’équipe du protocole 42. Elle répète :
— Il faut garantir l’anonymat de tous les passagers. Comme les témoins des procès maffieux. Ces gens doivent pouvoir s’évanouir, changer d’identité.
Elle l’avait bien dit, pourtant, que Dieu serait un problème… Puisque rien ne doit contester Son omnipotence, ce Boeing surgi de nulle part s’inscrit dans Son dessein. L’ironie est que dans l’hypothèse d’une simulation, une chose n’est plus guère contestable : l’homme est bien la création d’une intelligence supérieure. Mais qui est prêt à adorer le développeur d’un monumental jeu de rôle ?
— Depuis l’annonce du président, intervient Mitnick, les entrées des hôpitaux font état d’une vague de suicides. Beaucoup de gens déjà fragiles sont passés à l’acte. Les thèses complotistes ont la cote : toute l’affaire est un montage, cette histoire de simulation vise à rendre dérisoire toute lutte contre quoi que ce soit, du capitalisme au réchauffement climatique. Les partisans de la Terre plate y voient une confirmation de leur conviction. Et j’en passe.
— Toujours se méfier des gens qui nous demandent de nous méfier, résume Pudlowski.
— Les extraterrestres font aussi un formidable come-back, continue Mitnick, mais là, bon, comment l’éviter… Il y a cette fille, aussi. Tomi Jin, une influenceuse… Elle vient de poster ça.
Mitnick projette sur un écran le selfie d’une fine femme brune, asio-américaine. Il a déjà 1512 likes. Son front s’orne d’une boucle de cheveux écarlate, sous les mots « 1, 2, 1 000 Adrianas ». À deux heures du matin, il est partagé 12 816 fois. Il le sera sept millions de fois à huit heures. Et au matin, partout, de Paris à Rio, de Hong Kong à New York, ils sont des milliers à marcher dans les rues avec la mèche teinte en rouge d’Adriana June. Le message est flou, mais la liberté de pensée sur internet est d’autant plus totale qu’on s’est bien assuré que les gens ont cessé de penser.
Quelques heures encore et l’empathie, l’émotion et le dérisoire étant des affaires qui marchent, les vendeurs de T-shirt offrent des « Stimulate me, dont simulate me », des « I’m a program, reset me », « I am 1, U are 2, we are free ». Les humoristes des émissions matinales s’essaient à des sketches sur la duplication.
— Vous savez ce qu’est une simulation, Hillary ? demande le journaliste à l’imitatrice.
— Peter, répond la voix de Hillary Clinton, toutes les femmes en Amérique savent ce que c’est que la simulation.
Jusque-là, une petite centaine de savants spéculaient dans un hangar. Soudain, ce sont dix millions de chercheurs sur la planète qui doivent débattre de leurs théories, en proposer une alternative. La « photocopieuse » et le « trou de ver » trouvent d’emblée peu d’adeptes. Tant pis si la théorie la plus simple est aussi la plus cinglée.
Pourtant, la simulation, les astrophysiciens ne l’aiment guère. Les agences spatiales encore moins. Explorer l’espace coûte déjà cher, mais s’il n’y a pas d’espace, c’est soudain hors de prix. Les théoriciens des particules n’apprécient pas non plus. Et toutes leurs belles particules, les quarks, les gluons, la matière noire ? Tout serait virtuel ? Et leurs gros accélérateurs dont ils sont si fiers, une vaste blague en 3D ? Et le temps ? Si le temps lui-même est un artifice, comme il l’est dans un jeu vidéo où tout est calibré et ralenti pour qu’un humain puisse avoir une chance de jouer, comment mesurer le temps réel à partir de notre temps virtuel ? Enfin, ce sont les biologistes qui s’indignent. Et l’évolution, et la disparition des espèces, la perte de la diversité biologique ? Mais tous le savent : l’univers, virtuel ou pas, est tout entier régi par des lois, de mieux en mieux connues. Pas un de ces scientifiques qui ne se livre depuis des années à quelque simulation, avec un supercalculateur, dont la puissance en dix ans a été multipliée par cent. Il imagine sans peine le pouvoir de machines des milliards de milliards de fois plus puissantes.
Mieux vaut ne pas mesurer la productivité le mercredi matin. De fait, les seuls à travailler vraiment sont les hommes et les femmes du protocole 42.
Car ce mercredi matin débute l’opération « Hermès ». Meredith a trouvé le nom de code, qui dit le voyage et le secret pour tous les passagers du vol 006, le moment est venu de l’évanouissement. Le crime de Jacob Evans aura au moins achevé de convaincre les passagers qu’ils sont des cibles, et aux États-Unis au moins, tous consentent. La NSA a fait disparaître toute trace numérique du vol, les agents français et américains récupéré les feuilles de vol. Le public sait qu’il s’agissait d’un Paris-New York d’Air France, en mars, mais il y en a eu plus de deux cents.
Mercredi 30 juin 2021,
Studio 4, France 2, esplanade Henri-de-France, Paris
La vérité est que le monde entre en quelques heures dans une vacuité de sens. Puisque la religion fournit une réponse doctrinale et fausse, la philosophie se propose d’en donner une abstraite et erronée. Partout dans le monde, les talk-shows se multiplient. Et surtout en France, ce pays à la concentration en philosophes médiatiques légendaire. L’un d’eux s’appelle Philomède. Admettons. Le voilà sur le plateau d’une chaîne nationale, avec un autre invité, Victor Miesel.
— Je ne veux pas me prononcer, dit Philomède, sur cette idée d’une simulation. Mais d’après moi, cela ne changerait rien. Je suis matérialiste : il n’y a pas de différence entre penser et croire penser, et donc entre croire exister et exister.
— Tout de même, Philomède, dit l’animatrice, ce n’est pas tout à fait pareil si nous existons vraiment ou si nous sommes virtuels.
— Pardonnez-moi, mais si, c’est pareil : je pense, et même si je ne suis qu’un programme pensant, je suis. Je ressens l’amour et la douleur de la même façon, je mourrai tout aussi bien, merci. Et mes actes ont les mêmes conséquences que mon monde soit virtuel ou réel.
— Philomède, à côté de vous, un écrivain, Victor Miesel, dont le livre L’Anomalie est devenu un livre « culte », et l’est évidemment plus encore aujourd’hui. Victor, vous avez été à bord de cet avion, on sait que votre « double » s’est donné la mort, vous venez de donner une conférence de presse cet après-midi, et nous vous remercions d’être là, avec nous. Qu’imaginez-vous du destin de ces passagers dédoublés ?
— Nous sommes plus de deux cents à regarder les chemins empruntés par nos « doubles » entre mars et juin, à regretter peut-être de n’avoir pas préféré bifurquer. Certains peuvent avoir envie de faire autrement, ou mieux, ou autre chose. Mais moi, je ne me suis pas retrouvé face à moi-même. Quoique…
L’écrivain sort les deux briques rouges de sa poche.
— Depuis la mort de mon père, il y a plus de trente ans, je gardais toujours dans ma poche une briquette. Ce n’était ni un fétiche, ni un porte-bonheur. Juste quelques grammes de souvenir, presque une habitude. On m’a rendu celle que conservait le Victor qui s’est suicidé, et elles sont désormais deux. J’ai oublié laquelle est laquelle, et je les ai unies. Je ne saurais dire ce qu’elles symbolisent, mais j’ai l’impression d’avoir plus de choix, d’être plus libre que jamais. Malgré tout, je n’aime pas trop ce mot de « destin ». Ce n’est qu’une cible qu’on dessine après coup à l’endroit où s’est fichée la flèche.
Dans le public, Anne Vasseur, la journaliste du Times Literary Magazine, s’amuse. Elle préfère cette autre blague qui dit que pour qu’une flèche atteigne la cible, il faut qu’elle ait tout raté avant. Lorsqu’elle a appris la mort de Victor, en avril, elle a été choquée, peinée, et l’intensité de ce sentiment l’avait étonnée. Bien sûr, elle l’avait remarqué, à Arles, elle avait trouvé son intervention intelligente et sensible, au dîner, elle avait été touchée par ces efforts de gosse pour l’aborder. Elle était alors prise dans d’autres liens, elle n’avait pas voulu jouer. Puis, elle avait détesté ce moment de faiblesse, de facilité, d’orgueil, elle avait détesté lui plaire, justement parce qu’il lui plaisait. Alors, elle avait quitté Arles plus tôt que prévu, honteuse d’un désir égoïste et inconséquent, refusant d’être une femme qui trahit, qui jouit, qui fait souffrir, et finit par ne plus savoir où elle habite. Elle avait fui. Elle aurait un instant préféré avoir des remords plutôt que des regrets, mais elle n’avait jamais voulu trouver de prétexte pour retrouver ce traducteur de Gontcharov. Elle avait lu cette « résurrection » prodigieuse comme un signe, un signe incompréhensible, mais un signe malgré tout. Et elle, la littéraire, avait obtenu de la rédaction en chef du Times de remplacer à cette conférence l’envoyé spécial. Maintenant, elle regardait un homme, qui pouvait être, un long moment, justement, un destin.
— Et dites-moi, Philomède, reprend la journaliste, dans cette situation, comment réagiriez-vous ?
— D’abord, je n’aurais pas longtemps une sensation d’irréalité. Si je doutais d’exister, il me suffirait de me pincer. Ensuite, cet autre est un miroir sans complaisance, d’accord, mais c’est surtout le seul être à tout savoir de moi, de mes secrets. Ainsi exposé, je pourrais décider de changer, ou de me fuir. Enfin, être deux dans une seule vie, c’est être un de trop. Je me dirais sûrement : quelle vanité, l’appartement, l’emploi, toutes ces choses matérielles… Je me concentrerais sur mon noyau intime, sur ce que je dois préserver à toute force. J’ai une fille, j’aime une femme, et lorsque je dis « ma femme », « ma fille », je sais ce que je mets dans ces « ma »… Si je devais les partager, j’apprendrais peut-être à relativiser ce désir de possession. La vérité, c’est que j’ignore comment je réagirais.
— Comment expliquez-vous la déclaration du pape François Ier ?
— Pardonnez-moi, je ne sais absolument pas ce qu’a dit le pape.
— Je le cite : « Dieu offre à l’humanité un signe de Sa toute-puissance et la chance d’abdiquer devant elle, de se conformer à Ses lois. »
— Il a dit ça ?
— Ce matin.
— Ça vous a un petit côté « Repentez-vous, pauvres pécheurs ». Qu’il me pardonne, mais de lui, je m’attendais à un peu mieux. Cela dit, c’est le logiciel de tous les religieux : « Voici nos croyances, trouvons les faits qui les prouvent. » Comme le Pangloss de Voltaire, ils croient que les nez ont été faits pour porter des lunettes, et que c’est pourquoi nous avons des lunettes. Dans cette affaire, je n’ai ni entendu Dieu, ni ne L’ai vu apparaître dans les nuages. Franchement, s’Il avait eu quelque chose à nous dire, c’était le moment où jamais. Au point où nous en sommes. Non, la seule vraie démarche philosophique et scientifique reste celle-ci : « Voici les faits, voyons quelles sont les conclusions possibles. »
— Et pour le reste d’entre nous, Victor Miesel, à votre avis, si vous deviez prédire ce qui va maintenant se passer ?
— Rien.
— Pardon ?
— Rien. Rien ne va changer. On se réveillera le matin, on ira travailler parce qu’il faut toujours payer son loyer, on mangera, on boira, on fera l’amour comme avant. On continuera à agir comme si nous étions réels. Nous sommes aveugles à tout ce qui pourrait prouver que nous nous trompons. C’est humain. Nous ne sommes pas rationnels.
— Ce que dit Victor Miesel, c’est un peu, Philomède, ce que, dans votre article ce matin dans Le Figaro, vous appeliez notre besoin de réduire la « dissonance cognitive » ?
— Oui. Nous sommes prêts à tordre la réalité si l’enjeu est de ne pas perdre tout à fait. Nous voulons une réponse à la moindre de nos anxiétés, et un moyen de penser le monde sans remettre en cause nos valeurs, nos émotions, nos actions. Regardez le changement climatique. Nous n’écoutons jamais les scientifiques. Nous émettons sans frein du carbone virtuel à partir d’énergies fossiles, virtuelles ou non, nous réchauffons notre atmosphère, virtuelle ou non, et notre espèce, toujours virtuelle ou non, va s’éteindre. Rien ne bouge. Les riches espèrent s’en sauver, seuls, en dépit du bon sens, et les autres en sont réduits à espérer.
— Vous êtes d’accord avec Philomède, Victor Miesel ?
— Évidemment. Vous vous souvenez de Pandore et sa boîte ?
— Oui, s’étonne la modératrice. Mais quel est le rapport ?
— Il y en a un : souvenez-vous, Prométhée a volé le feu du ciel et Zeus, pour se venger de lui et des hommes blasphémateurs, offre à son frère Épiméthée la main de Pandore. Dans les bagages de la femme, Zeus glisse un cadeau, une boîte mystérieuse, un vase en fait, qu’il lui a interdit d’ouvrir. Mais trop curieuse, elle désobéit. Tous les maux de l’humanité qu’il y a enfermés s’échappent alors : la vieillesse, la maladie, la guerre, la famine, la folie, la misère… Un seul mal est trop lent pour s’échapper, ou peut-être obéit-il à la volonté de Zeus. Vous souvenez-vous du nom de ce mal ?
— Non. Éclairez-nous, Victor Miesel.
— Ce mal, c’est Elpis, l’Espérance. C’est le pire de tous les maux. C’est l’espérance qui nous interdit d’agir, c’est l’espérance qui prolonge le malheur des hommes, puisque, n’est-ce pas, contre toute évidence, « tout va s’arranger ». Ne peut pas être ce qui ne doit pas être… La vraie question que nous devrions chaque fois nous poser est celle-ci : « En quoi est-ce qu’accepter un point de vue donné m’arrange ? »
— Je vois, dit l’animatrice. Et aujourd’hui, Philomède, vous trouvez que c’est ce qui se passe, que chacun d’entre nous trouve un moyen de s’arranger avec le réel qui nous est offert, c’est cela ?
— Oui. Absolument. Puis-je vous rappeler cette phrase de Nietzsche ? « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont. » Là, toute la planète est confrontée à une vérité nouvelle, qui remet en cause toutes nos illusions. On nous envoie un signe, indubitablement. Hélas, penser prend du temps. La chose ironique, c’est que le fait d’être virtuel donne peut-être plus de devoirs encore vis-à-vis de notre prochain, de notre planète. Et collectivement, surtout.
— Pourquoi donc ?
— Parce que – cela a déjà été dit par un mathématicien – ce test ne nous est pas destiné en tant qu’individus. Cette simulation pense l’océan, elle se moque du mouvement de chaque molécule d’eau. C’est de l’espèce humaine tout entière que la simulation attend une réaction. Il n’y aura pas de sauveur suprême. Il faut nous sauver nous-mêmes.
Samedi 10 juillet 2021,
Carroll Street, Brooklyn
L’adresse sur l’enveloppe mentionne « Aby et Joanna Wasserman », et Joanna reconnaît sa propre écriture, serrée, déliée. Lorsque Aby l’ouvre, ils y découvrent une feuille pliée en quatre et deux autres lettres cachetées :
Aby, Joanna,
Vous trouverez dans cette enveloppe une lettre pour toi, Joanna, et je sais que tu la liras à Aby, puisque c’est ce que je ferais, moi. Et une pour toi et toi seul, Aby.
Comme toi, Aby, comme toi, Joanna, comme tant d’autres embarqués sur cet avion, j’ai cherché des réponses, des indices seulement, dans L’Anomalie, ce livre étrange qu’a écrit l’écrivain français à bord. Je n’ai rien trouvé, sinon ceci : « On doit tuer le passé pour le rendre encore possible. »
Nous aussi, nous avons voulu que le passé ressuscite, et nous avons rejoint la nature bienveillante, gagné ce chalet du Vermont. Aby m’y avait conduite, t’y avait conduite, Joanna, pendant ces longs jours de neige et de glace où nous avions décidé d’avoir un enfant. Ce que nous y avons vécu toi et moi, Aby, était si fort que nous avons voulu que ce souvenir nous soutienne et nous dicte à tous les trois une voie à suivre.
Mais sur cet étroit sentier pierreux entre les épinettes et les sapins, ce chemin si symbolique où nous ne pouvions marcher de front, mon pauvre Aby, tu allais de l’une à l’autre, sans joie, comme un épagneul entre deux maîtres, avec ce sourire triste qui demandait sans cesse pardon à l’une d’avoir été près de l’autre, puis de devoir la rejoindre sans trop tarder. Jamais tu n’étais là, simplement là, ni avec moi, ni avec elle, non, tu n’étais que déchirement. Tu auras dessiné, sans cesse, c’était ta façon d’esquiver des questions sans réponses, et je repars avec ces aquarelles qui te rappelleront toujours à moi.
Car je suis partie, oui, je vous ai laissés seuls dans ce chalet de tristesse, avant que nous nous détruisions. Joanna, toi qui portes l’enfant d’Aby, tu te doutais que je serais la première à céder, à m’effondrer. La première à fuir. Je savais que tu le savais, bien sûr.
J’ai fui.
Je suis retournée à New York, j’ai contacté Jamy Pudlowski au siège de Manhattan. En une journée, le FBI m’a fabriqué une nouvelle identité et six ans de vie numérique, sous le nom de Joanna Ashbury, pour plus de prudence. Ashbury, comme une petite ville d’Angleterre, au nord de Londres, qui n’a pour elle que son église romane. Et puis, Woods, bois, Ashbury, cendre enterrée : ils ne manqueraient pas d’humour s’ils l’avaient fait exprès.
Cette Joanna Ashbury travaillera désormais à la direction du service juridique du FBI, et grâce à la NSA, un diplôme de Stanford existe désormais à son nom. Le Bureau a aussi proposé de prendre en charge le traitement médical d’Ellen. C’est une proposition généreuse, et je n’ai pas refusé. Ne lâche pas pour autant ton poste à Denton & Lovell, mais je n’ai pas besoin de te donner ce conseil, Joanna, je connais déjà ta décision.
Bien sûr, nous nous reverrons. Nous nous croiserons un jour, en visitant Ellen.
Je vous souhaite tout le bonheur possible.
Joanna Ashbury
Joanna,
Quelle bizarrerie que de t’appeler ainsi.
Tu t’appelles désormais Wasserman, et moi, Ashbury. Wasser l’eau, Ash la cendre, quelle ironie dans tout cela. Joanna Ashbury, ça sonne comme John Ashbery, et son long poème « Autoportrait dans un miroir convexe », que je m’étais promis de lire, rappelle-toi. Ashbery parle d’un tableau du cinquecento, une œuvre de Parmigianino, j’ai aimé ce poème, et j’ai voulu connaître l’histoire du tableau.
Un jour, le peintre – il est tout jeune, il a vingt et un ans – se voit dans un de ces miroirs de coiffeur convexes, et il veut faire son autoportrait. Il fait fabriquer au tour une coupe de sphère de bois, de la taille du miroir, afin de le reproduire exactement dans sa forme. En bas, au premier plan, il peint sa main, très grande, si belle qu’elle paraît vraie, et au centre, à peine déformée, sa figure d’ange, gracieux, c’est presque un enfant. Le monde tournoie autour de ce visage, tout s’y déforme, plafond, lumière, perspective : c’est un chaos de courbes.
Ce tableau n’était pas une image de nous deux, de toi, miroir de mon miroir, et pourtant ce devait bien être l’allégorie de quelque chose, parce que je suis restée à le regarder, et d’un coup, je me suis mise à pleurer – je pleure tellement, ces derniers temps. Alors, j’ai compris que cette main trop grande, c’était une main qui me saisissait, qui me menaçait, qui me dérobait tout ce qui me revient.
Dans ce chalet du Vermont, j’ai fait un rêve. Tu mourais soudain, et je reprenais mon existence d’avant, j’étais si heureuse de te voir morte. Je consolais Aby, c’était si simple de le reconquérir, de faire qu’il t’oublie. Je me suis réveillée, c’était l’aube, je n’ai pas pu me rendormir, et je suis allée sur la terrasse, une tasse de café à la main. Tu t’y trouvais déjà, toi non plus n’arrivais plus à dormir. Comme moi, tu avais pris un café, comme moi, tu étais pieds nus, les cheveux ramenés en arrière par une barrette d’argent comme la mienne, tu tenais ta tasse à deux mains, avec l’exacte même position des doigts. Face à nous, la brume s’accrochait à la montagne, le soleil hésitait encore à percer, et nous avons échangé un regard froid. J’ai compris que toi aussi, en rêve, tu venais de m’assassiner. C’est à cet instant que j’ai décidé de partir. Non par peur, mais parce que la jalousie et la souffrance me rendaient hideuse, et que cette laideur, je la voyais partout sur toi, sans fard.
Je ne sais pas où je vais. Mais je sais que loin de toi, loin de vous, il me reste une chance de retrouver la personne que je suis, que je veux être.
Joanna
Aby s’éloigne sur le balcon, ouvre cette lettre qui n’est destinée qu’à lui, et chaque mot qu’il découvre écrase un peu plus sa poitrine.
Aby,
Je n’aime que toi et je pars.
Il y a un an, nous ne nous connaissions pas. Toi qui ne crois en rien, tu as parlé d’un miracle, et j’ai souri, joyeuse, moi qui ne parle que de rencontres.
Je sais que l’autre Joanna te fera lire ma lettre. J’ajouterai peu de chose.
Le jour de mon arrivée de la base militaire, tu m’as proposé de nous rendre tous les deux dans le parc face à ton atelier, sur ce banc où nous avons tellement parlé. Là, tu m’as entourée de tes bras, ma tête s’est coulée contre ton épaule, et tu as posé ta main sur mon ventre. J’ai su tout de suite que le geste t’avait échappé, que c’était un rituel tendre installé entre vous : ta main protégeait ton enfant, votre enfant. Mais il n’y avait rien à protéger dans mon ventre, rien, Aby, il n’y avait que mon désir pour toi, et toi, embarrassé, tu as ôté ta paume, parlé de je ne sais quoi, et tout dans ton regard disait que tu espérais que je n’aie rien deviné. Puis, nous sommes rentrés, et j’étais vide de toute force autant que mon ventre était vide de vie.
Rappelle-toi aussi, quand nous étions dans ton chalet du Vermont, cette nuit chaude et moite où je t’ai entraîné dans la forêt et où j’ai tellement désiré que tu me fasses l’amour sous les arbres, toi qui n’osais plus un geste avec moi ou l’autre, toi qui ne laissais plus naître le moindre désir. J’aurais voulu que tu me prennes, oui, sentir la puissance de ton désir cogner en moi. Et si j’ai soudain couru loin de toi, ce n’est pas parce que tu te refusais à moi, non, c’est parce que le dégoût de moi est monté. Ce que je voulais par-dessus tout, Aby, c’était tomber enceinte de toi, moi aussi, que le sort consente à m’offrir de quoi rivaliser.
Vois la femme que la douleur fait de moi. Je dois partir. Ne t’inquiète pas, mon Aby : toi qui as lu et relu Guerre et Paix, tu sais, comme le général Koutouzov, que les deux guerriers les plus puissants sont la patience et le temps.
Un autre homme viendra, une autre rencontre, un autre miracle. Je n’en doute pas. J’aimerai de nouveau. Aimer évite au moins de chercher sans cesse un sens à sa vie.
Je regarde ce portrait tout de douceur que tu as fait de moi, dans le soleil couchant, ma tête penchée contre la poutre, les yeux fermés.
Je t’aime, je t’aimerai toujours, et tu le sauras, puisque je serai, d’une si étrange façon, à côté de toi.
Joanna
La veille, Clyde Tolson Resort, New York
— Ça va, Joanna ? demande Jamy Pudlowski à travers la porte des toilettes all-gender du FBI.
Non, Joanna June ne va pas. Trop de whisky, trop de douleur. La tête et le cœur lui tournent, elle voudrait sombrer, et elle va simplement se tacher.
Il y a quelques heures, Joanna a écrit ces lettres, en pensant qu’elle ne parviendrait pas à les poster. Elle les a glissées dans son sac, mais elles sont désormais comme un revolver qu’on a commis l’erreur d’acheter. On le cache dans le chevet du lit, mais sa présence encombre peu à peu tout l’espace, devient une obsession, et, parce qu’il réclame maintenant qu’on s’en serve, il finit par faire de nous un meurtrier ou un suicidé. Joanna June n’a pu se résoudre à brûler ces trois lettres, et elles ont exigé d’être glissées dans la boîte.
Pour quitter celui qu’on aime, il faut déconstruire le monde. Joanna June a dû réécrire leur histoire, prendre appui sur des doutes qu’elle avait enterrés, épuiser son attirance pour Aby comme on parvient, en répétant un mot des dizaines de fois, à en assécher le sens. Elle a appris à désaimer les boucles trop blondes de ses cheveux, son air fayot de bon élève, sa gaucherie de garçon trop maigre, ses vêtements un peu snobs, ce désir de rire de n’importe quoi, et jusqu’à sa manière de pouffer comme un gosse. Elle se remémore la gêne qu’elle a éprouvée devant son exaltation, comme s’il y avait urgence à se marier, à s’enfermer dans un contrat, comme si tout pouvait demain disparaître, comme s’il manquait de confiance en elle, en lui ou en eux. En une nuit de douleur, elle s’est contrainte à revivre chaque moment avec lui, à trouver en elle de la froideur pour contempler ce tableau dégoûtant de tendresse, et peu à peu, elle en a décousu l’émotion, jusqu’à ce que monte l’écœurement. L’avocate est devenue procureure ; sans pitié, elle met toute son intelligence au service du crime, et sur cet Aby aux mille perfections, sur cette simple branche où l’amour de Joanna a cristallisé une infinité de diamants de sel, mobiles et éblouissants, la jeune femme fait couler une pluie d’indifférence, et voici qu’agonisent les cristaux et que réapparaît le rameau effeuillé, sans charme, si banal et si terne que c’en est à pleurer.
Alors, au moment de poster ces trois lettres, et durant une heure encore, Joanna n’a plus aimé Aby. Puis, tout son amour est revenu comme une vague, et elle a ouvert la bouteille de Talisker.
De : andre.vannier@vannier&edelman.com
À : andre.j.vannier@gmail.com
Le : 1er juillet 2021, 09:43
Objet : Rupture
Cher André (comment t’appeler autrement ?),
Je t’écris de la Drôme, je vais y rester un temps et tu peux rester à Paris chez moi, chez toi, le temps qu’il faudra. Tu trouveras ci-joint la totalité des mails échangés avec Lucie depuis notre rentrée de New York. À leur lecture, tu comprendras. J’ai beaucoup écrit, elle a peu répondu. Tu liras des « Je ne veux pas te poursuivre, insister en vain » mensongers, puisque j’ai écrit encore et encore, pour rien. Et ce dernier mail, interminable – merde, sois court –, ce mail qui se clôt par cette formule prétentieuse : « faire, avec toi, le plus long des chemins possibles ». J’aurai été tour à tour grandiloquent, insistant, larmoyant, plaintif, et quand elle m’avait déjà sorti de sa vie, j’ai encore voulu lui faire faire marche arrière.
Je ne suis pas ton ennemi, ni ton rival, même pas un allié. Mais j’ai mon passé dans ma boîte aux lettres, et si tu ne veux pas que ce soit ton futur, agis.
À bientôt.
André
De : andre.j.vannier@gmail.com
À : lucie.j.bogaert@gmail.com
Le : 1er juillet 2021, 17:08
Objet : Toi et moi et moi et toi
Lucie,
Je t’écris de mon nouveau courriel à ton nouveau mail, puisque les anciens sont occupés par d’autres, et j’ai ajouté, comme toi, le j de juin. Pourquoi est-ce à nous de nous adapter ? J’imagine que ces quatre mois que ni toi ni moi n’avons vécus donnent à cet André et cette Lucie cet avantage.
Nous savons désormais l’un comme l’autre ce qui « nous » est arrivé. « Tu » m’as quitté, lasse de mon empressement, de mon impatience. J’ai lu ces mails que « nous » avons échangés, les mots d’une autre Lucie qui disent son éloignement d’un autre André, j’ai lu des phrases où je me suis reconnu, dans toute ma fragilité et ma stupidité aussi.
Je vais être bref. Être avec moi n’a jamais été pour toi un choix de raison. Pourtant, tu es venue à moi. Être avec toi était un miracle, et pourtant aussi, je suis parvenu à te perdre.
On a rarement l’occasion de sauver un amour avant même qu’il soit menacé. Je veux avoir une seconde chance avant d’avoir gâché la première.
Je t’aime. Je te serre contre moi, mais pas trop fort.
André
GHOST’S SONG
Music & Lyrics :
Femi Taiwo Kaduna & Sam Kehinde Chukwueze
© RealSlim Entertainment, 2021
Here I dance with a holy ghost
On the sandy Calabar beach
Because now love is so out of reach
Oh we did not see them comin’
I loved your skin that was our sin
That’s how they burned you in a tyre
And threw our rainbows in their fire
I have remembrance of every kiss
So many things of you I miss
O fallen hearts from the abyss
And I sing a gone away ghost
On the sunny Calabar beach
Even love now is out of reach
Hear the barking dogs around us
The blowing wind over the dust
Of my sweet love gone in the dark
Come on, let us swim with a last shark
I have remembrance of every kiss
So many things of you I miss
O fallen hearts from the abyss
As I walk with you lover Tom
On the crying Calabar beach
See, even hate is out of reach
I want a mist of forgiveness
But I shall beg for nothing less
To cover the blood and tears
I just want some love if you please
I have remembrance of every kiss
But everything of you I miss
O fallen hearts from the abyss
To cover the blood and tears
I just want some love
if you please
if you please.
Voilà que je danse avec un saint fantôme
Sur la plage sablonneuse de Calabar
Car maintenant l’amour est si hors d’atteinte
Oh, nous ne les avons pas entendus venir
J’aimais ta peau, c’était notre péché
C’est ainsi qu’ils t’ont brûlé dans un pneu
Et jeté nos arcs-en-ciel dans leur feu
J’ai le souvenir de chaque baiser
Tant de choses de toi me manquent
Ô cœurs tombés du haut des abysses
Et je chante un fantôme qui s’en est allé
Sur la plage ensoleillée de Calabar
Même l’amour est désormais hors d’atteinte
Entends les chiens aboyer autour de nous
Le vent qui souffle sur la poussière
De mon doux amour parti dans les tenèbres
Viens, nageons avec un dernier requin
J’ai le souvenir de chaque baiser
Tant de choses de toi me manquent
Ô cœurs tombés du haut des abysses
Comme je marche avec toi Tom mon amour
Sur la plage de Calabar qui pleure
Vois, même la haine est hors d’atteinte
Je veux une brume de pardon
Mais je ne supplierai pour rien de moins
Pour couvrir le sang et les larmes
Je ne veux que de l’amour s’il vous plaît.
J’ai le souvenir de chaque baiser
Mais tout de toi me manque
Ô cœurs tombés du haut des abysses
Pour couvrir le sang et les larmes
Je ne veux que de l’amour
s’il vous plaît
s’il vous plaît.
Jeudi 1er juillet 2021,
Clyde Tolson Resort, New York
— Voulez-vous entendre à nouveau les enregistrements, madame Kleffman ?
Avril June secoue la tête. Jamy Pudlowski la regarde qui tangue sur son siège, absente. Le jeu, la bouche, le savon, le monde tournoie et chaque mot résonne sans former de sens. La femme du FBI lui tend un verre d’eau, qu’Avril doit reposer, tant ses mains tremblent. Cette histoire d’avion, et maintenant, ça.
— La pédopsychiatre a laissé votre fille parler, elle ne l’a orientée en aucune manière. La confiance s’est installée et Sophia a expliqué chaque dessin, parlé du secret. Vous comprenez ?
Avril est tétanisée. Clark, sa propre fille, le bain, tout en elle se refuse à convoquer la moindre image. April tender, April shady, Avril tendre, avril ombrageux, disait le poème qui n’était pas de Clark. L’officière laisse de longues pauses dans ses explications. Mais chaque fois, elle reprend, avec douceur.
— Madame Kleffman, je m’appelle Jamy. Puis-je vous appeler Avril ?
— Oui, c’est moi, dit Avril d’une voix sans timbre.
Jamy tend à nouveau le verre à Avril.
— Buvez, Avril.
Avril obéit, de manière mécanique. April soft, so sleepy warm, Avril douce, si chaude de sommeil…
— Oui, merci, madame.
— Avril…, dit Jamy. Vous m’entendez ? Votre fille n’est pas détruite. Elle a pu en parler. C’est important, la parole, c’est très important. Les cogniticiens lui ont très longuement parlé, ont évoqué sa peur de l’eau, de l’obscurité, son rapport à son corps. Ils sont rassurants sur les conséquences à court terme du traumatisme qu’a subi Sophia. Mais bien sûr, on ne peut rien affirmer sur son développement futur, madame Kleffman. Nous espérons que tout ira bien.
— … que tout ira bien.
— Voici ce qui va se passer : votre mari va passer en jugement, et au vu du témoignage de Sophia, des Sophia, sans trop m’avancer, il sera condamné. Car, depuis Paris, et pendant ces trois mois… qui vous manquent… votre fille, enfin… l’autre Sophia a de nouveau subi à votre domicile des attouchements. Vous me comprenez ? Dans l’État de New York, dont nous dépendons, la peine encourue pour ce crime est de dix ans à vingt-cinq ans.
— Vingt-cinq ans. Oui.
— Ce pourra être moins, s’il accepte les traitements, le suivi, l’éloignement. Il va falloir expliquer à vos enfants et surtout à Liam, qui sera en colère, contre vous, contre sa sœur, et même contre lui…
— Est-ce que… Liam… ?
— Non. Rassurez-vous. Les entretiens ne laissent aucun doute.
Avril passe ses doigts sur ses lèvres, ses yeux fixent le vide, elle glisse sa main dans ses cheveux. Jamy l’observe avec appréhension, poursuit :
— Vous pourrez changer de nom, d’État. Votre double va faire de même. Elle a déjà accepté notre proposition. J’ai négocié avec l’armée : vous garderez la pension de votre mari, comme s’il était mort au combat
— Mort au combat, répète Avril, sans force.
Elle pense à des poulains, comme ceux qu’elle dessinait pour sa mère. Des poulains. Ils sont couleur de sang. Ils flottent dans un ciel bleu d’acier. Il fait froid, tellement froid. Plus rien ne bouge. Le zéro absolu. April caught in the icy storm, Avril saisie dans l’orage glacé.
— Vous bénéficierez d’une aide médicale et psychologique pour vos enfants et vous-même.
Avril n’a pas le temps d’un geste, ses yeux s’agrandissent d’horreur, la nausée monte, c’est une vague noire, bilieuse, incoercible, elle voudrait vomir, mais n’y parvient même pas.
21 octobre 2021, 13 h 42
Trois fois le pilote du Super Hornet a fait répéter l’ordre. Mais il n’est que l’ultime maillon d’une chaîne, et à quoi sert la main si elle refuse d’obéir au cerveau ?
La décision vient d’être arrêtée dans « le Tank », la salle la plus sacrée du Pentagone. C’est une chambre forte sans fenêtre, officiellement « Room 2E924 », qui ressemble à une banale salle de conférences d’entreprise, avec sa table en chêne doré, ses fauteuils pivotants en cuir et son décor intemporel. Sur un tableau au mur, le président Abraham Lincoln tient une réunion stratégique de la guerre de Sécession. Autour de lui, le général de corps d’armée Ulysses Grant, le général de division William Tecumseh Sherman et le contre-amiral David Dixon Porter. Tous ces gradés sur toile ont été témoins de la décision la plus secrète jamais prise par les chefs d’état-major des différentes armes, une décision longuement débattue sur laquelle le président a tenu à avoir le dernier mot.
Le missile se détache de l’aile du chasseur, qui remonte vers le nord-ouest. Aussitôt, l’AIM 120 déclenche sa fusée et en quelques instants atteint sa vitesse de croisière, laissant derrière lui une traînée grise et rectiligne. Le soleil se reflète sur sa paroi d’acier, il est la mort scintillante. À mach 4, la cible n’est qu’à quinze secondes.
À Paris, face au Luxembourg, Victor et Anne prennent un dernier café en terrasse, avant d’aller dîner. C’est fin octobre, mais l’été se prolonge encore, il est indien, comme on dit. Anne lève les yeux vers Victor, lui sourit. Jamais l’écrivain ne s’est senti aussi vivant, il lui arrive de penser que la mort d’un autre Victor a rendu son existence aussi vaporeuse que précieuse. Sur la table, il a posé les deux briques de Lego, comme deux sucres rouge vif. Il les assemble, les déboîte, machinalement.
Fumée de fumées, dit Qohelet
Havel hevelim
Havel dit Qohelet tout est fumée.
Victor vient de poser le dernier mot au court livre qui raconte l’avion, l’anomalie, la divergence. Comme titre il a pensé à Si par une nuit d’hiver deux cent quarante-trois voyageurs – et Anne a secoué la tête –, puis il a voulu en faire l’incipit – et Anne a soupiré. Ce sera finalement un titre bref, un seul mot. Hélas, L’Anomalie était déjà pris. Il ne tente pas d’expliquer. Il témoigne, avec simplicité. Il n’a retenu que onze personnages, et devine qu’hélas, onze, c’est déjà beaucoup trop. Son éditrice l’a supplié, Victor, pitié, c’est trop compliqué, tu vas perdre tes lecteurs, simplifie, élague, va à l’essentiel. Mais Victor n’en fait qu’à sa tête. Il a attaqué le roman avec un pastiche à la Mickey Spillane, à propos de ce personnage dont nul ne sait grand-chose. Non, non, pas assez littéraire pour un premier chapitre, lui a reproché Clémence, quand cesseras-tu de jouer ? Mais Victor est plus joueur que jamais.
À mille kilomètres de là, au Mount Sinai Hospital, Jody Markle n’a plus de larmes, elle ferme les yeux. Elle perd David pour la deuxième fois. Depuis quatre jours, il est en sédation profonde, puisque même le nanomédicament français ne suffit plus à soulager la douleur. Paul se tient debout à côté de son frère, amaigri, hâve, silencieux. Dehors, un bruit de verre le distrait, il entrebâille le store, se penche, regarde dans la cour : sur le parking, deux hommes s’insultent autour d’un phare brisé tandis que dans la chambre, sur le scope, la sinusoïdale de l’électrocardiogramme s’aplatit pour rester étale, et que le faible bip devient une note continue.
À Lagos, le concert des SlimMen s’achève quand tombe la nuit tropicale. À la fin du concert, pour la dernière chanson, un invité surprise monte sur scène, un petit homme blond à costume rose à paillettes et grandes lunettes lumineuses dorées, sous les vivats et les applaudissements. Et plus de trois mille jeunes Nigérians reprennent avec eux le refrain, dont tous connaissent le sens caché :
I want a mist of forgiveness
But I shall beg for nothing less
To cover the blood and tears
I just want some love if you please
Joanna March a grossi, et l’enfant pourrait arriver plus tôt que prévu. C’est une fille, elle s’appellera Chana, du nom d’une princesse japonaise oubliée, et « année » en hébreu. Elle a quelques loisirs, car le procès Valdeo n’aura pas lieu. Un arrangement a été trouvé avec les plaignants, et l’heptachloran retiré du marché. Elle ne se sera jamais rendue à la réunion du Dolder, où il fut question de quête de l’immortalité, puis, au dîner, des endroits sur la planète où fuir les effets du réchauffement et les vagues migratoires. Prior a acheté cent hectares en Nouvelle-Zélande.
Aby aurait voulu continuer à correspondre avec Joanna June, dans un cocktail boueux de trouble et de culpabilité, mais elle a refusé de maintenir un lien. Plus tard, peut-être. Elle a rencontré quelqu’un au Bureau, un expert du trafic d’œuvres d’art. Lui croit que c’est sérieux, elle en doute, mais veut y croire.
Dans l’inlandsis de l’Ouest-Antarctique, c’est le début du printemps et le glacier Thwaites, ce gros glaçon épais de deux kilomètres et grand comme la Floride, pourrait bien se détacher dans trois mois, et les eaux monter de plus d’un mètre, mais Sophia, Liam et leur mère ont quitté la maison inondable de Howard Beach. Les June se sont installés à Akron, près de Cleveland, les March à Louisville. L’armée et le FBI ont tenu leurs promesses, et de leur côté, elles ont accepté de ne jamais tenter de se recontacter. Elles pourraient avoir un point commun, Clark, mais les termes de sa condamnation excluent tout contact ultérieur avec sa famille. Et peu à peu, chez les deux Liam, la colère est retombée.
Blake a tort de s’inquiéter. Au FBI, plus personne ne le recherche. À partir des deux images floues prises à la douane de Kennedy d’un homme qui pourrait être le passager du siège 30E, la NSA a identifié par reconnaissance faciale 1 049 278 visages sur les réseaux. Sur ce million, 1 553 sont ceux d’individus ayant été pris la semaine suivante par une caméra d’un des aéroports de la côte Est, mais cela ne prouve rien ; 4 482 autres visages ne correspondent à aucun profil, et apparaissent seulement sur des photos, parfois en arrière-plan. Certes, l’homme est dupliqué, mais il cherche clairement à passer inaperçu. Et puis, de quoi est-il coupable, sinon d’avoir fracturé une porte de hangar et volé une voiture ?
André March pose une céramique bleue sur le buffet de la cuisine dans sa toute nouvelle maison de Montjoux. Début août, dans un concert au temple du village, il a rencontré une contrebassiste, qui habite le bourg voisin : il était prêt. Une longue femme très brune, aux yeux bleus et profonds, qui le fait rire et ne cesse d’arrêter de fumer. Elle porte parfois une ample salopette dont les béances ravissent les mains d’André, et il découvre les joies du vélo électrique. Ce matin, après l’amour, elle s’est rendormie dans la chambre, et pendant qu’il dresse la table du petit déjeuner, Lucie March l’appelle, juste pour le plaisir de sa conversation. Elle travaille, « beaucoup beaucoup trop », dit-elle, mais elle s’apaise, supporte le rythme qui s’est installé entre elle et Lucie June, pour la garde de Louis. Qui va bien. « Étonnamment bien. »
Le garçon n’est pas mécontent que son « autre » mère, Lucie June, soit enceinte. Le centre de gravité de la vie de cette Lucie a tant bougé en quelques mois que l’inimaginable est devenu possible. Tu es certaine ? a demandé André June, aussi heureux qu’inquiet. Oui, certaine, elle l’est. C’est un nouveau point d’équilibre, et une manière de revanche sur ce destin. Elle n’a plus jamais rappelé Raphaël, et aucun autre amant de fortune ne l’a remplacé.
Adrian et Meredith sont à Venise, Italy, Europe. Ils sont bloqués dans leur hôtel par l’acqua alta, mais ce confinement momentané n’est pas si tragique. Leur chambre ensoleillée donne sur le Fondamenta del Passamonte, le room service est irréprochable – le directeur de l’hôtel a cru reconnaître en Adrian un acteur américain, mais lequel ? – et la chemise moins blanche et moins immaculée, souvenir de la Maison-Blanche, est étalée en vrac sur le sol, recouverte par une robe noire. Ils parlent à voix basse sous une pyramide de draps, invisibles, et l’on entend le rire clair de Meredith.
En septembre, le département de la Défense a mis fin au protocole 42, pour se concentrer sur l’opération Hermès. Les spéculations du groupe de travail auront duré tout l’été, sans que nul imagine un moyen d’infirmer une théorie ou d’en confirmer une autre. Les Américains n’auront jamais appris non plus l’existence de cet autre avion, en Chine. On est sans nouvelles de ses occupants.
Jamy Pudlowski boit un dry martini dans l’un des bars de Quantico, après une dernière séance de formation. Elle a validé l’avant-veille le dernier plan de protection des passagers du 006, et a obtenu sa mutation sur la côte Ouest, à San Francisco, où elle prend, dès la semaine prochaine, le poste de directrice du bureau régional et des sept offices satellites. Si on lui demandait ce qu’elle pense à l’instant, elle commanderait seulement un autre dry martini.
La caméra latérale sous l’aile gauche du Super Hornet suit la trajectoire de l’AIM 120, et dans la salle de commandement, au sous-sol de la Maison-Blanche, le président des États-Unis d’Amérique observe l’écran géant, les sourcils froncés, en serrant les poings. Oui c’était une décision difficile et je l’ai prise seule, car c’est mon rôle de prendre des décisions seul. Lorsqu’il a appris qu’un troisième vol Air France 006 avait surgi dans le ciel atlantique, avec aux commandes le même commandant Markle, assisté du même Favereaux, avec à son bord les mêmes passagers, le président a ordonné la destruction de l’appareil. On ne peut tout de même pas laisser se reposer ce même avion, encore et encore.
Prenons un dernier café, dit Victor, tu veux bien ? Il attire Anne à lui, caresse ses doigts frais, l’embrasse délicatement sur les lèvres qu’elle entrouvre, et son haleine sent le tabac et le menthol. C’est alors que cela se produit. C’est d’abord un souffle, un tourbillon éphémère de feuilles mortes sur le sol. Il y a dans l’air une note, très faible, un fa de contrebasse. L’air vibre, et le ciel devient plus clair, mais si peu. Une dame bien mise qui tire un cabas s’arrête devant une librairie, un homme en gabardine promène un gros chien noir, une jeune fille à vélo passe devant eux, s’arrête, regarde son smartphone et sourit. C’est un moment paisible, serein.
Le missile n’est plus qu’à une seconde de l’avion de ligne Air France 006 et le temps s’étire, s’étire avant l’explosion.
Il est difficile de décrire ce qui se passe, aucun mot n’existe tout à fait dans la langue pour définir cette vibration lente du monde, cette pulsation infinitésimale qui, partout sur la Terre, et dans le même instant, affecte aussi bien le chat qui dormait près de la cheminée dans ce chalet de l’Arkansas que l’oie cendrée qui traverse le ciel au-dessus de Bordeaux, et les chutes du Zambèze et les neiges immaculées de l’Anapurna, le pont du Rialto sur le Grand Canal de Venise comme l’artère encombrée du grand bidonville de Dharavi et l’éponge sale posée au bord d’un évier à Montjoux et le vieux pneu crevé dans la cour d’un garage à Mumbai