II La vie est un songe, dit-on (24 juin-26 juin 2021)

L’existence précède l’essence, et de pas mal, en plus.

L’Anomalie,

VICTØR MIESEL

LE MOMENT OÙ

Jeudi 24 juin 2021,

McGuire Air Force Base, Trenton, New Jersey


En file indienne, entre deux colonnes de soldats armés et équipés de combinaisons jaunes anticontamination, les passagers cheminent vers le hangar. Ils traversent un portique de test de radioactivité, un sas antibactérien et pénètrent sous l’immense dôme, au compte-gouttes ; une rangée de soldats note leur nom, leur prénom, leur numéro de siège. Rares sont ceux qui protestent. À l’énervement puis la colère ont succédé l’épuisement et l’anxiété. Seule une avocate excédée trouve l’énergie de distribuer sa carte professionnelle.

Dans le hangar, les militaires ont branché des douches, des toilettes mobiles, dressé une centaine de tentes, de longues tables. Ils servent des repas chauds, certains passagers tentent de se reposer sur les matelas installés sous les toiles, mais tout résonne sous la voûte d’acier, les enfants crient, des disputes éclatent. Des dizaines de soldats patrouillent, filtrent chaque allée et venue ; dans l’angle nord, une équipe médicale dispose d’un laboratoire sous un chapiteau stérile, et une douzaine d’infirmiers prélèvent un échantillon de la salive de chaque passager ; dans les modulaires de chantier de l’angle est, les psychologues de PsyOp qui affluent débutent les interrogatoires en face-à-face, en suivant le questionnaire que Miller et Wang ont élaboré dans l’urgence. Au cours des dernières heures, le protocole 42 s’est beaucoup enrichi.

Côté ouest, cinq mètres au-dessus du sol, une vaste plateforme métallique domine le hangar. L’équipe de la Task Force s’est déplacée dans l’une des salles en surplomb et chacun peut observer de la baie vitrée cette fourmilière bruyante et chaotique. Les tablettes affichent sans cesse de nouvelles données. La NSA a géolocalisé la plupart des passagers et les membres d’équipage du vol Paris-New York du 10 mars. Une centaine est déjà assignée à résidence sous surveillance policière. Les biologistes comparent leur ADN avec celui de leurs homologues retenus dans le hangar : ils sont strictement identiques. L’avion immobilisé à McGuire est l’exacte réplique de celui qui s’est posé voici un peu moins de quatre mois.

Mitnick, le geek de la NSA, projette sur un écran une image de la cabine, dédoublée.

— Voici côte à côte les vidéos de la caméra située en première classe : à gauche, l’image du premier avion, le 10 mars, à droite celle de celui qui s’est posé ce jour. Pause… Sur les deux timecodes sur les images, il est 16 h 26 et 30 secondes… Les deux images sont semblables. Nous sommes en plein milieu des turbulences. Et maintenant image par image…

Sur l’écran, à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 20 centièmes, les vidéos divergent et l’écran divisé devient un jeu des sept erreurs : à gauche, une passagère voit ses lunettes s’envoler tandis qu’à droite elle les garde sur son nez, ici un coffre à bagage s’ouvre, alors que là il reste fermé. Et surtout, il fait sombre à gauche tandis que dans la vidéo de droite un soleil radieux illumine la cabine. Le premier avion poursuit sa route agitée dans le terrible orage du 10 mars, quand le second a jailli dans le ciel calme du 24 juin à 18 h 07.

La cacophonie est telle que Mitnick doit crier pour se faire entendre :

— Voilà, jubile-t-il d’une voix surexcitée. Tout se passe à ce moment-là : à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 20 centièmes… Et l’invraisemblable continue : nous avons sélectionné trois caméras intérieures sur le Boeing 787 : une à l’avant, une au centre, une à l’arrière. Entre chacune, il y a douze mètres. À 900 kilomètres à l’heure, soit 270 mètres par seconde, le Boeing parcourt ces douze mètres en un vingt-cinquième de seconde, et, miracle, ces caméras prennent vingt-cinq images par seconde… Vous me suivez ?

N’obtenant pas de réponse, Mitnick poursuit.

— Je divise l’écran en trois. À gauche, la vidéo de la première caméra. Au centre, la vidéo de la deuxième, à droite, la dernière. Donc, à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 20 centièmes, le soleil inonde la cabine d’un coup pour la première caméra. Le même phénomène se produit sur la deuxième caméra, mais à l’image suivante : à 16 heures 26 minutes 34 secondes et 24 centièmes. Et sur la troisième caméra, vidéo de droite, le soleil est là à 34 secondes et 28 centièmes.

— Et ? Cela veut dire ? demande Silveria.

Mitnick triomphe.

— Il y a un décalage d’un vingt-cinquième de seconde entre chaque caméra. C’est comme si notre deuxième avion surgissait de nulle part à travers un plan vertical immobile. Avant le plan, la tempête, après l’avoir franchi, le ciel bleu. Selon nos satellites d’observation, ce plan se trouvait le 10 mars précisément à 42° 8' 50" N 65° 25' 9" W, mais l’avion est réapparu aujourd’hui un peu plus au sud-ouest, et il y a environ 60 kilomètres entre les deux.

— Vous en concluez quoi, Mitnick ?

— Oh moi ? Rien, rien du tout. C’est une donnée de plus à mouliner pour les grosses têtes de Princeton, dit-il en se tournant vers les deux mathématiciens.

— Ça a fonctionné un peu comme une photocopie, quoi, un scan à un endroit, une impression ailleurs, comme une feuille qui sort d’une machine ? demande Tina Wang.

Mitnick hésite. L’idée lui avait paru trop absurde pour qu’il la suggère.

Le silence revient. Les climatiseurs ne sont pas encore installés, et il règne une chaleur moite. Un message fait vibrer le portable de l’homme de la Sécurité nationale, qui lit et soupire :

— Le président des États-Unis exige que la NSA vérifie s’il n’y aurait pas eu le 10 mars près de nos côtes atlantiques un navire russe ou chinois qui aurait fait une expérimentation de voyage dans le temps…

Un abattement agacé saisit le général Silveria. Il appuie sa tête contre la vitre, regarde le hangar pris dans une lumière crue.

— Mais d’où sort cet avion ? soupire Silveria. Vous avez forcément une théorie, professeur Wang ? Un professeur sans théorie, c’est comme un chien sans puces.

— Désolée, pour l’instant, je n’ai aucune puce.

— Nous espérons retrouver tout le monde dans les quarante-huit heures, reprend Silveria, y compris les passagers d’origine étrangère qui sont retournés dans leur pays depuis le 10 mars. D’ici là, dégotez-nous une explication.

— Il faut enrichir l’équipe scientifique, suggère Adrian. Physique quantique, astrophysique, biologie moléculaire… L’équipe doit être sur place à l’aube.

— Dans trente minutes, poursuit Tina Wang, nous vous donnons une liste de scientifiques. Deux ou trois philosophes, aussi.

— Ah ? Pourquoi ? demande Silveria.

— Et pourquoi les scientifiques seraient-ils toujours les seuls à être réveillés la nuit ?

Silveria hausse les épaules.

— Ne reculez sur aucun nom, j’ai toute autorité pour kidnapper chaque Prix Nobel présent sur le territoire. La formule exacte est « lui demander de coopérer à la demande expresse du président des États-Unis ».

— Trouvez-nous aussi une salle d’hypothèses : une très grande salle de travail collectif, avec beaucoup d’espaces différents, plusieurs tables, des fauteuils, des canapés, des tableaux noirs, de la craie, enfin, vous voyez…

— Les tableaux seront blancs et interactifs, ça vous ira ? dit Silveria, sans la moindre ironie dans la voix.

— Et aussi des drogues contre le sommeil.

— On vous gavera de modafinil. Nous en avons des centaines de boîtes…

— Il nous faudrait une spécialiste des questions de continuité dans l’espace, de théorie des graphes, hasarde Adrian.

— Pourquoi « une » ? Vous avez quelqu’un en tête ?

Adrian a quelqu’un en tête.

— Le professeur Harper, à Princeton. Meredith Harper. Il y a quelques heures, nous… discutions justement… des topoï de Grothendieck en géométrie.

— J’envoie tout de suite un véhicule militaire la chercher. Elle est… fiable ? en matière de sécurité nationale ?

— Absolument. D’autant qu’elle est anglaise. C’est un problème ?

Le général Silveria est dubitatif.

— Il y a treize Anglais dans ce fichu avion, de toute façon. Tant qu’elle n’est pas russe, chinoise ou française. Et de toute façon, nous allons collaborer avec les services britanniques.

— Et une machine à café, une vraie, qui fasse des expressos, ajoute Adrian Miller.

— Ne demandez pas l’impossible, grimace le général.

* * *

Peu avant vingt-trois heures, dans l’angle nord du hangar s’élève un tourbillon de fumée grise, simple volute d’abord, mais qui vire au noir et se densifie. Une voix d’homme crie : « Au feu ! », et une onde de panique se propage dans la foule : des passagers s’élancent vers les portes fermées, bousculent les militaires qui les gardent, les équipes de sécurité affluent pour leur venir en aide.

L’incendie est vite maîtrisé, mais Silveria saisit un micro.

— Je suis le général Patrick Silveria. Je vous prie de ne pas céder à la panique. Je vais descendre vous donner les explications que vous méritez.

Un brouhaha monte de la salle.

— Qu’allez-vous bien raconter à ces gens ? demande Tina Wang alors que l’officier s’apprête à descendre de la plateforme. Je vous conseille de ne pas leur dire qu’ils existent tous déjà en double quelque part et qu’ils n’ont rien à fiche sur Terre…

— Je vais improviser. Qui sait de toute façon ce que nous faisons tous sur cette foutue planète ?

Pendant que Silveria, au micro devant deux cents passagers, se lance dans des explications mensongères, où il est question de sécurité nationale, de piratage, de santé publique, les militaires examinent les dégâts : le feu a pris sous un lit de repos et s’est aussitôt propagé à toute la tente. Un acte volontaire.

À trente mètres de là, une porte de métal étroite donnant sur l’extérieur a été forcée avec un pied-de-biche. Lors du mouvement d’affolement, les soldats qui la gardaient ont relâché leur surveillance. Dix minutes encore et l’on découvre que le grillage qui enclôt la base a été arraché sur cinq mètres, défoncé par un véhicule. Il était de couleur grise, comme l’indiquent les traces de peinture ; mais le parking non loin du hangar, et sur lequel il a certainement été volé, en accueille plus de trois cents.

Un passager s’est enfui et a disparu dans la nuit.

* * *

À minuit, la liste de l’équipe multidisciplinaire est constituée : des Prix Nobel, des Prix Abel, des médailles Fields, lauréats ou potentiels. Une demi-heure plus tard, le FBI commence à sonner à des portes, interrompant toute activité nocturne, le sommeil restant la plus commune. La « demande expresse du président des États-Unis » et les gyrophares qui trouent la nuit font leur effet. Et il n’est pas une heure du matin qu’un ballet de voitures, d’hélicoptères et de jets achemine les scientifiques vers la base de McGuire.

Meredith elle aussi est là, reconnaissable à son parfum de vodka et de dentifrice. On l’a visiblement tirée du lit, et quand Adrian se lance dans une présentation – confuse – de la situation, sa colère est tombée depuis longtemps. Elle l’écoute, les sourcils froncés, regarde la foule, en bas, sans rien dire. Adrian s’étonne :

— Vous ne me posez aucune question ?

— Vous auriez une réponse ?

Adrian secoue la tête, déconcerté, et lui tend un comprimé de modafinil. Pour ne pas dormir, veut-il ajouter, mais elle l’a déjà avalé sans protester.

— Vous auriez dû me dire que vous étiez agent secret, Adrian.

— Ce… ce n’est pas exactement ça. Euh… Venez, je vous emmène en salle de pilotage.

— Tut tut. Mathématicien à Princeton, quelle couverture de dingue pour un espion…

Lorsque Adrian pousse la porte, Meredith reste ébahie devant le décor.

— Oh, Adrian, j’adore, souffle-t-elle, on est dans Docteur Folamour.

Sur les écrans, chaque nouvelle donnée confirme l’impossible. L’avion sur la piste est en tout point identique à ce 787 qui s’est posé le 10 mars. Certes, l’appareil a été réparé, certes, les passagers ont vieilli : on fête le soir même à Chicago les six mois d’un bébé qui, dans le hangar, est un nouveau-né hurleur de deux mois. Dans ces cent six jours qui séparent les deux atterrissages, parmi les deux cent trente passagers et treize membres d’équipage, une femme a accouché et deux hommes sont décédés. Mais génétiquement, ce sont les mêmes individus. Silveria fait le bilan en comité restreint, et ne prête aucune attention aux mathématiciens.

— Les interrogatoires ?

— Nous enrichissons le questionnaire élaboré par les professeurs Wang et Miller, répond Jamy Pudlowski, la femme des Opérations psychologiques. Nous y introduisons des détails erronés, pour susciter des réactions qui valideront les identités. Pour commencer, les noms des passagers doivent rester secrets.

L’homme de la NSA agite de nouveau sa tablette.

— Nous monitorons les réseaux sociaux, avec des alertes sur les mots-clés, de « Boeing » à « McGuire ». Quand la crise explosera, nous pourrons identifier les émetteurs et limiter la diffusion des informations. Mais on n’est pas en Chine ou en Iran, nous ne pouvons pas bloquer internet. Pour l’instant, une seule page, celle d’un soldat de la base, mentionne cet avion et nous l’avons effacée. Dieu merci…

— Puisqu’on parle de Dieu…, dit Pudlowski.

Le mot de Dieu a la vertu de créer le silence. La femme du FBI secoue la tête, et dans la lumière, une fine tresse noire traverse l’arrangement de ses cheveux blancs.

— Eh bien… Dieu risque d’être un problème en soi. Dans notre pays comme dans beaucoup d’autres, on parlera d’intervention de Dieu. Ou du diable. Nous ne pourrons pas enrayer les flambées de superstition, les actes irréfléchis d’illuminés. J’ai pris l’initiative de convoquer un conseil des leaders spirituels de tous les cultes. Les conseillers religieux du président sont tous des évangélistes, on ne doit pas nous reprocher de nous être limités à eux. À bord de cet avion, on compte des chrétiens, des musulmans, des bouddhistes… Le temps joue contre nous, et le religieux est imprévisible de nature.

— Vous avez carte blanche, Jamy, dit le général. Avec ses neuf milliards de dollars de budget, votre Bureau va bien réussir à accomplir quelque chose.

— Et pour les Français, les autres Européens, les Chinois et tous les autres… que fait-on ? demande Mitnick. On avertit les ambassadeurs ?

— Pour leur dire que nous détenons illégalement leurs ressortissants ? Nous n’allons rien faire. Nous allons attendre une décision du président. Autre chose ?

Du fond de la salle, Adrian lève le doigt, timidement.

— Pour distinguer les gens du premier avion, posé en mars, et ceux du second, il nous faut un code : un et deux ? Alpha et bêta ? Des couleurs : bleu et vert, bleu et rouge ?

— Tom et Jerry ? Laurel et Hardy ? suggère Meredith.

— Excellentes idées, mais non, tranche Silveria. Faisons simple : March pour le premier, qui s’est posé en mars, June pour celui de juin.

* * *

Le temps est essentiel, Blake le sait. Quinze minutes dans le hangar suffisent pour qu’il exploite une faille dans le dispositif de sécurité, s’échappe, sept minutes encore pour qu’il roule vers New York dans un vieux pick-up Ford F, le véhicule le plus passe-partout qui soit, emprunté sur le parking de la base. Toujours prendre pour seul bagage un sac à dos. Bien sûr, il n’a pas remis au personnel de bord le portable jetable acheté à Paris, évidemment, il a évité le contrôle ADN. Il arrive à New York à deux heures du matin, jette dans une poubelle le passeport australien du voyage aller, abandonne le pick-up dans une rue sombre, nettoie toute trace sur le volant, le siège, avant de l’incendier malgré tout pour plus de sécurité.

C’est une évidente nuit d’été, caniculaire même, et Blake, qui découvre stupéfait sur un journal la date du 24 juin, trouve au moins la température logique. Dans un webcafé 24 / 24 de Manhattan, il parcourt les actualités des derniers mois. Il apprend ainsi qu’à Quogue, le 21 mars, un certain Franck Stone a été assassiné ; quelqu’un a exécuté son contrat. Il veut consulter ses comptes bancaires secrets, mais les codes ont été changés. Il visite la page Facebook de son restaurant parisien, puis celle de Flora. Sur une photo postée le 20 juin, un homme qui lui ressemble à s’y méprendre porte sa fille sur ses genoux et un bandage au front, et Flora a légendé : « Le poney, ce féroce prédateur. » Il examine son propre front : aucune cicatrice, aucun hématome. Un instant, comme explication banale et bancale, Blake avait songé à l’amnésie. Ce n’est plus une option.

Le pragmatisme l’emporte, comme chaque fois. Il lui faut retrouver ses bases : il prend un taxi pour JFK puis achète en cash et sous une nouvelle identité un billet sur le premier vol pour l’Europe. Le New York-Bruxelles décolle à 6 h 15. À vingt et une heures le samedi, il sera de retour sur le sol européen, et un bus part toutes les heures pour Paris. Blake a des heures pour dormir et, sinon comprendre, du moins réfléchir.

SEPT INTERVIEWS

Extraits de l’interview de David Markle

CONFIDENTIALITÉ : Secret-défense / PROTOCOLE : no 42

ENTRETIEN EFFECTUÉ PAR : Off. Charles Woodworth, PsyOp., SOC

DATE : 2021/06/25 / HEURE : 00:12 AM / LIEU : McGuire Airbase, US Army

NOM : Markle / PRÉNOMS : David Bernard / CODE : June

DATE DE NAISSANCE : 12/01/1973 (48 ans) / NATIONALITÉ : USA

POSTE ÉQUIPAGE : Commandant de bord / SIÈGE : CP 1

Off. CW : Jour 2, minuit douze. Bonjour, commandant Markle, je suis l’officier Charles Woodworth, Special Operation Command, US Army. Vous êtes David Bernard Markle, vous êtes né le 12 janvier 1973, à Chicago, dans l’Illinois. Avec votre autorisation, toute notre conversation est enregistrée et suivie par la NSA.

DBM : D’accord. Je suis né à Peoria, pas à Chicago.

Off. CW : Merci pour cette correction. Vous avez commencé votre carrière chez Delta Airways, en 1997. Vous êtes entré chez Air France en mars 2003. Vous avez passé trois ans en court-courrier sur Airbus A319 / 320 / 321, puis en long-courrier sur A330 / 340 et désormais vous êtes sur Boeing B787. Exact ?

DBM : Oui.

Off. CW : Commandant Markle, pouvons-nous revenir sur le dernier vol, décrire le cumulonimbus et revenir sur les turbulences, s’il vous plaît ?

DBM : Vers 16 h 20 environ heure de New York, au sud de la Nouvelle-Écosse, nous avons dû traverser un cumulonimbus non signalé sur la carte météo, un monstre, sur un front large. Il culminait à plus de 15 000, c’était inhabituel pour un mois de mars. Nous sommes tombés – à mon avis de mille mètres – sur un angle de 25 degrés minimum. Nous avons cogné un mur de grêlons, rétabli l’assiette, et au bout de cinq à six minutes, nous sommes sortis du cumulo brutalement, dans un ciel dégagé.

Off. CW : Lorsque vous étiez à Peoria, êtes-vous allé à l’école primaire ?

DBM : Pardon ?

Off. CW : Merci de répondre à ma question, s’il vous plaît, commandant Markle. Vous souvenez-vous du nom de cette école ?

DBM : Kellar Primary School. Allez-vous regarder votre tablette en permanence ?

Off. CW : C’est le protocole : ces questions sont délibérément de nature personnelle. Vos réponses sont validées en direct. Avez-vous souvenir du nom de votre instituteur ?

DBM : C’était il y a cinquante ans. Ah si… Mme Pratchett.

CW : Merci commandant. […] Dans vos moments de loisir, êtes-vous un peintre, un musicien ?

DBM : Non.

Off. CW : Au sortir du nuage, avez-vous ressenti un trouble, un malaise ?

DBM : Non.

Off. CW : Percevez-vous dans vos oreilles des sons persistants, agréables, mélodiques ?

DBM : Non.

Off. CW : Ressentez-vous des maux de tête, des migraines ?

DBM : Non.

Off. CW : Des irritations des yeux, des sinus ?

DBM : Oui, ça m’arrive. Qu’est-ce que c’est que ces questions ?

Off. CW : Je suis seulement un protocole, commandant Markle. Avez-vous des démangeaisons, des brûlures sur le visage ?

DBM : Non.

Off. CW : Reconnaissez-vous la jeune femme sur la photographie que je viens de recevoir, et qui s’affiche sur l’écran devant vous ?

DBM : Il me semble, oui.

Off. CW : Pouvez-vous me dire son nom ?

DBM : Je crois que c’est Mme Pratchett.

Off. CW : C’est Pamela Pritchett, et non Pratchett, il y a cinquante ans. Elle a maintenant 84 ans et elle habite encore à Peoria.

DBM : Je voudrais contacter votre supérieur. Et appeler ma femme, elle doit être terriblement inquiète.

Off. CW : Bientôt, commandant Markle. Avez-vous récemment fait des examens médicaux ? […]

FIN DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 00:43

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Extraits de l’interview d’André Vannier

CONFIDENTIALITÉ : Secret-défense / PROTOCOLE : no 42

ENTRETIEN EFFECTUÉ PAR : Lnt. Terry Klein, PsyOp., SOC.

DATE : 2021/06/25 / HEURE : 07:10 AM / LIEU : McGuire Airbase, US Army

NOM : Vannier / PRÉNOMS : Andre Frédéric / CODE : June

DATE DE NAISSANCE : 13/04/1958 (63 ans) / NATIONALITÉ : France

POSTE PASSAGER : cabine 2 Economy class / SIÈGE : K02

Off. TK : Jour 2, sept heures dix. Bonjour, je suis l’officier Terry Klein, Special Operation Command, US Army. Vous êtes bien monsieur André Vannier, né le 13 avril 1958 à Paris ?

AFV : Oui.

Off. TK : Monsieur Vannier, pour des raisons de sécurité, j’enregistre notre conversation.

AFV : J’aimerais avertir mon associé. Nous avons un chantier à New York. Je dois l’avertir de ma rétention ici.

Off. TK : Je ne peux m’engager à rien pour l’instant, monsieur Vannier.

AFV : Très bien, alors j’exige que vous contactiez le Quai d’Orsay.

Off. TK : Le Kay quoi, monsieur Vannier ?

AFV : Le ministère français des Affaires étrangères. Et demandez à votre chef au Special Operation Command, il connaît forcément Armand Mélois.

Off. TK : Je transfère l’information. Pouvez-vous me décrire votre voyage, et surtout les turbulences ? […]

FIN DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 07:25

* * *

Extraits de l’interview de Sophia Kleffman

CONFIDENTIALITÉ : Secret-défense / PROTOCOLE : no 42

ENTRETIEN EFFECTUÉ PAR : Lnt. Mary Tamas, PsyOp., SOC.

DATE : 2021/06/25 / HEURE : 8:45 AM / LIEU : McGuire Airbase, US Army

NOM : Kleffman / PRÉNOMS : Sophia Taylor / CODE : June

DATE DE NAISSANCE : 13/05/2014 (7 ans) / NATIONALITÉ : USA

POSTE PASSAGER : cabine 1 Economy class / SIÈGE : F 3

Off. MT : Il est neuf heures moins le quart du matin, et nous sommes jour 2. Bonjour Sophia, je m’appelle Mary, je suis officier des forces de sécurité. Tu vas bien ce matin ?

STK : Oui madame.

Off. MT : Tu peux m’appeler Mary, tu sais. Tu as réussi à dormir ? Tu as pris un petit déjeuner ?

STK : Oui.

Off. MT : Il faut bien manger. Hier, vous avez eu un vol très fatigant. Je vais te poser quelques questions, et je vais noter toutes tes réponses sur la tablette que j’ai devant moi. Et j’enregistre toute notre conversation. Tu veux bien, Sophia ?

STK : J’ai fait quelque chose de mal ?

Off. MT : Pas du tout, Sophia, ne t’inquiète pas. Après, nous irons toutes les deux voir les jeux qu’on a installés cette nuit, parce que vous êtes près de trente enfants, tu sais. Et aussi, tu pourras voir des dessins animés. D’accord ?

STK : Oui. Je pourrai jouer sur un iPad ? J’en ai un, mais on nous l’a pris.

Off. MT : On va te le rendre bientôt. Quel âge as-tu, Sophia ?

STK : J’ai six ans, je vais en avoir sept dans deux mois.

Off. MT : Oh, c’est bien. Quel jour, exactement ?

STK : Le 13 mai.

Off. MT : Et le 13 mai, c’est dans deux mois ?

STK : Oui.

Off. MT : Qu’est-ce que tu aimerais, comme cadeau ?

STK : Une autre grenouille. Pour que Betty ne soit plus toute seule.

Off. MT : Qui est Betty ?

STK : C’est ma grenouille. Elle m’attend à la maison.

Off. MT : Je vais te montrer une photographie que ta maman a prise, tu reconnais ta maison ?

STK : Oui…

Off. MT : Tu peux me dire qui est sur la photo ?

STK : Oui, ce sont mes amis de l’école, elle, c’est Jenny, lui, c’est Andrew, Sarah…

Off. MT : Oui, Sophia. Tu vois, je note tout ce que tu me dis, c’est important. C’est une fête d’anniversaire, peux-tu compter les bougies allumées sur le gâteau ?

STK : Oui… Je compte sept bougies.

Off. MT : Merci Sophia. Tu as dû avoir très mal au cœur, dans l’avion ?

STK : Oh oui, ça bougeait beaucoup.

Off. MT : Est-ce que tu as l’impression d’entendre de la musique, parfois ?

STK : Non madame.

Off. MT : Tu peux m’appeler Mary, Sophia, tu sais. Et est-ce que tu as mal à la tête, parfois ?

STK : Non, pas trop.

STK : Tu n’as pas les yeux qui piquent, non plus ?

STK : Non plus.

Off. MT : Tant mieux. Ni la peau du visage qui te démange, sur les joues ou sur le front ?

STK : Non.

Off. MT : Tu voyageais avec ta maman et ton petit frère Liam ?

STK : C’est mon grand frère.

Off. MT : Oui, pardon, je me suis trompée. Et ton papa, il n’est pas avec vous ?

STK : Non. Il est resté en Europe.

Off. MT : Tu as passé de bonnes vacances, en Europe ?

STK : Oui. Je n’ai rien fait de mal ?

Off. MT : Mais non, Sophia, pas du tout. Ton papa est dans l’armée, n’est-ce pas ?

STK : Oui. Il n’a rien fait de mal non plus ?

Off. MT : Mais non, Sophia. Voyons, ne pleure pas. Prends ce mouchoir. Il ne faut pas que tu t’inquiètes. Vraiment pas. Veux-tu que je demande à ta maman de venir parler avec nous ?

STK : Non.

Off. MT : Regarde, j’ai apporté des crayons et du papier. Est-ce que tu aimes dessiner, Sophia ? Tu veux bien me faire un dessin ?

STK : Qu’est-ce que je dois dessiner ?

Off. MT : Mais ce que tu veux, Sophia.

INTERRUPTION DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 09:02

REPRISE DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 09:09

Off. MT : Merci beaucoup, Sophia. C’est un beau dessin. Tu l’as fait tout en noir. Tu as vu qu’il y avait aussi des feutres de couleur ?

STK : Oui.

Off. MT : Qui est le très grand monsieur, là ?

STK : C’est mon papa.

Off. MT : Et à côté, qui est-ce ?

STK : C’est moi.

Off. MT : Tu es toute griffonnée. Pourquoi ?

STK : (silence)

Off. MT : C’est ta bouche, là ?

STK : (hochement de tête)

Off. MT : Et ta maman, elle n’est pas là ?

STK : Non.

Off. MT : Est-ce que tu veux bien me parler encore de ton dessin, Sophia ? Et je vais demander aussi à une autre dame de venir avec moi, pour t’écouter, si tu veux bien. Tu veux bien, Sophia ?

STK : Oui. […]

FIN DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 09:19

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Extraits de l’interview de Joanna Woods

CONFIDENTIALITÉ : Secret-défense / PROTOCOLE : no 42

ENTRETIEN EFFECTUÉ PAR : Lnt. Damian Hepstein, PsyOp., SOC.

DATE : 2021/06/25 / HEURE : 07:23 AM / LIEU : McGuire Airbase, US Army

NOM : Woods / PRÉNOMS : Joanna Sarah / CODE : June

DATE DE NAISSANCE : 04/06/1987 (34 ans) / NATIONALITÉ : USA

POSTE PASSAGER : cabine 1re classe / SIÈGE : D2

Off. DH : Jour 2, sept heures vingt-trois. Bonjour, madame Woods, je suis le lieutenant Damian Hepstein, Special Operation Command, US Army. Notre conversation est enregistrée, avec votre autorisation.

JSW : Eh bien, je ne vous la donne pas.

Off. DH : Madame Woods, le refus de coopérer dans un contexte de sécurité nationale sera considéré comme un acte suspect. Vous êtes bien Joanna Woods, née le 4 juin 1987, à Baltimore ?

JSW : Lieutenant Hepstein, je suis protégée par le 4e amendement contre toute détention arbitraire. Je veux pouvoir appeler mon cabinet.

Off. DH : Je peux vous assurer que la situation justifie les mesures restrictives de déplacement dont vous faites l’objet.

JSW : Lieutenant Hepstein, aucun juge n’a signé une demande d’incarcération, ou alors montrez-la-moi. Nous ne pouvons être détenus ainsi, c’est un cas d’habeas corpus.

Off. DH : Je comprends, madame Woods, mais tout vous sera expliqué dans les heures qui viennent.

JSW : Je collecte les éléments aux fins d’une action collective fédérale, voire internationale. Quarante-sept passagers ont déjà accepté que mon cabinet les représente…

Off. DH : C’est votre droit. Puis-je vous poser quelques questions, madame Woods ?

JSW : Je ne crois pas, non. Et je voudrais rencontrer votre supérieur. […]

FIN DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 07:27

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Extraits de l’interview de Lucie Bogaert

CONFIDENTIALITÉ : Secret-défense / PROTOCOLE : no 42

ENTRETIEN EFFECTUÉ PAR : Lnt. Francesca Caro, PsyOp., SOC.

DATE : 2021/06/25 / HEURE : 07:52 AM / LIEU : McGuire Airbase, US Army

NOM : Bogaert / PRÉNOMS : Lucie / CODE : June

DATE DE NAISSANCE : 22/01/1989 (32 ans) / NATIONALITÉ : France

POSTE PASSAGER : cabine 2 Economy class / SIÈGE : K03

Off. FC : Jour 2, sept heures cinquante-deux. Bonjour, je suis l’officier Francesca Caro, Special Operation Command, US Army. Avez-vous besoin d’une interprète, madame Bogaert ?

LB : Non.

Off. FC : Madame Bogaert, notre conversation est enregistrée, pour des raisons de sécurité. Vous comprenez ce que je dis ?

LB : Je parle anglais, je viens de vous le dire.

Off. FC : Vous êtes bien Lucie Bogaert, née le 22 janvier 1989, à Lyon ?

LB : Où ? Non. Pas à Lyon. À Montreuil.

Off. FC : Merci de cette correction. Quelle est la raison de votre présence sur le territoire américain, madame Bogaert ?

LB : Une raison personnelle… Madame, j’ai un petit garçon de dix ans, je dois absolument l’appeler. On m’a refusé de me rendre mon téléphone.

Off. FC : Je suis désolée, vous pourrez le contacter très vite.

LB : J’aurais déjà dû l’appeler hier. Il doit être inquiet. Avez-vous des enfants, madame ?

Off. FC : Ne vous énervez pas, madame Bogaert.

LB : Personne ne nous dit rien. Nous sommes retenus depuis des heures…

Off. FC : Je dois vous poser un certain nombre de questions.

LB : Promettez-moi que vous allez avertir Louis. Voici le numéro à joindre.

Off. FC : Oui, madame Bogaert. Pouvez-vous me parler de votre voyage, et me décrire le moment des turbulences ? […]

FIN DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 07:59

* * *

Extraits de l’interview de Victor Miesel

CONFIDENTIALITÉ : Secret-défense / PROTOCOLE : no 42

ENTRETIEN EFFECTUÉ PAR : Off. Fredric Kenneth White, PsyOp., SOC.

DATE : 2021/06/25 / HEURE : 08:20 AM / LIEU : McGuire Airbase, US Army

NOM : Miesel / PRÉNOMS : Victor Serge / CODE : June

DATE DE NAISSANCE : 3/6/1977 (44 ans) / NATIONALITÉ : France

POSTE PASSAGER : cabine 2 Economy class / SIÈGE : L08

Off. FKW : Jour 2, huit heures vingt. Monsieur Miesel, je suis l’officier Fredric Kenneth White, Special Operation Command, US Army. Pour des raisons de sécurité, avec votre autorisation, notre conversation est enregistrée. Vous êtes bien Victor Serge Miesel, né le 3 juin 1977 à Lorient, en France ?

VSM : Je suis né à Lille, pas à Lorient.

Off. FKW : Merci pour cette correction, monsieur Miesel.

VSM : Pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe ?

Off. FKW : Je suis désolé. Quelle est la raison de votre venue sur le territoire des États-Unis ?

VSM : Je viens recevoir un prix de traduction pour un roman.

Off. FKW : Vous êtes traducteur ? Je vois que vous êtes auteur.

VSM : Je… j’écris aussi des romans, des nouvelles. Et de toute façon, une traduction est une œuvre, les traducteurs sont des auteurs. Bref… Pourquoi me posez-vous ces questions ?

Off. FKW : Pouvez-vous me décrire votre voyage, et surtout les turbulences ?

VSM : L’avion a plongé, nous étions très secoués, le bruit était épouvantable, on a tous cru qu’on allait mourir, et tout s’est arrêté d’un coup. Voilà.

Off. FKW : Travaillez-vous sur un livre en ce moment ?

VSM : Je… je traduis un roman fantastique d’un auteur américain, une histoire de teenagers vampires…

Off. FKW : Mais travaillez-vous sur un livre plus personnel, un livre dont le titre sera L’Anomalie ?

VSM : L’Anomalie ? Non. Pourquoi cette question ?

Off. FKW : Monsieur Miesel, faites-vous de la peinture, de la musique ?

DBM : Non.

Off. FKW : Percevez-vous des sons persistants, agréables, mélodiques ?

VSM : Non.

Off. FKW : Ressentez-vous des maux de tête, des migraines ?

VSM : Non.

Off. FKW : Des irritations des yeux, des sinus ?

VSM : Mais… Vous me faites marcher ! Vous vous croyez dans Rencontres du troisième type ?

Off. FKW : Je ne comprends pas, monsieur Miesel.

DBM : J’ai vu vingt fois le film de Spielberg, je le connais par cœur : vous me posez les questions que François Truffaut pose à Richard Dreyfus, au mot près. Quel est l’abruti qui a rédigé ce questionnaire ?

Off. FKW : J’ignore de quoi vous me parlez. C’est le protocole suivi par la Défense nationale dans ce genre de situation.

VSM : Quel genre de situation ? Vous croyez que j’ai rencontré des extraterrestres ? Et là, vous allez me demander si j’ai des irritations, des coups de soleil sur le front et les joues ?

Off. FKW : Euh… Oui… Donc, vous avez des démangeaisons, ou des brûlures sur le visage ? […]

FIN DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 08:53

* * *

Extraits de l’interview de Femi Ahmed Kaduna, dit Slimboy

CONFIDENTIALITÉ : Secret-défense / PROTOCOLE : no 42

ENTRETIEN EFFECTUÉ PAR : Charles Woodworth, PsyOp., SOC.

DATE : 2021/06/25 / HEURE : 09:08 AM / LIEU : McGuire Airbase, US Army

NOM : Kaduna / PRÉNOMS : Femi Ahmed / CODE : June

DATE DE NAISSANCE : 19/11/1995 (25 ans) / NATIONALITÉ : Nigeria

POSTE PASSAGER : cabine 2 Economy class / SIÈGE : N04

Off. CW : Jour 2, neuf heures huit. Je suis l’officier Charles Woodworth, Special Operation Command, US Army. Vous êtes Femi Ahmed Kaduna, vous êtes né le 19 novembre 1995, à Ibadan, au Nigeria.

FAK : Oui. À Lagos. Pas Ibadan.

Off. CW : Quelle est la raison de votre venue sur le territoire des États-Unis, monsieur Kaduna ?

FAK : Tout le monde m’appelle Slimboy. Je suis le leader d’un groupe. Les autres musiciens sont arrivés hier. Nous jouons à New York demain. Vous ne pouvez pas me retenir comme ça.

Off. CW : Je comprends, monsieur Kaduna.

FAK : Slimboy…

Off. CW : Quelle est la date de votre concert, Slimboy ?

FAK : Demain, je vous ai dit. À 22 heures au Mercury Lounge.

Off. CW : C’est-à-dire ? la date ?

FAK : Le 12 mars…

Off. CW : Je vais vous faire entendre une chanson : Yaba Girls. Mettez le casque, s’il vous plaît.

INTERRUPTION DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 09:15

REPRISE DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 09:19

Off. CW : Connaissez-vous cette chanson ?

FAK : Non. Ce n’est pas mal. Yaba Girls ? Yaba, c’est un quartier de Lagos. C’est un groupe nigérian ? C’est bizarre, ça ne me dit rien.

Off. CW : Monsieur Kaduna, percevez-vous de manière récurrente des sons agréables, mélodiques ?

FAK : Évidemment, je suis musicien. […]

FIN DE L’INTERVIEW le 2021/06/25 à 10:07

DESCARTES 2.0

Vendredi 25 juin 2021,

salle d’hypothèses, McGuire Air Force Base


Les gens fatigués sont querelleurs. Les gens épuisés le sont beaucoup moins. Il est six heures du matin lorsque Adrian, Tina et leurs vingt premiers experts s’installent dans une salle de commandement. À sept heures, au rythme des hélicoptères qui les acheminent vers McGuire, ils sont quarante. Les canapés, les tableaux interactifs sont installés, un soldat branche la machine à expressos.

Une minute suffit à exposer la situation. Suivent dix minutes de questions, et Tina et Adrian se contentent de répéter l’invraisemblable : ces gens dans le hangar sont bien les mêmes que ceux qui se sont déjà posés cent six jours plus tôt, dans le même avion. Le dialogue entre Adrian Miller et Riccardo Bertoni – en lice pour le prix Nobel 2021 de physique pour ses travaux sur la matière noire – résume la situation :

— Vous vous foutez de nous, professeur Miller ?

— Si seulement.

À neuf heures du matin, alors que Tina Wang continue d’animer les réunions interdisciplinaires dans la salle des hypothèses, Adrian revient vers la Task Force. Meredith l’accompagne, ainsi qu’un grand type mince aux cheveux gris et exubérants, aux yeux d’un bleu acier. Silveria désigne un écran de téléconférence où s’affichent des visages connus :

— Professeur Miller, le président des États-Unis est en direct, de Rio, ainsi que les ministres des Affaires étrangères et de la Sécurité nationale.

— Ce phénomène est prodigieux, monsieur le président, commence Adrian en se raclant la gorge, mais comme le disait Arthur C. Clarke, toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. Nous sommes parvenus à dix hypothèses, sept sont des plaisanteries, trois retiennent notre attention, et l’une rencontre l’adhésion de la majorité. Commençons par la plus simple.

— S’il vous plaît, dit Silveria.

— Le « trou de ver ». Je laisse la topologiste Meredith Harper vous l’exposer.

Meredith saisit sur le bureau un crayon noir, une feuille de papier et plie cette dernière en deux. Elle a la nette impression de jouer la scène pédagogique d’un film d’anticipation à très petit budget, mais qu’importe.

— Merci, Adrian. Supposons que l’espace puisse se replier comme une feuille de papier… mais selon une dimension qui ne nous est pas accessible, qui n’est aucune des trois que nous connaissons. Si notre univers est bien régi par la théorie des cordes, c’est un hyperespace en dix, onze ou vingt-six dimensions. Dans ce modèle, chaque particule élémentaire est une cordelette qui vibre différemment des autres, aux dimensions enroulées sur elles-mêmes. Vous me suivez ?…

Le président américain reste bouche ouverte, présentant une forte ressemblance avec un gros mérou à perruque blonde.

— Donc, une fois l’espace replié, on y fait un « trou »…

Meredith Harper traverse la feuille de la pointe du crayon de papier, et passe l’index dans la déchirure.

— … et on peut passer d’un point de notre espace à trois dimensions à un autre point très facilement. C’est ce qu’on appelle un pont Einstein-Rosen, un trou de ver de Lorentz à masse négative…

— Je vois, dit le président des États-Unis en fronçant les sourcils.

— Cela respecte les lois de la physique classique. On ne dépasse pas la limite de la vitesse de la lumière dans notre espace einsteinien. Mais, en ouvrant un vortex dans l’hyperespace, on peut voyager entre les galaxies en une fraction de seconde.

— C’est une idée commune dans les romans, dit Adrian, qui trouve Meredith trop abstraite. Dans Dune, de Frank Herbert, ou d’autres. Et l’idée est reprise dans un film comme Interstellar, de Nolan. Ou avec le vaisseau USS Enterprise dans les Star Trek.

Star Trek ! Je les ai vus, oui, s’exclame soudain le président.

— D’habitude – enfin c’est une manière de parler –, poursuit Meredith, on traverse le temps et l’espace instantanément, il n’y a aucune raison que quoi que ce soit se dédouble. Là, on a ces deux avions…

— C’est comme si l’USS Enterprise surgissait en deux points de l’espace, s’enflamme Miller, avec deux capitaines Kirk, deux docteurs Spock, deux…

— Merci, professeur Miller, dit Silveria, nous avons compris… Donc, la deuxième hypothèse ?

— Nous l’appelons celle de la « photocopieuse », nous l’évoquions avec Brian Mitnick, de la NSA.

Mitnick hoche la tête avec la moue du bon élève pas peu fier d’être mentionné.

— Comme vous le savez, poursuit Miller, la révolution du bioprinting a commencé…

— Pardon ? Soyez plus clair ! demande Silveria, qui anticipe l’agacement présidentiel et s’attribue le rôle du candide.

— On imprime en 3D de la matière biologique. Aujourd’hui, en une heure, on fabrique un cœur humain de la taille d’une souris. En dix ans, la finesse de la résolution a doublé, la vitesse d’impression aussi, tout comme le volume des objets reproductibles. Si l’on poursuit les courbes exponentielles dans chacun de ces domaines, et en étant conservateur…

— Je suis conservateur, interrompt le président, et Miller se demande un instant si c’est une plaisanterie.

— Donc, poursuit le mathématicien, dans moins de deux siècles, on pourra scanner en une fraction de seconde et imprimer tout aussi vite un objet comme cet avion avec une définition de l’ordre de l’atome. Mais deux problèmes : un, où était l’imprimante ? Deux, d’où viennent les matières premières pour fabriquer l’avion et les passagers ?

— Mais justement… Cette image de la « photocopieuse », intervient Meredith, suppose un original et une copie. Et sur la photocopieuse de notre bureau, ce qui sort en premier, c’est toujours la copie.

— Je vois, réfléchit Silveria à haute voix. L’avion « copie » se serait posé le 10 mars dernier. Et c’est l’« original » qui viendrait de se poser. Dans ce cas, pourquoi traiter différemment les membres des deux groupes, au prétexte que le premier avion…

— … est sorti « avant » de la « photocopieuse »…, conclut Meredith.

— Je voudrais évoquer la dernière hypothèse, reprend Miller. Elle emporte assez largement l’adhésion, mais c’est aussi la plus choquante.

Sur l’écran, le président secoue la tête, puis, un froncement des sourcils prouvant la concentration, il demande :

— Vous voulez parler d’un acte de Dieu ?

— Euh, non, monsieur le président… Personne n’a évoqué l’hypothèse, répond Adrian, surpris.

Silveria s’éponge le front.

— Allons-y pour la troisième, Miller.

— Nous l’appelons « l’hypothèse Bostrom ». Je veux parler de Nick Bostrom, un philosophe enseignant à Oxford, qui a proposé au début du siècle…

— C’est très vieux, soupire le président.

— Au début de ce siècle, reprend Miller. En 2002 exactement. Je cède la parole à Arch Wesley, de l’université de Columbia, qui est logicien.

Le grand type aux cheveux fous s’approche d’un tableau, y trace une équation :

… avant de se tourner vers l’écran, avec un bon sourire et une certaine dose d’excitation :

— Bonjour, monsieur le Président. Avant d’expliquer cette équation, je voudrais commencer par parler de la « réalité ». Toute réalité est une construction, et même une reconstruction. Notre cerveau est scellé dans l’obscurité et le silence de la boîte crânienne, et il n’a accès au monde que par les capteurs que sont nos yeux, nos oreilles, notre nez, notre peau : tout ce que nous voyons, sentons, lui est transmis par des câbles électriques, nos synapses… nos cellules nerveuses, monsieur le Président.

— J’avais compris, merci.

— Bien sûr. Et le cerveau reconstruit la réalité. Sur la base du nombre de ses synapses, le cerveau fait dix millions de milliards d’opérations par seconde. Bien moins qu’un ordinateur, mais avec plus d’interconnexions. Mais dans quelques années, on arrivera à simuler un cerveau humain, et ce programme arrivera à une certaine conscience. Eric Drexler, le spécialiste des nanotechnologies, a imaginé un système de la taille d’un morceau de sucre capable de reproduire cent mille cerveaux humains.

— Arrêtez avec vos milliards, je n’y comprends rien, dit le président, et beaucoup de mes collègues non plus. Continuez votre démonstration s’il vous plaît.

— Bien, monsieur le président. Je vous demande d’imaginer des êtres supérieurs dont l’intelligence est à la nôtre ce que la nôtre est à celle d’un ver de terre… Nos descendants, peut-être. Imaginons aussi qu’ils disposent d’ordinateurs si puissants qu’ils savent recréer un monde virtuel où ils font revivre de manière précise leurs « ancêtres », et les observent évoluer, selon différentes destinées. Avec un ordinateur de la taille d’une toute petite lune, on pourrait simuler un milliard de fois l’histoire de l’humanité depuis la naissance d’Homo sapiens. C’est l’hypothèse de la simulation informatique…

— Comme dans le film Matrix ? demande le président, d’un ton d’incompréhension.

— Non, monsieur le président, répond Wesley. Dans Matrix, ce sont des machines qui exploitent l’énergie corporelle de vrais humains, des esclaves enchaînés en chair et en os. Elles les font vivre dans un monde virtuel. Dans notre hypothèse, c’est le contraire : nous ne sommes pas des êtres réels. Nous croyons être des humains alors que nous ne sommes que des programmes. Des programmes très évolués, mais des programmes tout de même. Comme l’agent Smith dans Matrix, monsieur le président. Sauf que l’agent Smith sait qu’il est un programme.

— Alors, en ce moment, je ne bois pas mon café à une table ? dit Silveria. Ce que nous percevons, sentons, voyons… ce serait aussi simulé ? Tout est faux ?

— Général, ça ne change pas le fait que vous êtes en train de boire un café à cette table, reprend Wesley, ça change seulement ce de quoi sont faits le café et la table. Ce serait facile : la largeur de bande sensorielle humaine maximale n’est pas très grande : simuler tous les sons, les images, le toucher et les odeurs n’aurait qu’un coût négligeable. Notre environnement lui-même n’est pas trop compliqué à contrefaire, tout dépend du niveau de détail : des « humains simulés » ne remarqueraient pas d’anomalies dans leur environnement virtuel, ils auraient leur maison, leur voiture, leur chien, et même leur ordinateur, tant qu’on y est.

— Comme dans la série britannique Black Mirror, monsieur le président, souffle Adrian Miller…

Le président fronce les sourcils, et Wesley reprend.

— D’ailleurs, plus nous avançons dans la connaissance de l’univers, plus il nous apparaît fondé sur des lois mathématiques.

— Sauf votre respect, professeur, l’interrompt Silveria, on ne pourrait pas, par une expérience, démontrer que vous racontez n’importe quoi ?

— Je crains que non, s’amuse Wesley. Si l’intelligence artificielle qui nous simule constate qu’un « humain simulé » va observer le monde microscopique, elle n’a qu’à lui fournir suffisamment de détails « simulés ». Et en cas d’erreur, il suffirait de reprogrammer les états des « cerveaux virtuels » qui auraient remarqué une anomalie. Voire revenir quelques secondes en arrière, avec une espèce de undo, vous voyez, et exécuter de nouveau la simulation d’une manière qui évite tout problème…

— Ce que vous racontez est ridicule, explose le président. Je ne suis pas une espèce de Super Mario, et je ne vais sûrement pas expliquer à nos concitoyens qu’ils sont des programmes dans un monde virtuel.

— Je comprends, monsieur le président. Mais d’un autre côté, un avion qui surgit de nulle part et qui est la copie conforme d’un autre, avec tous ses passagers et jusqu’à la moindre tache de ketchup sur la moquette, c’est invraisemblable aussi. M’autorisez-vous à vous expliquer cette formule que j’ai inscrite ?

— Allez-y, lâche le président, furieux. Mais vite.

— Je vous expose l’idée générale. Je voudrais vous démontrer qu’il est assez probable que nous fassions partie de ces consciences simulées. Il n’y a que trois destins possibles à une civilisation technique : elle peut bien sûr s’éteindre avant d’arriver à la maturité technologique, comme nous en faisons la magnifique démonstration, avec la pollution, le réchauffement climatique, la sixième extinction, etc. Pour ma part, je pense que, simulés ou pas, nous allons disparaître.

Le président hausse les épaules, mais Wesley poursuit :

— Ce n’est pas le sujet. Supposons malgré tout qu’une civilisation sur mille ne se détruise pas toute seule. Elle parvient à un stade post-technique et se dote d’une puissance de calcul inimaginable. Et supposons encore que, parmi toutes ces civilisations qui ont survécu, une seule sur mille ressente le désir de simuler des « ancêtres » ou des « concurrents de ses ancêtres ». Alors, cette civilisation technique sur un million, à elle toute seule, va pouvoir simuler, disons, un milliard de « civilisations virtuelles ». Et par « civilisation virtuelle », j’entends chaque fois des centaines de millénaires virtuels pendant lesquels se succèdent des millions de générations virtuelles qui donnent naissance à des centaines de milliards d’êtres pensants tout aussi virtuels. Par exemple, en cinquante mille ans d’existence, moins de cent milliards de Cro-Magnon ont marché sur la Terre. Pour simuler Cro-Magnon, c’est-à-dire nous, c’est une simple question de puissance de calcul. Vous me suivez ?

Wesley ne regarde pas l’écran, où le président lève les yeux au ciel et poursuit :

— L’important est ceci : une civilisation hypertechnique peut simuler un millier de fois plus de « fausses civilisations » qu’il n’y en a de « vraies ». Ce qui signifie que si on prend un « cerveau qui pense » au hasard, le mien, le vôtre, il a 999 chances sur 1 000 d’être un cerveau virtuel et une sur 1 000 d’être un cerveau réel. Autrement dit, le « Je pense donc je suis » du Discours de la Méthode de Descartes est obsolète. C’est plutôt : « Je pense, donc je suis presque sûrement un programme. » Descartes 2.0, pour reprendre une formule d’une topologiste du groupe. Vous me suivez, président ?

Le président ne répond rien. Wesley l’observe qui garde son air buté et furieux, et conclut :

— Voyez-vous, monsieur le président, je connaissais cette hypothèse et jusqu’à ce jour, j’estimais à une chance sur dix la probabilité que notre existence ne soit qu’un programme sur un disque dur. Avec cette « anomalie », j’en suis quasiment certain. Cela expliquerait par ailleurs le paradoxe de Fermi : si nous n’avons jamais rencontré d’extraterrestres, c’est que dans notre simulation, leur existence n’est pas programmée. Je pense même que nous sommes confrontés à une sorte de test. Pour aller plus loin, c’est peut-être parce que nous pouvons désormais envisager l’idée d’être des programmes que la simulation nous propose ce test. Et nous avons intérêt à le réussir, ou du moins en faire quelque chose d’intéressant.

— Et pourquoi ? demande Silveria.

— Parce que si nous échouons, les responsables de cette simulation pourraient bien tout éteindre.

TABLE 14

Vendredi 25 juin 2021, 8 h 30,

hangar B, McGuire Air Force Base


Rencontres du troisième type, vraiment ? De retour de l’interview, Victor hésite entre colère et fou rire. Dans l’ignorance du lendemain, l’écrivain veut consigner froidement, en un long catalogue, ce qui se passe dans ce hangar. Hangar est un mot si bizarre. Pas loin de hagard, de hasard. Il a sorti son carnet, un stylo, il tente de s’abstraire des cris, du bruit, il prend des notes : Épuisement d’un lieu improbable. Mais non. Pourquoi marcher à l’ombre de Perec ? Pourquoi ne s’affranchit-il jamais des influences, des figures tutélaires ? Pourquoi, quand il ne craint pas d’être un imposteur, n’est-il qu’un gamin en quête d’adoubement ?

Posément, il inscrit Mode avion.

« La date : le 11 mars 2021.

« Il y a beaucoup de choses dans ce hangar, par exemple : une centaine de tentes ocre, un hôpital de campagne, des rangées de longues tables, un terrain de basket improvisé, des dizaines de préfabriqués, des toilettes publiques, des barrières métalliques, sur deux rangs, un centre de “renseignements” sans personne pour renseigner, un “espace œcuménique” signalé par un panneau en six langues, quatre fontaines à eau, et bien d’autres choses encore.

« Le temps : trop chaud, trop humide pour la saison.

« Esquisse d’un inventaire de choses strictement visibles : d’abord des lettres de l’alphabet, de A à E sur l’un des murs du hangar, un H majuscule pour “hôpital”, les mots “Air France” (sur la pochette des stewards et des hôtesses), des marques sur les vêtements des passagers, “US Air Force” au sol, “Danger”, “High Voltage” sur des boîtiers électriques. Des slogans sur les murs : “Aim High, Fly-Fight-Win”, “Semper Fi”, la devise de l’US Air Force, “We’re looking for a few good men”. »

Victor écrit, sans hâte, mécaniquement. Ayant beaucoup lu, traduit, et trop de niaiseries derrière des joliesses, il trouve indécent d’imposer au monde une ânerie de plus. Il s’en moque bien, qu’une prose flamboyante jaillisse du seul « déplacement de la plume sur la page », il ne croit pas être « tout-puissant face à la phrase », il n’est pas question qu’il « ferme les paupières pour garder les yeux ouverts », ou qu’en ce lieu sans âme il « se dérobe au monde pour y graver son propre égarement », et d’ailleurs, il se méfie des métaphores. La guerre de Troie a sûrement commencé comme ça. Il sait malgré tout qu’il suffira qu’une de ses phrases soit plus intelligente que lui pour que ce miracle fasse de lui un écrivain.

Victor observe toutes ces existences éparpillées, toutes ces anxiétés mouvantes dans la boîte de Petri démesurée qu’est le hangar – quel drôle de mot décidément –, sans savoir à laquelle s’attacher. Il s’abandonne à la fascination d’autres vies que la sienne. Il voudrait en choisir une, trouver les mots justes pour raconter cette créature, et parvenir à croire qu’il s’en est approché assez pour ne pas la trahir. Puis passer à une autre. Et une autre. Trois personnages, sept, vingt ? Combien de récits simultanés un lecteur consentirait-il à suivre ?

À sa table, numérotée 14, outre quelques passagers, il y a le commandant de bord. À Victor, l’homme rappelle son père. Les mêmes yeux vert-gris, le même nez aquilin, les mêmes golfes profonds sur les tempes, qui finiront par gagner leur bataille sur les cheveux drus et gris, le torse vigoureux. Instinctivement, l’écrivain porte la main à sa poche, éprouve le contact lisse de la briquette rouge. Dans son portefeuille, Victor conserve aussi une photographie de ce père disparu, soustraite à un album, de cette époque où il y en avait, où trop de photos n’avait pas tué la photo. L’homme a vingt ans, un sourire conquérant, un regard droit. Un jour, il a dit à son fils en riant : « J’étais jeune dans ce temps-là, je ne sais pas à quel moment tout a commencé à déraper. » Oui, dans la lumière de l’aube, le commandant Markle ressemble à ce père à qui Victor ressemble si peu.

La veille encore, l’uniforme lui a valu d’attirer les plus angoissés, que le bleu Air France rassurait, ou les plus irrités, en quête d’un fautif. Mais il n’est plus l’objet de toutes les hostilités. Chacun, en le voyant partager l’exaspération générale, a fini par admettre qu’il ne bénéficie d’aucun traitement de faveur, n’a pas accès à la moindre information privilégiée. Pour en faire la démonstration, ou par simple confort, il s’est changé pour adopter un costume de ville. Au sol, David Markle n’est plus seul maître après Dieu, mais un simple type aimable qu’on en vient à plaindre, un général Dumouriez abandonné par ses troupes, en plus sympathique tout de même. Au matin, avec une dizaine d’autres passagers, et sans explication aucune, il a dû passer un panel d’examens médicaux.

Table 14, il y a aussi ce très grand Noir, aux beaux yeux profonds et mélancoliques. Ses cheveux coupés court suivent des motifs géométriques dignes des pavages de l’Alhambra. Il prononce « Johnny » pour journey, « Yuwa » pour you are, « vishon » pour vision : un Nigérian, guitariste et chanteur. Il a beau avoir un concert le lendemain soir dans une salle de Brooklyn, il a compris qu’il ne servait à rien d’insister, et il a cessé de protester lui aussi. Il a malgré tout récupéré sa Taylor douze cordes, restée dans le coffre en cabine, et il joue, il compose une chanson au rythme doux.

I remember your eyes of yesterday

The way you smiled in a dazzling way

La guitare rend un son riche et rond, la voix est rauque et chaude. Un garçon mince, le nom d’artiste qu’il s’est donné lui sied bien. Il sourit à Victor :

— Ça fait longtemps que je n’ai pas chanté acoustique, sans effets.

Il plaque un accord et reprend :

But beautiful men in uniform forbid you…

Beautiful men in uniforms ? demande Victor en désignant les soldats qui gardent les portes.

— Oui. Ce sera sûrement mon titre.

Et il reprend, presque à voix basse :

The way to the light way to the light way to the light.

Au bout de la table, un murmure, « Ton nom seul est mon ennemi » et Victor reconnaît Shakespeare aussitôt. « Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même. »

Juliette Capulet est ici, c’est une toute jeune fille, elle répète son texte : « Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu’il possède… »

Intense jusque dans l’hésitation, elle sait qu’elle saura pleurer, lorsqu’il le faudra. L’audition est la semaine prochaine, dit-elle à Victor. Ils vont bien nous laisser sortir, quand ils auront fait les tests, ce sont bien des tests qu’ils nous font, n’est-ce pas ? On ne peut pas retenir les gens comme ça, c’est un pays libre, il y a des lois tout de même.

« Oui, il y a des lois », dit une jeune femme aux traits fins, à la peau noire, aux cheveux ramenés en arrière par une barrette d’argent. L’avocate a rassemblé cinquante signatures pour une class action portant sur une demi-douzaine de plaintes, arrestation arbitraire, détention discrétionnaire, confiscation illégale de biens, refus d’accès à un conseil juridique pour plus de quarante-huit heures, etc. Combien facturer chaque minute qui s’écoule sans qu’elle puisse joindre son cabinet ? Comment chiffrer sa propre douleur de ne pouvoir entendre la voix d’Aby, de le croire fou d’inquiétude ? Chiffrer à seulement deux mille dollars par jour et par personne les dommages et intérêts de la rétention, n’est-ce pas un cadeau à l’US Air Force et au gouvernement ?

C’est quoi l’histoire, déjà ? Ah oui. Le diable entre chez un avocat et lui dit : « Bonjour, je suis le diable. J’ai un marché à vous proposer. — Je vous écoute. — Je vais faire de vous l’avocat le plus riche du monde. En échange, vous me donnez votre âme, l’âme de vos parents, celle de vos enfants et celle de vos cinq meilleurs amis ? » L’avocat le regarde d’un air étonné et dit : « D’accord. Où est le piège ? »

La jeune femme grimace. Non, vraiment, elle n’est pas l’ignoble bonhomme de cette blague. Mais dans ce monde-là, il faut frapper au portefeuille, ils ne comprennent que ça. De nouveau, elle emprunte à une petite fille une feuille et un feutre de couleur, de nouveau elle rédige une lettre. La mère de l’enfant, une jeune femme blonde, hésite.

— Mon mari travaille pour l’armée, je ne voudrais pas lui créer d’ennui.

— Au contraire, madame. Vous m’avez bien dit que votre mari était un héros de guerre, qu’il a été blessé au combat ? Cela le rend intouchable, et de plus, en signant ce document de class action, vous rendez impossible à l’armée de l’intimider, de le menacer. Ce serait une entrave de trop à la justice. Unis, nous sommes plus forts. Nous ne pouvons pas rester enfermés plus longtemps. Vous avez bien deux enfants avec vous, n’est-ce pas ? Les dommages psychologiques seront importants, surtout pour eux.

— Des dommages psychologiques ? reprend la femme.

Elle a un regard vers son petit garçon qui ne réclame plus sa tablette et s’est assoupi sur la table, et vers sa fille, qui griffonne des êtres sombres, étranges, aux longs membres fins et effrayants, rature de traits noirs les personnages du dessin.

À la table 14, et Victor l’a bien vu, il y a surtout cette fille. La trentaine, brune, fine comme une liane – et il s’en veut aussitôt du cliché. Elle lui rappelle cette autre fille croisée quelques années, aux Assises de la traduction, celle qui l’avait transpercé et qu’il n’a jamais retrouvée. La nostalgie est une scélérate. Elle laisse croire que la vie a du sens. Victor s’assied à côté d’elle, aimanté, le propre de l’attraction est de vouloir toujours réduire les distances.

Il tente d’échanger quelques mots. Non, elle est comme tout le monde, elle ne sait rien, elle fait une moue de lassitude et retourne à son livre. Elle est accompagnée : un homme, la soixantaine élégante, qui ne saurait être son père, Victor l’a deviné à sa prévenance attentive, et aussi à son regard lorsqu’il a tenté d’engager la conversation avec elle. Un soupçon d’inquiétude, animal, qu’il n’a su cacher. Ils se présentent. Un architecte. Victor connaît son nom, mais pas son travail. Cet univers de béton et de verre l’ennuie. Parfois, lors d’une traduction, un terme technique – architrave, bardeau… – apparaît, qu’il doit rechercher et oublie aussitôt. Victor observe l’homme et, sans le trouver laid, il voit le vieillard percer déjà sur ses mains à la peau fine, sur son front ridé. Il n’a sans doute que l’âge qu’elle lui prête. Que lui trouve-t-elle ? Que peut-il connaître du désir d’une femme pour un homme ?

L’homme se lève, demande à la jeune femme si elle désire un café, puisque l’armée a installé des distributeurs. Elle secoue la tête, et il s’éloigne sans hâte. Victor devine que c’est une élégance, une manière de la laisser respirer. Ce huis clos est suffisamment oppressant pour qu’il ne l’étouffe pas de son assiduité.

Tiens, le livre qu’elle feuillette est de Coetzee. Victor ne l’a pas lu.

C’est bien ? demande Victor. Quoi ? Ce Coetzee ? Oui, répond-elle, mais moins que Disgrâce. Je suis d’accord, répond Victor, c’est son meilleur, n’est-ce pas ? Un chef-d’œuvre, confirme-t-elle, et elle se détourne de lui. Victor comprend qu’il l’ennuie, il n’insiste pas, reprend son carnet, note, sans ironie, le mot « disgrâce ».

E PUR, SI MUOVE

Samedi 26 juin 2021, 9 h 30,

salle de crise, Maison-Blanche, Washington


Jamy Pudlowski et son équipe ont réuni dans la salle de crise souterraine de la Maison-Blanche une douzaine d’individus mâles, tous convaincus d’être Dieu merci nés dans la bonne religion : deux cardinaux, deux rabbins – un traditionaliste et un libéral –, un pope orthodoxe, un pasteur luthérien, un autre baptiste, un apôtre mormon, trois doctes musulmans issus du sunnisme, du salafisme et du chiisme, un moine bouddhiste vajrayāna, un autre mahayana. Et sur la table, il y a beaucoup de café même si Pudlowski a réussi l’exploit de dormir durant ses quarante minutes d’hélicoptère.

La cheffe des Opérations psychologiques est inquiète. La route droite déteste le nid-de-poule et l’obscur voue de la haine à l’inexpliqué. L’immobilité de la Loi vient se cogner avec obstination à la valse du cosmos et à l’avancée des savoirs. Où dénicher dans la Torah, le Nouveau Testament, le Coran ou dans d’autres textes révélés la moindre phrase, sourate ambiguë ou verset ténébreux, qui prédise ou justifie que surgisse dans l’azur un avion en tout point identique à un autre, posé trois mois plus tôt ?

Lorsque les peuples d’Amérique ont découvert à leurs dépens Christophe Colomb, puis la nuée de conquistadors qu’il annonçait, l’Église catholique a bien dû trouver dans ses textes une explication à leur existence. Certes, à en croire Paul, l’Évangile avait été « entendu jusqu’aux extrémités du monde », mais comment diable les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, ont-ils pu faire le peuplement de toute la Terre, par où sont bien passés ces fichus gosses pour essaimer jusque dans les Indes de l’Ouest ? Ces hommes nouveaux étaient-ils les tribus perdues d’Israël, celles-là mêmes dont parle le quatrième livre d’Esdras, cette Apocalypse apocryphe que mentionne Tertullien ? Finalement, on dénicha dans l’Évangile de Jean une formule qui fit l’affaire : Jésus avait « d’autres brebis encore, qui ne sont pas de cet enclos ».

Jamy Pudlowski est catholique par son père, juive par sa mère. En janvier 1960, une doctoresse ashkénaze de Boston est tombée folle amoureuse d’un policier goy de Baltimore, et par la suite, rien n’est allé de soi. La petite Jamy a grandi entre des grands-parents qui n’avaient rien à se dire d’aimable, juifs et allemands côté mère, catholiques et polonais côté père, et leurs disputes à répétition ont façonné une enfant questionneuse. De dubitative, Jamy est devenue sceptique, avant d’être à jamais rétive à toute forme de conviction religieuse. Baptisée pourtant – en secret – par ses grands-parents Pudlowski, elle refusa de faire sa communion, puis l’année suivante sa bat-mitsva. Elle n’a guère non plus de conviction politique forte, et d’ailleurs elle vote démocrate.

Lors de l’entretien qui devait lui ouvrir les portes du département des PsyOps, la responsable du recrutement avait demandé à Jamy sa religion, et la psychologue avait répondu : « Je n’en ai pas. » La femme avait insisté : « Donc, vous êtes athée », jouant de son stylo comme si elle avait eu une case à remplir sur un questionnaire imaginaire. Jamy Pudlowski avait haussé les épaules : « Je m’en fous, Dieu, pour moi, c’est comme le bridge : je n’y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu’ils se foutent eux aussi du bridge. » La réponse avait fait mouche. Six ans plus tard, à moins de quarante ans, elle dirigeait un département des Opérations psychologiques de la CIA, avant de prendre les mêmes fonctions au sein du SOC.

Jamy Pudlowski s’est spécialisée dans les questions religieuses, et aujourd’hui, elle a appris à connaître tous les hommes présents dans cette salle. Étant la seule de son sexe, Pudlowski commence évidemment par « Mesdames, messieurs… » dans l’espoir que l’un d’eux relèvera l’ironie, mais non, bien sûr, alors elle désigne le grand écran où apparaît le président, entouré des mêmes que la veille, mais aussi de ses conseillers spirituels :

— Monsieur le président, vous intervenez évidemment dès que vous le voulez. Merci à tous d’être là. Je suis Jamy Pudlowski, officier senior du Special Operation Command de l’US Army. Vous êtes ici parce que, à vous tous, vous représentez l’écrasante majorité des cultes pratiqués sur le territoire national.

Puis Pudlowski présente chacun des prélats présents sans en laisser aucun se plaindre d’avoir été réveillé à l’aube, véhiculé sans délai jusqu’à la Maison-Blanche, et acheminé dans la salle de crise.

— Je vais vous exposer à tous une situation, et formuler ensuite plusieurs questions simples. Je n’attends pas de vous une réponse de nature éthique, mais théologique. J’éclaire mon propos. Vous savez que certains laboratoires savent imprimer en 3D de la matière organique, et fabriquer des objets artificiels biologiques, des muscles, des cœurs, à partir de cellules-souches, sans risque de rejet pour les patients. Et…

Le rabbin traditionaliste l’interrompt.

— Oui, nous sommes déjà arrivés à un accord unanime. Y compris avec nos amis catholiques et musulmans.

Les cardinaux hochent la tête, l’imam salafiste acquiesce :

— Le Conseil islamique du fiqh a établi que l’islam autorise le génie génétique, à condition que cela sauve des vies.

— Merci, messieurs. Je vais vous demander d’imaginer que l’on puisse dupliquer quelqu’un totalement.

— Qu’entendez-vous par totalement ? demande le luthérien.

— Le reproduire à une précision infinitésimale. Ce nouvel individu a le même code génétique que son original, mais cela va plus loin.

— Comme une copie carbone parfaite, c’est cela ? dit l’apôtre mormon.

— Oui, sourit Pudlowski. Une copie carbone.

— Est-ce spéculatif ? demande l’un des bouddhistes, avec une douceur orientale qui frôle le cliché.

La responsable des Opérations psychologiques marque une longue pause, elle veut prendre tout son temps.

— Non, ma question n’est pas théorique. Nous avons interpellé un individu, qui se révèle indiscernable d’un autre, autre qu’il affirme d’ailleurs être. La confrontation a eu lieu. C’est stupéfiant.

— Comme un jumeau ?

— Non… Ils possèdent tous deux la même personnalité et les mêmes souvenirs, au point d’être persuadés l’un comme l’autre d’être l’original. Leurs deux cerveaux sont codés de la même manière, au niveau chimique et électrique, au niveau atomique.

La salle s’agite. Les mots de blasphème, d’abjection sont prononcés, ainsi que d’autres, plus scatologiques que théologiques.

— Qui est à l’origine de cette ignominie ? résume le baptiste.

— Nous ne savons pas, dit Jamy Pudlowski. Nous ne vous demandons pas un avis éthique. Mais ces êtres existent.

— Est-ce que c’est Google ? dit un cardinal, avec excitation. Ils ont…

— Non, Votre Éminence, ce n’est pas Google.

— Pourtant madame, reprend le prélat, Google a pris des parts dans une société israélienne d’impression 3D et…

— Non, Votre Éminence, ce n’est pas eux. Ma première question sera : est-ce que selon la Loi, cet… être est une création divine ?

Les mots ne manquent pas à Pudlowski, son hésitation rhétorique veut inciter au débat : la confusion s’installe, et le salafiste est le premier à se pencher vers son micro.

— Allah a donné à l’homme et aux animaux le don de procréation, et Allah a donné à l’homme la raison, qui lui permet d’inventer des objets. Mais le Prophète – la paix et la bénédiction d’Allah soient sur lui – dit aussi, dans le Pèlerinage : « Ô humanité ! Une parabole vous est proposée, écoutez-la : ceux que vous invoquez en dehors d’Allah ne peuvent pas créer une mouche, même s’ils s’unissaient pour cela. » C’est ce que dit la parabole : l’homme ne saurait créer la vie, même celle d’une mouche.

— Je comprends, mais on a affaire ici à beaucoup plus qu’une mouche, cher ami, corrige Jamy Pudlowski.

Le sunnite se lève et dit :

— Dans les hadith du Sahih al-Bukhari, Abu Sa’id al-Khudri – qu’Allah soit satisfait de lui – rapporte que le Prophète – paix et bénédictions d’Allah soient sur lui – a dit : « Il n’y a pas d’être créé, mais Allah l’a créé. » C’est cela l’important.

— Donc, selon vous, ces êtres ont été créés par Dieu.

— Je ne vous répète pas la parabole de la mouche, reprend le salafiste. Si Allah ne voulait pas que cet être soit créé, il ne l’aurait pas autorisé à exister.

— Je vois, dit Pudlowski, je vois…

Puis elle se tait, attend en vain un mot des catholiques ou des protestants. Le rabbin traditionaliste hésite un instant, se lance :

— Il y a tout de même des mythes de création dans le Talmud. Dans le traité Sanhédrin, il est dit que Rava, béni soit-il, crée un homme par des pouvoirs magiques. Le traité ne dit pas lesquels…

— Pardon, mais qui est Rava ? demande Pudlowski.

— C’est un rabbin de la quatrième génération… Peu importe, Rava envoie l’homme qu’il a créé à Rabbi Zera, lequel lui pose une question, mais comme l’homme ne lui répond pas, Rabbi Zera comprend qu’il n’a pas été créé par Dieu, qu’il est un golem et il lui ordonne de retourner à la poussière.

— Dans d’autres versions, complète le rabbin libéral, cet homme qu’a créé Rava peut parler, mais pas se reproduire. Il est aussi dit un peu plus loin dans le Sanhédrin que Rav Hanina et Rav Oshaya créent un mouton, et qu’ils le mangent… Tout cela est assez confus… Il faut le lire comme une parabole. Pour montrer la vanité de l’homme et la toute-puissance de Dieu.

Le chiite soupire.

— Mais tout de même, revenons au Coran. En arabe, le mot « créer », khalaqa, qui est utilisé ici, signifie « fabriquer à partir de rien », ce que seul – nous sommes tous d’accord – Allah peut faire. Même votre rabbin Rava part de la Terre. Mais dans le cas que vous mentionnez, madame, cet… être… n’a pas été fabriqué à partir de rien ?

— Certainement pas, répond la femme de la CIA. Cependant nous ignorons tout de… du procédé de… fabrication.

Le rabbin libéral profite d’un court moment de silence :

— Il faut rappeler l’enseignement de Maïmonide : Dieu a donné son âme à l’homme, nèphèsh, mais si Dieu a donné à l’homme des lois et des préceptes, c’est bien que l’homme possède le libre arbitre, avec un bon penchant et un mauvais.

— Je ne vois pas quel rapport a la question du libre arbitre avec ce dont on parle, s’agace le rabbin traditionaliste. On nous demande une position théologique et bien sûr, vous, totalement hors sujet comme toujours, vous nous ramenez votre Maïmonide !

— Mais enfin ! Je ne ramène pas mon Maïmonide !

— S’il vous plaît, tempère Pudlowski. Comprenez-moi : si je pose cette question de la création, c’est que je ne veux surtout pas qu’on puisse dire de cet homme qu’il est une création satanique.

— Satan ne crée pas ! s’indigne le sage salafiste.

— Ah non ! renchérit le rabbin traditionaliste, et les deux protestants dodelinent du chef.

— Dieu a créé Satan, dit l’un des cardinaux en esquissant le signe de croix. Il l’a créé afin de tenter les hommes, et dans le Jardin, Satan s’est incarné dans le serpent, la plus rusée des créatures de Dieu. Mais Satan ne saurait créer.

— Ah, s’étonne Pudlowski, naïvement. Pourtant, je crois bien avoir déjà entendu parler de « créature de Satan ».

— C’est un abus de langage, une vulgate populaire, sourit le salafiste, tandis que le chiite, au bout de la table, ricane et lâche, indigné :

— Une vulgate ? Et pourtant, il me semble bien que votre théologien Muhammad Al-Munajjid a qualifié Mickey Mouse de « créature de Satan ».

— Mickey Mouse ? ! bondit le président des États-Unis, qui n’avait encore pas dit un mot.

— Al-Munajjid n’est pas « notre » théologien comme vous dites, soupire le salafiste, c’est un savant respecté, c’est tout. Il a dit précisément « soldat de Satan » et ses paroles ont été déformées par les mécréants et les apostats pour moquer l’islam.

— Il a tout de même lancé sa fatwa contre Mickey Mouse, continue le chiite avec ironie. Et Al-Munajjid n’a rien contre l’esclavage, ni contre les relations sexuelles avec les esclaves.

— C’est l’ijma et donc l’avis des savants musulmans, s’énerve le salafiste. Muhammad Al-Munajjid ne fait que le répéter, et je…

— Ha ! Et aussi qu’on peut brûler les homosexuels ? demande le luthérien.

Le rabbin libéral lève les yeux au ciel :

— Hum. Dois-je vous rappeler ce que Luther a dit des homosexuels ?

— Messieurs, messieurs, intervient Pudlowski avec autorité. Nous nous éloignons du sujet. Je considère cette première question comme réglée : notre homme n’est pas une créature du diable. D’accord ?

— Il n’est de créature que de Dieu, et nous sommes tous d’accord, dit le rabbin traditionaliste, d’un ton apaisant.

Les moines bouddhistes gardaient le silence, mais l’un d’eux, agacé, prend la parole.

— À propos de vos « créatures de Dieu »… Nous vous avons laissés vous disputer, mais le monde n’a jamais qu’une origine relative. C’est un cycle sans fin où l’univers fluctue entre des états de création, privilège de Brahma, des moments de stabilité où Vishnu domine, et des phases où Shiva détruit tout, de façon lente ou rapide. Et tout peut alors recommencer. Pour nous, votre question n’a aucune espèce de sens. Tous les êtres sensibles ont en eux la présence du Bouddha et peuvent atteindre l’Éveil. Vous ne risquez pas de voir des bouddhistes hurler à des « créatures de Satan ». Nous souhaitons la bienvenue à cet être neuf. Et comme toujours, nous envoyons un message de paix.

— Un bien beau message de paix, il est vrai, réplique le sunnite, quand vos coreligionnaires massacrent nos frères rohingyas en Birmanie, sous la bannière de ce fanatique de Wirathu…

— Mais… Ce n’est pas mon bouddhisme… Et d’abord, qui a détruit les Bouddhas de Bâmiyân, je vous le demande ? Et au Sri Lanka, qui…

Pudlowski s’interpose avec douceur.

— S’il vous plaît. Je vous sais tous pleins de bonne volonté, mais – et je le regrette – nous ne pourrons régler dans cette pièce les problèmes de la planète. C’est donc une créature de Dieu, ou un être qui ressent la présence du Bouddha. Voilà un point d’acquis. J’ai une autre demande, sur un concept : l’âme.

— L’âme ? répète le sunnite.

— Oui. Je ne saurais la définir, mais c’est un principe essentiel, n’est-ce pas ?

— C’est essentiel, mais compliqué, dit le sunnite. Puis-je développer ?

— J’ai tout mon temps…, soupire Pudlowski.

La réunion dure deux heures, deux heures à la fin desquelles rien n’est réglé, et Jamy Pudlowski, lasse, y met un terme. S’accorder une semaine, un mois, ne résoudrait rien.

— S’il vous plaît, messieurs. Pouvons-nous parvenir à une position commune ? Et même rédiger une déclaration, la plus unanime possible et bien entendu temporaire, mais qui protège cette personne contre tout acte criminel guidé par une mauvaise lecture des textes sacrés ?

— C’est la meilleure solution, dit le bouddhiste.

— Absolument, acquiesce le rabbin libéral, nous pourrions reprendre ces beaux mots du Lévitique (19,18) où Dieu nous commande d’aimer notre prochain comme nous-mêmes.

— Ou ceux de l’Évangile (Jean 13,34), dit le pasteur luthérien, où Jésus commande à ses disciples de s’aimer les uns les autres.

Le salafiste s’incline et conclut :

— « Faites le bien », a dit le Prophète – la paix et la bénédiction d’Allah soient sur lui. « Allah aime les bienfaisants. » Et en accueillant ces êtres sans les tourmenter, nous ne faisons pas le mal.

— Bien, dit Jamy Pudlowski. Je vous remercie. Je me dois d’ajouter un élément qui n’est pas négligeable. Nous ne sommes pas confrontés à un être « dupliqué », mais à plusieurs. Deux cent quarante-trois très exactement.

— Deux cent quarante-trois ?

Elle ne laisse pas de temps aux réactions :

— Mes amis, je vous redonne rendez-vous demain matin et vous aurez toutes les informations à ce moment. De toute façon, j’imagine que cela ne change rien au débat sur le fond. Je vais rédiger une synthèse de cette réunion, et je vous soumettrai une résolution œcuménique, qui transcende les différences religieuses.

Pudlowski remercie longuement chaque participant, puis prend congé. Une fois dans l’hélicoptère qui la ramène à la base, elle appelle Adrian Miller.

— Alors, demande le mathématicien, cela s’est bien passé ?

— Pour le mieux, soupire Pudlowski. Pour le mieux.

Le téléphone vibre. Un SMS du POTUS.

« Great job ! » a écrit le président.

HANGAR

Samedi 26 juin 2021,

hangar B, McGuire Air Force Base


— Mais ? ! Ils dansent ! s’exclame Silveria du haut de la plateforme.

À l’angle nord, un espace s’est ouvert entre les tables et oui, des passagers dansent. Des adolescents, des enfants, mais pas seulement, s’agitent sur le nouveau hit d’Ed Sheeran, So Tired to Be Me, entre R&B et dancehall, mais Silveria est loin d’être expert et ni Pudlowski ni Mitnick qui se tiennent à côté de lui ne sauraient l’aider.

Il y a si longtemps qu’il n’a pas dansé. Il y a deux ans, avec sa fille, en ouvrant le bal de son mariage ? Peut-être. Ce jour-là, ils avaient valsé sur Louis Armstrong, lui à l’étroit dans son costume et elle qui débordait joyeusement de sa robe blanche. Silveria revenait d’Afghanistan, il tournoyait en riant avec Gina et Gina riait en tournoyant dans les bras de son père et avec eux tournoyaient dans sa tête les images dégoûtantes de la guerre. Même les yeux fermés, même après trois bières, même enveloppé de douceur dans le parfum fruité de sa fille, le monde de Silveria était de moins en moins un wonderful world. Malgré tout, en valsant avec elle, en chassant loin le sang et la poudre et le désert, il crachait à la gueule de tous les démons de l’enfer.

— Qui les a laissés mettre de la musique ? s’agace Silveria.

— C’est plutôt une bonne initiative, dit Jamy Pudlowski. On projette déjà des films aux enfants, et on va distribuer des jeux de société, des échiquiers, des cartes. Cela devrait contribuer à faire baisser la tension.

— Qu’ils dansent, alors.

Le général regarde l’horloge : il est deux heures de l’après-midi et il est aussi épuisé que si la nuit tombait. De la plateforme où il se tient, le hangar est devenu un village de tentes sable camouflage et de préfabriqués blancs, une bourgade provisoire qui sent la graisse rance et le désinfectant. La logistique militaire s’adapte autant qu’elle peut à ces civils indisciplinés. Les soldats savent le minimum, autant dire rien, et leur seule consigne est de ne rien révéler de la date. La majorité garde les portes avec fermeté, mais certains ont été autorisés à s’occuper des enfants. Silveria a triplé leur nombre, et, trouvant ses hommes nerveux, il a remplacé leurs fusils-mitrailleurs par des tasers.

Patrick Silveria est fatigué, et pourtant il flotte dans une rare plénitude. Pour la première fois de sa vie, il se pose des questions autres que celle de savoir pourquoi il a fini par devenir le général Silveria, médaillé de l’Air Force Cross, du Purple Heart et de la Legion of Merit. Enfant, il avait voulu être médecin pour soigner sa mère mourante, adolescent, il avait tenté d’être comédien, puis il avait commencé des études de physique théorique. Mais le vent n’avait cessé de mal tourner. Il n’avait pu obtenir sa bourse pour Lawrence University, son père avait eu la leucémie qui l’avait emporté, et la belle Myra l’avait quitté pour un vieillard de trente-cinq ans. Alors, par défi, il avait passé et réussi l’examen de West Point, devenant le seul de la promotion à n’avoir aucun militaire dans sa famille. Depuis, il ne cesse d’interroger ce qu’on appelle le destin : et si à dix-huit ans, il avait été retenu pour le second rôle dans cette comédie policière à Broadway, et si Hannah n’était pas tombée si tôt enceinte, et si en 2003, lors de l’offensive d’avril, il n’avait pas réussi à descendre ce satané Mig-25 au-dessus de Mossoul ? Il avait désormais sa réponse : ce chemin de hasard n’a existé que pour qu’un jour, en haut de la plateforme d’acier d’un hangar de Lockheed Galaxy, il pose ses deux mains sur la rambarde peinte au minium, entouré de Prix Nobel, au-dessus de cette foule de gens surgis de nulle part.

— Je vais descendre dans la fosse aux lions, décide Silveria.

— Tout à l’heure, il y a eu un début d’émeute, dit Pudlowski. Ils vont vous déchiqueter…

— J’ai peut-être envie de l’être.

— Et j’allais oublier, dit Mitnick : il y a une avocate parmi les passagers… Joanna Woods. Je ne suis pas juriste, mais son dossier a l’air sérieux, même s’il est très… coloré.

— Coloré ? s’étonne Silveria.

— Elle rédige ses requêtes sur les feuilles à dessin qu’on a distribuées aux gosses, et avec leurs feutres de couleur.

Le général soupire. Il lui vient en tête une bonne dizaine de blagues sur les avocats, dont une excellente sur la différence entre une tique et un avocat, mais il les garde pour lui. Ça ne détendrait même pas l’atmosphère.

— Si vous souhaitez négocier, Me Woods est à la première rangée, table 14, avec le commandant.

Devant l’air stupéfait de Silveria, Mitnick poursuit :

— Général, si vous consultiez un peu plus votre tablette, vous verriez que nous avons installé sur les murs des centaines de caméras haute définition, et autant de micros directionnels. Il y a, en interface, un système de reconnaissance faciale, une analyse de la parole, dans toutes les langues, avec traduction simultanée. Cliquez sur un nom de passager, et le script s’affiche en direct. Sur les tables, les bouquets de fleurs séchées sont des bijoux d’électronique. Les tentes sont sur écoute elles aussi.

— Bravo. Rien dans les toilettes, tant que vous y êtes ?

— Nous en avons débattu, mais finalement, non.

Pas un trait du visage de Mitnick n’a bougé. Silveria se demande si l’homme est un pince-sans-rire ou s’il était sérieux.

— Puisque vous êtes si fort, Mitnick, vous avez sûrement l’image du passager qui s’est enfui…

— Non. On n’a installé les caméras et les micros qu’hier matin. Il s’était déjà échappé. On sait qu’il a embarqué à Paris sous le nom de Michaël Weber. C’est une identité usurpée, il voyageait avec un passeport australien, l’un des pays qui ne sont toujours pas passés au biométrique. Il y a des dizaines de Michaël Weber en Australie, mais celui-là habite à Gold Coast, c’est un chauffeur de bus scolaire qui n’a jamais quitté sa ville. À bord du Boeing, nous avons voulu procéder à des relevés d’empreintes sur son siège, mais c’est du tissu. Nous avons récupéré les plateaux-repas, les couverts. En éliminant les ADN de tous les autres passagers, il restera encore celui des préparateurs des plateaux. Imaginons malgré tout qu’on découvre le sien, on saura la couleur de sa peau, celle de ses yeux, la texture de ses cheveux, son âge, sa physionomie, on créera un portrait-robot génétique et on ira le rechercher sur les réseaux sociaux. Il ne faut pas attendre de miracle.

— Les images de l’avion ?

— Il a réservé le siège 30E qui n’est dans l’axe d’aucune caméra de contrôle, et même au moment de l’embarquement, on ne retrouve aucun plan qui révèle son visage. On a interviewé ses voisins de cabine, mais personne n’a trop prêté attention à lui. On a dressé son portrait-robot. Des lunettes épaisses, des cheveux longs, une moustache, des détails qui attirent l’œil et le détournent de l’essentiel. Et il a porté sa capuche durant le vol.

— Les images de surveillance à l’aéroport Charles-de-Gaulle ?

— C’était en mars : la plupart ont été effacées. Sur le peu qui restent, on ne voit absolument rien. À ce niveau d’invisibilité, on a affaire à un professionnel.

— Et l’effraction, dans le hangar ?

— Il a forcé une porte au cours de la petite panique créée par le début d’incendie qu’il a sans doute allumé. Aucune empreinte sur la poignée ni sur la barre de fer qu’il a utilisée. À midi, on a retrouvé à New York le pick-up volé, incendié. Un pro, je vous dis.

— Continuez à chercher. Même une fourmi laisse une trace.

— Une fourmi ailée, pas tant que ça, grimace Mitnick.

LES QUESTIONS DE MEREDITH

Samedi 26 juin 2021, 7 h 30,

McGuire Air Force Base


— Je refuse d’être un programme, peste Meredith… Adrian, si cette hypothèse est la bonne, alors nous vivons une allégorie de la caverne, mais à la puissance n. Et c’est insupportable : passe encore que nous n’accédions qu’à la surface du réel, sans espoir d’accéder à la vraie connaissance. Mais que même cette surface soit une illusion, c’est à se flinguer.

— Je ne sais pas si « se flinguer » convient à un programme, tempère Adrian, en lui tendant le troisième café de la matinée.

Mais Meredith est furieuse, totalement hors d’elle, même si c’est sans doute un effet indésirable du modafinil dont elle avale un comprimé toutes les six heures pour ne pas dormir. Adrian affronte un flot de questions auxquelles elle n’exige aucune réponse. Tout y passe.

Est-ce que le fait que je n’aime pas le café est inscrit dans mon programme ? Et ma gueule de bois d’hier, quand je me suis changée en éponge à tequila, elle est simulée elle aussi ? Si un programme désire, aime et souffre, quels sont les algorithmes de l’amour, de la souffrance et du désir ? Est-ce que je suis programmée pour me mettre en colère en découvrant que je suis un programme ? Est-ce que j’ai un libre arbitre, malgré tout ? Est-ce que tout est prévu, programmé, inévitable ? Quelle dose de chaos est incluse dans cette simulation ? Il y a du chaos, au moins ? N’y a-t-il aucun moyen de prouver que non, ouf, en fait, nous ne sommes pas dans une simulation ?

Difficile, va répondre Adrian, de trouver une expérience qui invaliderait l’hypothèse, puisque, pas sotte, la simulation fournirait un résultat prouvant le contraire. Pourtant, cela fait trente heures qu’ils s’obstinent à imaginer une expérimentation. Les astrophysiciens, en particulier, tentent d’observer le comportement des rayons cosmiques de la plus haute énergie. Ils croient impossible, en appliquant les lois « réelles » de la physique, de les simuler avec une précision de 100 %. Des anomalies dans leur comportement pourraient prouver que la réalité n’est pas réelle. Pour l’instant, cela ne donne rien.

L’idée d’une simulation, Adrian la déteste, lui qui adopta Karl Popper comme phare de ses études d’épistémologie, ce brave Popper pour qui une théorie n’a aucun caractère scientifique si rien ne peut la réfuter… Mais il a beau tourner la question en tous sens, à conditions égales, l’explication la plus simple est souvent la bonne. La plus simple, mais la plus inconfortable : l’apparition de l’appareil ne peut pas être un cafouillage de la simulation – il aurait été si simple de « l’effacer », de revenir quelques secondes en arrière. Non. C’est un test, évidemment : comment vont réagir des milliards d’êtres virtuels face à la révélation de leur virtualité ?

Mais Adrian n’a pas le temps de disputer, car Meredith poursuit.

Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, où chaque siècle apparent ne dure qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? Qu’est-ce que la mort alors, sinon un simple « end » écrit sur une ligne de code ?

Est-ce que Hitler, la Shoah n’existent que dans notre simulation, ou aussi dans quelques autres, est-ce que six millions de programmes juifs ont été assassinés par des millions de programmes nazis ? Est-ce qu’un viol, c’est un programme mâle qui viole un programme femelle ? Est-ce que les programmes paranoïaques ne sont pas des systèmes un tantinet plus clairvoyants que les autres ? Est-ce que cette hypothèse folle n’est pas la forme la plus élaborée de la théorie du complot élaborée dans le plus gigantesque des complots possibles ?

Quelle perversité d’avoir élaboré des programmes simulant des êtres aussi idiots, d’autres simulant des êtres trop intelligents pour ne pas souffrir d’être entourés des précédents, et des programmes simulant des musiciens, d’autres des artistes, d’autres encore simulant des écrivains qui écrivent des livres que lisent d’autres programmes encore ? Ou que personne ne lit d’ailleurs ? Qui a conçu les programmes Moïse, Homère, Mozart, Einstein, et pourquoi tant de programmes sans qualité, qui traversent leur existence électronique sans rien apporter ou si peu à la complexité de la simulation ?

Ou bien, ou bien, s’énerve encore Meredith, sommes-nous les simulations d’un monde de Cro-Magnon par des Neandertal, cette race de sapiens qui, elle, contrairement à ce qu’on croit, a vraiment réussi, voici cinquante mille ans ? Au point de vouloir voir ce que ces primates africains hyperagressifs auraient bien pu accomplir s’ils n’avaient, les pauvres, disparu ? Eh bien, c’est gagné, ils le savent maintenant, le Cro-Magnon est si indécrottablement abruti qu’il a ravagé son environnement virtuel, détruit ses forêts et pollué ses océans, s’est reproduit jusqu’à l’absurde, a brûlé toute l’énergie fossile, et la quasi-totalité de l’espèce va mourir de chaud et de stupidité dans à peine cinquante ans simulés. Ou tiens, ni mieux ni pire, si nous étions dans une simulation lancée par les héritiers de dinosaures qu’aucune météorite n’aurait détruits, qui s’amusent à observer un monde dirigé par des mammifères ? Ou encore vivons-nous dans l’imposture d’une biologie du carbone conçue autour d’une double hélice d’ADN, univers simulé par des extraterrestres dont la vie s’organise autour d’un triple hélicoïde et de l’atome de soufre ? Et même, même, si nous étions des êtres simulés par d’autres êtres non moins simulés dans une simulation plus grande encore, si tous les univers simulés s’emboîtaient les uns dans les autres, comme des tables gigognes ?

Comment savoir même quelle est notre apparence ? Puisque dans le programme, je suis une femme blanche, jeune, brune, trop maigre, aux cheveux longs, aux yeux noirs, pourquoi la simulation ne s’amuserait-elle pas à me créer autant de variantes de mon visage ou de mon corps que d’interlocuteurs ?

Et tiens, Adrian – et maintenant Meredith s’étouffe de rage –, une autre idée pas si absurde : est-ce qu’une fausse vie existe après notre fausse mort ? C’est vrai, ça, au fait, qu’est-ce que ça leur coûterait, à ces êtres tellement supérieurs, tellement géniaux, d’ajouter à leur simulation des paradis de pacotille, pour récompenser tous ces petits programmes méritants et dociles qui se sont soumis aux diktats de chaque doxa ? Pourquoi n’auraient-ils pas conçu un paradis pour les bons programmes musulmans, qui ont toujours mangé hallal et qui se sont pieusement tournés vers La Mecque pour prier Allah cinq fois par jour ? Un paradis pour les programmes catholiques qui sont allés se confesser à la messe tous les dimanches ? Un paradis pour les programmes adorateurs de Tlaloc, le dieu aztèque de l’eau, ces victimes sacrifiées en haut des pyramides et qui reviennent sur Terre métamorphosées en papillons ?

Et s’il existait aussi mille enfers, pour ces honteux programmes apostats, infidèles ou libres penseurs, mille géhennes où ces esprits émancipés brûleraient sans répit, dans une torture éternelle et virtuelle, assaillis par des démons rouges et dévorés par des monstres aux gueules féroces ? Et mieux encore, pourquoi ces génies farceurs n’auraient-ils pas imaginé que chaque programme religieux prierait le mauvais Dieu. Et une fois mort, surprise, mon pote, t’étais baptiste, bouddhiste, juif, musulman ? Mais fallait être mormon, Ducon ! Allez hop, tout le monde en enfer !

Après tout, les dieux aztèques ont plusieurs fois créé le monde, et plusieurs fois ils l’ont détruit : Ocelotonatiuh a fait dévorer les hommes par des jaguars, Ehecatonatiuh les a transformés en singes, Quiauhtonatiuh les a ensevelis sous un déluge de feu, Atonatiuh les a noyés et changés en poissons.

Telles sont les questions que se pose Meredith, ou peut-être son programme, qui en a retenu un paquet sur le monde et sur les dieux aztèques. Et d’ailleurs, sans vouloir dénigrer le monothéisme, le dysfonctionnement du monde s’expliquerait bien mieux par un conflit sans fin entre des dieux.

Meredith a soudain envie d’un café qu’elle n’aime pas, elle se bat avec le percolateur récalcitrant – Ces connards, ils ont même programmé des pannes dans leur simulation –, et quand le liquide noir et mousseux coule enfin, elle se tourne vers Adrian, silencieux.

Il la regarde avec un enchantement vermillon dans le cœur. Il aime décidément tout chez elle, ses joues roses lorsqu’elle s’emporte, cette perle de sueur sur le bout du nez, et sa façon de porter ample ses chemises sur un corps d’une si extrême minceur. Peut-être tout cet élan vers elle est-il aussi programmé ? Il s’en fout. La vie commence peut-être quand on sait qu’on n’en a pas.

Qu’est-ce que ça changerait pour eux, après tout ? Simulés ou non, on vit, on sent, on aime, on souffre, on crée, et on mourra tous en laissant sa trace, minuscule, dans la simulation. À quoi sert de savoir ? Il faut toujours préférer l’obscurité à la science. L’ignorance est bonne camarade, et la vérité ne fabrique jamais du bonheur. Autant être simulés et heureux.

Meredith boit une gorgée du café amer et sourit :

— Merci d’avoir fait que je sois là, Adrian. Ma fureur est à la proportion de l’intensité de ce que nous vivons. Je suis follement heureuse d’être dans ce bateau, et avec toi.

La topologiste anglaise éclate de rire, et à cet instant, elle aussi s’en moque bien d’être simulée, et sa joie n’est pas non plus un effet secondaire du modafinil. Elle se met à chanter sur l’air d’I Can’t Get No Satisfaction :

I can be no no no no simulation

No no no

And I cry and I cry and I cry !

I can be no no no

Elle danse et virevolte sur la mélodie des Stones, et comme il reste gauche et interdit, gonflé d’émotion, elle saisit sa main et l’entraîne :

— Allez, Adrian, ne reste pas comme une potiche ! I can be no no no !

C’est formidable, se dit Adrian, c’est formidable ce que j’aime cette fille.

Soudain, il l’attire à lui, il va l’étouffer entre ses bras, étourdi de tendresse et de désir, et l’embrasser, quand le général Silveria entre dans la pièce.

— Professeur Miller, dit le général pas gêné pour un sou, un hélicoptère vous attend sur le tarmac. Vous partez tout de suite pour la Maison-Blanche. Le président vous attend.

QUELQUES PRÉSIDENTS

Samedi 26 juin 2021, 11 h,

West Wing, Maison-Blanche, Washington


Le président arpente le bureau ovale avec une excitation volcanique, les yeux fixés sur les rayons solaires de l’épais tapis blanc. Il fait un tour complet de la pièce, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, sous le regard indifférent d’un Winston Churchill en buste, le Washington dans son cadre au-dessus de la cheminée se montrant à peine plus attentif.

Ils sont quatre à attendre dans leur fauteuil, face au bureau présidentiel : le conseiller spécial, le secrétaire d’État des États-Unis, une conseillère scientifique, enfin Adrian Miller, captivé par l’aigle majestueux du panneau du Resolute desk, Adrian à qui le chef du protocole a fait passer dès son arrivée une chemise blanche propre et parfumée, Et nous en profiterons pour laver rapidement votre T-shirt, professeur Miller.

— Je n’ai pas envie d’appeler le Français, boude le président en retournant s’asseoir.

— Nous retenons soixante-sept ressortissants français, dit le conseiller spécial. Et c’est un vol Air France. Il va bien falloir l’appeler, monsieur le prési…

— Non et non. Je vais d’abord appeler Jinping. Nous avons combien de Chinois ?

— Une vingtaine, monsieur le président. Mais nous appellerons le président français juste après.

— Oui, nous verrons. Jennifer, passez-moi le Chinois. Et moi, professeur Muller, au bout de quelques minutes, je vous passerai Jinping, n’est-ce pas ?

Le président se tourne vers Adrian Miller, qui lui fait vaguement penser à cet acteur de Forrest Gump, comment s’appelle-t-il déjà ? Avec quelque chose de plus juvénile.

Adrian ne répond pas. La fatigue des nuits blanches lui pèse, et il pense, un peu étourdi, C’est dingue, dingue, je suis dans le bureau ovale avec le président, je vais parler au président chinois, et je porte une chemise blanche.

— Professeur Muller, je vous parle…

Tom Hanks, voilà, c’est ça, songe le président. Il me rappelle Tom Hanks.

— Oui, monsieur le président, acquiesce Adrian. C’est Miller, monsieur le président.

— Je disais que je vous passerais Jinping, vous lui expliquerez.

— Le professeur Miller doit-il répondre à toutes les questions, sans exception ? demande le conseiller spécial.

Le président hausse les sourcils, cherche sa réponse vers le secrétaire d’État, lequel hoche la tête :

— Racontez tout ce que vous voudrez, professeur. De toute façon, on ne sait pas grand-chose.

— Monsieur le président, je vous passe le président chinois, dit une voix féminine.

À onze mille kilomètres de là, à Zhongnanhai, dans la salle de conférences du West Building Compound, une main décroche.

— Bonjour président Jinping, dit le président. Il est très tard, je suis désolé.

— Je ne dormais pas, cher président.

— Tant mieux, tant mieux. Je vous contacte pour un sujet d’une importance capitale. Nous sommes confrontés à une situation inédite. Le monde entier y est confronté et c’est la raison pour laquelle vous êtes le premier que je contacte. Je suis en ce moment avec mes conseillers scientifiques. Ils m’assisteront à tout moment. Voici : il y a deux jours, un avion d’Air France s’est posé sur notre territoire. C’est un avion qui s’est posé il y a trois mois déjà.

— Oui ? Cela arrive souvent qu’un avion se pose plusieurs fois, fait le président chinois en retenant un rire. Surtout pour un vol régulier…

— C’est plus compliqué. Je vous passe l’un de mes meilleurs conseillers scientifiques, le professeur Adrian Muller, de l’université de Princeton.

Adrian se lève, saisit le combiné que lui passe le président, bafouille « Professeur Adrian Miller, monsieur le président… » puis tente d’être à la fois clair, bref, et exhaustif. Au bout du fil, c’est l’incompréhension. « L’avion s’est posé deux fois ? » demande le président chinois, avant de répéter : « Deux fois ? » La conversation se prolonge, et Adrian répond à des questions sur les cumulonimbus, les tests ADN sur les passagers, leurs conditions de rétention… Après l’exposé, il aborde les différentes hypothèses, tente d’expliquer l’inexplicable. Devant la stupéfaction de son interlocuteur, il doit souvent reprendre. Au bout d’un long quart d’heure, le président exige la liste des citoyens chinois retenus sur la base de McGuire.

— Vous pensez bien qu’ils l’ont déjà, souffle à voix basse la conseillère scientifique. Ils savent où se trouve tout Chinois à tout instant, alors, vous pensez bien, ceux qui ont embarqué en février sur un Paris-New York…

— Nous allons laisser nos services régler les problèmes contingents, conclut le président chinois, saluez votre président et dites-lui que je le rappellerai dans l’heure qui vient.

Puis l’homme de l’empire du Milieu raccroche, Adrian en fait autant, se rassied. Le président américain reste immobile, comme sonné. Le mathématicien observe cet homme primaire, et il se conforte dans l’idée désespérante qu’en additionnant des obscurités individuelles on obtient rarement une lumière collective.

— Ils sont sûrement déjà en train d’aller arrêter les « doubles » de leurs citoyens, réfléchit à voix haute le secrétaire d’État.

— Nous avons contacté le président Macron, monsieur le président. Il sera en ligne dans une minute, dit le conseiller spécial.

— J’ai du mal avec les Français, et avec ce type en particulier. Bon. Jennifer, passez-moi ce petit connard arrogant.

Le téléphone émet une vibration, le président boit un verre d’eau, décroche, sourit d’un air forcé.

— Mon cher Emmanuel, je suis si heureux de vous parler. J’espère que vous allez bien, et votre charmante femme également. Je vous contacte pour un sujet d’une importance capitale…

À onze mille kilomètres de là, Xi Jinping regarde un instant la nuit qui tombe paisiblement sur le lac du Milieu de la Nouvelle Cité interdite. Tout le long de la berge, il a fait planter des ginkgos par centaines, pour les contempler, méditer. Cet arbre primitif l’a toujours fasciné. Il existait des millions d’années avant même qu’apparaissent les dinosaures, et il survivra à l’humanité. Une version végétale du memento mori. Puis, Jinping retourne s’asseoir à la table de conférence. Ils sont là une douzaine, militaires et civils, silencieux. Ils ont écouté les explications de Miller, en prenant de rares notes. C’est le plus noir des « cygnes noirs », ces événements improbables aux conséquences infinies.

Sur les écrans de la salle de la présidence s’affichent des images prises par les tout nouveaux satellites Yaogan 30-06 déployés autour du globe. La définition est excellente : on déchiffre très bien le numéro du Boeing d’Air France, on voit nettement la longue procession entre l’avion et le hangar, on observe en continu le ballet des hélicoptères. Défilent aussi les visages de chaque passager : deux jours que le ministère de la Sécurité de l’État collecte sur eux tout ce qui est possible, avec non moins d’efficacité que la NSA.

— C’est bien ça, résume Xi Jinping. Ils sont dans la même merde que nous en avril dernier avec le vol Beijin-Shenzhen de janvier. Ils détiennent deux cent quarante-trois personnes sur leur base de la côte Est… Contre combien déjà dans l’Airbus ?

— Ils sont trois cent vingt-deux, camarade président, dit un général. La plupart sont toujours sur la base militaire aérienne de Huiyang.

— Devons-nous avertir les Américains de l’existence de ce vol ? demande une femme en civil.

— Pas tout de suite. Peut-être jamais. Ils n’ont pas réclamé le moindre des quinze Américains à bord. Ils ne manquent à personne.

— Et donc, pour eux aussi…, dit un autre militaire à quatre étoiles, cette hypothèse de la simulation est la plus prob…

— Oui, pour eux aussi…, coupe le président.

Le président de 1 415 152 689 programmes.

Lorsque Adrian quitte la Maison-Blanche, le chef du protocole le rattrape dans le couloir. Il lui tend un sac de toile noir arborant le drapeau américain :

— Votre T-Shirt est à l’intérieur, professeur Miller. Nous l’avons lavé et avons pris la liberté… de le recoudre. J’ajoute que j’ai dû taper Fibonacci sur internet pour comprendre votre « I zero, one, and Fibonacci ». Très amusant, si je puis me permettre. Vous pouvez garder la chemise, bien entendu. Vous trouverez aussi un sweat-shirt à capuche au logo de la Maison-Blanche. Le président a insisté pour vous le dédicacer personnellement.

Adrian n’a pas le temps de placer un mot que le chef du protocole ajoute, impassible :

— Ne vous inquiétez pas, professeur. Nous lui avons donné un feutre à l’eau, cela partira au premier lavage.

THE PEOPLE HAS THE RIGHT TO KNOW

Article du New York Times,

daté du dimanche 27 juin 2021


CONTRE L’ÉVIDENCE,

L’USAF NIE RETENIR UN AVION DE LIGNE FRANÇAIS

ET SES PASSAGERS SUR LA BASE DE MCGUIRE

Jeudi en début de soirée, un Boeing 787 d’Air France a été contraint de se poser sur la base aérienne militaire de McGuire, située dans le New Jersey. Les passagers et l’équipage seraient maintenus au secret dans un vaste bâtiment aménagé pour les accueillir. Malgré nos demandes répétées, ni l’armée ni la compagnie aérienne ne donnent la moindre explication sur cet incident.

MCGUIRE BASE, 26 JUIN. John et Judith Madderick, soixante-cinq et soixante-six ans, tous deux retraités, n’en ont pas cru leurs yeux. Le couple dînait jeudi soir dans son jardin de Cookstown (New Jersey) quand un avion de ligne, escorté de deux chasseurs, a atterri sur la base de l’USAF McGuire, à un mile de là. John et Judith sont habitués aux allées et venues des Super Hercules et des AWACS, mais ils ne se souviennent pas, depuis trente ans qu’ils vivent ici, que cette base ait accueilli un seul avion civil. D’autres témoins, dont un membre des forces armées, ont confirmé qu’il s’agit d’un Boeing 787 volant sous pavillon Air France.

Andrew Wiley, porte-parole de l’armée de l’air, nie toute rétention d’information, mais confirme que la base de McGuire est entièrement bouclée, sous la vigilance de soldats appartenant au groupe de combat de la 86e brigade d’infanterie, acheminés sur place au cours de la nuit de jeudi 24 au vendredi 25. Toute visite est interdite au personnel non autorisé. Des blindés placés en deux points de passage – contre sept auparavant – contrôlent les entrées et venues des quatre mille militaires de la base, dont les véhicules entrent et sortent au compte-gouttes, occasionnant des embouteillages sur les routes environnantes.

Selon une source travaillant au contrôle aérien de Kennedy Airport, un Boeing 787 ayant subi des avaries est bien entré dans l’espace aérien national en donnant le code erroné d’un vol Air France Paris-New York. L’appareil a été aussitôt détourné sur ordre du Norad vers une base militaire de la côte Est. Selon des travailleurs civils de la base de McGuire, qui souhaitent garder l’anonymat, plus de deux cents passagers, ainsi que le personnel de bord, auraient été débarqués et installés dans un vaste bâtiment aménagé à cet effet. Des mouvements très importants ont été observés depuis. Le Boeing a ensuite été parqué dans un autre hangar, non sans que plusieurs clichés aient pu être pris avant cette opération, qui prouvent qu’il s’agit d’un 787-8. Certaines images, postées sur les réseaux sociaux, sont rapidement devenues inaccessibles.

De son côté, la compagnie aérienne Air France, par la voix de son directeur de la communication François Bertrand, a fait savoir qu’aucun de ses appareils n’a disparu. La compagnie française a par ailleurs fourni la liste des vingt-trois Boeing 787 qu’elle exploite sur une demi-douzaine de lignes, dont certains sous le sigle KLM, et tous sont localisés. Rappelons que la société Boeing a actuellement livré 387 Boeing 787-8 dans le monde, et Air France est son deuxième client européen. Le constructeur aérien, qui assure leur maintenance, ne signale pas non plus d’appareil manquant à l’appel. De plus, aucun aéroport de la côte Est ne signale d’incident concernant un vol commercial.

Les références du 787 lisibles sur les quelques clichés du fuselage correspondent pourtant à celles d’un avion affecté traditionnellement à la ligne Paris-New York. La compagnie reconnaît l’immobilisation d’un de ses Boeing 787 portant le même numéro. Pour des « raisons liées à la sécurité », il a été mis sous séquestre par les autorités américaines dans la matinée de samedi, et il demeure stationné à Kennedy Airport, où il serait soumis à de nombreux tests. Il s’agirait d’un appareil ayant subi des avaries durant des turbulences liées à la « tempête de la décennie », en mars dernier. Cette perturbation majeure avait causé de graves dégâts sur de nombreux aéronefs et navires.

Le mystère demeure néanmoins entier sur l’identité de l’avion contraint de se poser sur la base McGuire. Ses occupants, soit plus de deux cents personnes, sont-elles encore retenues dans les vastes bâtiments de la base ? Des sources proches des autorités militaires l’affirment. Or, le règlement international de l’aviation civile n’autorise la détention de civils sans jugement que dans quelques cas strictement encadrés par les législations nationales. Le terrorisme en fait partie, mais surtout, des dispositions médicales peuvent imposer la mise en quarantaine d’un équipage et des passagers. Cette procédure ne peut toutefois être déclenchée que sur ordre du président, et après avis consultatif du Center for Disease Control (CDC). Interrogé sur ce point, Kenneth Logan, directeur du CDC, affirme que son agence n’est au fait d’aucun problème épidémique sur le territoire national.

Source d’étonnement supplémentaire, ni la saisie depuis deux jours de cet avion ni la détention de ses occupants ne suscitent nulle part la moindre réaction. La Maison-Blanche a assuré par sa toute nouvelle directrice de la communication, Jenna White, qu’aucun Américain ni ressortissant étranger n’était détenu arbitrairement. Alors que plus d’un passager sur trois, sur un vol Paris-New York d’Air France, est français, l’ambassade de France, contactée, conteste que des nationaux soient retenus contre leur gré sur la base McGuire et n’a pas souhaité commenter l’hypothèse.

Pour le bureau des enquêteurs,

Anja Stein

* * *

Samedi 26 juin 2021, 23 h,

McGuire Air Force Base


Le général Silveria repose la télécommande sur la table, l’article du New York Times reste affiché sur l’écran.

— L’article sera mis en ligne dans une heure, ne me demandez pas comment fait la NSA, mais elle nous offre la primeur. Voilà : deux jours seulement. On ne pouvait guère espérer qu’un gros Boeing et ses deux cents passagers passent inaperçus longtemps.

— La rumeur circule très vite sur le web. Déjà cinq cents références et ça grimpe, note Brian Mitnick. En accord avec Air France, nous avons détruit au sein du système de réservation le fichier original des passagers du vol du 10 mars et l’avons remplacé par une liste fictive. Nous sommes en train d’intervenir sur la majorité des comparateurs de vols internet. Nous effaçons les traces de tous les trajets. Même si aucune information ne circule encore concernant les passagers de l’avion, on trouve des références aux arrestations en cours un peu partout sur le territoire.

— Techniquement, ce ne sont pas des arrestations, ce sont des « réquisitions concernant la sécurité nationale », corrige Silveria.

— Et où sont emmenés tous ces gens, d’ailleurs ? demande Adrian.

— Le FBI et la NSA les amènent ici dans des fourgonnettes aussi noires que discrètes, lâche le général, d’un ton agacé. Ce n’est pas très malin de la part de vos agences, Jamy, Mitnick, si je puis me permettre.

— Si je puis émettre une remarque moi aussi, général, réplique l’homme de la NSA, ce n’est pas très malin non plus d’avoir rassemblé ces individus en un seul lieu, le hall H. Certains passagers en ont reconnu d’autres… Ils savent désormais tous qu’ils étaient montés dans le même avion d’Air France de mars dernier… Ils imaginent le pire, un virus, la présence d’un terroriste parmi eux.

— Le FBI a détaché des psychologues, dit Jamy Pudlowski, en prévision de la confrontation… Il faut les préparer à rencontrer leur… double.

— Bien sûr, soupire Silveria. On ne peut pas fusiller les deux cent quarante-trois personnes du hangar… C’est bien dommage, je suis d’accord, Mitnick, mais c’est ainsi.

L’homme de la NSA grimace et poursuit :

— CNN, CBS et Fox envoient une petite brigade de journalistes avec camionnettes satellite, sandwiches et café chaud. J’ajoute que sur CBS Evening News, Elaine Quijano vient de réunir un rabbin et un pasteur comme invités de fin de journal. Ils ont révélé que la Maison-Blanche avait convoqué des représentants religieux pour débattre de la « nature de l’âme », et qu’il fallait s’attendre à une déclaration majeure.

— C’est le rabbin libéral qui a parlé, à coup sûr, grimace Jamy Pudlowski. Il n’a pas pu se retenir. Il adore les plateaux de télévision. Et ce n’est pas tout. Malgré toutes nos consignes de discrétion absolue, NBC vient d’annoncer non seulement que plusieurs scientifiques de renom manquaient à l’appel, mais que certains se trouvaient rassemblés ici…

— Le journaliste a deux ennemis : la censure et l’information, dit sentencieusement Mitnick. C’est le début…

— Ce n’est pas le début, c’est la fin, dit Silveria. Les confrontations entre les passagers du vol de mars et de celui de juin commenceront dès que possible. Et demain soir dimanche, lundi matin au plus tard, l’armée confie tout ce joli monde au FBI. Un problème avec ça, Jamy ?

— Aucun, mon général. Je ne connais pas de problème qui résiste à une absence de solution.

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