PREMIÈRE PARTIE

I

28 août.

Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous; sous les pieds, c'était comme de l'éponge morte de froid.

Jacquemort avançait sans se presser et regardait les calamines dont le cœur rouge sombre battait au soleil. À chaque pulsation, un nuage de pollen s'élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d'un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient.

Du pied de la falaise s'élevait le bruit doux et rauque des vagues. S'arrêtant, Jacquemort se pencha sur l'étroit rebord qui le séparait du vide. En bas, tout était très loin, à pic, et de l'écume tremblait dans le creux des roches comme une gelée de juillet. Cela sentait l'algue braisée. Pris de vertige, Jacquemort s'agenouilla sur l'herbe terreuse de l'été, toucha le sol de ses deux mains étendues; rencontrant dans ce geste des crottes de bique aux contours bizarrement irréguliers, il conclut à la présence, parmi ces animaux, d'un bouc de Sodome dont il croyait pourtant l'espèce disparue.

Maintenant, il avait moins peur et il osa de nouveau s'incliner sur la falaise. Les grands pans de roc rouge tombaient à la verticale dans l'eau peu profonde, d'où ils ressortaient presque aussitôt pour donner lieu à une falaise rouge sur la crête de laquelle Jacquemort, à genoux, se penchait.

Des récifs noirs émergeaient de place en place, huilés par le ressac et couronnés d'un anneau de vapeur. Le soleil corrodait la surface de la mer et la salissait de graffiti obscènes.

Jacquemort se releva, reprit sa marche. Le chemin tournait. À gauche il vit des fougères déjà marquées de roux et des bruyères en fleur. Sur les rocs dénudés brillaient des cristaux de sel apportés par le chasse-marée. Le sol, vers l'intérieur du pays, s'élevait en pente escarpée. Le sentier contournait des masses brutales de granit noir, jalonné, par places, de nouvelles crottes de bique. De biques, point. Les douaniers les tuaient, à cause des crottes.

Il accéléra l'allure, et se trouva brusquement dans l'ombre, car les rayons du soleil ne parvenaient plus à le suivre. Soulagé par la fraîcheur, il allait encore plus vite. Et les fleurs de calamines passaient en ruban de feu continu devant ses yeux.

À de certains signes, il reconnut qu'il approchait et prit le soin de mettre en ordre sa barbe rousse et effilée. Puis, il repartit allègrement. Un instant, la Maison lui apparut tout entière entre deux pitons de granit, taillés par l'érosion en forme de sucette et qui encadraient le sentier comme les piliers d'une poterne géante. Le chemin tournait à nouveau, il la perdit de vue. Elle était assez loin de la falaise, tout en haut. Lorsqu'il passa entre les deux blocs sombres, elle se démasqua entièrement, très blanche, entourée d'arbres insolites. Une ligne claire se détachait du portail, serpentait paresseusement sur le coteau et rejoignait, à bout de course, le sentier. Jacquemort s'y engagea. Arrivé presque en haut de la côte, il se mit à courir car il entendait les cris.

Du portail grand ouvert au perron de la maison une main prévoyante avait tendu un ruban de soie rouge. Le ruban montait l'escalier, aboutissait à la chambre. Jacquemort le suivit. Sur le lit, la mère reposait, en proie aux cent treize douleurs de l'enfantement. Jacquemort laissa tomber sa trousse de cuir, releva ses manches et se savonna les mains dans une auge de lave brute.

II

Seul dans sa chambre, Angel s'étonnait de ne pas souffrir. Il entendait sa femme gémir à côté, mais ne pouvait aller lui tenir les mains parce qu'elle le menaçait de son revolver. Elle préférait crier sans personne, car elle haïssait son gros ventre et ne voulait pas qu'on la vît dans cet état. Depuis deux mois, Angel restait seul en attendant que tout fût terminé; il méditait sur des sujets infimes. Il tournait aussi en rond assez souvent, ayant appris par des reportages que les prisonniers tournent comme des bêtes, mais quelles? Il dormait et tâchait de dormir en pensant aux fesses de sa femme, car, vu le ventre, il préférait penser à elle de dos. Une nuit sur deux, il se réveillait en sursaut. Le mal, en général, était fait et cela n'avait rien de satisfaisant.

Les pas de Jacquemort résonnèrent dans l'escalier. En même temps, les cris de la femme cessèrent et Angel resta frappé de stupeur. S'approchant doucement de la porte, il essaya de voir, mais le pied du lit lui masquait tout le reste et il se tordit douloureusement l'œil droit sans résultat appréciable. Il se redressa et tendit l'oreille, à personne en particulier.

III

Jacquemort reposa le savon sur le bord de l'auge et saisit la serviette-éponge. Il s'essuya les mains, ouvrit sa trousse. De l'eau grouillait non loin de là, dans un vase électrique. Jacquemort y stérilisa son doigtier, le doigta habilement et découvrit la femme pour voir de quoi il retournait.

Ayant vu, il se redressa et dit d'un ton dégoûté:

– Il y en a trois.

– Trois…, murmura la mère, étonnée.

Puis elle se remit à hurler car son ventre lui rappelait soudain qu'elle y avait très mal.

Jacquemort prit dans sa trousse quelques pilules de fortifiant et les avala, il en aurait besoin. Puis, décrochant une bassinoire, il en donna un grand coup par terre pour faire monter la valetaille. Il entendit courir en bas, puis attaquer l'escalier. La nurse apparut, vêtue de blanc comme pour un enterrement chinois.

– Préparez les appareils, dit Jacquemort. Comment vous appelez-vous?

– J' m'appelle Culblanc, M'sieur, répondit-elle avec un fort accent campagnard.

– J'aime mieux ne pas vous appeler, dans ce cas, grogna Jacquemort.

La fille ne dit rien et se mit à astiquer des machins nickelés. Il s'approcha du lit. Soudain la femme se tut. La douleur la violait.

Jacquemort saisit un outil dans sa trousse et, d'une main experte, rasa le pubis. Puis, d'un trait de peinture blanche, il circonscrivit le champ opératoire. La nurse le regardait faire, un peu stupéfaite car ses connaissances en obstétrique n'allaient guère au-delà du vêlage.

– Avez-vous un Larousse médical! demanda Jacquemort en rangeant son pinceau.

Ceci dit et fait, il se pencha sur son œuvre et souffla sur la peinture pour qu'elle sèche plus vite.

– J'ai que le Catalogue général de la Manufacture française d'armes et cycles de Saint-Etienne, répondit la nurse.

– C'est embêtant, dit Jacquemort. Ça nous renseignerait peut-être.

Sans écouter la réponse, il laissa errer ses yeux au hasard de la pièce et son regard tomba sur la porte derrière laquelle Angel s'ennuyait.

– Qui s'ennuie derrière cette porte? demanda-t-il.

– C'est Monsieur…, répondit la nurse. Il est enfermé. À ce moment, la mère sortit de sa torpeur et poussa une série de cris suraigus. Ses poings se crispaient et se décontractaient. Jacquemort se tourna vers la nurse:

– Vous avez un bassin? demanda-t-il.

– J' m'en vais en chercher un, répondit la nurse.

– Remuez-vous, créature stupide, dit Jacquemort. Vous voulez donc qu'elle nous gâte une paire de draps?

Elle sortit en trombe et Jacquemort l'entendit avec satisfaction se casser la figure dans l'escalier.

Il s'approcha de la femme. Tendrement, il caressa le visage épouvanté. Elle lui saisit le poignet de ses deux mains crispées.

– Vous voulez voir votre mari? demanda-t-il.

– Oh! oui, répondit-elle. Mais donnez-moi d'abord le revolver, dans l'armoire…

Jacquemort hocha la tête. La nurse revint, munie d'un baquet ovale à éplucher les chiens.

– C'est tout ce que j'ai, dit-elle. Faut vous en accommoder.

– Aidez-moi à le lui glisser sous les reins, dit Jacquemort.

– Le bord est coupant, remarqua la nurse.

– Apparemment, opina l'autre, on les punit de cette façon-là.

– Ça n'a pas de sens, marmonna la nurse. Elle n'a rien fait de mal.

– Et qu'est-ce qu'elle a fait de bien?

Le dos épaissi de la mère reposait sur le bord du baquet plat.

– Maintenant, soupira Jacquemort, comment procède-t-on? Ce n'est pas du tout un travail de psychiatre, cette affaire-là…

IV

Il s'interrogeait, incertain. La femme se taisait et la domestique, immobile, le regardait, le visage dénué d'expression.

– Il faut qu'elle perde les eaux, dit-elle. Jacquemort, sans réagir, approuva. Puis, frappé, il releva la tête. La lumière baissait.

– C'est le soleil qui se cache? demanda-t-il.

La bonne alla regarder. Le jour s'envolait derrière la falaise et un vent silencieux venait de se lever. Elle revint, inquiète.

– Je ne sais pas ce qui arrive…, murmura-t-elle. Dans la chambre, on ne distinguait rien qu'une phosphorescence autour du miroir de la cheminée.

– On va s'asseoir et attendre, suggéra Jacquemort à voix douce.

Il montait de la fenêtre une odeur d'herbes amères et de poussière. Le jour avait totalement disparu. Dans le creux d'ombre de la chambre, la mère se mit à parler.

– Je n'en aurai plus, dit-elle. Jamais plus je n'en voudrai.

Jacquemort se boucha les oreilles. Elle avait une voix d'ongles sur du cuivre. La nurse sanglota, terrorisée. La voix envahissait la tête de Jacquemort et lui lardait le cerveau.

– Ils vont sortir, dit la mère avec un rire dur. Ils vont sortir et me faire mal et ce sera seulement le commencement.

Le lit commençait à geindre. La mère haletait dans le silence, et la voix reprit:

– Il y aura des années, des années, et chaque heure, chaque seconde sera peut-être le but, et toute cette douleur n'aura servi qu'à cela et à me faire mal pour tout le temps.

– Assez, murmura Jacquemort avec netteté.

La mère, maintenant, hurlait à se lacérer la gorge. Les yeux du psychiatre s'accoutumaient à la lueur émanée du miroir. Il vit la femme gisante, le corps arqué, s'efforcer de tous ses membres. Elle poussa de longs cris successifs, et la voix retentissait aux oreilles de Jacquemort comme un voile de brume aigre et collante. Et subitement, entre le dièdre des jambes levées, parurent, l'une après l'autre, deux taches plus claires. Il devina les gestes de la nurse, qui s'arrachait à sa terreur pour saisir les deux enfants, qu'elle roula dans du linge.

– Encore un, dit-il pour lui.

La mère, torturée, semblait près d'abandonner. Jacquemort se mit debout. Comme le troisième bébé arrivait, il le saisit adroitement, aida la femme. Brisée, elle retomba. La nuit se déchirait sans bruit, la lumière entrait dans la chambre, et la femme reposait, sa tête tournée sur le côté. De grands cernes marquaient son visage abîmé par le travail. Jacquemort s'épongea le front et le cou, s'étonna d'entendre les bruits du jardin, dehors. La nurse achevait d'envelopper le dernier bébé, qu'elle coucha près des deux autres, sur le lit. Elle alla jusqu'à l'armoire, à qui elle prit un drap qu'elle déploya dans la longueur.

– Je vais lui bander le ventre, dit-elle. Et il faut qu'elle dorme. Vous, allez-vous-en.

– Vous avez coupé les cordons? s'enquit Jacquemort. Ligaturez-les bien serré.

– J'ai fait des rosettes, dit la nurse. Ça tient aussi bien et c'est plus élégant.

Il acquiesça, abruti.

– Allez retrouver Monsieur, suggéra la nurse. Jacquemort s'approcha de la porte derrière laquelle Angel attendait. Il tourna la clé et entra.

V

Angel était assis sur une chaise, le dos cassé à angle rond, le corps encore sonore des cris de Clémentine. Au bruit de la serrure, il leva la tête. La barbe rousse du psychiatre le surprit.

– Je m'appelle Jacquemort, expliqua celui-ci. Je passais sur le chemin et j'ai entendu des cris.

– C'était Clémentine, dit Angel. Tout s'est bien passé? C'est fini? Dites?

– Vous êtes trois fois père, dit Jacquemort. Angel s'étonna:

– Des trumeaux?

– Des jumeaux et un isolé, précisa Jacquemort. Il est sorti nettement après. C'est le signe d'une forte personnalité.

– Comment va-t-elle? demanda Angel.

– Elle va bien, dit Jacquemort. Vous la verrez un peu plus tard.

– Elle est très montée contre moi, dit Angel. Elle m'a enfermé.

Emporté par les conventions, il ajouta:

– Vous voulez prendre quelque chose? Il se leva péniblement.

– Merci, dit Jacquemort. Pas maintenant.

– Qu'est-ce que vous faites ici? demanda Angel. Vous venez passer les vacances?

– Oui, dit Jacquemort. Je pense que je ne serai pas mal chez vous, puisque vous me le proposez.

– C'est une chance que vous vous soyez trouvé là, dit Angel.

– Il n'y a pas de docteur? demanda Jacquemort.

– J'étais enfermé, dit Angel. Je n'ai pas pu m'en occuper. C'est la fille de ferme qui devait tout faire. Elle est dévouée.

– Ah!… dit Jacquemort.

Ils se turent. Jacquemort peignait sa barbe rousse de ses cinq doigts écartés. Ses yeux bleus brillaient dans le soleil de la chambre. Angel le regarda attentivement. Le psychiatre portait un complet de tissu noir très souple, des pantalons collants à sous-pieds et un veston long et boutonné haut, qui réduisait sa carrure. Il avait aux pieds des sandales découpées de cuir verni noir et une chemise de satin lilas bouillonnait dans l'échancrure de son col. Il était follement simple.

– Je suis content que vous restiez là, dit Angel.

– Venez voir votre femme, maintenant, proposa l'autre.

VI

Clémentine ne bougeait pas. Elle reposait toute plate, les yeux au plafond. Deux des bougres étaient à sa droite, le troisième à sa gauche. La nurse avait rangé la pièce. Du soleil coulait sans bruit sur le rebord de la fenêtre ouverte.

– Il faudra les sevrer demain, dit Jacquemort. Elle ne peut pas en nourrir deux plus un, ensuite ça ira plus vite et tertio elle gardera une jolie poitrine.

Clémentine s'agita, tourna la tête de leur côté. Elle ouvrit deux yeux durs et parla:

– Je les nourrirai moi-même, dit-elle. Tous les trois. Et ça ne m'abîmera pas la poitrine. Et tant mieux si ça l'abîme. De toute façon, je n'ai plus le désir de plaire à personne.

Angel s'approcha et voulut lui caresser la main. Elle se dégagea.

– Ça suffit, dit-elle. Je n'ai pas envie de recommencer maintenant.

– Écoute, murmura Angel.

– Va-t'en, dit-elle, d'un ton fatigué. Je ne veux pas te voir en ce moment. Ça m'a fait trop mal.

– Tu ne te sens pas mieux? demanda Angel. Regarde… Ton ventre qui t'ennuyait tant. Tu n'en as plus.

– Et avec le drap que vous portez, dit Jacquemort, quand vous vous relèverez, vous n'aurez pas une trace.

Clémentine fit un gros effort et se redressa à demi. Elle parla d'une voix basse et sifflante:

– Je devrais me sentir mieux, hein?… comme ça… juste après…, avec mon ventre déchiré… et mon dos qui me fait mal… et les os de mon bassin tordus et douloureux, et mes yeux pleins de veinules rouges…, je devrais me récupérer, être bien sage, me refaire une jolie silhouette bien plate, une jolie poitrine bien ferme…, pour que toi ou un autre vous veniez m'écraser et me jeter votre ordure, et que ça recommence, que j'aie mal, que je sois lourde, que je saigne…

D'un geste violent, elle glissa son bras sous les couvertures et arracha le drap qui lui bandait le corps. Angel esquissa un geste.

– N'avance pas! dit-elle d'une voix si haineuse que son mari s'immobilisa, muet. Allez-vous-en! dit-elle. Tous les deux! Toi parce que tu m'as fait ça et vous parce que vous m'avez vue comme ça. Allez!… Filez!

Jacquemort se dirigea vers la porte, suivi d'Angel. Comme celui-ci venait de s'engager dans le passage, il reçut sur la nuque le drap roulé en boule que sa femme venait de lancer. Il trébucha et son front heurta le chambranle. La porte se referma sur lui.

VII

Maintenant, ils descendaient l'escalier de carreaux rouges qui tremblait sous leurs pas. La maison était bâtie en force de grosses poutres noires et de murs chaulés. Jacquemort cherchait quelque chose à dire.

– Ça ira mieux tout à l'heure…, proposa-t-il.

– Mmm…, répondit Angel.

– Vous en avez gros sur la patate? suggéra le psychiatre.

– Non, dit Angel. J'ai été enfermé deux mois. C'est ça. Il s'efforça de rire.

– Ça me fait drôle de me retrouver libre.

– Qu'est-ce que vous avez fait pendant ces deux mois? demanda Jacquemort.

– Rien, dit Angel.

Ils traversaient un grand hall carrelé, comme l'escalier, de grès rouge. Il y avait peu de meubles; une table massive de bois clair, un buffet bas du même arbre et, aux murs, deux ou trois peintures blanches, très belles. Des chaises assorties. Angel s'arrêta près du buffet.

– Vous boirez bien quelque chose? dit-il.

– Volontiers, dit Jacquemort.

Angel servit deux verres de ploustochnik fait à la maison.

– Fameux! apprécia Jacquemort. Comme l'autre ne répondait pas, il ajouta:

– Dans l'ensemble, ça vous fait quel effet d'être père?

– C'est pas marrant, dit Angel.

VIII

29 août.

Clémentine était seule. Pas un bruit dans la chambre. Sauf, par moments, le clapotis du soleil au bas des rideaux.

Soulagée, parfaitement abrutie, elle passa ses deux mains sur son ventre plat et mou. Ses seins gonflés pesaient. Elle eut pour son corps un regret, un remords, une honte, et oublia le drap rejeté la veille. Ses doigts parcoururent le contour de son cou, de ses épaules, l'enflure anormale de sa poitrine. Elle avait un peu trop chaud, la fièvre, sans doute.

Vague, venait de la fenêtre la rumeur lointaine du village. C'était l'heure du travail aux champs. On entendait monter des étables obscures quelques glapissements de bestiaux mis en pénitence, mais moins fâchés qu'ils ne voulaient le paraître.

Près d'elle, les salopiots dormaient. Elle en saisit un, réticente d'un léger dégoût et le tint à bout de bras au-dessus d'elle. Il était rose, avec une petite bouche humide de pieuvre et des yeux de viande plissée. Elle détourna la tête, découvrit un de ses seins et en approcha le salopiot. Il fallut lui mettre le bout du sein dans la bouche, alors il crispa ses poings et ses joues se creusèrent. Il avalait la gorgée aussitôt tirée avec un vilain bruit de gosier. Ce n'était pas très agréable. Cela soulageait un peu, cela mutilait un peu aussi. Le sein vidé aux deux tiers, le salopiot se rendit à merci, les deux mains écartées, ronflant salement. Clémentine le reposa à côté d'elle, et sans cesser de ronfler, il fît un bizarre remue-ménage avec sa bouche, suçant encore dans son sommeil. Il avait un duvet miteux sur le crâne, sa fontanelle battait de façon inquiétante, on pensait appuyer au milieu pour l'arrêter.

La maison résonna d'un choc sourd. La lourde porte d'en bas venait de se refermer, Jacquemort et Angel étaient sortis. Clémentine avait droit de vie et de mort sur les trois choses qui dormaient près d'elle. C'était à elle. Elle caressa son sein lourd et douloureux. Elle aurait de quoi nourrir les trois.

Le second se jeta avidement sur le mamelon brun que son frère venait d'abandonner. Il tétait tout seul, elle s'étira. Les pas de Jacquemort et d'Angel crissaient sur le gravier de la cour. Le bébé buvait. Le troisième remua dans son sommeil. Elle le souleva et lui donna l'autre sein.

IX

Le jardin s'accrochait partiellement à la falaise et des essences variées croissaient sur ses parties abruptes, accessibles à la rigueur, mais laissées le plus souvent à l'état de nature. Il y avait des calaïos, dont le feuillage bleu-violet par-dessous, est vert tendre et nervuré de blanc à l'extérieur; des ormades sauvages, aux tiges filiformes, bossuées de nodosités monstrueuses, qui s'épanouissaient en fleurs sèches comme des meringues de sang, des touffes de rêviole lustrée gris perle, de longues grappes de garillias crémeux accrochés aux basses branches des araucarias, des sirtes, des mayanges bleues, diverses espèces de béca-bunga, dont l'épais tapis vert abritait de petites grenouilles vives, des haies de cormarin, de cannais, de sensiaires, mille fleurs pétulantes ou modestes terrées dans des angles de roc, épandues en rideaux le long des murs du jardin, rampant au sol comme autant d'algues, jaillissant de partout, ou se glissant discrètes autour des barres métalliques de la grille. Plus haut, le jardin horizontal était divisé en pelouses nourries et fraîches, coupées de sentiers gravelés. Des arbres multiples crevaient le sol de leurs troncs rugueux.

C'est là qu'Angel et Jacquemort étaient venus se promener, las d'une nuit mal dormie. L'air frais de la mer nappait de cristal la falaise entière. En haut, à la place du soleil, il y avait une flamme creuse à contour carré.

– Vous avez un joli jardin, dit Jacquemort, sans chercher mieux. Vous vivez ici depuis longtemps?

– Oui, dit Angel. Deux ans. J'avais des désordres de conscience. J'ai raté pas mal de choses.

– Il restait de la marge, dit Jacquemort. Ce n'est pas fini avec ça.

– C'est vrai, dit Angel. Mais j'ai mis plus longtemps que vous à le découvrir.

Jacquemort hocha la tête.

– On me dit tout, remarqua-t-il. Je finis par savoir ce qu'il y a dans les gens. À propos, pourrez-vous m'indiquer des sujets à psychanalyser?

– Il y en a plein, dit Angel. Vous aurez la nurse quand vous voudrez. Et les gens du village ne refuseront pas. Ce sont des gens un peu grossiers, mais intéressants et riches.

Jacquemort se frotta les mains.

– Il va m'en falloir des tas, dit-il. Je fais une forte consommation de mentalités.

– Comment ca?

– Je dois vous expliquer pourquoi je suis venu ici, dit Jacquemort. Je cherchais un coin tranquille pour une expérience. Voilà: représentez-vous le petit Jacquemort comme une capacité vide.

– Un tonneau? proposa Angel. Vous avez bu?

– Non, dit Jacquemort. Je suis vide. Je n'ai que gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C'est pourquoi je psychanalyse les gens. Mais mon tonneau est un tonneau des Danaïdes. Je n'assimile pas. Je leur prends leurs pensées, leurs complexes, leurs hésitations, et rien ne m'en reste. Je n'assimile pas; ou j'assimile trop bien…, c'est la même chose. Bien sûr, je conserve des mots, des contenants, des étiquettes; je connais les termes sous lesquels on range les passions, les émotions, mais je ne les éprouve pas.

– Alors, cette expérience, dit Angel. Vous avez tout de même le désir de cette expérience?

– Certes, dit Jacquemort. J'ai le désir de cette expérience. De quelle expérience au fait? Voilà. Je veux faire une psychanalyse intégrale. Je suis un illuminé.

Angel haussa les épaules.

– Ça s'est déjà fait? dit-il.

– Non, dit Jacquemort. Celui que je psychanalyserai comme ça, il faudra qu'il me dise tout. Tout. Ses pensées les plus intimes. Ses secrets les plus poignants, ses idées cachées, ce qu'il n'ose pas s'avouer à lui-même, tout, tout et le reste, et encore ce qu'il y a par-derrière. Aucun analyste ne l'a fait. Je veux voir jusqu'où on peut aller. Je veux des envies et des désirs et je prendrai ceux des autres. Je suppose que s'il ne m'en est rien resté jusqu'ici, c'est que je n'ai pas été assez loin. Je veux réaliser une espèce d'identification. Savoir qu'il existe des passions et ne pas les ressentir, c'est affreux.

– Je vous assure, dit Angel, que vous avez au moins ce désir-là et que cela suffit à faire que vous ne soyez pas si vide.

– Je n'ai aucune raison de faire une chose plutôt qu'une autre, dit Jacquemort. Et je veux prendre aux autres les raisons qu'ils ont.

Ils approchaient du mur de derrière. Symétrique par rapport à la maison du portail par lequel Jacquemort avait pénétré la veille dans le jardin, une haute grille dorée s'élevait, rompant la monotonie des pierres.

– Mon cher ami, dit Angel, permettez-moi de vous répéter qu'avoir envie d'avoir des envies c'est déjà une passion suffisante. La preuve, c'est que cela vous fait agir.

Le psychiatre caressa sa barbe rousse et se mit à rire.

– Cela prouve cependant en même temps le manque d'envies, dit-il.

– Mais non, dit Angel. Pour ne pas avoir de désirs ni d'orientations, il faudrait que vous eussiez subi un conditionnement social parfaitement neutre. Que vous soyez indemne de toute influence, et sans passé intérieur.

– C'est le cas, dit Jacquemort. Je suis né l'année dernière, tel que vous me voyez devant vous. Regardez ma carte d'identité.

Il la tendit à Angel qui la prit et l'examina.

– C'est exact, dit Angel en la lui rendant. C'est une erreur.

– Écoutez-vous parler!… protesta Jacquemort outré.

– Ça se complète très bien, dit Angel. Il est exact que ce soit écrit, mais ce qui est écrit est une erreur.

– J'avais pourtant une notice à côté de moi, dit Jacquemort. «Psychiatre. Vide. A remplir.» Une notice! C'est indiscutable. C'est imprimé.

– Alors? dit Angel.

– Alors, vous voyez bien que ça ne vient pas de moi, ce désir de me remplir, dit Jacquemort. Que c'était joué d'avance. Que je n'étais pas libre.

– Mais si, répondit Angel. Puisque vous avez un désir, vous êtes libre.

– Et si je n'en avais pas du tout? Pas même celui-là?

– Vous seriez un mort.

– Ah! zut! s'écria Jacquemort. Je ne discuterai plus avec vous. Vous me faites peur.

Ils avaient franchi la grille et foulaient le chemin qui mène au village. Le sol était blanc et poussiéreux. Des deux côtés croissait une herbe cylindrique, vert foncé, spongieuse, comme des crayons de gélatine.

– Enfin, protesta Jacquemort, c'est le contraire. On n'est libre que lorsqu'on n'a envie de rien, et un être parfaitement libre n'aurait envie de rien. C'est parce que je n'ai envie de rien que je me conclus libre.

– Mais non, dit Angel. Puisque vous avez envie d'avoir des envies, vous avez envie de quelque chose et tout ça est faux!

– Oh! Oh! Oh! s'exclama Jacquemort de plus en plus outré. Enfin, vouloir quelque chose, c'est être enchaîné à son désir.

– Mais non, dit Angel. La liberté, c'est le désir qui vient de vous. D'ailleurs…

Il s'arrêta.

– D'ailleurs, dit Jacquemort, vous vous payez ma tête, et c'est tout. Je psychanalyserai des gens et je leur prendrai des vrais désirs, des vouloirs, du choix et tout, et vous me faites suer.

– Tenez, dit Angel, qui réfléchissait, faisons une expérience: essayez un instant avec sincérité de cesser complètement de désirer les envies des autres en l'occurrence. Essayez. Soyez honnête.

– J'accepte, dit Jacquemort.

Ils s'arrêtèrent au bord de la route. Le psychiatre ferma les yeux, sembla se détendre. Angel le surveillait avec attention.

Il se fit comme une brisure de couleur dans la tonalité de la figure de Jacquemort. Subtilement, une certaine transparence envahit ce qu'on voyait de son corps, ses mains, son cou, sa figure.

– Regardez vos doigts…, murmura Angel. Jacquemort ouvrit des yeux presque incolores. Il vit, à travers sa main droite, un silex noir sur le sol. Puis, comme il se ressaisissait, la transparence disparut et il se solidifia de nouveau.

– Vous voyez bien, dit Angel. En pleine relaxation, vous n'existez plus.

– Ah! dit Jacquemort. Vraiment vous vous leurrez. Si vous croyez qu'un tour de passe-passe va avoir raison de ma conviction… Expliquez-moi votre truc…

– Bien, dit Angel. Je suis heureux de voir que vous êtes de mauvaise foi et insensible à l'évidence. C'est dans l'ordre des choses. Un psychiatre doit avoir mauvaise conscience.

Ils étaient parvenus à l'orée du village et, d'un commun accord, rebroussèrent chemin.

– Votre femme a envie de vous voir, dit Jacquemort.

– Vous n'en savez rien, dit Angel.

– Je le pressens, dit Jacquemort. Je suis un idéaliste. Arrivés à la maison, ils montèrent l'escalier. La rampe de chêne sculpté s'aplatit servilement sous la poigne robuste de Jacquemort. Angel entra le premier dans la chambre de Clémentine.

X

Il s'arrêta sur le seuil. Jacquemort, derrière lui, attendait.

– Tu veux bien que je vienne? demanda Angel.

– Entre, dit Clémentine.

Elle le regarda, ni amie, ni ennemie. Il restait debout, sans oser s'asseoir sur le lit, de peur de la déranger.

– Je ne peux plus guère me fier à toi, dit-elle. Une femme ne peut plus se fier aux hommes à partir du moment où un homme lui a fait des enfants. Et particulièrement pas à celui-là.

– Ma Clémentine, dit Angel, tu as eu bien mal.

Elle secoua la tête. Elle ne voulait pas se laisser plaindre.

– Je me lèverai demain, dit-elle. Dans six mois, il faut qu'ils sachent marcher. Dans un an, ils liront.

– Tu vas mieux, dit Angel. Je te retrouve.

– Ce n'était pas une maladie, dit-elle. C'est fini maintenant. Et ça ne recommencera plus. Dimanche, il faut qu'ils soient baptisés. Ils s'appelleront Joël, Noël et Citroën. C'est décidé.

– Joël et Noël, dit Angel, ce n'est pas bien joli. Tu avais encore Azraël, Nathanaël et même Ariel. Ou Prùnel.

– Tu n'y changeras rien, dit Clémentine, la voix précise. Joël et Noël pour les jumeaux. Citroën pour le troisième.

Elle dit à mi-voix, pour elle:

«Celui-là, il faudra le mater au départ. J'aurai du mal avec lui, mais il est gentil.» Demain, continua-t-elle à voix haute, il faut qu'ils aient des lits.

– Si vous avez des courses à faire, proposa Jacquemort, je suis là. Ne vous gênez pas.

– C'est une idée, dit Clémentine. Comme ça, vous ne resterez pas à ne rien faire.

– Ce n'est guère mon habitude, dit Jacquemort.

– Mais vous risquez de la prendre ici, répondit-elle. Allez, maintenant. Allez-vous-en tous les deux. Commandez trois lits chez le menuisier. Deux petits et un plus grand. Et dites-lui de soigner le travail. Et envoyez-moi Blanche en passant.

– Oui, ma douce, dit Angel.

Il se pencha pour l'embrasser et se releva. Jacquemort s'effaça devant Angel qui sortit. Le psychiatre referma la porte et le suivit.

– Où est Blanche? demanda-t-il.

– En bas…, dit Angel. Dans la lavanderie. En train de nettoyer. Allons déjeuner. On s'occupera des courses ensuite.

– J'irai, dit Jacquemort. Vous resterez ici. Je n'ai pas envie de recommencer à discuter comme tout à l'heure. C'est épuisant. Et ce n'est pas mon métier. Après tout, le rôle d'un psychiatre, c'est clair. C'est de psychiatrer.

XI

Jacquemort franchit la grille pour la seconde fois dans ce sens et reprit le chemin du village. À sa droite, le mur du jardin, puis le flanc de la falaise et la mer, très loin. A gauche, des champs cultivés, des arbres çà et là, des haies. Un puits qu'il n'avait pas remarqué le matin le surprit par son couronnement de pierre patinée et ses deux hautes colonnes de pierre entre lesquelles un boisseau de frêne supportait une chaîne rugueuse rouillée. L'eau du puits bouillottait dans le fond, couronnant la margelle d'un nuage vite effiloché par la carde bleue du ciel.

Les premières maisons lui apparurent, de loin, elles frappaient par leur rudesse. C'étaient des fermes en forme d'U, les branches de l'U dirigées vers la route. D'abord, il n'y en avait qu'une ou deux, à droite. Leur cour présentait l'habituelle disposition: carrée, un grand bassin au milieu, plein d'une eau noire peuplée d'écrevisses et de vibrouzes; à main gauche, l'aile où logeaient le fermier et sa famille; à droite et au fond, les étables et les écuries, réparties au premier étage, auxquelles le bétail accédait par une rampe assez raide. Leur soubassement de forts piliers encadrait des cuves où venaient s'accumuler, par gravité, le fumier et les merdes. Celles des étables qui n'étaient pas occupées abritaient la paille, le grain et les réserves de fourrage. Dans un réduit spécial, bien aménagé, on culbutait les filles de ferme. La cour elle-même était pavée de granit gris coupé de bandes bien entretenues de cette herbe cylindrique et spongieuse qui bordait aussi la route.

Jacquemort continuait d'avancer sans voir personne. Les fermes se firent plus nombreuses. Maintenant, il y en avait aussi à gauche et le chemin plus large obliquait de ce côté. Il se doubla soudain d'un ruisseau rouge dont la surface arrivait presque au ras du sol, sans une ride, sans un pli, et sur lequel flottaient des débris non identifiables, comme après la digestion. Il courait maintenant, çà et là, la rumeur peu explétive des maisons vides. Jacquemort tentait de scinder en parfums individualisés les bouffées complexes qui le frappaient au droit de chaque bâtiment.

Le ruisseau l'intriguait. D'abord, il n'y avait rien eu, puis, tout à coup, il coulait large, plein jusqu'au bord, comme sous une membrane tendue. De la couleur de la bave du crache-sang, rouge clair et opaque. Une gouache d'eau. Jacquemort ramassa un caillou et le jeta dedans. Il s'enfonça discrètement, sans éclabousser, comme dans un fleuve de duvet.

Le chemin s'épanouit en une place oblongue, rehaussée d'un terre-plein où des arbres alignés maintenaient une ombre tranquille. Bifide, la chaussée contournait le terre-plein. À droite, il y avait une certaine animation et Jacquemort se dirigea de ce côté-là.

Il vit en arrivant que c'était seulement la foire aux vieux. Il y avait un banc de bois, exposé au soleil, et des grosses pierres sur lesquelles s'asseyaient les derniers arrivés. Des vieux s'alignaient sur le banc et trois des pierres étaient déjà occupées. On pouvait compter sept hommes et cinq femmes. Le maquignon municipal était debout devant le banc, son registre de moleskine sous le bras. Il portait un vieux costume de velours marron et des chaussures à clous, et, malgré la chaleur, il était coiffé d'une ignoble casquette en peau de taupe. Il sentait mauvais et les vieux encore plus. Plusieurs restaient immobiles, les mains croisées sur leur bâton poli par l'usage, tout couverts d'étoffes sales et informes, pas rasés, pleins de rides pleines de crasse, les yeux plissés d'avoir trop travaillé au soleil. Ils mâchonnaient de leurs bouches édentées aux chicots puants.

– Allons, dit le maquignon, celui-ci n'est pas cher et il fera encore bon usage. Voyons, Lalouët, tu ne le veux pas pour tes gosses? Il peut encore en voir, tu sais.

– Et il pourra leur en montrer! dit un homme.

– Ah çà! oui! approuva le maquignon municipal. Tiens, viens là, vieux machin.

Il le fit lever. L'autre, tout courbé, avança d'un pas.

– Montre-leur-z-y voir ce que t'as dans ta culotte! dit le maquignon.

De ses doigts tremblants, le vieux commença de défaire sa braguette. Les bords en étaient luisants d'usure et de graisse. Les gens s'esclaffèrent.

– Regardez ça! dit Lalouët. Mais c'est vrai qu'il a encore quelque chose!

Il se pencha sur le vieux et soupesa la misérable chiffe en se tordant de rire.

– Ah! Tiens! Je le prends, dit-il au maquignon. Je t'en donne cent francs.

– Adjugé! dit le maquignon. Jacquemort savait qu'à la campagne c'est courant, mais il assistait pour la première fois à une foire aux vieux et le spectacle le surprenait. Le vieux se reboutonna et attendit.

– File, viû chûin! dit Lalouët en lui donnant un coup de pied qui le fit trébucher. Allez, les gosses, amusez-vous.

Le vieux se mit en route à petits pas. Deux enfants se détachèrent du groupe. L'un d'eux se mit à lui cingler le dos avec une badine et l'autre s'accrocha à son cou pour le faire tomber. Le vieux s'étala, le nez dans la poussière. Les hommes ne regardaient pas. Seul Jacquemort, fasciné, observait les enfants. Le vieux se mit à genoux, son nez écorché saignait et il cracha quelque chose. Jacquemort se détourna et regagna le groupe principal. Le maquignon faisait l'article pour une femme de soixante-dix ans à peu près, grosse et courte, dont les cheveux rares et graisseux dépassaient un vieux fichu noir.

– Allez, celle-là est en bon état, dit-il. Qui en veut? Elle a point de dents. Ça peut être commode.

Jacquemort se sentait un peu écœuré. Il regarda avec plus d'attention les figures qui l'entouraient. C'étaient des hommes de trente-cinq à quarante ans, solides, durs, coiffés de casquettes posées bien d'aplomb sur leur tête. La race paraissait trapue et résistante. Quelques-uns portaient la moustache. C'est une preuve.

– Soixante francs l'Adèle! continua le maquignon. Et pas de dents pour ce prix-là. Une affaire. Toi Chrétien? Et toi, Nufère?

Il assena une grande claque sur le dos de la vieille.

– Lève-toi, vieille bourrique, qu'on te voie! Allons, c'est une affaire.

La vieille se leva.

– Tourne-toi, dit le maquignon. Montre tes fesses à la compagnie. Regardez ça, vous autres!

Jacquemort s'efforçait de ne pas regarder. La vieille sentait si mauvais qu'il pensa tourner de l'œil. Il entrevit l'horrible masse graisseuse et boursouflé de varices.

– Cinquante…, dit une voix aigre.

– Prends-la, elle est à toi! s'exclama le maquignon. Avant même que la vieille ait eu le temps de rabattre sa jupe de cotonnade, il la poussa d'une énorme claque. Jacquemort était près d'un énorme colosse brun, qui riait de bon cœur. Il lui posa la main sur le bras.

– Pourquoi riez-vous? demanda-t-il. Ça ne vous fait pas honte?

L'autre s'interrompit subitement.

– Ça me fait quoi, vous dites?

– Vous n'avez pas honte? répéta doucement Jacquemort. Ils sont vieux.

Il reçut le coup de poing avant de s'en apercevoir. Sa lèvre se fendit sur une canine. Du sang lui salait la bouche. Il chancela et tomba du trottoir sur la chaussée. On ne le regardait pas. Les enchères continuaient.

Il se releva et, du plat de la main, brossa son pantalon poussiéreux. Il était derrière un demi-cercle de dos sombres et hostiles.

– Celui-là! dit la voix de l'aboyeur. Il a une jambe de bois. Ça, ça plaît. Cent dix francs pour le début! Cent dix!

Jacquemort s'éloigna. Au bout de la place, une rue transversale semblait comporter plusieurs échoppes. Il se dirigea vers elles. Quelques minutes plus tard, il entrait chez le menuisier. Il se sentait troublé, mal à l'aise. La porte se referma sur lui et il attendit.

XII

Le patron n'était pas dans cette pièce-là, une espèce de petit bureau crasseux. Un plancher de sapin, usé, noirci, une table de bois noir, un vieux calendrier au mur; dans un coin, la trace sale d'un poêle, deux chaises dont la paille s'en allait, tel était l'ameublement. Des cloisons de planches. Au fond s'ouvrait une porte d'où venaient les rumeurs de l'atelier, des coups irréguliers dont deux séries se superposaient sans se mélanger. Jacquemort avança vers l'atelier.

– Ya quelqu'un? demanda-t-il à mi-voix.

Les coups ne s'arrêtaient pas et il passa dans l'atelier. Celui-ci prenait le jour d'en haut. C'était une longue remise assez vaste, encombrée de planches, de madriers, d'assemblages ébauchés. Il y avait trois ou quatre établis, une petite scie à ruban, une perceuse, une toupie dont le socle de fonte paraissait brisé. Aux murs, des outils divers, pas en très grand nombre. À droite, près de la porte par où Jacquemort venait d'entrer, un énorme tas de sciure et de copeaux. L'atmosphère sentait la colle forte. Le seau gluant qui devait la contenir tiédissait sur un petit réchaud à charbon de bois, à l'extrémité de la remise, devant une autre porte qui s'ouvrait sur un jardin. À la charpente affaissée pendaient des objets divers, des vieilles lames de scie, une souris verte, des instruments en mauvais état, des serre-joints, tout un bric-à-brac.

Immédiatement à gauche, un énorme tronc de chêne s'allongeait, séparé du sol par deux fortes cales de bois. A cheval dessus, un petit apprenti s'escrimait à grands coups de hachette pour en tirer une poutre carrée. Il était vêtu de loques et ses bras maigres avaient peine à manier la hachette. Plus loin, le patron clouait une garniture de cuir sur le rebord d'une bizarre construction de chêne blanc, une sorte d'alvéole dans laquelle il se tenait debout. Cette loge était munie d'un système d'épais volets, ouverts pour le moment et dont les charnières grinçaient doucement à chaque coup de marteau.

L'homme clouait, l'enfant travaillait. Aucun des deux ne regardait Jacquemort, qui restait sur le seuil, sans trop savoir. Enfin, il se décida.

– Bonjour! dit-il assez fort.

Le patron s'arrêta de clouer et leva le nez. Il était laid. Il avait une grande bouche pendante et un nez en pied de marmite, mais ses mains étaient noueuses et robustes, frangées d'épais poils roux.

– Qu'est-ce que tu veux? demanda-t-il.

– Je veux des lits pour des enfants, dit Jacquemort. Ils sont nés dans la maison sur la falaise, là-bas. Il faut deux lits. Un à deux places et un plus grand à une seule place.

– J'en ferai qu'un, dit le menuisier. Trois places, dont deux face à la marche.

– Et une plus grande…, dit Jacquemort.

– Une plus grande… On verra, dit le menuisier. A la main ou à la machine?

Jacquemort regarda le petit apprenti qui tapait comme dans un rêve; un misérable automate, rivé à son labeur sans fin.

– C'est moins coûteux à la main, dit le menuisier. Parce que les machines, ça revient cher, tandis que des ordures comme celui-ci on en a treize à la douzaine.

– On les élève durement par ici, remarqua Jacquemort.

– À la main ou à la machine? répéta le menuisier.

– À la machine, dit Jacquemort…

– Naturellement…, grommela l'autre. Pour m'user mes appareils…

– Pour demain, dit Jacquemort.

Puis, voulant amadouer l'homme, il fit mine de s'intéresser à son travail.

– Qu'est-ce que vous faites là? demanda-t-il.

– C'est pour l'église, dit l'homme. Une chaire. Il avait l'air fier et gêné en même temps. Sa grande bouche, quand il parlait, laissait échapper un flot de bruine.

– Une chaire? dit Jacquemort.

Il s'approcha pour mieux voir. C'était une chaire en effet. Une chaire à couvercle. Un modèle étrange dont Jacquemort n'avait jamais rencontré l'équivalent.

– Je n'ai jamais été à la campagne, dit-il. Vous savez, à la ville, on ne les fait pas tellement comme ça, alors ça m'intéresse de voir.

– À la ville, dit le menuisier, on ne croit plus en Dieu. Il regarda Jacquemort méchamment. À ce moment, le petit apprenti laissa tomber sa hachette et s'affala, le nez en avant, sur le tronc de chêne qu'il équarrissait. Le silence subit saisit Jacquemort. Il se retourna et s'approcha de l'enfant. Le menuisier, pendant ce temps, s'était éloigné de quelques pas et revenait en portant une vieille boîte de conserve pleine d'eau, dont il jeta brutalement le contenu dans le cou du gosse. Puis, voyant que l'enfant ne se relevait pas, il fit suivre le même chemin à la boîte. L'apprenti soupira et Jacquemort s'approcha, révolté, pour l'aider; mais déjà le petit poignet sale recommençait à s'élever puis à s'abattre, faible et monotone.

– Vous êtes trop brutal, dit Jacquemort au menuisier. Un gosse de cet âge! Vous devriez avoir honte!

Le coup qu'il reçut au menton faillit le faire choir, et il recula de deux pas pour récupérer son équilibre. Avec précaution, il palpa sa mâchoire. Sa barbe avait amorti le choc.

Le menuisier s'était remis à son travail, comme si rien ne se passait d'anormal. Entre deux coups de marteau, il s'arrêta.

– Viens la voir dimanche, dit-il. Elle sera montée. C'est une belle chaire.

Il la caressa avec orgueil. Le chêne blanc et poli semblait frémir sous ses mains.

– Tes lits seront prêts demain, dit-il encore. Tu viendras les chercher. Vers cinq heures.

– Entendu…, répondit Jacquemort.

Les coups reprirent. L'odeur de colle forte s'épaississait. Jacquemort regarda une dernière fois l'apprenti, haussa les épaules et sortit.

La rue était calme. Il reprit le chemin de la maison. Lorsqu'il passait devant les fenêtres, des rideaux frémissaient. Une petite fille sortit en chantant. Elle portait un broc émaillé aussi grand qu'elle. Au retour, elle ne chanterait plus.

XIII

30 août.

Angel et Jacquemort étaient assis dans le grand hall frais de la maison. La bonne allait et venait, préparait des boissons. Elle disposa les verres et le broc sur un plateau devant Angel. Les fenêtres et la porte étaient ouvertes sur le jardin. Parfois il entrait un insecte et ses ailes résonnaient dans la pièce haute. Tout reposait.

Jacquemort ouvrit la bouche:

– Les lits devaient être prêts aujourd'hui à cinq heures, dit-il.

– Alors ils sont prêts, dit Angel. C'était certainement cinq heures du matin.

– Vous croyez? demanda Jacquemort. En ce cas, effectivement, ils le sont.

Ils se turent et burent en silence. Jacquemort hésita et le rompit de nouveau.

– Je ne veux pas vous parler de choses qui n'ont rien de nouveau pour vous, et qui vous embêtent sans aucun doute, dit-il, mais ce que j'ai vu hier au village m'a frappé. Les gens sont bizarres par ici.

– Vous les trouvez bizarres? demanda Angel.

Il était poli, mais son ton témoignait d'un intérêt mitigé. Jacquemort le sentit et tourna court.

– Oui, dit-il. Je les trouve bizarres. Mais je suppose que leur mentalité s'éclairera pour moi quand je les connaîtrai mieux. Après tout, je serais aussi surpris ailleurs. Je suis neuf.

– Sans doute, assura Angel distrait.

Un oiseau passa en flèche devant le cadre de la fenêtre. Jacquemort le suivit du regard.

– Naturellement, dit-il, changeant brusquement de sujet, vous n'aimeriez pas vous laisser psychanalyser?

– Non, dit Angel. Je n'aimerais certainement pas ça. Je ne suis pas intéressant, d'ailleurs. Je suis intéressé. C'est différent.

– Par quoi? demanda Jacquemort, qui faisait des efforts terribles pour entretenir la conversation.

– Par tout et rien, dit Angel. Par la vie. J'aime à vivre.

– C'est une chance, murmura Jacquemort. Il but d'un trait ce qui restait dans son verre.

– C'est bon, ça, remarqua-t-il. Je peux en reprendre?

– Faites comme chez vous, dit Angel. Ne vous gênez pas.

– Je vais voir votre femme, dit Jacquemort, en se levant. Elle doit s'ennuyer toute seule.

– Mais oui, dit Angel. Certainement. Repassez me prendre, je sortirai la voiture et nous irons chercher les lits.

– A tout à l'heure, dit Jacquemort, qui sortit de la pièce et se dirigea vers l'escalier.

Il toqua discrètement à la porte de Clémentine et elle répondit qu'on entrât. Ce qu'il fit.

Dans le lit de Clémentine, il y avait Clémentine et les trois bébés. Deux à droite, et un à gauche.

– C'est moi, dit Jacquemort. Je venais voir si vous n'avez besoin de rien.

– De rien, dit-elle. Les lits seront bientôt prêts?

– Ils doivent déjà l'être, dit Jacquemort.

– Comment sont-ils? demanda-t-elle.

– Heu…, répondit le psychiatre. Je crois qu'il les a faits plus ou moins à son idée. Deux places face à la route et l'autre en travers.

– Plus grande, interrogea Clémentine.

– Je le lui ai dit, se contenta de préciser Jacquemort prudent.

– Vous êtes installé comme il faut? demanda Clémentine après un temps de réflexion.

– Je suis très bien, assura Jacquemort.

– Vous n'avez besoin de rien?

– De rien…

Un des salopiots commençait à remuer et à prendre l'air gêné. Il y eut dans son ventre comme un brusque bruit de dégringolade, et sa petite figure de singe se décontracta. Clémentine souriait. Elle lui tapota le ventre.

– Là… Là…, dit-elle. C'est une petite colique, mon bonhomme.

Le second commençait à geindre. Clémentine leva les yeux vers la pendule puis regarda Jacquemort.

– C'est l'heure de la tétée, dit-elle.

– Je vous laisse, murmura Jacquemort. Il sortit sans bruit.

Clémentine saisit le nourrisson et le regarda. C'était Noël. Sa bouche se tirait vers les coins et il en sortait un grincement grelottant. Vite elle le reposa et dégagea un sein. Puis, reprenant l'enfant, elle l'en approcha. Il se mit à aspirer à perdre haleine. Alors, d'un geste vif, elle l'éloigna du mamelon. Un petit filet de lait s'éleva en parabole et retomba sur le globe ferme. Rendu furieux par le geste de Clémentine, Noël hurla. Elle le rapprocha et il se remit à boire, geignant encore, avec une avidité affolée. De nouveau elle le souleva.

Il cria de plus belle. Clémentine était intéressée. Elle recommença. Quatre fois. Fou de rage, Noël prenait une teinte violette. Et soudain, il parut étouffer. Il avait la bouche horriblement distendue sur un cri silencieux et des larmes roulaient le long de ses joues noires de colère. Clémentine eut une peur terrible, subite, et le secoua.

– Noël… Noël…, allons…

Elle s'affolait de plus en plus. Elle allait appeler. Et puis, brusquement, Noël retrouva son souffle pour un nouveau hurlement. Très vite, les mains tremblantes, elle lui rendit le sein.

Aussitôt calmé, il se remit à boire, goulûment.

Elle passa la main sur son front moite. Elle ne recommencerait plus.

Enfin repu, Noël s'arrêta quelques minutes après. Il déglutit à vide, rota un petit coup et sombra presque immédiatement dans un sommeil encore coupé de gros soupirs.

Lorsqu'elle prit le dernier, elle s'aperçut qu'il la regardait. Avec ses cheveux frisés et ses yeux bien ouverts, il était inquiétant, profond comme un petit dieu étranger. Il souriait d'un drôle de sourire de connivence.

Il but sa tournée. De temps en temps, il s'arrêtait, la regardait et, continuant à la fixer, gardait, sans avaler, le bout du sein dans sa bouche.

Quand il eut fini, elle le reposa à sa gauche et lui tourna le dos. Les respirations frêles bruissaient dans la chambre.

Encore perturbée, elle s'étira et se remit au vague. Des trois maillots montait l'odeur aigre de la sueur. Elle fit un mauvais rêve.

XIV

Angel venait de sortir la voiture du garage et il attendait que Jacquemort le rejoigne. Le psychiatre s'attardait à contempler le merveilleux panorama, la mer violette et le ciel de fumée brillante, les arbres et les fleurs du jardin, et la maison, blanche et stable au milieu de l'orgie de couleurs.

Jacquemort cueillit une petite fleur jaune et monta près d'Angel. C'était une vieille voiture solide, carrossée en canadienne, peu confortable mais sûre. L'arrière était ouvert, retenu par deux chaînes et l'air frais circulait abondamment.

– Quel pays! dit Jacquemort. Quelles fleurs! Quelle beauté! Quels!…

– Oui, dit Angel.

Il accéléra sur le chemin poudreux. Un nuage s'élevait derrière la voiture et retombait sur l'herbe spongieuse à laquelle Jacquemort s'était accoutumé.

Une chèvre, sur le bord de la route, fit un signe avec ses cornes et Angel s'arrêta.

– Monte, dit-il à l'animal. La chèvre sauta dans la voiture et s'assit sur le plateau, derrière eux.

– Elles font toutes de l'auto-stop, expliqua Angel. Comme je n'ai aucune raison de me mettre en mauvais termes avec les paysans…

Il n'acheva pas sa phrase.

– Je vois, dit Jacquemort.

Un peu plus loin, ils chargèrent un cochon. Les deux animaux descendirent à l'entrée du village et se dirigèrent chacun vers sa ferme.

– Quand ils se tiennent tranquilles, dit encore Angel, ils ont le droit d'aller se promener. Sinon, on les punit et on les bat. Et on les enferme. Et on les mange sans autre forme de procès.

– Oui…, dit Jacquemort abruti.

La voiture d'Angel s'arrêta devant la menuiserie. Les deux hommes descendirent. Il y avait maintenant dans le petit bureau une oblongue caisse. Le corps de l'apprenti, occupé la veille à tailler la poutre de chêne, y reposait, mince et blême, mal recouvert d'un vieux sac.

– Il y a quelqu'un? cria Angel en cognant sur la table. Le menuisier parut. Dans l'atelier, on entendait des coups comme hier. Un autre apprenti sans doute. L'homme s'essuya le nez d'un revers de manche.

– Tu viens chercher tes lits? demanda-t-il à Angel.

– Oui, dit Angel.

– Ben, prends-les, dit l'homme. Ils sont là. Il désigna l'atelier.

– Viens m'aider, dit Angel.

Ils disparurent tous les deux. Jacquemort écarta une grosse mouche qui bourdonnait en cercle autour de la tête pâle de l'enfant mort.

Le menuisier et Angel mirent les lits dans la voiture. Ils étaient démontés en panneaux.

– Tu me prends ça, dit le menuisier, en montrant la caisse où gisait l'apprenti.

– Bon, dit Angel. Charge-la.

Le menuisier souleva la caisse et la mit dans la voiture. Ils repartirent et, peu après, longèrent le ruisseau rouge. Angel s'arrêta, descendit et prit la caisse. Elle était légère et pas très grande. Sans effort il la souleva et la porta jusqu'au ruisseau. Puis il la bascula dans l'eau. Le bois coula aussitôt à pic. Le corps de l'enfant surnageait, immobile, emporté par le cours lent du ruisseau, comme par une nappe de cire figée.

Les planches s'entrechoquaient dans la voiture, au gré des cahots de la route.

XV

31 août,

La chambre de Jacquemort était au premier étage, tout au bout du long couloir carrelé, vers la mer. Les cheveux raides d'un dracoena s'inscrivaient dans le cadre de la vitre inférieure. Au-dessus de leurs lames vertes, il y avait la mer. La pièce carrée, pas bien haute, entièrement recouverte de voliges jointives de pin verni, sentait la résine. Au plafond, de longs madriers de pin, vernis eux aussi, dessinaient le squelette du toit, un peu en pente, étayé, aux angles, de contre-fiches obliques grossièrement taillées. Le mobilier comprenait un lit bas de bois de citronnier, un bureau assez important, à dessus de maroquin rouge, un fauteuil assorti et une armoire combinée, dont la glace reflétait la fenêtre. Le sol était carrelé, comme le reste de la maison, mais de petits losanges poreux jaune clair, à moitié dissimulés par un épais tapis de laine noire. Il n'y avait rien aux murs, ni images, ni photos. Une porte basse menait à la salle de bains.

Jacquemort termina sa toilette et s'habilla pour sortir. Il avait abandonné son costume professionnel de psychiatre et revêtait maintenant un pantalon de peau souple assez ajusté, une chemise de soie pourpre et une ample veste de velours marron, assortie à la couleur du pantalon. Il noua les lanières de ses sandales pourpres et sortit de sa chambre. Il lui fallait se rendre au village pour s'entendre avec le curé sur la cérémonie de dimanche et, en conséquence, il se vêtait simplement.

Dans le couloir, il entrevit Clémentine qui regagnait sa chambre. Elle se levait pour la première fois et venait de faire un tour au jardin. Elle lui fit un signe de la main avant de refermer sa porte.

Il descendit. Angel dormait encore. Sans attendre le petit déjeuner, Jacquemort passa dans le jardin. Les feuilles des arioles fauves crissaient au vent frais du matin.

Le sol était sec comme de l'amiante. Comme la veille, l'eau du puits bouillait, et le ciel, transparent jusqu'à l'os, ne recelait aucune promesse de pluie. Jacquemort prit le chemin du village, que l'habitude déjà rendait moins long.

Il n'avait pas encore vu l'église, dont le clocher s'élevait assez peu au-dessus des maisons et des fermes voisines. Pour y parvenir, il dut suivre le ruisseau rouge pendant longtemps. Il regardait l'eau massive, un peu hérissé à la pensée de tout ce qui se cachait sous cette surface tendue.

Le chemin tournait, le ruisseau aussi. Les bâtisses grises qui le bordaient sur la gauche masquaient à Jacquemort le delà du coude.

Encore cinquante mètres et, assez loin devant lui, surgit l'église. Et, sur le ruisseau rouge, une barque immobile. Les avirons pendaient de part et d'autre. Derrière la proue qui se présentait à lui de trois quarts, il aperçut une forme sombre, animée de mouvements imprécis, et se rapprocha pour comprendre.

Lorsqu'il fut au niveau de la barque, il vit l'homme s'accrocher au bord et s'efforcer d'y remonter. L'eau du ruisseau rouge passait sur ses vêtements, en perles vives, sans les mouiller. Sa tête apparut au-dessus du plat-bord. La barque s'agitait, roulait au gré de ses efforts. Jacquemort distingua enfin la figure de l'homme, qui, dans une dernière tentative, réussit à passer un bras et une jambe et s'affala au fond de la barque. C'était un homme assez âgé. Il avait un visage creusé, des yeux bleus lointains. Il était entièrement rasé et ses cheveux blancs et longs lui donnaient une expression à la fois digne et débonnaire, mais sa bouche, au repos, se marquait d'amertume. Présentement, il tenait entre ses dents un objet que Jacquemort ne put identifier. Jacquemort le héla:

– Vous êtes en difficulté? demanda-t-il.

L'homme se redressa et réussit à s'asseoir. Il lâcha ce qu'il venait de ramener avec ses mâchoires.

– Que dites-vous? demanda-t-il.

Il se courba sur ses avirons et rapprocha sa barque de la rive. En quelques coups de rames il accosta. De la sorte, Jacquemort constata que la rive plongeait verticalement sous l'eau comme une faille.

– Vous avez besoin d'aide? demanda Jacquemort. L'homme le regarda. Il était vêtu d'un sac et de loques informes.

– Vous êtes étranger? dit-il.

– Oui, répondit Jacquemort.

– Sans ça, vous ne me parleriez pas comme ça, remarqua l'homme presque pour lui.

– Vous auriez pu vous noyer, dit Jacquemort.

– Pas dans cette eau, dit l'homme. Elle est variable; certaines fois, elle ne porte pas le bois, d'autres fois, des pierres peuvent rester à sa surface; mais les corps y flottent toujours sans s'enfoncer.

– Qu'est-ce qui est arrivé? demanda Jacquemort. Vous êtes tombé de la barque?

– Je faisais mon travail, dit l'homme. On jette les choses mortes dans cette eau pour que je les repêche. Avec mes dents. Je suis payé pour ça.

– Mais un filet ferait aussi bien l'affaire, dit Jacquemort.

Il ressentait une sorte d'inquiétude, l'impression de parler à quelqu'un d'une autre planète. Sensation bien connue, certes, certes.

– Il faut que je les repêche avec mes dents, dit l'homme. Les choses mortes ou les choses pourries. On les jette pour cela. Souvent on les laisse pourrir exprès pour pouvoir les jeter. Et je dois les prendre avec mes dents. Pour qu'elles crèvent entre mes dents. Qu'elles me souillent le visage.

– On vous paie cher pour cela? demanda Jacquemort.

– On me fournit la barque, dit l'homme, et on me paie de honte et d'or.

Au mot «honte», Jacquemort fit un geste de recul et s'en voulut.

– J'ai une maison, dit l'homme, qui avait remarqué le mouvement de Jacquemort et souriait. On me donne à manger. On me donne de l'or. Beaucoup d'or. Mais je n'ai pas e droit de le dépenser. Personne ne veut rien me vendre. J'ai une maison et beaucoup d'or, mais je dois digérer la honte de tout le village. Ils me paient pour que j'aie des remords à leur place. De tout ce qu'ils font de mal ou d'impie. De tous leurs vices. De leurs crimes. De la foire aux vieux. Des bêtes torturées. Des apprentis. Et des ordures.

Il s'arrêta un instant.

– Mais tout ça ne peut pas vous intéresser, reprit-il. Vous n'avez pas l'intention de rester ici?

Il y eut un long silence.

– Si, dit enfin Jacquemort. Je vais rester ici.

– Alors, vous serez comme les autres, dit l'homme. Vous aussi vous vivrez la conscience libre, et vous vous déchargerez sur moi du poids de votre honte. Et vous me donnerez de l'or. Mais vous ne me vendrez rien contre mon or.

– Comment vous appelez-vous? demanda Jacquemort.

– La Gloïre, dit l'homme. Ils m'appellent La Gloïre. C'est le nom de la barque. Moi je n'en ai plus.

– Je vous reverrai…, dit Jacquemort.

– Vous serez comme eux, dit l'homme. Vous ne me parlerez plus. Vous me paierez. Et vous me jetterez vos charognes. Et votre honte.

– Mais pourquoi le faites-vous? demanda Jacquemort. L'homme haussa les épaules.

– Avant moi, il y en avait un autre, dit-il.

– Mais comment l'avez-vous remplacé? insista Jacquemort.

– Le premier qui a plus honte que moi prend la place, dit l'homme. Ils se sont toujours conduits comme ça dans ce village. Ils sont très croyants. Ils ont leur conscience pour eux. Jamais de remords. Mais celui qui faiblit… Celui qui se révolte…

– On l'embarque sur La Gloïre…, acheva Jacquemort. Et vous vous êtes révolté.

– Oh! ça n'arrive plus très souvent…, dit l'homme. Peut-être que je serai le dernier. Ma mère n'était pas d'ici.

Il se remit en position et se courba sur ses avirons.

– Je dois travailler, dit-il. Au revoir.

– Au revoir, dit Jacquemort. Il le regarda s'éloigner lentement sur la moire rouge de l'eau et reprit sa marche. L'église, un œuf de poule sur un nid, n'était plus très loin. Quand il y arriva, il monta rapidement les sept marches et entra. Avant de parler au curé, il voulait jeter un coup d'œil à l'intérieur.

XVI

Un lacis complexe de poutres et de longrines supportait la couverture de schiste noir de la nef ovoïde. Devant Jacquemort se dressait l'autel, de granit sombre, avec les accessoires verts du culte. Entre deux poutres, à droite, la chaire toute neuve estompait sa haute silhouette blanche avec ses volets ouverts.

C'était la première fois que Jacquemort voyait une église construite de cette façon artificieuse, en forme d'oeuf, sans colonnes de pierre, sans arcs, sans doubleaux, sans croisées d'ogives, sans tambour ni trompette et sans souci du lendemain. Les pièces de bois curieusement ajustées serpentaient le long des murs puissants, dont elles constituaient l'armature géodésique. Les principales étaient fouillées de sculptures profondes, qu'il devina polychromes et les yeux des saints, des serpents et des démons brillaient dans l'ombre. L'espace intérieur de la nef était entièrement dégagé. Un vitrail ovale, au-dessus de l'autel, baignait celui-ci d'une dominante bleu outremer. Sans ce vitrail, il aurait fait nuit dans l'église. Des deux côtés de l'autel, deux flambeaux multiples jetaient des feux tremblotants et trouaient les ténèbres de leur halo dégradé.

Une épaisse jonchée de paille recouvrait le sol, de l'entrée à l'autel. Jacquemort s'y engagea. Comme ses yeux s'habituaient à l'obscurité, il nota le rectangle gris d'une porte ouverte, derrière l'autel et à droite, et il s'y rendit, pensant gagner la sacristie et le presbytère.

Il passa la porte et pénétra dans une petite pièce oblongue, pleine d'armoires et d'objets de toute sorte. Au fond, une autre porte. Il venait par celle-ci un murmure de voix. Jacquemort cogna trois fois ses phalanges sur le bois du mur.

– On peut entrer? demanda-t-il à mi-voix. Le bruit de conversation s'arrêta.

– Entrez! entendit Jacquemort.

Il obéit à l'invitation et franchit la seconde porte. Le curé était là, en conversation avec le sacristain. Ils se levèrent en voyant Jacquemort.

– Bonjour, dit ce dernier. Monsieur le curé, sans doute?

– Bonjour, Monsieur, dit le curé.

C'était un homme noueux avec un visage creusé de deux yeux noirs surmontés d'épais sourcils noirs. Il avait de longues mains sèches, qu'il tenait croisées en parlant. Lorsqu'il se déplaça, Jacquemort constata qu'il souffrait d'une légère claudication.

– Je voudrais vous parler, dit Jacquemort.

– Parlez…, répondit le curé.

– C'est pour un baptême, expliqua Jacquemort. Dimanche, pourrez-vous?

– C'est mon métier, dit le curé. Chacun le sien.

– Trois jumeaux sont nés dans la maison de la falaise, dit Jacquemort. Joël, Noël et Citroën. Il faut que tout soit fini dimanche soir.

– Venez à la messe dimanche, dit le curé. Je vous dirai l'heure.

– Mais je ne vais jamais à la messe…, protesta Jacquemort.

– Raison de plus, dit le curé. Ça vous distraira. Au moins il y aura quelqu'un à qui ce que je dis paraîtra nouveau.

– Je suis contre la religion, dit Jacquemort. Sans perdre de vue qu'elle peut être utile dans les campagnes.

Le curé ricana.

– Utile!… La religion est un luxe, dit-il. Ce sont ces brutes qui veulent en faire quelque chose d'utile.

Il se redressa fièrement et se mit à arpenter la pièce d'un pas agité et claudicant.

– Mais je refuse, dit-il d'un ton tranchant. Ma religion restera un luxe!

– Ce que je voulais souligner, expliqua Jacquemort, c'est qu'à la campagne un curé peut avoir son mot à dire. Diriger les grossiers esprits des paysans, leur faire mettre le doigt sur les erreurs qu'ils commettent, leur ouvrir les yeux sur le danger d'une vie trop terrestre, jouer un rôle de frein vis-à-vis des mauvais instincts… Je ne sais si vous êtes au courant d'une chose qui se passe dans ce village… Je… hum… je viens d'arriver et je ne voudrais ni me poser en juge ni vous choquer par ma réaction vis-à-vis d'une chose qui vous semble sans doute naturelle depuis le temps qu'elle existe… heu… un curé, par exemple, flétrit le vol du haut de sa chaire et condamne les rapports sexuels trop hâtifs des jeunes gens afin d'éviter que le désordre et la luxure ne dominent son district.

– Sa cure…, rectifia le sacristain.

– Sa cure…, dit Jacquemort. Où en étais-je?

– Je l'ignore, trancha le curé.

– Enfin quoi, dit Jacquemort, se décidant, cette foire aux vieux. C'est insensé!

– Vous vivez dans le siècle! s'exclama le curé. Cette foire aux vieux? Peu m'importe la foire aux vieux, Monsieur! Ces hommes souffrent… et ceux qui souffrent sur terre gagnent leur part de paradis. Les souffrances elles-mêmes ne sont pas inutiles, d'ailleurs, mais en réalité seuls les ressorts de cette souffrance m'importunent. Ma gêne vient de ce qu'ils ne souffrent pas en Dieu, Monsieur. Ce sont des brutes. Je vous le disais tout à l'heure. La religion est un moyen pour eux. Des brutes matérielles…

Il s'animait en parlant et ses yeux lançaient des éclairs de chaleur

– Ils viennent à l'église en dominateurs. En chair et en os. Et savez-vous ce qu'ils me demandent? De faire pousser le sainfoin. La paix de l'âme, Monsieur, ils s'en foutent! Ils l'ont! Ils ont La Gloïre! Je lutterai jusqu'au bout, mais je ne plierai pas. Je ne ferai pas pousser le sainfoin. Grâce à Dieu… j'ai des amis fidèles. Rares mais qui me soutiennent.

Il ricana.

– Venez dimanche et vous verrez… Vous verrez comment on vient à bout de la matière par la matière. Je mettrai ces brutes en face d'elles-mêmes… Leur inertie se heurtera à une inertie plus grande… Et de ce choc naîtra l'inquiétude qui les ramènera à la religion… au luxe!… A ce luxe auquel Dieu dans sa mansuétude a bien voulu leur donner droit.

– Alors, dit Jacquemort, ce baptême? Ce sera pour dimanche après-midi?

– Je vous préciserai l'heure à la sortie de la messe, répéta le curé.

– Bon, dit Jacquemort. Au revoir, monsieur le curé. J'ai admiré votre église, tout à l'heure. C'est une curieuse construction.

– Curieuse, acquiesça le prêtre, l'air absent.

Il se rassit, tandis que Jacquemort sortait par où il était entré. Il éprouvait une légère lassitude.

– Clémentine m'ennuie avec ses corvées, pensa-t-il tout haut. Je serai content quand ces trois-là seront élevés. Et puis le coup de la messe forcée…

Le soir venait.

– Le coup de la messe forcée, je trouve ça révoltant!

– Révoltant, approuva un gros chat noir assis sur un mur.

Jacquemort le regarda. Le chat se mit à ronronner et fendit ses yeux jaunes de traits verticaux.

– Révoltant! conclut Jacquemort en cueillant une herbe ronde, cylindrique et molle.

Un peu plus loin il se retourna. Il regarda le chat, hésita, puis reprit sa route.

XVII

Dimanche 2 septembre.

Prêt a partir, Jaquemort flanait dans le couloir. Il avait revêtu ses habits sérieux et se sentait gêné comme un acteur en costume sur une scène vide. La nurse arriva enfin.

– Vous en mettez un temps, dit Jacquemort.

– C'est que je me faisais belle, expliqua-t-elle.

Elle avait une génuine robe du dimanche en piqué blanc, avec des souliers noirs et un chapeau noir et des gants blancs de filoselle. Elle portait un missel de cuir usé. Sa figure était luisante et ses lèvres mal fardées. Ses gros seins tendaient son corsage et les courbes robustes de ses hanches emplissaient consciencieusement le reste de sa robe.

– Allons-y, dit Jacquemort.

Ils sortirent. Elle semblait intimidée, et, par déférence, tâchait de ne pas faire de bruit en respirant.

– Alors, demanda Jacquemort cent mètres plus loin, quand est-ce que je vous psychanalyse?

Elle rougit et le regarda en dessous. Ils passaient près d'une haie épaisse.

– On peut pas faire ça maintenant, avant d'aller à la messe…, dit-elle pleine d'espoir.

Le psychiatre sentit frémir sa barbe rousse en comprenant ce qu'elle comprenait et la guida d'une main ferme vers le bord du chemin. Ils disparurent derrière la haie par un étroit passage garni de ronces auxquelles Jacquemort érailla son joli complet.

Maintenant, ils étaient dans un champ bien abrité. Avec précaution la bonne retira son chapeau noir.

– Faut pas que je l'abîme, dit-elle. Et puis, dites donc, je vais avoir du vert, si on se met là-dessus…

– Mettez-vous à quatre pattes, dit Jacquemort.

– Bien sûr, dit-elle, comme si elle estimait que c'était la seule façon possible.

Tandis que le psychiatre la besognait, il voyait la nuque courte de la fille se redresser puis se relâcher. Comme elle était mal coiffée, quelques mèches blondes s'agitaient au vent. Elle sentait fort, mais Jacquemort n'avait pas opéré depuis son arrivée à la maison et cette odeur un peu bestiale ne lui déplut point. Par un souci d'humanité bien compréhensible, il évita de lui faire un enfant.

Ils arrivèrent devant l'église à peine dix minutes après le début de la messe. La nef ovoïde devait, à en juger par le nombre des voitures et des carrioles, être pleine de monde.

Jacquemort, avant de monter les marches, regarda la fille encore rouge et un peu honteuse.

– Je viens ce soir? murmura-t-elle.

– Oui, dit-il. Tu me raconteras ta vie.

Etonnée, elle le dévisagea, constata qu'il ne plaisantait pas et acquiesça sans comprendre. Ils entrèrent et se mêlèrent à la foule bien récurée qui se pressait. Jacquemort était serré contre elle et le parfum animal lui emplissait les narines. Sous les bras, elle transpirait en rond.

Le curé terminait son préambule et s'apprêtait à monter en chaire. La chaleur, étouffante, prenait les gens à la gorge, et des femmes dégrafaient leur corsage. Cependant, les hommes gardaient fermés jusqu'en haut leurs vestes noires et leurs cols cassés. Jacquemort regardait les visages autour de lui; ils avaient tous l'air bien vivants, solides, tannés par l'air et le soleil, et sûrs de quelque chose. Le curé monta l'escalier de la chaire blanche dont les volets étaient ouverts. Un curieux modèle de chaire. Jacquemort se rappela le menuisier, le petit apprenti, et frissonna. Quand il pensait à l'apprenti, l'odeur de la boniche le dégoûtait.

Au moment où le curé parut entre les deux montants de chêne clair, un homme monta sur un banc et demanda le silence d'une voix puissante. Les rumeurs s'apaisèrent. Dans la nef, il régnait maintenant un calme attentif. Les yeux de Jacquemort remarquaient les lumières innombrables pendues à la voûte, qui révélaient maintenant le fouillis de corps enchevêtrés, sculptés à même la charpente énorme, et le vitrail bleu de l'autel.

– De la pluie, curé! dit l'homme.

La foule reprit d'une seule voix:

– De la pluie!…

– Le sainfoin est sec! continua l'homme.

– De la pluie! beugla la foule.

Jacquemort, complètement assourdi, vit le prêtre étendre le bras pour réclamer la parole. Les murmures se calmèrent. Le soleil du matin flambait derrière le vitrail bleu. On avait peine à respirer.

– Gens du village! dit le curé.

Sa voix, immense, paraissait venir de partout, et Jacquemort devina qu'un système amplificateur lui permettait d'atteindre ce volume. Les têtes se tournèrent vers la voûte, vers les murs. Pas un appareil n'était visible.

– Gens du village! dit le curé. Vous me demandez de la pluie, vous n'en aurez point. Vous êtes venus aujourd'hui arrogants et fiers comme des leghorns, confiants dans votre vie charnelle. Vous êtes venus en quémandeurs insolents exiger ce que vous ne méritez point. Il ne pleuvra pas. Le sainfoin, Dieu s'en moque! Courbez vos corps, courbez vos têtes, humiliez vos âmes et je vous donnerai la parole de Dieu. Mais ne comptez pas sur une goutte d'eau. C'est une église, ici, et pas un arrosoir!

Il y eut un murmure de protestation dans la foule. Jacquemort trouvait que le curé parlait bien.

– De la pluie! répéta l'homme monté sur un banc. Après la tempête sonore de la voix du curé, son cri parut dérisoire, et les assistants, conscients d'une infériorité temporaire, se turent.

– Vous prétendez croire en Dieu! tonitrua le curé, parce que vous venez à l'église le dimanche, parce que vous traitez durement vos pareils, parce que vous ignorez la honte et parce que votre conscience ne vous tourmente pas…

Lorsque le curé prononça le mot honte, des protestations jaillirent çà et là, se nourrirent d'échos, s'enflèrent en un long hurlement. Les hommes trépignaient sur place, les poings crispés. Les femmes, muettes, pinçaient la bouche et regardaient le curé d'un œil mauvais. Jacquemort commençait à perdre pied. Le tumulte s'apaisant, le curé reprit la parole.

– Que m'importent vos champs! Que m'importent vos bêtes et vos enfants! hurla-t-il. Vous vivez une vie matérielle et sordide. Vous ignorez le luxe!… Ce luxe, je vous l'offre: je vous offre Dieu… Mais Dieu n'aime pas la pluie… Dieu n'aime pas le sainfoin. Dieu se soucie peu de vos plates-bandes et de vos plates aventures. Dieu, c'est un coussin de brocart d'or, c'est un diamant serti dans le soleil, c'est un précieux décor ciselé dans l'amour, c'est Auteuil, Passy, les soutanes de soie, les chaussettes brodées, les colliers et les bagues, l'inutile, le merveilleux, les ostensoirs électriques… Il ne pleuvra pas!

– Qu'il pleuve! hurla l'orateur, soutenu cette fois par la foule qui se mit à tonner comme un ciel d'orage.

– Retournez à vos fermes! mugit la voix multiple du curé. Retournez à vos fermes! Dieu, c'est la volupté du superflu. Vous ne songez qu'au nécessaire. Vous êtes des hommes perdus pour lui.

Le voisin de Jacquemort l'écarta brusquement et, prenant son élan, projeta une lourde pierre dans la direction de la chaire. Mais déjà les volets de chêne se refermaient en claquant et la voix du prêtre continua, tandis que le pavé venait percuter avec un bruit sourd les panneaux massifs.

– Il ne pleuvra pas! Dieu n'est pas utilitaire. Dieu est un cadeau de fête, un don gratuit, un lingot de platine, une image artistique, une friandise légère. Dieu est en plus. Il n'est ni pour ni contre. C'est du rabiot!

Une grêle de cailloux s'abattit sur le couvercle de la chaire.

– La pluie! La pluie! La pluie! scandait maintenant la foule sur un rythme uniforme.

Et Jacquemort, emporté par la passion qui émanait de ces hommes, se surprit à chanter avec eux.

Sous ses yeux, à sa droite, à sa gauche, les paysans marchaient sur place et ce grand bruit de souliers emplissait l'église comme le pas des soldats sur un pont de fer. Une poussée porta en avant les quelques hommes les plus rapprochés de la chaire et ils se mirent à secouer les quatre poteaux massifs qui l'écartaient du sol.

– Il ne pleuvra pas! répétait le curé que l'on devinait derrière ses volets en proie à une transe totale. Il pleuvra des ailes d'ange! Il pleuvra des duvets d'émeraude, des vases d'albâtre, des peintures admirables… mais pas d'eau! Dieu se moque du sainfoin, de l'avoine, du blé, du seigle, de l'orge, du houblon, du sarrasin, du trèfle, de la luzerne, de l'orpin blanc et de la sauge…

Jacquemort admira au passage l'érudition du curé, mais les quatre pieds de chêne cassèrent à la fois et l'on entendit, répercuté par les hauts-parleurs, un gros juron poussé par le curé qui venait de se cogner la tête en tombant.

– Ça va! Ça va! cria-t-il. Il pleuvra! Il pleut, il pleut! En un moment, la foule reflua vers la porte de l'église qui s'ouvrit à deux battants. Le ciel s'était brusquement assombri et les premières gouttes claquaient contre les marches comme des grenouilles molles. Puis ce fut un véritable déluge qui tambourina sur les dalles de schiste de la toiture. On avait redressé la chaire tant bien que mal et le curé rouvrit ses volets.

– La messe est finie, dit-il simplement.

Les gens se signèrent, puis les hommes remirent leurs casquettes, les femmes se levèrent et tout le monde sortit.

Jacquemort voulut se diriger vers la sacristie, mais il dut se retenir à un banc de bois pour ne pas être entraîné par la foule.

Au passage, il fut heurté par le menuisier dont il reconnut la grande bouche et le nez à boule. L'homme lui sourit méchamment.

– Tu as vu? dit-il. Ici, on croit en Dieu. Et c'est pas le curé qui nous en empêchera. Il sait seulement pas à quoi ça sert, Dieu.

Il haussa les épaules.

– Bah! conclut-il. On le laisse faire. Ça fait pas de mal. Ça distrait. Ici, on aime bien la messe. Avec ou sans curé. Et en tout cas, mes volets ont tenu.

Il passa, Jacquemort ne savait pas où était la nurse et il décida de ne plus s'en occuper. Le courant diminuait de force et il put progresser vers la porte de la sacristie. Il entra et, sans frapper, s'introduisit dans la seconde pièce.

Le curé marchait de long en large en boitant, épanoui sous les compliments que lui prodiguait le sacristain, petit homme rougeaud et si insignifiant que Jacquemort dut faire un effort pour se rappeler qu'il l'avait vu à sa dernière visite.

– Vous fûtes énorme! disait le sacristain. Vous fûtes parfait! Quelle création! C'est votre plus beau rôle!

– Ah! dit le curé. Je crois que je les ai eus. Il avait une énorme bosse sur le front.

– Vous fûtes sensationnel! dit le sacristain. Quel souffle! Quelle inspiration! Et quelle science de la période! Foi de moi-même, je m'inclinai et je m'incline!

– Tout de même, dit le curé. Tu exagères… J'étais bien. Mais vraiment?… A ce point-là?

– Permettez-moi, dit Jacquemort, de joindre mes compliments à ceux de Monsieur.

– Ah!… soupira le sacristain. Quel talent!… Vous fûtes… sublime!

– Ecoutez, dit le curé. Vraiment, vous me flattez.

Il se rengorgea et sourit aimablement à Jacquemort.

– Asseyez-vous donc, Monsieur. Jacquemort prit une chaise.

– Ah!… pantela le sacristain. Quand vous leur dîtes: «C'est une église et pas un arrosoir!…», je défaillis. Positif. Quel talent, mon curé, quel talent! Et «Dieu n'aime pas le sainfoin». Quel art!

– Et c'est si vrai! approuva le curé. Mais ne retardons pas Monsieur.

– Je venais pour le baptême, expliqua le psychiatre.

– Je me rappelle, je me rappelle, dit le curé volubile. Allons… on va vous faire ça tantôt. Soyez tous là à quatre heures. Je sonnerai les cloches à quatre heures moins vingt. Tantôt. Sans faute.

– Je vous remercie, monsieur le curé, dit Jacquemort qui se releva. Et encore tous mes compliments. Vous fûtes… épique.

– Ah! dit le sacristain. Épique, voilà le mot. Épique. Ah, mon curé!

Le curé, ravi, tendit la main à Jacquemort et agita vigoureusement celle qu'il reçut en échange.

– Je suis désolé que vous partiez si vite, dit-il. Je vous aurais volontiers gardé à déjeuner… Mais je crains d'abuser de vos instants…

– Je suis assez pressé, dit Jacquemort. Une autre fois. Merci. Et bravo!

Il repartit à grands pas. La nef était obscure et silencieuse. La pluie avait presque cessé. Dehors, le soleil revenait. Une brume chaude s'élevait du sol.

XVIII

– Ça me fera ma dose, pensa Jacquemort. Deux fois à l'église dans la même journée, et pendant dix ans je ne vais peut-être pas y remettre les pieds. Ou peut-être neuf ans et demi.

Il était assis dans le hall et attendait. Les pas nombreux de la nurse, d'Angel et de Clémentine retentissaient au premier étage, assourdis par l'épaisseur du plafond et des carreaux de grès. De temps en temps, le cri aigu d'un des deux salopiots perçait le tout sans effort et venait s'enrouler autour des tympans de Jacquemort. Noël ou Joël. Citroën ne criait jamais.

Culblanc portait une robe de baptême en taffetas rose à grands rubans lilas, avec des souliers noirs et un chapeau noir. Elle osait à peine remuer. Elle prenait tout du bout des doigts. Et elle avait déjà cassé trois vases.

Angel s'était mis comme tous les jours. Clémentine en pantalon noir et tailleur assorti. Les trois salopiots resplendissaient dans des étuis de cellophane brodée.

Angel descendit sortir la voiture.

Clémentine portait Noël et Joël, confiant Citroën à la nurse. De temps en temps, il regardait sa mère et sa bouche fine frémissait. Il ne pleurait pas. Citroën ne pleurait jamais. Clémentine, parfois, lui lançait un regard ironique et affectait d'embrasser Noël et Joël.

La voiture arriva devant le perron et tout le monde sortit. Jacquemort le dernier. Il portait les sacs de dragées, d'argent et de cretons que l'on distribuerait aux enfants et aux bêtes du village après la cérémonie.

Le ciel, comme à l'accoutumée, était d'un bleu immuable et le jardin brillait de ses pourpres et des ses ors.

La voiture démarra. Angel conduisait doucement à cause des enfants.

Chaque fois que la nurse remuait, on entendait un grand bruit de taffetas. C'était une très belle robe. Jacquemort, cependant, préférait l'autre, en piqué, qui la moulait plus. Dans celle-ci, elle avait tout juste l'air péquenaud.

XIX

2 septembre.

L'ombre s'épaississait autour de Jacquemort. Assis à son bureau, il méditait. Une certaine lassitude le retenait de faire la lumière. C'avait été une journée fatigante, la dernière d'une semaine fatigante et il tentait de retrouver le calme de son âme. Pendant tous ces jours de fièvre et d'agitation, il avait à peine éprouvé le besoin de psychanalyser, mais maintenant qu'il était seul, détendu, dans sa chambre, il sentait revenir, précis et angoissants, le vide et l'absence de passion masqués un temps par une surabondance d'images. Incertain, nu de désirs, il attendait que la bonne frappât à sa porte.

Il faisait chaud dans sa chambre vernie, et cela sentait bon le bois; la mer voisine adoucissait l'haleine brûlante de l'air et le rendait calmant et délicieux. Dehors, on entendait quelques cris d'oiseaux et des frottis aigus d'insectes.

Et puis, on gratta à la porte. Jacquemort se leva, alla ouvrir. La jeune paysanne entra et resta sur place, paralysée par la timidité. Jacquemort souriait; il manœuvra l'interrupteur et referma soigneusement le panneau.

– Alors? dit-il. On a peur?

Il se reprocha aussitôt sa vulgarité, mais se la pardonna quelques instants plus tard en réfléchissant qu'elle n'avait pu choquer une personne vulgaire.

– Assieds-toi…, proposa-t-il. Là… Sur le lit.

– J'ose pas…, dit-elle.

– Allons, allons, dit Jacquemort. Ne sois pas timide avec moi. Etends-toi et détends-toi.

– Est-ce que je me déshabille? demanda-t-elle.

– Tu fais ce que tu veux, dit Jacquemort. Déshabille-toi si ça te tente, et sinon, non. Mets-toi à ton aise… C'est tout ce que je te demande.

– Vous allez vous déshabiller aussi? demanda-t-elle un peu enhardie.

– Mais écoute, protesta Jacquemort, tu es venue ici pour une psychanalyse ou une fornication?

Elle baissa la tête, honteuse, et Jacquemort se sentit légèrement excité par tant d'ignorance.

– Je comprends pas vos grands mots, dit-elle. Moi je veux bien faire ce que vous me direz.

– Mais je te dis de faire ce que tu veux, insista Jacquemort.

– J'aime bien qu'on me dise tout ce que je dois faire… Ce n'est pas moi qui commande, après tout…

– Alors, étends-toi comme tu es, dit Jacquemort.

Il retourna s'asseoir à son bureau. Elle le regardait par en dessous, et, se décidant, enleva sa robe d'un geste adroit. C'était une de ses robes de tous les jours qu'elle avait remise en revenant du baptême, une cotonnade à fleurs sans intérêt.

Jacquemort la détailla, un peu lourde, bien plantée, la poitrine ronde et grasse, le ventre pas encore déformé par le travail. Elle alla s'allonger sur le lit et il pensa que lorsqu'elle serait partie, il allait se trouver, au moment de se coucher, troublé par l'odeur de cette femme.

Elle marchait un peu bêtement, mais c'était encore là sans doute, un reste de pudeur.

– Quel âge as-tu? demanda Jacquemort.

– J'ai vingt ans, dit-elle.

– Tu es d'où?

– Du village.

– Comment as-tu été élevée? Quel est ton plus vieux souvenir?

Il bavardait d'un ton léger pour la mettre en confiance.

– Tu te rappelles tes grands-parents? Elle réfléchit une minute.

– C'est pour quoi que vous m'avez fait venir? demanda-t-elle. Pour me demander ces choses-là?

– C'est aussi pour ça, dit Jacquemort prudent.

– C'est des choses qui ne vous regardent pas, dit-elle. Elle se leva et s'assit, les jambes hors du lit.

– Vous me montez ou non? demanda-t-ellè. Je suis venue pour ça. Vous le savez bien. Je ne sais pas parler, mais je ne suis pas assez bête pour vous laisser vous moquer de moi.

– Oh! va-t'en, dit Jacquemort. Tu as trop mauvais caractère. Tu reviendras demain.

Cependant, elle se levait. Elle passait devant le psychiatre et le profil de sa gorge le remua.

– Allez, dit-il. Reste sur le lit. Je viens.

Elle regagna rapidement sa place, un peu haletante. Lorsque Jacquemort s'approcha d'elle, elle se détourna, lui présenta ses reins. Il la prit dans cette position, comme le matin derrière la haie.

XX

Angel était étendu auprès de Clémentine. Dans le lit triple, les trois enfants dormaient sans rêves avec de petits reniflements inquiets. Elle ne dormait pas. Il le savait. Depuis une heure, ils étaient là, l'un près de l'autre, dans l'obscurité.

Il changea de place, cherchant un coin frais. Dans ce geste, sa jambe vint au contact de celle de Clémentine. Elle eut un sursaut et alluma brusquement la lumière. Angel, un peu somnolent, s'accouda sur l'oreiller pour la regarder.

– Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il. Tu n'es pas bien? Elle s'assit et secoua la tête.

– Je ne peux plus, dit-elle.

– Tu ne peux plus quoi?

– Je ne peux plus te supporter. Je ne peux plus dormir près de toi. Jamais je ne pourrai plus dormir si j'ai l'idée qu'à chaque instant tu vas me toucher. M'approcher. Quand je sens les poils de tes jambes effleurer seulement les miennes, je deviens folle. Je hurlerais.

Elle avait une voix tendue, frémissante, pleine de cris rentrés.

– Va dormir ailleurs, dit-elle. Aie pitié de moi. Laisse-moi.

– Tu ne m'aimes plus? demanda Angel bêtement. Elle le regarda.

– Je ne peux plus te toucher, dit-elle, et encore. Je pourrais. Mais je ne peux pas imaginer que tu me touches, fût-ce un instant. C'est horrible.

– Tu es folle? proposa Angel.

– Je ne suis pas folle. Tout contact physique avec toi me fait horreur. Je t'aime bien… C'est-à-dire, je voudrais que tu sois heureux… mais pas comme ça… Ça me coûte trop. Pas à ce prix-là.

– Mais, dit Angel, je ne voulais rien te faire. Je changeais de position et je t'ai effleurée. Ne te mets pas dans cet état-là.

– Je ne suis dans aucun état, dit-elle. C'est mon état normal, maintenant. Couche dans ta chambre!… Je t'en prie Angel. Aie pitié de moi.

– Tu n'es pas bien, murmura-t-il en hochant la tête.

Il lui passa la main sur l'épaule. Elle frémit mais le laissa faire. Il l'embrassa doucement sur la tempe et se leva.

– Je vais chez moi, mon chou, dit-il. Ne t'inquiète pas…

– Ecoute, dit-elle encore, je… je ne veux pas… je ne sais pas comment te le dire… je ne veux plus… et ne crois pas que je voudrai jamais de nouveau… Tâche de te trouver une autre femme. Je ne suis pas jalouse.

– Tu ne m'aimes plus…, dit tristement Angel.

– Plus comme ça, dit-elle.

Il sortit. Elle restait assise à sa place et regardait à côté d'elle le creux qu'avait fait Angel en bas de son oreiller. Il dormait toujours tout en bas de l'oreiller.

Un des enfants s'agita dans son sommeil. Attentive elle écouta. Le bébé se rendormit. Levant la main, elle éteignit la lumière. Maintenant, elle avait tout le lit pour elle et jamais plus un homme ne la toucherait.

XXI

Dans sa chambre, Jacquemort venait d'éteindre à son tour. Lointains s'apaisèrent les petits grincements du sommier de la nurse qui se couchait, pleine. Quelques instants, il demeura sur le dos immobile. Les choses de ces derniers jours dansaient jusqu'au vertige et son cœur battait violemment. Peu à peu, il se détendit et glissa dans l'inconscience, fermant ses paupières lasses sur des rétines lacérées par les lanières rêches de visions insolites.

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