55 janvril
Déjà quatre ans et des jours que je suis là, se dit Jacquemort.
Sa barbe avait allongé.
59 janvril
Il tombait une pluie fine et pernicieuse, et on toussait. Le jardin coulait, gluant. On voyait à peine la mer, du même gris que le ciel, et dans la baie, la pluie s'inclinait au gré du vent, hachait l'air de biais.
Il n'y a rien à faire quand il pleut. On joue dans sa chambre. Noël, Joël et Citroën jouaient dans leur chambre. Ils jouaient à baver. Citroën, à quatre pattes, cheminait le long de la bordure du tapis et s'arrêtait à toutes les taches rouges. Il penchait la tête et se laissait baver. Noël et Joël suivaient et tâchaient de baver aux mêmes endroits. Délicat.
Il pleuvait quand même. Clémentine, dans la cuisine, préparait des purées au lait. Elle avait engraissé. Elle ne se maquillait plus. Elle s'occupait de ses enfants. Son travail fini, elle monta pour reprendre sa surveillance. Quand elle entra, Culblanc leur faisait des reproches.
– Vous êtes des dégoûtants. Vous êtes des petits sales.
– Il pleut dehors, observa Citroën qui venait d'en réussir un beau bien filant.
– Il pleut dehors, répéta Joël.
– Il pleut, dit Noël plus concis.
Il est vrai qu'il s'évertuait au même instant.
– Et qui va nettoyer vos cochonneries?
– C'est toi, dit Citroën.
Clémentine entra. Elle avait écouté la fin.
– Naturellement, c'est vous, dit-elle. Vous êtes là pour ça. Ils ont bien le droit de s'amuser, ces pauvres chéris. Vous trouvez qu'il fait si beau?
– Ça n a pas le sens commun, dit Culblanc.
– Ça suffit, dit Clémentine. Vous pouvez retourner à votre repassage. Je m'occuperai d'eux.
La bonne sortit.
– Bavez, mes minets, dit Clémentine. Si ça vous amuse, bavez.
– On n'a plus envie, dit Citroën.
Il se leva.
– Venez, dit-il à ses frères. On va jouer au train.
– Venez me faire une bisette, dit Clémentine.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
Noël ne dit rien. C'était la seule possibilité résiduelle d'abréviation.
– On n'aime plus sa mamie? demanda Clémentine en s'agenouillant.
– Mais si, dit Citroën. Mais on joue au train. Il faut que tu montes dans le train.
– Eh bien! je monte, dit Clémentine. Houp! En voiture!
– Crie, dit Citroën. Tu feras le sifflet. Moi je suis le conducteur.
– Moi aussi, dit Joël qui se mit à faire tchou tchou.
– Moi…, commença Noël. Il se tut.
– Oh! mes cocos chéris, dit Clémentine. Elle se mit à les embrasser.
– Crie, dit Citroën. On arrive
Joël ralentit.
– Eh bien! dit Clémentine, la voix cassée d'avoir trop crié, il marche rudement bien, ce train. Venez manger votre purée.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
– Pour me faire plaisir, dit Clémentine.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
– Alors je vais pleurer, dit Clémentine.
– Tu ne sais pas, observa Noël méprisant, arraché à son laconisme habituel par la remarque vraiment outrecuidante de sa mère.
– Ah! je ne sais pas pleurer? dit Clémentine.
Elle fondit en larmes, mais Citroën l'arrêta aussitôt.
– Non, dit-il. Tu ne sais pas. Toi, tu fais hû, hû, hû. Nous on fait ah.
– Alors ah, ah, aah! dit Clémentine.
– Ce n'est pas ça, dit Joël. Écoute.
Puis gagné par l'ambiance, Noël réussit une larme. Piqué au jeu, Joël continua. Citroën ne pleurait jamais. Mais il était très triste. Peut-être même désespéré.
Clémentine s'inquiéta:
– Mais vous pleurez pour de vrai! Citroën! Noël! Joël! Cessez cette comédie, mes minets! Mes petits! Mes chéris! Voyons! Ne pleurez pas! Qu'est-ce qu'il y a?
– Vilaine! beugla Joël, lamentable.
– Méchante! glapit Citroën, furieux.
– Ouin! hurla Noël de plus belle.
– Mes chéris! Mais non! Ce n'est rien, voyons, c'était pour rire! Enfin, vous me rendez folle!
– Je ne veux pas de purée, dit Citroën et il se remit à brailler.
– Veux pas la purée! dit Joël.
– A veux pas! dit Noël.
Quand ils étaient émus, Joël et Noël se remettaient à parler bébé.
Clémentine les caressait et les embrassait, complètement démontée.
– Mes petits choux, dit-elle. Eh bien! on la mangera tout à l'heure. Pas maintenant.
Tout s'arrêta comme par magie.
– Viens jouer au bateau, dit Citroën à Joël.
– Oh! oui, au bateau, dit Joël.
– Au bateau, conclut Noël. Ils s'écartèrent de Clémentine.
– Laisse-nous, dit Citroën. On joue.
– Je vous laisse, dit Clémentine. Vous voulez bien que je reste à tricoter?
– À côté, dit Citroën.
– Va à côté, dit Joël. Hue, bateau!
Clémentine soupira et sortit à regret. Elle aurait voulu les avoir encore tout petits et tout mignons. Comme le premier jour où ils avaient tété. Elle baissa la tête et se rappela.
73 févruin.
Mélancolique, Jacquemort,
Se dirigeait vers le village.
Il pensait qu'il prenait de l'âge,
Il s'enfoirait de ses remords.
Il était vide, c'est un fët
Il n 'y avait point de progrët
Le temps était gris et mouillé
La boue comme des œufs brouillés
Sur ses croquenots tout souillés…
Un oiseau hurla. – Ah! Zut! Zut! dit Jacquemort. Tu m'as troublé. Ça commençait pourtant bien. Dorénavant, je ne parlerai plus de moi qu'à la troisième personne. Ça m'inspire. – Il marchait, il marchait toujours. Les haies de part et d'autre du chemin s'étaient garnies, pendant l'hiver, d'eiders d'eiders (qui sont les enfants des eiders comme des gentlemen's gentlemen sont les enfants des gentlemen) et tous ces petits eiders entassés dans les aubépines faisaient de la neige artificielle en se grattant le ventre à grands coups de bec. Les bas-côtés du chemin, frais et verts, gorgés d'eau, pleins de grenouilles, prenaient du bon temps en attendant la sécheresse de juillembre.
– J'ai été eu, continua Jacquemort. Ce pays m'a eu. Quand je suis arrivé, j'étais un jeune psychiatre plein d'allant, et maintenant, je suis un jeune psychiatre sans allant du tout. Ça fait une grosse différence, assurément. Et c'est à ce village pourri que je dois ça. Ce sacré village dégueulasse. Ma première foire aux vieux. Maintenant, je me moque apparemment de la foire aux vieux, je cogne à regret sur les apprentis et j'ai déjà maltraité La Gloïre parce qu'autrement ça me faisait du tort. Eh ben! c'est fini, tout ça. Je vais me mettre au travail énergiquement. C'est ça qu'il se disait, Jacquemort. Ce qu'il peut s'en passer des choses, dans la cervelle d'un homme, c'est pas croyable, ça fait penser.
Le chemin gémissait sous les pieds de Jacquemort. Chuintait. Gouillait. Résouillait. Gluissait. Au ciel, des corbeaux très pittoresques croassaient, mais sans bruit, car le vent portait dans l'autre sens.
Comment se fait-il, pensa soudain Jacquemort, qu'il n'y ait pas de pêcheurs ici? La mer est pourtant très proche, et pleine de crabes, d'arapèdes et de comestibles écailleux. Alors? Alors? Alors? Alors? Alors?
Alors, c'est qu'il n'y a pas de port. Il était si ravi d'avoir trouvé ça qu'il se sourit avec complaisance.
La tête d'une grosse vache brune dépassait une haie. Il s'approcha pour lui dire bonjour; elle était tournée dans le mauvais sens et il la héla. En arrivant tout près, il vit que c'était une tête coupée sur un épieu pointu; une vache punie, sans doute. L'écriteau était bien là, mais tombé dans le fossé. Jacquemort le ramassa et lut un mélange de boue et de lettres. – La prochaine – Tache – fois – Tache -tu donne – Tache – ras – Tache – plus de lait. – Tache. Tache. Tache.
Il hocha la tête, ennuyé. Il n'avait pas pu s'y faire. Encore, les apprentis… Mais pas les bestiaux. Il laissa retomber la pancarte. Les bêtes volantes avaient mangé les yeux et le nez de la vache et elle ressemblait à une cancéreuse que ça fait rire.
Encore une pour La Gloïre, dit-il. Ça va encore retomber sur lui. Et il aura de l'or. L'or est inutile puisqu'il ne peut rien acheter avec. Donc, c'est la seule chose valable. Ça n'a pas de prix.
Ainsi trouvait Jacquemort
Tout en marchant à pas vifs
Des arguments positifs
Sur la vraie valeur de l'or.
Tiens, tiens, se dit Jacquemort. Je retrouve ma verve initiale. Bien que la matière de cette évidence n'ait pas d'intérêt, car c'est par construction que La Gloïre se trouve placé dans une situation telle que son or ne rime à rien. Et puis l'or, je m'en moque, mais ça m'a fait passer cent mètres.
Le village apparut. Sur le ruisseau rouge, la barque de La Gloïre rôdait, à l'affût des détritus. Jacquemort l'appela. Quand le bateau fut tout près, il sauta dedans.
– Alors? dit-il jovial. Quoi de neuf?
– Rien, répondit La Gloïre.
Jacquemort sentit se formuler l'arrière-pensée qu'il traînait depuis le matin.
– Dites donc, proposa-t-il, si on allait chez vous? J'aimerais vous poser quelques questions.
– Eh bien, dit La Gloïre, pourquoi pas? Allons-y. Vous permettez?
Comme projeté par un ressort, il bondit dans la rivière. Il grelottait, cependant. Ahanant, il se propulsa vers un débris qui flottait et le saisit adroitement dans sa bouche. C'était une main assez petite. Tachée d'encre. Il remonta.
– Tiens, dit-il en l'examinant, le gosse de Charles a encore refusé de faire ses pages d'écriture.
98 avroût.
J'ai vraiment de plus en plus horreur de ce village, se dit Jacquemort en se regardant dans la glace. Il venait de tailler sa barbe.
99 avroût.
Clémentine avait faim. Elle ne mangeait plus guère au repas de midi pendant lequel elle s'occupait de gaver ses trois. Elle alla vérifier la porte de sa chambre et tourna la clé dans la serrure. Tranquille. Personne n'entrerait. Elle revint au milieu de la chambre, desserra légèrement la ceinture de sa robe de toile. Elle se regardait discrètement dans la glace de l'armoire. Elle s'en fut à la fenêtre et la ferma également. Puis elle s'approcha de l'armoire. Elle prenait son temps, savourait les minutes à passer. Elle portait la clé de l'armoire accrochée à sa ceinture par une légère tresse de cuir. Elle la regarda et la glissa dans la serrure. Dans l'armoire, ça sentait mauvais. Ça sentait la charogne, très exactement. Il y avait une boîte à chaussures en carton d'où venait l'odeur. Clémentine la saisit et flaira. Dans la boîte, sur une soucoupe, un reste de bifteck achevait de se putréfier. Une pourriture propre, sans mouches et sans asticots. Simplement, il devenait vert et il puait. Affreusement. Elle passa son doigt sur le bifteck, tâta. Cela cédait facilement. Elle sentit son doigt. Assez pourri. Délicatement, elle saisit le bifteck entre le pouce et l'index et elle mordit avec soin, faisant attention d'en détacher une bouchée bien nette. C'était facile, c'était tendre. Elle mâchait avec lenteur, percevant autant la consistance un peu savonneuse de la chair faisandée, qui lui faisait une sensation acide derrière les joues, que le parfum puissant s'exhalant de la boîte. Elle en mangea la moitié et le remit dans la boîte qu'elle repoussa à son emplacement primitif. Il y avait à côté un triangle de fromage à peu près dans le même état, totalement abandonné à son assiette. Elle y trempa son doigt, le lécha, ceci à plusieurs reprises. À regret, elle referma l'armoire et passa dans le cabinet de toilette où elle se lava les mains. Puis elle s'étendit sur son lit. Cette fois, elle ne vomirait pas. Elle le savait. Maintenant elle conserverait tout. Il suffisait d'avoir assez faim. Elle y prendrait garde. De toute façon, le principe devait triompher: les meilleurs morceaux pour les enfants; elle rit en pensant au début, elle se contentait de manger les rogatons, de finir les gras des côtelettes et du jambon dans leur assiette et de venir à bout des tartines détrempées de lait qui traînaient autour des bols du petit déjeuner. Mais ça, n'importe qui peut le faire. Toutes les mères. C'est courant. Les épluchures de pêches, ça avait été plus difficile déjà. À cause de la sensation de velours sur la langue. Cependant, les épluchures de pêches, c'est également peu de chose; d'ailleurs bien des gens les mangent avec leur chair. Mais elle seule laissait pourrir tous ces rebuts. Les enfants méritaient bien ce sacrifice – et plus c'était affreux, plus cela sentait mauvais, plus elle avait l'impression de consolider son amour pour eux, de le confirmer, comme si des tourments qu'elle s'infligeait de la sorte pouvait naître quelque chose de plus pur et de plus vrai – il fallait racheter tous ces retards, il fallait racheter chaque minute pensée sans eux.
Mais elle restait vaguement insatisfaite, car elle n'avait pu se résoudre encore à absorber les asticots. Et elle se rendait compte qu'elle trichait en protégeant des mouches les débris soustraits au garde-manger. Peut-être, en fin de compte, cela retomberait-il sur leur tête…
Demain, elle essaierait.
107 avroût.
Comme je suis inquiète, se dit Clémentine, accoudée à sa fenêtre. Le jardin se dorait au soleil.
Je ne sais pas où sont Noël, Joël ni Citroën. En ce moment ils peuvent être tombés dans le puits, avoir mangé des fruits empoisonnés, avoir reçu une flèche dans l'œil si un enfant joue sur le chemin avec une arbalète, attraper la tuberculose si un bacille de Koch se met en travers, perdre connaissance en respirant des fleurs trop parfumées, se faire piquer par un scorpion ramené par le grand-père d'un enfant du village, explorateur célèbre revenu récemment du pays des scorpions, tomber d'un arbre, courir trop vite et se casser une jambe, jouer avec l'eau et se noyer, descendre la falaise et trébucher et se rompre le cou, s'écorcher à un vieux fil de fer et contracter le tétanos; ils vont aller au fond du jardin et retourner une pierre, sous la pierre, il y aura une petite larve jaune qui va éclore instantanément, qui va s'envoler vers le village, s'introduire dans l'étable d'un méchant taureau, le piquer près du nase; le taureau sort de son étable, il démolit tout; le voilà qui part sur le chemin, dans la direction de la maison, il est comme fou et il laisse des touffes de poils noirs dans les virages en s'accrochant aux haies d'épine-vinette; juste devant la maison, il se rue tête baissée contre une charrette lourde tirée par un vieux cheval à moitié aveugle. Sous le choc, la charrette se disloque et un fragment de métal est projeté en l'air à une hauteur prodigieuse; c'est peut-être une vis, un boulon, un écrou, un clou, une ferrure du brancard, un crochet de l'attelage, un rivet des roues, charronnées, puis brisées, réparées au moyen d'éclisses de frêne taillées à la main, et le morceau de fer monte en sifflant vers le ciel bleu. Il passe par-dessus la grille du jardin, mon Dieu, il retombe, il retombe et en tombant effleure l'aile d'une fourmi volante et l'arrache, et la fourmi, mal dirigée, perdant sa stabilité, vague au-dessus des arbres comme une fourmi abîmée, s'abat soudain dans la direction de la pelouse, mon Dieu, il y a là Joël, Noël et Citroën, la fourmi tombe sur la joue de Citroën et, rencontrant peut-être des traces de confiture, le pique…
– Citroën! où es-tu?
Clémentine s'était précipitée hors de sa chambre, et criait, hors d'elle, tout en descendant l'escalier au grand galop. Dans le vestibule, elle se heurta à la bonne.
– Où sont-ils? Où sont mes enfants?
– Mais ils dorment, répondit l'autre l'air étonné. C'est l'heure de leur sieste.
Eh bien! oui, ce n'est pas arrivé cette fois; mais c'était parfaitement plausible. Elle remonta dans sa chambre. Son cœur battait. Décidément, c'est dangereux de les laisser aller seuls au jardin. En tout cas, il faudra leur interdire de retourner des pierres. On ne sait pas ce qu'on peut trouver sous une pierre. Des cloportes venimeux, des araignées dont la piqûre est mortelle, des cancrelats qui peuvent véhiculer des maladies coloniales contre lesquelles il n'y a pas de remèdes connus, des aiguilles empoisonnées cachées là par un médecin assassin lors de sa fuite vers le village après le meurtre des onze personnes en traitement qu'il avait amenées à modifier leur testament en sa faveur, fraude infâme découverte par un jeune interne du service, un type bizarre avec une barbe rousse.
Que devient donc Jacquemort? pensa-t-elle à ce propos ou vice versa. Je ne le vois plus guère. Ça vaut autant. Sous prétexte qu'il est à la fois psychiatre et psychanalyste, il se mêlerait peut-être de l'éducation de Joël, Noël et de Citroën. Et de quel droit, on se le demande. Les enfants appartiennent à leur mère. Puisqu'elles ont eu mal en les faisant, ils appartiennent à leur mère. Et pas à leur père. Et leurs mères les aiment, par conséquent, il faut qu'ils fassent ce qu'elles disent. Elles savent mieux qu'eux ce qu'il leur faut, ce qui est bon pour eux, ce qui fera qu'ils resteront des enfants le plus longtemps possible. Les pieds des Chinoises. Les Chinoises, on leur met les pieds dans des chaussures spéciales. Peut-être des bandelettes. Ou des petits étaux. Ou des moules d'acier. Mais en tout cas, on s'arrange pour que leurs pieds restent tout petits. On devrait faire la même chose avec les enfants entiers. Les empêcher de grandir. Ils sont bien mieux à cet âge-là. Ils n'ont pas de soucis. Ils n'ont pas de besoins. Ils n'ont pas de mauvais désirs. Plus tard, ils vont pousser. Ils vont étendre leur domaine. Ils vont vouloir aller plus loin. Et que de risques nouveaux. S'ils sortent du jardin, il y a mille dangers supplémentaires. Que dis-je mille? Dix mille. Et je ne suis pas généreuse. Il faut éviter à tout prix qu'ils sortent du jardin. Déjà, dans le jardin, ils courent un nombre incalculable de risques. Il peut y avoir un coup de vent imprévu qui casse une branche et les assomme. Que la pluie survienne, et, s'ils sont en sueur après avoir joué au cheval, ou au train, ou au gendarme et au voleur, ou à un autre jeu courant, que la pluie survienne et ils vont attraper une congestion pulmonaire, ou une pleurésie, ou un froid, ou une crise de rhumatismes, ou la poliomyélite, ou la typhoïde, ou la scarlatine, ou la rougeole, ou la varicelle, ou cette nouvelle maladie dont personne ne sait encore le nom. Et si un orage se lève. La foudre. Les éclairs. Je ne sais pas, il peut même y avoir ce qu'ils disent, ces phénomènes d'ionisation, ça a un assez sale nom pour que ça soit terrible, ça rappelle inanition. Et il peut arriver tant d'autres choses. S'ils sortaient du jardin, cela serait évidemment bien pire. Mais n'y pensons pas pour l'instant. Il y a assez à faire pour épuiser toutes les possibilités propres du jardin. Et quand ils seront plus grands, ah! la! la! Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment: qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère doit tout prévoir. Mais laissons ça de côté. Je réfléchirai à tout ça un peu plus tard; je ne l'oublie pas: grandir et sortir. Mais je veux me contenter du jardin pour le moment. Rien que dans le jardin, le nombre d'accidents est énorme. Ah! Justement! le gravier des allées. Combien de fois n'ai-je pas dit qu'il était ridicule de laisser les enfants jouer avec le gravier. S'ils en avalent? On ne peut pas s'en apercevoir tout de suite. Et trois jours après, c'est l'appendicite. Obligé d'opérer d'urgence. Et qui le ferait? Jacquemort? Ce n'est pas un docteur. Le médecin du village? Il n'y a qu'un vétérinaire. Alors, ils mourraient, tout simplement. Et après avoir souffert. La fièvre. Leurs cris. Non, pas de cris, ils gémiraient, ce serait encore plus horrible. Et pas de glace. Impossible de trouver de la glace pour leur mettre sur le ventre. La température monte, monte. Le mercure dépasse la limite. Le thermomètre éclate. Et un éclat de verre vient crever l'œil de Joël qui regarde Citroën souffrir. Il saigne. Il va perdre l'œil. Personne pour le soigner. Tout le monde est occupé de Citroën, qui geint de plus en plus doucement. Profitant du désordre, Noël se faufile dans la cuisine. Une bassine d'eau bouillante sur le fourneau. Il a faim. On ne lui a pas donné son goûter, naturellement, ses frères malades, on l'oublie. Il monte sur une chaise devant le fourneau. Pour prendre le pot de confiture. Mais la bonne l'a remis un peu plus loin que d'habitude, parce qu'elle a été gênée par une poussière volante. Cela n'arriverait pas si elle balayait un peu plus soigneusement. Il se penche. Il glisse. Il tombe dans la bassine. Il a le temps de pousser un cri, un seul, et il est mort, mais il se débat encore mécaniquement, comme les crabes qu'on jette vivants dans l'eau bouillante. Il rougit comme les crabes. Il est mort. Noël!
Clémentine se précipita vers la porte. Elle appela la bonne.
– Oui Madame.
– Je vous interdis de servir des crabes à déjeuner.
– Mais il n'y en a pas, Madame. C'est du rosbif et des pommes de sable.
– Je vous l'interdis tout de même.
– Bien Madame.
– Et ne faites plus jamais de crabes. Ni de homard. Ni d'écrevisses. Ni de langoustes.
– Bien Madame.
Elle rentra dans sa chambre. Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux tout faire cuire lorsqu'ils dorment, et tout manger froid. Qu'il n'y ait jamais de feu lorsqu'ils sont éveillés et debout? Bien entendu, tenir soigneusement les allumettes sous clé. On le fait déjà. L'eau bouillie qu'ils boivent, on la ferait bouillir le soir, une fois qu'ils seront couchés. C'est une chance d'avoir pensé à l'eau bouillie. Les microbes perdent leur virulence quand ils ont bien bouilli. Oui, mais avec tout ce qu'ils fourrent dans leur bouche quand ils sont au jardin. Ce jardin. On devrait presque éviter de les envoyer au jardin. Ce n'est pas plus sain qu'une pièce propre. Une pièce bien propre, lessivée tous les jours, certes, cela vaut mieux qu'un jardin. Évidemment, sur le carrelage ils peuvent prendre froid. Mais au jardin aussi. Il y a autant de courants d'air. Et l'herbe mouillée. Une pièce bien propre. Ah! c'est vrai. Il reste le danger des carreaux. Ils se couperont. Ils se coupent les artères du poignet, et comme ils ont fait une bêtise, ils n'osent pas le dire; le sang coule, coule et Citroën devient tout pâle. Joël et Noël pleurent et Citroën saigne. La porte est fermée à clé parce qu'on est allé faire une course, et Noël prend peur devant le sang, et il essaie de passer par la fenêtre pour appeler, et voilà qu'il monte sur les épaules de Joël, il s'accroche maladroitement, tombe et se blesse à son tour, au cou, la carotide; en quelques minutes il est mort, sa petite figure est toute blanche. Ce n'est pas possible, non, pas une pièce fermée…
Elle se rua hors de sa chambre et, comme une folle, fit irruption dans celle où dormaient les trois petits. Le soleil éclairait les murs roses par les fentes des persiennes; on n'entendait que le souffle léger des trois respirations régulières. Noël bougea et grogna. Citroën et Joël souriaient dans leur sommeil, les poings à demi ouverts, détendus, inoffensifs. Le cœur de Clémentine battait trop fort. Elle quitta la chambre et revint dans la sienne. Cette fois, elle laissa les portes ouvertes.
Je suis une bonne mère. Je pense à tout ce qui peut leur arriver. Tous les accidents qu'ils risquent, j'y pense d'avance. Et je ne parle pas des dangers qu'ils courront lorsqu'ils seront plus grands. Ou lorsqu'ils sortiront du jardin. Non. Ceux-là, je les garde en réserve. J'ai dit que j'y penserais par la suite. J'ai le temps. J'ai le temps. Il y a déjà tant de catastrophes à imaginer. Tant de catastrophes. Je les aime puisque je pense à ce qui peut leur arriver de pire. Pour le prévoir. Pour le prévenir. Je ne me complais pas dans ces évocations sanglantes. Elles s'imposent à moi. Ceci prouve que je tiens à eux. J'en suis responsable. Ils dépendent de moi. Ce sont mes enfants. Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour leur éviter les calamités innombrables qui les guettent. Ces anges. Incapables de se défendre, de savoir ce qui est bon pour eux. Je les aime. C'est pour leur bien que je pense à tout cela. Cela ne me fait aucun plaisir. Je frémis à l'idée qu'ils peuvent manger des baies empoisonnées, s'asseoir dans l'herbe humide, recevoir une branche sur la tête, tomber dans le puits, rouler du haut de la falaise, avaler des cailloux, se faire piquer par les fourmis, par les abeilles, par les scarabées, les ronces, les oiseaux, ils peuvent respirer des fleurs, les respirer trop fort, un pétale leur entre par la narine, ils ont le nez obstrué, cela remonte au cerveau, ils meurent, ils sont si petits, ils tombent dans le puits, ils se noient, la branche s'écroule sur leur tête, le carreau casse, le sang, le sang…
Elle n'en pouvait plus. Sans faire de bruit, elle se leva, et regagna à pas feutrés la chambre des enfants. Elle s'assit sur une chaise. De sa place elle les voyait tous les trois. Ils dormaient d'un sommeil sans rêves. Peu à peu, elle s'assoupit à son tour, crispée, inquiète. Elle tressaillait parfois dans son sommeil, comme un chien qui songe à la harde.
135 avroût.
Ouf, se dit Jacquemort en arrivant au village, ça fait bien la millième fois que je viens dans ce satané patelin et cette route n'a plus rien à m'apprendre. Il est vrai qu'elle ne m'empêche pas non plus d'apprendre autre chose. Enfin, pour une fois qu'on va pouvoir profiter d'une distraction.
Il y avait des affiches partout. Des affiches blanches tirées en violet, sans doute à l'aide d'une machine à polycopier. CET APRÈS-MIDI, SPECTACLE DE LUXE… etcétéra, etcétéra. Le spectacle aurait lieu dans la remise derrière le presbytère. Il était, de toute évidence, organisé par le curé.
Sur le ruisseau rouge, pas trace de La Gloïre. Il devait se trouver plus loin, après le coude. Des maisons grises sortaient les gens endimanchés, c'est-à-dire vêtus comme pour un deuil. Les apprentis restaient à la maison. Pour ne pas qu'ils regrettent, on les bourrait de coups de pied les jours de spectacle et ils se sentaient très heureux de rester seuls tout l'après-midi.
Jacquemort connaissait maintenant tous les coins, détours et raccourcis. Il traversa la grande place où se tenait toujours régulièrement la foire aux vieux, longea l'école; quelques minutes plus tard, il contournait l'église, pour prendre un billet au guichet tenu par un des enfants de chœur du curé. Il prit une place chère pour bien voir. Et puis il entra dans la remise. D'autres personnes le précédaient et quelques-unes le suivaient. À la porte de la remise, le second enfant de chœur déchira la moitié de son billet ou, plus exactement déchira la totalité de son billet en deux moitiés dont il lui rendit une. Le troisième enfant de chœur plaçait une famille et Jacquemort attendit qu'il vînt s'occuper de lui, ce qui ne tarda pas. Les trois enfants de chœur étaient revêtus de leur tenue de gala, jupe rouge, petite calotte et chiffons de dentelle. Le dernier saisit le ticket de Jacquemort et guida le psychiatre jusqu'aux fauteuils d'orchestre. Le curé avait entassé dans la remise tout ce que l'église contenait comme chaises; tant de chaises qu'à certains endroits il n'y avait que des chaises, les unes sur les autres, et que l'on ne pouvait pas s'asseoir; mais ça permettait de vendre plus de billets.
Jacquemort occupa sa place et donna à contrecœur une gifle à l'enfant de chœur qui paraissait attendre un pourboire et s'en fut sans demander son reste. Ce reste aurait sans doute consisté en quelques horions assortis; il était naturel que Jacquemort ne se dressât point en public contre les coutumes du pays, malgré le dégoût qu'il avait toujours de ces pratiques. Il se mit à considérer les aménagements du spectacle, gêné et mal à l'aise.
Au milieu de la remise, encadré des quatre côtés par les chaises de l'église, se dressait un ring parfaitement établi formé de quatre poteaux sculptés retenus par de forts tirants métalliques, et entre lesquels on avait tendu des cordes de velours pourpre. Deux des poteaux diagonaux ne représentaient guère que des scènes familières de la vie de Jésus: Jésus se grattant les pieds sur le bord du chemin, Jésus se tapant un litre de rouge, Jésus à la pêche à la ligne, bref un résumé de l'imagerie sulpicienne classique. Les deux autres, par contre, possédaient des caractéristiques plus originales. Celui de gauche, le plus voisin de Jacquemort, affectait l'allure générale d'un gros trident, dressé pointes en l'air et tout décoré de sculptures infernales dont certaines semblaient propres (ou sales) à faire rougir un dominicain. Ou plusieurs dominicains. Ou même le colonel des Jésuites. Le dernier poteau, en forme de croix, portait de façon plus banale, l'effigie du curé, nu, de dos, et en train de chercher un bouton de col sous son lit.
Les gens entraient sans cesse et le brouhaha des chaises remuées, les jurons de ceux qui ne pouvaient pas s'asseoir parce qu'ils s'étaient montrés trop économes, les cris aigres des enfants de chœur, l'odeur puissante des pieds de l'assistance et les gémissements de quelques vieux achetés à la foire et que l'on avait menés là pour pouvoir les pincer pendant les entractes, composaient une atmosphère banale de spectacle du dimanche. On entendit soudain un bruit de raclement puissant, comme le bruit d'un disque usé à son démarrage, et une voix tonitruante jaillit d'un haut-parleur que Jacquemort, levant les yeux, aperçut accroché à une poutre juste au-dessus du ring. Au bout de quelques secondes, il reconnut la voix du curé; malgré la mauvaise qualité du son, on pouvait suivre le fil de son discours.
– Ça ne va pas! brailla-t-il en manière d'exorde.
– Ah! Ah! Ah! fit la foule ravie de cette distraction.
– Certains d'entre vous, par sordide esprit d'avarice et de mesquinerie indigne, ont voulu bafouer les enseignements des Livres. Ils ont pris de mauvais billets. Ils ne s'assoiront pas! Ceci est un spectacle de Luxe placé sous le signe de Dieu, créature de luxe, et quiconque en cette circonstance refusera d'agir luxueusement recevra la châtiment des méchants, qui rôtiront éternellement en enfer sur de misérables feux de charbon de bois, de tourbe et même d'argol, si ce n'est pas d'herbe sèche.
– Remboursez! Remboursez! crièrent ceux qui ne pouvaient pas s'asseoir.
– Vous ne serez pas remboursés. Asseyez-vous comme vous pourrez, ne vous asseyez pas, Dieu s'en moque. Nous avons disposé sur vos chaises d'autres chaises, les pieds en l'air, pour vous faire comprendre qu'au prix de ces places elles sont à peine bonnes pour des chaises. Criez, protestez, Dieu est luxe et beauté, vous n'aviez qu'à prendre des tickets plus chers. Ceux qui le désirent peuvent acquitter un supplément, mais ils garderont leurs mauvaises places. Réparation ne se résout pas en pardon.
On commençait à trouver le curé un peu abusif. Jacquemort se retourna, entendant un grand bruit de craquements. Il vit le maréchal-ferrant, debout aux places bon marché. Il tenait une chaise dans chaque main et les cognait l'une sur l'autre. Au deuxième choc, les chaises se fragmentèrent en bois d'allumettes. Il lança les morceaux à la volée dans la direction des coulisses, indiquées par un rideau tendu. Ce fut le signal. Tous ceux qui avaient de mauvais tickets saisirent les chaises qui les gênaient et se mirent à les briser. Ceux qui n'en avaient pas la force les passaient au maréchal.
Les morceaux filaient au milieu du vacarme et se frayaient violemment un chemin par l'intervalle qui marquait les deux moitiés du rideau. Un coup plus heureux que les autres ébranla la tringle qui le supportait. Dans le haut-parleur, on entendait le curé vociférer.
– Vous n'avez pas le droit! Le Dieu de luxe méprise vos façons misérables, vos chaussettes sales, vos caleçons tachés de jaune, vos cols noirs et le tartre de vos dents. Dieu refuse le paradis aux sauces maigres, aux coqs mal garnis, aux haridelles efflanquées, Dieu est un grand cygne d'argent, Dieu est un œil de saphir dans un triangle étincelant, un œil de diamant au fond d'un pot de chambre d'or, Dieu c'est la volupté des carats, les grands mystères platinés, les cent mille bagues des courtisanes de Malampia, Dieu, c'est un cierge éternel, porté par un évêque de velours, Dieu vit dans le métal précieux, les perles liquides, le mercure bouillant, le cristal et l'éther. Dieu vous regarde, bouseux, et il a honte de vous…
Au mot interdit, la foule, et même ceux qui étaient assis se mirent à gronder.
– Assez, curé! Ton spectacle!
Les chaises volaient de plus belle.
– Il a honte de vous! Grossiers, sales, ternes, vous êtes la serpillière du monde, la pomme de terre des potagers du ciel, l'ortie du jardin divin, vous êtes… ouille! ouilleouille!
Une chaise mieux dirigée que les autres venait de décrocher complètement le rideau et l'on aperçut le curé en caleçon qui dansait devant son micro en se tenant le dessus du crâne.
– Le spectacle, curé! hurla la foule d'une seule voix.
– Bon! Ouille! Bon! dit le curé. Voilà! Voilà!
Le bruit s'apaisa aussitôt. Les chaises étaient presque toutes garnies maintenant et les enfants de chœur s'empressèrent autour du curé. L'un d'eux lui tendit un objet brun et rond dans lequel il fourra une main. Même jeu pour l'autre main. Puis le curé revêtit une superbe robe de chambre jaune vif et bondit en boitant sur le ring. Il avait emmené son micro qu'il accrocha au-dessus de sa tête à un fil prévu.
– Aujourd'hui, annonça-t-il sans préambule, je combattrai devant vous en dix reprises de trois minutes, avec vigueur et fermeté, contre le diable!
Il y eut un murmure d'incrédulité dans la foule.
– Ne riez pas! hurla le curé. Que ceux qui ne me croient pas regardent!
Il fit un signe et le sacristain sortit de la coulisse en un éclair. Une violente odeur de soufre se répandit.
– Il y a huit jours, annonça le curé, j'ai découvert ceci: mon sacristain, c'était le diable.
Le sacristain cracha négligemment un assez beau jet de flamme. Malgré sa longue robe de chambre, on voyait très bien les grands poils de ses jambes et ses sabots fourchus.
– Un bravo pour lui! proposa le curé.
Les applaudissements crépitèrent, plutôt mous. Le sacristain parut vexé.
– Quoi pouvait plaire à Dieu, mugit le curé, plus qu'un de ces combats somptueux, qu'excellaient à organiser les empereurs romains, amateurs de luxe par excellence?
– Assez! dit quelqu'un. Du sang!
– Bon! dit le curé. Bon! Oh! Bon! Je n'ajoute qu'une chose. Vous êtes de misérables béotiens.
Il laissa tomber sa robe de chambre; deux enfants de chœur lui servaient de soigneurs; le sacristain n'avait personne. Les enfants de chœur rangèrent la cuvette, le tabouret et la serviette, et le curé mit son protège-dents. Le sacristain dit seulement une parole cabalistique et sa robe de chambre noire prit feu sur lui et disparut dans un nuage de vapeur rouge. Il ricana et se mit à faire un peu de shadow-boxing pour se dégourdir. Le curé était pâle et il amorça un signe de croix. Le sacristain protesta:
– Pas de coups bas avant de commencer, hein, mon curé.
Le troisième enfant de chœur donna un grand coup de marteau sur une bassine de cuivre. Le sacristain qui se tenait dans son coin, près du trident sculpté, s'avança vers le centre du ring. Il y avait eu un ah! de satisfaction au son du gong à confitures.
D'emblée, le diable attaqua, en courts crochets du droit qui perçaient, une fois sur trois, la garde du curé. Ce dernier se montrait cependant possesseur d'un joli jeu de jambes; deux jambes exactement, bien dodues et bien grasses et fort agiles, malgré leur inégalité. Le curé contrait en directs du droit, tentant de tenir son adversaire à distance. Profitant de ce que le diable relevait sa garde pour mieux juger une série au flanc, il doubla un gauche près du cœur et le sacristain jura grossièrement. La foule applaudit. Le curé se rengorgeait déjà, quand il lui arriva un uppercut imprévu en plein dans les mandibules et il encaissa durement. Puis, d'une rapide série de gauches, le diable le marqua à l'œil droit. Il paraissait désireux de donner un échantillon de la variété de ses coups. Des rougeurs commençaient à apparaître sur le corps des deux hommes et le curé soufflait un peu. Comme le sacristain s'accrochait, il lui dit:
– Vade rétro…
Cela fit rire le sacristain qui se tint les côtes, et le curé en profita pour lui en fourrer deux bons en plein museau. Le sang pissa. Presque aussitôt, le coup de gong retentit et les deux adversaires revinrent chacun dans leur coin. Le curé fut aussitôt entouré de ses trois enfants de chœur. La foule applaudissait parce que ça saignait bien. Le diable empoigna un bidon d'essence, but un bon coup et recracha en l'air une belle gerbe fuligineuse qui grilla un peu le fil du micro. La foule applaudit de plus belle. Jacquemort trouvait que le curé se défendait bien, et comme organisateur et comme combattant. Cette idée de faire venir le diable lui paraissait excellente.
Cependant, les petits enfants de chœur bouchonnaient soigneusement le curé. Il ne paraissait pas tellement bien en point et de grosses marques étaient maintenant visibles en divers endroits de son anatomie.
– Deuxième reprise! annonça l'enfant au gong, et ça fît bang!
Cette fois, le diable paraissait décidé à terminer avant la limite. Il attaqua comme un fou sans laisser au curé le temps de souffler. C'était une grêle de coups qui pleuvait, si l'on peut dire qu'une pluie peut grêler. Le curé rompait sans trêve et s'accrocha même une ou deux fois, au grand mécontentement de l'assistance. Et puis, profitant d'une petite interruption, il empoigna à deux mains la tête du sacristain et lui donna un bon coup de genou dans le nez. Le diable rompit à son tour avec un violent glapissement de douleur.
Et d'une seule voix, tous les enfants s'exclamèrent, très contents:
– Il triche! Vive le curé!
– C'est honteux! assurait le diable en se frottant le nez et en donnant tous les signes de la souffrance la plus vive.
Le curé, ravi, se tordait; mais c'était une feinte du diable qui, brusquement, se jeta sur lui et lui assena deux terribles crochets au foie suivis d'un uppercut à la mâchoire, bloqué involontairement par le curé à l'aide de son œil gauche. Lequel se ferma.
Le gong retentit, heureusement pour le curé. Il se rinça plusieurs fois la bouche et se fit assujettir sur l'œil un gros bifteck cru percé d'un trou qui lui aurait permis de voir si son œil en avait encore été capable. Le diable, pendant ce temps, se livrait à diverses facéties qui plaisaient fort: en particulier quand il baissa brusquement son caleçon et montra son derrière à la vieille épicière, il obtint un grand succès.
Au milieu de la troisième reprise, qui s'annonçait encore plus mal pour lui, le curé, traîtreusement, tandis qu'il se garait d'une main, tira le fil du micro qu'il avait truqué. Aussitôt le haut-parleur se décrocha et tomba sur la tête du sacristain qui s'effondra, assommé. Le curé, très fier, fit le tour du ring les poings croisés au-dessus de sa tête.
– Je suis vainqueur par k.o. technique, proclama-t-il. C'est Dieu qui a vaincu en moi, ce Dieu de luxe et de richesse! C'est Dieu! En trois reprises!
– Oh! Ah! Oh! dit-on dans la foule.
Les habitants du village restèrent muets un instant, car tout s'était passé très vite. Et puis ils protestèrent, parce que ça faisait cher la minute. Jacquemort, un peu inquiet, sentit que ça allait se gâter.
– Rends l'argent, curé! cria la foule.
– Non! dit le curé.
– Rends l'argent, curé! Une chaise vola, puis une seconde. Le curé bondit hors du ring. Une pluie de chaises s'abattit sur lui.
Jacquemort se faufilait vers la sortie quand il reçut un coup derrière l'oreille. Instinctivement il fit front et riposta. Il reconnut son adversaire au moment même de lui briser les dents avec son poing. C'était le menuisier qui s'effondra en crachant sa bouche. Jacquemort regarda ses doigts; il avait deux jointures fendues. Il lécha. Une gêne le prenait. Il la rejeta d'un haussement d'épaules.
– Qu'importe…, pensa-t-il. La Gloïre est là pour la prendre. Il fallait déjà que j'aille le voir pour cette gifle que j'ai donnée à l'enfant de chœur.
Il avait encore envie de se battre. Il cogna dans ce qu'il vit. Il cogna et ça le soulageait énormément de cogner sur des adultes.
135 avroût.
Lorsque Jacquemort poussa la porte de La Gloïre, ce dernier commençait à s'habiller. Il s'était déjà baigné dans sa baignoire d'or massif et, ayant accroché ses vieux habits de travail, il enfilait une somptueuse robe d'intérieur en brocart d'or. Il y avait de l'or partout, l'intérieur de la vieille maison paraissait coulé d'une pièce en métal précieux. L'or débordait des coffres, la vaisselle, les sièges, les tables, tout était jaune et brillant. Ce spectacle avait frappé Jacquemort la première fois, mais il le contemplait maintenant avec la même indifférence qu'il témoignait envers toutes choses non directement reliées à sa manie; c'est-à-dire qu'il ne le voyait même plus.
La Gloïre lui dit bonjour, et s'étonna de le voir en cet état.
– Je me suis battu, dit Jacquemort. Au spectacle du curé. Tout le monde s'est battu. Lui aussi, mais déloyalement. C'est pour ça que les autres se sont mis de la partie.
– Ravis de ce prétexte, dit La Gloïre. Il haussa les épaules.
– Je…, dit Jacquemort. Euh… J'ai un peu honte; car je me suis battu aussi; alors, j'ai profité de ce que je venais vous voir, j'ai apporté du liquide…
Il lui tendit une pile de pièces d'or.
– Naturellement…, murmura La Gloïre, amer. Vous avez vite pris le pli. Mais arrangez un peu vos vêtements. Ne vous en faites pas. Je prends votre honte.
– Merci, dit Jacquemort. Et maintenant, si nous continuions notre séance?
La Gloïre laissa tomber la pile de pièces d'or dans un saladier de vermeil et s'étendit, sans dire un mot, sur le lit bas, disposé au fond de la salle. Jacquemort vint s'asseoir près de lui.
– Racontez, dit-il. Détendez-vous et parlez. Nous étions arrivés à votre histoire à l'école, quand vous avez volé ce ballon.
La Gloïre passa sa main devant ses yeux et se mit à parler. Mais Jacquemort ne l'écouta pas tout de suite. Il était intrigué. Au moment où la main du vieillard se posait sur son front, il avait cru, mais peut-être était-ce une illusion, voir, à travers la paume, le regard fiévreux et mobile de son patient.
136 avroût.
Les jours où Jacquemort se sentait intellectuel, il se retirait dans la bibliothèque d'Angel et lisait. Il n'y avait qu'un livre, amplement suffisant, un excellent dictionnaire en cyclopédique où Jacquemort retrouvait, classés et ordonnés alphabétiquement sinon logiquement, les éléments essentiels de tout ce dont se composent les bibliothèques ordinaires sous un volume hélas! si encombrant.
Il s'arrêtait d'habitude à la page des drapeaux, où il y a de la couleur et où le texte, nettement moins dense qu'aux autres pages, repose et délasse l'esprit. Le onzième à partir de la gauche, une dent sanglante sur fond noir, le fit penser ce jour-là aux petites jacinthes sauvages que l'on trouve dans les bois.
1er juillembre.
Les trois enfants jouaient au jardin, pas trop en vue de la maison. Ils avaient choisi leur endroit: on y trouvait en proportions adéquates les cailloux, la terre, l'herbe et le sable. Il y avait de l'ombre et du soleil, du sec et du mouillé, du dur et du tendre, du minéral et du végétal, du vif et du mort.
Ils parlaient peu. Munis de pelles de fer, ils creusaient, chacun pour soi, un fossé rectangulaire. De temps en temps, la pelle rencontrait un objet intéressant, que son possesseur prélevait aussitôt pour le poser sur la pile des découvertes précédentes.
Au bout de cent coups de pelle, Citroën s'arrêta.
– Stop! dit-il.
Joël et Noël obéirent.
– J'ai une verte, dit Citroën.
Il leur montra un petit objet luisant à l'éclat d'émeraude.
– Voila la noire, dit Joël.
– Voilà la dorée, dit Noël.
Ils disposèrent les trois objets en triangle. Prudemment, Citroën les réunit au moyen de brindilles sèches. Et puis ils s'assirent chacun à un sommet du triangle et ils attendirent.
Entre les trois objets, le sol creva soudain. Une main blanche, minuscule, apparut, puis une autre. Les mains s'agrippèrent aux bords de l'ouverture et une silhouette claire de dix centimètres de haut prit pied dans le triangle. C'était une petite fille avec de longs cheveux blonds. Elle envoya des baisers aux trois enfants et se mit à danser. Elle dansa quelques minutes, sans jamais sortir du triangle. Et puis, brusquement, elle s'arrêta, regarda le ciel et s'enfonça dans le sol aussi rapidement qu'elle était sortie. A la place des pierres de couleur, il ne restait que trois petits cailloux ordinaires.
Citroën se leva et dispersa les brindilles.
– J'en ai assez, dit-il. Un autre jeu.
Déjà Joël et Noël s'étaient remis à creuser.
– Je suis sûr qu'on va trouver d'autres choses, dit Noël. Sa pelle, à cet instant, heurta quelque chose de dur.
– Voilà un caillou énorme, dit-il.
– Fais voir! dit Citroën.
Un beau caillou jaune avec des cassures luisantes, qu'il lécha pour voir si c'était bon comme ça en avait l'air. Presque. De la terre crissait sous la dent. Mais dans un creux du caillou, une petite limace, jaune aussi, était collée. Il regarda.
– Ça, dit Citroën, ce n'est pas une bonne. Tu peux la manger quand même, mais ce n'est pas une bonne. C'est les bleues qui vous font voler.
– Il y en a des bleues? demanda Noël.
– Oui, dit Citroën.
Noël goûta la jaune. Très sain. Bien meilleur que la terre, en tout cas. Mou. Et gluant. Bon, en somme.
Cependant, Joël, à son tour, venait d'insérer le tranchant de sa pelle sous une pierre lourde. Et il pesa. Deux limaces noires.
Il en tendit une à Citroën qui la regarda avec intérêt mais la repassa à Noël. Cependant Joël dégustait la sienne.
– Pas fameux, dit-il. On dirait du tapioca.
– Oui, dit Citroën, mais les bleues, c'est bon. C'est comme de l'ananas.
– C'est vrai? demanda Joël.
– Et après, on vole, dit Noël.
– On ne vole pas tout de suite, dit Citroën. Il faut travailler avant.
– On pourrait peut-être travailler d'abord, dit Noël. Après, si on en trouve des bleues, on volera tout de suite quand même.
– Oh! dit Joël qui creusait pendant ce temps-là, j'ai une belle graine toute neuve.
– Montre, dit Citroën.
C'était une graine presque aussi grosse qu'une noix.
– Il faut cracher dessus cinq fois, dit Citroën et elle va pousser.
– Tu es sûr, demanda Joël.
– Sûr, dit Citroën. Mais il faut la poser sur une feuille fraîche. Va en chercher une, Joël.
De la graine, il sortit un arbre minuscule aux feuilles roses. Dans ses branches de fil d'argent grêle voltigeaient des oiseaux chanteurs. Le plus gros était juste aussi gros que l'ongle du petit doigt de Joël.
347juillembre.
Déjà six ans, trois jours et deux heures que je suis venu m'enterrer dans ce sacré pays, se dit Jacquemort en contemplant son reflet dans la glace.
Sa barbe se maintenait d'une longueur moyenne.
348 juillembre.
Jacquemort allait sortir, lorsqu'il croisa Clémentine dans le couloir. Il ne la voyait plus guère. Depuis des mois. Les jours s'écoulaient de façon si continue et si furtive qu'il perdait la notion de leur nombre. Elle le retint.
– Où allez-vous comme ça?
– Comme d'habitude, répondit Jacquemort. Je vais voir mon vieil ami La Gloïre.
– Vous continuez à le psychanalyser? demanda Clémentine.
– Hum… oui, dit Jacquemort.
– C'est long.
– Ça doit être total.
– Votre tête grossit, remarqua Clémentine.
Il s'écarta un peu parce qu'elle lui parlait de très près et qu'il repérait dans son haleine un relent indiscutable de charogne.
– C'est possible, dit Jacquemort. Lui, en tout cas, devient vraiment très transparent et je commence à être inquiet.
– Ça n'a pas l'air de vous rendre heureux, dit Clémentine. Vous aviez cherché un sujet assez longtemps!
– Tous mes sujets se sont dérobés, l'un après l'autre, dit Jacquemort. J'ai dû me rabattre sur La Gloïre, parce qu'il ne restait que lui. Mais je vous avoue que son contenu mental n'est pas spécialement propre à réjouir son récipiendaire.
– Vous en êtes loin? demanda Clémentine.
– Comment?
– Votre psychanalyse est-elle très avancée?
– Mon Dieu, pas mal, dit Jacquemort. En fait, je vois arriver avec inquiétude le moment où j'aborderai le sondage des plus infimes détails. Mais tout ceci est sans intérêt. Et vous, qu'est-ce que vous devenez. On ne vous voit plus aux repas. Ni à midi, ni le soir.
– Je mange dans ma chambre, dit Clémentine avec un contentement dans la voix.
– Ah! bon, dit Jacquemort.
Il examina la silhouette de la jeune femme.
– Ça n'a pas l'air de mal vous réussir, dit-il simplement.
– Je ne mange plus que ce que je dois, dit Clémentine. Jacquemort cherchait désespérément à entretenir la conversation.
– Et le moral est bon? demanda-t-il platement.
– Je ne peux pas dire. Oui et non.
– Qu'est-ce qui ne va pas?
– A la vérité, expliqua-t-elle, j'ai peur.
– Peur de quoi?
– J'ai peur pour mes enfants. En permanence. Il peut leur arriver n'importe quoi. Et je me le représente. Oh! les choses les plus simples; je ne me mets pas martel en tête pour des impossibilités ou des idées folles; non, mais la liste stricte de ce qui pourrait survenir suffit à m'affoler. Et je ne peux pas m'empêcher d'y penser. Naturellement, je ne compte même pas ce qu'ils risquent en dehors du jardin; par bonheur, ils n'ont pas, jusqu'ici, eu l'idée d'en sortir. Mais j'évite pour l'instant d'aller jusque-là parce que ça me donne le vertige.
– Mais ils ne risquent rien, dit Jacquemort. Les enfants savent plus ou moins consciemment ce qui est bon pour eux et ils ne se mettent guère souvent en mauvaise posture.
– Croyez-vous?
– J'en suis sûr, dit Jacquemort. Sans quoi nous ne serions pas là, ni vous ni moi.
– C'est un peu vrai, dit Clémentine. Mais ce sont des enfants si différents des autres.
– Oui, oui, dit Jacquemort.
– Et je les aime tant. Je crois que je les aime tellement que j'ai pensé à tout ce qui pouvait leur arriver dans cette maison et ce jardin et je n'en dors plus. Vous ne pouvez pas imaginer quelle quantité d'accidents ça fait. Comprenez quelle épreuve c'est pour une mère qui aime ses enfants comme je les aime. Mais il y a tant de choses à faire dans une maison et je ne peux pas être tout le temps sur leur dos à les surveiller.
– Et la bonne?
– Elle est stupide, dit Clémentine. Avec elle ils sont plus en danger que tout seuls. Elle n'a aucune sensibilité et j'aime autant les éloigner d'elle le plus possible. Et elle est incapable de la moindre initiative. Que les enfants creusent un peu profondément dans le jardin avec leurs pelles, qu'ils rencontrent un puits de pétrole, que le pétrole jaillisse et les noie tous, et elle ne saura que faire. Les frayeurs que je peux avoir! Ah! c'est que je les aime!
– Effectivement, dit Jacquemort. Je constate que vous ne négligez rien dans vos prévisions.
– Et il y a autre chose qui me tourmente, dit Clémentine. Leur éducation. Je tremble à la pensée de les envoyer à l'école du village. Bien entendu, il ne serait pas question qu'ils y aillent tout seuls. Mais je ne peux pas les faire accompagner par cette fille. Il leur arrivera un accident. J'irai moi-même; vous me remplacerez de temps en temps, si vous me promettez de faire très attention. Mais non, je crois qu'il faudra que j'y aille moi-même. Remarquez, il ne faut pas trop se préoccuper de leurs études pour l'instant, après tout, ils sont encore très jeunes; l'idée de les voir sortir du jardin m'affole tant que je n'ai pas encore pu réaliser tout ce que cela comporte comme risques.
– Faites venir un précepteur à domicile, dit Jacquemort.
– J'y ai bien pensé aussi, répondit Clémentine, mais je vous avoue que je suis jalouse. C'est tout bête et tout simple, mais je ne pourrais supporter de les voir s'attacher à quelqu'un d'autre que moi. Or, si c'est un bon précepteur, ils s'attacheront forcément à lui; si c'est un mauvais, je ne tiens pas à ce que mes enfants tombent entre ses mains. De toute façon, je n'ai pas déjà très confiance en l'école, mais au moins y a-t-il un instituteur; tandis que le problème du précepteur paraît pratiquement insoluble.
– Le curé ferait un précepteur assez traditionnel…, dit Jacquemort.
– Je ne suis pas très religieuse et je ne vois pas pourquoi je désirerais que mes enfants le devinssent.
– Je ne crois pas qu'ils courent de gros risques avec ce curé-là, dit Jacquemort. Il a de la religion une conception plutôt saine et doit susciter le minimum de vocations.
– Le curé ne se dérangera pas, trancha Clémentine et le problème reste le même. Il faudra qu'ils aillent au village.
– Mais enfin, dit Jacquemort, à bien y réfléchir, il ne passe jamais une voiture sur cette route. Ou si peu.
– Justement, dit Clémentine. Il en passe si peu qu'on ne se méfie plus et quand par hasard en arrive une, c'est d'autant plus dangereux. J'en frémis rien que d'y penser.
– Vous parlez comme saint Delly, dit Jacquemort.
– Cessez donc de vous moquer, dit Clémentine. Non, réellement, je ne vois pas d'autre solution que de les accompagner moi-même à l'aller et au retour. Que voulez-vous, quand on aime ses enfants, il y a des sacrifices que l'on peut faire.
– Ils vous embarrassaient moins quand vous les abandonniez sans tétée pour aller escalader des rochers, observa Jacquemort.
– Je ne me rappelle pas avoir jamais fait ça, dit Clémentine. Et si je l'ai fait, c'est que je devais être malade. De toute façon, ce n'est pas bien à vous de me le dire. Vous savez qu'il s'agit d'une époque où Angel était encore là, et où sa présence suffisait à me mettre hors de moi. Mais maintenant, les choses ont changé et c'est à moi que revient l'entière responsabilité de leur éducation.
– Ne craignez-vous pas de les rendre trop dépendants de vous-même? observa le psychiatre, un peu honteux.
– Quoi de plus naturel? Ces enfants me tiennent lieu de tout, ils sont mon unique raison d'exister; il est juste que, réciproquement, ils s'habituent à se reposer sur moi en chaque circonstance.
– Mais malgré tout, dit Jacquemort, je crois que vous vous exagérez le danger… parce qu'à ce moment vous pouvez le voir partout; tenez, par exemple… je m'étonne que vous les laissiez se servir de papier; avec le papier, ils peuvent s'érafler, et qui sait, à supposer que la femme qui a emballé la ramette ait simplement empoisonné sa famille à l'arsenic en pesant la dose exacte sur la première feuille, cette feuille peut être contaminée et dangereuse… au premier contact, un de vos gosses peut s'effondrer… vous devriez leur lécher le derrière. Elle réfléchit un moment.
– Vous savez, dit-elle… les animaux le font bien pour leurs petits… peut-être qu'une bonne mère doit le faire…
Jacquemort la regarda.
– Je crois que vous les aimez vraiment, dit-il, très sérieux. Et, au fond, cette histoire d'arsenic, ça n'a rien d'impossible, quand on y réfléchit.
– C'est affolant, dit Clémentine, effondrée. Elle se mit à pleurer.
– Je ne sais pas quoi faire… je ne sais pas quoi faire…
– Calmez-vous, dit Jacquemort, je vous aiderai. Je viens de me rendre compte que c'est un problème très complexe. Cela peut s'arranger, sûrement. Remontez vous étendre.
Elle passa.
«Ça, c'est une passion», se dit Jacquemort en reprenant sa route.
Il aurait voulu l'éprouver. Mais, à défaut, il pouvait toujours l'observer.
Une vague pensée qu'il ne réussissait pas à formuler le taquinait cependant. Une vague pensée. Une pensée vague. De toute façon, ce serait intéressant de recueillir le point de vue des enfants.
Mais le temps ne pressait pas.
7 octembre.
Ils jouaient sur la pelouse devant les fenêtres de leur mère. De moins en moins elle tolérait qu'ils s'écartent.
Pour l'instant, elle les regardait, suivant leurs gestes et tentant de deviner leurs yeux. Joël paraissait moins vif que d'habitude et restait à la traîne, suivant le mouvement tout juste. Un moment il se leva, tâta sa petite culotte et regarda ses frères. Ils se mirent à danser autour de lui comme s'il leur avait dit quelque chose de très drôle. Joël frotta ses poings sur ses yeux et il pleurait, c'était visible.
Clémentine sortit de sa chambre, descendit l'escalier et gagna la pelouse en quelques instants.
– Qu'est-ce qu'il y a, mon petit chou?
– Mal au ventre! sanglota Joël.
– Qu'est-ce que tu as mangé? C'est cette idiote qui t'a encore donné quelque chose de pas bon, mon pauvre ange.
Joël, debout, les jambes écartées, rentrait le ventre et sortait le derrière.
– J'ai fait dans ma culotte! hurla-t-il effondré.
Citroën et Noël prirent un air méprisant.
– C'est un bébé! dit Citroën. Il fait encore dans sa culotte!
– Quel bébé! dit Noël.
– Allons! dit Clémentine. Voulez-vous être gentils avec lui! Ce n'est pas sa faute. Viens, mon chéri, viens, je vais te mettre une belle culotte propre et tu auras une bonne cuillerée d'élixir parégorique.
Citroën et Noël restèrent frappés d'envie et d'étonnement.
Joël suivit Clémentine en trottant, tout consolé.
– C'est dégoûtant, dit Citroën, il fait dans sa culotte et on lui donne des lixirs paracoliques.
– Oui, dit Noël. J'en veux aussi.
– Je vais essayer de pousser, dit Citroën.
– Moi aussi, dit Noël.
Ils poussèrent de toutes leurs forces, les joues violacées, mais rien ne venait.
– Je ne peux pas, dit Citroën. J'ai juste fait un tout petit peu pipi.
– Tant pis, dit Noël, on n'aura pas des lixirs. Mais on va cacher l'ours de Joël.
– Tiens? dit Citroën, surpris d'entendre Noël faire une si longue phrase.
– C'est une bonne idée, mais il ne faut pas qu'il puisse le trouver.
Le front de Noël se plissa douloureusement. Il cherchait. Il tourna la tête de droite et de gauche, en quête d'inspiration. Citroën n'était pas en reste et faisait fébrilement travailler ses neurones.
– Regarde! dit-il. Là-bas!
Là-bas, c'était l'espace libre où la bonne accrochait son linge à de hauts fils de fer. Au pied de l'un des poteaux blancs qui supportaient les fils se dessinait la silhouette de l'escabeau.
– On va le cacher dans un arbre, dit Citroën. On va prendre l'escabeau de Blanche. Vite avant qu'il ne revienne!
Ils coururent de toute la force de leurs jambes.
– Mais, haleta Noël tout en courant, il pourra le reprendre…
– Non, dit Citroën. Tu comprends, à nous deux, on peut soulever l'escabeau, mais lui tout seul ne pourra pas.
– Tu crois? demanda Noël.
– Tu vas voir, dit Citroën.
Ils arrivèrent à l'escabeau. Beaucoup plus grand qu'il n'en avait l'air de loin.
– Il faut faire attention de ne pas le faire tomber, dit Citroën, sans ça on ne pourrait plus le remettre debout.
Cahin-caha, ils s'éloignèrent, traînant l'objet.
– Ouille, c'est lourd! dit Noël au bout de dix mètres.
– Dépêche-toi, dit Citroën. Elle va revenir.
– Là! dit Clémentine. Comme ça, tu seras tout propre. Elle jeta le morceau de coton dans le pot. Joël était debout devant elle, de dos. Elle, agenouillée, venait de le nettoyer. Elle hésita et lui dit:
– Penche-toi, mon petit chou.
Joël se pencha, les coudes aux cuisses. Elle lui saisit délicatement les fesses, les écarta un peu et se mit à lécher. Soigneusement. Consciencieusement.
– Qu'est-ce que tu fais, maman? demanda Joël, étonné.
– Je te nettoie, mon chéri, dit Clémentine en interrompant sa besogne. Je veux que tu soies aussi propre qu'un bébé chat ou qu'un bébé chien.
Ce n'était même pas humiliant. Et, au fond, très naturel. Quel crétin, ce Jacquemort! Incapable de comprendre ça. C'est la moindre des choses, pourtant. Et au moins, comme ça, elle serait sûre qu'ils n'attrapent plus rien. Puisqu'elle les aimait, rien de ce qu'elle faisait ne pouvait leur nuire. Rien. Au fond elle aurait même dû les débarbouiller entièrement de cette façon-là.
Elle se releva, reculotta Joël, pensive. Voilà de nouveaux horizons.
– Va rejoindre tes frères, mon chéri, dit-elle.
Joël s'en fut en courant. Au bas de l'escalier, il passa son doigt sur sa culotte entre les fesses, parce qu'il était un peu mouillé. Il haussa les épaules.
Clémentine regagna lentement sa chambre. Ça n'avait pas très bon goût en fin de compte. Un rien de bifteck allait lui faire du bien.
Les débarbouiller entièrement de cette façon-là. Oui.
Car, elle se l'était dit souvent, il est extrêmement dangereux de leur faire prendre des bains. Un instant d'inattention. On tourne la tête, par exemple, on se baisse pour ramasser le savon qui a glissé et qui s'est faufilé derrière le pied du lavabo, hors de portée. Et, à ce moment, il y a une formidable surpression dans les conduites, parce que, subitement, une météorite incandescente est tombée au milieu du réservoir et a réussi à pénétrer dans le canal principal sans exploser en raison de la vitesse affolante; mais, une fois coincée, elle se met à vaporiser l'eau des canalisations et une onde de choc (c'est joli ce mot-là, une onde de choc) se propage à grande vitesse, et, naturellement, il coule bien plus d'eau qu'avant, de sorte que, le temps de se baisser pour ramasser ce savon – d'ailleurs, c'est un crime de vendre des savons de cette forme; ovoïdes et glissants, qui peuvent vous échapper pour un oui, pour un non, et s'envoler n'importe où, et même en tombant dans l'eau, envoyer un microbe dans le nez de l'enfant. Mais voilà que l'eau arrive en masse, et le niveau monte, l'enfant s'affole, il avale, s'étrangle – on peut en mourir – sa pauvre figure violette – asphyxié…
Elle essuya son front moite et referma la porte de l'armoire sans rien prendre. Son lit. Son lit, tout de suite.
Un peu vexé, Joël rejoignit ses frères. Pelle en main, ils creusaient et ne firent aucune remarque.
– Tu crois qu'on va en retrouver une bleue? demanda Noël à Citroën.
Joël leva le nez, intéressé.
– Non, dit Citroën. Je t'ai dit que c'était très rare. On en trouve une sur cinq cents millions.
– C'est une blague, décida Joël, qui se remit au travail avec rage.
– Dommage qu'il l'ait mangée, dit Citroën. Sans ça, on serait peut-être en train de voler aussi.
– Heureusement que c'est le sien, dit Noël. Moi, ça m'ennuierait que le mien soit parti.
Il enlaça ostensiblement son ours en peluche.
– Mon Dumuzo! dit-il avec tendresse.
Joël, l'œil obstinément baissé, attaquait avec vigueur un petit filon de gravier.
L'allusion à l'ours lui fit sauter le cœur. Où était le sien? Il ne voulait pas lever la tête, mais ses yeux commençaient à le picoter un peu.
– Il n'a pas l'air content, railla Noël.
– Ils n'étaient pas bons, les lixirs, demanda ironiquement Citroën.
Joël ne répondit pas.
– Il sent encore mauvais, dit Noël. C'est pas étonnant que Poirogale soit parti.
Joël savait que s'il répondait, il aurait la voix tremblante, et il ne voulait pas. Il avait du mal à voir ce qu'il faisait, ses yeux se brouillaient de plus en plus, mais il se concentra sur ses cailloux. Et, subitement, il oublia l'ours, ses frères, et tout ce qui l'environnait.
Une ravissante limace d'un bleu de cobalt des plus purs rampait doucement sur un des cailloux qui tapissaient le fond de son chantier. Le souffle coupé, il la regarda. De ses doigts tremblants, il la saisit avec délicatesse et la porta à sa bouche d'un geste discret. Les railleries de ses frères ne lui parvenaient plus qu'à travers une brume joyeuse.
Il goba la limace bleue et se leva.
– Je sais bien que c'est vous qui l'avez caché, dit-il d'un ton assuré.
– Jamais de la vie, dit Citroën. Il est monté là-haut tout seul parce qu'il ne voulait pas rester avec un papa qui sent si mauvais.
– Ça m'est égal, dit Joël. Je vais aller le chercher.
Il eut tôt fait de découvrir l'escabeau à quelques mètres de l'arbre, et l'arbre lui-même où Poirogale, niché confortablement entre deux branches, conversait, très calme, avec un pivert.
Maintenant, il fallait voler. Il étendit les bras, décidé, et remua les mains. Citroën l'avait dit.
Lorsque ses talons passèrent au ras du nez de Noël, celui-ci saisit le bras de Citroën.
– Il en a trouvé une…, murmura-t-il.
– Bon, dit Citroën. Ça prouve que j'avais raison, tu vois;
Le pivert ne bougea pas en voyant arriver Joël qui s'installa confortablement à côté de l'ours et appela ses frères.
– Alors, vous venez? proposa-t-il, moqueur.
– Non, dit Citroën. C'est pas amusant.
– Si, c'est amusant, dit Joël. Hein? demanda-t-il au pivert.
– C'est très amusant, confirma le pivert. Mais vous savez, des limaces bleues, il y en a plein le massif d'iris.
– Oh, dit Citroën, j'en aurais trouvé de toute façon. Et on peut toujours les peindre en bleu avec de la couleur…
Il se dirigea vers le massif d'iris, suivi de Noël. Joël les rattrapa en route. Il avait laissé Poirogale sur la fourche.
– On va en manger beaucoup, dit-il. Comme ça, on pourra voler très haut.
– Une suffit, dit Citroën.
Lorsque Clémentine sortit, elle aperçut l'escabeau sur la pelouse. Elle courut et regarda de plus près. Elle vit l'arbre. Et, sur l'arbre, Poirogale, confortablement étendu.
Portant une main à son cœur, elle se précipita dans le jardin, appelant à grands cris ses enfants.
8 octembre.
– J'ose à peine vous donner tort, dit Jacquemort. Mais ne précipitons rien.
– C'est la seule solution, dit Clémentine. On peut retourner le problème du côté que l'on veut. Cela ne serait pas arrivé s'il n'y avait pas eu cet arbre.
– Ça ne serait pas plutôt la faute de l'escabeau? suggéra Jacquemort.
– Naturellement, jamais elle n'aurait dû laisser traîner cet escabeau, c'est une autre histoire. Et elle sera punie comme elle le mérite. Mais vous comprenez bien que sans l'arbre, jamais Citroën et Noël n'auraient eu l'idée de mettre l'ours hors de portée de Joël? C'est cet arbre qui est la cause de tout. D'ailleurs, songez qu'il aurait même pu essayer d'y grimper directement pour aller rechercher son ours, le pauvre chou.
– Cependant, dit Jacquemort, certains considèrent que cela fait du bien aux enfants de grimper aux arbres.
– Pas à mes enfants à moi! dit Clémentine. Et il peut se produire tant de choses avec les arbres. On ne sait pas. Des termites rongent les racines, et soudain ils s'abattent sur vous, ou une branche morte se casse et vous assomme, ou le foudre le frappe, il s'enflamme, le vent active le feu, porte des flammèches jusqu'à la chambre des enfants et ils meurent brûlés!… Non, il y a trop de danger à garder des arbres dans un jardin. Aussi, je vous demande si vous voulez vous charger d'aller au village et de prier les hommes de venir les abattre tous. Ils pourront en emmener la moitié; je garderai le reste pour le chauffage.
– Quels hommes? demanda Jacquemort.
– Oh, je ne sais pas, moi, les élagueurs, les bûcherons… les bûcherons, voilà. Je vous demande de prier que l'on m'envoie quelques bûcherons. C'est très difficile?
– Oh non, dit Jacquemort. J'y vais. Il ne faut rien négliger.
Il se leva. Il y allait.
L'après-midi, les hommes arrivèrent. Ils portaient de nombreux instruments de fer, des aiguilles, des crochets et des réchauds. Jacquemort les vit entrer: il revenait d'une promenade, et il s'arrêta et il se rangea pour les laisser passer. Ils étaient cinq; en outre, ils avaient amené deux apprentis, l'un d'une dizaine d'années, malingre et rachitique, l'autre un peu plus âgé, avec un bandeau noir sur l'œil gauche et une jambe comiquement tordue.
L'un des hommes fit un signe à Jacquemort; c'est avec lui que Jacquemort avait discuté le prix de l'opération; ils s'étaient finalement mis d'accord pour adopter la combinaison proposée par Clémentine: la moitié des arbres pour les bûcherons, l'autre moitié pour la maison. Les frais de débitage seraient comptés en plus si elle désirait qu'on les coupe et qu'on les rentre.
Jacquemort avait le cœur serré. Sans leur attacher de valeur sentimentale, ainsi qu'il convenait à un individu né sans souvenirs à l'âge adulte, il estimait les arbres pour leur beauté probablement fonctionnelle et leur anarchique uniformité. Il se sentait assez intime avec eux pour ne pas éprouver le besoin de leur parler, ni de leur écrire des odes; mais il aimait les reflets troubles du soleil sur les feuilles vernies, les puzzles d'ombre découpés par le jour et les feuilles, le léger bruit vivant des branches et l'odeur de leur évaporation, le soir après les journées chaudes. Il aimait les langues pointues des dracoenas, les stipes empilés des gros palmiers trapus, les membres lisses et frais des eucalyptus comme des grandes filles gauches poussées trop vite, et qui se parent maladroitement de bijoux de cuivre verdi sans valeur après avoir vidé sur leur tête le flacon de parfum de leur mère. Il admirait les pins, austères en apparence, mais prêts à libérer, à la moindre chatouille, une semence de résine odorante, et il aimait aussi les chênes mal foutus comme des gros chiens costauds et ébouriffés. Tous les arbres. Tous avaient leur personnalité, leurs mœurs et leurs manies propres, mais tous étaient sympathiques. Cependant le surprenant amour maternel de Clémentine justifiait leur sacrifice.
Les hommes s'arrêtèrent au milieu de la pelouse et déposèrent leurs instruments. Puis deux d'entre eux saisirent des pioches et commencèrent à creuser tandis que les apprentis, empoignant de grandes pelles de terrassier plus longues qu'eux déblayaient la terre émiettée. La tranchée s'étendit rapidement. Jacquemort était revenu sur ses pas et considérait cette activité avec circonspection. Les apprentis entassaient la terre sur le bord de la tranchée et la piétinaient vigoureusement pour la durcir en un mur épais et bas.
Lorsque les ouvriers jugèrent le fossé suffisamment profond, ils cessèrent de piocher et sortirent. Ils avaient des gestes lents et leurs vêtements bruns et terreux les faisaient ressembler à de gros coléoptères en train d'enterrer leur progéniture. Les apprentis, eux, continuaient à retirer la terre. Et à la tasser, frénétiques et suants. Chacun recevait une périodique taloche à titre d'encouragement. Pendant ce temps, les trois autres terrassiers partis vers la grille, revenaient, tirant un charreton à bras sur le plateau duquel s'empilaient des rondins en longueur d'un mètre. Ils arrêtèrent le grossier véhicule tout près de la tranchée. Puis ils se mirent à disposer les rondins en travers sur les semelles de terre battue que venaient de préparer les apprentis. Ils les juxtaposèrent soigneusement, jointifs, assenant sur chaque extrémité un vigoureux coup de masse pour tasser l'ensemble. Lorsque l'abri fut terminé, ils empoignèrent à leur tour des pelles, et commencèrent à recouvrir de terre les rondins. Il fit signe à l'un des apprentis et celui-ci s'approcha.
– Qu'est-ce qu'ils font? demanda Jacquemort en lui donnant, malgré sa répugnance, un coup de pied dans les tibias.
– C'est l'abri, dit l'apprenti qui gara sa figure et s'en fut en courant rejoindre ses compagnons. Lesquels ne l'oublièrent pas dans la distribution.
Il n'y avait pas de soleil, ce jour-là, et le ciel plombé luisait d'un éclat livide et désagréable. Jacquemort se sentait un peu frileux mais il voulait voir.
L'abri paraissait terminé. Un par un, les cinq hommes s'engagèrent sur la rampe douce pratiquée à l'une extrémités de la tranchée. Ils tenaient tous les cinq. Les apprentis n'essayèrent même pas de les suivre, connaissant d'avance le résultat d'une tentative de cette sorte.
Les hommes ressortirent. Ils prélevèrent sur le tas d'outils des crocs et des pointes. Les deux apprentis s'activaient autour des réchauds, soufflant la braise de toutes leurs forces. Au commandement du chef d'équipe, ils se hâtèrent de soulever les lourds récipients de tôle brûlante et suivirent les hommes vers le premier arbre. De plus en plus, Jacquemort se sentait inquiet. Ça lui rappelait le jour où on crucifiait sur une porte l'étalon dévergondé.
Au pied d'un haut dattier d'une dizaine de mètres, on déposa le premier réchaud et chacun y fourra un de ses outils. Le second fut installé de la même façon près de l'eucalyptus voisin. Les apprentis se mirent à souffler sur les braises, cette fois avec de gros soufflets de peau sur lesquels ils sautaient à pieds joints. Pendant ce temps, le chef d'équipe collait son oreille, prudemment, au tronc du dattier, de-ci, de-là. Il s'arrêta soudain et fit une marque rouge sur l'écorce. Le plus trapu des quatre bûcherons retira du feu son crochet; un fer de flèche plutôt qu'un vrai crochet, une pointe acérée dont les barbes rouge clair fumaient dans l'air pesant. D'un geste décidé, il s'affermit, prit son élan et harponna le tronc lisse, juste au milieu de la marque rouge. Déjà les apprentis avaient emporté en courant le réchaud, et déjà un de ses camarades répétait le même geste pour l'eucalyptus. Et puis, les deux harponneurs de toute la vitesse de leurs jambes, regagnèrent l'abri et disparurent. Les apprentis se tassèrent à l'entrée, près des réchauds.
La touffe de feuilles du dattier se mit à frémir, imperceptiblement d'abord, puis plus vive, et Jacquemort serra les dents. Une plainte s'élevait, si aiguë et si intense, qu'il faillit se boucher les oreilles. Le tronc du dattier oscillait et, à chaque oscillation, le rythme des cris s'accélérait. La terre, au pied du dattier, se fendit et s'ouvrit. La note impossible vrillait l'air, déchirait les tympans, résonnait dans tout le jardin et semblait se réverbérer sur le plafond bas des nuages. D'un coup, la souche s'arracha du sol et le long fût courbe s'abattit dans la direction de l'abri. Maintenant, il sautait et dansait sur le sol, se rapprochait peu à peu de la tranchée, poussant toujours ce hurlement insupportable. Quelques secondes après, Jacquemort sentit pour la seconde fois, le sol trembler. L'eucalyptus à son tour, s'écroulait. Lui ne criait pas; il haletait comme un soufflet de forge fou et ses branches argentées se tordaient autour de lui, labouraient profondément le sol pour tenter d'atteindre la tranchée.
Le dattier, à ce moment, atteignit l'extrémité du plafond de rondins, et il commença à le marteler avec de grandes contractions tremblantes; mais déjà la clameur diminuait de puissance, et le rythme ralentissait, ralentissait. L'eucalyptus, plus fragile, s'arrêta le premier, seules ses feuilles en lame de poignard grouillaient encore un peu. Les hommes sortirent de la tranchée. Le dattier eut un dernier sursaut. Mais l'homme qu'il visait sauta lestement de côté et lui porta un violent coup de hache. Tout se tut. Seuls de longs frissons parcouraient encore la colonne grise. Avant même que ce soit fini, les bûcherons étaient repartis vers les arbres voisins.
Jacquemort, les pieds rivés à la terre, la tête éperdue et sonnante, les regardait, l'œil fixe. Lorsqu'il vit le harpon pénétrer pour la troisième fois dans le bois tendre, il ne put y tenir, se retourna et s'enfuit vers la falaise. Il courait, courait et l'air vibrait, autour de lui, des rugissements de colère et de douleur du massacre.
11 octembre.
Maintenant, il n'y avait plus que le silence. Tous les arbres reposaient sur le sol, racines en l'air, et d'énormes trous criblaient la terre, comme après un bombardement de l'intérieur. De grands abcès vidés, secs, tristes. Les cinq hommes étaient rentrés au village et les deux apprentis devaient débiter les cadavres en bûches et ranger le résultat.
Jacquemort regardait le désastre. Seuls subsistaient quelques taillis d'arbustes et des massifs bas. Il n'y avait plus rien entre ses yeux et le ciel, étrangement nu soudain et sans ombres. Sur la droite, on entendit le claquement d'une serpe. Le plus jeune des deux apprentis passa, traînant une longue scie molle à deux poignées.
Jacquemort soupira et regagna la maison. Il remonta l'escalier. Au premier étage, il tourna vers la chambre des petits. Clémentine, assise, tricotait en leur tenant compagnie. Au fond de la pièce, Noël, Joël et Citroën regardaient des livres d'images en suçant des bonbons. Le sac de bonbons était au milieu d'eux.
Jacquemort entra.
– C'est fini, dit-il. Ils sont abattus.
– Ah! tant mieux, dit Clémentine. Je serai tellement plus tranquille.
– C'est tout ce que vous avez fait? dit Jacquemort. Malgré ce bruit?
– Je n'ai guère fait attention. Je suppose qu'il est normal que les arbres fassent du bruit en tombant.
– Bien sûr…, dit Jacquemort. Il regarda les enfants.
– Vous les gardez? Ça fait trois jours qu'ils ne sortent pas. Ils ne risquent plus rien, vous savez!
– Est-ce que les hommes ne travaillent plus? demanda Clémentine.
– Il reste à débiter le bois, dit Jacquemort. Mais si vous avez peur pour eux, je vais les surveiller. Je crois qu'il faut leur faire prendre un peu l'air.
– Oh oui! dit Citroën. On va se promener avec toi!
– Allons-y! dit Noël.
– Faites très attention! recommanda Clémentine. Ne les perdez pas de vue une seule seconde. Je serais morte d'inquiétude si je pensais que vous ne les surveillez pas.
Jacquemort quitta la pièce; les gosses gambadaient devant lui. Ils descendirent tous quatre l'escalier en courant.
– Attention qu'ils ne tombent pas dans les trous! cria encore Clémentine. Et qu'ils ne jouent pas avec les outils.
– Oui! Oui! dit Jacquemort entre haut et bas.
Dès qu'ils furent dehors, Noël et Joël galopèrent vers l'endroit d'où venait le bruit de serpe. Jacquemort les suivit sans se presser, en compagnie de Citroën.
Le plus jeune des apprentis, celui qui avait à peu près dix ans, ébranchait un pin. L'acier de la serpe s'élevait et s'abattait, de fins copeaux jaillissaient à chaque coup et la résine parfumait l'air de son odeur crissante. Joël choisit un poste d'observation commode et s'arrêta, fasciné. Noël resta à côté de lui, un peu en retrait.
– Comment tu t'appelles? demanda Noël au bout d'un instant.
L'apprenti leva son visage misérable.
– J' sais pas, dit-il. Peut-être Jean.
– Jean! répéta Noël.
– Moi, je m'appelle Joël, dit Joël et mon frère s'appelle Noël.
Jean ne répondit pas. La serpe s'abattait toujours avec une triste régularité.
– Qu'est-ce que tu fais, Jean? demanda Citroën qui arrivait.
– Ça, dit Jean.
Noël ramassa un des copeaux et le sentit.
– Ça doit être amusant, dit-il. Tu fais toujours ça?
– Non, dit Jean.
– Regarde, dit Citroën. Est-ce que tu sais cracher aussi loin que ça?
Jean regarda sans passion. Un mètre cinquante. Il s'essaya à son tour et fit plus que doubler la distance.
– Oh! dit Noël.
Citroën admirait sincèrement.
– Tu craches drôlement loin, dit-il, plein d'égards.
– Mon frère crache quatre fois plus loin, dit Jean qui n'avait guère l'habitude d'être apprécié chez lui et s'efforçait de détourner ces louanges gênantes sur quelqu'un de plus digne.
– Eh bien, dit Citroën, il doit cracher drôlement loin aussi!
La branche ne tenait plus que par quelques fibres. Elle se détacha au coup suivant et l'élasticité des ramilles la fit se dresser brusquement et s'abattre sur le côté. Jean l'écarta de la main.
– Attention! dit Jean.
– Tu es fort! dit Noël.
– Oh, dit Jean, c'est rien ça. Mon frère est bien plus fort que moi.
Tout de même, il attaqua la branche suivante avec une certaine emphase, et il fit jaillir de très gros éclats.
– Regarde ça, dit Citroën à Joël.
– Il la couperait presque d'un seul coup, dit Noël.
– Oui, dit Citroën.
– Presque, précisa Noël. Pas tout à fait d'un seul coup quand même.
– Je la couperais d'un seul coup si je voulais, dit Jean.
– Je crois bien, dit Citroën. Est-ce que tu as déjà coupé un arbre d'un seul coup?
– Mon frère l'a fait, dit Jean. Un vrai arbre. Il s'animait visiblement.
– Est-ce que tu habites au village? demanda Citroën.
– Oui, dit Jean.
– Nous, on a un jardin, dit Citroën. C'est amusant. Il y a d'autres garçons aussi forts que toi, au village?
Jean hésita, mais l'honnêteté l'emporta.
– Oh oui, dit-il. Des tas!
– Mais toi, dit Noël. Tu as au moins neuf ans?
– Dix ans, précisa Jean.
– Tu crois que je pourrais aussi couper des arbres, si j'avais dix ans? demanda Citroën.
– Je ne sais pas, dit Jean. C'est assez difficile quand on ne connaît pas.
– Est-ce que tu me prêterais ça? dit Citroën.
– Quoi? dit Jean. Ma serpe?
– Oui, ta serpe, dit Citroën en se délectant du mot.
– Essaye, dit généreusement Jean. Mais c'est lourd, tu sais.
Citroën la souleva respectueusement. Jean en profita pour se cracher dans les mains avec abondance. Ce que voyant Citroën, il la lui rendit avec une certaine gêne.
– Pourquoi tu craches dans tes mains? demanda Noël.
– Tous les hommes le font, dit Jean. Ça durcit les mains.
– Tu crois que mes mains durciraient aussi? demanda Citroën. Peut-être qu'elles deviendraient dures comme du bois!…
– Je ne sais pas, dit Jean. Il se remit au travail.
– Est-ce que tu as déjà creusé dans ton jardin pour y trouver des limaces? demanda Citroën.
Jean renifla, tout en étudiant la question, et expectora une remarquable masse verte à une distance proprement stupéfiante.
– Oh! dit Noël, tu as vu?
– Oui, dit Citroën. Intéressés, ils s'assirent par terre.
– Mon frère a déjà trouvé un os de mort, dit Jean. En creusant.
Ils l'écoutaient mais sans passion. Jacquemort, debout, regardait le bizarre quatuor. Il était un peu perplexe.
27 octembre.
Il s'éveilla en sursaut. On frappait à sa porte. Avant qu'il ait eu le temps de répondre, Clémentine entra.
– Bonjour, dit-elle, l'air absent. Elle paraissait complètement affolée.
– Que se passe-t-il? demanda Jacquemort, intrigué.
– Rien! dit Clémentine. C'est stupide. C'est un cauchemar que j'ai fait.
– Encore un accident?
– Non. Ils sortaient du jardin. Ça me hante.
– Retournez vous coucher, dit Jacquemort en s'asseyant sur son lit. Je vais m'occuper de ça.
– De quoi?
– Ne vous inquiétez pas. Elle parut un peu calmée.
– Vous voulez dire que vous pouvez faire quelque chose pour leur sécurité?
– Oui, dit Jacquemort.
Toujours la même pensée vague. Mais cette fois, elle lui suggérait une action précise.
– Retournez vous coucher, répéta-t-il. Je m'habille. Je viendrai vous voir sitôt la chose réglée. Ils sont déjà levés, je pense?
– Ils sont au jardin, dit Clémentine. Elle sortit et referma la porte.
– Pas comme ça, dit Citroën. Comme ça.
Il s'étendit à plat ventre sur l'herbe et, par un mouvement imperceptible des mains et des pieds, s'éleva à trente centimètres du sol. Puis d'un coup, il fila en avant et dix centimètres plus loin réalisa un magistral looping.
– Pas trop haut, prévint Noël. Ne dépasse pas le massif. On nous verrait.
Joël fit à son tour un essai, mais s'arrêta au sommet de sa boucle et revint en arrière.
– On vient! souffla-t-il à voix basse dès qu'il eut regagné le sol.
– Qui ça? demanda Citroën.
– C'est l'oncle Jacquemort.
– On joue aux cailloux, ordonna son frère.
Ils s'assirent tous trois, pelle en main. Jacquemort apparut comme prévu quelques minutes plus tard.
– Bonjour, oncle Jacquemort, dit Citroën.
– Bonjour, oncle, dit Joël.
– Bonjour, dit Noël. Assieds-toi avec nous.
– Je viens bavarder, dit Jacquemort en prenant place.
– Qu'est-ce que tu veux qu'on te raconte? dit Citroën.
– Mon Dieu, dit Jacquemort, des choses et d'autres. Qu'est-ce que vous faisiez?
– On cherche des cailloux, dit Citroën.
– C'est très amusant, ça, dit Jacquemort.
– Très amusant, dit Noël. On y joue tous les jours.
– J'en ai vu de très beaux sur la route hier en allant au village, dit Jacquemort, mais évidemment, je ne pouvais pas vous les rapporter.
– Oh, ça ne fait rien, dit Joël, il y en a plein ici.
– C'est vrai, reconnut Jacquemort. Il y eut un silence.
– Il y a plein d'autres choses sur la route, remarqua Jacquemort, anodin.
– Oui, dit Citroën. Il y a plein de choses partout, c'est vrai. On les voit à travers la grille. On voit tout le chemin jusqu'au tournant.
– Ah, oui, dit Jacquemort, mais après le tournant?
– Oh, dit Citroën, après le tournant, ça doit être la même chose.
– Il y a le village, un peu plus loin, dit Jacquemort.
– Avec des garçons comme Jean, dit Citroën.
– Oui.
Citroën parut assez dégoûté.
– Il se crache dans les mains, observa-t-il.
– Il travaille, dit Jacquemort.
– Tous ceux qui travaillent se crachent dans les mains?
– Naturellement, répondit Jacquemort. C'est pour faire mourir le poil.
– Et ils s'amusent? demanda Joël, les garçons du village.
– Ils jouent ensemble quand c'est l'heure de jouer. Mais ils travaillent surtout, sans ça on les battrait.
– Nous, dit Citroën, on joue tout le temps ensemble.
– Et puis il y a la messe, dit Jacquemort.
– Qu'est-ce que c'est, la messe? demanda Noël.
– Eh bien, c'est des tas de gens dans une salle, une grande salle, et puis il y a un monsieur le curé qui porte de beaux habits brodés, et il parle aux gens et ils lui flanquent des cailloux sur la gueule.
– C'est tout? demanda Citroën.
– Ça dépend, dit Jacquemort. Hier après-midi, par exemple, le curé avait organisé un très joli spectacle. Il s'est battu avec le sacristain, sur une scène, avec des gants de boxe, et ils se donnaient des coups de poing et à la fin, tout le monde s'est battu dans la salle.
– Toi aussi?
– Bien sûr.
– Qu'est-ce que c'est, une scène? interrogea Joël.
– C'est une sorte de plancher qui est levé en l'air pour que tout le monde puisse voir. Les gens sont assis sur des chaises tout autour. Citroën réfléchissait.
– Est-ce qu'on fait autre chose que de se battre, au village? demanda-t-il assez intrigué.
Jacquemort parut incertain.
– Ma foi, dit-il, non, en somme.
– Eh ben, dit Citroën, je trouve qu'on est bien mieux dans le jardin.
Jacquemort n'hésita plus.
– En somme, dit-il, vous n'avez plus envie de sortir?
– Pas du tout, dit Citroën. On est déjà dehors. Et puis on ne se bat pas. On a autre chose à faire.
– Quoi donc? demanda Jacquemort.
– Eh ben…
Citroën regarda ses frères.
– Chercher des cailloux, conclut-il.
Ils se remirent à creuser, signifiant clairement à Jacquemort que sa présence les importunait plutôt. Jacquemort se leva.
– Ça ne vous embête pas, qu'il n'y ait plus d'arbres? demanda-t-il avant de les quitter.
– Oh, dit Citroën, c'était joli, mais ça repoussera.
– Mais pour grimper?
Citroën ne dit rien. Noël répondit pour lui.
– Grimper aux arbres, dit-il, ce n'est plus de notre âge. Jacquemort, confondu, s'éloigna sans se retourner. S'il s'était retourné il aurait vu trois petites silhouettes s'élever d'un jet vers le ciel et se cacher derrière un nuage pour pouvoir rire à leur aise. Les questions des grandes personnes, c'est tellement insensé.
28 octembre.
Jacquemort revenait à grands pas, le dos courbé, la barbe étroite, l'œil fixe et bas. Il présentait maintenant une notable qualité d'opacité et ne se sentait, corrélativement, que très matériel. Les séances avaient progressé, s'étaient multipliées; sans doute n'y en aurait-il plus guère. Inquiet, Jacquemort se demandait. Comment cela finirait-il? Il avait beau faire et beau dire, il avait beau tout tirer de La Gloïre, il n'en acquérait, mentalement, rien de plus. Il ne possédait de vivant que ses souvenirs et ses expériences propres. Il ne parvenait pas à intégrer ceux de La Gloïre. Pas tous.
Baste, baste, se dit-il. La nature est fraîche et belle, quoique l'an soit sur son déclin. Mois d'octembre que je préfère aux climats baignés par la mer, mois d'octembre odorant et mûr, avec les feuilles noires et dures et les ronces en barbelé rouge, et tous les nuages qui bougent et s'étirent au bord du ciel, et les chaumes couleur vieux miel, et tout ça, mais c'est très joli, la terre est molle et brune et chaude, et s'inquiéter, quelle folie, tout ça va se tasser très vite. Ah! quelle est longue, cette route!
Un vol de maliettes qui partaient sans doute vers le sud lui fit lever les yeux, à cause de ses oreilles. Curieuse, cette habitude de chanter en accords: les oiseaux de pointe donnaient la basse, ceux du milieu, la tonique, les autres se répartissaient également la dominante et la sensible, et quelques-uns se risquaient à des enrichissements plus subtils, voire diminués. Tous attaquaient et s'arrêtaient à la même seconde à intervalles pourtant irréguliers.
Mœurs des maliettes, pensa Jacquemort. Qui les étudiera? Qui saura les décrire? Il faudrait un gros livre, sur papier couché illustré d'eaux-fortes en couleurs, dues au burin fertile de nos meilleurs animaliers. Maliettes, maliettes, que n'approfondit-on pas vos mœurs! Mais, las, qui jamais en prit une, maliettes couleur de suie, au poitrail rouge, à l'œil de lune, aux cris légers de petites souris. Maliettes qui mourez dès qu'on pose sur vos plumes impalpables le doigt le plus léger, qui mourez pour la moindre cause, lorsqu'on vous regarde trop longtemps, lorsqu'on rit en vous regardant, lorsqu'on vous tourne le dos, lorsqu'on enlève son chapeau, lorsque la nuit se fait attendre, lorsque le soir tombe trop tôt. Maliettes subtiles et tendres dont le cœur occupe, à l'intérieur, toute la place où les autres bêtes logent des organes banals.
Peut-être que les autres ne voient pas les maliettes comme je les vois, se dit Jacquemort, et peut-être que je ne les vois pas tout à fait comme je dis, mais en tout cas, une chose est sûre, c'est que même si on ne voit pas les maliettes, il faut faire semblant. Du reste, elles sont si visibles que l'on serait ridicule de les manquer.
Je distingue de moins en moins la route, voilà ce qui est sûr. Car je la connais trop. Et pourtant, nous trouvons beau surtout ce qui nous est familier, dit-on. Pas moi, probablement. Ou peut-être parce que cette familiarité me laisse libre de voir autre chose à la place. De voir les maliettes. Ainsi, rectifions: nous trouvons beau ce qui nous est assez indifférent pour nous permettre de voir ce que nous voulons à la place. Peut-être ai-je tort de mettre ceci à la première personne du pluriel: je trouve… (voir ci-dessus).
Hé, hé, se dit Jacquemort, me voilà étrangement profond et raffiné, soudain. Qui croirait, hein, qui croirait. Au reste, cette ultime définition témoigne d'un anormal bon sens. Et il n'y a rien de plus poétique que le bon sens.
Les maliettes passaient et repassaient, tournant aux moments les plus inattendus, dessinant dans le ciel des figures gracieuses parmi lesquelles une persistance prolongée de l'impression des images rétiniennes eût permis de distinguer le trifolium de Descartes et bien d'autres amusettes curvilignes y compris la courbe affectueuse que l'on nomme cardioïde.
Jacquemort les regardait toujours. Elles volaient de plus en plus haut, montaient en spirales amples, jusqu'à ne plus présenter de contour distinct. C'était maintenant de simples points noirs, rangés en ordre capricieux, animés d'une vie collective. Quand elles passaient devant le soleil, il clignait des yeux, ébloui.
Tout à coup, il aperçut dans la direction de la mer trois oiseaux un peu plus grands, qui volaient si vite qu'il ne put distinguer leur espèce. Se faisant un abat-jour de la main, il tenta de préciser son impression. Mais les trois bêtes volantes étaient déjà passées. Il les vit réapparaître derrière un bloc de rocher lointain, décrivant une courbe implacable et fonçant vers le ciel, l'un derrière l'autre, toujours à la même allure terrifiante. Leurs ailes devaient battre si rapidement qu'il ne pouvait les définir – c'était trois silhouettes allongées, fuselées, presque identiques.
Les trois oiseaux piquaient vers les maliettes en formation. Jacquemort s'arrêta et regarda. Il avait le cœur un peu rapide – une émotion qu'il ne pouvait expliquer. Peut-être l'aisance et la grâce des nouveaux arrivants – peut-être la crainte de les voir assaillir les maliettes – peut-être cette impression de concerté qui naissait de leurs mouvements parfaitement synchrones.
Ils montaient à un angle abrupt, le long d'une pente d'air imaginaire et leur rapidité coupait le souffle. Des hirondelles ne pourraient pas les suivre, pensa Jacquemort. Et ce devaient être d'assez gros oiseaux. L'incertitude de la distance à laquelle il les avait aperçus d'abord ne lui permettait pas de faire une estimation même approchée de leur taille, mais ils se détachaient sur le ciel d'une façon infiniment plus nette que les maliettes, perdues maintenant presque à la limite de visibilité, comme des têtes d'épingles sur le velours gris du ciel.
28 octembre.
Les journées raccourcissent, se disait Clémentine. Les journées raccourcissent et ça commence à parler de l'hiver et du printemps. Il y a une infinité de dangers en cette saison, une infinité de dangers nouveaux que l'on entrevoit déjà avec terreur en été, mais dont le détail ne se précise et ne se distingue que sur le moment, quand les journées raccourcissent, quand les feuilles s'envolent, quand la terre se met à sentir le chien mouillé chaud. Novrier, le mois froid du crachin. La pluie qui tombe peut causer bien des dégâts en bien des endroits, elle peut raviner les champs, combler les ravins, ravir les corbeaux. Elle peut geler subitement et Citroën attrape une bronchopneumonie double, et le voilà qui tousse et crache le sang, et sa mère inquiète, à son chevet, se penche sur le pauvre visage fluet qui fait mal à voir, et les autres, sans surveillance, en profitent pour sortir sans leurs souliers montants, et ils prennent froid à leur tour, chacun attrape une maladie d'une espèce différente, impossible de les soigner tous trois en même temps, et on s'use les pieds à courir d'une pièce à une autre, mais même sur les moignons, moignons qui saignent à bouillons rouges sur le carreau froid, on se rue d'un lit à l'autre avec le plateau et les médicaments; et les microbes des trois chambres distinctes, soudain, flottent dans l'air et s'unissent, et, de leur combinaison ternaire, voici que résulte un hybride immonde, un crobe monstrueux, visible à l'œil nu, qui a la propriété singulière de provoquer la croissance de ganglions doux et terribles, en chapelets mollasses sur les articulations des enfants étendus, et voici que crèvent les ganglions distendus, et les microbes ruissellent hors des blessures, oui, voilà, voilà tout ce que peut apporter la pluie, la pluie grisâtre d'octembre et le vent de novrier l'accompagne; ah! le vent, maintenant, ne peut plus arracher aux arbres les branches pesantes qu'il projette sur les têtes des innocents. Mais si le vent se venge aussi, gifle la mer de son souffle brutal, et montent, montent les embruns sur la falaise détrempée; à l'un d'eux s'accroche une bête, un coquillage minuscule. Joël regardait les vagues, et (oh rien! un effleurement à peine) la coquille vient à lui tomber dans l'œil. Sitôt tombée sitôt sortie, il frotte sa manche sur son œil, il n'a rien, rien qu'une imperceptible égratignure; et de jour en jour cette fêlure s'étend, et l'œil de Joël, mon Dieu, cet œil, voilà qu'il ressemble aux prunelles de blanc d'œuf coagulé des vieux qui ont trop regardé le feu – et l'autre œil, gagné par le mal sournois, tourne vers le ciel son regard terne; Joël, mon Dieu, aveugle… et les embruns, sur la falaise, montent, montent, et la terre, comme du sucre, s'amollit sous leur manteau d'écume, et comme du sucre, elle fond, elle fond et s'effondre et coule, et Citroën et Noël, mon Dieu, comme une lave froide, la terre fondante les entraîne et leurs corps légers d'enfants flottent un instant à la surface du flot noirâtre et s'enfoncent, et la terre, ah! la terre leur emplit la bouche; criez, criez donc, que l'on sache, que l'on vienne!…
La maison tout entière retentit du hurlement de Clémentine. Mais il restait sans écho, tandis qu'elle se ruait en bas des marches et jusqu'au jardin, appelant ses enfants, sanglotante, éperdue. Il n'y avait que le temps gris pâle et le bruit éloigné des vagues. Affolée, elle alla jusqu'à la falaise. Puis elle pensa qu'ils dormaient peut-être et se précipita vers la maison, mais à mi-chemin, une idée la retint et elle obliqua vers le puits dont elle vérifia le lourd couvercle de chêne. Titubante, hors d'haleine, elle reprit sa course, remonta l'escalier, visita les chambres de la cave au grenier, ressortit. Elle appelait toujours d'une voix que l'émotion commençait à enrouer. Puis, saisie d'une intuition finale, elle courut à la grille. Elle était ouverte. Elle s'élança sur le chemin. Cinquante mètres plus loin, elle rencontra Jacquemort qui revenait du village. Il marchait lentement, le nez en l'air, perdu dans la contemplation des oiseaux. Elle le saisit aux revers.
– Où sont-ils? Où sont-ils? Jacquemort sursauta, il s'y attendait si peu.
– Qui? demanda-t-il, faisant un effort de mise au point sur Clémentine.
Ses yeux, cuits par la lumière de l'air, dansaient devant lui.
– Les enfants! La grille est ouverte! Qui l'a ouverte? Et ils sont partis!
– Mais non, ils ne sont pas partis, dit Jacquemort. La grille, c'est moi qui l'ai ouverte, quand je suis sorti. Et s'ils étaient partis, je les aurais vus.
– C'est vous! haleta Clémentine. Malheureux! Ainsi, grâce a vous, les voila perdus!
– Mais ils s'en foutent! dit Jacquemort. Vous n'avez qu'à leur demander vous-même, ils n'ont absolument pas la moindre envie de sortir du jardin.
– C'est ce qu'ils vous ont dit! Mais si vous croyez que mes enfants ne sont pas assez intelligents pour vous rouler!… Venez! courons!…
– Avez-vous regardé partout? demanda Jacquemort, en la saisissant par la manche.
Elle commençait à l'impressionner.
– Partout! dit Clémentine avec un sanglot. Même dans le puits.
– C'est embêtant, ça, dit Jacquemort.
Machinalement, il leva les yeux une dernière fois. Les trois oiseaux noirs avaient cessé de jouer avec les maliettes, et piquaient vers le sol. Un instant fugitif, il entrevit la vérité. Et il la rejeta la seconde d'après – pur fantasme, idée folle – où peuvent-ils être? Il suivait cependant leur vol; ils disparurent derrière la courbe de la falaise.
Il courut le premier. Clémentine haletait en sanglotant derrière lui. Cependant, elle prit le temps de tirer la grille après l'avoir franchie. Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, Citroën descendait l'escalier. Clémentine se jeta sur lui comme une bête fauve. Jacquemort, un peu remué, la regardait avec discrétion. Clémentine bégayait des paroles sans suite, l'embrassant, le questionnant.
– J'étais au grenier avec Joël et Noël, expliqua l'enfant lorsqu'elle le laissa parler. On regardait les vieux livres.
Noël et Joël descendirent l'escalier à leur tour. Ils avaient le teint vif, le sang fouetté – il traînait autour d'eux comme une odeur de liberté. Lorsque Noël rentra prestement dans sa poche l'effilochure de nuage qui en dépassait encore, Joël sourit de l'étourderie de son frère.
Elle ne les quitta pas jusqu'au soir, multipliant les gâteries, les larmes et les caresses, comme s'ils venaient d'échapper à quelque moloch. Elle les borda dans leurs lits bleus et ne s'éloigna que lorsqu'ils furent allongés et endormis. À ce moment-là, elle monta au second étage et frappa chez Jacquemort. Elle parla pendant un quart d'heure. Lui acquiesçait, compréhensif. Lorsqu'elle retourna chez elle, il prépara son réveil pour le lever du jour. Le lendemain, il irait au village convoquer les ouvriers.
67 novrier.
– Viens regarder, dit Citroën à Joël. Il avait le premier réagi aux bruits qui s'élevaient en provenance de la grille.
– Ça m'ennuie de venir, dit Joël. Maman ne sera pas contente, et elle pleurera encore.
Citroën essaya de l'ébranler.
– Tu ne risques rien, dit-il.
– Si. Quand elle pleure, dit Joël, elle vous embrasse avec la figure mouillée. C'est dégoûtant. C'est chaud.
– Moi, ça m'est égal, dit Noël.
– De toute façon, qu'est-ce qu'elle fera? dit Citroën:
– Je ne veux pas lui faire de peine, dit Joël.
– Ça ne lui fait pas de peine, dit Citroën, ça l'amuse de pleurer et de nous prendre dans ses bras, et de nous embrasser.
Ils s'éloignèrent, Noël et Citroën se tenant par le cou. Joël les regardait. Clémentine interdisait que l'on approche des ouvriers pendant la durée de leur travail. Certes.
Mais d'habitude, à cette heure-là, elle s'affaire dans la cuisine et le bruit des fritures et celui des casseroles l'empêchent d'avoir l'oreille tendue ailleurs; et, au fond, ce n'est pas très mal d'aller voir les ouvriers si on ne leur parle pas, après tout. Qu'est-ce qu'ils sont en train de fabriquer, Noël et Citroën?
Joël, pour changer du vol, se mit à courir afin de rattraper les deux autres, si vite qu'au tournant de l'allée il dérapa sur le gravier et faillit choir. Il reprit son équilibre et repartit. Il riait tout seul. Voilà qu'il ne savait plus marcher.
Citroën et Noël, les bras ballants, étaient debout côte à côte, et là où aurait dû, à un mètre près, se dresser le mur du jardin et la grande grille d'or, Citroën et Noël, un peu étonnés, faisaient face au vide.
– Où est-il? demanda Noël. Où est le mur?
– Je ne sais pas, murmura Citroën.
Rien. Un vide clair. Une absence totale, subite et nette comme tranchée au rasoir, se dressait devant eux. Le ciel était plus haut. Joël, intrigué, s'approcha de Noël.
– Qu'est-ce qui est arrivé? demanda-t-il. Les ouvriers ont emmené le vieux mur?
– Sûrement, dit Noël.
– Il n'y a plus rien, dit Joël.
– Qu'est-ce que c'est? dit Citroën. Qu'est-ce qu'ils ont donc fait? Ça n'a pas de couleur. C'est pas blanc. C'est pas noir, c'est en quoi?
Il s'avança.
– Touche pas, dit Noël. Touche pas, Citroën. Citroën hésitait et tendit la main, mais il s'arrêta avant d'atteindre le vide.
– J'ose pas, dit-il.
– On ne voit plus rien là où il y avait la grille, dit Joël. Avant, on voyait le chemin et un coin des champs, tu te rappelles. Maintenant, c'est tout vide.
– C'est comme quand on a les yeux fermés, dit Citroën. Et pourtant on a les yeux ouverts, il n'y a plus que le jardin qu'on voit.
– C'est comme si le jardin était notre œil, dit Noël, et si ça, c'étaient les paupières. C'est pas noir et c'est pas blanc et il n'y a pas de couleurs, juste rien. C'est un mur de rien.
– Oui, dit Citroën, c'est sûrement ça. Elle a fait construire un mur de rien pour qu'on ne puisse pas avoir envie de sortir du jardin. Comme ça, tout ce qui n'est pas le jardin c'est rien et on ne peut pas y aller.
– Mais, dit Noël, il n'y a plus rien d'autre? Il n'y a plus que le ciel?
– Ça nous suffit, dit Citroën.
– Je ne croyais pas qu'ils avaient déjà fini, dit Joël. On les entendait donner les coups de marteau et parler. Je croyais qu'on allait les voir travailler. Moi ça ne m'amuse pas. Je vais voir maman.
– Peut-être qu'ils n'ont pas fini tout le mur? dit Noël.
– Allons voir, dit Citroën.
Noël et Citroën, plantant là leur frère, partirent le long du sentier qui longeait le mur, du temps que le mur existait, et qui maintenant, formait le chemin de ronde de leur nouvel univers fermé. Ils volaient très vite, au ras du sol, filant sous les branches basses.
Lorsqu'ils arrivèrent près du côté de la falaise, Citroën s'arrêta net. Il y avait devant eux un long pan de mur primitif, avec ses pierres et ses plantes grimpantes qui garnissaient le chaperon d'un couronnement vert bruissant d'insectes.
– Le mur! dit Citroën.
– Oh! dit Noël. Regarde! On ne voit plus le haut. Lentement, la surface disparut, comme escamotée.
– Ils le descendent devant, dit Citroën. Ils sont en train de descendre le dernier morceau devant. On ne le verra plus du tout.
– On ira de l'autre côté, dit Noël, si on veut.
– Oh! dit Citroën, on n'a pas besoin de le voir. De toute façon, on s'amuse mieux avec les oiseaux, maintenant.
Noël se tut. jl était d'accord et ceci se passait de commentaires. A son tour, le bas du mur céda la place à l'invisible. Ils entendirent les commandements du chef d'équipe et des coups de marteau et puis le silence ouaté.
Des pas pressés résonnèrent sur le chantier. Citroën se retourna. Clémentine, suivie de Joël, arrivait.
– Citroën, Noël, venez, mes petits. Maman a fait un bon gâteau pour le goûter. Allez, allez! Celui qui vient m'embrasser le premier aura le plus gros morceau.
Citroën resta sur le sentier. Noël lui fit un clin d'œil et se précipita dans les bras de Clémentine en feignant la terreur. Elle le serra contre elle.
– Qu'est-ce qu'il y a, mon bébé? Il a l'air tout triste. Qu'est-ce qui le taquine?
– J'ai peur, murmura Noël. Y a plus de mur.
Citroën avait envie de rire. Quel comédien, son frère!
Joël, un bonbon dans la bouche, rassura Noël.
– C'est rien du tout, dit-il. Moi j'ai pas peur. C'est juste un mur plus joli que l'autre, pour qu'on soit mieux dans le jardin.
– Mon chéri! dit Clémentine, embrassant Noël avec passion. Tu crois donc que maman pourrait faire quelque chose qui te fasse peur? Allez! venez goûter bien gentiment.
Elle fit un sourire à Citroën. Il vit que sa bouche tremblait et il fit non, de la tête. Quand elle commença à pleurer, il la regarda avec curiosité. Et puis, haussant les épaules, il s'approcha enfin. Elle l'étreignit convulsivement
– Méchant! dit Joël. Tu as encore fait pleurer maman. Il lui donna un bon coup de coude.
– Mais non, dit Clémentine.
Elle avait la voix mouillée de larmes.
– Il n'est pas méchant. Vous êtes tous gentils et vous êtes tous les trois mes poulets. Allez, allez, venez voir le beau gâteau. Allons!
Joël se mit à courir, suivi de Noël. Clémentine prit Citroën par la main et l'entraîna. Il suivit le mouvement, le regard un peu dur; il n'aimait pas la main crispée sur son poignet; ça le mettait mal à l'aise. Il n'aimait pas les larmes non plus. Une sorte de pitié le forçait à rester contre elle, mais cette pitié lui faisait honte, le gênait, comme le jour où en entrant sans frapper dans la chambre de la bonne il l'avait trouvée nue devant une cuvette avec plein de poils sur le ventre et une serviette rouge à la main.
79 décars.
Plus d'arbres, pensait Clémentine. Plus d'arbres, une grille de qualité. Ce sont deux choses. Deux choses infimes, certes, mais riches de conséquences possibles. Un nombre considérable d'accidents de toute sorte se trouvent d'ores et déjà relégués au domaine de l'éventuel mort. Ils sont beaux, ils grandissent, ils ont bonne mine. C'est l'eau bouillie, et les mille précautions prises. Et comment se porteraient-ils mal, puisque je me réserve le mal? Mais il ne faut jamais relâcher sa vigilance, il faut continuer. Continuer. Il reste tant de dangers! Ceux de l'altitude et de l'espace supprimés, il subsiste ceux du sol. Le sol. Pourriture, microbes, souillures, tout vient du sol. Isoler le sol. Relier entre eux les côtés du mur par un plancher aussi étanche aux risques. Ces murs merveilleux, ces murs d'absence, ces murs auxquels on ne peut se heurter, mais qui limitent de façon idéale. Qui limitent à l'état pur. Un sol analogue, un sol annihilant le sol. Il leur resterait le ciel à regarder… et le ciel a si peu d'importance. Certes, bien des malheurs peuvent fondre sur eux, venus d'en haut. Mais sans vouloir minimiser les risques immenses du ciel, on peut admettre – et je ne crois pas être une mauvaise mère en me laissant aller – oh! tout théoriquement – à l'admettre, que par ordre de danger croissant, le ciel vient en dernier. Mais le sol.
Carreler le jardin? Des carreaux de céramique. Blancs, peut-être? Mais la réverbération du soleil sur leurs pauvres yeux; un soleil de plomb, tout d'un coup; et un nuage transparent passe devant lui; par malheur le nuage a la forme d'une lentille – d'une espèce de loupe – et le faisceau se concentre juste sur le jardin; les carreaux blancs reflètent la lumière avec une puissance insoupçonnable, et elle jaillit autour des enfants – leurs pauvres menottes se lèvent, ils tâchent de se protéger les yeux – mais déjà les voilà qui chancellent, aveuglés par l'implacable énergie -ils tombent, ils ne voient plus… Seigneur, faites qu'il pleuve… Je mettrai des carreaux noirs, Seigneur, des carreaux noirs – et cependant les carreaux sont si durs, s'ils perdaient l'équilibre – une glissade après la pluie, un faux mouvement – et une chute, voilà Noël par terre. Malheureusement personne ne l'a vu tomber; une fracture invisible se cache maintenant sous les jolis cheveux fins -ses frères ne le ménagent pourtant pas plus qu'à l'ordinaire – un jour le voilà qui délire – on cherche – on a oublié, le docteur ne sait pas, et soudain, son crâne se fend, la fracture s'est agrandie et, comme un couvercle, le dessus de la tête se détache – et un monstre velu en sort. Non! non! ce n'est pas vrai, ne tombe pas, Noël… attention!… Où est-il?… Ils dorment – là, à côté de moi, ils dorment. Je les entends dormir – dans leurs petits lits… je vais les réveiller, attention, pas de bruit – attention!… mais cela n'arriverait pas si le sol était doux et tendre comme un tapis de caoutchouc – c'est cela qu'il leur faut sans doute, du caoutchouc, voilà, c'est bien, le jardin entier tendu de caoutchouc comme un tapis – pourtant le feu – le caoutchouc qui brûle – collant, leurs pieds s'y engluent – et la fumée les asphyxie – assez, je ne veux pas, c'est faux, c'est impossible – j'ai eu tort de chercher mieux – comme le mur; comme le mur, rien, annuler le sol – il faut qu'ils viennent, il faut qu'ils reviennent, que l'on rejoigne les murs par un tapis d'absence invisible – ils resteront dans la maison pendant le temps qu'on me l'installe et quand cela sera fini, il n'y aura plus de danger, – si, le ciel, j'y ai bien pensé – mais j'avais conclu tout à l'heure qu'il fallait d'abord s'assurer que le sol ne pouvait plus rien…
Elle se leva – Jacquemort ne refuserait pas de convoquer les hommes pour le sol – C'est bête de ne pas avoir tout fait faire en même temps – Mais on ne peut pas penser à tout à la fois – il faut chercher – chercher toujours – se punir de ne pas avoir su d'emblée, et tâcher de persévérer, d'améliorer sans cesse – il faut leur construire un monde parfait, un monde propre, agréable, inoffensif, comme l'intérieur d'un œuf blanc posé sur un coussin de plume.
80 décars.
En revenant de commander les travaux, Jacquemort passa devant l'église, et comme l'heure matinale lui laissait des loisirs, il décida de bavarder un peu avec le curé dont les conceptions lui plaisaient assez. Il entra dans le vaste ellipsoïde où régnait un clair-obscur de bon goût, huma l'atmosphère religieuse avec une volupté de vieux viveur et parvint à la porte de la sacristie, entrouverte et qu'il poussa. Trois petits coups préalables avaient signalé sa venue.
– Entrez, dit le curé.
Il sautait à la corde, en caleçon, au milieu de la petite pièce encombrée. Dans son fauteuil, le sacristain appréciait, un verre de gnôle au poing. La claudication du curé nuisait à l'élégance de son action, mais il s'en tirait néanmoins à son avantage.
– Bonjour, dit le sacristain.
– Mes respects, monsieur le curé, dit Jacquemort. Comme je passais, j'ai voulu en profiter pour vous saluer.
– C'est chose faite, observa le sacristain. Un petit coup de bistouille?
– N'affectez donc pas de parler campagnard, dit le curé sévèrement. Un langage de luxe convient à la maison du Seigneur.
– Mais la sacristie, mon curé, observa le sacristain, c'est comme qui dirait les cabinets de la maison du Seigneur. On s'y relâche un peu.
– Créature diabolique, dit le curé, le foudroyant du regard. Je me demande pourquoi je vous garde auprès de moi.
– Avouez que ça vous fait une bonne propagande, mon curé, dit le sacristain. Et pour vos spectacles, je vous suis tout de même utile.
– À propos, dit Jacquemort, que pensez-vous faire pour le prochain?
Le curé s'arrêta de sauter, replia soigneusement sa corde et la fourra en vrac dans un tiroir. Tandis qu'il parlait, il essuyait son thorax mollasson au moyen d'une serviette-éponge légèrement grisâtre.
– Ce sera grandiose, dit-il.
Il se gratta l'aisselle, puis aussitôt le nombril, hocha la tête et reprit:
– Une exhibition dont le luxe fera pâlir celui des spectacles laïques où des créatures dévêtues servent de prétexte à l'élaboration d'un cadre majestueux. Qui plus est, songez que l'attraction principale constituera un ingénieux moyen de se rapprocher du Seigneur. Voilà ce que je compte faire. Au milieu d'un déploiement inimaginable d'ornements et de costumes, un chœur d'enfants de Marie remorquera jusqu'au champ de Bastiën une montgolfière d'or attachée au sol par mille fils d'argent. Dans la nacelle, je prendrai place, aux accents de l'orgue à vapeur, et sitôt parvenu à l'altitude convenable, je défenestrerai ce sacripant de sacristain. Et Dieu sourira devant l'éclat inoubliable de cette fête et le triomphe de sa Parole de luxe.
– Hé, là, dit le sacristain, vous ne m'aviez pas prévenu, mon curé; je vais me casser la gueule, moi!
– Créature diabolique! gronda le curé, et tes ailes de chauve-souris!
– J'ai pas volé depuis des mois, dit le sacristain, toutes les fois que j'essaie, le menuisier me flanque une charge de gros sel dans les fesses et me traite de volaille.
– Tant pis pour toi, dit le curé, tu te casseras la gueule.
– Eh bien, c'est vous qui serez le plus embêté, marmonna le sacristain.
– Sans toi? Ce sera enfin la délivrance.
– Hum, observa Jacquemort, me permettez-vous une remarque? Il me semble que vous constituez les deux termes d'un équilibre; l'un rend l'autre valable. Sans diable, votre religion prendrait un aspect un peu gratuit.
– Voilà, dit le sacristain, je ne suis pas fâché de vous l'entendre dire. Écoutez, mon curé, avouez que je vous justifie.
– Va-t'en, vermine, dit le curé, tu es sale et tu sens mauvais.
Le sacristain en avait entendu d'autres.
– Et ce qui est dégoûtant de votre part, ajouta-t-il, c'est que j'ai toujours le vilain rôle, que je ne proteste jamais, et que vous persistez à m'engueuler. Si seulement on intervertissait de temps en temps.
– Et quand je prends les pierres sur la figure? dit le curé. C'est pas toi qui leur souffles de me les lancer?
– Si j'y pouvais quelque chose, vous en recevriez plus souvent, grommela l'autre.
– Va, je ne t'en veux point! conclut le curé. Mais ne recommence pas à oublier tes devoirs. Dieu a besoin de fleurs, Dieu a besoin d'encens, il lui faut les hommages et les présents somptueux, l'or et la myrrhe et les visions miraculeuses, et des adolescents beaux comme des centaures, et des diamants brillants, des soleils, des aurores, et tu es là, laid et miteux, comme un âne pelé qui pète dans un salon… mais parlons d'autre chose, tu me mettrais en colère. Je te flanquerai en bas, ça ne souffre pas de discussion.
– Eh ben, je ne tomberai pas, dit le sacristain très sec. Il cracha une langue de feu qui grilla les poils des jambes du curé. Ce dernier blasphéma.
– Messieurs, dit Jacquemort, je vous en prie.
– Au fait, reprit le curé très mondain, qu'est-ce qui vaut le plaisir de votre visite?
– Je passais, expliqua Jacquemort, et j'ai voulu en profiter pour vous saluer.
Le sacristain se leva.
– Je vous laisse, mon curé, dit-il. Je vous laisse causer avec monsieur untel.
– Au revoir, dit Jacquemort.
Le curé se raclait les jambes pour détacher le poil grillé.
– Que devenez-vous? demanda-t-il.
– Ça va bien, dit Jacquemort. J'étais venu au village chercher les ouvriers. Il y a encore quelques travaux à faire à la maison.
– Toujours pour la raison? demanda le curé.
– Toujours, dit Jacquemort. L'idée qu'il pourrait leur arriver quelque chose la rend folle.
– Mais elle serait également folle d'avoir l'idée qu'il ne peut rien leur arriver, observa le curé.
– Fort juste, dit Jacquemort. C'est pourquoi j'ai jugé au début qu'elle s'exagérait le danger. Mais j'avoue que cette frénésie de protection m'inspire maintenant un certain respect.
– Quel amour admirable! dit le curé. Ce luxe de précautions! Se rendent-ils compte au moins de ce qu'elle fait pour eux?
Jacquemort ne répondit pas tout de suite. Cet aspect du problème lui avait échappé. Il hésita:
– Ça, je ne sais pas…
– Cette femme est une sainte, dit le curé. Et cependant, elle ne vient jamais à la messe. Allez donc expliquer ça.
– C'est inexplicable, dit Jacquemort. De fait, ça n'a aucun rapport, convenez-en. C'est là l'explication.
– J'en conviens, dit le curé, j'en conviens. Ils se turent.
– Eh bien, dit Jacquemort, je vais m'en aller.
– Eh oui, dit le curé, vous allez vous en aller.
– Alors je m'en vais, dit Jacquemort. Il lui dit au revoir, et il s'en alla.
12 marillet.
Le ciel se carrelait de nuages jaunâtres et de mauvais aspect. Il faisait froid. Au loin, la mer commençait à chanter dans une tonalité désagréable. Le jardin s'étendait dans la lumière sourde d'avant l'orage. Depuis la dernière transformation, il n'y avait plus de sol; seuls dépassaient, jaillis du vide, les rares massifs et les buissons échappés au massacre des arbres. Et l'allée de gravier subsistait, intacte, coupant en deux l'invisibilité de la terre.
Les nuages se rapprochaient furtivement les uns des autres; à chaque jonction on entendait un bourdonnement sourd, en même temps que jaillissait une lueur rousse. Le ciel semblait se concentrer au-dessus de la falaise. Lorsqu'il ne fut plus qu'un tapis sale et pesant, un grand silence s'abattit. Et derrière ce silence, on entendit venir le vent, discret d'abord, sautelant par-dessus les corniches et les cheminées, et bientôt plus tendu, plus dur, arrachant un zonzon aigu à chaque angle de la pierre, courbant la tête inquiète des plantes, chassant devant lui les premières lames d'eau. Alors le ciel se craquela d'un coup, comme une faïence morte, et la grêle commença, des grêlons amers qui explosaient contre les ardoises du toit, faisant jaillir un pulvérin de cristal dur; la maison disparut peu à peu sous la vapeur foncée – les grêlons s'abattaient sauvagement dans l'allée et des étincelles crevaient en chaque point d'impact. Sous les chocs répétés, la mer commençait à bouillir et montait comme un lait noirâtre.
La première stupeur passée, Clémentine avait cherché ses enfants. Ils étaient par bonheur dans leur chambre et elle les rassembla bien vite autour d'elle, dans le grand living-room du rez-de-chaussée. Dehors, il faisait tout à fait nuit et le brouillard sombre qui baignait les fenêtres prenait à la lueur des lampes des phosphorescences inégales.
Et il aurait suffi qu'ils soient dehors, pensait-elle, pour que je les retrouve hachés par la grêle, écrasés sous ces œufs de diamant noir, étouffés par la poudre irrespirable et sèche qui leur emplit, insidieuse, les poumons. Quelle protection serait suffisante? Un toit? bâtir un toit sur le jardin? Ce n'est pas la peine, autant vaut la maison, plus solide que n'importe quel toit surajouté – mais la maison elle-même, au fait, ne pourrait-elle s'effondrer – et si cette grêle durait des heures – des jours et des semaines – le poids de la poussière morte accumulée sur le toit ne suffirait-il point à effondrer la charpente? Il faudrait une pièce bâtie d'acier, une pièce invulnérable, un abri parfait – il faudrait les garder dans un coffre puissant, comme on garde toujours les bijoux de grand prix, il leur faut des écrins de force illimitée, indestructibles et durs comme les os du temps, il faut qu'on leur construise ici même, demain – dès demain.
Elle regarda les trois enfants. Insoucieux de l'orage, ils jouaient, pacifiques et détendus.
Jacquemort, où est-il? Je veux discuter avec lui la solution la meilleure.
Elle appela la bonne.
– Où est Jacquemort?
– Dans sa chambre, je pense, répondit Culblanc.
– Cherchez-le, voulez-vous?
La haute rumeur de la mer mousseuse engourdissait l'oreille. La grêle ne cédait pas.
Jacquemort apparut quelques instants après la sortie de la bonne.
– Voilà, dit Clémentine. Je crois que j'ai trouvé la solution définitive.
Elle lui exposa le résultat de sa réflexion.
– Comme ça, dit-elle, ils ne risqueront plus rien. Mais je vais être obligée de vous demander encore une fois votre aide.
– Je vais au village demain, dit-il. Je préviendrai le forgeron en passant.
– J'ai hâte que ce soit fait, dit-elle. Je serai tellement plus tranquille pour eux. J'ai toujours senti que je trouverai un jour le moyen de les protéger totalement du mal.
– Il est possible que vous ayez raison, dit Jacquemort. Je ne sais pas. Cela vous demandera un dévouement de tous les instants.
– Se dévouer pour quelqu'un que l'on est sûr de garder, ce n'est rien, répondit-elle.
– Ils ne prendront pas beaucoup d'exercice, dit Jacquemort.
– Je ne suis pas sûre que ce soit tellement sain, observa Clémentine. Ce sont des enfants assez fragiles.
Elle soupira.
– J'ai l'impression d'être tout près du but, dit-elle. C'est extraordinaire. Ça me soûle un peu.
– Vous pourrez vous reposer, remarqua-t-il, dans une certaine mesure.
– Je ne sais pas. Je les aime tant que je ne crois plus au repos pour moi.
– Si vous avez la patience de supporter cette sujétion…
– Ça ne sera plus rien, conclut-elle. À côté de ce que j'ai enduré!…
14 marillet.
Par les trous des haies, on voyait des bêtes lentes et paisibles qui broutaient l'herbe rase des champs. Sur le chemin, sec et désert, il ne restait plus trace de la grêle de la veille. Le vent agitait les buissons dont le soleil faisait danser l'ombre pointillée.
Jacquemort posait sur tout cela des regards attentifs; sur tous ces paysages qu'il ne reverrait plus – le jour venait de prendre la place que lui destinait le sort.
Si je ne m'étais pas trouvé sur le chemin de la falaise, pensait-il. Le 28 août. Et maintenant, les mois sont devenus si drôles – à la campagne, le temps, plus ample, passe plus vite et sans repères.
Et qu'ai-je donc assimilé. Qu'ont-ils bien voulu me laisser. Que pouvaient-ils communiquer?
La Gloïre est mort hier, et je vais prendre sa place. Vide au départ, j'avais un handicap trop lourd. La honte, c'est tout de même ce qu'il y a de plus répandu.
Mais qu'avais-je à vouloir sonder, qu'avais-je à vouloir savoir – pourquoi tenter d'être comme eux – sans préjugés, doit-on nécessairement aboutir à cela, cela seul?
Il revoyait un autre jour où dansaient en l'air des maliettes – et tous les pas qu'il avait faits sur ce chemin trop bien connu, tous ces pas pesaient à ses jambes, et il se sentait soudain si lourd, trajet parcouru tant de fois, pourquoi donc met-on tout ce temps à se dégager du départ, pourquoi donc suis-je resté dans la maison de la falaise – il fallait la quitter demain pour vivre dans l'or de La Gloïre.
La maison. Le jardin. Derrière, la falaise et la mer. Où est donc Angel, se demanda-t-il, où est-il parti sur cet instrument incertain qui dansait au milieu de l'eau?
Laissant derrière lui la grille d'or, il descendit le chemin de la falaise et gagna la grève, et les cailloux humides à l'odeur fraîche avec leur frange d'écume fine.
Il ne restait plus guère de trace du départ d'Angel. Quelques pierres encore noircies par le feu du chemin de lancement, c'est tout. Machinalement il leva les yeux. Et resta sur place, figé.
Les trois enfants couraient au bord de la falaise, de toute leur vitesse, silhouettes rapetissées par la distance et l'angle d'observation. Ils couraient comme en terrain plat, sans souci des pierres qui roulaient sous leur pieds, insensibles à la proximité du vide, apparemment frappés de folie. Un geste maladroit et ils tombent. Un faux pas, et je les ramasse à mes pieds, brisés, saignants.
Le sentier de douaniers qu'ils suivaient présentait une coupure abrupte un peu plus loin; aucun des trois ne manifestait par un signe quelconque qu'il dût s'y arrêter. Oubliée, sans doute.
Jacquemort crispa ses poings. Crier – et risquer de les faire tomber? Ils ne pouvaient voir la coupure qu'il distinguait, lui, de sa place.
Trop tard. Citroën, le premier, l'aborda. Les poings de Jacquemort étaient tout blancs et il gémit. Les enfants tournèrent la tête vers lui, le virent. Et puis, lancés dans le vide, ils décrivirent une courbe aiguë et vinrent se poser à côté de lui, babillant et riant comme des hirondelles d'un mois.
– Tu nous as vus, oncle Jacquemort? dit Citroën. Mais tu ne le diras pas.
– On jouait à faire semblant de ne pas savoir voler, dit Noël.
– C'est amusant, hein, dit Joël. Si tu jouais avec nous.
Maintenant, il comprenait.
– C'était vous, l'autre jour, avec les oiseaux? demanda-t-il.
– Oui, dit Citroën. On t'avait vu, tu sais. Mais on essayait d'aller très vite, alors on ne s'est pas arrêtés. Et puis, tu sais, on ne le dit à personne, qu'on vole. On attend de voler très bien pour faire la surprise à maman.
Pour faire la surprise à maman. Et quelle surprise elle vous prépare. Ça change tout.
Si c'est ça, elle ne peut pas. Il faut qu'elle sache. Les enfermer dans ces conditions-là… Je dois faire quelque chose. Je dois… je ne veux pas accepter… il me reste un jour… je ne suis pas encore dans la barque du ruisseau rouge…
– Retournez jouer, mes petits, dit-il. Il faut que je remonte voir votre mère.
Ils filèrent au ras des vagues, se poursuivirent, revinrent près de lui, l'escortèrent un moment et l'aidèrent à franchir les rochers les plus hauts. En quelques instants, il avait regagné la crête. D'un pas décidé, il se dirigea vers la maison.
– Mais écoutez, dit Clémentine surprise, je ne comprends pas. Hier, vous avez trouvé que c'était une bonne idée et voilà que vous arrivez en me disant que c'est absurde.
– Je suis toujours d'accord, dit Jacquemort. Votre solution leur assure une protection efficace. Mais un problème subsiste, et vous avez oublié de vous le poser.
– Lequel? demanda-t-elle.
– En fait, ont-ils besoin de cette protection? Elle haussa les épaules.
– C'est évident. Je meurs d'inquiétude toute la journée en pensant à ce qui pourrait leur arriver.
– L'emploi du conditionnel, observa Jacquemort, est fréquemment un aveu d'impuissance – ou de vanité.
– Ne vous perdez pas en digressions oiseuses. Soyez un peu normal, pour une fois.
– Écoutez, insista Jacquemort, je vous demande sérieusement de ne pas le faire.
– Mais pour quelle raison, demanda-t-elle. Expliquez-vous!
– Vous ne comprendriez pas…, murmura Jacquemort.
Il n'avait pas osé trahir leur secret. Au moins, leur laisser ça.
– Je crois que je suis mieux placée que quiconque pour juger ce qui leur convient.
– Non, dit Jacquemort. Eux sont encore mieux placés que vous.
– C'est absurde, dit Clémentine sèchement. Ces enfants courent des risques permanents, comme tous les enfants d'ailleurs.
– Ils ont des défenses que vous n'avez pas, dit Jacquemort.
– Et puis enfin, dit-elle, vous ne les aimez pas comme je les aime et vous ne pouvez pas ressentir ce que je ressens.
Jacquemort resta silencieux un moment.
– Naturellement, dit-il enfin. Comment voulez-vous que je les aime comme ça?
– Seule une mère pourrait me comprendre, dit Clémentine.
– Mais ça meurt, en cage, les oiseaux, dit Jacquemort.
– Ça vit très bien, dit Clémentine. C'est même le seul endroit où on puisse les soigner convenablement.
– Bon, dit Jacquemort. Je vois qu'il n'y a rien à faire. Il se leva.
– Je vais vous dire au revoir. Pourtant je ne vous reverrai probablement pas.
– Quand ils seront habitués, dit-elle, je pourrai peut-être passer de temps en temps au village. D'ailleurs je comprends d'autant moins votre objection que vous allez, au fond, vous enfermer de la même façon.
– Je n'enferme pas les autres, dit Jacquemort.
– Mes enfants et moi, c'est la même chose, dit Clémentine. Je les aime tant.
– Vous avez une drôle de conception du monde, dit-il.
– C'est ce que je pensais de vous. La mienne n'a rien de drôle. Le monde, c'est eux.
– Non, vous confondez, dit Jacquemort. Vous souhaitez d'être le leur. Dans ce sens-là, c'est destructif.
Il se leva, quitta la pièce. Clémentine le regarda s'éloigner. Il n'a pas l'air heureux, pensait-elle. Sans doute, sa mère lui a manqué.
75 marillet.
Les trois lunes jaunes, une pour chacun, venaient de se poser devant la fenêtre et jouaient à faire des grimaces aux frères. Ils s'étaient fourrés tous les trois, en chemise de nuit, dans le lit de Citroën, d'où on les voyait mieux. Leurs trois ours apprivoisés, au pied du lit, dansaient la ronde en chantant, mais très doucement pour ne pas réveiller Clémentine, la berceuse des homards. Citroën, entre Noël et Joël, paraissait réfléchir. Il cachait quelque chose entre ses mains.
– Je cherche les mots, dit-il à ses frères. Celui qui commence…
Il s'interrompit.
– Ça y est. Je l'ai.
Il porta ses mains à sa bouche, sans les écarter l'une de l'autre, et dit quelques paroles à voix basse. Puis il posa sur le couvre-pieds ce qu'il tenait. Une petite sauterelle blanche.
Immédiatement, les ours accoururent et s'assirent autour d'elle.
– Poussez-vous, dit Joël, on voit rien.
Les ours se déplacèrent de façon à tourner le dos au pied du lit. Et puis la sauterelle salua et commença à faire des tours d'acrobatie. Les enfants l'admiraient sans réserves.
Mais très vite, elle se lassa; leur envoyant un baiser, elle sauta très haut et ne retomba pas.
D'ailleurs, personne ne s'en souciait. Citroën levait le doigt.
– Je sais autre chose! dit-il, sentencieux. Quand on trouvera des puces à fourrure, il faut se faire piquer trois fois.
– Et alors? demanda Noël.
– Alors, dit Citroën, on pourra devenir aussi petits qu'on voudra.
– Et passer sous les portes?
– Sous les portes, naturellement, dit Citroën. On pourra devenir aussi petits que les puces.
Les ours, intéressés, s'approchèrent.
– Est-ce qu'en disant les mots dans l'autre sens on pourra devenir plus grands? demandèrent-ils d'une seule voix.
– Non, dit Citroën. D'ailleurs, vous êtes très bien comme ça. Si vous voulez, je peux vous faire pousser des queues de singe.
– Sans façon! dit l'ours de Joël. Merci!
Celui de Noël battit en retraite. Le troisième réfléchit.
– J'y penserai, promit-il.
Noël bâilla.
– J'ai sommeil. Je retourne dans mon lit, dit-il.
– Moi aussi, dit Joël.
Quelques minutes après, ils dormaient. Seul éveillé, Citroën regardait ses mains en clignant de l'œil. Quand il clignait d'une certaine façon, il lui poussait deux doigts de plus. Demain, il apprendrait ça à ses frères.
16 marillet.
L'apprenti du forgeron avait onze ans. Il s'appelait André. Le cou et une épaule passés dans la bricole de cuir, il tirait de toutes ses forces. À côté de lui, le chien tirait aussi. Derrière, le forgeron et son compagnon marchaient tranquillement, poussant un peu quand ça montait trop, non sans une bordée d'injures à l'adresse d'André.
André avait mal à l'épaule, mais il frémissait d'excitation à l'idée d'entrer dans le jardin de la grande maison sur la falaise. Il tirait tant qu'il pouvait. Les dernières maisons du village apparaissaient déjà devant lui.
Sur le ruisseau rouge glissait la vieille barque de La Gloïre. André regarda. Ce n'était plus le vieux. C'était un drôle de type, vêtu de loques comme l'autre, mais avec une barbe rousse. Il était voûté et il regardait l'eau lisse et opaque, sans bouger, se laissant entraîner par le courant. Le forgeron et son compagnon lui crièrent des injures joviales.
Le charreton était très dur à traîner, car les panneaux de fer pesaient lourd. Des panneaux épais, à barreaux carrés, massifs, entrecroisés, bleuis par la flamme de la forge. C'était le cinquième voyage, le dernier; chacune des quatre autres fois, on avait déchargé la voiture devant la grille et d'autres aides étaient entrés porter le matériel dans le jardin. Cette fois, André y entrerait aussi, pour faire la navette entre la maison et le village, au cas où le forgeron aurait besoin de quelque chose.
Le ruban gris du chemin s'allongeait, foulé par les pieds impatients de l'enfant. Les roues grinçaient et le charreton hoquetait au passage des flaches et des ornières. Il faisait un temps triste et insaisissable, sans soleil mais sans risque de pluie.
Le forgeron se mit à siffler joyeusement. Il avançait les deux mains dans ses poches, sans se presser.
André tremblait entre ses brancards. Il aurait voulu être un cheval pour aller plus vite.
Il allait plus vite. Son cœur battait presque trop fort.
Enfin, ce fut le tournant du chemin. Le haut mur de la maison. Et la grille.
Le charreton s'arrêta. André s'apprêtait à le faire tourner pour entrer, mais le forgeron lui dit:
– Reste là et attends.
Et il avait une malice méchante dans l'œil.
– On va traîner ça nous deux, dit-il. Toi, tu dois être fatigué.
Il lui décocha un grand coup de pied parce qu'André ne se pressait pas assez de se dégager de la bricole. André poussa un cri de douleur et alla se cacher contre le mur, la tête dans ses bras croisés. Le forgeron riait d'un gros rire velu. Traînant le charreton avec aisance, il passa la grille et la referma bruyamment. André entendit le bruit des roues écrasant le gravier, de plus en plus loin, et puis rien que le vent qui agitait le lierre en haut du mur. Il renifla, frotta ses yeux et s'assit. Il attendait.
Un coup violent dans les côtes le tira de son sommeil et en un instant il fut debout. Le soir était tombé peu à peu. Son patron, devant lui, le regardait, l'air moqueur.
– Tu voudrais bien y entrer, hein? dit-il. André ne répondit pas, encore mal éveillé.
– Entre et va me chercher mon gros marteau que j'ai laissé dans la pièce.
– Où? demanda André.
– Veux-tu te grouiller? aboya le forgeron tandis que sa main s'élevait.
André s'élança à toutes jambes. Malgré son désir de voir le grand jardin, il ne put empêcher ses pieds de l'entraîner en ligne directe vers la maison. Il eut au passage la vision du vaste espace vide, inquiétant sans le soleil; et il arrivait au perron. Il s'arrêta effrayé. Puis, le souvenir de son patron le poussa en avant; il fallait ramener le marteau. Il monta.
La lumière allumée dans le living-room ruisselait sur les marches par les vitres aux volets ouverts. La porte n'était pas fermée. André, timidement, toqua.
– Entrez! dit une voix douce.
Il entra. Il y avait devant lui une dame assez grande dans une très belle robe. Elle le regarda sans sourire. Elle vous regardait d'une façon qui serrait un peu la gorge.
– Mon patron a oublié son marteau, dit-il. Je viens le chercher.
– Bon, dit la dame. Dépêche-toi, alors, mon petit.
Se retournant, il aperçut les trois cages. Elles s'élevaient au fond de la pièce vidée de ses meubles. Elles étaient juste assez hautes pour un homme pas très grand. Leurs épais barreaux carrés dissimulaient en partie l'intérieur, mais on y remuait. Dans chacune, on avait mis un petit lit douillet, un fauteuil et une table basse. Une lampe électrique les éclairait de l'extérieur. Tandis qu'il s'approchait pour chercher le marteau, il aperçut des cheveux blonds. Il regarda mieux, gêné parce qu'il sentait que la dame l'observait. En même temps, il avait repéré le gros marteau. Il écarquilla les yeux tout en se baissant pour le ramasser. Lorsqu'il rencontra leur regard, il sut qu'il y avait d'autres petits garçons dans les cages. L'un deux demanda quelque chose et la dame ouvrit la porte et entra près de lui disant des mots qu'André ne comprenait pas, mais si doux. Et puis, de nouveau, ses yeux se heurtèrent à ceux de la dame qui ressortait et il dit au revoir madame, et se mit en marche, courbé sous le lourd marteau. Comme il arrivait à la porte, une voix le retint.
– Comment tu t'appelles?
– Moi, je m'appelle…, reprit une autre voix.
C'est tout ce qu'il entendit, parce qu'on le poussait dehors sans brutalité, mais fermement. Il descendit les marches de pierre. Il y avait un tourbillon dans sa tête. Et comme il arrivait à la grande grille d'or, il se retourna une dernière fois. Ça devait être merveilleux de rester tous ensemble comme ça, avec quelqu'un pour vous dorloter, dans une petite cage bien chaude et pleine d'amour. Il repartit vers le village. Les autres ne l'avaient pas attendu. Derrière lui, la grille, peut-être poussée par un courant d'air, se referma avec un claquement profond. Le vent passait entre les barreaux.