Chapitre II

La non-existence est le portail de Dieu.

Tchouang-Tseu, XXIII.


Le bureau du docteur William Haber ne donnait pas sur le mont Hood. C’était un petit appartement intérieur au soixante-troisième étage de la tour Willamette East et il ne donnait sur rien. Mais sur l’un des murs sans fenêtre se trouvait une grande photographie murale du mont Hood, et le docteur Haber la regardait fixement tout en parlant dans l’interphone avec la réceptionniste.

— Quel est cet Orr qui est en train de monter, Penny ? L’hystérique avec les symptômes de la lèpre ?

Elle n’était qu’à un mètre de lui, dans l’autre pièce, mais un interphone, comme un diplôme sur un mur, inspire confiance au patient, ainsi qu’au docteur. Et il n’était pas très convenable pour un psychiatre d’ouvrir la porte en criant : « Au suivant ! »

— Non, docteur, c’est Mr. Greene, demain à dix heures. Celui-ci est envoyé par le docteur Walters de l’École Médicale de l’Université. C’est un cas de TTV.

— Abus de drogue. Bien. J’ai le dossier ici. O.K., envoyez le moi dès qu’il arrivera.

Tout en parlant, il put entendre l’ascenseur grincer avant de s’arrêter ; les portes coulissèrent ; puis des bruits de pas, une hésitation ; la porte extérieure s’ouvrit. Il pouvait également, maintenant qu’il écoutait, entendre les portes, les machines à écrire, les voix, les bruits des chasses d’eau dans les bureaux qui l’entouraient, et ceux du dessus et du dessous. Le vrai truc était d’apprendre comment ne pas les entendre. La seule cloison efficace qui lui restait se trouvait dans sa tête.

Maintenant, Penny remplissait les formulaires de première visite du patient et, tout en attendant, le docteur Haber examina de nouveau la reproduction murale et se demanda quand une telle photo avait été prise. Un ciel bleu, de la neige depuis le pied de la montagne jusqu’au sommet. Il y avait longtemps, dans les années soixante ou soixante-dix, sans aucun doute. L’effet de serre avait été plutôt progressif et Haber, né en 1962, se rappelait nettement le ciel bleu de son enfance. Maintenant, les neiges éternelles avaient disparu de toutes les montagnes du monde, même de l’Everest, même de l’Erebus, cône brûlant sur le rivage désolé de l’Antarctique. Mais, bien sûr, ils avaient pu colorer une photo récente, truquer le ciel bleu et le mont si blanc ; impossible à dire…

— Bonjour, Mr. Orr ! déclara-t-il en se levant, souriant, mais sans tendre la main, car beaucoup de patients, en cette époque, avaient une profonde aversion du contact physique.

Le patient retira d’un air hésitant la main qu’il allait tendre, toucha nerveusement son collier et répondit :

— Bonjour.

Le collier était la longue chaînette habituelle en acier plaqué d’argent. Des habits ordinaires, un employé de bureau standard ; des cheveux d’une longueur classique, descendant jusqu’aux épaules, une barbe courte. Des cheveux et des yeux clairs, un homme petit, maigre et d’un aspect agréable ; légère malnutrition, bonne santé, entre vingt-huit et trente-deux ans. Aimable, calme, timide, refoulé, typique. La période la plus importante dans les rapports avec le patient, disait souvent Haber, ce sont les dix premières secondes.

— Asseyez-vous, Mr. Orr. Voilà ! Vous fumez ? Les filtres bruns sont des tranks, les blancs sont des dénics. (Orr ne fumait pas.) Maintenant, voyons si votre situation est claire pour nous deux. Le Contrôle Médical veut savoir pourquoi vous avez emprunté les cartes de pharmacie de vos amis afin d’obtenir plus que votre ration de pilules vitalisantes et de somnifères au dispensaire. D’accord ? Alors, ils vous ont expédié aux gars de la colline, et ceux-ci ont recommandé un traitement thérapeutique volontaire et vous ont envoyé à moi pour ce traitement. Nous sommes d’accord ?

Il entendit sa propre voix, cordiale et légère, bien calculée pour mettre son interlocuteur à l’aise ; mais celui-ci était loin d’être à son aise. Il clignait souvent des yeux, sa posture assise était tendue, la position de ses mains était trop formelle : un exemple typique d’angoisse refoulée. Il fit oui de la tête comme s’il déglutissait en même temps.

— Bien, parfait, rien ne cloche de ce côté. Si vous aviez stocké vos pilules, pour les vendre à des drogués ou pour commettre un crime, alors vous auriez été dans de mauvais draps. Mais comme vous vous êtes contenté de les utiliser vous-même, votre punition ne sera rien d’autre que quelques séances avec moi ! Maintenant, bien sûr, ce que je veux savoir, c’est pourquoi vous les avez prises, afin que nous puissions vous trouver un meilleur mode de vie, qui vous gardera dans les limites autorisées par votre carte de pharmacie d’une part, et qui, d’autre part, vous débarrassera peut-être de toute dépendance envers une drogue quelconque. Ainsi, votre habitude – ses yeux descendirent un instant sur le dossier que lui avait envoyé l’École médicale – était de prendre des barbituriques pendant quelques semaines, puis de prendre des dextroamphétamines durant plusieurs nuits, puis de revenir aux barbituriques. Comment cela a-t-il commencé ? De l’insomnie ?

— Je dors bien…

— Mais vous avez des cauchemars.

L’homme releva la tête d’un air effrayé : un éclair de franche terreur. Le cas serait plutôt simple. Il ne savait pas dissimuler.

— Plus ou moins, dit-il d’une voix enrouée.

— C’était pour moi une déduction facile, Mr. Orr. Ils m’envoient généralement les rêveurs.

Il sourit au petit homme.

— Je suis un spécialiste du rêve. Vraiment. Un onirologue. Le sommeil et le rêve, c’est mon domaine. O.K. ! Maintenant, je peux procéder à ma seconde déduction, qui est que vous preniez du phénobarbitol pour supprimer ces rêves ; mais vous avez découvert qu’avec l’habitude, la drogue avait de moins en moins d’effet, jusqu’à ce qu’elle n’en ait plus du tout. De même avec la Dexedrine. Alors, vous les avez alternés. Exact ?

Le patient acquiesça avec raideur.

— Pourquoi preniez-vous la Dexedrine à intervalles de plus en plus rapprochés ?

— Cela me rendait nerveux.

— Ça, je m’en doute ! Et ce dernier mélange que vous avez pris était plutôt fort. Mais pas dangereux en soi. Par contre, Mr. Orr, vous faisiez quelque chose de dangereux.

Il fit une pause, pour son effet.

— Vous vous priviez de rêves.

Le patient acquiesça de nouveau.

— Essayez-vous de vous priver d’eau et de nourriture, Mr. Orr ? Avez-vous essayé de vivre sans respirer récemment ?

Il gardait son ton jovial et le patient esquissa un sourire malheureux.

— Vous savez que vous avez besoin de sommeil. Tout comme vous avez besoin de nourriture, d’eau et d’air. Mais vous êtes-vous rendu compte que le sommeil n’est pas suffisant, que votre corps insiste aussi fortement pour avoir sa ration de rêve ? S’il est privé systématiquement de rêves, votre cerveau vous jouera quelques tours. Il vous rendra irritable, affamé, incapable de concentration – tout cela vous semble-t-il familier ? Ce n’était pas seulement la Dexedrine – sujet à rêveries, avec un temps de réaction irrégulier, distrait, irresponsable et enclin à des illusions paranoïaques. Et finalement, il vous forcera à rêver, quoi que ce soit. Aucune des drogues que nous avons ne vous empêchera de rêver, à moins de vous tuer. Par exemple, l’alcoolisme extrême peut conduire à une condition appelée myélinolyse du pont central, qui est fatale ; sa cause est une lésion de la partie inférieure du cerveau résultant d’un manque de sommeil ! D’un manque de l’état spécifique qui a lieu durant le sommeil, l’état de rêve, le sommeil paradoxal, l’état D. Maintenant, vous n’êtes ni alcoolique, ni mort ; donc, je suppose que, quoi que vous ayez pris pour supprimer vos rêves, cela n’a marché que partiellement. Donc : a) vous êtes dans un mauvais état psychique, dû à des privations partielles de rêve, et b) vous avez essayé de remonter une impasse. Bon. Qu’est-ce qui vous a conduit dans cette impasse ? Une crainte des rêves, des mauvais rêves, je suppose, ou de ce que vous considérez comme de mauvais rêves. Pouvez-vous me parler de ces rêves ?

Orr hésita.

Haber ouvrit la bouche et la referma. Bien souvent, il savait ce que ses patients allaient dire, et il pouvait le dire mieux qu’eux-mêmes. Mais c’était à eux de faire un pas en avant, c’était ce qui comptait. Il ne pouvait pas le faire pour eux. Et après tout, cette discussion n’était qu’un simple préliminaire, un rite rudimentaire, venu des premiers âges de l’analyse psychiatrique ; sa seule fonction était de l’aider à décider comment il pourrait soigner le patient, si un conditionnement positif ou négatif était indiqué, ce qu’il devait faire.

— Je n’ai pas plus de cauchemars que les autres gens, je pense, dit Orr en regardant ses mains. Rien de spécial. J’ai… peur de rêver.

— De faire des cauchemars ?

— N’importe quels rêves.

— Je vois. Avez-vous la moindre idée sur la cause de cette crainte ? Ou sur ce dont vous avez peur, ce que vous voulez éviter ?

Comme Orr ne répondait pas tout de suite mais restait assis à regarder ses mains, ses mains propres et roses posées trop rigidement sur ses genoux, Haber avança :

— Est-ce l’irrationalité, le désordre, parfois l’immoralité des rêves, est-ce quelque chose comme cela qui vous dérange ?

— Oui, d’une certaine façon. Mais pour une raison spécifique. Voyez-vous, là… là, je…

Voici le point crucial, la clef, pensa Haber, regardant également les mains crispées de George Orr. Pauvre type ! Il fait de mauvais rêves et cela lui donne un complexe de culpabilité. Énurésie enfantine, une mère exclusive…

— Là, vous ne me croirez plus.

Le petit gars était plus malade qu’il n’en avait l’air.

— Un homme concerné par les rêves à la fois quand il dort et quand il est éveillé ne s’occupe pas trop de ce qu’il faut croire ou ne pas croire, Mr. Orr. Ce ne sont pas des critères que j’utilise souvent. Ils conviennent mal. Alors, ne soyez pas gêné, et continuez. Je suis très intéressé.

Cela n’était-il pas trop condescendant ? Il regarda Orr pour voir s’il avait mal pris sa tirade et rencontra durant un bref instant les yeux de l’autre homme. Des yeux extraordinairement beaux, pensa Haber, et il fut surpris par le mot, car la beauté n’était pas non plus un critère qu’il utilisait souvent. Les iris étaient bleus ou gris, très clairs, comme transparents. Pendant un moment, Haber se laissa aller à rendre leur regard à ces yeux clairs et exclusifs ; mais pendant un très court moment seulement, si bien que l’étrangeté de l’expérience fut à peine enregistrée par sa conscience.

— Eh bien, dit Orr avec une certaine détermination, j’ai eu des rêves qui… qui ont affecté le… le monde non onirique. Le monde réel.

— Nous en avons tous, Mr. Orr.

Orr écarquilla les yeux. L’homme moyen parfait.

— L’effet des rêves ayant lieu durant l’état D qui précède immédiatement le réveil sur le niveau émotionnel général de l’esprit peut-être…

Mais l’homme moyen l’interrompit :

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire.

Et il ajouta en bredouillant légèrement :

— Je veux dire que je rêve quelque chose, et que cela arrive réellement.

— Ce n’est pas difficile à croire, Mr. Orr. Je suis tout à fait sérieux en disant ça. Ce n’est que depuis l’essor de l’esprit scientifique que l’on a été enclin à mettre cela en doute, et beaucoup moins enclin à le nier. Les prophéties…

— Je ne fais pas de rêves prophétiques. Je ne peux pas prévoir. Simplement, je change les choses.

Ses mains étaient rivées l’une à l’autre. Pas étonnant que les pontifes de l’École Médicale eussent envoyé ce gars-là ici. Ils envoyaient toujours à Haber les noix qu’ils n’arrivaient pas à casser.

— Pouvez-vous me donner un exemple ? Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez fait un tel rêve ? Quel âge aviez-vous ?

Le patient hésita un long moment et dit finalement :

— Seize ans, je crois.

Son attitude était toujours docile ; ce sujet lui donnait une frayeur considérable, mais pas de réflexe de défense ni d’hostilité envers Haber. Il ajouta :

— Je n’en suis pas sûr.

— Parlez-moi de la première fois dont vous êtes sûr.

— J’avais dix-sept ans. J’habitais encore chez mes parents et la sœur de ma mère vivait chez nous à cette époque. Elle était en instance de divorce et ne travaillait pas, elle touchait simplement l’allocation de base. Elle était plutôt embarrassante. C’était un petit appartement de trois pièces, et elle était toujours là. Elle mettait ma mère à bout de nerfs. Elle nous témoignait assez peu de considération ; je veux dire tante Ethel. Elle accaparait la salle de bains – nous avions encore une salle de bains particulière dans cet appartement. Et elle n’arrêtait pas de me faire des farces, à moitié plaisantes, d’ailleurs. Elle entrait dans ma chambre en ne portant que son pantalon de pyjama, et ainsi de suite. Elle avait à peine trente ans. Tout ça m’énervait. Je n’avais pas encore connu de fille et… vous savez, les adolescents… C’est facile d’exciter un gosse. Je lui en voulais pour cela. Je veux dire, c’était ma tante.

Il lança un regard vers Haber pour être sûr que celui-ci comprenait ce qu’il avait ressenti et ne désapprouvait pas cette rancune. Le laxisme insistant de la fin du XXe siècle avait provoqué autant de culpabilité et de crainte sexuelles que la répression obstinée de la fin du XIXe siècle. Orr craignait que Haber ne fût choqué par le fait qu’il n’avait pas voulu coucher avec sa tante. Le docteur gardait son expression impartiale mais intéressée, et Orr continua.

— Eh bien, je faisais beaucoup de rêves plus ou moins anxieux, et ma tante y apparaissait toujours. Souvent sous une forme déguisée, comme les gens le sont parfois dans les rêves ; une fois, c’était un chat blanc, mais je savais quand même que c’était Ethel. Bon, finalement, une nuit, elle a insisté pour que je l’emmène au cinéma et elle a voulu que je la pelote, et quand nous sommes rentrés à la maison, elle s’est laissée tomber sur mon lit en disant que mes parents étaient endormis, etc. ; eh bien, après avoir enfin réussi à la faire sortir de ma chambre et à m’endormir, j’ai fait ce rêve. Un rêve très intense. Je pouvais m’en rappeler complètement quand je me suis levé. J’avais rêvé qu’Ethel avait été tuée dans un accident d’auto à Los Angeles et que le télégramme était arrivé. Ma mère pleurait en essayant de préparer le dîner, et ça me faisait de la peine, et je voulais faire quelque chose pour elle, mais je ne savais quoi faire. C’était tout… Seulement, quand je me suis levé, je suis allé dans le salon. Pas d’Ethel sur le lit. Il n’y avait personne d’autre dans l’appartement, rien que mes parents et moi. Elle n’était pas là. Elle n’avait jamais été là. Je n’avais même pas besoin de demander. Je m’en souvenais. Je savais que tante Ethel avait été tuée dans un accident sur une autoroute de Los Angeles, six semaines auparavant, en rentrant chez elle après avoir consulté un avocat au sujet de son divorce. Nous avions appris la nouvelle par télégramme. Tout le rêve n’avait consisté en fait qu’à revivre ce qui était réellement arrivé. Seulement, cela n’était pas arrivé. Avant le rêve. Je veux dire, je savais aussi qu’elle avait vécu avec nous, dormant sur le divan du salon, jusqu’à cette nuit-là.

— Mais il n’y avait rien pour l’indiquer, pour le prouver ?

— Non. Rien. Elle n’était pas venue. Personne ne se rappelait qu’elle était venue, sauf moi. Et je me trompais. Maintenant…

Haber acquiesça d’un air judicieux et se caressa la barbe. Ce qui avait semblé n’être qu’un cas bénin d’accoutumance à la drogue apparaissait maintenant comme une aberration grave, mais on ne lui avait jamais présenté un système hallucinatoire d’une façon aussi directe. Orr devait être un schizophrène intelligent qui se construisait des limites pour pouvoir y entrer, avec une imagination et une déviation schizoïdes ; mais il lui manquait cette légère arrogance intérieure que Haber savait si bien déceler.

— Pourquoi, à votre avis, votre mère n’avait-elle pas remarqué que la réalité avait changé depuis cette nuit-là ?

— Eh bien, elle ne l’avait pas rêvé. Je veux dire, le rêve avait vraiment changé la réalité. Il avait créé une réalité différente, rétroactivement, dont elle avait toujours fait partie. Étant dans cette réalité, elle n’avait souvenir d’aucune autre. Moi si ; je me souvenais des deux parce que j’étais… là… au moment du changement. C’est la seule façon de l’expliquer ; je sais que cela paraît insensé. Mais je dois trouver une explication, ou bien me rendre compte que je suis fou.

Non, ce gars-là n’était pas un imbécile.

— Mon rôle n’est pas de juger, Mr. Orr. Je cherche des faits. Et les événements de l’esprit, croyez-moi, sont pour moi des faits. Quand vous voyez les rêves d’un autre homme, tandis qu’il dort, enregistrés en noir et blanc sur l’électroencéphalographe, comme j’en ai eu dix mille fois l’occasion, vous ne pouvez pas dire que les rêves sont irréels. Ils existent ; ce sont des événements ; ils laissent une marque derrière eux. O.K. Je suppose que vous avez eu d’autres rêves qui semblaient avoir ce même effet ?

— Quelques-uns. Pas pendant longtemps. Seulement quand j’étais nerveux. Mais cela semblait arriver de plus en plus souvent. J’ai commencé à m’effrayer.

— Pourquoi ? demanda Haber en se penchant en avant.

Orr parut ne pas comprendre.

— Pourquoi effrayé ? répéta Haber.

— Parce que je ne veux pas changer les choses ! répondit Orr, comme s’il énonçait une évidence. Qui suis-je pour m’occuper de la façon dont tourne le monde ? Et c’est mon inconscient qui change les choses, sans aucun contrôle intelligent. J’ai essayé l’auto-hypnose, mais en vain. Les rêves sont incohérents, égoïstes, irrationnels… immoraux, disiez-vous il y a une minute. Ils proviennent de la tendance insociable de nous-mêmes, n’est-ce pas, tout au moins en partie ? Je ne voulais pas tuer cette pauvre Ethel. Je voulais seulement qu’elle ne me dérange plus. Mais dans un rêve, c’est généralement radical. Les rêves prennent des raccourcis. Je l’ai tuée. Dans un accident d’auto, six semaines avant le rêve, à mille cinq cents kilomètres de chez moi. Je suis responsable de sa mort.

Haber se caressa la barbe.

— Donc, dit-il doucement, vous avez pris des drogues pour supprimer vos rêves. Afin d’éviter toute autre responsabilité.

— Oui. Les drogues empêchaient mes rêves de se développer et de prendre une certaine intensité. Il n’y en a que certains, les plus intenses, qui sont (il chercha le mot)… effectifs.

— Bien. O.K. Maintenant, voyons, vous êtes célibataire ; vous êtes dessinateur pour les autorités du district de Bonneville-Umatilla. Aimez-vous votre travail ?

— Assez.

— Comment est votre vie sexuelle ?

— J’ai fait un mariage à l’essai. Il s’est terminé l’été dernier, après plusieurs années.

— Qui a décidé la séparation, vous ou elle ?

— Tous les deux. Elle ne voulait pas d’enfant. Cela ne pouvait pas donner un vrai mariage.

— Et depuis ?

— Eh bien, il y a quelques filles là où je travaille. Je ne suis pas… je ne suis pas un grand séducteur, en fait.

— Et quelles sont vos relations en général ? Pensez-vous avoir des rapports satisfaisants avec les autres gens ? Vous avez une place dans l’écologie émotionnelle de votre environnement ?

— Je pense.

— Ainsi, vous pouvez dire qu’il n’y a rien d’anormal dans votre vie. Exact ? O.K. Maintenant, dites-moi, voulez-vous… voulez-vous sérieusement échapper à cette emprise de la drogue ?

— Oui.

— O.K. Bien. Maintenant, vous avez pris des drogues parce que vous voulez vous empêcher de rêver. Mais tous les rêves ne sont pas dangereux ; seulement certains trop intenses. Vous avez rêvé que votre tante Ethel était un chat blanc, mais, le lendemain matin, ce n’était pas un chat blanc, pas vrai ? Certains rêves sont parfaitement… inoffensifs.

Il attendit l’acquiescement d’Orr.

— Maintenant, pensez-y. Que diriez-vous de tester tout cela, et peut-être d’apprendre à rêver sans danger et sans crainte ? Je m’explique. Le fait de rêver est plutôt accablant pour vous, émotionnellement. Vous avez littéralement peur de rêver parce que vous sentez que certains de vos rêves ont la faculté d’affecter la vie réelle, d’une manière que vous ne pouvez pas contrôler. Maintenant, cela peut être une métaphore significative et compliquée par laquelle votre inconscient essaie de dire quelque chose à votre conscience au sujet de la réalité – votre propre réalité, votre vie – que vous n’êtes pas prêt à accepter rationnellement. Mais nous pouvons prendre cette métaphore littéralement ; il n’est pas nécessaire de la traduire, à ce niveau, en termes rationnels. Votre problème, à présent, est celui-ci : vous avez peur de rêver, et pourtant vous avez besoin de rêver. Vous avez tenté de supprimer vos rêves en prenant des drogues et cela n’a pas marché, O.K., essayons le contraire. Vous allez rêver, volontairement. Vous rêverez d’une façon intense et nette, ici même. Sous ma direction, et dans des conditions strictement surveillées. Ainsi, vous pourrez contrôler vous-même ce qui vous semble incontrôlable.

— Comment pourrais-je rêver sur commande ? demanda Orr, très mal à l’aise.

— Dans le palais des rêves du docteur Haber, vous le pourrez ! Avez-vous déjà été hypnotisé ?

— Pour des soins dentaires.

— Bien. O.K. Voilà comment ça marche. Je vous mets en transe hypnotique et je vous suggère de dormir, de rêver, et je vous indique ce que vous allez rêver. Vous portez un trancasque pour être sûr de dormir vraiment, que ce ne sera pas seulement une transe hypnotique. Et pendant que vous rêverez, je vous surveillerai tout le temps, physiquement et sur l’électroencéphalogramme. Puis je vous réveillerai et nous parlerons de ce rêve expérimental. S’il se passe sans problème, peut-être vous sentirez-vous un peu mieux pour affronter votre prochain rêve.

— Mais ce rêve ne se réalisera pas ici ; cela n’arrive que pour un rêve sur des douzaines ou des centaines.

Le système de défense rationnel d’Orr était assez solide.

— Vous pouvez faire n’importe quelle sorte de rêve ici. Le contenu et l’affect des rêves peuvent être contrôlés presque entièrement par un sujet motivé et un hypnotiseur bien entraîné. Je fais cela depuis dix ans. Et vous resterez en contact avec moi, puisque vous porterez un trancasque. Vous en avez déjà porté ?

Orr fit non de la tête.

— Vous savez ce que c’est, malgré tout ?

— Cela envoie un signal par électrodes, qui stimule le… disons le cerveau.

— En gros, c’est cela. Les Russes l’utilisent depuis cinquante ans, les Israéliens l’ont amélioré ; finalement, nous sommes passés au stade suivant et nous en avons fait un produit de masse, professionnellement pour calmer les patients psychotiques et, chez soi, pour produire le sommeil ou une transe alpha. Tenez, il y a quelques années, à Linnton, je suivais une patiente gravement déprimée qui était en traitement thérapeutique obligatoire. Comme de nombreux déprimés, elle ne dormait pas beaucoup et manquait en particulier de sommeil paradoxal, c’est-à-dire de rêves ; dès qu’elle entrait en sommeil paradoxal, elle avait tendance à se réveiller. Un cercle vicieux : augmentation de la dépression, d’où une diminution des rêves ; moins de rêves, d’où une aggravation de la dépression. Comment le briser ? Aucune des drogues que nous avions n’augmentait notablement le sommeil paradoxal. Une stimulation électronique du cerveau ? Mais pour cela, il fallait implanter des électrodes, et profondément, pour atteindre les centres du sommeil ; il valait mieux éviter une opération. J’utilisais le trancasque sur elle pour l’inciter à dormir. Et si on rendait ce signal diffus de basse fréquence plus distinct, en le dirigeant localement vers la partie spécifique du cerveau ? Oui, bien sûr, docteur Haber, c’est ça ! En fait, quand j’eus assimilé les études sur l’électronique qui étaient nécessaires, cela ne m’a pris que quelques mois pour comprendre le fonctionnement de la machine. J’ai alors essayé de stimuler le cerveau du sujet avec un enregistrement des ondes cérébrales d’un sujet en bonne santé. Un enregistrement des états appropriés, c’est-à-dire des différents stades du sommeil et du rêve. Sans grand résultat. Je découvris qu’un signal émanant d’un autre cerveau pouvait ou ne pouvait pas déclencher une réponse chez le patient ; je dus apprendre à généraliser, à faire une sorte de moyenne, en prenant des centaines d’enregistrements d’ondes cérébrales normales. Puis, à force de travailler avec la malade, j’ai affiné le système, je l’ai adapté ; dès que je désire que le cerveau du sujet refasse quelque chose, j’enregistre ce moment, je l’amplifie, rallonge, le repasse, et stimule ainsi le cerveau en le forçant à suivre la bonne voie, si j’ose dire. Bien sûr, cela demande une importante analyse du feedback, et c’est pourquoi un trancasque relié à un EEG a poussé là-dedans.

Il désigna d’un geste la forêt électronique qui se trouvait derrière Orr. Elle était en grande partie cachée par des panneaux de plastique, car beaucoup de patients étaient effrayés par tous ces mécanismes, ou bien s’identifiaient à eux, mais elle occupait quand même près d’un quart de la pièce.

— C’est la machine à rêver, dit-il avec un petit sourire, ou plus prosaïquement l’amplificateur ; il va s’assurer que vous allez dormir et que vous rêverez – aussi brièvement et légèrement, ou aussi longuement et intensément que nous le désirerons. Ah, au fait, la patiente dépressive a quitté Linnton l’été dernier, complètement guérie.

Il se pencha en avant :

— Vous voulez l’essayer ?

— Maintenant ?

— Pourquoi attendre ?

— Mais je ne peux pas m’endormir à quatre heures et demie de l’après-midi.

Puis il prit un air idiot. Haber s’était mis à fouiller dans le tiroir encombré de son bureau et en sortit une feuille de papier : le formulaire de consentement à l’hypnose qu’exigeait le Contrôle Médical. Orr prit le stylo que Haber lui tendait, signa le formulaire et le reposa doucement sur le bureau.

— Bon. Très bien. Maintenant, dites-moi, George, votre dentiste utilise-t-il une hypnobande ou vous hypnotise-t-il lui-même ?

— Il emploie une hypnobande. Je fais 3 sur l’échelle de suggestibilité.

— Juste au milieu du diagramme, hein ? Bien ; pour que la suggestion concernant le contenu du rêve soit efficace, nous aurons besoin d’une transe assez profonde. Nous ne voulons pas d’un rêve de transe, mais d’un rêve authentique, comme ceux du sommeil ; l’ampli s’en chargera ; mais nous devons être sûrs que la suggestion sera efficiente. Aussi, pour éviter de passer des heures rien qu’à vous mettre en condition pour une transe profonde, nous utiliserons une induction CV. Vous en avez déjà vu pratiquer ?

Orr fit non de la tête. Il paraissait légèrement inquiet, mais il ne fit pas d’objection. Il y avait chez lui une qualité de passivité, d’acceptation, qui semblait féminine, ou même enfantine. Haber sentit en lui-même comme une réaction de protection et de domination envers cet homme complaisant et d’apparence fragile. Le dominer, le protéger, semblait si facile que c’en était presque irrésistible.

— Je l’utilise sur la plupart de mes patients. C’est rapide, sans danger et sûr ; de loin la meilleure méthode d’induction de l’hypnose, et celle qui pose le moins de problèmes à l’hypnotiseur et au patient.

Orr avait sans doute entendu des histoires effrayantes concernant des patients qui avaient eu le cerveau endommagé ou qui étaient morts des suites d’une induction CV prolongée ou mal effectuée, et bien que de telles craintes n’eussent pas ici de raison d’être, Haber se devait de les supposer et de les calmer, de peur qu’Orr ne résiste à toute l’induction. Il continua donc à discuter, lui racontant les cinquante années d’histoire de la méthode d’induction CV, puis obliqua vers l’hypnose en général pour revenir au problème du sommeil et des rêves, afin de garder l’attention d’Orr loin du processus de l’induction et de son utilité.

— Le fossé que nous devons franchir, Voyez-vous, est celui qui existe entre l’éveil ou la transe hypnotique et l’état de rêve. Ce fossé a un nom bien connu ; le sommeil. Le sommeil normal, l’état S, le sommeil non paradoxal, appelez-le comme vous voudrez. Maintenant, il y a, en gros, quatre états mentaux qui nous intéressent : l’éveil, la transe, le sommeil S et l’état D. En fait, l’état S, l’état D et l’état hypnotique ont tous quelque chose en commun, le sommeil, le rêve et la transe libèrent tous l’activité du subconscient ; ils tendent à utiliser un mécanisme primaire de pensée, alors que l’activité intellectuelle éveillée est un processus secondaire, rationnel. Mais regardez maintenant les EEG des quatre stades. Ce sont ici l’état D, la transe et l’état vigile qui ont beaucoup de points communs, alors que l’état S, le sommeil, est très différent. Et vous ne pouvez pas passer directement de la transe à l’état D, le rêve. Le sommeil doit intervenir. Normalement, vous n’entrez dans l’état D que quatre ou cinq fois par nuit, toutes les heures, ou toutes les deux heures, et seulement pour un quart d’heure environ à chaque fois. Le reste du temps, vous êtes dans l’un ou l’autre stade de sommeil normal. Et vous y rêvez, mais généralement très faiblement ; l’activité corticale durant le sommeil est comme un moteur tournant au ralenti, une sorte de déroulement constant et flou d’images et de pensées. Ce que nous recherchons, ce sont les rêves nets, chargés d’émotions, mémorables, de l’état D. Grâce à cette hypnose et à cet amplificateur, nous les obtiendrons, nous franchirons le gouffre neurophysiologique et temporel du sommeil, jusqu’au rêve. Pour cela, il faudra vous placer sur ce divan. Dans le domaine qui m’intéresse, les pionniers étaient Dement, Aserinski, Berger, Oswald, Hartmann et les autres, mais le divan, lui, nous vient directement de papa Freud… Mais, contrairement à l’utilisation de Freud, on s’en sert ici pour dormir dessus. Maintenant, pour commencer, je voudrais que vous vous asseyiez là, au bord du divan. Voilà, c’est ça. Vous y resterez un moment ; alors, installez-vous confortablement. Vous m’avez dit avoir essayé l’auto-hypnose, n’est-ce pas ? Parfait, allez-y, employez votre technique habituelle. Prenez donc quelques respirations profondes. Comptez jusqu’à dix en inspirant, retenez votre souffle jusqu’à cinq ; oui, bien, excellent ! Voulez-vous regarder au plafond maintenant, juste au-dessus de votre tête ? O.K., bien !

Tandis qu’Orr, obéissant, penchait la tête en arrière, Haber, juste derrière lui, tendit sa main gauche d’un geste rapide et sûr et la plaça derrière la tête du patient, le pouce et un autre doigt appuyant fermement derrière chaque oreille, un peu en dessous ; en même temps, il serra fortement la gorge nue, juste sous la fine barbe blonde, là où passent le nerf pneumogastrique et la carotide. Il sentit la peau douce et blême sous ses doigts, le premier sursaut de protestation, et vit bientôt les yeux clairs se fermer. Il eut un petit frisson de contentement devant sa propre habileté, sa domination immédiate sur le patient, tout en continuant à murmurer doucement et rapidement :

— Vous allez dormir, maintenant ; fermez les yeux, dormez, détendez-vous, laissez votre esprit se vider ; vous allez dormir, vous êtes détendu, vous ressentez une lourdeur dans les membres, détendez-vous, allez…

Et Orr tomba en arrière sur le divan, comme un homme tué sur le coup, sa main droite pendant mollement à son côté.

Haber s’agenouilla aussitôt près de lui, pressant toujours légèrement de sa main droite sans arrêter le débit rapide et bas de la suggestion.

— Vous êtes en transe maintenant, pas endormi, mais dans une profonde transe hypnotique, et vous ne pourrez pas en sortir ni vous réveiller avant que je ne vous le dise. Maintenant, vous êtes en transe, et cette transe devient de plus en plus profonde, mais vous pouvez toujours entendre ma voix et suivre mes instructions. À partir de maintenant, dès que je vous toucherai simplement la gorge comme je fais en ce moment, vous entrerez aussitôt dans une transe hypnotique.

Il répéta ses instructions et continua.

— Quand je vous dirai d’ouvrir les yeux, vous le ferez, et vous verrez une boule de cristal flotter devant vous. Je veux que vous fixiez fortement votre attention sur elle, tout en continuant à vous enfoncer dans la transe. Maintenant, ouvrez vos yeux. Oui… bien… et dites-moi quand vous verrez la boule de cristal.

Les yeux clairs traversèrent Haber pour se poser dans le vague, avec un curieux regard intérieur.

— Maintenant, dit doucement l’homme hypnotisé.

— Bien. Continuez à la regarder et à respirer régulièrement ; vous serez bientôt dans une transe très profonde…

Haber jeta un coup d’œil sur le réveil. Tout cela n’avait duré que quelques minutes. Bien ; l’important était la fin désirée et il n’aimait pas perdre son temps avec les moyens. Tandis qu’Orr restait immobile à fixer sa boule de cristal imaginaire, Haber se leva et lui mit le trancasque modifié, le retirant et le replaçant sans cesse pour ajuster les minuscules électrodes et les disposer sur le crâne du patient, sous l’épaisse chevelure châtain. Il continuait à parler doucement, répétant ses suggestions et posant de temps en temps une question insignifiante pour qu’Orr ne plongeât pas encore dans le sommeil et restât en contact. Dès que le casque fut en place, il mit l’EEG en marche et l’examina durant quelques instants pour voir de quoi ce cerveau avait l’air.

Huit électrodes du casque étaient reliées à l’EEG ; dans la machine, huit pointes gravèrent un enregistrement permanent de l’activité électrique du cerveau. Sur l’écran que regardait Haber, les signaux étaient reproduits directement, griffonnages lumineux et tremblotants sur le gris foncé. Il pouvait en isoler un et l’agrandir, ou en superposer deux s’il le désirait. C’était un spectacle dont il ne se lassait jamais, le film nocturne permanent, le grand show de la première chaîne.

Il n’y trouva pas les pointes sigmoïdes qu’il recherchait et qui accompagnaient certains types de personnalité schizophrène. Il n’y avait rien d’inhabituel dans l’ensemble de l’EEG, à part sa diversité. Un cerveau simple donne un gribouillage de signaux relativement simples et se contente de les répéter ; ceci n’était pas un cerveau simple. Ces signaux étaient subtils et complexes, et leur répétition n’était pas fréquente ni régulière. L’ordinateur de l’ampli les analyserait, mais avant d’avoir vu les résultats de l’analyse, Haber ne pouvait isoler aucun facteur particulier, sinon la complexité de l’ensemble.

En ordonnant au patient de ne plus voir la boule de cristal et de fermer les yeux, il obtint presque aussitôt une onde alpha de douze périodes, claire et nette. Il s’amusa encore un peu avec le cerveau, recueillant les enregistrements de l’ordinateur et vérifiant l’intensité de la transe, puis il dit :

— Maintenant, John…

Non, quel était donc le prénom du patient ?

— … George. Maintenant, vous allez dormir, dans une minute. Vous allez vous endormir et rêver ; mais vous ne dormirez pas tant que je n’aurai pas dit le mot « Antwerp » ; quand je le dirai, vous vous endormirez, et vous continuerez à dormir jusqu’à ce que je prononce trois fois votre nom. Pendant votre sommeil, vous ferez un rêve, un bon rêve. Un rêve clair et agréable. Pas du tout un cauchemar, un rêve agréable, mais très net et très précis. Vous serez sûr de vous le rappeler quand vous vous réveillerez. Vous rêverez de… – il hésita un instant ; il n’avait rien prévu de particulier et laissa agir son inspiration – d’un cheval. Un grand cheval blanc qui galope dans un champ. Qui gambade. Vous monterez peut-être le cheval, ou vous l’attraperez, ou peut-être vous contenterez-vous de le regarder. Mais vous rêverez d’un cheval. Ce sera un rêve très net et – quel mot avait utilisé le patient ? – effectif à propos d’un cheval. Ensuite, vous ne rêverez de rien d’autre ; et quand je prononcerai trois fois votre nom, vous vous réveillerez en vous sentant calme et reposé. Maintenant, je vais vous plonger dans le sommeil… en disant… Antwerp.

Obéissantes, les petites lignes dansantes se mirent à changer sur l’écran. Elles s’accentuèrent et devinrent plus lentes ; les fuseaux du sommeil du stade 2 apparurent bientôt, ainsi que les longues courbes profondes du rythme delta du stade 4. Et tandis que les rythmes du cerveau changeaient, le corps qu’habitait cette énergie dansante fit de même : les mains devinrent inertes sur la poitrine, la respiration lente, le visage calme et impénétrable.

L’ampli avait fait un enregistrement complet des ondes de l’activité corticale durant l’état vigile ; maintenant, il enregistrait et analysait les ondes du sommeil S ; il recevrait bientôt celles du sommeil paradoxal du patient. Il serait capable, même durant ce premier rêve de les renvoyer vers le cerveau endormi en amplifiant sa propre émission. En fait, il devait déjà le faire. Haber s’attendait à un intervalle plus long, mais la suggestion hypnotique, plus la longue semi-privation de rêves du patient l’avaient plongé presque d’un seul coup dans l’état D : à peine avait-il atteint le stade 2 qu’il commença la remontée. Les lentes lignes mouvantes de l’écran se mirent à sautiller ici et là ; tremblotèrent à nouveau ; commencèrent à s’accélérer et à danser sur un rythme rapide et asynchrone. Le pont était maintenant en activité et les signaux de l’hippocampe montraient un cycle de cinq secondes, le rythme thêta qui n’était pas apparu clairement chez le sujet jusqu’à présent. Les doigts s’agitèrent un peu : les yeux, sous leurs paupières fermées, remuèrent pour regarder, les lèvres s’ouvrirent pour une profonde respiration. Le dormeur rêvait.

Il était 5 h 06.

À 5 h 11, Haber arrêta l’ampli. À 5 h 12, remarquant que les larges oscillations de l’état S reparaissaient, il se pencha vers le patient et prononça trois fois son nom d’une voix claire.

Orr soupira, remua son bras, ouvrit les yeux et s’éveilla. Haber détacha les électrodes de son scalp avec quelques gestes précis.

— Vous vous sentez bien ? demanda-t-il d’une voix cordiale et assurée.

— Ça va.

— Et vous avez rêvé. Je peux vous le certifier. Pouvez-vous me raconter votre rêve ?

— Un cheval, dit Orr d’une voix enrouée, encore un peu assoupie. Il s’assit. J’ai rêvé d’un cheval. De celui-là.

Et il tendit la main vers la grande image murale qui décorait le bureau de Haber, une photographie du fameux étalon de course Tammany Hall qui gambadait sur l’herbe de son enclos.

— Et que faisait-il ? demanda Haber, tout content ; il n’était pas sûr que la suggestion hypnotique agirait sur le contenu du rêve durant la première hypnose.

— Il… il trottait dans ce champ, et il était assez loin au début. Puis il s’est mis à galoper dans ma direction et au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’il allait me faire tomber. Pourtant, je n’avais pas peur du tout. Je pensais que je pourrais peut-être attraper sa bride, ou sauter et le monter. Je savais qu’en fait, il ne pouvait pas me faire mal parce que c’était le cheval de votre photo, pas un cheval réel. C’était comme une sorte de jeu… Docteur Haber, y-a-t-il quelque chose dans cette photographie qui vous semble… étrange ?

— Eh bien, certaines personnes la trouvent un peu trop effrayante pour le bureau d’un psy, un peu écrasante. Un symbole sexuel grandeur nature juste en face du divan !

Il se mit à rire.

— Était-il là il y a une heure ? Je veux dire : est-ce que ce n’était pas une vue du mont Hood, quand je suis entré, avant que je ne rêve du cheval ?

Oh ! mon Dieu, c’était bien le mont Hood, le gars avait raison !

Ce n’était pas le mont Hood, cela n’avait pas pu être le mont Hood, c’était un cheval, c’était un cheval…

C’était une montagne…

Un cheval, c’était un cheval, c’était…

Il posa les yeux sur George Orr, le fixa d’un air ahuri ; plusieurs secondes s’étaient écoulées depuis que George avait posé sa question. Il ne devait pas se laisser prendre au piège, il devait inspirer confiance au patient, il connaissait les réponses qu’il fallait.

— George, vous vous souvenez de cette image comme étant une photographie du mont Hood ?

— Oui, répondit Orr d’une voix plutôt triste, mais ferme. Je m’en souviens. Il était couvert de neige.

— Mhmm, fit Haber en hochant la tête d’un air pensif.

L’effrayant frisson qui lui serrait la gorge avait disparu.

— Pas vous ?

Les yeux du patient, d’une couleur si vague et pourtant d’un regard clair et direct, c’étaient les yeux d’un psychotique.

— Non, je suis désolé. C’est Tammany Hall, trois fois vainqueur en 89. J’ai manqué les courses ; c’est une honte, la façon dont les espèces inférieures sont traitées à cause de nos problèmes de nourriture ! Bien sûr, un cheval est un anachronisme parfait, mais j’aime cette image ; elle a de la vigueur, de la force – la réalisation personnelle complète pour un animal. C’est un peu l’idéal qu’essaie d’atteindre un psychiatre, en termes de psychologie humaine, un symbole. C’est ce qui m’a fait penser à vous le suggérer pour le contenu de votre rêve, bien sûr ; j’étais justement en train de le regarder…

Haber lança un coup d’œil à la reproduction. Bien sûr, c’était le cheval.

— Mais, écoutez, si vous désirez l’opinion d’une tierce personne, nous allons demander à Miss Crouch ; cela fait deux ans qu’elle travaille ici.

— Elle dira que la photo a toujours représenté un cheval, dit Orr, calmement mais avec une pointe de tristesse. Toujours. Depuis mon rêve. Cela a toujours été un cheval. Je pensais que, peut-être, comme vous m’aviez suggéré le rêve, vous pouviez avoir un double souvenir, comme moi. Apparemment, ce n’est pas le cas.

Mais ses yeux, qui n’étaient plus baissés vers le sol, regardèrent à nouveau Haber avec cette clarté, cette indulgence, ce calme et cet air désespéré qui imploraient de l’aide.

L’homme était malade. Il devait être soigné.

— J’aimerais que vous reveniez, George, et demain si possible.

— C’est que je travaille…

— Partez une heure plus tôt, et venez ici à quatre heures. Vous êtes en TTV. Dites-le à votre patron et n’ayez pas de fausse honte à ce sujet. À un moment ou l’autre, 82 pour 100 de la population suivent un TTV, sans parler des 31 pour 100 qui suivent un TTO. Soyez ici demain à quatre heures et nous nous mettrons au travail. Nous y arriverons, vous savez. Maintenant, voici une ordonnance pour obtenir du méprobanate ; avec cela, vos rêves resteront faibles et ça ne supprimera pas entièrement votre état D. Vous pourrez en retirer tous les trois jours au centre automédical. Si un rêve ou une expérience quelconque vous effraie, vous pouvez me téléphoner, jour et nuit. Mais je doute que vous le fassiez si vous prenez de cela ; et si vous me donnez un bon coup de main pour vous aider, vous n’aurez bientôt plus besoin de médicaments. Tous ces problèmes avec vos rêves seront effacés. D’accord ?

Orr prit la carte ordonnance IBM.

— Ce serait un grand soulagement, dit-il. Il fit une tentative de sourire, malheureuse mais non sans humour. Autre chose au sujet du cheval, ajouta-t-il.

Haber, plus grand d’une tête, baissa les yeux vers lui.

— Il vous ressemble, dit Orr.

Le regard du docteur se porta vivement vers la photo. En effet Grand, en pleine santé, brun rouge une longue crinière au grand galop…

— Peut-être le cheval de votre rêve me ressemblait-il ? demanda-t-il d’un air cordial.

— Oui, en effet, répondit Orr.

Quand il fut parti, Haber s’assit et regarda avec gêne la photographie murale de Tammany Hall. Elle était vraiment trop grande pour la pièce. Bon sang, comme il aurait aimé pouvoir s’offrir un bureau avec une fenêtre et une jolie vue !

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