Chapitre III

Ceux auxquels le ciel vient en aide, nous les appelons les fils du ciel. En apprenant, ils n’apprennent pas. En faisant ceci, ils ne le font pas. En raisonnant, ils n’utilisent pas la raison. Laisser la compréhension s’arrêter devant ce qui ne peut pas être compris fait preuve d’une grande élévation. Ceux qui ne le peuvent pas seront broyés dans les roues du ciel.

Tchouang-Tseu, XXIII.


George Orr quitta son travail à trois heures et demie et marcha jusqu’à la station de métro ; il n’avait pas de voiture. En économisant, il aurait pu se payer une VW Steamer et la taxe de kilométrage, mais pour quoi faire ? Le centre-ville était interdit aux automobiles et c’était justement là qu’il habitait. Il avait appris à conduire, dans les années quatre-vingts, mais n’avait jamais possédé de voiture. Il prit le métro de Vancouver jusqu’à Portland. Les rames étaient déjà bondées ; il ne pouvait atteindre ni les poignées ni les barres, tenant debout par la pression égale des corps qui l’entouraient, parfois soulevé sur la pointe des pieds et flottant un instant quand la pression de la foule (f) excédait la force de gravité (g). À côté de lui, un homme qui tenait un journal n’avait pu baisser les bras et avait la tête enfouie dans les pages sportives. Un gros titre : Important raid près de la frontière de l’Afghanistan, et son sous-titre : L’Afghanistan menace d’intervenir, occupa tout le champ de vision d’Orr durant six stations. L’homme au journal se fraya un chemin vers l’extérieur et fut remplacé par quelques tomates dans une assiette en plastique vert derrière laquelle se tenait une vieille femme portant un imperméable, qui écrasa le pied gauche d’Orr durant trois stations.

Il réussit à s’extirper de la rame à l’arrêt de East Broadway et se fraya un chemin pendant quatre blocs à travers la foule toujours plus nombreuse des gens qui venaient de finir leur journée de travail. Il atteignit enfin la tour Willamette East, grand pilier prétentieux de béton et de verre, cherchant l’air et la lumière avec une obstination toute végétale parmi la jungle des bâtiments similaires qui l’entouraient. Très peu d’air et de lumière descendait au niveau de la rue ; il y faisait chaud et une pluie fine y tombait sans cesse. La pluie était une vieille tradition de Portland, mais la chaleur – environ 21o C, le 2 mars – était récente, résultat de la pollution atmosphérique. Les émanations urbaines et industrielles n’avaient pas été contrôlées assez tôt pour que l’on pût renverser la tendance cumulative qui s’annonçait déjà au milieu du XXe siècle ; il faudrait plusieurs siècles pour que l’air perde son surplus de CO2, s’il y arrivait jamais. New York allait devenir l’une des plus grandes victimes de l’effet de serre, car les glaces polaires continuaient à fondre et le niveau de la mer montait toujours ; en fait, toute la côte nord-est était en danger. Il y avait quelques compensations, malgré tout. L’eau s’élevait déjà dans la baie de San Francisco et finirait par couvrir toutes les centaines de kilomètres carrés de boue et de détritus qu’on y avait déversés depuis 1848. Portland, avec ses cent trente kilomètres et le plateau côtier qui le protégeait de la mer, n’était pas menacé par le soulèvement des eaux, mais seulement par la pluie qui tombait.

Il avait toujours plu dans l’Oregon occidental, mais maintenant, il y pleuvait sans arrêt ; une pluie tiède et régulière. C’était un peu comme si l’on vivait à jamais dans un déluge de soupe chaude.

Les villes nouvelles – Umatilla, John Day, French Glen – étaient situées à l’est des Cascades, dans ce qui avait été un désert trente années auparavant. Il y faisait terriblement chaud en été, mais il n’y tombait que 110 cm de pluie par an – contre 285 cm à Portland. La culture intensive y était possible : le désert fleurissait. French Glen avait maintenant une population de sept millions d’habitants. Portland, avec seulement trois millions d’âmes et une croissance démographique presque nulle, avait été laissé loin derrière dans la marche du progrès. Ce n’était pas quelque chose de nouveau pour Portland. Et quelle différence cela faisait-il ? La sous-alimentation, la surpopulation et l’insalubrité de l’environnement étaient la norme. Il y avait plus de cas de scorbut, de typhus et d’hépatite dans les vieilles villes, plus de bandes armées, de crimes et de meurtres dans les villes nouvelles. Les rats régnaient sur les unes et la Maffia sur les autres. George Orr restait à Portland parce qu’il y avait toujours vécu et parce qu’il n’avait aucune raison de croire qu’ailleurs la vie serait plus agréable, ou différente.

Miss Crouch, souriante et désintéressée, le fit entrer, Orr avait cru que les bureaux des psychiatres, comme les terriers de lapins, possédaient toujours deux portes. Celui-ci n’en avait qu’une, mais il ne pensait pas qu’ici les patients se bousculeraient pour entrer et sortir. À l’École Médicale, on lui avait dit que le docteur Haber n’avait qu’une expérience psychiatrique assez réduite, étant surtout un chercheur. Cela lui avait donné l’idée d’un homme exclusif et ayant réussi, et les manières joviales et autoritaires du docteur avaient confirmé cette idée. Mais aujourd’hui, moins nerveux, il avait une vision des choses plus précise. Le bureau n’avait pas le luxe assuré du succès financier, ni le désordre insouciant du désintéressement scientifique. Les chaises et le divan étaient en vinyle, le bureau en métal recouvert de plastique, finition bois. Rien n’avait la qualité de l’authentique. Les dents blanches, la crinière baie, imposant, le docteur Haber hennit :

— Bonjour !

Cette cordialité n’était pas feinte, mais elle était exagérée. Il y avait chez cet homme une chaleur, un désir d’ouverture, qui étaient bien réels ; mais il avait été comme enduit de maniérisme professionnel, dénaturé par l’autosatisfaction traditionnelle du docteur. Orr sentit en lui une envie d’être aimé et une volonté profonde d’aider les autres ; le docteur, pensa-t-il, n’est pas vraiment sûr que les autres existent, et il veut prouver leur existence en les aidant. Il prononçait « Bonjour ! » avec tant de force parce qu’il n’était jamais certain d’obtenir une réponse. Orr voulut lui dire quelque chose d’amical, mais rien de personnel ne lui sembla approprié ; il déclara :

— On dirait que l’Afghanistan pourrait bien entrer en guerre.

— Mhmm ! On en parle depuis le mois d’août !

Il aurait dû savoir que le docteur était mieux informé que lui de ce qui se passait dans le monde ; généralement, il n’était qu’à moitié averti, et avec trois semaines de retard.

— Je ne pense pas que cela puisse émouvoir les Alliés, continua Haber. À moins de pousser le Pakistan dans le camp iranien. L’Inde devrait alors envoyer autre chose que son soutien moral aux Isragyptiens. (C’était l’abréviation désignant l’alliance entre la Nouvelle République Arabe et Israël.) Je crois que le discours de Gupta à Delhi montre bien qu’il se prépare à cette éventualité.

— Cela continue à s’étendre, dit Orr, se sentant gêné et découragé. La guerre, je veux dire.

— Cela vous dérange ?

— Cela ne vous dérange pas ?

— Hors sujet, répondit le docteur en souriant de son large sourire barbu, comme un énorme dieu ours ; il était toujours prudent.

— Oui, cela me dérange.

Mais Haber n’avait pas mérité cette réponse ; l’interrogateur ne peut pas se placer en dehors de la question, sous le couvert de l’objectivité – comme si la question était un objet ! Orr ne lui dit pas ce qu’il pensait de cette attitude, malgré tout ; il était entre les mains d’un psychiatre et celui-ci savait sans doute ce qu’il faisait.

Orr avait tendance à croire que les gens savent ce qu’ils font, peut-être parce que lui-même pensait ne pas le savoir.

— Bien dormi ? s’enquit Haber, assis sous le sabot postérieur gauche de Tammany Hall.

— Bien, merci.

— Que diriez-vous d’un autre voyage au palais des rêves ?

Son regard était rivé à Orr.

— Bien sûr. Je suis ici pour ça, je crois.

Il vit Haber se lever et contourner son bureau, il vit la grande main s’avancer vers son cou, et rien ne se passa.

— … George…

Son nom. Qui l’appelait ? Ce n’était pas une voix qu’il connaissait. De la terre sèche, un air sec, le fracas d’une voix étrange dans son oreille. La lumière du jour mais pas de directions. Aucun chemin de retour. Il s’éveilla.

La pièce à demi familière ; le grand homme à demi familier dans son ample gernreich brun rouge avec sa barbe brune, son sourire blanc et ses yeux sombres.

— On dirait un rêve assez court, mais très net, si j’en crois l’EEG, dit la voix profonde. Allons-y. Il sera plus précis si vous le racontez tout de suite.

Orr s’assit, se sentant plutôt étourdi. Il se trouvait étendu sur le divan ; comment y était-il arrivé ?

— Voyons. Il n’y avait pas grand-chose. Encore le cheval ! M’avez-vous encore ordonné de rêver du cheval, quand j’étais hypnotisé ?

Haber hocha la tête, sans dire ni oui ni non, attentif.

— Eh bien, c’était une écurie. Dans cette pièce il y avait de la paille, et une mangeoire, et une fourche dans un coin, et ainsi de suite. Le cheval était à l’intérieur. Il…

Le silence attentif de Haber ne laissait aucune chance d’évasion.

— Il faisait un énorme tas de crottin. Brun et fumant. Du crottin de cheval. Cela ressemblait un peu au mont Hood, avec cette petite bosse sur le côté nord et tout ça. Il y en avait sur tout le tapis, et cela commençait à me salir ; alors, j’ai dit : « Ce n’est que la photographie de la montagne. » Et ensuite, je crois que je me suis réveillé.

Orr leva les yeux vers l’image qui se trouvait derrière le docteur Haber ; c’était une grande photographie du mont Hood.

C’était une photo reposante, dans des tons plutôt ternes et affectés : le ciel gris, la montagne d’un brun tendre ou d’un brun rougeâtre, avec de petites taches blanches près du sommet, et le premier plan sombre, avec des arbres imprécis.

Le docteur ne regardait pas la photo murale. Il étudiait Orr de ses yeux sombres et intenses. Il rit, pas très fort ni très longtemps, mais avec un peu d’excitation.

— Nous y arrivons, George !

— Où cela ?

Orr se sentit ridicule, assis sur le divan, encore à moitié assoupi, ayant dormi là, sans doute en ronflant la bouche ouverte, impuissant, tandis que Haber examinait les oscillations et les réactions secrètes de son cerveau et lui disait ce qu’il devait rêver. Il se sentit dévoilé, manipulé. Et dans quel but ?

Évidemment, le docteur n’avait pas le moindre souvenir de la photo murale du cheval, ni de la conversation qu’ils avaient eue à son sujet ; il était entièrement dans ce nouveau présent, et tous ses souvenirs l’y conduisaient. Aussi ne pouvait-il pas l’aider. Mais il arpentait le bureau maintenant, parlant encore plus fort que d’habitude.

— Bien ! a) Vous pouvez rêver sur ordre, et vous le faites, vous suivez l’hypno suggestion ; b) vous répondez d’une façon splendide à l’amplificateur. Donc, nous pouvons travailler ensemble, d’une manière rapide et efficace, sans narcose. Je préfère travailler sans drogues. Ce que fait le cerveau tout seul est bien plus fascinant et complexe que toutes les réponses qu’il peut donner à des stimulations chimiques ; c’est pourquoi j’ai développé l’ampli, pour donner au cerveau les moyens de se stimuler lui-même. Les ressources créatrices et thérapeutiques du cerveau – durant l’éveil, le sommeil ou les rêves sont pratiquement infinies. Si nous pouvons trouver les clefs de toutes ces portes… Le pouvoir d’imagination des rêves dépasse l’imagination.

Il rit de son grand rire : il avait fait ce calembour bien des fois. Orr sourit avec gêne.

— Je suis sûr maintenant, continua Haber, que votre traitement thérapeutique doit aller dans cette direction : vous servir de vos rêves et non les fuir ou les éviter. Affronter votre crainte et, avec mon aide, voir ce qu’elle dissimule. Vous avez peur de votre propre esprit, George. C’est une peur avec laquelle aucun homme ne peut vivre. Mais vous n’avez pas à vivre avec. Vous n’avez pas vu toute l’aide que votre esprit peut vous apporter, les façons dont vous pouvez l’utiliser, l’employer d’une manière créatrice. Tout ce dont vous avez besoin, c’est de ne pas fuir vos pouvoirs mentaux, ne pas les supprimer, mais les libérer. Nous pourrons le faire ensemble. Maintenant, cela ne vous paraît-il pas bien, n’est-ce pas la chose à faire ?

— Je ne sais pas, répondit Orr.

Pendant que Haber parlait d’utiliser, d’employer ses pouvoirs mentaux, il avait pensé un instant que le docteur voulait dire son pouvoir de changer la réalité en rêvant ; mais s’il avait voulu dire cela, il l’aurait sans doute précisé clairement. Sachant qu’Orr avait désespérément besoin d’une confirmation, il n’aurait pas évité de la lui donner s’il l’avait pu.

Le cœur d’Orr se mit à flancher. L’emploi de narcotiques et d’excitants l’avait déséquilibré ; il le savait et s’efforçait toujours de combattre et de contrôler ses sentiments. Mais un tel désappointement dépassait ses forces. Il avait gardé, il s’en rendait compte maintenant, un peu d’espoir. Il avait été sûr, hier, que le docteur avait remarqué le changement de la montagne en cheval. Cela ne l’avait pas surpris que Haber essayât de cacher sa découverte, car il avait dû être choqué ; il était évident qu’il n’avait pas été capable de l’admettre, d’en convenir. Orr lui-même avait mis longtemps à accepter le fait qu’il réalisait quelque chose d’impossible. Et pourtant, il s’était permis d’espérer que Haber, connaissant le rêve et étant là pendant son déroulement, pourrait voir le changement, s’en souvenir et le confirmer.

Mais non. Aucun moyen de s’en sortir. Orr se trouvait là où il avait été depuis des mois – seul : sachant qu’il était fou, et sachant qu’il ne l’était pas simultanément et profondément. C’était suffisant pour le conduire à la folie.

— Vous serait-il possible, demanda-t-il avec gêne, de me faire la suggestion posthypnotique de ne plus faire de rêves effectifs ? Puisque vous pouvez me suggérer d’en faire… De cette façon, je pourrais supprimer les drogues, au moins pour un moment.

Haber s’installa derrière son bureau, voûté comme un ours.

— Je doute fort de l’efficacité de cette méthode, même pour une seule nuit, dit-il simplement, et il ajouta soudainement :

— N’est-ce pas la même direction infructueuse que vous avez essayé de suivre jusqu’à présent, George ? Les médicaments et l’hypnose, c’est encore la suppression. Vous ne pouvez pas échapper à votre propre esprit. Vous le voyez bien, mais vous ne voulez toujours pas l’affronter vraiment. C’est parfait. Regardons le problème sous cet angle : vous avez rêvé deux fois maintenant, ici, sur ce divan. Était-ce si terrible ? Cela a-t-il fait le moindre mal ?

Orr secoua la tête, l’esprit trop alourdi pour répondre.

Haber continua de parler et Orr s’efforça de lui prêter attention. Il parlait maintenant des rêveries, de leur relation avec le cycle du sommeil nocturne d’une heure et demie, de leur utilité et de leur importance. Il demanda à Orr s’il était sujet à un type particulier de rêveries.

— Par exemple, dit-il, moi, je fais souvent des rêveries d’exploits. Je suis le héros. Je sauve une jeune fille, ou un camarade astronaute, ou une ville assiégée, ou toute une planète. Des rêves de Messie, de bienfaiteur. Haber sauve le monde ! C’est drôlement chouette… Tant que je les garde à leur place. Nous avons tous besoin de cette exaltation de l’ego qui naît des rêveries, mais quand on commence à y croire, alors notre vision de la réalité est plutôt ébranlée… Et il y a les rêveries du genre îles des mers du Sud – bien des cadres d’âge mûr font ce genre de rêveries. Et il y a le généreux martyr en train de souffrir, et toutes les rêveries romantiques de l’adolescence, et les rêveries sadomasochistes, et ainsi de suite. La plupart des gens en font de différentes sortes. Nous avons presque tous été dans l’arène, face aux lions, au moins une fois, ou nous avons lancé une bombe sur nos ennemis, ou sauvé la vierge suffoquant pendant le naufrage d’un bateau, ou écrit la Dixième Symphonie pour Beethoven. Quel genre préférez-vous ?

— Oh… les rêves d’évasion, dit Orr. Il devait vraiment faire un effort pour répondre à cet homme qui essayait de l’aider. Partir. M’en sortir.

— Vous sortir du boulot, de la routine journalière ?

Haber semblait refuser de croire que son travail ne lui déplaisait pas. Sans doute Haber avait-il beaucoup d’ambition et trouvait-il difficile de penser qu’un homme pût ne pas en avoir.

— Eh bien, c’est plutôt la ville ; la foule, je veux dire. Trop de gens partout. Les gros titres des journaux. Tout !

— Les mers du Sud ? s’enquit Haber avec son sourire d’ours.

— Non. Ici. Je ne suis pas très imaginatif. Je rêve d’avoir une cabane quelque part en dehors des villes, peut-être sur le plateau côtier où il y a encore quelques restes de forêts.

— Vous avez déjà pensé à en acheter une ?

— Les terrains de plaisance coûtent environ trente-huit mille dollars l’acre dans les zones les moins chères, dans le sud de l’Oregon. Cela monte à quatre cent mille pour un lot avec vue sur la mer.

Haber émit un sifflement.

— Je vois que vous y avez pensé… et que vous êtes revenu à vos rêveries. Dieu merci, elles sont gratuites, hein ! Bien, êtes-vous prêt pour une autre séance ? Il nous reste encore presque une demi-heure.

— Pourriez-vous…

— Quoi, George ?

— Me laisser m’en souvenir.

Haber commença un de ses refus élaborés.

— Comme vous le savez, ce qui est ressenti pendant l’hypnose, quelle que soit la suggestion, est normalement fermé à l’éveil par un mécanisme similaire à celui qui empêche le souvenir de 99 pour 100 de nos rêves. Libérer ce mécanisme serait vous donner trop de suggestions opposées concernant un domaine qui est assez délicat, c’est-à-dire le contenu d’un rêve que vous n’avez pas encore fait. Cela – le rêve – je peux vous suggérer de vous le rappeler. Mais je ne veux pas que le souvenir de ma suggestion hypnotique se mêle au souvenir du rêve que vous faites. Je veux les garder séparés, pour obtenir un rapport clair sur ce que vous avez rêvé, et non ce que vous pensez que vous auriez dû rêver. D’accord ? Vous pouvez me faire confiance, vous savez. Je suis là pour vous aider. Je ne vous en demanderai pas trop. Je vous pousserai, mais pas trop fort ni trop vite. Je ne vous donnerai pas de cauchemar ! Croyez-moi, je veux analyser tout cela, le comprendre, tout autant que vous. Vous êtes un sujet intelligent et coopératif, et un homme courageux pour avoir supporté tout seul une telle angoisse pendant si longtemps. Nous y arriverons, George, croyez-moi.

Orr ne le croyait pas entièrement, mais c’était un prédicateur parfait ; et, de plus, il aurait bien voulu le croire.

Il ne dit rien, mais s’allongea sur le divan et laissa la grande main se poser sur sa gorge.


— O.K. ! Nous y sommes ! Qu’avez-vous rêvé ; George ? Allons-y pendant que c’est encore chaud !

Il se sentait ridicule et fatigué.

— Quelque chose sur les mers du Sud… Des noix de coco… Je ne m’en souviens pas bien.

Il se frotta la tête, se gratta la barbe, prit une profonde inspiration. Il aurait voulu boire un verre d’eau froide.

— Ensuite, je… j’ai rêvé que vous marchiez avec John Kennedy, le président, en descendant Alder Street, je crois. Je marchais avec vous, un peu en arrière ; je crois que je portais quelque chose pour l’un de vous. Kennedy avait ouvert son parapluie – je le voyais de profil, comme sur les vieilles pièces de cinquante cents et vous avez dit : « Vous n’en aurez plus besoin, monsieur le président », et vous le lui avez pris des mains. Cela a paru l’ennuyer et il a dit quelque chose que je n’ai pas compris. Mais il avait cessé de pleuvoir ; le soleil s’est mis à briller et il a déclaré : « Je pense que vous avez raison, maintenant…» Il ne pleut plus dehors.

— Comment le savez-vous ?

— Vous le verrez quand vous sortirez, soupira Orr. Est-ce fini pour cet après-midi ?

— J’aimerais continuer. Bill est toujours à la Maison Blanche, vous savez !

— Je suis très fatigué.

— Alors, très bien, ce sera tout pour aujourd’hui. Écoutez, et si nous prenions nos rendez-vous dans la soirée ? Cela vous permettrait de dormir normalement, et nous n’utiliserions l’hypnose que pour vous suggérer le contenu de vos rêves. Ainsi, vos horaires professionnels ne seraient pas perturbés, et ma propre période de travail est souvent la nuit ; en fait, les chercheurs du sommeil dorment rarement ! Cela nous avancerait beaucoup, et vous n’auriez plus besoin de prendre de médicaments pour supprimer vos rêves. Voulez-vous essayer ? Disons vendredi soir ?

— J’ai un rendez-vous, répondit Orr, étonné de son mensonge.

— Alors, samedi ?

— D’accord.

Il sortit, portant son imperméable humide sur le bras. Ce n’était pas la peine de le mettre. Le rêve avec Kennedy avait été très net et effectif. Maintenant, il savait les reconnaître quand il en faisait. Même si leur contenu était anodin, il se réveillait en se les rappelant avec une grande précision et en se sentant brisé et épuisé, comme après un énorme effort physique pour résister à une force écrasante. Lorsqu’il était seul, il n’en faisait qu’une fois en un mois ou en six semaines ; c’était la crainte d’en faire qui l’avait obsédé. Maintenant, avec l’ampli qui le maintenait dans l’état de rêve et une suggestion hypnotique insistant pour qu’il rêve profondément, il avait eu trois rêves effectifs sur quatre en deux jours ; ou, si l’on enlevait le rêve avec les noix de coco, qui n’avait été que ce que Haber appelait un simple déroulement d’images, trois rêves effectifs sur trois. Il était à bout de forces.

Il ne pleuvait pas. Quand il franchit les portes de la tour Willamette East, le ciel de mars était haut et clair au-dessus des rues. Le vent avait tourné et soufflait maintenant de l’est, le vent sec du désert qui animait parfois le temps humide, chaud, triste et gris de la vallée de la Willamette.

L’air plus pur lui éclaircit un peu les idées. Il redressa les épaules et se mit en route, essayant d’ignorer une très légère sensation de vertige qui était probablement le résultat combiné de la fatigue, de l’anxiété de deux brèves siestes à une heure inhabituelle de la journée, et d’une descente de soixante-deux étages en ascenseur.

Le docteur lui avait-il dit de rêver que la pluie avait cessé ? Ou lui avait-il suggéré de rêver de Kennedy (qui portait, maintenant qu’il y repensait, la barbe d’Abraham Lincoln) ? Ou de Haber lui-même ? Il n’avait aucun moyen de le savoir. La partie effective du rêve avait été l’arrêt de la pluie, le changement de temps ; mais cela ne prouvait rien. Bien souvent, ce n’était pas l’élément le plus frappant, le plus remarquable du rêve qui était effectif. Il pensait, pour des raisons que seul son subconscient pouvait connaître, que Kennedy avait été son propre apport au songe, mais il ne pouvait pas en être sûr.

Il suivit la foule dans la station de métro de East Broadway. Il mit sa pièce de cinq dollars dans le distributeur, prit son billet, monta dans le train et s’enfonça dans les ténèbres qui passent sous la rivière.

Le vertige s’accrut dans son esprit et son corps.

Passer sous une rivière : c’est une chose étrange, vraiment une idée bizarre.

Traverser une rivière, à gué, en pataugeant, en nageant, sur un bateau, un bac, un pont, en avion, la remonter, la descendre dans l’incessant renouvellement du courant : tout cela avait un sens. Mais passer sous une rivière, il y a là quelque chose de pervers, au sens propre du mot. L’esprit prend parfois des chemins qui sont la preuve évidente qu’il est égaré dans une mauvaise direction.

Il y avait neuf tunnels pour les trains et les camions sous la Willamette, seize ponts au-dessus, et des quais de béton sur quarante kilomètres. Le contrôle du courant de la Willamette, et de la Columbia, dans laquelle elle se jetait à quelques kilomètres en aval du centre de Portland, était si perfectionné qu’aucune des deux rivières ne pouvait s’élever de plus de quinze centimètres, même après les pluies torrentielles les plus longues. La Willamette était un élément utile de l’environnement, comme un énorme animal docile et retenu par des harnais, des chaînes, des selles, des mors, des sangles, des entraves. Si elle n’avait pas été utile, elle aurait bien sûr été recouverte de béton, comme les centaines de petites rivières et affluents qui descendaient des collines de la ville dans les ténèbres, sous les rues et les buildings. Mais sans elle, Portland n’aurait pas été un port ; les bateaux, les longues files de péniches les radeaux de détritus y naviguaient encore. Aussi les camions, les trains, et les quelques voitures privées devaient-ils passer par-dessus la Willamette, ou en dessous. Au-dessus des têtes de ceux qui utilisaient les rames du GPRT dans le tunnel de Broadway, il y avait des tonnes de roche et de sable, des tonnes d’eau qui coulaient, les fondations des quais et les quilles des navires de haute mer, les énormes piliers de béton des ponts routiers et des atterrages, un convoi de camions à vapeur chargés de poulets d’élevage frigorifiés un avion à réaction à 34 000 pieds, les étoiles à 4,3 années-lumière et plus. George Orr, pâle dans la lumière fluorescente et tremblotante de la voiture du GPRT, vacilla et se retint à une poignée métallique perdu parmi un millier d’esprits étrangers. Il sentit sur lui cette pesanteur, ce poids qui l’écrasait de plus en plus. Il pensa : « Je suis en train de vivre un cauchemar, dont je m’éveille parfois durant mon sommeil. »

La bousculade des gens qui sortaient à Union Station lui fit oublier ces graves réflexions ; il se concentra entièrement sur ses efforts pour se maintenir à la poignée. Se sentant encore étourdi, il craignait d’avoir des nausées s’il lâchait la poignée pour se soumettre complètement à la pression de la foule (f).

Le train redémarra dans un bruit infernal, mélange de rugissements et de cris perçants. Le système GPRT n’avait que quinze ans d’âge, mais il avait été construit tardivement et à la hâte, avec des matériaux de mauvaise qualité, pendant la grande faillite économique de la voiture privée, et non pas avant. En fait, les rames avaient été construites à Détroit ; c’était reconnaissable à leur état et au bruit qu’elles faisaient. Habitant en ville et utilisant souvent le métro, Orr ne remarquait même pas le fracas. Les terminaisons de ses nerfs auditifs avaient une sensibilité considérablement réduite, bien qu’il n’eût que trente ans ; de toute façon, le bruit n’était que le fond sonore habituel de ce cauchemar. Il se remit à réfléchir, ayant affermi sa prise sur la poignée.

Depuis qu’il avait été contraint de s’intéresser au problème, l’impossibilité pour l’esprit de se souvenir de la plupart de ses rêves l’avait toujours intrigué. La pensée inconsciente, dans la première enfance comme dans le rêve, n’était apparemment pas accessible à la mémoire consciente. Mais était-il inconscient durant l’hypnose ? Pas du tout : parfaitement éveillé, jusqu’à ce qu’on lui ordonne de dormir. Alors, pourquoi ne pouvait-il s’en souvenir ? Cela l’embêtait. Il voulait savoir ce que faisait Haber. Le premier rêve de cet après-midi, par exemple : le docteur lui avait-il simplement dit de rêver encore du cheval ? Et il avait ajouté lui-même le crottin, ce qui était embarrassant. Ou bien, si le docteur avait mentionné le crottin, c’était également embarrassant, d’une autre façon. Et peut-être Haber avait-il eu de la chance de ne pas se retrouver avec un gros tas de merde fumante sur le tapis de son bureau. C’était arrivé, dans un sens : la photographie de la montagne.

Orr sursauta soudain au moment où le train grinçait en entrant dans Alder Street Station. La montagne, pensa-t-il, tandis que soixante-huit personnes se poussaient et se bousculaient en se pressant vers les portes. La montagne. Il m’a dit de remettre la montagne dans mon rêve. Et le cheval a replacé la montagne. Mais s’il m’a dit de remettre la montagne à sa place, c’est qu’il savait qu’elle avait été là avant le cheval. Il le savait. Il a vu que le premier rêve avait changé la réalité. Il a vu le changement. Il me croit. Je ne suis pas fou !

Orr fut alors pris d’une telle joie que, parmi les quarante-deux personnes qui venaient de s’entasser dans le wagon au moment où il pensait à tout cela, les sept ou huit qui l’entouraient directement eurent une sensation faible mais nette de générosité et de soulagement. La femme qui avait tenté en vain de lui prendre la poignée sentit la vive douleur de son cor au pied disparaître agréablement ; l’homme pressé contre lui, à sa gauche pensa soudain à la lumière du soleil ; le vieillard recroquevillé sur son siège, juste en face de lui, oublia un peu qu’il avait faim.

Orr n’était pas un raisonneur très rapide. En réalité ce n’était pas un raisonneur. Il parvenait aux idées par le long chemin, sans jamais patiner sur la glace dure et claire de la logique, ni se laisser emporter par les flots de l’imagination, mais en s’obstinant, en se traînant sur le terrain bourbeux de l’existence. Il ne voyait pas les relations entre les choses, ce qui est, paraît-il, la caractéristique de l’intelligence. Il sentait les relations comme un plombier. Ce n’était pas vraiment un homme stupide, mais il employait son cerveau deux fois moins qu’il ne l’aurait dû, ou deux fois moins vite. Ce ne fut que lorsqu’il eut quitté le métro à Ross Island Bridge West, marché pendant quelques minutes en remontant la colline, et monté dix-huit étages en ascenseur jusqu’à son studio de 2,50 m × 3 m dans la tour Corbett Condominium de vingt étages (vivez mieux pour moins cher au centre-ville !), glissé une tranche de pain au soja dans le four à infrarouges, sorti une bière du réfrigérateur et regardé plusieurs minutes par la fenêtre – il payait double tarif pour une chambre extérieure – les West Hills de Portland couvertes d’énormes tours étincelantes, pleines de lumière et de vie, ce ne fut qu’alors qu’il pensa enfin : « Pourquoi le docteur Haber ne m’a-t-il pas dit qu’il savait que mes rêves se réalisaient ? »

Il se pencha sur ce problème, pendant un moment il pataugea autour, tenta de le soulever, et le trouva très lourd.

Il pensa : « Haber sait, maintenant que la photographie murale a changé deux fois. Pourquoi n’a-t-il rien dit ? Il sait pourtant que j’ai peur d’être fou. Il dit qu’il m’aide, mais cela m’aurait aidé beaucoup plus s’il m’avait déclaré qu’il voyait la même chose que moi, que ce n’était pas seulement une illusion.

» Il sait maintenant, pensa Orr après une longue gorgée de bière, qu’il a cessé de pleuvoir. Pourtant, il n’a pas été vérifié quand je le lui ai dit, peut-être avait-il peur. C’est sûrement cela. Tout cela l’effraye et il veut en avoir le cœur net avant de me dire ce qu’il en pense réellement. À la vérité, je ne peux pas l’en blâmer. Ce qui serait bizarre, ce serait justement qu’il ne soit pas effrayé.

» Mais je me demande ce qu’il pourra bien faire, une fois qu’il sera habitué à cette idée… Je me demande comment il retiendra mes rêves, comment il m’empêchera de changer les choses. Car je dois m’arrêter ; j’ai déjà été bien trop loin, bien trop loin…»

Il hocha la tête et détourna le regard des montagnes scintillantes, grouillantes de vie.

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