Chapitre IX

Ceux qui rêvent de fêtes s’éveillent dans les lamentations.

Tchouang-Tseu, II.


C’était la troisième semaine d’avril. La semaine dernière, Orr avait donné rendez-vous à Heather Lelache. Chez Dave’s, mardi midi. Mais dès qu’il sortit de son bureau, il sut que cela n’irait pas.

Il y avait tant de mémoires différentes maintenant, tant de vies différentes qui se bousculaient dans sa tête, qu’il essayait à peine de se rappeler quelque chose. Il prenait les événements comme ils se présentaient. Il vivait presque comme un jeune enfant, uniquement dans le présent. Rien ne le surprenait, et tout l’étonnait.

Son bureau était au troisième étage du service de planification civile ; son poste était plus important qu’aucun de ceux qu’il avait déjà eu : il avait la charge des parcs suburbains du sud-est, à la commission de planification de Portland. Il n’aimait pas ce travail et ne l’avait jamais aimé.

Il s’était toujours arrangé pour rester plus ou moins dessinateur, jusqu’à son rêve de lundi dernier qui avait, en poussant les gouvernements fédéral et local à suivre les plans de Haber, complètement remodelé tout le système social et fait de lui un bureaucrate. Il n’avait jamais eu de travail, dans toutes ses vies passées, qui ressemblât à celui-là ; il se trouvait plus à l’aise dans le design, à réaliser des formes adaptées aux choses, et malheureusement, on n’avait eu besoin de son talent dans aucune de ses différentes existences. Mais ce travail, qu’il faisait (maintenant) depuis cinq ans, ne lui convenait pas du tout. Cela l’ennuyait profondément.

Jusqu’à cette semaine, il y avait eu une continuité fondamentale, une cohérence entre toutes les réalités surgies de ses rêves. Il avait toujours été plus ou moins dessinateur, avait toujours habité dans Corbett Avenue. Même dans la vie où il avait fini sur les marches de ciment d’une maison brûlée, dans une ville mourante d’un monde dévasté, même dans cette vie-là, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de travail ni de maison, cette continuité l’avait aidé. Et tout au long de ses rêves successifs et de ses existences, beaucoup de choses importantes étaient restées constantes. Il avait amélioré le climat local, mais pas trop et l’effet de serre demeurait, héritage permanent du milieu du siècle précédent. La géographie restait parfaitement inchangée ; les continents se trouvaient toujours à la même place. De même que les frontières des pays, et la nature humaine, et ainsi de suite. Si Haber lui avait suggéré de rêver d’une race d’hommes plus noble, il n’aurait pas pu le faire.

Mais Haber apprenait à mieux se servir des rêves de George. Ces deux dernières séances avaient changé les choses presque radicalement. Orr possédait toujours son appartement dans Corbett Avenue, le même trois-pièces, légèrement parfumé par la marijuana du gérant ; mais il travaillait comme bureaucrate dans un énorme building au centre de la ville, un quartier qui avait complètement changé. C’était presque aussi important et il y avait presque autant de buildings qu’avant la chute démographique, mais c’était beaucoup plus agréable et solide. Les choses étaient administrées d’une façon toute différente, maintenant.

Assez curieusement, Albert M. Merdle était toujours président des États-Unis. Comme la forme des continents, il paraissait immuable. Mais les États-Unis n’étaient plus la grande puissance qu’ils avaient été, ni aucun autre pays, d’ailleurs.

C’était à Portland que se trouvait le Centre Mondial de planification, l’agence principale de la Fédération Internationale des Peuples. Portland était, comme le disaient les cartes postales, la capitale de la planète. Sa population était de deux millions d’habitants. Tout le centre de la ville était voué aux buildings géants du CMP, qui n’avaient pas plus de douze ans d’âge, buildings à l’architecture soignée, entourés de parcs verts et de promenades bordées d’arbres. Des milliers de gens, fonctionnaires fédéraux ou employés du CMP pour la plupart, empruntaient ces allées ; des groupes de touristes venus d’Oulan-Bator ou de Santiago du Chili passaient en files, la tête rejetée en arrière, attentifs à ce que disait leur écouteur-guide. C’était un spectacle imposant et animé – les grands bâtiments élancés, les pelouses bien entretenues, la foule chamarrée. Tout cela, pour George Orr, semblait assez futuriste.

Il ne trouva pas Dave’s, évidemment, il ne put même pas trouver Ankeny Street. Toutes ses existences passées lui en laissaient un souvenir si net qu’il fut incapable d’accepter le fait avant de s’y trouver et de voir confirmée sa mémoire actuelle, dans laquelle il n’y avait pas la moindre Ankeny Street. À l’endroit où la rue aurait dû se trouver se dressait, au-dessus de ses pelouses et de ses rhododendrons, le gratte-ciel de la Coordination de la Recherche et du Développement ; Morrison Street était toujours là : une large promenade récemment bordée d’orangers, mais il n’y avait aucun bâtiment de style néo-inca aux alentours, et il n’y en avait jamais eu.

Il ne pouvait pas se rappeler avec exactitude le nom de la société pour laquelle travaillait Heather ; était-ce Forman, Esserbeck & Rutti, ou Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti ? Il trouva une cabine téléphonique et chercha le numéro de la société. Il n’y trouva rien de tel, mais il y avait un P. Esserbeck, avoué. Il l’appela pour se renseigner, mais aucune Miss Lelache ne travaillait chez Mr. Esserbeck. Finalement, il prit son courage à deux mains et chercha le nom de Heather. Il n’y avait pas de Lelache dans l’annuaire.

Peut-être existait-elle toujours, mais sous un autre nom, pensa-t-il. Sa mère avait pu abandonner le nom de son mari quand celui-ci était parti en Afrique. Ou Heather avait pu garder celui de son propre époux après la mort de ce dernier. Mais il n’avait pas la moindre idée de ce qu’avait pu être le nom de son mari. Peut-être ne l’avait-elle jamais porté ; beaucoup de femmes ne changeaient plus de nom quand elles se mariaient, rejetant ainsi la coutume de la soumission féminine. Mais à quoi servaient de telles suppositions ? Il se pouvait très bien qu’il n’y eût tout simplement pas de Heather Lelache : que – cette fois-ci – elle ne fût jamais née.

Après cela, Orr pensa à une autre possibilité. Si elle passait à côté de moi maintenant, en me cherchant, se demanda-t-il, est-ce que je la reconnaîtrais ?

Elle était brune. D’un brun d’ambre, clair et sombre, comme l’ambre de la Baltique, ou une tasse de thé de Ceylan. Mais aucune personne brune ne passait. Aucun Noir, aucun Blanc, aucun Jaune, aucun Rouge. Ils venaient de toutes les régions de la terre pour travailler au Centre Mondial de Planification ou pour le visiter, de Thaïlande, d’Argentine, du Ghana, de Chine, d’Irlande, de Tasmanie, du Liban, de l’Éthiopie, du Viêtnam, du Honduras, du Lichtenstein. Mais ils portaient tous les mêmes vêtements, pantalons, chemises, manteaux ; et sous leurs habits, ils étaient tous de la même couleur. Ils étaient gris.

Le docteur Haber s’était réjoui quand c’était arrivé. Cela s’était passé samedi dernier, leur première séance depuis une semaine. Il s’était regardé dans la glace de la salle de bains pendant cinq minutes, avec admiration. Il avait regardé Orr de la même façon.

— Cette fois, vous avez enfin été droit au but, George ! Mon Dieu, je crois que votre cerveau commence à coopérer avec moi ! Vous savez ce que je vous ai suggéré de rêver, hein ?

Car maintenant, Haber parlait librement et longuement à Orr de ce qu’il faisait et de ce qu’il espérait réaliser avec les rêves de son patient. Mais cela n’aidait pas beaucoup ce dernier.

Orr avait baissé les yeux sur ses propres mains gris pâle, avec leurs courts ongles gris.

— Je suppose que vous m’avez suggéré qu’il n’y ait plus de problème de couleurs, plus de question raciale.

— Exactement. Et, bien sûr, j’envisageais une solution politique et éthique. Au lieu de cela, votre processus de pensée primaire a pris le raccourci habituel, qui est le plus souvent un court-circuit, mais qui a été cette fois au cœur du problème. Et le résultat est un changement biologique et absolu. Il n’y a jamais eu de problème racial ! Vous et moi sommes les deux seules personnes au monde à savoir qu’il a existé un problème racial. George ! Vous vous rendez compte ? Il n’y a jamais eu de parias en Inde, personne n’a été lynché en Alabama, personne n’a été massacré à Johannesburg ! Nous avons surmonté le problème de la guerre et n’avons jamais eu de problème de race ! Personne, dans toute l’histoire de l’humanité, n’a souffert à cause de la couleur de sa peau ! Vous apprenez, George ! Vous serez malgré vous le plus grand bienfaiteur que la race humaine ait connu. Après tout le temps et l’énergie que les humains ont perdus à tenter de trouver des solutions religieuses à la souffrance, vous êtes venu et vous avez remis Bouddha et Jésus et tous les autres au rang des fakirs qu’ils étaient. Ils essayaient de fuir le mal, mais nous, nous l’extirpons ; nous nous en débarrassons, petit à petit !

Les chants de triomphe de Haber mettaient Orr mal à l’aise, et il n’écouta pas ceux-ci ; au lieu de cela, il avait cherché dans sa mémoire et n’y avait pas trouvé trace d’un message présidentiel prononcé sur le champ de bataille de Gettysburg, ni d’un homme du nom de Martin Luther King. Mais cela semblait un petit prix à payer contre la suppression rétroactive et complète de tous les maux raciaux, et il n’avait rien dit.

Mais maintenant, n’avoir jamais connu une femme à la peau brune, avec des cheveux noirs et crépus coupés très court pour que la ligne élégante du crâne soit dégagée comme la courbe d’un vase de bronze… non cela n’allait pas. C’était intolérable. Que chaque être sur terre doive avoir le corps de la couleur d’un navire de guerre : non !

C’est pour cela qu’elle n’est pas là, pensa-t-il. Elle n’aurait pas pu naître grise. Sa couleur, sa couleur brune, était une timidité, sa rudesse, sa gentillesse, étaient des éléments de son métissage, de sa nature mixte, claire et sombre à la fois, comme de l’ambre de la Baltique. Elle ne pouvait pas exister dans un monde où les gens sont gris. Elle n’y était pas née.

Lui si, pourtant. Il aurait pu naître dans n’importe quel monde. Il n’avait pas de caractère. Il était une flaque de boue, un morceau de bois rugueux.

Et le docteur Haber ? Il y était né. Rien ne pouvait le retenir. Et il devenait plus grand à chaque réincarnation.

Durant l’éprouvant voyage depuis le chalet jusqu’à Portland, tandis qu’ils cahotaient sur une route de campagne dans une vieille Steamer de chez Hertz, Heather lui avait dit qu’elle lui avait suggéré de rêver d’un Haber amélioré, comme ils en avaient discuté auparavant. Et depuis lors, Haber avait été franc avec Orr au sujet de ses manipulations. Franc ? Non, ce n’était pas le mot juste ; Haber était un personnage bien trop complexe pour être vraiment franc. Vous pouvez toujours éplucher l’oignon, vous ne trouverez toujours que de la peau d’oignon.

La disparition de cette peau-là était la seule modification réelle ; et elle n’était peut-être pas due à un rêve effectif, mais au changement de circonstances. Il était si sûr de lui, maintenant, qu’il n’avait plus besoin d’essayer de cacher ses desseins, ou de tromper Orr ; il pouvait simplement le forcer. Orr avait moins de chances que jamais de pouvoir lui échapper. Le traitement thérapeutique volontaire était maintenant connu sous le nom de contrôle du bien-être individuel, mais il était toujours aussi légal, et aucun juriste n’aurait même rêvé d’amener un patient à porter plainte contre William Haber. C’était un homme important, un homme très important. Il était directeur de l’UHRED, le cœur du Centre Mondial de Planification, l’endroit où étaient prises les grandes décisions. Il avait toujours voulu obtenir le pouvoir pour faire le bien. Maintenant, il l’avait.

Malgré cela, il était toujours resté l’homme qu’Orr avait rencontré pour la première fois, cordial et lointain, dans le bureau terne de la tour Willamette East, sous la photographie murale du mont Hood. Il n’avait pas changé ; il avait simplement grandi.

La caractéristique du désir de puissance est, justement, la croissance. L’achèvement est son annulation. Pour demeurer, le désir de puissance doit grandir avec chaque réussite, ne faisant de cette réussite qu’une marche vers la suivante. Plus le pouvoir grandit, plus l’appétit augmente. Tout comme il n’y avait pas de limite à la puissance que Haber détenait grâce aux rêves de George Orr, il n’y avait pas de fin à sa détermination d’améliorer le monde.

Un Étranger qui passait bouscula légèrement Orr parmi la foule de la promenade Morrison, et s’excusa d’une voix terne en levant son coude gauche. Les Étrangers avaient vite appris à ne pas toucher les gens, ayant compris que cela leur déplaisait. Orr leva les yeux, étonné ; il avait presque oublié les Étrangers depuis le 1er avril.

Dans le monde présent – ou le continuum, comme Haber s’acharnait à l’appeler –, il s’en souvint alors, l’atterrissage des Étrangers avait été un moins grand désastre pour l’Oregon, la N.A.S.A et l’Air Force. Au lieu de fabriquer à la hâte leurs ordinateurs de traduction sous une pluie de bombes et de napalm, ils les avaient amenés avec eux depuis la Lune, et avaient précisé leurs intentions pacifiques avant d’atterrir, en s’excusant pour la Guerre Spatiale, qui avait été un malentendu, et en demandant des instructions. Cela avait été presque émouvant d’entendre les voix sans timbre, dans chaque poste de radio et de télévision, répéter que la destruction du dôme lunaire et de la station orbitale russe avait été le résultat involontaire de leurs efforts malheureux pour entrer en contact avec les humains, et qu’ils avaient pensé que les missiles de la Flotte Spatiale Terrienne provenaient de nos propres tentatives de communication avec eux, qu’ils en étaient désolés et que, maintenant qu’ils avaient trouvé un moyen – le langage – de communiquer avec les humains, ils désiraient s’amender.

Le CMP, établi à Portland depuis la fin des Années du Fléau, avait pris contact avec eux et calmé la populace et les généraux. Cela, Orr s’en rendait compte maintenant qu’il y pensait, n’était pas arrivé le 1er avril, quelques semaines auparavant, mais l’année dernière, en février – il y avait quatorze mois. Les Étrangers avaient reçu la permission d’atterrir ; des relations satisfaisantes avaient été établies avec eux et on leur avait enfin permis de sortir de leur site d’atterrissage très sévèrement gardé, près du mont Steens, dans le désert de l’Oregon, et de se mêler aux humains. Quelques-uns d’entre eux partageaient maintenant pacifiquement le dôme lunaire reconstruit avec des savants des services fédéraux, et quelques milliers d’autres se trouvaient sur la Terre. C’étaient les seuls qui existaient ou, du moins, les seuls à être venus ; très peu de détails à ce propos étaient donnés au public. Natifs d’une planète à l’atmosphère de méthane gravitant autour d’Aldébaran, ils devaient perpétuellement garder leur scaphandre sur Terre ou sur la Lune mais, apparemment, cela ne les dérangeait pas. Ce à quoi ils ressemblaient, derrière ce scaphandre qui faisait penser à une tortue, n’était pas clair dans l’esprit d’Orr. Ils ne pouvaient en sortir, et ils ne dessinaient pas. En fait leurs rapports avec les êtres humains, limités à des émissions verbales du coude gauche et à une sorte de récepteur auditif, étaient très réduits. Il n’était même pas certain qu’ils pussent voir, qu’ils eussent le moindre organe pour le spectre visuel. Il y avait de nombreuses questions au sujet desquelles aucune communication n’était possible : comme le problème des dauphins, mais en beaucoup plus difficile. De toute façon, étant donné leur petit nombre et leurs intentions apparentes, leur pacifisme ayant été en outre reconnu par le CMP, ils avaient été reçus avec un certain empressement par la société terrienne. Il était agréable de pouvoir regarder quelqu’un de différent. Ils semblaient avoir l’intention de rester, si on le leur permettait. Certains d’entre eux s’étaient déjà installés et dirigeaient de petites affaires, car ils paraissaient doués pour la vente et l’organisation, tout autant que pour les vols spatiaux, dont ils avaient tout de suite partagé leur connaissance supérieure avec les savants terriens. Ils n’avaient pas encore précisé clairement ce qu’ils désiraient en échange, ni pourquoi ils étaient venus sur la Terre. Ils avaient simplement l’air d’aimer l’endroit. Ils se conduisaient comme des citoyens terriens travailleurs, pacifiques et respectueux des lois, et les rumeurs d’invasion étrangère et d’infiltration non humaine étaient devenues propres aux politiciens paranoïaques de petits groupes nationalistes et à ces personnes qui ont des rapports avec le vrai peuple des soucoupes volantes.

La seule chose qui restait de cette terrible journée d’avril, à dire vrai, semblait être le retour du mont Hood à l’état de volcan en activité. Aucune bombe ne l’avait frappé, car il n’y avait pas eu de bombardement cette fois-ci. Il s’était simplement réveillé, et un long filet de fumée gris-brun s’étirait maintenant vers le nord. Zigzag et Rhododendron avaient imité Pompéi et Herculanum. Une fumerolle s’élevait depuis peu près du vieux cratère minuscule du parc du mont Tabor, bien à l’intérieur de la ville. Les gens qui habitaient autour du mont Tabor déménageaient vers les nouveaux quartiers florissants de West Eastmont, du domaine des Chestnut Hills et de la subdivision des Sunny Slopes. Ils pouvaient vivre avec le mont Hood qui fumait doucement à l’horizon, mais une éruption au bout de la rue, c’était trop.

Dans un snack-bar bondé, il prit un plat fade de poisson et de frites avec de la sauce de cacahuète africaine ; tout en mangeant, il pensa tristement : « Eh bien, je l’ai fait attendre chez Dave’s, et maintenant c’est elle qui me pose un lapin ! »

Il ne pouvait pas accepter son chagrin, cette perte. La perte d’une femme qui n’avait jamais existé. Il essaya de fixer son attention sur sa nourriture, de regarder les gens. Mais la nourriture était fade et les gens étaient tout gris.

De l’autre côté des portes en verre du restaurant, la foule s’épaississait : les gens se pressaient vers le palais des sports de Portland – un énorme et luxueux amphithéâtre près de la rivière – pour assister au match de l’après-midi. On ne restait plus chez soi à regarder ta télévision ; les émissions fédérales ne duraient que deux heures par jour. La vie moderne favorisait les rencontres. On était jeudi ; ce devait être le match de corps à corps, la plus importante attraction de la semaine, à part le match de football du samedi soir. En fait, beaucoup plus d’athlètes se faisaient tuer dans le corps à corps, mais ces matches n’avaient pas tous les aspects dramatiques et défoulants du football, qui était un vrai massacre, avec ses cent quarante-quatre joueurs réunis sur un terrain, lequel ne tardait pas à être couvert de sang. Les athlètes, qui se battaient deux par deux, étaient pleins de talent, mais il manquait à ces combats la splendide libération abréactive que procurait le carnage de masse.

Plus de guerre, se dit Orr à lui-même, terminant son dernier morceau de pomme de terre. Il rejoignit la foule. Je ne vais plus… la guerre… Il y avait une chanson. Une fois. Une vieille chanson. Je ne vais plus… Quel était le verbe ? Pas combattre, cela ne rimait pas. Je ne vais plus… la guerre…

Il fut témoin d’une arrestation de citoyen. Un homme grand, avec un long visage gris et ridé, saisit un petit homme à figure ronde, brillante et grise, le tenant par le col de sa chemise. La foule s’épaissit aussitôt autour d’eux, certains s’arrêtant pour regarder, d’autres se pressant vers le palais des sports.

— Ceci est une arrestation de citoyen, passants, veuillez en prendre connaissance ! déclara le grand homme d’une voix nerveuse de ténor. Cet homme, Harvey T. Gonno, est atteint d’une incurable tumeur cancéreuse à l’abdomen, mais il l’a caché aux autorités et continue de vivre avec sa femme. Mon nom est Ernest Ringo Marin, habitant au 2624287 Sud-West Eastwood Drive, subdivision des Sunny Slopes, Portland Extérieur. Y a-t-il dix témoins ?

L’un des témoins saisit le criminel qui se débattait un peu pendant qu’Ernest Ringo Marin comptait les têtes. Orr s’esquiva, s’enfonçant dans la foule avant que Marin n’administre l’euthanasie au coupable avec le pistolet hypodermique que portait tout citoyen adulte ayant gagné un certificat de responsabilité civique. Il en portait un lui-même ; le sien, en ce moment, était vide ; la charge avait été retirée quand il était devenu un patient psychiatrique sous CBI. Mais on lui avait laissé l’arme pour que son irresponsabilité civique temporaire ne fût pas pour lui une humiliation publique. Un trouble mental tel que celui dont il souffrait, lui avait-on expliqué, ne devait pas être confondu avec un crime punissable, comme une grave maladie contagieuse ou héréditaire. Il ne devait pas penser le moins du monde qu’il était un danger pour la race ou un citoyen de seconde classe, et son arme serait rechargée dès que le docteur Haber aurait certifié sa guérison.

Une tumeur, une tumeur… Le Fléau cancérigène, en tuant tous ceux qui étaient des cancéreux en puissance pendant la Catastrophe ou dans leur petite enfance, n’avait-il pas laissé les survivants immunisés contre cette maladie ? Oui, mais dans un autre rêve. Pas dans celui-ci. Le cancer se réveillait, comme le mont Tabor et le mont Hood.

Étudier. C’était cela. Je ne vais plus étudier la guerre…

Il prit le funiculaire au carrefour de la Quatrième Avenue et d’Alder Street ; il grimpa au-dessus de la ville gris et vert, jusqu’à la tour de l’UHRED qui couronnait les collines occidentales, sur le site de l’ancienne maison de Pittock, tout en haut de Washington Park.

Elle dominait tout, la ville, les rivières, les vallées brumeuses à l’ouest, les grandes collines sombres de Forest Park qui s’étendaient au nord. Sur le portique à colonnes, gravé dans le ciment blanc en lettres romaines majuscules dont les proportions donneraient de la noblesse à n’importe quelle phrase, était écrit : LE PLUS GRAND BIEN POUR LE PLUS GRAND NOMBRE.

À l’intérieur, dans l’entrée en marbre noir, réplique du Panthéon de Rome, une inscription d’or, plus petite, courait le long du mur circulaire qui soutenait le dôme central : L’homme est l’objet d’étude propre à l’humanité – A. Pope – 1688-1744.

Orr avait entendu dire que l’aire du bâtiment était plus grande que celle du British Museum, et qu’il avait cinq étages de plus. Il était également protégé contre les tremblements de terre. Il n’était pas à l’abri des bombes, cependant, car il n’y avait pas de bombes. Ce qui restait des stocks nucléaires après la Guerre Cislunaire avait été explosé dans la ceinture d’astéroïdes pour servir à une série d’intéressantes expériences. Ce building pouvait tenir tête à n’importe quoi d’autre sur terre, sauf peut-être le mont Hood. Ou un cauchemar.

Il prit le couloir qui menait dans l’aile ouest, puis le large escalator en spirale jusqu’au dernier étage.

Le docteur Haber gardait toujours son divan d’analyste dans son bureau, humble mémento de ses débuts en tant que praticien privé, quand il s’occupait encore de quelques personnes, non de plusieurs millions. Mais cela prenait du temps d’aller jusqu’au divan, car son service personnel couvrait la moitié d’une acre et comptait sept pièces différentes. Orr s’annonça à l’autoréceptionniste, devant la porte de la salle d’attente, puis traversa le bureau de Miss Crouch, qui nourrissait son ordinateur, puis le bureau officiel, une salle imposante dans laquelle il ne manquait qu’un trône, et où le directeur recevait les ambassadeurs, les délégations et les Prix Nobel, et il parvint enfin dans le bureau privé, plus petit, avec une grande baie vitrée qui allait du sol au plafond, et le divan. Le vieux panneau en séquoia que l’on avait repoussé laissait voir l’intérieur compliqué de l’appareil de recherche : Haber était à moitié enfoui dans les organes exposés de l’ampli.

— Salut, George ! dit-il de l’endroit où il se trouvait, sans même détourner la tête. Je finis simplement d’installer un nouvel ergographe dans l’hormocouple de bébé. Je n’en ai pas pour longtemps. Je crois que nous aurons une séance sans hypnose, aujourd’hui. Asseyez-vous, j’en ai pour un instant, je bricole encore un peu… Écoutez ! Vous vous souvenez de cette série de tests qu’ils vous ont fait passer à l’École Médicale ? Les tests de personnalité, le Q.I., les Rorschach, et tout ça… Ensuite, je vous ai fait passer le TAT et les tests de rencontres simulées ; c’était tout au début, votre troisième séance, je crois. Vous vous en souvenez ? Vous êtes-vous demandé quels étaient les résultats ?

Le visage gris de Haber, entouré d’une chevelure et d’une barbe frisées, apparut soudain au-dessus du châssis de l’ampli. Ses yeux, lorsqu’il regarda Orr, reflétèrent la lumière qui entrait par la baie vitrée.

— Je ne crois pas, dit Orr ; en fait, il n’y avait jamais songé.

— Je crois qu’il est temps pour vous de savoir, grâce aux résultats de ces tests standards mais très subtils et d’une grande utilité, que vous êtes normal à en devenir une anomalie. Bien entendu, j’utilise le mot « normal », qui n’a pas de sens objectif précis ; en termes quantifiables, vous êtes médial. Le résultat du test d’extraversion/introversion, par exemple, est de 49,1. C’est-à-dire que vous êtes plus introverti qu’extraverti de 0,9 pour 100. Ce n’est pas extraordinaire ; ce qui l’est, c’est cette tendance générale sur tout le tableau. Si vous mettez tous les résultats sur le même graphe, vous êtes juste au milieu, à 50 pour cent. La domination, par exemple : vous avez 48,8. Ni dominateur, ni soumis. Indépendance/dépendance, même chose. Création/destruction, sur l’échelle de Ramirez, même chose. Ni l’un ni l’autre. Quand il y a deux données opposées, vous êtes au milieu ; quand il y a une échelle, vous êtes au point critique. Vous vous effacez tellement qu’en un certain sens, il ne reste rien. Walters, de l’École Médicale, a une vision légèrement différente des résultats. Il dit que votre manque d’achèvement social est la conséquence de votre ajustement holistique, quel qu’il soit, et que ce que je considère comme un « auto-effacement » est un état particulier d’équilibre, d’auto-harmonie. Mais regardons les choses en face : le vieux Walters n’est qu’un pieux menteur ; il n’a jamais réussi à échapper à la mystique des années soixante-dix ; mais ses intentions sont bonnes. Voilà donc les résultats, de toute façon : vous êtes en plein milieu du graphe. Bien, il ne reste plus qu’à brancher ce truc avec ce machin et tout est prêt… Merde !

Il venait de se cogner la tête contre un panneau en se redressant. Il laissa l’ampli ouvert.

— Eh bien, vous êtes un gars plutôt bizarre, George, et ce qu’il y a de plus étrange en vous, c’est justement qu’il n’y a rien d’étrange en vous ! Il rit de son rire énorme. Bon, aujourd’hui, nous allons essayer quelque chose de nouveau. Pas d’hypnose. Pas de sommeil. Pas d’état D et pas de rêve. Aujourd’hui, je veux vous relier à l’ampli tout éveillé.

Sans qu’il sût pourquoi, Orr sentit son cœur se serrer.

— Pour quoi faire ? demanda-t-il.

— Surtout pour obtenir un enregistrement de vos rythmes corticaux en état d’éveil. J’en ai une analyse complète qui a été faite lors de la première séance, mais c’était avant que l’ampli ne puisse faire autre chose que suivre et amplifier les ondes que vous émettez. Maintenant, je peux l’employer pour stimuler et enregistrer plus clairement certaines caractéristiques particulières de votre activité corticale, surtout cet effet de balle traçante que produit votre hippocampe. Ainsi, je pourrai les comparer avec les rythmes de votre sommeil, et avec ceux d’autres cerveaux, normaux et anormaux. Je cherche à savoir comment vous fonctionnez, George, afin de trouver pourquoi vos rêves se réalisent.

— Pour quoi faire ? répéta Orr.

— Pour quoi faire ? Mais n’est-ce pas pour cela que vous êtes ici ?

— Je suis venu ici pour être soigné. Pour apprendre à ne plus rêver d’une façon effective.

— Si cela n’avait été qu’une cure sans problème croyez-vous qu’on vous aurait envoyé ici, à l’institut, à l’UHRED, à moi ?

Orr prit sa tête entre ses mains, sans rien dire.

— Je ne peux pas vous dire comment arrêter tant que je ne sais pas ce que vous faites réellement, George.

— Mais si vous le découvrez, me direz-vous comment cesser ?

Haber se balança sur ses talons.

— Pourquoi avez-vous si peur de vous-même, George ?

— Je n’ai pas peur de moi-même, répondit Orr. (Ses mains étaient moites.) J’ai peur de…

Mais, en fait, il craignait de le dire.

— De changer les choses, comme vous dites. O.K., je sais. Cela fait longtemps que nous en discutons. Pourquoi, George ? Vous devez vous poser cette question à vous-même. Pourquoi ne faut-il pas changer les choses ? Je me demande si cette personnalité qui s’auto-normalise et qui est bien équilibrée n’a pas tendance à vous faire regarder défensivement ce qui vous entoure. Je voudrais que vous vous détachiez de vous-même pour examiner votre propre point de vue de l’extérieur, objectivement. Vous craignez de perdre votre équilibre. Mais le changement n’a pas besoin de vous déséquilibrer ; la vie n’est pas quelque chose de statique, après tout. C’est un processus. Rien ne reste immobile. Intellectuellement, vous le savez ; mais vous le refusez émotionnellement. Rien ne demeure identique d’un moment à un autre, vous ne pouvez pas traverser deux fois la même rivière. La vie, l’évolution, l’univers entier de l’espace/temps, de la matière/énergie, l’existence elle-même, est essentiellement un changement.

— C’est un aspect de la question, dit Orr. L’autre est le calme.

— Quand les choses ne bougent plus, c’est le résultat final de l’entropie, la fusion de l’univers. Plus les choses continuent à se modifier, à se mêler, à se combattre, à changer, moins il y a d’équilibre, et plus il y a de vie. Je suis pour la vie, George. La vie elle-même est un énorme combat contre l’inégalité, contre toutes les inégalités ! Vous ne pouvez pas vivre en sécurité, la sécurité n’existe pas. Alors, sortez de votre coquille et vivez pleinement ! Ce qui compte, ce n’est pas comment vous y arrivez, mais où vous arrivez. Vous avez peur d’accepter le fait, que, vous et moi, nous sommes engagés dans une expérience extrêmement importante. Nous sommes sur le point de découvrir et de contrôler, pour le bien de toute l’humanité, une force nouvelle, un champ tout à fait nouveau d’énergie anti-entropique, de vie, de volonté d’agir, de créer, de changer !

— Tout cela est vrai, mais il y a…

— Quoi, George ?

Il avait un air paternel et compatissant, maintenant ; et Orr se força à continuer, sachant que cela ne servait à rien :

— Nous sommes dans le monde, pas contre lui. Essayer de se tenir en dehors des choses et de les diriger, cela ne peut pas marcher. Cela ne peut pas marcher, c’est aller contre la vie. Il y a une voie, mais nous devons la suivre. Le monde existe, peu importe la façon dont nous voudrions qu’il tourne. Nous devons être avec lui. Nous devons le laisser tourner.

Haber arpenta la pièce, s’arrêtant devant la large fenêtre qui encadrait la vue qu’il avait, au nord, du cône tranquille et éteint du mont St. Helen. Il acquiesça plusieurs fois de la tête.

— Je comprends, dit-il, le dos tourné. Je comprends parfaitement. Mais regardons les choses de cette manière, George, et peut-être comprendrez-vous également mon point de vue. Vous êtes seul dans la jungle, dans le Mato Grosso, et vous trouvez une femme indigène étendue sur le sol, moribonde, suite à une morsure de serpent. Vous avez du sérum dans votre sac, beaucoup de sérum, assez pour soigner des milliers de morsures de serpents. Refuserez-vous de la secourir parce que « c’est ainsi que vont les choses », l’abandonnerez-vous « à son destin » ?

— Cela dépend, répondit Orr.

— Dépend de quoi ?

— Eh bien… Je ne sais pas. Si la réincarnation est une réalité, vous pourriez l’empêcher d’entrer dans une vie meilleure et la condamner à une existence misérable. Quand vous l’aurez guérie, peut-être rentrera-t-elle pour assassiner six personnes de son village. Je sais que vous lui donneriez le sérum, parce que vous en avez et que vous êtes désolé pour elle. Mais vous ne savez pas si ce que vous faites est bien ou mal, ou les deux…

— O.K. ! Accordé ! Je sais comment agit le sérum antivenimeux, mais je ne sais pas ce que donnera mon action… O.K., je suis d’accord avec vous. Et dites-moi, quelle est la différence ? J’admets que je ne sais pas, quatre-vingt-cinq fois sur cent au moins, ce que je suis en train de faire avec votre sacré cerveau, et vous non plus, mais nous le faisons, alors, on peut continuer ?

Sa vigueur était renversante ; il se mit à rire et Orr laissa échapper un faible sourire. Pendant que le docteur lui appliquait les électrodes, il fit un dernier effort pour communiquer avec Haber.

— J’ai assisté à une arrestation de citoyen pour euthanasie en venant ici, dit-il.

— Pour quelle raison ?

— Eugénique. Un cancer.

Haber acquiesça de la tête.

— Pas étonnant que vous soyez déprimé ! Vous n’avez pas encore tout à fait accepté l’utilisation de la violence contrôlée pour le bien de la communauté ; peut-être ne le pourrez-vous jamais. Nous sommes dans un monde dur, George. Un monde réaliste. Mais comme je l’ai dit, la vie ne peut pas être sans danger. Cette société a un esprit sévère, et qui le devient de plus en plus ; le futur le justifiera. Nous avons besoin de gens sains. Nous n’avons pas de place pour les incurables, pour ceux dont les gènes sont endommagés et qui dégradent l’espèce ; nous n’avons pas le temps de permettre une souffrance inutile.

Il parlait avec un enthousiasme qui semblait plus hypocrite que d’habitude ; Orr se demanda si, en réalité, Haber aimait beaucoup ce monde qu’il avait créé lui-même.

— Maintenant, restez assis comme cela, je ne veux pas que vous vous endormiez par la force de l’habitude. O.K. Cela vous ennuie peut-être, mais, je veux seulement que vous restiez assis un moment. Gardez les yeux ouverts, pensez à ce que vous voudrez. Je vais m’occuper de bébé. Voilà, nous y sommes, on tourne !

Il pressa un bouton blanc sur le panneau mural à droite de l’ampli, près de la tête du divan.

Un Étranger qui marchait parmi la foule de l’avenue bouscula légèrement Orr ; il leva son coude gauche pour s’excuser et Orr murmura : « Je suis désolé. » Il s’arrêta, bloquant à moitié le passage ; Orr en fit autant, étonné et impressionné par cette impassibilité verdâtre de trois mètres de haut. L’Étranger était grotesque au point d’être amusant, comme une tortue de mer ; et tout comme une tortue, il possédait une étrange beauté, une beauté plus sereine que celle d’aucun être sous le soleil, d’aucun passant sur la terre.

De son coude gauche toujours levé sortit une voix terne.

— Jor Jor, dit-il.

Au bout d’un moment, Orr reconnut son propre nom dans cette double syllabe barsoomienne.

— Oui, je suis Orr, admit-il un peu embarrassé.

— Veuillez pardonner cette interruption justifiée. Vous êtes un humain capable de iahklu’ comme déjà remarqué. Ceci trouble votre personnalité.

— Je ne… Je pense…

— Nous aussi avons été différemment dérangés. Les concepts se croisent dans la brume. La perception est difficile. Les volcans crachent du feu. Une aide est offerte : elle est refusable. Le sérum antivenimeux n’est pas prescrit pour tous. Avant de suivre des chemins conduisant vers de mauvaises directions, les forces auxiliaires peuvent être appelées, d’une façon immédiate : Er’ perrehnne !

Er’ perrehnne, répéta automatiquement Orr, tout son esprit essayant de comprendre ce que l’Étranger lui disait.

— Si désiré. La parole est argent, le silence est or. La personnalité est univers. Veuillez pardonner cette interruption, rencontre dans la brume.

L’Étranger, sans cou et sans articulation du tronc, donna malgré tout l’impression de saluer, et s’éloigna, énorme et verdâtre au-dessus de la foule grise. Orr le suivit des yeux jusqu’à ce que Haber l’appelât.

— George !

— Quoi ?

Son regard balaya d’un air stupide la pièce, le bureau, la fenêtre.

— Qu’étiez-vous en train de faire ?

— Rien, répondit Orr.

Il était toujours assis sur le divan, la tête couverte d’électrodes. Haber avait arrêté l’ampli et se tenait près du divan, regardant Orr, puis l’écran de l’EEG.

Il ouvrit la machine et examina l’enregistrement permanent qui se trouvait à l’intérieur, dessiné par les pointes sur la bande de papier.

— J’ai cru avoir mal lu l’écran, dit-il en poussant un rire particulier, une version très abrégée de son rugissement habituel. Il se passait de drôles de choses dans votre cortex, et je ne l’avais même pas encore connecté à l’ampli, j’avais juste envoyé un léger stimulus vers le pont, rien de spécial… Qu’est-ce que… Bon sang, ça doit faire du 150 mV à cet endroit ! À quoi pensiez-vous ? Rappelez-vous, demanda-t-il en se tournant soudain vers Orr.

Un puissant désir de refus s’empara du patient, qui se résuma en un sentiment de peur, de danger.

— Je pensais… Je pensais aux Étrangers.

— Les Aldébaranais ? Et alors ?

— Je pensais à l’un d’eux que j’ai vu dans la rue en venant ici.

— Et cela vous a rappelé, consciemment ou inconsciemment, l’euthanasie dont vous avez été témoin. Exact ? O.K. ! Cela peut expliquer tout ce drôle de gribouillis sur les graphes des centres émotifs ; l’ampli les a recueillis et les a amplifiés. Vous avez dû ressentir… Y avait-il quelque chose de spécial, d’inhabituel dans votre esprit ?

— Non, répondit Orr.

Et c’était la vérité, car il n’avait rien senti de spécial.

— O.K. Maintenant, écoutez, au cas où mes réactions vous agaceraient, je dois vous dire que j’ai connecté cet ampli à mon propre cerveau plusieurs centaines de fois, et à des sujets de laboratoire ; environ quarante-cinq sujets différents, en fait. Il ne vous fera pas plus de mal qu’il ne leur en a fait. Mais cet enregistrement est très inhabituel pour un sujet adulte, et je voulais simplement savoir si vous l’aviez ressenti subjectivement.

Haber se rassurait lui-même. Il ne s’adressait pas vraiment à Orr ; mais cela n’avait aucune importance.

— O.K. On recommence.

Haber remit l’EEG en marche et s’avança vers l’interrupteur de l’ampli. Orr serra les dents et s’apprêta à affronter le chaos et la nuit.

Mais rien n’arriva. Et il ne se retrouva pas en ville parlant avec une tortue haute de trois mètres. Il resta assis sur le confortable divan à regarder par la fenêtre le cône gris-bleu et brumeux du mont St. Helen. Et discret comme un voleur dans la nuit, un sentiment de bien-être s’empara de lui, la certitude que les choses allaient bien, et qu’il se trouvait au milieu d’elles. La personnalité est l’univers. On ne lui permettrait pas d’être seul, d’être abandonné. Il était revenu là où était sa place. Il sentait en lui la sérénité, la certitude de connaître son rôle, et celui des autres. Ce sentiment ne lui apparaissait pas comme mystique, mais simplement comme normal. Il s’était toujours senti ainsi, sauf pendant les périodes de crise, d’agonie ; c’était l’état d’esprit de son enfance, et des heures les plus intenses de son adolescence et de sa maturité ; c’était son état d’esprit naturel. Ces dernières années, il s’était dégradé peu à peu, et presque entièrement, mais Orr avait à peine réalisé qu’il le perdait. Quatre ans auparavant, au mois d’avril, il s’était passé quelque chose qui avait ruiné son équilibre pendant un moment ; et récemment, les drogues qu’il avait prises, les rêves qu’il avait faits, ces bonds incessants d’une mémoire à une autre, la dégradation de la vie au fur et à mesure que Haber l’améliorait, tout cela l’avait à nouveau déséquilibré. Maintenant, d’un seul coup, il était de retour là où il devait être.

Il sut qu’il n’avait pas accompli cela tout seul.

— C’est l’ampli qui a fait cela ? demanda-t-il à haute voix.

— Fait quoi ? répondit Haber, se penchant de nouveau vers la machine pour examiner l’écran de l’EEG.

— Oh… Je ne sais pas.

— Il ne fait rien du tout, au sens où vous l’entendez, déclara Haber avec une pointe d’irritation dans la voix.

Haber était sympathique dans des moments comme celui-ci, ne jouant aucun rôle et restant peu loquace, complètement absorbé par ce qu’il essayait de découvrir dans les réactions subtiles et rapides de ses appareils.

— Il ne fait qu’amplifier ce que produit votre cerveau en ce moment, en renforçant l’activité d’une manière sélective, et votre cerveau ne fait absolument rien d’intéressant… Là !

Il fit une brève remarque, puis revint à l’ampli et se pencha ensuite pour observer les lignes qui sautillaient sur le petit écran. Il en sépara trois qui semblaient ne faire qu’une, en tournant des boutons, puis les réunifia. Orr ne l’interrompit pas.

— Fermez les yeux, ordonna sèchement Haber à un certain moment. Tournez-les vers le haut. Bien. Gardez vos paupières closes, essayez de visualiser quelque chose… un cube rouge. Bien…

Quand il arrêta enfin ses machines et commença à détacher les électrodes, la sérénité qu’Orr avait ressentie ne disparut pas, comme si on avait simulé en lui l’effet d’une drogue ou de l’alcool. Elle resta présente.

— Docteur Haber, déclara Orr sans préméditation et sans la moindre timidité, je ne peux plus vous laisser vous servir de mes rêves effectifs.

— Hein ? demanda Haber, l’esprit encore occupé par les résultats de la machine.

— Je ne peux plus vous laisser utiliser mes rêves.

— Les utiliser ?

— Oui. Les utiliser.

— Appelez cela comme vous voudrez, après tout, dit Haber.

Il s’était relevé et dominait Orr, qui était toujours assis. Il était gris, grand, fort, la barbe bouclée, les épaules larges, les sourcils froncés. Votre Dieu est un dieu jaloux.

— Je suis désolé, George, ajouta-t-il mais votre position ne vous permet pas de dire cela.

Les dieux d’Orr étaient anonymes et tranquilles et ne demandaient ni adoration ni obéissance.

— Je le dis pourtant, répondit-il calmement.

Haber baissa les yeux vers lui, le regarda réellement pendant un instant, et le vit. Il sembla reculer, comme un homme qui croyait pousser un simple rideau et s’aperçoit que c’est une porte de granit. Il traversa la pièce et s’assit derrière son bureau. Orr se leva et s’étira un peu.

Haber gratta sa barbe noire de sa grande main grise.

— Je suis sur la voie… non, sur le point de faire une grande découverte, dit-il, d’une voix qui n’était plus enthousiaste ni cordiale, mais grave et puissante. En prenant les ondes de votre cerveau, en les enregistrant, en les sélectionnant, en les émettant à nouveau, en les amplifiant, je programme l’ampli pour qu’il reproduise les rythmes que donne l’EEG lorsque vous faites un rêve effectif. Je les appelle les rythmes de l’état E. Quand j’aurai obtenu l’ensemble de ceux-ci, je pourrai les superposer sur les rythmes de l’état D d’un autre cerveau, et après une période de synchronisation, je crois qu’ils pourront provoquer des rêves effectifs chez ce second cerveau. Comprenez-vous ce que cela signifie ? Je pourrai produire un état E dans un cerveau soigneusement sélectionné et entraîné, aussi facilement qu’un psychologue utilisant l’ESB peut provoquer la fureur chez un rat ou la tranquillité chez un psychopathe. Plus aisément, car je peux stimuler le cerveau rien qu’avec des électrodes. Je suis à quelques jours, peut-être à quelques heures du but. Quand je l’aurai atteint, vous serez libre. Vous ne me serez plus nécessaire. Je n’aime pas travailler avec un sujet qui ne coopère pas, et tout ira plus vite avec un sujet bien conditionné. Mais tant que je ne suis pas prêt, j’ai besoin de vous. Il faut terminer cette recherche. C’est probablement la recherche scientifique la plus importante qui ait jamais été faite. J’ai besoin de vous pour l’achever. Si vos obligations envers moi en tant qu’ami, et envers la connaissance, et envers le bien-être de l’humanité ne vous semblent pas suffisantes pour vous garder ici, alors, je vous forcerai à participer à cette cause. Si c’est nécessaire, j’obtiendrai un ordre de traitement thérapeut… de contrainte de bien-être individuel. S’il le faut, j’agirai comme si vous étiez un psychotique violent, et vous obligerai à prendre certaines drogues. Votre refus de m’aider dans une affaire de cette importance est, de toute façon, psychotique. Inutile de dire, malgré tout, que je préférerais infiniment recevoir votre aide volontaire et libre, sans employer de moyens de coercition psychiques ou légaux. Ce serait bien mieux.

— Cela ne ferait pas la moindre différence pour vous, dit Orr, sans colère.

— Pourquoi me combattez-vous, maintenant ? Pourquoi maintenant, George ? Alors que vous avez tant collaboré et que nous sommes si près du but !

Votre Dieu est un dieu réprobateur. Mais la culpabilité n’était pas le bon moyen de toucher George Orr ; s’il avait été sujet à des sentiments de culpabilité, il n’aurait pas vécu jusqu’à trente ans.

— Parce que, plus vous continuez, et plus cela empire. Et au lieu de me guérir de mes rêves effectifs, vous désirez en faire vous-même. Je n’aime pas que le reste du monde vive dans mes rêves, mais je ne voudrais pas qu’il vive dans les vôtres.

— Que voulez-vous dire par « et plus cela empire » ? Écoutez, George, d’homme à homme : la raison prévaudra. Asseyons-nous donc pour éclaircir un peu les choses… Durant ces quelques semaines de travail commun, reprit-il, voilà ce que nous avons fait : éliminé la surpopulation ; restauré la qualité de la vie urbaine et l’équilibre écologique de la planète ; éliminé le cancer en tant que fléau mondial (il énumérait en comptant sur ses longs doigts gris) ; éliminé le problème des haines raciales ; éliminé la guerre ; éliminé le risque de la dégénérescence de l’espèce ; éliminé – non, disons « presque » éliminé – la pauvreté, l’inégalité économique, la lutte des classes dans le monde entier. Quoi d’autre ? Les maladies mentales, l’inadaptation à la réalité : cela prendra encore un moment, mais nous avons déjà fait les premiers pas. Sous la direction de l’UHRED, la réduction de la misère humaine, physique et psychique, et la réalisation individuelle sont en progrès constants. En progrès, George ! Nous avons fait plus de progrès en six semaines que l’humanité n’en a fait en six cent mille ans !

Orr sentit qu’il fallait répondre à tous ces arguments.

— Mais où est passée la démocratie ? commença-t-il. Les gens ne peuvent plus rien choisir pour eux-mêmes. Pourquoi tout est-il si terne, pourquoi les gens ne sont-ils pas joyeux ? Plus ils sont jeunes, et moins ils le sont ! Cette institution de l’État Mondial, qui élève tous les enfants dans ces Centres…

Mais Haber l’interrompit, réellement en colère, cette fois.

— Les Centres Pédagogiques sont votre invention, pas la mienne ! Je n’ai fait que vous suggérer les grandes lignes, comme je le fais toujours ; j’ai essayé de vous expliquer comment en réaliser quelques-unes, mais ces suggestions n’ont jamais été écoutées, ou elles ont été complètement transformées par votre sacré processus primaire ! Il est inutile de me dire que vous résistez et que vous êtes indigné par tout ce que je tente d’accomplir pour l’humanité, vous savez ; c’est évident depuis le début. À chaque pas en avant que je vous force à faire, vous rechignez et vos rêves emploient des moyens tortueux ou stupides pour le réaliser. Vous essayez, à chaque fois, de faire un pas en arrière. Vos propres impulsions sont totalement négatives. Si vous n’étiez pas plongé dans une profonde hypnose quand vous rêvez, il y a des semaines que vous auriez déjà réduit ce monde en poussière ! Pensez à ce que vous avez failli faire, la nuit où vous êtes parti avec cette femme…

— Elle est morte, dit Orr.

— Bien. Elle avait sur vous une influence destructrice. Irresponsable. Vous n’avez aucune conscience sociale, aucun altruisme. Vous n’êtes qu’une méduse morale. À chaque fois, je dois installer hypnotiquement en vous un sentiment de responsabilité sociale. Et à chaque fois, il est modifié, corrompu. C’est ce qui est arrivé avec les Centres Pédagogiques. J’avais suggéré que dans un monde idéal, on pourrait transformer la cellule familiale, puisqu’elle est la cause principale des déviations névrotiques. Votre rêve n’a fait que saisir l’interprétation la plus simpliste de ce que j’avais dit, l’a mélangée avec des concepts utopiques bon marché ou peut-être de cyniques concepts anti-utopiques, et cela a donné les Centres. Qui, malgré tout, sont mieux que ce qu’ils ont remplacé ! La schizophrénie est presque inexistante dans ce monde… vous le saviez ? C’est une maladie très rare !

Les yeux noirs de Haber brillaient et ses lèvres esquissèrent un sourire.

— Les choses sont meilleures qu’elles… qu’elles ne l’étaient auparavant, déclara Orr, abandonnant tout espoir de discussion. Mais plus vous continuez et plus elles empirent. Je n’essaie pas de vous mettre des bâtons dans les roues, mais vous tentez de faire quelque chose d’impossible. J’ai ce don, je le sais ; et je connais mes obligations envers lui : ne l’utiliser que lorsque je le dois. Quand il n’y a aucune autre solution. Mais il y a d’autres solutions maintenant. Je dois m’arrêter !

— Nous ne pouvons pas arrêter… nous venons de débuter ! Nous commençons seulement à contrôler un peu ce pouvoir qui est le vôtre. Je suis sur le point d’y arriver complètement, et j’y arriverai. Aucune crainte personnelle ne doit faire obstacle au bien qui peut être fait à tous les hommes, grâce à cette nouvelle possibilité du cerveau humain !

Haber faisait son discours. Orr le dévisagea, mais les yeux sombres du docteur le fixaient sans retourner le regard, sans le voir. Le discours continua.

— Ce que je fais, c’est recopier ce nouveau don. Il y a une analogie avec l’invention de l’imprimerie, avec l’apparition de n’importe quel nouveau concept technologique ou scientifique. Si l’expérience ou la technique ne peut pas être répétée avec succès par d’autres, elle n’a pas d’utilité. De même l’état E, aussi longtemps qu’il était enfermé dans le cerveau d’un seul homme, n’était pas plus utile à l’humanité qu’une clef enfermée dans une pièce, ou qu’une unique mutation stérile. Mais j’obtiendrai les moyens de sortir la clef de cette pièce. Et cette « clef » sera une borne aussi importante sur le chemin de l’évolution humaine que le développement du cerveau raisonnable ! Tout cerveau capable de l’employer, et méritant de l’employer, le pourra. Quand un sujet conditionné, entraîné, entrera en état E sous le stimulus de l’ampli, il sera entièrement sous contrôle auto-hypnotique. Rien ne sera laissé au hasard, aux réactions imprévues, aux caprices narcissiques irrationnels. Il n’y aura plus cette lutte entre votre volonté nihiliste et mon désir de progrès, vos vœux d’un nirvana et mes plans soigneusement réfléchis pour le bien de tous. Quand je serai sûr de ma technique, alors, vous serez libre de partir. Absolument libre. Et comme vous n’avez fait que proclamer depuis le début que vous désiriez être libéré de vos responsabilités, être incapable de rêver effectivement, eh bien, je vous promets que mon premier rêve effectif inclura votre « guérison ». Vous ne ferez plus jamais de rêves effectifs.

Orr s’était levé ; il resta immobile, regardant Haber : son visage était calme, mais il semblait très concentré.

— Vous contrôlerez vous-même vos rêves ? demanda-t-il. Il n’y aura personne pour vous aider ou vous surveiller ?

— Cela fait maintenant des semaines que je contrôle les vôtres. Dans mon cas – et, bien sûr, je serai le premier sujet de ma propre expérience ; c’est une obligation, une question d’éthique absolue –, dans mon cas, le contrôle sera complet.

— J’ai essayé l’auto-hypnose, avant de prendre des drogues pour supprimer mes rêves…

— Oui, vous l’avez déjà mentionné ; cela n’a pas marché, évidemment. Le cas d’un sujet réfractaire qui réussit à s’autosuggestionner est intéressant, mais ce n’est pas notre problème ; vous n’êtes pas un psychologue professionnel, vous n’êtes pas un hypnotiseur confirmé, et vous étiez déjà personnellement troublé par toute cette histoire ; bien entendu, vous n’êtes arrivé à rien. Mais moi, je suis un professionnel, et je sais très bien ce que je fais. Je peux m’autosuggestionner un rêve entier et le rêver exactement tel que je l’ai pensé lorsque j’étais éveillé, dans tous ses détails. Je l’ai déjà réalisé ; toutes les nuits, depuis une semaine, je suis entraîné. Quand l’ampli synchronisera les rythmes généraux de l’état E avec ceux de mon état D, ces rêves deviendront effectifs. Et alors… et alors…

Ses lèvres, entourées par la barbe bouclée, s’écartèrent en un sourire béat et exagéré, une grimace d’extase telle qu’Orr détourna les yeux comme s’il avait vu une chose qui eût dû rester cachée, à la fois terrifiante et pathétique.

— Alors, continua Haber, ce monde ressemblera au paradis et les hommes à des dieux !

— Nous sommes déjà semblables à eux, dit Orr, mais l’autre ne l’écoutait pas.

— Il n’y a rien à craindre. La période dangereuse – et nous en savons quelque chose –, c’était lorsque vous seul possédiez la possibilité de pénétrer dans l’état E et lorsque vous ne saviez que faire. Si vous n’étiez pas venu me voir, si l’on ne vous avait pas mis entre des mains scientifiques, entraînées, qui sait ce qui aurait pu arriver ? Mais vous étiez là, et j’étais là aussi : comme on dit, le génie consiste à être au bon endroit au bon moment ! s’exclama-t-il en riant. Et maintenant, il n’y a rien à craindre, et vous êtes déchargé du fardeau. Je sais, scientifiquement et moralement, ce que je fais et comment le faire. Je sais où je vais.

— Les volcans crachent du feu, murmura Orr.

— Comment ?

— Puis-je partir, maintenant ?

— Oui, mais demain, à cinq heures…

— Je viendrai, promit Orr, et il sortit.

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