10 Plombs

Pendant un moment, je crus que je n’aurais jamais le temps de récupérer Terminus Est ni de mettre la patronne de l’auberge en sécurité avant que le trou dans le plancher s’agrandisse trop ; puis j’eus la certitude, à la façon dont la structure se mit à craquer et à plier, que, de toute façon, nous allions tomber avec elle dans le vide.

Je ne sais plus exactement comment nous sommes arrivés à sortir de là, mais quelques instants plus tard, nous étions dans la rue ; elle était vide de dimarques comme de citoyens ordinaires, les premiers ayant sans nul doute été attirés par l’incendie au bas de la falaise, et les seconds se terrant chez eux, morts de peur. Je soutenais une fois de plus la femme par le bras, mais bien qu’elle fût encore beaucoup trop terrifiée pour répondre à mes questions, je lui laissai choisir le chemin ; comme je l’avais supposé, elle nous conduisit sans hésiter ni se tromper jusqu’au Canard sur son nid.

Dorcas dormait. Sans la réveiller, je m’assis sur un tabouret près de son lit, dans le noir ; il y avait maintenant une table minuscule qui me permit de poser la bouteille et le verre que j’avais pris en bas, dans la salle commune. J’ignorais d’où provenait le vin ; il paraissait fort lorsque j’en avais une gorgée dans la bouche, mais on aurait dit de l’eau dès que je l’avalais ; quand Dorcas se réveilla, j’avais déjà vidé la moitié de la bouteille et ne sentais pas plus d’effet que si j’avais mangé du sorbet.

Elle eut un sursaut, puis laissa retomber sa tête sur les oreillers. « Sévérian ! J’aurais dû me douter que c’était toi…

— Si je t’ai fait peur, j’en suis désolé. J’étais venu voir comment tu allais.

— C’est très gentil… On dirait cependant qu’à chaque fois que je me réveille, tu es en train de te pencher sur moi. » Pendant un moment, elle garda les yeux fermés. « Tu marches tellement silencieusement, dans ces bottes à grosses semelles… je parie que tu ne t’en rends même pas compte ! C’est une des raisons pour lesquelles les gens ont peur de toi.

— Tu m’as dit un jour que je te faisais penser à un vampire ; je venais de manger une grenade, et mes lèvres étaient toutes tachées de rouge. Ça nous avait faire rire, tu te souviens ? » (La scène se passait dans un champ, alors que nous étions encore dans l’enceinte de Nessus ; nous avions dormi à côté du théâtre du Dr Talos, et au réveil, nous avions eu, pour tout festin, les fruits abandonnés par nos spectateurs en fuite.)

« Oui, je m’en souviens, répondit Dorcas, et tu voudrais me voir rire à nouveau, n’est-ce pas ? Mais j’ai bien peur de ne plus pouvoir jamais rire…

— Veux-tu boire un peu de vin ? Il est gratuit, et meilleur que je ne supposais.

— Pour me rendre plus gaie ? Non merci. Pour boire, je pense qu’il faut déjà être gai. Sans quoi, ce n’est qu’un peu plus de tristesse que l’on verse dans la coupe.

— Prends au moins une gorgée. La patronne de l’auberge m’a dit que tu avais été malade et que tu n’avais rien mangé de toute la journée. »

Je vis la tête de Dorcas, dans la pénombre, se tourner comme si elle voulait me regarder, et comme elle me paraissait complètement réveillée je me risquai à allumer une bougie.

« Tu portes ton costume, remarqua-t-elle. Tu as dû terroriser la pauvre femme avec ça.

— Non, elle n’a pas eu peur de moi. Et elle est en train de vider dans sa coupe tous les fonds de bouteille qui peuvent bien lui rester.

— Elle a été très bonne pour moi… elle est très gentille. Ne lui en veux pas si elle a envie de boire aussi tard la nuit.

— Je ne la critiquais pas… Mais ne veux-tu pas prendre quelque chose ? Il doit bien rester à manger dans la cuisine ; je te monterai ce que tu voudras. »

Les mots que j’avais choisis arrachèrent un timide sourire à Dorcas. « Monter… je n’ai pas cessé de faire remonter toute ma nourriture, aujourd’hui… C’est ce que l’hôtesse voulait dire quand elle t’a expliqué que j’avais été malade ; elle n’a pas dû te préciser que j’avais vomi tout le temps. J’aurais pensé qu’on pouvait sentir encore l’odeur, mais la pauvre femme s’est donné beaucoup de mal pour nettoyer. »

Dorcas fit une pause et renifla. « Mais je sens quelque chose de bizarre… comme du tissu brûlé. Ce doit être la chandelle. Je ne pense vraiment pas que l’on puisse la moucher avec ton énorme lame !

— C’est mon manteau, répondis-je. Je me suis mis trop près du feu.

— J’étais sur le point de te demander d’ouvrir la fenêtre, mais je vois qu’elle est déjà ouverte. Est-ce que ça ne t’ennuie pas ? L’air agite la flamme de la bougie. On dirait que son brasillement te fait tourner la tête.

— Non, non. Tout va très bien tant que je ne regarde pas directement la flamme.

— À te voir, on dirait que tu éprouves la même impression que moi lorsque je suis au bord de l’eau.

— Cet après-midi, je t’ai pourtant trouvée installée sur les berges mêmes de la rivière.

— Je sais », dit Dorcas avant de redevenir silencieuse. Mais ce silence s’éternisa au point que je me mis à craindre de la voir retomber dans ce même mutisme qui l’avait frappée, et qui, j’en avais maintenant la conviction, avait un caractère pathologique.

Finalement, c’est moi qui repris la parole. « J’ai été très surpris de te voir installée là – je me souviens de t’avoir longtemps regardée pour m’assurer que c’était bien toi – et cependant, j’étais parti à ta recherche.

— J’ai vomi, Sévérian – je te l’ai déjà dit, n’est-ce pas ?

— Oui, tu me l’as dit.

— Sais-tu ce que j’ai rendu ? »

Le regard perdu, elle contemplait le plafond bas, et j’avais l’impression que se trouvait là un second Sévérian, un Sévérian noble et bon qui n’existait que dans son imagination. Je suppose qu’il nous arrive à tous la même chose : quand nous pensons parler de la manière la plus intime à quelqu’un d’autre, nous nous adressons en réalité à l’image que nous nous faisons de cette personne, et non à la personne à laquelle nous croyons parler. Mais le comportement de Dorcas allait plus loin que ça. J’avais l’impression que si je quittais la pièce, elle continuerait tout de même de parler. « Non, répondis-je, de l’eau, peut-être ?

— Des plombs. »

Je pensai qu’elle s’exprimait métaphoriquement, et, ne sachant trop quoi répondre, me contentai de dire : « Ça devait être très désagréable. »

De nouveau, sa tête roula sur l’oreiller, et cette fois je pus voir ses yeux bleus et leur pupille agrandie ; leur vide faisait penser à deux minuscules fantômes. « Des plombs, Sévérian, mon chéri. Des petits rouleaux de métal très lourd de la taille d’une noix, approximativement, un peu moins longs que mon pouce, et tous estampillés du mot frappe. Ils sont remontés en me raclant la gorge avant de tomber dans le seau. J’ai mis la main dans les vomissures qui les accompagnaient et je les ai sortis du seau pour les regarder. La propriétaire de l’auberge n’est venue que plus tard rechercher le seau ; entre-temps je les avais nettoyés et mis de côté. Il y en a deux. Ils se trouvent dans le tiroir de la petite table qu’elle m’a apportée pour que je puisse manger. Veux-tu les voir ? Tu n’as qu’à l’ouvrir. »

Je n’arrivais pas à me figurer de quoi elle voulait parler, et lui demandai si elle pensait que quelqu’un cherchait à l’empoisonner.

« Oh ! non, pas du tout. Ne vas-tu pas ouvrir le tiroir ? Tu es tellement courageux… Tu ne veux vraiment pas les voir ?

— Je te crois. Si tu me dis qu’il y a des plombs dans ce tiroir, je suis sûr que c’est vrai.

— Oui, mais tu ne crois pas que je les ai rendus. Je ne peux pas te blâmer. Connais-tu cette histoire dans laquelle la fille d’un chausseur reçoit en grâce d’un pardal le don de produire des colliers de jais à chaque fois qu’elle ouvre la bouche pour dire quelque chose ? Plus tard, sa belle-sœur lui vole cette grâce, mais quand elle parle, ce sont des crapauds qui jaillissent de sa bouche… Je me souviens l’avoir entendu raconter, mais je n’y avais jamais prêté foi.

— Mais comment pourrait-on recracher du plomb ? »

Dorcas eut un bref éclat de rire sans joie. « Rien de plus facile, vraiment, rien de plus facile. Sais-tu ce que j’ai vu, aujourd’hui ? Sais-tu pourquoi je ne pouvais pas parler quand tu m’as retrouvée ? J’en étais complètement incapable, Sévérian, je te le jure. Je sais que tu as cru que je m’entêtais dans ma colère, simplement. Mais ce n’était pas cela. J’étais comme une pierre, muette ; j’avais l’impression que plus rien n’avait de signification, et par moments, je doute encore que les choses en aient… Je suis désolée de m’être moquée de ta bravoure. Tu es brave, je le sais. Seulement, ça n’a pas l’air très courageux de faire ce que tu fais à tes malheureux prisonniers. Pourtant tu as fait preuve de tant de courage, lorsque tu t’es battu avec Agilus, par exemple, ou plus tard, quand tu étais prêt à affronter Baldanders pour défendre Jolenta, car tu croyais qu’il allait la tuer…»

Elle retomba un moment dans son mutisme, puis soupira : « Ô Sévérian, je suis tellement fatiguée !

— Je voulais parler de cette question avec toi, lui dis-je. Des prisonniers. Je veux au moins que tu comprennes, même si tu n’arrives pas à me pardonner. C’était ma profession ; le métier auquel on m’a préparé depuis mon enfance. » Je m’inclinai vers elle et lui pris la main ; elle me parut aussi fragile et ténue qu’un oiseau chanteur.

« Tu m’as déjà dit tout cela, plus ou moins. Sincèrement, je comprends.

— Et c’est une profession que j’aurais pu très bien exercer. Dorcas, c’est cela que tu ne comprends pas : infliger des tortures et procéder à des exécutions sont un art – et un art pour lequel j’ai le don, que je sens. Cette épée, par exemple… tous les instruments que nous utilisons se mettent à vivre dans mes mains. Si j’étais resté à la Citadelle, je serais peut-être devenu un maître. Dorcas, est-ce que tu m’écoutes ? Est-ce que ce que je te dis signifie quelque chose pour toi ?

— Oui… enfin un peu. J’ai soif, maintenant. Si tu n’en veux plus, donne-moi un peu de ton vin, s’il te plaît. »

Je m’exécutai aussitôt, ne remplissant le verre que d’un quart, au cas où elle en renverserait sur les couvertures.

Elle s’assit pour boire, geste dont je ne l’aurais peut-être pas crue capable un instant auparavant ; lorsqu’elle eut vidé le verre jusqu’à la dernière goutte écarlate, elle le lança par la fenêtre. Je l’entendis se briser lorsqu’il toucha le sol.

« Je ne veux pas que tu boives après moi, expliqua-t-elle. Et je sais que tu l’aurais fait si je ne l’avais pas jeté.

— Tu penses que quelle que soit ta maladie, elle est contagieuse ? »

Elle eut à nouveau ce même rire sans joie. « Oui, mais tu l’as déjà contractée. Tu la tiens même de ta mère… C’est la mort, Sévérian. Tu ne m’as pas demandé ce que j’avais vu, aujourd’hui. »

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