Le petit pavillon d’été comportait un toit solide, mais ses parois n’étaient faites que d’un simple treillis, et la haute charmille de fougères sylvestres constituait une barrière plus efficace que les montants légers qui le soutenaient. Un peu de la lumière de la lune pénétrait par les interstices, tandis que, par l’entrée, les eaux rapides de l’Acis nous renvoyaient le reflet des torches du débarcadère. Mais Cyriaque avait maintenant compris pourquoi je l’avais conduite ici ; je pouvais lire la peur sur son visage, mais aussi qu’elle plaçait un dernier espoir dans les sentiments que je pouvais encore lui porter. En ce sens-là sa situation était désespérée, car je n’en éprouvais aucun.
« Au camp de l’Autarque, répéta-t-elle. C’est ce que m’a écrit Einhildis. À Orithyia, près des sources du Gyoll. Mais vous devez être extrêmement prudent si vous voulez vous y rendre pour leur restituer le livre ; elle m’a dit que les cacogènes venaient de débarquer quelque part dans le Nord. »
Je la regardai avec attention, essayant de déterminer si elle mentait ou non.
« En tout cas c’est ce qu’elle m’a écrit. On peut supposer qu’ils ont évité d’employer les miroirs du père Inire, au Manoir Absolu, pour échapper au contrôle de l’Autarque. Il est en principe à leurs ordres, mais il se comporte parfois comme si c’était le contraire.
— Vous vous moquez de moi ! L’Autarque au service des cacogènes ! dis-je en la secouant par les épaules.
— Je vous en prie, oh ! je vous en prie ! »
Je la lâchai.
« Tout le monde… par Érèbe ! Pardonnez-moi. » Elle se mit à sangloter, et, en dépit de l’obscurité, je compris qu’elle était en train de s’essuyer les yeux et de se moucher discrètement dans un pan de son habit écarlate. « Tout le monde est au courant, mis à part les péons et le menu peuple. Tous les écuyers, la plupart des optimats et bien entendu les exultants sont au courant depuis toujours. Je n’ai jamais rencontré l’Autarque, mais on m’a dit que lui, tout vice-roi du Nouveau Soleil qu’il fût, il était à peine plus grand que moi. Croyez-vous donc que nos orgueilleux exultants auraient longtemps toléré d’être sous les ordres d’un tel homme, s’il n’avait eu mille canons derrière lui ?
— Je l’ai rencontré, dis-je, et je m’étais posé la question. » Je cherchai parmi les souvenirs de Thècle une confirmation des assertions de Cyriaque, mais je ne pus trouver que des rumeurs.
« Pourriez-vous me parler de lui ? S’il vous plaît, Sévérian, avant de…
— Non, pas maintenant. Dites-moi plutôt pourquoi les cacogènes représenteraient un danger pour moi.
— Parce que l’Autarque ne manquera pas d’envoyer des patrouilles d’éclaireurs pour les localiser – comme aussi l’archonte, j’imagine. Et qu’on supposera que tous ceux qui seront trouvés dans les parages sont des espions à leur solde, ou pis encore : qu’ils cherchent à s’engager auprès d’eux dans l’espoir de renverser le trône du Phénix.
— Je comprends.
— Ne me tue pas, Sévérian. Je t’en supplie. Je ne suis pas une femme bien – je n’ai jamais été quelqu’un de bien depuis que j’ai quitté les pèlerines, et l’idée de mourir maintenant me fait horreur.
— Mais qu’as-tu donc fait ? lui demandai-je. Pourquoi Abdiesus m’a-t-il donné l’ordre de te tuer ? Le sais-tu, au moins ? » Il n’y a rien de plus simple que d’étrangler une personne dont les muscles du cou sont peu développés. Déjà, je fléchissais mes doigts pour les préparer à cette tâche ; en même temps, cependant, j’aurais souhaité qu’il me fut possible, à la place, d’utiliser la lame de Terminus Est.
« J’ai simplement aimé trop d’hommes… autres que mon mari. C’est tout. »
Comme si le souvenir de toutes ces étreintes la poussait, elle se leva et vint vers moi. De nouveau, les reflets venus de la rivière éclairèrent suffisamment son visage pour que je voie ses yeux remplis de larmes.
« Il a été cruel envers moi, si cruel, après notre mariage… C’est pourquoi j’ai pris mon premier amant, pour me venger… et puis après, un autre…»
(Elle se mit à parler tellement bas que je dus tendre l’oreille pour comprendre ce qu’elle disait.)
« Finalement, prendre un nouvel amant devint une véritable habitude, une manière de ne pas voir les jours passer et d’essayer de me faire croire que la vie ne m’avait pas déjà filé entre les doigts ; une manière de me prouver que j’étais encore suffisamment jeune et belle pour que des hommes aient envie de me faire des cadeaux et de me caresser les cheveux. C’était pour cette raison que j’avais quitté les pèlerines, après tout. » Elle fit une pause, comme si elle rassemblait toutes ses forces. « Sais-tu quel est mon âge ? Te l’ai-je dit ?
— Non.
— Dans ce cas, je ne te le dirai pas ; mais je pourrais être ta mère. Il aurait suffi que je te conçoive pendant la première ou la deuxième année où j’ai commencé d’être fertile. Nous étions alors très loin dans le Sud, là où les grandes glaces toutes bleu et blanc voguent sur des mers noires. Il y avait une petite colline où il m’arrivait de me tenir, pour regarder au loin ; je me souviens avoir rêvé que je me couvrais chaudement, et m’embarquais sur une île de glace, avec beaucoup de provisions et un oiseau apprivoisé que je n’ai jamais eu mais que j’aurais aimé avoir. Et sur mon île de glace, je voguais vers le nord, vers une île de palmes, sur laquelle je trouvais les ruines d’un château construit à l’aube des temps. Tu serais peut-être né pendant la traversée, sur la glace, pendant que j’étais toute seule. Pourquoi un enfant imaginaire ne pourrait-il pas naître, après tout, au cours d’un voyage imaginaire ? Tu aurais grandi en péchant du poisson et en nageant dans des eaux plus tièdes que le lait maternel.
— Il n’y a que les maris qui tuent les femmes parce qu’elles sont infidèles. »
Cyriaque soupira, son rêve la quitta. « Parmi les écuyers propriétaires terriens de la région, mon mari est l’un des rares à soutenir l’archonte. La plupart des autres espèrent qu’en lui désobéissant à la moindre occasion et qu’en fomentant des troubles parmi les éclectiques, ils finiront par convaincre l’Autarque de le remplacer. J’ai ridiculisé mon mari, et par conséquent ses amis et l’archonte. »
Grâce à Thècle, éveillée en moi, je vis la demeure de campagne – moitié manoir, moitié place forte –, pleine de pièces qui n’avaient guère changé en deux siècles. J’entendis les fous rires des dames, le pas lourd des chasseurs et le son des cornes de chasse au-delà des fenêtres, accompagné des aboiements des chiens de la meute. C’était l’univers dans lequel Thècle aurait aimé faire retraite ; je fus pris de pitié pour cette femme, forcée de mener une existence aussi retirée sans avoir jamais pu espérer connaître autre chose – elle qui avait mené la vie au grand large des pèlerines.
De même que la salle de l’inquisition de la pièce du Dr Talos, avec son banc de justice surélevé, se trouve tapie quelque part au plus profond du Manoir Absolu, de même avons-nous tous, dans les recoins les plus obscurs et poussiéreux de notre esprit, un comptoir où nous nous efforçons de rembourser les dettes contractées par le passé avec la monnaie dévaluée du présent. C’est à ce comptoir que je vins apporter la vie de Cyriaque en paiement de celle de Thècle.
Lorsque je la conduisis à l’extérieur du pavillon d’été, elle crut que j’avais l’intention de la tuer au bord de l’eau ; au lieu de cela, je lui montrai la rivière.
« Le cours de l’Acis est très rapide jusqu’à ce qu’il rencontre au sud les eaux plus paisibles du Gyoll et fasse route avec elles jusqu’à Nessus, puis jusqu’à la mer méridionale. Lorsqu’un fugitif veut vraiment se cacher dans le labyrinthe de Nessus, il est absolument impossible de le dépister, car on y trouve des rues, des ruelles, des passages, des cours et des recoins sans nombre ; on y voit aussi des visages de toutes les races de Teur et à cent exemplaires. Si tu pouvais y aller, habillée comme tu l’es, sans amis, sans argent, serais-tu prête à partir ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête, portant une main très pâle à sa gorge.
« Actuellement il n’y a pas de barrière autour des bateaux auprès du Capulus ; Abdiesus sait très bien qu’il n’a aucune attaque à contre-courant à redouter avant le milieu de l’été. Mais il te faudra franchir les arches, et risquer la noyade. Même si tu arrives jamais à gagner Nessus, tu seras obligée de travailler pour gagner ton pain – faire la lessive ou la cuisine pour les autres peut-être.
— Je sais coiffer et coudre… Sévérian, j’ai entendu dire que parfois, au dernier moment, en ultime et plus terrible torture, les bourreaux annoncent à leur victime qu’elles sont libres. Si c’est ce que tu es en train de faire en ce moment, s’il te plaît, ne continue pas. Tu en as fait assez.
— Un caloyer peut faire cela, ou quelque autre fonctionnaire du clergé. Pas un bourreau. Les clients ne nous croiraient d’ailleurs pas. Mais je veux être sûr que tu ne commettras pas la folie de revenir chez toi ou de rechercher le pardon de l’archonte.
— Certes, je suis sotte, répondit Cyriaque, mais pas au point de me conduire ainsi ; je le jure. »
Nous longeâmes la berge jusqu’au débarcadère, à l’endroit où les sentinelles accueillaient les invités de l’archonte, et où les petits bateaux de plaisance multicolores se trouvaient amarrés. Je dis à l’un des soldats que nous avions envie d’aller faire un tour sur la rivière, et je lui demandai si nous aurions des difficultés à trouver des rameurs pour revenir contre le courant. Il me dit que je pouvais très bien laisser le bateau au Capulus, si je voulais, et prendre un fiacre pour le retour. Lorsqu’il se détourna pour reprendre la conversation avec son camarade, je fis semblant d’inspecter les embarcations, et détachai l’amarre de celle qui était la plus éloignée des torches du poste de garde.
« Si bien que maintenant tu es toi aussi en fuite et veux partir pour le nord… et c’est moi qui ai tout ton argent, dit Dorcas quand j’eus finis mon récit.
— Je n’en ai pas besoin de beaucoup, et je pourrai toujours m’en procurer. » Sur ces mots, je me levai.
« Reprends-en au moins la moitié. » Comme je secouais la tête, elle insista : « Prends au moins deux chrisos. Dans le pire des cas, je peux toujours me prostituer ou voler.
— Si tu voles, on te coupera une main. Il vaut mieux que ce soit moi qui coupe des mains pour m’assurer mon dîner que toi qui perdes les tiennes pour te gagner un repas. »
Je commençai à m’éloigner, mais elle sauta hors du lit et s’accrocha à ma cape. « Fais bien attention, Sévérian. Il y a quelque chose qui traîne dans la ville.
— Héthor l’appelle la salamandre. Je ne sais pas ce que c’est mais elle tue ses victimes en les brûlant. »
Je lui répondis que je craignais bien davantage les soldats de l’archonte que la salamandre, et la quittai avant qu’elle ait pu ajouter autre chose. Mais tandis que je grimpais une petite rue étroite sur la rive ouest, que mes rameurs m’avaient affirmé devoir me conduire au sommet de la falaise, je me demandai si ce n’était pas le froid de la montagne et les bêtes sauvages que j’aurais dû craindre plus que tout. Héthor aussi m’intriguait : comment avait-il réussi à me suivre si loin dans le nord, et pour quel motif ? Mais plus qu’à tout cela, je pensais à Dorcas, à ce qu’elle avait représenté pour moi, et moi pour elle. Il allait encore se passer bien du temps avant que je puisse seulement l’entr’apercevoir, et je crois que, d’une certaine manière, j’en avais l’intuition. De même que le jour où j’avais quitté la Citadelle pour la première fois, j’avais relevé mon capuchon afin que les passants ne puissent pas me voir sourire, de même aujourd’hui je cachai mon visage pour qu’on ne puisse remarquer les larmes qui coulaient sur mes joues.
J’avais déjà visité deux fois le réservoir d’eau qui alimentait la Vincula ; mais c’était de jour. Il ne m’avait alors guère impressionné : un trou grand comme des fondations de maison, et pas plus profond qu’une tombe ordinaire. Mais il faisait encore nuit, et, sous le croissant en diminution de la lune, il avait l’air d’un lac, et aurait pu être aussi profond que la citerne sous la tour de la Cloche.
Il se trouvait à une centaine de pas, à peine, des fortifications qui défendaient le flanc ouest de Thrax. Des tours s’élevaient à intervalles réguliers – l’une d’elles fort près du réservoir –, et chaque garnison avait dû désormais recevoir l’ordre de m’arrêter au cas où je tenterais de quitter la ville. De temps en temps, tout en grimpant la ruelle escarpée, j’avais aperçu les silhouettes de sentinelles en patrouille sur le mur ; leurs lances étaient éteintes, mais la crête de leur heaume captait parfois des reflets de lumière.
J’avançais maintenant courbé en deux, masqué et encapuchonné, le manteau de fuligine roulé autour de moi pour passer inaperçu. Les herses métalliques avaient été baissées entre les arches du Capulus : je pouvais détecter, d’où j’étais, les remous des flots de l’Acis qui se jetaient sur elles. Je n’eus plus aucun doute : Cyriaque avait été arrêtée, ou plus probablement aperçue et signalée. Abdiesus ferait-il tout son possible pour tenter de la retrouver ? Il me sembla plus probable qu’il la laisserait disparaître, ce qui était la meilleure manière de ne pas attirer l’attention sur elle. En revanche, il m’arrêterait, moi, s’il le pouvait, afin de me faire exécuter comme traître à ses ordres.
D’une eau à une autre, du tumulte de l’Acis au calme parfait du réservoir. Je connaissais le mot qui commandait l’écluse, et l’utilisai. L’ancien mécanisme fonctionna comme sous l’action d’esclaves fantômes, et d’un seul coup les eaux calmes se précipitèrent à leur tour, et avec plus de rage encore que l’Acis au Capulus. Loin en dessous, les prisonniers allaient entendre le grondement sourd, et ceux qui se trouvaient au débouché de la conduite forcée allaient apercevoir d’un instant à l’autre l’écume blanche qui précède l’inondation. En peu de temps, ceux qui étaient debout auraient de l’eau jusqu’aux chevilles, et ceux qui étaient en train de dormir se lèveraient précipitamment. Encore un moment, et ils auraient tous de l’eau jusqu’à la taille. Étant enchaînés ils ne pouvaient rien faire qu’attendre, les plus forts soutenant les plus faibles. J’espérais qu’aucun d’entre eux ne se noierait. Les clavigères de service quitteraient le poste de garde pour se précipiter vers le réservoir par le sentier escarpé qui monte vers la falaise et voir qui avait ouvert le réservoir.
À peine la citerne fut-elle à sec que j’entendis les cailloux rouler sous leurs pas précipités, au bas de la pente. Je refermai l’écluse et me glissai en me courbant dans le passage boueux et presque vertical que l’eau venait d’emprunter. Ma progression aurait été grandement facilitée si je n’avais pas eu Terminus Est avec moi ; pour descendre, je devais en effet m’appuyer du dos contre l’une des parois de cette conduite en forme de cheminée. Je détachai donc le baudrier et me le passai autour du cou, laissant l’épée pendre devant moi, se balançant entre mes jambes, pour garder les mains libres. Je dérapai par deux fois, mais je fus dans les deux cas arrêté par un coude du passage. Finalement, après un temps assez long pour avoir permis aux clavigères de revenir, j’aperçus un rougeoiement de torches, et je tirai la Griffe de son sac.
Jamais je ne devais la revoir briller avec autant d’éclat. Elle était devenue littéralement aveuglante, et tandis que je la brandissais dans le tunnel principal de la Vincula, je ne pouvais que m’émerveiller de ce que ma main ne soit pas réduite en cendres par sa brûlure. Je suis persuadé qu’aucun des prisonniers ne m’a vu, moi. La Griffe les tenait sous sa fascination, comme une lanterne, dans la forêt, fascine les daims. Ils restaient immobiles, bouche bée, leurs visages barbus et maculés tendus vers la lumière, et derrière eux, leurs ombres, coupées net, avaient la densité du métal et la noirceur de la fuligine.
À l’autre extrémité du boyau, juste avant l’endroit où il se rétrécit et se transforme en une simple conduite d’évacuation allant se jeter dans l’Acis, sous le Capulus, se trouvaient les prisonniers les plus faibles et les plus malades ; c’est là que je vis le plus clairement quelle force la Griffe donnait à tous. Des hommes et des femmes, qui, de mémoire de clavigère, ne s’étaient jamais tenus droit, paraissaient maintenant grands et forts. Je les saluai de la main, mais je ne pense pas qu’aucun ait noté mon geste. Puis je remis la Griffe du Conciliateur dans son petit sac, et tout le boyau se retrouva plongé dans des ténèbres absolues à côté desquelles la nuit qui régnait à la surface de Teur aurait paru le jour.
L’impétuosité de l’eau avait laissé l’égout à peu près propre ; il était plus facile à descendre que la conduite forcée, car s’il était plus étroit, sa pente était moins raide, et je pouvais ramper rapidement, vers le bas, la tête la première. Il se terminait par une grille, mais, comme je l’avais remarqué au cours d’une tournée d’inspection, celle-ci était complètement rouillée.