2 Au-dessus de la cataracte

Le matin suivant, avant de quitter la bretèche, Dorcas se coupa les cheveux très court, presque comme un garçon, enfonçant cependant une pivoine blanche dans le bandeau qui les retenait. Je m’affairai sur des documents jusqu’au milieu de l’après-midi, puis, après avoir emprunté au sergent de mes clavigères une djellaba civile, je sortis dans l’espoir de la retrouver.

Le petit livre brun que je porte sur moi dit quelque part qu’il n’y a rien de plus étrange que d’explorer une ville complètement différente de toutes celles que l’on connaît déjà : car cela revient à explorer un second soi-même dont on ne soupçonnait pas l’existence. Mais je pus faire une expérience plus étrange encore : explorer une ville dans laquelle j’avais déjà vécu quelque temps sans rien apprendre sur elle.

Je n’avais aucune idée de l’endroit où se trouvaient les bains dont Dorcas m’avait parlé ; je savais toutefois, à la suite des hasards d’une conversation tenue au tribunal, qu’ils existaient bien. J’ignorais également où se situait le bazar où Dorcas achetait ses vêtements et ses produits de beauté, et même s’il n’y en avait qu’un seul ou plusieurs. Bref, je ne connaissais rien d’autre que ce que j’apercevais de l’embrasure des fenêtres de la Vincula, mis à part le court trajet pour me rendre au château de l’archonte. Je faisais peut-être un peu trop confiance à mon sens de l’orientation, car je pensais trouver facilement mon chemin dans cette ville, beaucoup plus petite que Nessus ; je pris cependant la précaution, tandis que je parcourais les rues tortueuses qui descendaient le long de la falaise entre les rangées de maisons troglodytes d’un côté, et celles juchées en encorbellement de l’autre, de me retourner et de vérifier que j’apercevais bien la silhouette familière de la bretèche là où je m’attendais à la voir, avec son portail barricadé et son gonfalon noir.

Les riches, à Nessus, vivent au nord de la ville, là où les eaux du Gyoll sont les plus pures, et les pauvres au sud, là où elles sont au contraire souillées. Une telle coutume n’avait pas lieu d’être à Thrax, aussi bien parce que le courant impétueux de l’Acis emportait les ordures des habitants de l’amont (lesquels, bien sûr, ne représentaient même pas le millième de la population située dans le nord de Nessus) à une telle vitesse que la pureté de son eau n’en était guère affectée, que parce que l’alimentation des fontaines publiques et des domiciles des gens aisés se faisant par l’intermédiaire d’un aqueduc, la question ne se posait même pas ; on ne se servait directement dans la rivière que lorsque de grandes quantités d’eau étaient requises, comme dans le cas de manufactures ou pour le nettoyage des rues.

L’altitude, à Thrax, détermine la classe sociale à laquelle on appartient. Les plus fortunés vivent près de la rivière, au bas des pentes, à portée des boutiques, des endroits publics et des quais d’embarquement, d’où des Caïques à rames, manœuvrés par des esclaves, leur permettent de parcourir commodément toute la longueur de la ville. Ceux disposant de revenus inférieurs vivent sur les premières hauteurs, puis viennent les représentants des classes moyennes – et ainsi de suite jusqu’aux cahutes des plus pauvres, entassées au pied des fortifications qui couronnent la falaise. Les baraques des plus misérables sont faites de torchis, et on n’y accède que par de hautes échelles branlantes.

J’allais avoir l’occasion de voir ces taudis de près, mais je me trouvais pour l’instant dans les quartiers commerçants, près de la rivière. Il y avait tellement de monde dans les rues étroites, que je crus un instant que quelque fête était en préparation, ou que la guerre – qui semblait si éloignée lorsque je demeurais à Nessus, mais dont le bruit s’était progressivement fait plus fort au fur et à mesure que nous avancions vers le nord – avait obligé certaines populations à fuir devant elle.

Nessus est tellement vaste qu’elle compte, d’après ce que l’on dit, cinq bâtiments pour un seul habitant. Il est certain que ce rapport est inversé à Thrax, et j’avais parfois l’impression, ce jour-là, qu’il fallait au moins compter cinquante habitants par toit… Et puis, il ne faut pas oublier que Nessus est une ville cosmopolite ; si bien que si l’on voyait assez souvent des étrangers à Thrax, et même parfois des cacogènes venus dans les vaisseaux construits sur d’autres mondes, on avait toujours conscience qu’il s’agissait d’étrangers, se trouvant loin de chez eux. Si divers types d’humanité se pressaient dans les rues, ils ne faisaient que refléter les différents aspects de l’environnement montagnard d’où ils provenaient ; un homme portant par exemple un chapeau fait du plumage d’un oiseau (les ailes lui servant de rabats pour les oreilles), ou un autre enroulé dans une fourrure hirsute en peau de caberu, ou encore un troisième au visage tatoué, ne faisaient qu’annoncer, la plupart du temps, des centaines d’autres hommes ayant les mêmes caractéristiques et appartenant aux mêmes tribus : il suffisait de tourner le coin de la rue pour tomber dessus.

On appelait ces hommes les éclectiques ; ils étaient les descendants de colons venus du Sud dont le sang s’était mêlé à celui des autochtones, plus trapus et à la peau sombre. Ils avaient adopté certaines de leurs coutumes, qu’ils avaient mélangées à celles d’autres groupes installés encore plus au nord, les amphitryons, et même à celles de sociétés encore moins connues, de commerçants et de tribus locales.

La majorité de ces éclectiques avait une prédilection marquée pour les couteaux à lame recourbée – à lame forcée comme ils les appellent parfois –, et comportant deux sections relativement droites ainsi qu’une partie coudée juste avant la pointe. Cette forme rend, paraît-il, plus facile de poignarder quelqu’un au cœur en frappant juste en dessous du sternum. Leur lame est renforcée d’une arête centrale, aiguisée des deux côtés, et toujours maintenue extrêmement coupante ; elle ne comporte pas de garde, et la poignée est constituée en général d’un os. Si j’ai décrit un peu longuement cet instrument, c’est qu’il est certainement l’objet le plus caractéristique de cette région et qu’il a valu à Thrax un autre surnom : la ville des couteaux tordus. Mais peut-être aussi est-ce une allusion au plan de la ville qui affecte une forme très semblable à celle de cette lame, la rivière Acis formant l’arête centrale, le château de l’Aiguille la pointe, et le Capulus marquant l’endroit où le métal s’enfonce dans le manche.

L’un des gardiens de la tour de l’Ours m’avait dit une fois qu’il n’existait pas d’animal aussi dangereux, sauvage et difficile à dresser que l’hybride qui résulte de l’accouplement d’un chien des montagnes et d’une louve. Nous avons coutume d’imaginer les bêtes de la forêt et de la montagne comme des créatures féroces, et les êtres humains qui semblent être issus directement du sol où ils ont toujours vécu comme des sauvages. Mais la vérité est que l’on trouve une forme plus vicieuse de sauvagerie (ce que nous remarquerions plus aisément si nous n’en avions pas autant l’habitude) chez certains animaux domestiques, en dépit de leur bonne compréhension du langage humain et même de leur aptitude, dans certains cas, à dire quelques mots eux-mêmes. On trouve également une sauvagerie plus profonde chez les hommes et les femmes dont les ancêtres ont toujours vécu en ville depuis l’aube de l’humanité. Vodalus, dans les veines de qui coulait le sang parfaitement pur d’un millier d’exultants – exarques, ethnarques et starets –, était capable d’actes de violence inimaginables pour les autochtones qui se pressaient dans les rues de Thrax, nus sous leurs capes de guanaco.

Comme les chiens-loups – que je n’ai jamais vus, parce qu’ils étaient trop féroces pour qu’on pût les utiliser – ces éclectiques tiraient de leurs origines une cruauté et une insubordination infinies ; en tant qu’amis ou alliés, ils étaient hargneux, déloyaux et instables ; comme ennemis, ils se montraient sanguinaires, fourbes et vindicatifs. C’est du moins ce que mes subordonnés dans la Vincula m’avaient relaté, car les éclectiques composaient plus de la moitié des détenus en ce lieu.

Je n’ai jamais pu rencontrer des hommes dont la langue, la tenue ou les coutumes étaient étrangères sans me mettre à spéculer sur la nature des femmes de leur race. Il y a toujours un rapport étroit, étant donné que l’un et l’autre sexe sont le produit d’une seule et même culture, de même que les feuilles que l’on voit, et que les fruits que l’on ne voit pas parce qu’ils sont cachés par les feuilles, sont le produit d’un seul et même organisme. Mais pour qu’un observateur puisse s’aventurer à prédire l’aspect et le goût du fruit rien qu’en observant d’un peu loin un rameau couvert de feuillage, il faut qu’il soit fort savant en fruits et feuilles s’il ne veut pas se ridiculiser.

Des hommes de tempérament guerrier peuvent très bien être fils de femmes languides, ou avoir au contraire des sœurs presque aussi fortes qu’eux et faisant preuve de davantage de résolution. Et c’est ainsi que, tandis que je parcourais la foule, composée pour l’essentiel de ces éclectiques et des habitants de la ville (qui ne me paraissaient pas tellement différents des citoyens de Nessus, mis à part leurs vêtements et leurs manières un peu plus rudes), je me plaisais à m’imaginer leurs femmes – des femmes à l’abondante chevelure noire, aussi épaisse que la queue des alezans de leurs frères, des femmes ayant un visage, me figurais-je, à la fois puissant et délicat, des femmes capables d’opposer une résistance farouche ou de s’abandonner sans réfléchir, des femmes que l’on pouvait gagner mais non acheter, s’il existe bien de telles femmes dans le monde.

Quittant leurs bras, je me rendais par l’imagination jusque dans les endroits où l’on peut les trouver, dans ces cabanes perdues à proximité des sources qui jaillissent de la montagne, dans ces yourtes de peau, dressées, solitaires, tout en haut des plus hauts pâturages. Je fus bientôt aussi grisé par cette évocation de la haute montagne que je l’avais été autrefois par celle de la mer, avant que maître Palémon m’indiquât l’emplacement correct de Thrax. Comme elles sont superbes, ces idoles inamovibles de Teur, sculptées par d’incompréhensibles outils en des temps d’une ancienneté inconcevable, dressant encore au-dessus des limites du monde leurs têtes sévères couronnées de tiares, de mitres et de diadèmes éclaboussés de neige, des têtes dont les yeux sont aussi grands que des villes, et surmontent des épaules auxquelles les forêts font un vaste manteau.

C’est ainsi que, dans l’anonymat de ma djellaba semblable à celle de tous les citadins, je m’ouvrais difficilement un chemin dans les rues grouillantes d’une humanité affairée, et empestant l’ordure et le graillon, l’imagination remplie de visions de surplombs rocheux et de torrents semblables à autant de parures de diamants.

Je pense que l’on avait dû amener Thècle au moins jusqu’au pied de ces montagnes que j’évoquais, sans doute pour fuir la chaleur d’un été particulièrement torride ; nombre de scènes qui se présentaient dans mon esprit (de leur propre accord, me semblait-il) avaient en effet une coloration nettement enfantine. Je vis de ces plantes qui s’accrochent aux rochers, et contemplai leurs fleurs virginales de très près, alors qu’un adulte aurait dû se baisser pour en avoir la même vision ; des abîmes qui n’étaient pas seulement effrayants, mais également choquants, comme si leur existence constituait un affront aux lois de la nature ; des pics tellement élevés qu’ils paraissaient véritablement ne pas avoir de sommet, comme si toute la terre tombait depuis toujours de quelque lieu céleste inimaginable, en s’y retenant encore par ces montagnes.

J’atteignis finalement le château de l’Aiguille, après avoir parcouru la ville dans pratiquement toute son étendue. Je me fis connaître au poste de garde, et l’on me laissa entrer et monter au sommet du donjon – comme lorsque j’étais monté au sommet de la tour Matachine avant de prendre congé de maître Palémon.

Lorsque j’étais alors allé faire mes adieux au seul endroit au monde que je connaissais, je m’étais tenu sur l’un des points les plus élevés de la Citadelle, elle-même située au sommet du point culminant de toute la zone englobée par Nessus ; j’avais vu la ville s’étendre devant moi jusqu’aux limites du visible, avec le Gyoll semblable à la trace brillante et erratique d’un escargot qui se serait promené sur une carte. Même le rempart était visible à certains points de l’horizon, et il n’y avait aucun sommet supérieur pour jeter une ombre sur l’endroit où je me trouvais.

L’impression était ici tout à fait différente. Je me trouvais à cheval au-dessus de l’Acis, qui bondissait vers moi à travers toute une succession de marches rocheuses, dont chacune faisait bien deux à trois fois la taille d’un arbre de haute futaie. Transformé en une blancheur écumeuse qui scintillait dans le soleil, il disparaissait en dessous de moi pour réapparaître sous forme d’un ruban d’argent, courant au milieu d’une ville délimitée avec autant de netteté que ces jouets représentant un village dans une boîte que je me souvenais (mais c’était en fait Thècle) avoir reçue pour mon anniversaire.

Je me tenais, autrement dit, au fond d’une cuvette. De chaque côté s’élevaient des murailles de pierre, si bien qu’il suffisait de regarder l’une d’elles pour avoir l’impression, au moins pendant quelques instants, que la gravité avait subi une distorsion l’ayant amenée à angle droit avec elle-même par l’art mathématique de quelque sorcier travaillant sur les nombres imaginaires, et que la verticale que je voyais était en réalité la surface plate du monde.

Je restai bien plus d’une veille, me sembla-t-il, à contempler ces murailles titanesques, à suivre les filets arachnéens tissés par les cascades qui se précipitaient avec un roulement de tonnerre et une émotion pure dans le cours de l’Acis, et à surveiller les mouvements des nuages prisonniers des parois, qui semblaient se presser doucement contre leurs flancs impavides, comme des moutons affolés dans un enclos rocheux.

Je finis par me fatiguer de la splendeur des montagnes et des rêves qu’elles avaient engendrés – ou plutôt par en être ivre. La tête me tournait, j’éprouvais une impression de vertige, et même lorsque je fermais les yeux, j’avais l’impression de toujours voir ces hauteurs sans compromis ; j’avais le sentiment que dans mes rêves, nuit après nuit et pendant longtemps encore, je tomberais sans fin, ou m’accrocherais les doigts en sang à leurs parois inhumaines.

Puis je me tournai pour de bon vers la ville et retrouvai mon aplomb à la vue de la bretèche de la Vincula, réduite maintenant à un cube insignifiant, accolé à une falaise qui ne faisait guère qu’une vaguelette dans l’océan de pierre qui l’entourait. Je repérai le tracé des principales artères, cherchant, par un jeu dont le but était de me reposer de ma longue contemplation des montagnes, à identifier celles que j’avais empruntées pour atteindre le château, et à reconnaître, sous cet angle nouveau, les bâtiments, les places et les marchés par lesquels j’étais passé. Je pillai du regard les bazars, constatant qu’il en existait deux, un sur chaque rive de l’Acis, puis je m’amusai à repérer les points caractéristiques du paysage urbain que j’avais déjà remarqués depuis la Vincula : la harena, le panthéon et le palais de l’archonte. Alors, quand tout ce que j’avais vu au ras du sol se trouva confirmé depuis mon observatoire surélevé, quand je sentis que je comprenais la relation spatiale de l’endroit où je me tenais avec ce que je savais auparavant du plan de la ville, j’entrepris d’explorer les rues plus petites, scrutant pour cela les falaises sur lesquelles elles déroulaient leurs méandres, et poussant mes investigations jusque dans la plus insignifiante venelle, le plus souvent réduite, à mes yeux, à une simple bande sombre entre les bâtiments.

À force d’aller et venir, mon regard finit par tomber à nouveau sur les berges de la rivière, dont j’entrepris d’étudier les appontements, les entrepôts, et même les pyramides de tonneaux, de balles de coton ou de caisses qui attendaient d’être chargées sur les vaisseaux. De ce côté, la rivière n’écumait plus, sauf en quelques endroits, au bout d’une jetée, par exemple. Sa couleur était très proche de l’indigo, et comme les ombres indigo que l’on peut voir le soir d’un jour où il a neigé, son cours semblait plutôt glisser silencieusement, sinueux et glacial ; mais les mouvements des Caïques rapides et des lourdes felouques trahissaient les turbulences que cachait cette surface apparemment lisse. Les plus gros navires agitaient leur bôme comme des bretteurs leur épée, tout en roulant de côté comme des crabes, tandis que les avirons ouvraient de petits tourbillons.

Une fois que j’eus épuisé tout ce qui pouvait être vu en aval, je me penchai davantage sur le parapet pour étudier la portion de la rivière la plus proche de moi, et où se trouvait une jetée qui n’était guère éloignée que d’une centaine de pas du poste de garde du château de l’Aiguille. Observant les débardeurs en train de décharger une étroite embarcation de rivière, je vis près d’eux, dans une immobilité qui contrastait avec leur agitation, une petite silhouette aux cheveux brillants. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’un enfant, tant sa taille paraissait réduite à côté des hommes puissamment charpentés et presque nus en train de travailler ; mais c’était Dorcas, assise tout au bord de l’eau, la tête entre les mains.

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