PREMIÈRE PARTIE : DOCTEUR

I

L’extra-terrestre qui se trouvait dans la cabine de O’Mara pesait approximativement une demi-tonne. Il possédait six courts appendices trapus qui lui servaient à la fois de bras et de jambes, et sa peau pouvait être comparée à une cuirasse flexible. Etant donné qu’il était originaire de Hudlar, un monde à la gravité quatre fois plus forte que celle de la Terre et à la pression atmosphérique près de sept fois plus importante, de telles caractéristiques physiques n’étaient guère surprenantes. Mais O’Mara savait que, malgré sa force, cette créature était sans défense. Elle n’avait que six mois et elle venait d’assister à la mort horrible de ses parents lors d’un accident sur le chantier de construction, et son cerveau était déjà suffisamment développé pour que cette vision l’eût traumatisé.

— J’ai a-a-amené le gosse, déclara Waring. ( L’opérateur de rayons tracteurs haïssait O’Mara à juste titre, mais il s’efforçait de ne pas exulter. ) C’est Ca-Ca-Caxton qui m’envoie. Il dit que comme vous ne pouvez pas effectuer votre travail habituel, à cause de votre jambe, vous pourrez surveiller le gosse jusqu’à ce qu’une autre de ces créatures arrive de sa planète natale. Elle est déjà en route, à pré-présent …

Waring n’acheva pas sa phrase. Il vérifiait les fermetures de sa combinaison spatiale et semblait impatient de s’en aller avant que O’Mara pût aborder le sujet de l’accident.

— J’ai apporté un peu de sa nourriture habituelle, ajouta-t-il rapidement. Elle se trouve dans le sas.

O’Mara hocha la tête sans rien dire. C’était un jeune homme accablé par un physique qui révélait qu’il avait été victorieux dans toutes les rixes auxquelles il avait été mêlé, et dont le nombre avait été fort important depuis quelques temps, et par un visage aussi carré, lourd, et dur, que son corps musclé. Il savait que s’il laissait apparaître à quel point cet accident l’avait affecté, Waring penserait sans doute qu’il jouait la comédie. O’Mara avait découvert depuis longtemps que les hommes ayant son physique ne sont pas censés avoir des sentiments humains.


Juste après le départ de Waring, il se rendit dans le sas pour y prendre le pistolet à peinture indispensable pour nourrir les Hudlariens se trouvant loin de leur planète d’origine. Alors qu’il vérifiait l’appareil ainsi que son réservoir de rechange, O’Mara essaya de se remémorer le récit qu’il devrait faire à Caxton, le chef de section, lorsqu’il arriverait. Depuis le sas, il fixait tristement les pièces du puzzle gigantesque qui s’étendait sur quatre-vingts kilomètres carrés d’espace extérieur, et il essayait de réfléchir. Mais son esprit ne parvenait pas à se concentrer sur l’accident, et ses pensées revenaient toujours à ce qui l’attendait dans un futur proche, ou lointain.

L’immense structure qui prenait lentement forme dans le secteur galactique numéro douze, à mi-chemin entre la bordure de cette Galaxie et les systèmes extrêmement peuplés du Grand Nuage de Magellan, deviendrait un hôpital — un hôpital qui supplanterait tous les hôpitaux déjà existants. Des centaines d’environnements différents y seraient soigneusement reconstitués, avec tous les extrêmes de chaleur et de froid, de pression et de gravité, de radioactivité ou d’atmosphère, nécessaires aux patients et aux équipes médicales qui s’y trouveraient. La construction d’une structure aussi démesurée et complexe nécessitait des moyens qu’aucune planète n’aurait pu fournir à elle seule, et des centaines de mondes avaient participé à la fabrication des sections de cet hôpital, et les avaient transportées jusqu’au point d’assemblage.

Mais reconstituer le puzzle n’était pas une tâche aisée.

Chaque monde concerné disposait de copies du plan d’ensemble. Mais en dépit de cela, et sans doute parce que les plans devaient être traduits en autant de langues et de systèmes de mesure différents, de nombreuses erreurs se produisaient. Des sections qui auraient dû parfaitement s’assembler devaient souvent être modifiées afin que leur jonction pût être effectuée convenablement : ce qui nécessitait d’innombrables réunions et séparations des éléments à l’aide des rayons tracteurs et presseurs. Le travail des opérateurs de rayons était très délicat, car bien que le poids des sections fût nul en apesanteur, leur masse et leur inertie étaient énormes.

Et un être suffisamment malchanceux pour se retrouver coincé entre les faces jointives de deux sections en cours d’assemblage devenait, quelle que fût la résistance de l’espèce à laquelle il appartenait, la représentation presque parfaite d’un corps à deux dimensions.


Les créatures qui avaient perdu la vie, lors de l’accident, appartenaient à une espèce robuste et résistante, de la classification FROB pour être exact. Les Hudlariens adultes pesaient environ deux tonnes terrestres et possédaient un tégument incroyablement résistant mais flexible qui, tout en les protégeant des pressions locales et étrangères, leur permettait de vivre et de travailler confortablement dans n’importe quelle atmosphère à la pression moindre, y compris dans le vide de l’espace. De plus, ces êtres possédaient le plus haut niveau connu de tolérance aux radiations, ce qui les rendait extrêmement précieux durant l’assemblage des générateurs nucléaires.

De toute façon, la perte de deux êtres aussi indispensables aurait rendu Caxton fou furieux. O’Mara soupira avec accablement, et il estima qu’il lui faudrait trouver un argument plus valable pour se sentir soulagé. Il jura, puis il prit le pistolet nourrisseur et revint dans sa chambre.

Normalement, les Hudlariens absorbaient directement leur nourriture par osmose, à travers leur peau, en la puisant dans l’atmosphère épaisse et dense de leur planète. Mais sur tous les autres mondes, et à plus forte raison dans l’espace, il fallait asperger à intervalles réguliers leur peau absorbante de nourriture concentrée. On pouvait voir sur les flancs du jeune extra-terrestre de grandes plaques nues, et en d’autres endroits la précédente couche de nourriture s’était considérablement réduite. O’Mara en déduisit que l’enfant avait à nouveau besoin d’être nourri. Il s’en approcha le plus près possible, tout en maintenant une certaine marge de sécurité entre lui et la créature, puis il commença à l’asperger méticuleusement.

Le jeune FROB parut trouver du plaisir à être ainsi peint de nourriture. Il cessa de se pelotonner dans l’angle de la pièce et, sous le coup de l’excitation, il commença à sautiller maladroitement dans la petite chambre. O’Mara dut alors s’efforcer d’atteindre un objet en mouvement rapide, tout en faisant des bonds violents pour l’esquiver, et ces manœuvres acrobatiques eurent pour résultat de faire encore augmenter les douleurs lancinantes qu’il ressentait dans sa jambe.

Toute la surface interne de sa cabine était pratiquement couverte par la bouillie visqueuse, à l’odeur âcre, ainsi que la peau du nourrisson extra-terrestre à présent apaisé, lorsque Caxton arriva.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda le chef de section.

Les hommes qui travaillaient dans les chantiers de construction de l’espace étaient généralement des êtres simples, peu compliqués, dont les réactions étaient facilement prévisibles. Caxton appartenait à cette catégorie de personnes qui demandaient toujours ce qui se passait alors que ( comme à présent ) elles le savaient fort bien, surtout lorsque de telles questions inutiles agaçaient leur interlocuteur. O’Mara pensait qu’en d’autres circonstances il aurait pu trouver le chef de section très sympathique, mais entre Caxton et lui la situation s’était déjà irrémédiablement dégradée.

O’Mara répondit à la question sans laisser apparaître sa colère, puis il termina sa phrase en disant :

— … Par la suite, je laisserai ce gosse à l’extérieur, et je le nourrirai dans l’espace …

— C’est hors de question ! aboya Caxton. Il restera ici, avec vous, tout le temps. Mais nous discuterons de cela plus tard. Pour l’instant, je veux que vous me parliez de cet accident, ou plutôt que vous me donniez votre version des faits.

Son expression indiquait clairement qu’il était disposé à écouter O’Mara, mais qu’il mettait en doute à l’avance tout ce qu’il pourrait lui dire.


— Avant d’ajouter quoi que ce soit, dit Caxton en interrompant O’Mara après que ce dernier n’eut prononcé que deux phrases, je dois vous rappeler que ce projet est placé sous le contrôle du corps des Moniteurs. Habituellement, les Moniteurs nous laissent régler tous les problèmes courants, mais dans cette affaire les victimes sont deux extra-terrestres, et la recherche des responsabilités relève de leur compétence. Il va y avoir une enquête, ( il tapota une petite boîte plate qui pendait sur sa poitrine ), et je dois vous avertir que j’enregistre toutes vos paroles.

O’Mara hocha la tête et commença son récit de l’accident d’une voix basse et plate. C’était une histoire peu convaincante, il le savait, et de monter en épingle les détails en sa faveur l’aurait rendue encore plus invraisemblable. À plusieurs reprises Caxton ouvrit la bouche pour parler, mais il se ravisa à chaque fois.

— Quelqu’un vous a-t-il vu faire ces choses ? demanda-t-il finalement. Une personne a-t-elle vu ces deux Hudlariens se déplacer dans la zone dangereuse alors que, comme vous le prétendez, les feux d’avertissement étaient allumés ? Vous m’avez raconté une belle histoire pour expliquer leur crise de folie soudaine ( histoire qui, entre parenthèses, ferait de vous un héros ) mais il est également possible que vous n’ayez allumé les balises qu’après l’accident, et que votre négligence soit à l’origine de ce drame. Tout votre récit concernant ce gosse qui s’égare peut n’être qu’un tissu de mensonges destinés à vous innocenter …

— Waring a assisté à la scène, l’interrompit O’Mara.

Caxton le fixa attentivement, et son expression passa de la colère contenue au mépris et au dégoût. Malgré lui, O’Mara sentit son visage s’empourprer.

— Waring, n’est-ce pas ? dit le chef de section. C’est une riche idée que vous avez eue là. Vous savez, et nous savons tous, que vous vous êtes constamment moqué de lui, que vous l’avez agacé et que vous avez monté en épingle son infirmité, à tel point qu’il vous hait. Même s’il vous a vu, la cour s’attendra à ce qu’il garde le silence. Et si ce n’est pas le cas vos juges penseront qu’il a effectivement assisté à la scène et qu’il se tait. O’Mara, vous me répugnez !

Caxton fit demi-tour et se dirigea vers le sas. Alors qu’il avait déjà un pied dans la chambre intérieure, il se tourna à nouveau.

— Vous ne nous avez apporté que des problèmes, O’Mara, dit-il avec colère. Vous n’êtes qu’un tas d’os et de muscles, hargneux et querelleur, qui possède juste assez de capacités pour ne pas être viré. Vous pensez peut-être que c’est votre habileté sur un plan professionnel qui vous a valu de bénéficier d’une cabine individuelle, mais ce n’est pas le cas. Vous êtes valable, mais pas à ce point ! En vérité, personne, dans ma section, ne voulait partager ses quartiers avec vous …

La main de Caxton se porta sur l’interrupteur du magnétophone. Lorsqu’il termina sa phrase, sa voix était calme et menaçante.

— … O’Mara, s’il arrive quoi que ce soit à ce gosse, les Moniteurs n’auront même pas à vous juger.

La menace était claire, pensa coléreusement O’Mara comme le chef de section sortait. Il était condamné à vivre avec cette masse organique d’une demi-tonne pendant une période qui lui paraîtrait durer une éternité. Quel que fût le temps qui s’écoulerait réellement. Tous savaient que de placer des Hudlariens dans l’espace était comme de faire sortir un chien pour la nuit : il n’y avait absolument rien à redouter. Mais entre ce que savent certaines personnes et ce qu’elles ressentent, la différence est grande, et O’Mara avait affaire à des hommes simples, trop sentimentaux, et fort irrités envers lui.

Lorsqu’il s’était joint au projet, six mois plus tôt, O’Mara avait découvert qu’il serait à nouveau condamné à effectuer un travail qui ne lui apporterait aucune satisfaction, et qui se situerait bien au-dessous de ses capacités. Depuis l’école, sa vie n’avait été constituée que d’une suite de telles déconvenues, car les responsables du personnel ne pouvaient croire qu’un jeune homme aux traits taillés à la hache, et aux épaules si larges que sa tête semblait anormalement petite, par comparaison, s’intéressait à des sujets aussi subtils que la psychologie ou l’électronique. Il s’était rendu dans l’espace en espérant que les choses y étaient différentes, mais il avait dû rapidement déchanter. En dépit de ses efforts constants pour impressionner les chefs du personnel par son savoir considérable, durant ses dialogues avec eux, ses interlocuteurs, trop impressionnés par sa puissance musculaire pour l’écouter, appliquaient invariablement sur les formulaires d’embauche, le tampon : Apte à un travail pénible et soutenu.

En se joignant à ce projet, il avait décidé de tirer au mieux parti de ce qui s’annonçait comme devant être un autre emploi ennuyeux et frustrant. Il avait décidé de devenir impopulaire, ce qui avait eu pour conséquence de rendre sa vie bien moins monotone. Mais à présent il aurait préféré avoir moins bien réussi à se rendre antipathique, car ce dont il avait le plus besoin pour l’instant, c’était d’amis.

Et il n’en avait pas un seul.

L’odeur âcre et pénétrante de la nourriture hudlarienne ramena O’Mara d’un passé guère réjouissant à un présent qui l’était encore moins. Il devait faire quelque chose, et rapidement. Il revêtit en hâte sa combinaison légère et sortit par le sas.

II

Ses quartiers se trouvaient dans une petite structure secondaire qui formerait un jour les services chirurgicaux et les compartiments de stockage adjacents de la section à basse gravité MSVK de l’hôpital. Deux petites pièces, ainsi qu’une section de coursive qui les reliait entre elles, avaient été pressurisées et équipées de grilles gravitationnelles à son intention, alors que le reste de la structure demeurait sans air et sans gravité. Il dériva le long des coursives inachevées dont les extrémités s’ouvraient sur l’espace. En chemin, il regarda dans les compartiments angulaires et nus devant lesquels il flottait. Ils contenaient tous une grande quantité de tuyauterie et de machines en cours de fabrication, dont la destination était impossible à deviner sans avoir assimilé une bande éducative sensorielle MSVK. Mais tous les compartiments qu’il examina étaient trop petits pour contenir le nourrisson, ou bien ils s’ouvraient sur l’espace. O’Mara poussa un juron, puis il se propulsa au-delà d’une des arêtes vives de son petit domaine, et il regarda le chantier spatial.

Au-dessus, au-dessous, et tout autour de lui, sur une vingtaine de kilomètres, flottaient des parties de l’hôpital. Il n’aurait pu les voir sans les lumières bleu vif qui étaient disséminées sur chaque élément, en tant que balises destinées au trafic spatial de cette zone galactique. C’était un peu comme de se trouver au centre d’un amas stellaire globulaire et dense, pensa O’Mara, et l’on devait trouver ce spectacle assez beau lorsqu’on se trouvait dans un état d’esprit qui permettait de l’apprécier. Ce n’était pas son cas, parce que sur la plupart de ces structures secondaires flottantes, des opérateurs de rayons presseurs étaient de faction, afin de repousser les sections qui menaçaient d’entrer en collision. Ces hommes verraient O’Mara, s’il sortait son bébé extra-terrestre à l’extérieur, ne fût-ce que pour le nourrir, et ils feraient leur rapport à Caxton.

Apparemment, la seule solution constituait en des filtres nasaux, se dit-il comme il refaisait en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir.

Dans le sas, il fut accueilli par un son semblable à celui qu’aurait émis une petite corne de brume. Cela retentissait en explosions longues et discordantes qui ne laissaient entre elles qu’un laps de temps à peine suffisant pour faire redouter l’arrivée de la suivante. Un examen rapide révéla l’apparition de plaques nues de peau sous la dernière couche de nourriture, et O’Mara en déduisit que son petit protégé avait à nouveau faim. Il retourna chercher le pistolet pulvérisateur.

Lorsqu’il eut couvert environ trois mètres carrés d’épiderme, il dut interrompre son travail. Le Dr. Pelling arrivait.

Le médecin n’ôta que son casque et ses gants, puis il assouplit ses doigts gourds et grommela :

— Votre jambe doit vous faire souffrir. Voyons un peu …

Pelling n’aurait pu être plus doux, en examinant la jambe blessée de O’Mara, mais il était visible qu’il ne faisait que son devoir et que son patient ne lui inspirait aucune compassion. Sa voix était distante, lorsqu’il expliqua :

— Des contusions sérieuses et deux tendons froissés, c’est tout. Vous avez eu de la chance. Il vous faut du repos. Je vais vous donner de quoi vous faire des massages. Vous repeignez votre intérieur ?

— Quoi ? … commença O’Mara avant de suivre le regard du médecin. Oh, c’est de la nourriture. Le petit n’a pas arrêté de bouger, tandis que je l’aspergeais. Mais à propos du gosse, est-ce que vous pourriez me dire …

— Non, je regrette. Mon cerveau est déjà suffisamment surchargé par les maux et les remèdes de ma propre espèce, sans que j’essaye de le bourrer avec les bandes physiologiques FROB. De plus, ces êtres sont tellement robustes que rien ne peut leur arriver ! ( Il renifla bruyamment, puis il fit une grimace. ) Pourquoi ne le laissez-vous pas à l’extérieur ?

— Certaines personnes ont le cœur trop tendre, répondit O’Mara avec amertume. Elles sont horrifiées à la vue de certains actes de cruauté apparente, comme lorsqu’on soulève un chaton par la peau du dos …

— Humpf, dit le docteur qui semblait presque compatir. Eh bien, c’est votre problème, pas le mien. Je vous reverrai dans deux semaines.

— Attendez ! cria O’Mara qui boitillait derrière lui. Et s’il se passe quelque chose ? Il doit bien exister des règles concernant les soins à apporter à ces créatures, de simples règles. Vous ne pouvez pas me laisser …

— Je vois ce que vous voulez dire, dit Pelling qui réfléchit un instant avant d’ajouter : je dois avoir un bouquin quelque part, une sorte de manuel de première urgence hudlarien. Mais il est écrit en universel, et …

— Je lis l’universel, répondit O’Mara.

Pelling sembla surpris.

— Vous êtes doué. C’est bon, je vais vous le faire parvenir.

Il hocha rapidement la tête et sortit.


O’Mara ferma la porte de la chambre dans l’espoir que cela pourrait atténuer l’intensité de l’odeur de la nourriture, puis il s’installa précautionneusement sur le divan de la pièce de séjour pour ce qui, se dit-il, était un repos bien mérité. Il installa sa jambe de façon que la douleur fût presque supportable, puis il essaya de se faire une raison. Il ne parvint qu’à un calme philosophique et agité.

Mais il était à présent si las qu’il ne pouvait même plus ressentir de la colère. Ses paupières se fermèrent et un engourdissement bienfaisant commença à grimper lentement le long de ses pieds et de ses mains.

O’Mara soupira, changea de position, et s’apprêta à dormir …

Le son qui le fit jaillir hors de sa couchette avait la même urgence autoritaire et stridente que toutes les sirènes d’alarme de l’univers, et un volume qui menaçait de faire sauter la porte de la chambre hors de ses guides. O’Mara saisit instinctivement sa combinaison spatiale, avant de la lâcher en poussant un juron, comme il comprenait ce qui se passait. Il alla chercher le pulvérisateur.

Bébé avait encore faim !

Durant les dix-huit heures qui suivirent, il comprit à quel point il savait peu de choses sur les nourrissons hudlariens. Il avait souvent conversé avec ses parents, à l’aide du traducteur, et le bébé avait été mentionné à maintes reprises, mais ils n’avaient jamais abordé les sujets importants. Le sommeil, par exemple.

À en juger d’après ses récentes observations et expériences, les bébés FROB ne dormaient pas. Durant les pauses, bien trop courtes, qui séparaient chaque repas, l’enfant se déplaçait maladroitement dans la cabine en écrasant tous les meubles et objets qui n’étaient pas métalliques et rivés au sol — et encore ces derniers étaient-ils déformés et rendus méconnaissables et inutiles — ou bien il se pelotonnait dans un angle de la pièce pour nouer et dénouer ses tentacules. Cette vision d’un bébé qui, en quelque sorte, jouait avec ses doigts, aurait sans aucun doute transporté de joie un Hudlarien adulte, mais cela donnait plutôt la nausée à O’Mara.

Et toutes les deux heures, à quelques minutes près, il devait nourrir la créature. S’il avait de la chance, elle restait tranquille, mais la plupart du temps il devait la poursuivre avec le pulvérisateur. Normalement, les FROB de son âge étaient trop faibles pour se déplacer, en raison de la gravité et de la pression écrasante d’Hudlar. Mais ici, sous une gravité quatre fois moindre que celle considérée comme normale pour un enfant de cette espèce, le bébé pouvait bouger. Et il ne s’en privait pas.

O’Mara, lui, trouvait cela bien moins amusant que son petit protégé. Son corps lui faisait penser à une éponge maladroite, épaisse, saturée de fatigue. Après chaque repas, il s’écroulait sur la couchette et laissait cette éponge plonger dans une inconscience bienfaisante. Il était si profondément épuisé, se disait-il après chaque pulvérisation, qu’il ne pourrait certainement pas entendre la créature la prochaine fois qu’elle geindrait. Mais, chaque fois, cette corne de brume hurlante et discordante le réveillait en sursaut et l’envoyait en vacillant comme un pantin ivre effectuer les mouvements machinaux qui mettraient provisoirement fin à cet horrible vacarme qui détruisait l’esprit.


Au bout d’une trentaine d’heures, O’Mara comprit qu’il ne pourrait supporter cela plus longtemps. Que l’enfant fût récupéré par les siens dans deux jours ou dans deux mois, le résultat ( en ce qui le concernait, tout au moins ) serait le même : il serait fou à lier. À moins que, dans un moment de faiblesse, il n’aille faire un tour à l’extérieur sans prendre la peine d’enfiler sa combinaison spatiale. Il savait que Pelling n’aurait jamais permis qu’il soit soumis à une pareille torture, mais le médecin ignorait tout des formes de vie FROB. Et Caxton, à peine moins ignorant, était un homme simple et direct qui s’amusait de ce genre de plaisanterie cruelle, surtout lorsqu’il estimait que la victime méritait son sort.

Mais, et en supposant que le chef de section fût un personnage plus sadique que O’Mara ne se l’imaginait ? Et en supposant qu’il ait su exactement à quoi il le condamnait, en laissant le nourrisson hudlarien à sa charge ? O’Mara jura avec lassitude, mais il l’avait fait tant de fois durant les dix ou douze dernières heures, que les écarts de langage n’agissaient plus comme une soupape de sécurité émotionnelle. Il secoua coléreusement la tête dans une vaine tentative pour chasser la lassitude qui pesait sur son cerveau.

Caxton ne s’en tirerait pas comme ça !

O’Mara était l’homme le plus fort de toute leur équipe, il le savait, et sa réserve d’énergie devait être considérable. Sa fatigue et cette agitation nerveuse n’existaient que dans son imagination, se dit-il avec insistance, et deux jours sans pratiquement aucun sommeil n’étaient rien pour lui. Même après le choc provoqué par l’accident. Et, de toute façon, étant donné que la situation actuelle ne pouvait être pire, les choses devraient obligatoirement s’améliorer. Il les battrait, il se le jura. Caxton ne parviendrait pas à le rendre fou, ni même simplement à l’obliger de demander de l’aide.

C’était un défi qu’il devait relever. Jusque-là il s’était plaint qu’aucun travail n’eût véritablement fait appel à toutes ses capacités. Eh bien, il était à présent confronté à un problème qui mettrait à contribution tant sa résistance physique que son intelligence. Un bébé lui avait été confié, et il en prendrait soin, que ce fût pour deux semaines ou deux mois. De plus, cela serait porté à son crédit lorsque les parents adoptifs du nourrisson arriveraient …


Après quarante-huit heures passées en compagnie du bébé, et cinquante-sept heures sans véritable sommeil, une pensée aussi illogique et pitoyable ne parut plus du tout absurde à O’Mara.

Puis, un brusque changement de ce que O’Mara avait accepté comme étant le nouvel ordre des choses se produisit. Le FROB venait d’être aspergé de nourriture, et il refusait de se taire !

Tout d’abord, O’Mara en fut surpris et ulcéré : cela n’était pas juste ! Ils pleurent, on les nourrit, et ils cessent de pleurer — tout au moins durant un instant. Cela était tellement contraire aux règles du jeu, qu’il était trop ébranlé et désemparé pour réagir.

C’était un fracas assourdissant et modulé. Des hurlements longs et discordants l’assaillaient. Parfois, la tonalité et le volume variaient brusquement, d’une façon folle et arbitraire, et par instant les pleurs lui parvenaient en un staccato grinçant, comme si la gorge du nourrisson avait été emplie de verre brisé. Il y avait également des périodes de silence qui variaient de deux secondes à une demi-minute, et durant lesquelles O’Mara serrait les dents en attendant le hurlement suivant. Il résista aussi longtemps qu’il le put — dix minutes environ — puis il extirpa à nouveau son corps de plomb de la couchette.

— Mais qu’est-ce qui te prend, bon Dieu ? rugit O’Mara en essayant de couvrir le son assourdissant.

Le FROB était entièrement recouvert de nourriture, et il était impossible qu’il eût encore faim.

À présent que le nourrisson l’avait vu, le volume et l’urgence de ses pleurs s’accrut encore. Sur le dos du bébé, les rabats musclés externes qui ressemblaient à des soufflets de forge, et qu’il n’utilisait que pour produire des sons, car les FROB ne possédaient pas de système respiratoire, continuaient d’enfler et de désenfler rapidement. O’Mara colla les paumes de ses mains contre ses oreilles, ce qui ne lui apporta d’ailleurs pas le moindre soulagement.

— Ferme-là ! hurla-t-il.

Il savait qu’en raison de la perte récente de ses parents, le jeune Hudlarien devait toujours se sentir désorienté et effrayé, et que le simple fait de l’alimenter ne pouvait combler ses besoins émotionnels. O’Mara savait tout cela, et il éprouvait une profonde pitié pour cette créature. Mais ces sentiments étaient relégués dans une partie calme, tranquille, et sensée, de son esprit et étaient en divorce total avec la douleur, la lassitude, et l’épouvantable agression sonore qui torturait son corps. Il souffrait d’un dédoublement de la personnalité, et tandis qu’un des deux O’Mara connaissait la raison de ce bruit, et l’acceptait, le second, l’être purement physique, réagissait instinctivement et hargneusement pour le faire cesser.

— Ferme-là ! Ferme-là ! hurla O’Mara tout en commençant de frapper le bébé avec ses poings et ses pieds.

Miraculeusement, après environ dix minutes de ce traitement, l’Hudlarien cessa de pleurer.

O’Mara revint vers sa couchette en tremblant. Durant ces dix minutes il avait été en proie à une rage incontrôlable et meurtrière. Il avait frappé la créature jusqu’à ce que la douleur, dans ses poings et dans sa jambe blessée, l’oblige à s’interrompre. Mais il avait alors poursuivi son attaque contre le bébé avec les seules armes qui lui restaient : sa jambe valide et la parole. La méchanceté gratuite de son acte le laissait ébranlé et écœuré.

Il était inutile de dire que l’Hudlarien était un être robuste qui n’avait peut-être même pas senti les coups. Étant donné que l’enfant avait cessé de pleurer, il devait l’avoir atteint d’une façon ou d’une autre. Les Hudlariens étaient résistants et forts, soit, mais celui-ci était un bébé et les bébés ont des points faibles. Les bébés humains, par exemple, ont un point très vulnérable sur le sommet du crâne …

Lorsque le corps totalement épuisé de O’Mara plongea finalement dans le sommeil, sa dernière pensée cohérente fut qu’il était le plus grand salaud, le type le plus abject qui eût jamais vu le jour.


Il s’éveilla seize heures plus tard. Ce fut un processus lent et naturel qui lui fit à peine dépasser le niveau de l’inconscience. Il s’étonna un instant de ne pas avoir été réveillé par les pleurs de l’enfant, avant de replonger dans le sommeil. La seconde fois, cinq heures plus tard, ce furent les sons produits par Waring qui pénétrait dans le sas qui l’éveillèrent.

— Le Dr. Pelling m’a demandé de vous apporter ça, dit-il en lançant un petit livre à O’Mara. Et je ne le fais pas pour vous rendre service, c’est compris ? Mais il a dit que c’était pour le môme. Comment va-t-il ?

— Il dort.

Waring s’humidifia les lèvres.

— Je-je suis censé vérifier. C’est Ca-Caxton qui l’a dit.

— Alors, si Ca-Caxton le veut … se moqua O’Mara.

Il observa Waring en silence tandis que le visage de ce dernier virait au rouge foncé. Waring était un jeune homme grêle, sensible, pas très fort, et de l’étoffe dont on fait les héros. À son arrivée sur le chantier, O’Mara avait été submergé d’histoires concernant cet opérateur de rayons tracteurs. Un accident s’était produit durant l’assemblage d’un générateur nucléaire et Waring s’était retrouvé bloqué dans une section au blindage imparfait. Mais il avait gardé la tête froide et, obéissant aux instructions que l’ingénieur qui se trouvait à l’extérieur lui avait transmises par radio, il avait réussi à empêcher une déflagration nucléaire qui aurait été fatale à tous ceux qui se trouvaient dans cette section. Il avait fait cela tout en étant profondément convaincu que le taux de radioactivité dans lequel il travaillait provoquerait inévitablement sa mort quelques heures plus tard.

Mais le blindage avait été plus efficace qu’il ne l’avait supposé, et il avait survécu. L’accident l’avait cependant profondément marqué, avait-on dit à O’Mara. Il était sujet à des évanouissements, il bafouillait, son équilibre nerveux avait été altéré, et il y avait d’autres choses que O’Mara pourrait constater par lui-même et que tous l’avaient pressé d’ignorer. Parce que Waring leur avait sauvé la vie et que, pour cette raison, il méritait un traitement spécial. C’était pour cela qu’ils s’écartaient sur son passage, qu’ils lui laissaient avoir le beau rôle dans toutes les rixes, les discussions et les jeux d’adresse ou de hasard, et qu’ils tissaient autour de lui un cocon protecteur de sentimentalisme excessif.

Et c’était pour cette raison que Waring était devenu un morveux gâté, geignard, et insupportable.

En observant son visage aux lèvres serrées et ses poings fermés, O’Mara sourit. Il n’avait jamais laissé Waring le vaincre lorsqu’il avait pu l’en empêcher, et la première fois que l’opérateur de rayons tracteurs avait voulu se battre avec lui avait été la dernière. O’Mara ne l’avait pas frappé durement, mais il l’avait juste assez rudoyé pour qu’il comprît que le défier n’était pas une bonne idée.

— Entrez et jetez un coup d’œil, dit O’Mara. Obéissez aux ordres de Ca-Caxton.

Ils pénétrèrent dans la chambre et ils observèrent un court instant le bébé qui était agité par de légers soubresauts. Puis ils sortirent de Waring annonça en bégayant qu’il devait partir, avant de se diriger vers le sas. O’Mara avait noté qu’il bégayait moins, ces derniers jours, sans doute parce qu’il avait peur que le sujet de l’accident fût abordé.

— Un instant, dit O’Mara. Je vais être à court de nourriture. Pourriez-vous me ramener …

— A-Allez vous servir vous même !

O’Mara fixa Waring jusqu’à ce que ce dernier détournât le regard, avant de lui dire calmement :

— Caxton doit choisir. Si je suis obligé de surveiller ce gosse si attentivement que je n’ai même pas la permission de le nourrir ou de le garder dans le vide, ce serait une grave négligence de ma part que de m’absenter et de le laisser seul pendant les deux heures nécessaires pour aller lui chercher sa nourriture. Vous devez certainement le comprendre. Dieu seul sait ce qui pourrait se passer, si nous le laissions seul. J’ai été rendu responsable de la santé de ce bébé, et j’insiste …

— Mais-mais-mais, je ne …

— Cela ne vous prendra qu’une ou deux heures sur vos périodes de repos, tous les deux ou trois jours, répondit sèchement O’Mara. Et cessez de vous plaindre et de postillonner, vous êtes assez grand pour parler comme tout le monde !

Waring serra les dents. Il prit une profonde inspiration en frissonnant puis, les mâchoires toujours serrées, il expira. Le son était semblable à celui produit par une valve de sas au joint fissuré.

— Ça … va., occuper … entièrement., mes deux périodes de repos à venir. Les quartiers des FROB … où leur nourriture est stockée … seront réunis au module principal après-demain. Il va falloir vous apporter la nourriture avant.

— Voyez comme c’est facile, quand vous faites un effort. Au début, c’était un peu haché, mais j’ai compris chaque mot. Vous faites de nets progrès. Au fait, lorsque vous empilerez les conteneurs à l’extérieur du sas, veillez à ne pas faire de bruit, vous pourriez réveiller bébé.

Durant les deux minutes suivantes, Waring traita O’Mara de tous les noms, sans se répéter ni bafouiller.

— Je vous ai déjà dit que vous faites des progrès, déclara O’Mara sur un ton de reproche. Alors, il est inutile de me faire une démonstration.

III

Après le départ de Waring, O’Mara repensa au démantèlement des quartiers hudlariens. Avec les grilles gravitationnelles réglées sur quatre G, et les quelques autres choses dont ils avaient besoin, les FROB avaient vécu dans une section clé. Si elle devait être réunie à l’ensemble principal, cela signifiait alors que l’hôpital serait achevé dans moins de cinq ou six semaines. Il savait que la dernière phase serait passionnante. Les opérateurs de rayons tracteurs, en sécurité dans des cavités sur les faces jointives, déplaceraient des charges d’un millier de tonnes dans le ciel, les amenant doucement au point de jonction tandis que les monteurs vérifieraient l’alignement, ajusteraient ou prépareraient les faces qui se rapprochaient lentement. La plupart d’entre eux négligeraient les feux d’avertissement jusqu’au dernier instant, et ils prendraient des risques inimaginables, simplement pour gagner du temps et éviter de devoir repousser leurs sections et les réassembler à nouveau.

O’Mara aurait de loin préférer participer à la phase finale plutôt que de tenir le rôle d’une nourrice sèche !

De penser à l’enfant fit renaître l’inquiétude qu’il avait soigneusement cachée à Waring. Le nourrisson n’avait encore jamais dormi si longtemps, auparavant. Vingt heures devaient s’être écoulées depuis qu’il s’était endormi, ou plutôt qu’il l’avait obligé à s’endormir à force de coups. Les FROB étaient résistants, bien sûr, cependant, n’était-il pas possible que l’enfant ne fût pas endormi, mais inconscient ? …

O’Mara prit le livre que Pelling lui avait fait parvenir, et il en commença la lecture.

Cela fut long et pénible, mais après deux heures, O’Mara avait assimilé quelques rudiments de la façon dont on s’occupait des bébés hudlariens, et cette connaissance lui apporta à la fois du soulagement et du désespoir. Apparemment, son explosion de colère et les mauvais traitements qui en avaient découlé avaient dû être plutôt bénéfiques. Les bébés FROB avaient besoin d’être câlinés, et une estimation rapide de la force employée par un adulte de cette espèce pour administrer une petite tape affectueuse à son rejeton démontrait que la violente attaque de O’Mara n’avait dû être que l’équivalent de caresses bien légères. Mais il avait également trouvé dans ce livre une mise en garde contre la surnutrition et, en ce domaine, O’Mara avait commis une lourde faute. Il fallait, semblait-il, nourrir la créature toutes les cinq ou six heures, durant ses périodes d’éveil, et l’apaiser grâce à des méthodes physiques, ( c’est-à-dire en lui administrant de petites tapes, ) s’il était encore agité ou affamé. Il était également indiqué que les enfants FROB avaient besoin de prendre des bains à intervalles réguliers.

Sur leur planète natale, ce terme désignait une chose assez proche du décapage par jet de sable, mais O’Mara estimait que cela était probablement rendu indispensable en raison de la forte pression et de la densité de l’atmosphère. Un autre problème qu’il devrait résoudre était celui posé par la façon d’administrer des tapes consolatrices suffisamment fortes pour êtres perçues. Il doutait énormément de pouvoir perdre son calme au point de devenir fou furieux chaque fois que le bébé aurait besoin d’être câliné.

Mais, au moins, il disposait de suffisamment de temps devant lui pour trouver une solution, parce qu’il venait d’apprendre, entre autres choses, que si les bébés de cette espèce restaient éveillés durant quarante-huit heures d’affilée, ils dormaient ensuite durant cinq jours.


O’Mara profita de cette première période de cinq jours de repos pour mettre au point des méthodes qui lui permettraient de cajoler et de baigner le nourrisson qui était à sa charge. Il bénéficia même de deux jours pour se détendre et reprendre les forces dont il aurait besoin durant les deux journées de dur labeur qui l’attendaient. Pour un homme possédant une force normale, cette tâche eût été épuisante, mais O’Mara découvrit qu’après les deux premières semaines il semblait s’y accoutumer, tant physiquement que mentalement. Au bout de quatre semaines, la douleur et la raideur avaient disparues de sa jambe, et il n’avait plus du tout d’inquiétude au sujet du bébé.

À l’extérieur, le projet était sur le point d’être achevé. Le puzzle démesuré à trois dimensions était terminé, à l’exception de quelques pièces sans importance qui se trouvaient sur son pourtour. Un enquêteur du corps des Moniteurs était arrivé sur les lieux et avait posé des questions à tout le monde, sauf à O’Mara.

Ce dernier ne pouvait s’empêcher de se demander si Waring avait déjà été interrogé et, si c’était le cas, ce que l’opérateur de rayons tracteurs avait déclaré. L’enquêteur était un psychologue, ce qui n’était pas le cas pour les simples ingénieurs en chef affectés au projet, et il était fort probable qu’il n’était pas stupide. O’Mara estimait qu’il n’était pas stupide, lui non plus. Il avait trouvé des solutions à ses problèmes, et il n’aurait pas dû ressentir de l’appréhension en attendant les résultats de l’enquête du Moniteur. O’Mara avait jaugé la situation et les personnes impliquées, et les réactions de chacun étaient prévisibles. Mais tout se jouerait sur les déclarations de Waring.


« Tu es mort de frousse ! » pensa coléreusement O’Mara, empli de dégoût envers lui-même. « Maintenant que tes théories doivent être mises en pratique, tu as une trouille bleue qu’elles s’avèrent erronées. Tu voudrais ramper devant Waring et lui lécher les bottes ! »

O’Mara savait que cela introduirait un nouvel élément dans ce qui constituait une situation dont le dénouement était prévisible, ce qui ruinerait presque certainement tout ce qu’il avait déjà accompli. Cependant, la tentation était forte.

Ce fut au début de la sixième semaine de sa surveillance forcée du nourrisson, alors qu’il lisait un paragraphe consacré aux maladies fantastiques et épouvantables auxquelles étaient sujets les bébés FROB, que l’indicateur du sas annonça l’arrivée d’un visiteur. O’Mara se leva rapidement de sa couchette, et il fit face à la porte qui s’ouvrait en essayant désespérément de paraître décontracté.

Mais ce n’était que Caxton.

— J’attendais le Moniteur, déclara O’Mara.

Caxton émit un grognement.

— Il n’est pas encore venu vous voir, hein ? Il s’imagine sans doute que ce serait une perte de temps. Après ce que nous lui avons dit sur votre compte, il doit penser que l’affaire est réglée. Il apportera des menottes, lorsqu’il viendra.

O’Mara se contenta de le regarder. Il avait envie de demander à Caxton si le Moniteur avait déjà interrogé Waring, mais il parvint assez facilement à s’en abstenir.

— Si je suis venu vous voir, dit durement Caxton, c’est pour tirer au clair cette histoire d’eau. Le service d’approvisionnement m’a appris que vous avez réquisitionné trois fois plus de ce liquide que vous ne pourriez raisonnablement utiliser. Vous vous installez un aquarium, ou quoi ?

Délibérément, O’Mara évita de lui donner une réponse directe.

— C’est l’heure du bain de bébé. Aimeriez-vous y assister ?

Il se pencha en avant, ôta adroitement une des plaques du sol, puis il plongea sa main dans la cavité.

— Que faites-vous ? éclata Caxton. Ce sont les grilles gravitationnelles, et vous n’êtes pas autorisé à les …

Le sol s’inclina brusquement selon un angle de trente degrés. Caxton fut projeté en titubant contre une paroi, et il poussa un juron. O’Mara se redressa, ouvrit la porte intérieure du sas, puis il commença à gravir ce qui était à présent une pente raide qui conduisait à sa chambre. Tout en répétant à voix haute que O’Mara n’avait ni le droit ni la qualification professionnelle pour modifier les réglages des grilles de gravité artificielle, Caxton le suivit.

Une fois à l’intérieur de la chambre, O’Mara s’expliqua.

— Voici le pistolet pulvérisateur de rechange, avec un gicleur modifié pour projeter un jet d’eau sous pression.

O’Mara commença sa démonstration. Il projetait le jet sur une petite zone du cuir de l’enfant qui était occupé à écraser les restes de l’un des fauteuils de O’Mara, en lui donnant une forme encore plus méconnaissable, et il ignorait leur présence.

— Vous pouvez voir la partie de la peau où la nourriture a durci, reprit O’Mara. Il faut laver à intervalles réguliers, afin que ses pores ne soient pas obstrués, ce qui empêcherait la pénétration d’une nouvelle couche, ce qui rendrait le bébé très malheureux et, hem … plutôt bruyant …

O’Mara se tut. Il notait que Caxton ne regardait pas l’enfant mais l’eau qui rebondissait sur son cuir pour former un torrent qui s’engouffrait à travers la porte de la chambre, en glissant sur le sol à présent incliné, traversait la pièce de séjour, et pénétrait dans le sas ouvert. Ce qui était préférable, étant donné que le jet de O’Mara avait fait apparaître, sur la peau du jeune Hudlarien, une tache qui avait une texture et une couleur qu’il n’avait jamais vues auparavant. Il n’avait probablement aucune raison de s’inquiéter, mais il valait mieux que Caxton ne la remarquât pas et qu’il ne posât aucune question.

— Qu’est-ce que c’est que ce machin, là-haut ? demanda Caxton qui désignait le plafond du doigt.

De façon à pouvoir administrer des tapes consolatrices au bébé, O’Mara avait dû assembler un système de leviers, de poulies et de contrepoids, et suspendre toute cette masse disgracieuse au plafond. Il était assez fier de ce mécanisme qui lui permettait de donner des tapes vigoureuses — qui auraient tué un être humain sur le coup — sur n’importe quelle partie de cette carcasse d’une demi-tonne. Mais il doutait que Caxton pût apprécier cette invention à sa juste valeur. Le chef de section penserait probablement qu’il torturait le bébé, et il en interdirait l’utilisation.

O’Mara sortit de la chambre. Par-dessus son épaule il se contenta de répondre :

— Un simple appareil de levage.

Il essuya les traces humides sur le sol avec un linge qu’il jeta dans le sas à présent rempli d’eau. Ses sandales et son survêtement étaient également mouillés et il les y jeta également, puis il ferma la porte intérieure avant d’ouvrir celle de l’extérieur. Tandis que l’eau jaillissait en bouillonnant dans le vide, il régla les grilles gravitationnelles sur leur position initiale, et le sol redevint horizontal, et les murs verticaux. Puis il récupéra ses sandales, sa combinaison, et le linge, qui étaient à présent totalement secs.

— Je vois que vous vous êtes organisé, reconnut Caxton à contrecœur, comme il replaçait son casque. Au moins, vous veillez mieux sur ce jeunot que vous ne l’avez fait pour ses parents. Débrouillez-vous pour que ça dure !

« Le Moniteur viendra vous voir demain à neuf heures, ajouta-t-il avant de partir.

O’Mara revint rapidement dans la chambre pour un examen plus minutieux de la tache colorée. Elle était d’un bleu-gris pastel, et dans cette zone la surface lisse de la peau avait pris un aspect craquelé. Il frotta doucement la tache. Le FROB frétilla et émit une explosion sonore qui avait des accents vaguement interrogateurs.

— Toi et moi, répondit O’Mara, l’esprit ailleurs.

Il ne pouvait se souvenir avoir lu quoi que ce soit sur un pareil phénomène, mais il n’avait pas encore terminé le livre. Il devait le faire, et le plus tôt serait le mieux.

La principale méthode utilisée pour communiquer entre des êtres d’espèces différentes nécessitait l’emploi d’un traducteur électronique qui triait et classait les sons ayant une quelconque signification, et les reproduisait dans le langage d’origine de son utilisateur. Une autre méthode, employée lorsqu’une grande quantité de données précises et d’une nature plus subjective devait être échangée, consistait en un système de bandes éducatives. Il transférait toutes les impressions sensorielles, la connaissance, et la personnalité d’un être dans l’esprit d’un autre. Venant en troisième position, tant en popularité qu’en précision, se trouvait le langage écrit, qui était appelé d’une façon quelque peu extravagante : l’universel.

L’universel n’était utilisable qu’entre des êtres dont les cerveaux étaient reliés à des récepteurs optiques capables d’obtenir une connaissance abstraite à partir de formes tracées sur une surface plane — en bref, d’une page imprimée. Alors que les espèces possédant cette caractéristique étaient nombreuses, leur réponse au spectre des couleurs était rarement identique. Ce qui était une tache bleu-gris pour les yeux de O’Mara pouvait se situer dans des tonalités allant du jaune passé au pourpre sale pour un autre être, et l’ennui c’était que l’auteur de ce livre était peut-être l’autre être en question.

L’appendice de l’ouvrage contenait une carte des correspondances approximatives des couleurs. Mais tout comparer constituait un travail long et rebutant, et de plus sa connaissance de l’universel n’était pas parfaite.


Cinq heures plus tard, O’Mara n’avait toujours pas diagnostiqué, de près ou de loin, la maladie du FROB. L’unique tache bleu-gris avait doublé de surface, et trois nouvelles taches étaient apparues. Il nourrit l’enfant, en se demandant avec anxiété si c’était bien la chose à faire en pareil cas, puis il se replongea rapidement dans ses études.

Selon le manuel, il y avait littéralement des centaines de maladies infantiles et bénignes auxquelles les jeunes Hudlariens étaient sujets. Si ce bébé y avait échappé, c’était uniquement parce qu’il avait été alimenté à base de nourriture stérilisée et qu’il n’avait pas été en contact avec les microbes si répandus sur sa planète natale. Cette maladie n’était probablement pas plus grave que l’équivalent hudlarien de la rougeole, se dit O’Mara afin de se rassurer, mais cela « semblait » grave. Lors du repas suivant, les taches étaient au nombre de sept, leur bleu plus soutenu et plus agressif, et le bébé se frappait constamment les flancs à l’aide de ses appendices. De toute évidence, les taches colorées provoquaient de violentes démangeaisons. Armé de ces nouvelles données, O’Mara se replongea dans l’étude de son livre.

Et, brusquement, il trouva la réponse. Les symptômes étaient décrits comme des taches grossières et décolorées sur le tégument, accompagnées de fortes démangeaisons dues à des particules de nourriture non absorbée. Le traitement consistait à nettoyer après chaque repas les zones irritées, afin de faire disparaître la démangeaison, tout en laissant à la nature le soin de s’occuper du reste. Cette maladie était à présent très rare sur Hudlar, et les symptômes apparaissaient avec une rapidité dramatique, puis ils se développaient et disparaissaient tout aussi brusquement. À en croire le livre, et si le patient recevait des soins normaux, la maladie était toujours bénigne.

O’Mara s’attela à la tâche ingrate de convertir les chiffres selon sa propre échelle de durée et de dimensions. Avec autant de précision que possible, il déduisit que les taches atteindraient environ quarante-cinq centimètres de diamètre, et qu’une douzaine d’autres apparaîtraient avant la disparition des premières. Cela se produirait, en calculant à partir du moment où il avait vu la première tache, dans environ six heures.

Il n’y avait vraiment pas de quoi s’inquiéter.

IV

À la fin du repas suivant, O’Mara nettoya consciencieusement les taches bleues à l’aide du jet sous pression. Mais le jeune FROB continuait de se battre les flancs en frissonnant. Comme un éléphant agenouillé avec six trompes qui s’agitaient de colère, pensa O’Mara. Il jeta un autre coup d’œil au livre, mais le texte n’avait pas changé et il y était toujours affirmé que, dans des circonstances ordinaires, la maladie était sans gravité et de courte durée, que le seul traitement possible était le repos, et qu’il fallait simplement veiller à ce que les zones affectées fussent tenues propres.

« Les gosses ! Décidément, on ne peut jamais être tranquilles, avec eux ! » pensa distraitement O’Mara.

Son bon sens lui disait que ces frissonnements et cette agitation n’étaient pas naturels, et qu’il fallait les faire cesser. L’enfant se grattait peut-être par habitude, bien que la violence du processus pût faire paraître cela douteux. Il supposa qu’une distraction d’une sorte ou d’une autre le ferait peut-être cesser de se gratter. Rapidement, il choisit un poids de vingt-cinq kilos et il utilisa le système de poulies pour le lancer vers le plafond. Il commença à le soulever et à le laisser retomber rythmiquement sur le point qui, avait-il découvert, procurait le plus de plaisir au nourrisson — une zone de soixante centimètres de diamètre, située derrière la membrane dure et transparente qui protégeait ses yeux. Vingt-cinq kilos qui tombaient d’une hauteur de deux mètres cinquante représentaient une légère caresse pour un bébé FROB.

En raison de ce traitement, les mouvements de l’Hudlarien perdirent de leur violence. Mais dès que O’Mara s’interrompait, le bébé recommençait à se battre les flancs de plus belle, et il se jetait alors contre les parois et ce qui restait du mobilier. Durant une de ces charges frénétiques, il faillit s’échapper dans la salle de séjour, et la seule chose qui l’en empêcha fut le fait qu’il était trop gros pour pouvoir franchir la porte de séparation. Jusqu’à cet instant, O’Mara n’avait pas pris conscience du poids que le jeune FROB avait gagné en cinq semaines.

Finalement, la fatigue eut raison de lui. Il laissa le FROB s’agiter et se lancer à l’aveuglette dans la chambre, et il se laissa tomber sur la couchette extérieure afin de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Selon le manuel, les taches bleues auraient d’ores et déjà dû commencer à se résorber. Mais la réalité était toute autre. Elles étaient à présent au nombre de douze et, au lieu d’avoir un diamètre maximum de quarante-cinq centimètres, elles atteignaient près du double de cette taille. Elles étaient si grandes que, lors du prochain repas, la zone d’absorption du bébé serait réduite de moitié, et qu’il s’affaiblirait encore en raison du manque de nourriture. De plus, il est de notoriété publique que les zones de démangeaison ne devraient jamais être grattées si l’on ne veut pas que le mal s’étende et que les choses empirent …

Un son rauque de corne de brume interrompit ses pensées. O’Mara avait suffisamment d’expérience pour savoir, d’après la tonalité, que le bébé était effrayé, et, qu’en raison de la diminution toute relative du volume sonore, il devenait de plus en plus faible.


O’Mara avait besoin d’aide, mais il doutait vraiment que quelqu’un pût lui en apporter. En parler à Caxton serait inutile. Le chef de section lui enverrait Pelling, qui en savait encore moins long sur les nourrissons Hudlariens que lui, qui avait passé les cinq dernières semaines à se spécialiser sur ce sujet. Cela ne servirait qu’à lui faire perdre du temps, et n’aiderait aucunement le gosse. Et il y avait également une forte probabilité pour que Caxton prit les mesures nécessaires pour que quelque chose de violent advienne à O’Mara, en dépit de la présence du Moniteur, afin de le punir pour avoir laissé le bébé tomber malade. Car c’était ainsi que le chef de section verrait les choses.

Caxton n’aimait pas O’Mara. Personne ne l’aimait.

Si les membres de l’équipe l’avaient trouvé sympathique, nul n’aurait songé à le blâmer pour la maladie du bébé, et personne n’aurait immédiatement supposé qu’il était responsable de la mort de ses parents. Mais il avait pris la décision de se rendre antipathique, et il y avait trop bien réussi.

Peut-être était-il vraiment un être méprisable, et c’était alors pour cette raison qu’il lui avait été si facile de tenir ce rôle. Sa frustration constante, due au fait de n’avoir jamais eu l’occasion d’utiliser vraiment le cerveau qui était enfoui dans son corps laid et musclé, l’avait peut-être progressivement aigri, et l’attitude qu’il avait adoptée vis-à-vis de Waring correspondait alors à sa véritable nature.

Si seulement il ne s’était pas mêlé des affaires de Waring. C’était ce qui les avait vraiment montés contre lui.

Mais ce genre de réflexion ne le menaient à rien. Pour résoudre ses problèmes, en partie tout au moins, il lui fallait prouver qu’il avait le sens des responsabilités, qu’il pouvait être patient et doux, et qu’il possédait diverses autres qualités qu’appréciaient ses camarades. Pour ce faire, il devait tout d’abord prouver qu’on pouvait compter sur lui, en prenant soin de l’enfant.

Il se demanda brusquement si le Moniteur ne pourrait pas l’aider. Pas personnellement, car on pouvait difficilement s’attendre à ce qu’un psychologue du corps des Moniteurs fût un spécialiste des malades infantiles hudlariennes, mais par l’entremise de son organisation. En tant que police galactique, bonne à tout faire de l’espace, et autorité suprême, les Moniteurs étaient à même de contacter rapidement un être qui connaîtrait les réponses à ses questions. Mais cette créature ne pourrait sans doute être trouvée que sur Hudlar, or les autorités de cette planète étaient déjà au courant du décès des parents de l’enfant, et de l’aide était probablement en route depuis des semaines. Elle arriverait certainement avant celle que le Moniteur pourrait lui apporter.

C’était toujours O’Mara qui devait résoudre le problème.

« À peu près aussi sérieux que la rougeole. »

Mais la rougeole, chez un enfant humain, pouvait être une maladie très grave, si le patient restait dans une pièce froide, ou dans tout autre environnement qui, sans être mortel par lui-même, pouvait devenir fatal pour un organisme dont la résistance était affaiblie par la maladie ou un manque de nourriture. Le manuel prescrivait du repos, un nettoyage des zones atteintes, et rien de plus. À moins que ? … Une chose d’une importance capitale pouvait être sous-entendue. L’on supposait que le patient en question résidait sur sa planète natale durant sa maladie. Dans des conditions ordinaires, cette affection était probablement bénigne et de courte durée.

Mais, pour un nourrisson hudlarien malade, la chambre de O’Mara ne correspondait aucunement à ce que l’on pouvait appeler un environnement normal.

Cette pensée apporta la réponse. Mais il était peut-être déjà trop tard pour la mettre en pratique. Brusquement, O’Mara se leva de sa couchette et se précipita vers le placard qui contenait les combinaisons spatiales. Il pénétrait dans le modèle lourd destiné aux travaux pénibles lorsque le bourdonnement de l’interphone retint son attention.

— O’Mara ! glapit la voix de Caxton lorsqu’il eut répondu. Le Moniteur veut vous parler. Il ne devait le faire que demain, mais …

— Merci, Mr. Caxton, l’interrompit une voix posée et catégorique. Je me nomme Craythorne, Mr. O’Mara. J’avais en effet projeté de vous rencontrer demain, ainsi que vous le savez, mais j’ai réussi à me débarrasser de certaines tâches, ce qui nous laisse le temps d’avoir un petit entretien préliminaire …

« Tu choisis bien ton moment ! » pensa O’Mara, irrité. Il termina d’enfiler sa combinaison, mais sans mettre ni son casque, ni ses gants, puis il arracha le panneau qui couvrait les commandes de réglage d’alimentation en air.

— … Pour être franc, poursuivit la voix calme du Moniteur, votre affaire n’est que d’une importance secondaire par rapport à ma mission. En fait, je suis principalement chargé de veiller à l’installation des différentes formes de vie qui arriveront incessamment pour servir de personnel à cet hôpital, et de faire tout mon possible pour éviter des accrochages entre elles. Mais pour l’instant je suis libre, et je dois avouer que votre cas m’intéresse, O’Mara. J’aimerais vous poser quelques questions.

« Pour un Moniteur, je peux dire qu’il prend des gants, » pensa une partie de l’esprit de O’Mara, tandis que l’autre moitié notait que les commandes étaient réglées pour convenir aux conditions atmosphériques qu’il désirait. Il laissa le panneau ouvert et commença à retirer une plaque du sol pour pouvoir atteindre les grilles gravitationnelles qui se trouvaient au-dessous.

— Veuillez m’excuser si je travaille pendant que nous discutons, dit-il d’une voix absente. Mais Caxton pourra certainement vous expliquer …

— J’ai déjà parlé du gosse, l’interrompit Caxton, et si vous croyez pouvoir nous faire croire que vous êtes du genre « mère harassée », vous …

— Je comprends, dit le Moniteur. J’aimerais également préciser que vous obliger à vivre avec un bébé FROB, alors qu’une telle chose n’est pas indispensable, peut être considéré comme une punition sadique, et que dix ans devraient être réduits de votre peine pour ce que vous avez enduré durant ces cinq dernières semaines — si vous êtes jugé coupable, naturellement. Par ailleurs, j’estime toujours préférable de voir la personne à laquelle je parle. Pouvons-nous être reliés en vidéo, je vous prie ?

La brutalité avec laquelle les grilles firent passer la gravité de un à deux G prit O’Mara par surprise. Ses bras se replièrent sous lui, et sa poitrine s’écrasa sur le sol. Un hurlement effrayé de son patient, dans la chambre voisine, dut couvrir le bruit, parce que ses interlocuteurs ne le mentionnèrent pas. Il fit la plus magistrale des tractions de l’histoire, et se hissa sur ses genoux.

Il dut lutter pour ne pas suffoquer.

— Je regrette, mais son émetteur vidéo est hors d’usage.

Le Moniteur resta silencieux juste assez longtemps pour que O’Mara comprit qu’il n’était pas dupe, mais qu’il n’accordait pour l’instant guère d’importance à ce petit mensonge.

— Eh bien, au moins, vous pouvez me voir, dit-il.

L’écran de O’Mara s’éclaira.

Un homme jeune aux cheveux coupés ras, et dont les yeux semblaient de vingt ans plus vieux que le reste du visage, y apparut. Les insignes de commandant étaient visibles sur sa tunique vert foncé, ainsi qu’un caducée. O’Mara pensa qu’en d’autres circonstances il aurait certainement trouvé cet homme sympathique.

— J’ai quelque chose à faire dans la pièce voisine, mentit à nouveau O’Mara. Je reviens de suite.


Il régla la ceinture gravitationnelle de sa combinaison sur une répulsion de deux G, qui contrebalancerait exactement l’attraction actuelle et lui permettrait de faire passer la gravité à quatre G sans en être trop incommodé. Il réglerait alors sa ceinture sur trois G, ce qui donnerait une gravité normale apparente de un G.

C’est tout au moins ce qui aurait dû se produire.

Le champ de la ceinture, ou celui des grilles du sol, se mit à varier d’un demi-G, et la pièce devint folle. C’était comme de se trouver dans un ascenseur express constamment arrêté et remis en marche. La fréquence des variations augmenta rapidement, jusqu’à ce que O’Mara fut secoué de haut en bas avec tant de violence que ses dents s’entrechoquaient. Avant qu’il ait pu réagir, une autre complication survint. Les variations en puissance des grilles du sol n’agissaient plus à angle droit de sa surface, mais faisaient des embardées erratiques de dix à trente degrés de la verticale. Aucun vaisseau balloté par la tempête n’avait jamais roulé ou tangué aussi violemment. O’Mara chancela, essaya frénétiquement de se retenir à la couchette, et échoua. Il fut projeté avec force contre le mur. La poussée suivante l’envoya heurter le mur opposé, avant qu’il ait déconnecter sa ceinture-G.

Tout s’immobilisa sous une gravité écrasante de deux G.

— En avez-vous pour longtemps ? demanda brusquement le Moniteur.

O’Mara avait presque oublié le commandant durant ces dernières secondes, et il fit de son mieux pour que sa voix reste naturelle, afin de donner l’impression qu’il revenait de l’autre pièce.

— J’en ai peur. Ne pourriez-vous pas rappeler plus tard ?

— Je préfère attendre.

Durant les minutes suivantes, O’Mara essaya de faire abstraction des contusions dues aux coups reçus en dépit de la protection qu’offrait son épaisse combinaison spatiale, puis il réfléchit à la façon de résoudre son nouveau problème. Il commençait à deviner ce qui avait dû se produire.

Lorsque deux générateurs de gravité de même puissance et de même fréquence étaient utilisés simultanément, il se produisait inévitablement un réseau d’interférences qui affectaient la stabilité des deux. Les quartiers de O’Mara n’étaient équipés que d’une installation provisoire alimentée par un générateur semblable à celui de son scaphandre, bien qu’un écart de fréquences fût généralement prévu pour éviter de tels incidents. Mais O’Mara avait constamment modifié les réglages des grilles, durant les cinq dernières semaines, ( chaque fois que le bébé devait prendre son bain, ) et il devait avoir changé involontairement les fréquences.

Il ignorait quelle erreur il avait commise, et de toute façon il n’aurait pas eu le temps nécessaire pour y remédier. À contrecœur, il brancha à nouveau sa ceinture, et il commença à en augmenter progressivement la puissance. La gravité dépassa trois quarts de G avant que les premiers signes d’instabilité n’apparaissent.

Quatre G moins trois quarts de G donnent une gravité égale à un peu plus de trois G. Il semblait, pensa sinistrement O’Mara, qu’il devrait s’en contenter, et que sa tâche serait loin d’être facile …

V

O’Mara referma rapidement son casque, puis il relia le micro de sa combinaison à l’interphone à l’aide d’un câble, afin que Caxton et le Moniteur ne puissent comprendre qu’il avait revêtu sa combinaison spatiale. S’il disposait du temps nécessaire pour terminer le traitement qu’il venait d’entreprendre, il ne fallait pas qu’ils soupçonnent que quelque chose d’anormal se déroulait dans sa cabine. Ensuite, il effectua les derniers réglages des régulateurs de pression d’air et des grilles gravitationnelles.

En deux minutes, la pression atmosphérique à l’intérieur des deux pièces avait été multipliée par six, et la gravité apparente était de quatre G. Ce que O’Mara pouvait faire de mieux pour reproduire les « conditions de vie habituelles » d’un Hudlarien. Les muscles des épaules tendus sous l’effort, car sa ceinture gravifique sous alimentée n’ôtait que trois quarts de G de la gravité écrasante qui régnait dans la pièce, il retira du logement des grilles la chose incroyablement maladroite et lourde qu’était devenue son bras. Puis il roula lourdement sur le dos.

Il avait l’impression que le nourrisson était assis sur sa poitrine, et de grandes taches noires flottaient et s’enflaient rythmiquement devant ses yeux. Il pouvait cependant distinguer une partie du plafond et, sous un angle oblique, l’écran de communication vidéo. Des signes d’impatience commençaient à apparaître sur les visages.

— Me revoici, commandant ! haleta O’Mara. ( Il luttait afin de contrôler sa respiration, pour que les mots ne soient pas expulsés trop rapidement de sa bouche. ) Je suppose que vous désirez entendre ma version de l’accident ?

— Non. J’ai déjà pris connaissance de la bande que Caxton a enregistrée. Ce qui m’intéresse le plus, c’est ce que vous avez fait avant de venir ici. J’ai effectué une petite enquête à votre sujet, et il y a une chose qui ne colle pas …

Une puissante explosion interrompit leur conversation. En dépit de la tonalité plus grave due à l’augmentation de la pression atmosphérique, O’Mara reconnut ce signal : le FROB avait faim, et il manifestait sa colère.

Au prix d’un puissant effort, il roula de côté, puis se redressa sur les coudes. Il resta un instant dans cette position pour reprendre des forces, avant de basculer sur les mains et les genoux. Mais, lorsqu’il y fut finalement parvenu, il découvrit que ses bras et ses jambes enflaient, il eut l’impression qu’ils allaient éclater en raison de la pression sanguine qui s’accumulait en eux. En haletant, il se laissa descendre jusqu’au sol, poitrine collée contre lui. Immédiatement, le sang se rua vers l’avant de son corps, et un voile rouge commença à brouiller sa vision. Sous une pression de quatre G, il ne pouvait pas avancer sur les mains et les genoux, ni se traîner sur le ventre. Il lui serait, à plus forte raison, impossible de se lever et de marcher normalement. Que pouvait-il faire ?

Il parvint avec difficulté à se tourner sur le côté, puis à basculer sur le dos. Mais, cette fois-ci, ses coudes le soutenaient. Le couvre-nuque de sa combinaison supportait sa tête, mais l’intérieur des manches n’était pas suffisamment rembourré et ses coudes étaient douloureux. La tension exigée pour soulever, ne fût-ce qu’une partie de son corps à présent trois fois plus lourd que d’habitude, accélérait son rythme cardiaque et, chose encore plus grave, il recommençait à perdre conscience.

Il devait exister un moyen de compenser, ou tout au moins de répartir les pressions dans tout son corps afin de demeurer conscient et de se déplacer. O’Mara essaya de se remémorer la forme des fauteuils d’accélération qui avaient été utilisés dans les vaisseaux spatiaux avant la mise au point de la gravité artificielle. Ils avaient eu un profil bas, mais pas entièrement horizontal, se souvint-il brusquement, et les genoux avaient été repliés vers le haut …

Tel un serpent, il se poussait, centimètre par centimètre, en direction de la chambre, à l’aide des coudes, des fesses, et des pieds. Sa musculature exceptionnelle lui était vraiment utile, à présent, car dans un tel environnement tout homme ordinaire serait irrémédiablement resté collé contre le sol. Même ainsi, il lui fallut quinze minutes pour atteindre le pulvérisateur nourris-seur qui se trouvait dans la chambre, et durant pratiquement chaque seconde de sa progression le bébé continua de lui briser les oreilles. En raison de la pression plus importante, le bruit était tellement puissant et grave que chaque os du corps de O’Mara semblait vibrer à l’unisson.

— J’essaye de vous parler ! hurla le Moniteur pendant une brève accalmie. Est-ce que vous ne pouvez pas faire taire ce maudit gosse ?

— Il a faim, répondit O’Mara. Il se calmera lorsqu’il aura mangé …

O’Mara avait monté le pulvérisateur sur un chariot, et il y avait fixé un déclencheur à pédale afin d’avoir les mains libres pour pouvoir viser le nourrisson. À présent que son malade était immobilisé par quatre G, il n’avait pas à utiliser ses mains. Il parvint à pousser le chariot en position à l’aide de ses épaules, et à appuyer sur la pédale avec son coude. Le jet à haute pression avait tendance à s’incurver vers le sol en raison de l’énorme gravité, mais il parvint cependant à couvrir le bébé de nourriture. Par contre, nettoyer les zones malades de la nourriture qui les souillaient s’avéra bien plus difficile. Depuis le niveau du sol, il ne pouvait pas diriger le jet avec précision. Tout ce qu’il put obtenir fut de rincer la plus grande tache bleu vif ( trois taches différentes qui s’étaient fondues pour n’en former qu’une seule ) qui couvrait à présent près du quart de la surface totale de la peau.


Ensuite, O’Mara rallongea ses jambes et laissa doucement descendre son dos jusqu’au sol. En dépit des trois G qui exerçaient leur pression sur lui, et en raison de la tension qui avait été nécessaire pour conserver une position semi-assise durant la dernière demi-heure, il eut l’impression qu’il se trouvait presque dans une position confortable.

Le bébé avait cessé de pleurer.

— Ce que j’étais sur le point de vous dire, déclara durement le Moniteur lorsque le silence parut devoir durer quelques minutes, c’est que les renseignements que j’ai trouvés dans votre dossier sont en totale contradiction avec ce que j’ai découvert ici. Auparavant vous étiez, ainsi que vous l’êtes toujours, d’ailleurs, mécontent et agité, mais vous étiez invariablement sympathique à tous vos collègues et, bien qu’à un degré moindre, à vos supérieurs. Et cela parce que ces derniers avaient parfois tort que vous aviez toujours raison …

— Je n’étais pas plus bête qu’eux, répondit O’Mara avec lassitude, et je l’ai souvent prouvé. Mais je n’ai pas « l’air » intelligent, à cause de mon physique de portefaix !

C’était étrange, mais à présent O’Mara n’éprouvait presque plus d’intérêt pour son propre sort. Il ne pouvait détacher son regard de la tache d’un bleu agressif qui maculait le flanc du nourrisson. La couleur était devenue plus sombre et le centre de la tache semblait avoir enflé, comme si le tégument très dur s’était ramolli et que l’énorme pression interne du FROB eût provoqué ce renflement. Il espérait que l’augmentation de la gravité et de la pression ferait cesser ce phénomène, à moins qu’il ne fût le symptôme de quelque chose d’entièrement différent.

Il avait envisagé d’aller plus loin et de saturer l’air d’aliment, autour du malade. Sur Hudlar, la nourriture des autochtones était composée de micro-organismes qui étaient en suspension dans l’atmosphère très dense, mais il était expressément indiqué dans le livre que les zones de tégument malades devaient être constamment maintenues exemptes de particules alimentaires. Il devrait se contenter d’une gravité et d’une pression plus grande …

— … Néanmoins, disait le Moniteur, si un accident similaire s’était produit alors que vous occupiez l’un de vos emplois précédents, personne n’aurait mis en doute votre version des faits. Et même si vous aviez été fautif, tous se seraient regroupés autour de vous pour vous protéger …

« Qu’est-ce qui a bien pu transformer à ce point votre personnalité amicale et sympathique ?

— Je m’ennuyais.

Le nourrisson n’émettait aucun son pour l’instant, mais O’Mara venait de remarquer certains mouvements caractéristiques des appendices du FROB, qui annonçaient qu’il allait éclater en sanglots. Il ne s’était pas trompé. Durant les dix minutes qui suivirent, toute discussion fut, naturellement, impossible.

O’Mara se tourna de côté et roula sur ses coudes à présent à vif ensanglantés. Il connaissait la raison de ces pleurs : il n’avait pas dorloté le nourrisson comme après chaque repas. Il se traîna lentement jusqu’aux câbles qui retenaient les contrepoids du dispositif qu’il avait conçu, et il s’apprêta à remédier à son oubli. Mais les extrémités des deux câbles pendaient à un mètre vingt du sol.


Allongé et appuyé sur un coude, alors qu’il luttait pour soulever le poids mort de son autre bras, O’Mara pensa qu’il aurait pu tout aussi bien se trouver à cinq kilomètres de là. De la sueur perlait sur son visage et son corps en raison de l’intensité de l’effort demandé. Il tremblait et vacillait tellement que sa main passa à côté du câble lors de son premier essai. Il recommença et, finalement, il parvint à le saisir et à l’agripper. Serrant fermement le câble, il se laissa doucement retomber en arrière en l’entraînant avec lui.

Le mécanisme se déclenchait à l’aide d’un système de contrepoids, et il était inutile que la traction fut forte sur les câbles de commande. Un poids tomba avec précision sur le dos du bébé, lui administrant une tape rassurante. O’Mara se reposa quelques minutes, puis il lutta à nouveau pour se relever et répéter le processus avec l’autre câble, dont le déclenchement aurait également pour effet de faire remonter le premier poids en position d’utilisation.

Après la huitième tape, O’Mara découvrit qu’il ne pouvait plus voir l’extrémité du câble qu’il essayait d’atteindre, mais il parvint cependant à le saisir. Il avait trop longtemps maintenu la tête au-dessus du niveau du reste de son corps, et il était constamment demeuré au bord de l’évanouissement. Le ralentissement de la circulation sanguine à l’intérieur de son cerveau avait également d’autres effets …

— Là, là … s’entendit-il dire d’une voix geignarde. Ça va aller, à présent. Papa va s’occuper de toi. Maintenant, fais un gros dodo …

Ce qu’il trouvait le plus surprenant, c’était de se sentir véritablement responsable du nourrisson, et d’être à la fois inquiet et irrité à son sujet. Lui avait-il autrefois sauvé la vie uniquement pour le laisser à présent mourir ? Les trois G qui le collaient contre le sol et qui rendaient chaque respiration plus épuisante qu’une journée de travail, qui faisaient du moindre mouvement une opération qui réclamait toutes ses forces, ramenaient peut-être à sa mémoire le souvenir d’une autre sorte de pression : le mouvement d’approche inexorable de deux énormes masses de métal.

L’accident.

En tant que monteur chargé de ce déplacement particulier, O’Mara venait de brancher les balises d’avertissement lorsqu’il avait vu les deux adultes hudlariens se lancer à la poursuite de leur enfant, sur une des faces qui se rapprochaient. Il avait utilisé le traducteur pour les appeler, et les presser de se mettre en sécurité pendant qu’il irait lui-même chercher l’enfant. Ce dernier était bien plus petit que ses parents, et les deux masses qui s’approchaient lentement mettraient plus de temps pour l’atteindre. O’Mara pourrait mettre à profit ces minutes supplémentaires pour le conduire hors de danger. Mais, ou bien les traducteurs de FROB étaient débranchés, ou ils répugnaient à laisser à un minuscule être humain le soin de sauver leur fils, et ils étaient restés entre les faces jointives jusqu’à ce qu’il soit trop tard. O’Mara n’avait pu qu’assister au drame en spectateur impuissant, tandis qu’ils étaient pris au piège et qu’ils étaient écrasés entre les deux masses qui se joignaient.

La vue du jeune Hudlarien, toujours indemne en raison de sa petite taille, qui se débattait entre les corps mutilés de ses parents, avait poussé O’Mara à l’action. Il avait pu le chasser hors de la zone dangereuse avant que les sections fussent suffisamment proches pour le prendre au piège, et il avait réussi de justesse à s’en tirer lui aussi. Durant quelques secondes d’angoisse, il avait bien cru qu’il laisserait une de ses jambes derrière-lui.


Ce n’était pas un endroit où amener des enfants, de toute façon, pensa-t-il avec colère comme il regardait le corps tremblant, agité de convulsions et couvert de taches bleu vif. Personne ne devrait être autorisé à faire venir ses enfants sur un chantier de l’espace, même lorsqu’il s’agissait de créatures aussi robustes que les Hudlariens.

Mais le commandant Craythorne parlait à nouveau.

— … À en juger par ce que je viens d’entendre, vous prenez votre tâche au sérieux. Avoir gardé l’enfant heureux et en bonne santé sera porté à votre crédit …

« Heureux et en bonne santé, » pensa O’Mara comme il se tendait à nouveau vers le câble. « En bonne santé … »

— … Mais d’autres facteurs doivent également entrer en ligne de compte. Avez-vous été coupable de négligence en ne branchant les feux d’avertissement qu’après l’accident, ce qui est l’accusation portée contre vous ? Ici, vous vous êtes montré agressif et querelleur. Je parle surtout de votre conduite envers Waring …

Le Moniteur fit une pause, sans doute de désapprobation, avant d’ajouter :

— Voici quelques minutes, vous m’avez dit que si vous aviez agi ainsi, c’était par ennui. Expliquez-vous.

— Une minute, commandant, l’interrompit Caxton dont le visage apparut brusquement sur l’écran, derrière celui de Craythorne. Il veut gagner du temps pour une raison que j’ignore, j’en suis sûr. Toutes ces interruptions, sa voix haletante, et ce cinéma à propos du bébé, ne sont que les éléments d’une comédie qu’il joue afin de nous faire croire qu’il est une nourrice sèche exemplaire. Je vais aller le chercher et le ramener ici, pour qu’il vous réponde en face …

— Cela ne sera pas nécessaire, répondit rapidement O’Mara. Je vais répondre à toutes les questions que vous me poserez. Allez-y.

Il pouvait s’imaginer la réaction de Caxton, si ce dernier voyait le nourrisson dans son état actuel : il ne prendrait même pas la peine de penser, d’attendre une explication, ou de se demander s’il était juste de placer un bébé extra-terrestre sous la responsabilité d’un humain qui ignorait tout de sa physiologie ou de ses faiblesses. Il se contenterait de réagir. Avec violence …

Quant au Moniteur …

O’Mara pensait avoir de bonnes chances de s’en tirer en ce qui concernait l’accident proprement dit, mais si l’enfant devait mourir, il serait perdu. Le bébé avait contracté une maladie bénigne, bien que peu commune, que le traitement aurait dû vaincre depuis des jours, alors que les choses avaient progressivement empiré. Si la dernière tentative désespérée de O’Mara pour reproduire l’environnement de sa planète natale devait échouer, il mourrait. Ce dont il avait à présent besoin, c’était de temps. Théoriquement entre quatre et six heures.

Brusquement, la futilité de ses efforts lui apparut. L’état de santé du bébé ne s’était pas amélioré : il s’agitait, frissonnait, et semblait encore plus désespérément malade et pitoyable. O’Mara jura de désespoir. Il aurait dû tenter cela plus tôt. À présent, le bébé pouvait être considéré comme perdu, et poursuivre ce traitement durant encore cinq ou six heures tuerait O’Mara, ou le laisserait estropié à jamais. Ce qui ne serait que justice !

VI

Les appendices de l’enfant se recroquevillèrent et O’Mara en connaissait la signification : il allait pleurer à nouveau. Il commença à se déplacer sur ses coudes, pour effectuer une autre séance consolatrice. C’était bien le moins qu’il pouvait faire. Et bien qu’il fût convaincu que cela était totalement inutile, O’Mara pensait qu’il devait laisser cette dernière chance au gosse. Il fallait qu’il termine son traitement sans être interrompu et, pour y parvenir, il devait répondre aux questions du Moniteur de façon satisfaisante. Si le bébé se remettait à pleurer, il en serait incapable.

— … Pour votre aimable collaboration, disait sèchement le commandant. Tout d’abord, il me faut une explication à votre changement brutal de personnalité.

— Je m’ennuyais. Je n’avais pas suffisamment de choses à faire. Peut-être suis-je devenu également un peu chatouilleux. Mais la principale raison qui m’a poussé à jouer le rôle d’un sale type, c’est que je ne pouvais pas faire un certain boulot en utilisant la douceur. J’ai fait certaines études et j’estime que je suis un assez bon psychologue.

Soudain, ce fut le désastre. Comme O’Mara atteignait le câble du contrepoids, le coude sur lequel il s’appuyait glissa, et il s’écrasa en arrière sur le sol depuis une hauteur de soixante-quinze centimètres. Sous une pression de trois G, c’était l’équivalent d’une chute de deux mètres. Heureusement, il était revêtu de sa combinaison spatiale dont le casque était rembourré, et il ne perdit pas conscience. Mais il poussa un cri et il se retint instinctivement au câble pour amortir sa chute.

C'était une grave erreur.

Un poids tomba, et l'autre remonta trop haut. Il heurta le plafond avec bruit et décrocha la patte de fixation qui supportait la légère poutrelle métallique qui retenait tout le mécanisme. La structure commença à s'affaisser, puis elle s'inclina vers le sol sous la pression des quatre G, et elle s'écrasa sur le bébé … Hébété, O'Mara ne put estimer avec quelle force elle avait heurté le nourrisson. Il ne pouvait dire si c'était une tape plus puissante que d'habitude, l'équivalent d'une claque sur les fesses, ou quelque chose de bien plus violent. Le bébé resta ensuite très calme, ce qui le plongea dans l'inquiétude.

— … Pour la troisième fois ! criait le Moniteur. Qu'est-ce qui se passe, là-bas ?

O'Mara murmura des paroles inintelligibles, même pour lui. Ce fut alors que Caxton prit la parole.

— Il se passe quelque chose de pas très catholique, et je parie que ça concerne le môme ! Je vais aller voir …

— Non ! Attendez ! cria O'Mara, désespéré. Laissez-moi six heures …

— Je serai dans votre cabine dans moins de dix minutes.

— Caxton ! Si vous ouvrez le sas vous me tuerez ! La porte intérieure est bloquée en position ouverte, et si vous actionnez le sas depuis l'extérieur, tout sera aspiré dans l'espace. Le commandant perdra son prisonnier.

Il y eut un brusque silence, puis :

— Pourquoi désirez-vous obtenir un délai de six heures ? lui demanda le Moniteur.

O'Mara voulut secouer sa tête pour s'éclaircir les idées, mais comme elle pesait trois fois plus lourd que d'habitude, il ne parvint qu'à se faire un torticolis. Pourquoi voulait-il six heures de répit ? En regardant autour de lui, il commença à se le demander. Le pulvérisateur nourrisseur et le réservoir d'eau auquel il était relié avaient été détruits par la chute du système de poulies. Il ne pourrait ni nourrir, ni nettoyer, ni même voir véritablement son malade en raison de l'enchevêtrement de longerons métalliques, et durant les six heures à venir il ne pourrait qu'attendre, en espérant un miracle.

— J'arrive, déclara Caxton.

— Non, lui ordonna le commandant sur un ton ferme. Je veux aller au fond des choses. Vous attendrez à l'extérieur de cette pièce le temps que je parle à O'Mara. Alors, O'Mara, qu'est-ce qui se passe ?

À nouveau couché sur le dos, O'Mara lutta pour reprendre son souffle, afin de pouvoir tenir une conversation suivie. Il venait de décider de dire la vérité au Moniteur, puis de faire appel à lui pour le soutenir de l'unique façon qui permettrait, peut-être, de sauver l'enfant : en les laissant seuls durant six heures. Mais O'Mara se sentait extrêmement las, comme il parlait, et sa vision était si faible qu'il ne pouvait dire, par instants, si ses paupières étaient closes ou ouvertes. Il vit quelqu'un tendre une note au commandant, mais Craythorne ne la lut que lorsque O'Mara eut terminé son explication.

— Vous êtes dans de sales draps, dit-il finalement. En temps normal, je vous accorderais ce que vous me demandez, et je vous laisserais vos six heures de délai. Après tout, vous disposez de ce livre, et vous êtes donc mieux qualifié que nous. Mais la situation a évolué durant les dernières minutes. Ce message m'apprend que deux Hudlariens, dont un médecin, viennent d'arriver. Vous feriez mieux de renoncer, O'Mara. Vous avez fait tout votre possible, mais à présent laissez à un spécialiste le soin d'essayez de sauver la situation. Pour le bien de l'enfant, ajouta-t-il.


Trois heures plus tard, Caxton, Waring et O'Mara faisaient face au commandant qui était assis derrière son bureau.

— Je vais être très occupé durant les jours à venir, dit aussitôt le Moniteur, et c'est pour cette raison que je tiens à régler rapidement cette affaire. Premièrement, il y a l’accident. O’Mara, le verdict ne dépend que d’une chose : que Waring corrobore ou non votre version des faits. Il me semble que vous avez eu un raisonnement tortueux. J’ai déjà entendu la déposition de Waring, mais afin de satisfaire ma propre curiosité, j’aimerais avoir votre avis sur sa déclaration.

— Il a confirmé mon récit. Il n’avait pas le choix.

O’Mara abaissa son regard vers ses mains. Il pensait toujours au bébé malade qu’il avait laissé dans sa cabine. Il se dit à nouveau qu’il n’était pas responsable de ce qui s’était produit, mais au plus profond de lui-même il savait que s’il s’était montré moins inflexible, que s’il avait commencé plus tôt son traitement sous forte gravité, le nourrisson hudlarien aurait à présent été hors de danger. Mais le résultat de l’enquête sur l’accident ne semblait plus avoir d’importance, quel que fût le verdict, pas plus d’ailleurs que l’affaire Waring.

— Pourquoi pensez-vous qu’il n’avait pas le choix ? demanda le Moniteur d’une voix sèche.

Caxton gardait la bouche ouverte, désorienté. Waring évitait de regarder O’Mara dans les yeux, et il commençait à rougir.

— Lorsque je suis arrivé ici, j’ai cherché une occupation pour meubler mes temps libres, et j’ai décidé de harceler Waring. Si j’ai tenu le rôle d’un type odieux, c’est parce que c’était l’unique façon d’obtenir des résultats. Mais je dois tout d’abord revenir un peu en arrière. À cause de l’accident survenu au générateur nucléaire, tous les hommes de cette section se sentaient débiteurs envers Waring. Vous connaissez sans doute déjà les détails. Waring lui-même était un homme fini. Physiquement, il était très bas : il lui fallait des piqûres pour maintenir son taux de globulation sanguine ; il était juste assez résistant pour travailler à sa console de commande ; et il se complaisait dans l’auto-compassion. Psychologiquement, c’était une épave. Malgré les affirmations du Dr. Pelling selon lesquelles il n’aurait besoin de ces piqûres que durant quelques mois, il était convaincu d’être atteint de leucémie. Il croyait également avoir été rendu stérile, à nouveau en dépit de ce que lui disait le médecin, et cette profonde conviction le poussait à agir et à parler d’une façon qui aurait fait dégueuler n’importe quel type normal. Parce que ce genre de choses est pathologique, et qu’il était un malade imaginaire. Lorsque j’ai constaté quelle était la situation, j’ai commencé à le ridiculiser chaque fois que l’occasion s’est présentée. Je l’ai harcelé sans merci. C’est pour cela qu’il n’avait pas le choix et qu’il se devait de dire la vérité au sujet de l’accident. Une simple question de gratitude.

— Je commence à comprendre. Poursuivez, dit le commandant.

— Les gens qui l’entouraient lui devaient la vie. Mais au lieu de freiner ses tendances à s’apitoyer sur son propre sort, de lui parler franchement, ils l’étouffaient sous leur sympathie. Ils le laissaient gagner en toute circonstance, lorsqu’ils jouaient aux cartes, et bien d’autres choses, et ils le traitaient comme un demi-dieu. Pas moi. Chaque fois qu’il zézayait, bafouillait, ou qu’il se montrait maladroit, que ce soit dû à l’instabilité mentale qu’il entretenait soigneusement ou à une cause physique, je ne laissais rien passer. Peut-être ai-je été parfois trop dur, c’est possible, mais souvenez-vous que j’étais seul pour essayer de contrer le mal que lui faisaient cinquante personnes. Il m’a naturellement haï, mais il a toujours su où il en était avec moi. Et je n’ai jamais pris des gants. Durant les rares fois où il a pu avoir le dessus sur moi, il a su que je n’avais rien fait pour l’aider. Ce qui n’était pas le cas avec ses soi-disant amis qui le laissaient toujours avoir le beau rôle, ce qui ôtait toute signification à ses victoires. Pour ce qui l’affligeait, il avait besoin de quelqu’un qui le traitait comme un égal, et qui ne lui faisait aucun cadeau. Pour terminer, je précisai que lorsque cet accident à eu lieu, j’ai su qu’il commençait à comprendre ce que je faisais pour lui — consciemment et inconsciemment — et que la simple gratitude, ajoutée au fait qu’il est foncièrement un homme honnête, l’empêcheraient de se parjurer. Avais-je raison ?

— En effet, répondit le commandant.

Il s’interrompit pour apaiser Caxton qui s’était levé d’un bond afin de protester, puis il ajouta :

— Ce qui nous amène à l’enfant FROB.

« Votre protégé a attrapé une maladie bénigne mais rare, qui ne peut cependant être traitée avec succès que sur Hudlar. — Il sourit brusquement. — C’est tout au moins ce que nos amis hudlariens pensaient jusqu’à présent. Maintenant, ils affirment que vous avez mis au point un nouveau traitement efficace, et que tout ce qu’il leur reste à faire c’est d’attendre deux jours que l’enfant soit entièrement rétabli. Cependant, ils sont fort irrités contre vous, O’Mara. Ils disent que vous avez inventé un appareil servant à dorloter et à apaiser le gosse, et que vous l’avez utilisé bien trop souvent. Le bébé a été trop nourri et honteusement chouchouté, si bien qu’à présent il préfère les humains aux membres de sa propre espèce …

Brusquement, Caxton abattit son poing sur le bureau.

— Il ne va pas s’en tirer comme ça ! cria-t-il, le visage empourpré. Waring ne sait pas ce qu’il a parfois dit sur …

— Mr. Caxton, l’interrompit le Moniteur d’une voix dure. Toutes les preuves dont nous disposons démontrent que Mr. O’Mara n’a absolument rien à se reprocher, tant en ce qui concerne l’accident proprement dit que les événements qui en ont découlé, lorsqu’il s’est occupé de l’orphelin. Cependant, j’ai encore à lui parler, et si vous vouliez avoir tous deux l’amabilité de nous laisser seuls …

Caxton sortit en coup de vent, suivi plus lentement par Waring. À la porte, l’opérateur de rayons tracteurs fit une pause, adressa un mot correct et trois que l’on pourrait qualifier d’orduriers à O’Mara, puis il sourit brusquement et sortit à son tour. Le commandant soupira.

— O’Mara, dit-il sévèrement, vous voici à nouveau sans travail. Je n’ai guère l’habitude de donner des conseils lorsque ces derniers ne sont pas sollicités, mais je vais cependant vous rappeler certains faits. Dans quelques semaines, les équipes médicales et d’entretien de cet hôpital vont arriver, et elles comprendront des membres de presque toutes les espèces connues de la galaxie. Mon travail consiste à m’occuper de leur installation et à empêcher des frictions de se développer entre elles, afin qu’elles puissent travailler comme une équipe soudée et unie. Il n’existe aucun manuel qui donne les directives à suivre en pareille situation, mais avant de m’envoyer ici mes supérieurs m’ont dit qu’il fallait pour ce poste un psychologue empirique, qui possède beaucoup de bon sens, et qui ne craigne pas, à l’occasion, de prendre des risques calculés. Je pense qu’il est inutile de vous préciser que deux psychologues ayant ces qualités vaudraient mieux qu’un seul …

O’Mara l’écoutait, mais il pensait au sourire que lui avait adressé Waring. Le bébé et l’opérateur de rayons tracteurs étaient à présent guéris, il le savait, et en raison de sa joie il n’aurait rien pu refuser à qui que ce fût. Mais, apparemment, le commandant s’était mépris sur la signification de son inattention.

— … Bon sang, je vous offre un travail ! Ne comprenez-vous pas que votre place est ici ? Nous sommes dans un hôpital, O’Mara, et vous venez de guérir son premier patient …

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