TROISIÈME PARTIE : EMILY POSE DES PROBLÈMES

I

Il devait s’agir d’un de ces gros transporteurs qui avaient emporté quatre générations de colons d’une étoile à l’autre, avant que les hyperpropulseurs ne rendent ces vaisseaux titanesques démodés, pensa Conway. Il fixait l’appareil en forme de goutte d’eau qui se découpait au-delà du hublot, à côté du bureau de O’Mara. À l’exception de ceux du poste de pilotage, ses hublots et ses galeries d’observation étaient obstrués par d’épais blindages métalliques, solidement renforcés depuis l’extérieur afin de pouvoir supporter l’importante pression interne. Même à côté de la masse démesurée de l’hôpital, l’appareil semblait énorme.

— Vous allez faire la liaison entre notre établissement et le médecin et son patient qui se trouvent à bord de ce vaisseau, lui dit O’Mara qui observait ses réactions. Le docteur appartient à une forme de vie très petite, mais le patient en question est un dinosaurien.

Conway essaya d’empêcher la stupeur d’apparaître sur son visage. Il savait que O’Mara analysait ses réactions, et il désirait avec perversité rendre cela le plus difficile possible.

— De quoi est-il malade ? demanda-t-il simplement.

— De rien.

— Alors, les troubles sont d’ordre psychologiques ? …

O’Mara secoua négativement la tête.

— Alors, que vient faire dans un hôpital un être sain, normal, et doué de toute sa raison ?

— Il n’est pas doué de raison.

Conway reprit lentement sa respiration. O’Mara jouait a nouveau aux devinettes avec lui. Mais cela lui importait peu dès l’instant où il avait une chance de pouvoir deviner la bonne réponse. Il regarda encore l’énorme masse du transporteur, et il réfléchit.

Installer des hyperpropulseurs à bord de cet immense appareil avait dû coûter énormément d’argent, de même que les modifications de la coque. Cela semblait disproportionné avec …

— J’ai compris ! dit Conway en souriant. C’est un nouveau cobaye que nous devons disséquer et étudier …

— Bon Dieu, non ! cria O’Mara, horrifié.

Le Moniteur adressa un rapide coup d’œil effrayé à une petite sphère de plastique, à demi-cachée par des livres, qui était posée sur le bureau.

— Toute cette affaire a été organisée au plus haut niveau. Par une commission du Conseil Galactique, pas moins. Quant à en connaître la raison, nous sommes tous dans l’ignorance. Il est possible que le médecin qui accompagne le patient, et qui en a la responsabilité, vous en parle un jour … — Le ton de O’Mara laissait entendre qu’il en doutait fort. — Cependant, tout ce que nous sommes censés faire pour l’instant, c’est coopérer.

Apparemment, l’être qui tenait en l’occurrence le rôle de médecin appartenait à une race récemment découverte, expliqua O’Mara. On l’avait provisoirement placée dans la classification VUXG. Cette forme de vie possédait certaines facultés PSI, elle avait le pouvoir de transformer pratiquement n’importe quelle substance en énergie pour s’alimenter, et elle pouvait en outre s’adapter à n’importe quel environnement. Ces êtres étaient petits et presque indestructibles.

Le médecin VUXG était télépathe, mais sa morale et son respect de la vie privée d’autrui l’empêchaient d’utiliser cette faculté avec les formes de vie privées de ce don. Pour cette raison, seul le traducteur serait utilisé durant leurs conversations. Ce docteur appartenait à une espèce à la vie très longue, tant sur le plan des individus que sur celui de son histoire. Et, durant toute cette très longue période, ces êtres n’avaient jamais connu de guerre.

C’était une race ancienne, sage, et incroyablement humble, conclut O’Mara. Tellement humble, en fait, que ses représentants avaient tendance à regarder de haut les membres des races moins humbles que la leur. Conway devrait faire preuve de beaucoup de tact en raison de cette humilité outrancière qui pouvait aisément être mal interprétée.

Conway étudia O’Mara de près. N’y avait-il pas une lueur amusée dans ces yeux gris fer, au regard perçant, et une expression trop neutre sur son visage carré et énergique ? Puis, complètement décontenancé, il vit O’Mara cligner de l’œil.

Il feignit de n’avoir rien remarqué, et il demanda :

— J’ai la vague impression que ces types ne se prennent pas pour des merdes, non ?

Il vit les lèvres de O’Mara se tordre en une grimace, puis une nouvelle voix se mêla à leur conversation avec une soudaineté dramatique. C’était une voix plate, traduite, qui résonnait :

— Le sens de la remarque précédente ne m’est pas très clair. Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes. — Il y eut un court instant de silence. — J’admets que mes capacités mentales sont très limitées, mais je tiens à faire remarquer en toute humilité que la faute ne m’en incombe pas totalement. Cette incompréhension est peut-être due en partie à la lamentable tendance que vous, ( les membres de races plus jeunes et qui manquent de sens pratique, ) avez d’émettre des sons sans signification, alors que le silence serait de loin préférable !

Ce ne fut qu’à cet instant que le regard de Conway, qui cherchait frénétiquement d’où pouvait bien provenir cette voix, remarqua le globe de plastique transparent qui se trouvait sur le bureau. À présent qu’il l’observait vraiment, il pouvait distinguer les sangles qui l’entouraient et auxquelles était fixée la forme aisément reconnaissable d’un traducteur.

À l’intérieur de la sphère, quelque chose flottait …

— Dr. Conway, dit sèchement O’Mara, je vous présente le Dr. Arretapec, votre nouveau patron.

Formant silencieusement les mots avec sa bouche, il mima : « Vous et votre grande gueule ! »

« Il n’y a qu’ici qu’une chose pareille peut se produire, » pensa Conway comme il quittait la pièce. Il avait un docteur extra-terrestre sur son épaule, une petite boule transparente et frissonnante ; leur patient était un dinosaure massif et en excellente santé ; et, de plus, son collègue ne désirait pas révéler le but de tout cela. Conway avait déjà entendu parler de l’obéissance aveugle, mais la coopération aveugle était pour lui un concept dénué de toute signification.


En chemin vers le sas dix-sept, auquel était arrimé le vaisseau qui contenait le patient, Conway essaya d’expliquer au médecin extra-terrestre comment était organisé l’Hôpital Général du secteur douze.

Le docteur Arretapec posa quelques questions pertinentes, et Conway supposa qu’il éprouvait de l’intérêt pour ce sujet.

Bien qu’il s’y fût attendu, les dimensions gigantesques de l’intérieur du transporteur impressionnèrent Conway. À l’exception des deux ponts les plus proches de la coque du vaisseau, qui abritaient pour l’instant les générateurs de gravité artificielle, les ingénieurs du corps des Moniteurs avaient ôté tout le reste pour laisser une grande sphère dégagée d’environ sept cents mètres de diamètre. La surface interne de cette sphère était couverte d’un désordre boueux et humide. Des monticules de végétation déracinée étaient visibles de partout, la plupart partiellement piétinés et enfoncés dans la boue. Conway nota également que les plantes étaient desséchées et se mouraient.

Après la propreté aseptisée et brillante à laquelle il était accoutumé, Conway trouva que cette scène avait un effet étrange sur son système nerveux. Il commença à regarder autour de lui en quête de leur patient.

Il porta son regard au-dessus des hectares de boue et de végétation renversée avant de découvrir, juste au-dessus de sa tête, sur la face opposée de la sphère, un point où le marais se transformait en petit lac profond. Soudain, une tête minuscule montée sur un long cou sinueux, en brisa la surface, regarda autour d’elle, puis plongea à nouveau en provoquant un grand éclaboussement.

Conway fit courir ses yeux sur le lac et le terrain qui les en séparait.

— Ça fait une sacrée distance à traverser. Je vais aller chercher une ceinture gravitationnelle …

— Cela ne sera pas nécessaire, répondit Arretapec.

Le sol se mit brusquement à glisser sous eux. Ils se précipitaient vers le lac.

« Classification VUXG, » se rappela Conway lorsqu’il put respirer à nouveau. « Qui possède certains pouvoirs PSI … »

II

Ils se posèrent en douceur à proximité de la rive du lac. Arretapec annonça à Conway qu’il voulait se concentrer durant quelques minutes, et il lui demanda de bien vouloir rester à la fois tranquille et silencieux. Quelques secondes plus tard, une démangeaison commença à se manifester quelque part, dans les profondeurs de l’oreille droite de Conway. Il se retint héroïquement d’y enfoncer son petit doigt, et il reporta son attention sur le lac.

Brusquement, une grande montagne de chair en brisa la surface. Un long cou gris-brun et une queue démesurée frappèrent les flots avec violence. Un instant, Conway pensa que le dinosaure avait simplement rebondi à la surface, comme une balle de caoutchouc, mais il comprit rapidement que ce n’était Qu’une illusion d’optique et que le fond du lac s’était affaissé sous le monstre. Le reptile géant agitait son cou, sa queue, et ses quatre jambes massives, et il gagna la berge du lac. Il barbota sur la terre ferme, ou plutôt dans la boue qui lui montait jusqu’aux genoux. Conway estima que les dits genoux se trouvaient à au moins trois mètres du sol, que le plus grand diamètre de son corps avait environ cinq mètres, et que, de la tête à l’extrémité de la queue, la bête mesurait bien plus de trente mètres. Il évalua son poids à environ quarante tonnes. Le dinosaure ne possédait aucune protection naturelle mais l’extrémité de sa queue, qui faisait preuve d’une mobilité surprenante pour un membre si gros, possédait une excroissance osseuse de laquelle jaillissaient deux cornes menaçantes dirigées vers l’avant.

Comme Conway l’observait, le gros reptile continua de brasser la boue, visiblement nerveux. Puis, brusquement, il tomba sur ses genoux et son grand cou s’incurva jusqu’à ce que sa tête disparût sous son propre bas ventre. C’était une position ridicule, mais bizarrement pathétique.

— Il a très peur, dit Arretapec. Ce décor ne reproduit pas avec suffisamment d’exactitude son environnement habituel.

Conway pouvait comprendre la bête, et la plaindre. Bien que reproduits avec soin, les composants de son environnement avaient été déposés n’importe où dans ce marais immense, sans que l’on eût pris la peine de les disposer de façon naturelle. Pas délibérément, sans doute, pensa-t-il. Les techniciens avaient dû avoir de sérieux problèmes avec les grilles de gravité pour expliquer ce paysage chaotique.

— L’état mental du patient peut-il altérer les résultats de vos travaux ?

— C’est d’une importance capitale, répondit Arretapec.

— En ce cas, la première chose à faire serait de rendre son sort un peu plus agréable, dit Conway qui s’accroupit.

Il préleva un échantillon d’eau du lac, de boue, et de diverses variétés de plantes, puis il se redressa.

— Avons-nous autre chose à faire, ici ?

— Pas pour l’instant, répondit Arretapec.

La voix traduite était totalement dénuée d’émotion, mais d’après l’espacement des mots, Conway put en déduire que la créature était profondément désappointée.


De retour à l’intérieur de l’hôpital, Conway se dirigea résolument vers la salle à manger réservée aux formes de vie à sang chaud qui respiraient de l’oxygène. Il était affamé.

Grand nombre de ses collègues se trouvaient sans la salle — des chenilles DBLF, qui étaient d’une lenteur remarquable, sauf en salle d’opération ; des terriens DBDG tels que lui-même ; et d’énormes Tralthiens de classification FGLI qui, avec le petit parasite qui vivait en symbiose avec eux, étaient les mieux placés pour devenir des diagnosticiens. Mais au lieu d’engager la conversation avec eux, Conway essaya d’obtenir le maximum possible de renseignements sur la planète d’origine de leur patient reptilien.

Afin de faciliter la conversation, il avait sorti Arretapec de sa boîte en plastique et il l’avait placé sur la table, entre le plat de pommes de terre et la saucière. À la fin du repas, Conway fut sidéré de constater que l’être avait dissous, absorbé, un trou de six centimètres dans le plateau de la table !

— Quand nous sommes plongés dans de profondes réflexions, répondit Arretapec lorsque Conway lui demanda des explications, le processus d’assimilation de nourriture s’effectue automatiquement et inconsciemment. Nous ne tirons aucun plaisir de ce processus, ce qui n’est pas votre cas, car cela diminuerait la qualité de nos cogitations. Cependant, si j’ai provoque des dégâts, je …

Conway lui affirma rapidement qu’une nappe de plastique était relativement sans valeur dans les circonstances présentes, avant d’entreprendre une rapide retraite stratégique. Il n’essaya pas d’expliquer que les officiers de l’intendance seraient malgré tout irrités par la perte de cette chose relativement sans valeur.

Après le repas, Conway alla chercher les analyses de ses quelques échantillons prélevés dans le vaisseau, puis il se rendit dans le bureau du chef des services d’entretien. Celui-ci était occupé par un ourson Nidien qui portait un brassard bordé d’or et par un terrien vêtu de la combinaison verte des Moniteurs, et dont le col était orné d’un insigne de colonel sur l’éclair des techniciens. Conway décrivit la situation et ce qu’il désirait leur faire faire, si cela était possible, naturellement.

— C’est possible, répondit l’ourson roux après avoir examiné les fiches de données de Conway, mais …

— O’Mara m’a dit de ne pas regarder à la dépense. — Conway désigna d’un signe de tête le petit être qui se trouvait sur son épaule. — Il veut que nous fassions preuve du maximum de coopération.

— En ce cas, nous allons nous en occuper, déclara le colonel qui regardait Arretapec avec une expression un peu craintive. Voyons … des transporteurs pour tout amener de sa planète natale — plus rapide et moins coûteux que de synthétiser sa nourriture ici. Il nous faudra deux compagnies de techniciens avec leurs robots, pour transformer le vaisseau en demeure agréable.

Le regard du colonel devint inexpressif comme il effectuait de rapides calculs.

— Trois jours, dit-il finalement.

Même en tenant compte que grâce aux hyperpropulseurs le voyage serait instantané, Conway trouva que c’était vraiment très rapide. Il le dit.

Le colonel accepta le compliment en souriant légèrement.

— Et à quoi tout cela va-t-il servir ? Vous ne nous l’avez pas encore dit, demanda-t-il.

Conway attendit une bonne minute afin de laisser à Arretapec le temps de répondre à la question, mais le VUXG resta silencieux. Le terrien marmonna :

— Je l’ignore …

Puis il s’esquiva rapidement.


Sur la porte qu’ils franchirent ensuite était écrit : Diététicien en chef — Espèces DBDG, DBLF et FGLI. Dr. K. W. Hardin. À l’intérieur du bureau, la tête distinguée aux cheveux blancs du Dr. Hardin se releva du graphique qu’il étudiait et hurla :

— Alors, quelle mouche vous pique ?

Bien que Conway fut toujours impressionné par le Dr. Hardin, et qu’il le respectait énormément, il n’en avait plus peur. Conway avait appris que si le diététicien en chef savait se montrer charmant avec les étrangers, il avait tendance à se montrer plus sec avec ses connaissances, et il était franchement désagréable avec ses amis. De la manière la plus concise possible, Conway essaya d’expliquer quelle mouche le piquait.

— Alors, vous voudriez que j’aille me promener dans ce vaisseau, uniquement pour replanter les végétaux que mange ce dinosaure, afin qu’il ignore qu’ils ne poussent pas naturellement ? Mais pour qui me prenez vous ? Et de toute façon, quelle quantité de nourriture peut bien manger cette grosse vache ?

Conway lui fit part des chiffres qu’il avait calculés.

— Trois tonnes et demie de feuilles de palmier par jour ! rugit Hardin en montant presque sur son bureau. Et des pousses tendres de … Bon Dieu ! Et on dit que la diététique est une science exacte ! Trois tonnes et demie de bosquet. Exact ! Ha …

lls quittèrent alors Hardin. Conway savait que tout irait pour le mieux, étant donné que le diététicien ne s’était à aucun moment montré affable.

Conway expliqua alors au VUXG que Hardin n’avait aucunement fait preuve de mauvaise volonté, mais que ce n’était qu’une impression qu’il donnait, et qu’il était aussi désireux de coopérer avec eux que les deux personnes qu’ils avaient rencontrées plus tôt. Arretapec répondit qu’il était inévitable que les membres d’une race aussi immature et à la vie si courte, fussent également insensés.


Ils rendirent ensuite une seconde visite à leur patient. Cette fois, Conway s’équipa d’une ceinture G afin de ne pas être tributaire des facultés télékinétiques d’Arretapec.

Ils dérivèrent autour et au-dessus de la grande montagne ambulante de chair et d’os, mais pas une seule fois Arretapec n’alla jusqu’à la toucher. Rien ne se passa, sauf que le patient montra à nouveau des signes d’agitation et que Conway souffrit périodiquement d’une démangeaison au fond de l’oreille. Il adressa un rapide regard à l’indicateur chirurgicalement implanté dans son avant-bras, pour s’assurer qu’aucun corps étranger n’avait pénétré dans son sang, mais tout était normal. Peut-être était-il tout simplement allergique aux dinosaures.

De retour dans l’hôpital proprement dit, Conway découvrit que la fréquence et la violence de ses bâillements menaçaient de lui disloquer la mâchoire, et il prit conscience que cette journée avait été épuisante. Le concept de sommeil était totalement étranger à Arretapec, mais l’être n’émit aucune objection à ce que Conway prît du repos, si cela devait s’avérer utile à son bien-être. Conway lui affirma gravement que c’était en effet le cas, et il se dirigea vers sa chambre par le plus court chemin.

Ce qu’il devait faire du Dr. Arretapec lui posa quelques problèmes. Le VUXG était un personnage important, et il ne pouvait le déposer dans l’armoire de toilette ou dans n’importe quel coin de sa chambre. Il ne pouvait pas non plus le mettre dehors pour la nuit sans l’offenser gravement. Conway pensait, en tout cas, que si les rôles avaient été renversés il se serait senti blessé d’un tel traitement. Il regrettait que O’Mara ne lui eût pas laissé d’instructions à ce sujet. Finalement, il plaça la créature sur son bureau, et il l’y oublia.

Arretapec devait avoir profondément réfléchi durant la nuit, parce que le lendemain matin un trou de huit centimètres de diamètre s’ouvrait dans le plateau du bureau.

III

Durant l’après-midi du second jour, une querelle éclata entre les deux médecins. Tout au moins, Conway estima que c’était une querelle mais il ne pouvait savoir ce qu’en pensait son collègue.

Cela débuta lorsque le VUXG demanda à Conway de rester tranquille et silencieux pendant qu’il se concentrait. L’être était revenu se placer sur l’épaule du terrien, et il lui avait expliqué qu’il pouvait réfléchir plus efficacement dans une position de repos, que lorsqu’il l’évitait. Conway avait obéi sans faire le moindre commentaire, bien qu’il y eût plusieurs questions qu’il eût aimé poser : Qu’avait donc leur patient ? Que faisait Arretapec ? Et comment pouvait-il espérer modifier la situation alors qu’aucun d’eux n’avait encore touché le malade ? Conway se trouvait dans la position extrêmement frustrante d’un docteur confronté à un patient sur lequel il n’est pas autorisé à pratiquer son art. Il était rongé par la curiosité et cela le tourmentait. Cependant, il fit de son mieux pour rester immobile et silencieux, ainsi qu’on le lui avait demandé.

Mais la démangeaison réapparut à nouveau dans son oreille, et elle était plus violente que jamais. Il remarqua à peine les geysers de boue et d’eau que soulevait le dinosaure comme il quittait les hauts-fonds pour gagner la rive. Cette démangeaison dévorante, non localisée, grandit jusqu’à ce que, avec un hurlement de terreur, Conway se frappa le côté de la tête et qu’il commença à enfoncer frénétiquement son petit doigt dans son oreille. Cette action lui apporta un soulagement immédiat, mais …

— Comment voulez-vous que je puisse travailler, si vous remuez tout le temps ?

La rapidité avec laquelle Arretapec avait prononcé ces paroles était l’unique indication de leur contenu émotionnel. Il n’attendit qu’un court instant avant d’ajouter :

— Veuillez me laisser seul, immédiatement.

— Je ne remuais pas, protesta Conway. Mon oreille me démangeait et …

— Un démangeaison, surtout une démangeaison capable de provoquer une pareille agitation, est le symptôme d’un dérèglement physique qui réclame des soins, l’interrompit le VUXG. À moins que cela ne soit provoqué par une forme de vie parasitaire ou symbiotique qui habite, peut-être à votre insu, dans votre corps.

« Lorsque je vous aurai dit que j’ai expressément exigé que mon assistant soit en parfaite santé physique et qu’il n’appartienne pas à une espèce qui abrite, consciemment ou inconsciemment, des parasites ( espèces particulièrement sujettes à des mouvements intempestifs, ) vous comprendrez mon mécontentement. Si vous n’aviez pas fait ce mouvement violent, j’aurais peut-être obtenu des résultats. En conséquence, disparaissez !

— Bon Dieu ! Et dire que O’Mara vous trouve trop humble !..

Le dinosaure choisit cet instant pour trébucher dans le lac, perdre pied, et faire le plus beau des plat-ventres de l’histoire. La boue et l’eau qui retombaient trempèrent Conway, et un mini-raz-de-marée lui couvrit les pieds. La distraction fut suffisante pour le faire arrêter, ce qui lui permit de se rendre compte qu’il n’avait pas été personnellement insulté. De nombreuses espèces intelligentes avaient des parasites, dont certains étaient véritablement indispensables à la santé de leur hôte. Et pour ces créatures, être pouilleux voulait dire être au mieux de sa forme.

Arretapec avait peut-être eu l’intention de se montrer insultant, mais Conway ne pouvait en avoir la certitude. Et le VUXG était, après tout, un personnage très important.

— Et quels résultats auriez-vous « pu » obtenir, plus exactement ? demanda Conway sur un ton sarcastique.

Il était toujours en colère, mais il avait décidé de lutter sur un plan professionnel, plutôt que sur celui personnel. De plus, il savait que le traducteur ne pourrait pas transmettre le côté insultant de ses propres paroles. Il ajouta :

— Qu’essayez-vous d’accomplir, et comment espérez-vous y parvenir en vous contentant d’observer votre patient ?

— Je ne puis vous le dire. Mes desseins sont … sont vastes. Ils concernent l’avenir. Le lointain futur. Vous ne pourriez pas comprendre.

— Comment pouvez-vous le savoir ? Si vous m’expliquiez ce que vous voulez accomplir, je pourrais peut-être vous aider …

— Vous ne pouvez pas m’aider.

— Écoutez, vous n’avez même pas essayé d’utiliser tout ce que peut vous offrir cet hôpital. Peu importe ce que vous essayez de faire à votre patient, mais vous auriez dû commencer par faire faire un bilan complet : immobilisation, suivie d’une radio, d’une biopsie, et tout le reste. Cela vous aurait fourni des données physiologiques inestimables sur lesquelles travailler …

— En termes plus simples, vous dites que pour comprendre un organisme ou un mécanisme compliqué, on doit d’abord le démanteler afin de comprendre séparément ses composants. Ceux de mon espèce ne croient pas qu’il faille détruire quoi que ce soit, même partiellement, avant de l’avoir entièrement compris. Vos grossières méthodes de recherche sont en conséquence sans la moindre valeur à mes yeux. Je vous suggère de sortir.

Bouillant de rage, Conway obéit.

S’il avait cédé à sa première impulsion, Conway se serait précipité dans le bureau de O’Mara pour dire au psychologue en chef qu’il pouvait chercher quelqu’un d’autre pour faire les courses du VUXG. Mais O’Mara lui avait expliqué que sa mission était très importante et il lui répondrait certainement des choses déplaisantes, s’il pensait que Conway renonçait à son travail simplement parce que sa curiosité n’avait pas été satisfaite, et que son orgueil avait été blessé. Il y avait énormément de médecins, les assistants des diagnosticiens, par exemple, qui n’avaient pas le droit de toucher aux patients de leurs supérieurs. Mais peut-être Conway était-il irrité parce qu’un être tel qu’Arretapec pouvait être son supérieur …

Si Conway se rendait chez O’Mara dans son actuel état d’esprit, il courrait le risque que le psychologue ne jugeât que son caractère le rendait inapte à ce poste. Mis à part le prestige qui accompagnait un poste au Secteur Général, le travail qu’on y accomplissait était à la fois stimulant et enrichissant. Si O’Mara devait décider de le muter dans un hôpital planétaire, en raison de son manque de sang froid, cela constituerait la plus grande tragédie de la vie de Conway.

Mais que pouvait-il faire, hormis aller voir le psychologue ? Arretapec l’avait congédié, et il n’avait rien à faire. Conway se sentait désœuvré. Il attendit plusieurs minutes à une intersection de coursives. Il réfléchissait tandis que les représentants de toutes les races intelligentes de la Galaxie passaient devant lui en marchant, en ondulant, ou en rasant le sol. Puis il trouva la solution. Il pouvait faire une chose, une chose qu’il aurait dû faire de toute façon, même si les événements ne s’étaient pas autant précipités.

La bibliothèque de l’hôpital contenait plusieurs ouvrages sur la période préhistorique de la Terre, tant sous forme de bandes que sous celle encombrante et archaïque de livres. Conway entassa le tout sur un pupitre de lecture et s’apprêta à satisfaire sa curiosité professionnelle au sujet de son nouveau malade.

Le temps passa très rapidement.

Conway découvrit aussitôt que le mot « dinosaurien » n’était qu’un terme général s’appliquant à divers reptiles géants. Le patient, à l’exception de sa taille plus grande et des excroissances osseuses qui terminaient sa queue, était, sur le plan des caractéristiques physiques extérieures, identique au brontosaure qui avait vécu dans les marais terrestres à l’époque Jurassique. Il était également herbivore mais, à la différence de leur patient, le brontosaure n’avait disposé d’aucun moyen de défense contre les prédateurs de son époque. Il trouva également un nombre surprenant de données physiologiques dont il prit connaissance avec avidité.

Sa colonne vertébrale était composée d’énormes vertèbres qui étaient creuses, à l’exception de celles de la queue. Cette économie de matière osseuse rendait possible un corps relativement léger par comparaison avec sa taille démesurée. Il était ovipare. Sa tête était petite et sa boîte crânienne était une des moins volumineuses parmi les vertébrés. Mais en plus du cerveau, il possédait un second centre nerveux bien plus développé que le cerveau lui-même, dans la région de la vertèbre sacrée. On pensait que le brontosaure grandissait lentement, et on expliquait sa grande taille par le fait qu’il pouvait vivre deux siècles ou plus.

Sa seule protection contre des adversaires éventuels consistait à s’immerger et à rester sous l’eau. Il pouvait paître au fond des marais, et il n’avait besoin de sortir sa tête que par instants pour respirer. Cette race s’était éteinte lorsque des bouleversements géologiques avaient provoqué l’assèchement de ses refuges marécageux et l’avaient laissé à la merci de ses ennemis naturels.

Un personnage éminent affirmait que ces reptiles représentaient le plus grand échec de la nature. Cependant, un autre disait qu’ils s’étaient reproduits sur trois périodes géologiques : le Triassique, le Jurassique, et le Crétacé, ce qui donnait un total de 140 millions d’années, et qu’en conséquence il était délicat de parler d’échec si l’on tenait compte du fait que l’homme n’était apparu sur Terre qu’un demi-million d’années plus tôt.


Lorsque Conway quitta la bibliothèque, il était persuadé d’avoir découvert quelque chose d’important, mais il ne pouvait dire quoi. C’était une impression extrêmement frustrante. Après avoir pris un rapide repas, il estima qu’il lui fallait obtenir des informations complémentaires, et qu’une seule personne pourrait les lui fournir. Il retourna voir O’Mara,

— Où est votre petit ami ? demanda le psychologue d’une voix cassante lorsque Conway pénétra dans son bureau, quelques minutes plus tard. Vous vous êtes battus, ou quoi ?

Conway avala sa salive et essaya de répondre d’une voix posée :

— Le Dr. Arretapec désirait travailler seul, et j’en ai profité pour me rendre à la bibliothèque où j’ai effectué quelques recherches sur les dinosaures. Je me demandais si vous ne pourriez pas me fournir des indications supplémentaires sur notre patient …

— Je dispose en effet de quelques renseignements à son sujet, lui répondit O’Mara.

Il fixa Conway durant quelques secondes, ce qui mit ce dernier mal à l’aise, avant de s’expliquer :

Les Moniteurs qui avaient découvert la planète natale d’Arretapec avaient donné l’hyperpropulsion à ses habitants, après avoir constaté quel degré élevé de civilisation ils avaient atteint. Une des premières planètes qu’ils avaient explorées était un monde primitif, dénuée de vie intelligente. Mais une des formes de vie inférieures les avait intéressés : le reptile géant. Les VUXG avaient déclaré aux pouvoirs galactiques qu’avec leur aide, ils pourraient accomplir une chose qui serait bénéfique a toute la civilisation et, étant donné qu’il était impossible à une race télépathe de mentir, ou même de pouvoir comprendre ce qu’est un mensonge, les autorités galactiques avaient fourni l’aide demandée. Et ainsi Arretapec et son patient avaient-il été dirigés sur l’Hôpital Général du secteur douze. Il y avait encore un petit détail, lui dit O’Mara. Les facultés PSI des VUXG comprenaient une sorte de pouvoir prémonitoire. Cependant, ce dernier ne semblait guère utile, parce qu’il ne jouait pas pour des individus mais pour des populations entières, et tellement loin dans le futur qu’il ne servait pratiquement à rien.

Lorsque Conway quitta O’Mara, il se sentait encore plus désorienté qu’avant.

Il essayait toujours d’assembler, selon un tout cohérent, les morceaux et les brides d’informations qu’il avait recueillis, mais il était soit trop las, soit trop stupide, pour y trouver un sens. Oui, il était las. Durant ces deux derniers jours son cerveau avait constamment été plongé dans une brume épaisse et pesante.

Il devait y avoir un rapport entre l’arrivée d’Arretapec et cette lassitude inexplicable, pensa Conway. Il s’était jusque-là toujours senti en forme, et aucune fatigue mentale ou physique ne l’avait encore affecté a ce point. Arretapec n’avait-il pas dit que ces démangeaisons pouvaient être symptomatiques d’une maladie ?

Soudain, Conway oublia le côté frustrant et ennuyeux de son travail avec le VUXG, et il commença à ressentir de l’inquiétude. Et si cette démangeaison était due à un nouveau type de bactéries qui ne pouvaient être décelées par son indicateur personnel ? Il avait déjà envisagé cette possibilité lorsque Arretapec l’avait renvoyé, mais durant le reste de la journée il avait inconsciemment essayé de se convaincre que ce n’était rien, parce que les démangeaisons avaient pratiquement disparu. À présent, il savait qu’il aurait dû consulter un des meilleurs spécialistes de l’hôpital. Il devrait, en fait, le faire sans attendre.

Mais Conway était très las. Il se promit d’aller voir le Dr. Mannon, son ancien supérieur, et de se soumettre a un examen complet. Mais le lendemain matin, il devrait à nouveau se tenir à la droite d’Arretapec. Il était toujours tourmenté par cette nouvelle maladie étrange, et par la façon correcte de présenter ses excuses à un être appartenant à la classification VUXG, lorsqu’il s’endormit.

IV

À son éveil, il découvrit un autre trou de six centimètres dans le plateau de son bureau, et Arretapec qui s’y logeait. Dès que Conway eut démontré qu’il était éveillé en s’asseyant, le VUXG s’adressa à lui :

— Il m’est venu à l’esprit, dès hier, que j’ai peut-être trop demandé, sur le plan de la maîtrise de soi, de la stabilité émotionnelle, et de la capacité de supporter ou d’ignorer certaines irritations mineures à une personne qui appartient à une espèce dont la mentalité est primitive. En conséquence, je ferai désormais mon possible pour ne pas l’oublier lors de nos futurs rapports.

Il fallut quelques secondes à Conway pour comprendre qu’Arretapec lui présentait ses excuses. Ensuite, il pensa que c’était les excuses les plus insultantes qu’on lui eût jamais faites, et il lui fallut faire un grand effort de volonté pour ne pas le dire au VUXG. Au lieu de cela, il sourit et affirma qu’il était le seul à blâmer pour ce regrettable incident.

Ils se rendirent à nouveau auprès de leur patient.

L’intérieur du vaisseau était méconnaissable. Au lieu d’une sphère creuse qui servait de dépotoir à des masses de terre et de boue, d’eau et de verdure, les trois quarts de la surface disponible reproduisaient à présent, avec une exactitude surprenante, un paysage du Mésozoïque. Cependant, la scène n’était pas tout à fait semblable aux images que Conway avait pu voir la veille, parce que ces dernières représentaient la Terre à une époque reculée, et que la végétation qui avait été transplantée en ce lieu provenait du monde natal du dinosaure. Mais la différence était infime, et la modification la plus importante concernait le ciel.

Là où l’on voyait auparavant la face opposée de la sphère creuse, s’étalait une brume blanc-bleu au sein de laquelle brillait un soleil à l’aspect saisissant de vérité. Le centre évidé du vaisseau avait été presque entièrement empli de ce gaz semi-opaque, et il fallait avoir un regard perçant pour découvrir qu’on ne se tenait pas sur une véritable planète, avec son soleil et son ciel brumeux. Les ingénieurs avaient accompli un véritable miracle.

— Je n’aurais jamais pensé qu’il était possible de reproduire un environnement aussi élaboré en ce lieu, dit brusquement Arretapec. Vous méritez des félicitations. L’influence sur le patient devrait être excellente !


Le patient en question, que les techniciens appelaient « Emily », pour une raison connue d’eux seuls, arrachait avec satisfaction les feuilles du sommet d’un arbre de neuf mètres de haut qui ressemblait fort à un palmier. Conway savait que le fait que la créature vint se nourrir sur la terre ferme, plutôt que de paître sous l’eau, indiquait son état d’esprit. Les brontosaures des temps passés se réfugiaient toujours sous l’eau lorsqu’ils se sentaient menacés. Apparemment, ce néo-brontosaure ne redoutait plus rien.

— Cela équivaut plus ou moins à l’aménagement d’une salle pour le traitement d’un patient de n’importe quelle planète, dit modestement Conway. La seule différence, c’est l’échelle à laquelle ce travail a été entrepris.

— Je suis cependant fort impressionné.

D’abord des excuses et à présent des compliments, pensa Conway. Comme ils approchaient du patient, Arretapec lui demanda s’il voulait avoir l’amabilité de rester tranquille et silencieux. Conway supposait que le changement d’attitude du VUXG était dû au travail des techniciens. À présent que le patient se trouvait dans un environnement idéal, le traitement, quel qu’il fût, aurait plus de chances d’aboutir sur un succès …

Soudain, la démangeaison reprit de plus belle. Elle prit naissance dans l’oreille droite, comme à l’accoutumée, mais cette fois elle s’étendit et grandit en intensité jusqu’à ce que Conway eût l’impression que son cerveau était dévoré par une multitude d’insectes. Il fut couvert de sueurs froides et se souvint de ses craintes de la veille au soir, lorsqu’il avait pris la résolution de se rendre auprès de Mannon. Ce n’était pas le fruit de son imagination, après tout, c’était sérieux et sa vie était peut-être en jeu. Ses mains se portèrent à sa tête en un mouvement involontaire, dicté par la panique. Au passage, elles heurtèrent la sphère qui contenait Arretapec et la projetèrent sur le sol.

— Vous vous agitez à nouveau … commença le VUXG.

— Je … je regrette, bredouilla Conway.

Il marmonna une autre phrase incohérente pour dire qu’il devait partir, que c’était urgent, puis il prit la fuite.


Trois heures plus tard, il était assis dans la salle d’examen DBDG du Dr. Mannon, tandis que le chien de ce dernier grondait, lui montrait ses crocs, ou roulait sur son dos en lui adressant des regards suppliants mais inutiles, pour qu’il joue avec lui. Mais Conway n’avait pas l’esprit à chahuter avec l’animal, ainsi qu’il le faisait rituellement lorsqu’il en avait le temps. Toute son attention était reportée sur la tête courbée de son ex-supérieur et sur les graphiques qui couvraient le bureau. Brusquement, Mannon releva le regard.

— Vous n’avez absolument rien, dit-il sur le ton péremptoire qu’il réservait habituellement aux élèves et aux malades suspectés de vouloir tirer au flanc. Oh, il ne fait aucun doute que vous ressentez cette fatigue, ces démangeaisons, etc … Mais sur quelle sorte de cas travaillez-vous actuellement ?

Conway le lui dit, et Mannon sourit.

— Je parie que c’est la première fois que vous êtes … hem … exposé pour une longue période à une forme de vie télépathe, et que je suis le premier à qui vous en ayez parlé ? — C’était une affirmation plutôt qu’une question. — Et, bien que vous ressentiez intensément ces choses lorsque vous vous trouvez à proximité du VUXG et du malade, vous les percevez également le reste du temps, bien que sous une forme atténuée.

Conway hocha affirmativement la tête.

— Oui, je ressentais encore ces démangeaisons il y a à peine cinq minutes.

— Le phénomène est naturellement affaibli par la distance. Mais en ce qui vous concerne, il est inutile de vous inquiéter. Arretapec essaye simplement, et sans le savoir, de vous rendre télépathe vous aussi. Je vais vous expliquer …

Apparemment, un contact prolongé avec des formes de vie télépathes stimulait une certaine zone du cerveau humain qui était le siège non développé d’une fonction télépathique qui évoluerait dans le futur, ou les restes atrophiés d’un pouvoir possédé dans un lointain passé, et perdu depuis.

Cela provoquait une irritation gênante mais inoffensive. Cependant, pour de très rares individus, ajouta Mannon, cette proximité engendrait chez l’humain une sorte de faculté télépathique artificielle : il pouvait capter certaines pensées du télépathe auquel il était exposé, mais d’aucune autre personne. Cette faculté était toujours temporaire et elle disparaissait dès que l’être qui en était responsable quittait l’humain.

— Mais ces cas de télépathie induite sont très rares, conclut Mannon, et vous semblez n’en percevoir que les sous-effets. Autrement, vous sauriez ce que compte faire Arretapec en lisant tout simplement dans son esprit …


Tandis que le Dr. Mannon parlait, et à présent débarrassé de sa crainte d’avoir contracté une nouvelle maladie étrange, Conway réfléchissait. Comme il repensait aux moments qu’il avait passés en compagnie d’Arretapec et du brontosaure, qu’il y ajoutait les conversations qu’il avait eues avec le VUXG et sa propre étude de la vie et de l’extinction, de la race des reptiles géants terrestres, une image se forma dans son cerveau. C’était une vision folle, ou tout au moins surprenante, et elle était incomplète. Mais que pouvait bien faire d’autre Arretapec à un patient semblable au brontosaure, un patient qui était parfaitement sain ?

— Pardon ? demanda Conway.

Il s’était rendu compte que Mannon avait dit quelque chose qu’il n’avait pas compris.

— Je disais que si vous deviez découvrir ce que compte faire Arretapec, tenez-moi au courant.

— Oh, je le sais déjà. Tout au moins je pense le savoir … Et je peux comprendre pourquoi Arretapec fait tant de mystères. Il serait ridiculisé en cas d’échec, et même la simple idée de tenter une chose pareille peut sembler insensée. Ce que j’ignore, c’est ce qui le pousse à tenter cette expérience …

— Dr. Conway, si vous ne vous expliquez pas, je vous casse la gueule ! comme dirait crûment un interne.

Conway se leva d’un bond. Il devait revenir immédiatement auprès d’Arretapec. À présent qu’il avait une vague idée de ce qu’il se proposait de faire, il devait prendre certaines mesures de sécurité auxquelles le VUXG pourrait ne pas penser.

— Désolé, docteur, dit-il d’une voix absente, mais d’après ce que vous venez de me dire, il est fort probable que j’aie obtenu cette information directement dans l’esprit d’Arretapec, par télépathie, et je ne peux en conséquence pas vous en parler. Bon, je vous remercie pour la consultation, mais je dois me hâter … Excusez-moi …

Une fois sorti du cabinet de consultation, Conway courut jusqu’à l’interphone le plus proche et il appela le service d’entretien. Il reconnut la voix qui répondait comme étant celle du colonel qu’il avait déjà rencontré.

— Est-ce que la coque de ce transporteur est suffisamment solide pour résister à l’impact d’un corps pesant environ quatre tonnes et se déplaçant à … disons, une vitesse qui peut varier de trente à cent cinquante kilomètres à l’heure ? demanda-t-il. Et quelles sont les mesures de sécurité à prendre contre une telle éventualité ?

Il y eut un long silence lourd, puis :

— Vous plaisantez ? Une telle masse traverserait la coque comme si elle était en papier mâché. Mais même en ce cas, le volume d’air à l’intérieur de l’appareil est suffisamment important pour que les hommes aient le temps d’enfiler leurs scaphandres. Pourquoi cette question ?

Conway réfléchit rapidement. Il voulait faire exécuter un certain travail, mais il ne tenait pas à en donner les raisons. Il répondit au colonel qu’il était inquiet au sujet des grilles gravitationnelles qui maintenaient une certaine gravité artificielle à l’intérieur du vaisseau. Elles étaient tellement nombreuses qu’une section pouvait inverser accidentellement sa polarité et repousser le brontosaure, au lieu de l’attirer vers elle …

Le colonel reconnut à contrecœur que les grilles pouvaient être commutées sur répulsion et leurs champs concentrés en rayons presseurs ou tracteurs, mais que cela ne se produirait pas simplement par l’opération du Saint-Esprit. Il y avait des modules de sécurité qui …

— Je me sentirais tout de même plus rassuré si vous pouviez régler les grilles de façon à ce qu’elles soient immédiatement commutées sur répulsion si un corps très lourd tombait vers elles … Une simple mesure de précaution. Est-ce possible ?

Le colonel répondit par une autre question :

— Est-ce un ordre ? Ou êtes-vous simplement du genre inquiet ?

— C’est un ordre, je le crains.

— Alors, c’est possible.

Un cliquetis mit fin à leur conversation.

Conway alla rejoindre Arretapec. Il était bien décidé à devenir l’assistant idéal de son supérieur, et cela serait facilité par le fait qu’il aurait des réponses toutes prêtes avant même que les questions fussent posées. Il pensa également qu’il devrait agir de façon à pousser le VUXG à poser les questions auxquelles il désirait répondre.

V

Le cinquième jour de leur association, Conway mit en pratique ses projets.

— Vous m’avez affirmé que notre patient ne souffre ni d’un mal physique, ni de troubles d’ordre psychologique, dit-il à Arretapec. Je suis donc arrivé à la conclusion que vous essayez d’obtenir certaines modifications de sa structure cérébrale grâce à la télépathie, ou à d’autres méthodes du même genre. Si c’est le cas, je dispose de certaines informations qui pourraient vous aider, ou tout au moins vous intéresser.

« Sur ma propre planète, un reptile géant similaire à notre patient a vécu à l’aube des temps. D’après les restes mis à jour par des archéologues, nous savons qu’il possédait un second centre nerveux, bien plus important que le cerveau, et qui était situé dans la région de la vertèbre sacrée. Il était sans doute destiné à commander les mouvements de ses pattes postérieures, de sa queue, etc … Si c’est également le cas pour notre patient, vous devez vous occuper de deux cerveaux, au lieu d’un seul.

Tout en attendant la réponse d’Arretapec, Conway se félicita que ce dernier appartienne à une race hautement morale, qui n’utilisait pas ses dons télépathiques avec des non-télépathes. Autrement, le VUXG aurait immédiatement découvert que si Conway savait que leur patient possédait deux centres nerveux, c’était parce qu’une nuit, tandis que Conway et leur patient dormaient, et qu’Arretapec absorbait lentement un autre morceau du bureau, un de ses collègues avait subrepticement utilisé un appareil à rayons X et une caméra pour radiographier le dinosaure sans méfiance.

— Vos conclusions sont exactes, dit finalement Arretapec, et vos informations sont intéressantes. Je n’avais pas pensé qu’un être pouvait posséder deux cerveaux. Cependant, cela expliquerait les difficultés inhabituelles que je rencontre pour communiquer avec lui. Je vais m’informer.

Conway sentit à nouveau cette démangeaison renaître dans sa tête, mais à présent il savait de quoi il s’agissait, et il pouvait la supporter sans « s’agiter ». La sensation disparut, et Arretapec lui dit :

— J’obtiens une réponse. Pour la première fois, j’obtiens une réponse.

Les démangeaisons reprirent sous son crâne, et augmentèrent graduellement …

Comme Conway s’efforçait de ne pas bouger, ce qui aurait distrait Arretapec, à présent qu’il semblait obtenir des résultats, il pensait que c’était pire que si des fourmis géantes avec des mandibules chauffées au rouge mâchaient les cellules de son cerveau. Il avait l’impression que quelqu’un enfonçait des clous rouillés dans son pauvre crâne frissonnant. Cela n’avait jamais été ainsi, auparavant. Une véritable torture.

Puis il y eut un changement subtil dans la nature des sensations. Non pas une atténuation de la douleur, mais plutôt quelque chose qui venait s’y ajouter. Conway eut alors une brève vision aveuglante, comme un passage de grande musique sur un enregistrement endommagé, ou la beauté d’un chef-d’œuvre craquelé et défiguré au point d’en être presque méconnaissable. Il sut que, durant un court instant, il avait vraiment vu dans l’esprit d’Arretapec, à travers les ondes distordues par la douleur.

Maintenant, il savait tout …


Le VUXG obtint des réactions durant toute cette journée, mais elles étaient imprévisibles, violentes, et incontrôlées. Après que le dinosaure pris de panique eut piétiné un hectare de forêt, puis qu’il se fut jeté dans le lac, Arretapec fit une pause.

— C’est inutile, dit-il. Cette créature n’utilise pas ce que j’essaye de lui apprendre, et lorsque je lui impose le processus, elle est gagnée par la peur.

Les paroles, traduites, ne contenaient aucune émotion, mais Conway, qui avait eu accès à l’esprit d’Arretapec, avait conscience de l’amer désappointement du VUXG. Il aurait désespérément voulu pouvoir l’aider, mais il savait qu’il ne pourrait rien faire directement. C’était Arretapec qui devait effectuer le véritable travail, et le rôle de Conway se bornait à lui faire des suggestions. Il essayait toujours de trouver une solution à ce problème lorsqu’il rentra dans sa chambre pour la nuit. Et, juste avant de s’endormir, il pensa avoir trouvé la réponse.

Le lendemain matin, ils allèrent voir le Dr. Mannon. Ils le trouvèrent juste avant qu’il ne pénètre dans le bloc opératoire DBLF.

— Puis-je vous emprunter votre chien, docteur ? lui demanda Conway.

— Travail ou amusement ? s’enquit Mannon sur un ton méfiant.

Il était très attaché à son chien, à tel point que les membres non humains du personnel suspectaient qu’il existait des relations symbiotiques entre les deux êtres.

— Il ne lui sera fait aucun mal. Je vous remercie, docteur.

Conway prit la laisse des appendices de l’interne Tralthien qui le tenait, puis il se tourna vers Arretapec.

— Maintenant, retournons dans ma chambre …

Dix minutes plus tard, le chien courait autour de la chambre en aboyant furieusement, tandis que Conway le bombardait de coussins et d’oreillers. Soudain, un projectile fit mouche et renversa l’animal. Le chien dérapa sur le revêtement plastifié du sol, puis il se mit à pousser des aboiements frénétiques et à montrer les crocs.

Les pieds de Conway quittèrent le sol, et il se retrouva suspendu à deux mètres cinquante dans les airs.

— Je n’avais pas compris, dit la voix d’Arretapec qui était posé sur le bureau, que vous vouliez me faire une démonstration du sadisme terrien. Je suis à la fois choqué et horrifié. Vous allez immédiatement laisser cet animal tranquille …

— Reposez-moi sur le sol. Je vais vous expliquer …

Le huitième jour, ils rendirent l’animal au docteur Mannon, puis ils retournèrent auprès du dinosaure. À la fin de la seconde semaine ils étaient toujours au travail, et tout le personnel de l’hôpital parlait, sifflait, piaillait ou grognait, à propos d’Arretapec, de Conway, et de leur patient. Un jour, alors qu’ils se trouvaient dans le réfectoire, Conway prit soudain conscience que le haut-parleur qui n’avait cessé de transmettre des messages, s’adressait à présent à lui.

— … O’Mara à l’interphone. Dr. Conway, veuillez, je vous prie contacter immédiatement le commandant O’Mara le plus rapidement possible …

— Excusez-moi, dit Conway à Arretapec qui se pelotonnait sur le bloc de plastique que l’officier d’intendance avait placé sur leur table.

Il se dirigea vers l’interphone le plus proche.

— Ce n’était pas une question de vie ou de mort, lui répondit O’Mara lorsque Conway lui demanda ce qui n’allait pas. Mais j’aimerais toutefois que vous m’expliquiez deux ou trois choses. Par exemple : le Dr. Hardin est pratiquement devenu enragé parce qu’il se demande bien pourquoi la nourriture végétale qu’il plante et renouvelle si soigneusement chaque jour doit être à présent pulvérisée d’un produit chimique qui rend sa saveur moins agréable. Il se demande aussi pourquoi d’importantes quantités de végétaux possédant encore leur sapidité sont stockées dans des magasins. Que faites-vous d’un projecteur tri-dimensionnel ? Et que vient faire le chien de Mannon dans tout cela ? De plus, le colonel Skempton m’a dit que ses techniciens s’étaient épuisés pour installer les rayons presseurs et tracteurs que vous avez demandés. Cela ne l’ennuie pas le moins du monde, mais il affirme que si tous ces appareils étaient dirigés vers l’extérieur de la coque, au lieu de l’être vers l’intérieur, ce vaisseau pourrait défier et vaincre un croiseur de la Fédération.

« Quant à ses hommes, eh bien … — O’Mara conservait un ton de conversation banale, mais il était évident qu’il éprouvait des difficultés pour y parvenir. — Une grande partie d’entre eux ont dû venir me consulter professionnellement. Les plus chanceux, sans doute, n’en ont tout simplement pas cru leurs yeux. Les autres auraient de beaucoup préféré avoir vu des éléphants roses.

Il y eut un bref instant de silence, puis O’Mara ajouta :

— Mannon m’a dit que vous vous êtes drapé dans votre morale, et que vous avez refusé de lui répondre lorsqu’il vous a posé certaines questions. Je me demandais …

— Je regrette, mon commandant, répondit Conway avec gêne.

— Mais qu’est-ce que vous fichez, bon Dieu ? … Enfin, bonne chance tout de même. Terminé.

Conway se hâta d’aller retrouver Arretapec et de reprendre leur conversation là où elle avait été interrompue.

— Il a été stupide de ma part de ne pas tenir compte du facteur que constitue la taille, dit Conway au VUXG lorsqu’ils quittèrent le réfectoire, peu après. Mais à présent, nous avons …

— Stupide de « notre » part, ami Conway, corrigea Arretapec. Jusqu’ici, la plupart de vos idées ont été mises en pratique avec succès. Vous m’avez apporté une aide inappréciable, à tel point que je me demande parfois si vous n’avez pas deviné quel est mon but. J’espère que cette idée sera, elle aussi, fructueuse.

— Croisons les doigts.

Arretapec ne fit pas remarquer, ainsi qu’il l’aurait fait quelques temps plus tôt, que premièrement il ne croyait pas à la chance, et que deuxièmement il ne possédait pas de doigts. Arretapec avait acquis une compréhension certaine des idiotismes humains. Et Conway aurait à présent voulu que le VUXG lut dans son esprit, simplement afin qu’il pût savoir à quel point il désirait le soutenir dans sa tâche, à quel point il désirait que l’expérience, qui devait avoir lieu cet après-midi là, fût un succès.


Conway sentait la tension monter en lui tandis qu’ils se dirigeaient vers le vaisseau. Lorsqu’il donna ses instructions définitives aux techniciens et aux hommes du service d’entretien, et qu’il s’assura qu’ils sauraient bien quoi faire en cas d’urgence, il sut qu’il plaisantait et il riait trop facilement. Mais tous montraient des signes de tension. Un peu plus tard, cependant, alors qu’il se tenait à moins de cinquante mètres du patient et que son équipement pendait en feston autour de lui, comme les guirlandes d’un arbre de Noël — un bloc anti-gravité attaché autour de la taille, un focaliseur de projecteur tri-dimensionnel, une visionneuse fixée à la poitrine, et un émetteur-récepteur radio accroché à l’épaule — sa tension avait atteint le stade d’immobilité et de calme apparent d’un ressort tendu au maximum.

— Équipe du projecteur, parée, dit une voix.

— La nourriture est en place, dit une seconde voix.

— Opérateurs de rayons tracteurs et presseurs en ligne, annonça une troisième.

— Vous pouvez commencer, docteur.

Conway s’était adressé à Arretapec qui flottait devant lui, et sa langue devint brusquement sèche entre des lèvres encore plus sèches.

Il pressa un bouton du mécanisme de cadrage qui se trouvait sur sa poitrine, et, immédiatement, l’image d’un Conway qui avait quinze mètres de haut jaillit tout autour, et au-dessus, de lui. Il vit la tête du patient se redresser et il entendit le hennissement aigu qu’il émettait lorsqu’il était énervé ou effrayé, et qui contrastait bizarrement avec sa taille. Puis il vit le reptile reculer à pas lourds en direction du lac. Mais Arretapec projetait ses ondes cérébrales vers les deux petits cerveaux, presque rudimentaires, du brontosaure. Il l’inondait de vagues apaisantes, et l’animal sembla se calmer. Très lentement, afin de ne pas l’effrayer, Conway se pencha et ramassa quelque chose qu’il plaça devant la bête. Au-dessus et tout autour de lui, son image de quinze mètres faisait de même.

Mais au point où l’image de la grande main toucha le sol se trouvait une botte de verdure, et lorsque la main immatérielle se souleva, la botte la suivit, maintenue en position au point de rencontre de trois rayons presseurs manipulés délicatement. La botte fraîche et humide de végétation et de palmes sembla avoir été posée près du dinosaure par la main gigantesque qui se retirait à présent.

Après ce qui sembla à Conway durer une éternité, le cou massif s’incurva vers le bas. Le dinosaure commença par pousser la nourriture avec sa tête, puis il se mit à la grignoter …

Conway refit les mêmes mouvements, à de nombreuses reprises. Et, chaque fois, lui et son double de quinze mètres s’approchaient imperceptiblement du reptile.

Il savait que le brontosaure pourrait, au moment décisif, préférer manger la végétation qui croissait autour de lui. Mais, étant donné que le pulvérisateur du Dr. Hardin était passé à l'action, ce n'était pas une nourriture au goût très agréable. Par ailleurs, le reptile devait déjà avoir reconnu dans ce que lui donnait Conway sa bonne vieille nourriture : la verdure juteuse, fraîche et sucrée, qu'il avait l'habitude de manger et qui avait inexplicablement disparu un beau jour. Il cessa bientôt de grignoter, pour avaler goulûment tout ce que semblait lui donner Conway.

— C'est bon, dit le Terrien. Passons au deuxième stade …

VI

Se guidant grâce à la petite visionneuse sur laquelle il voyait l'image de son double en même temps que celle du dinosaure, Conway s'avança à nouveau. Un autre rayon presseur, dont les mouvements étaient synchronisés sur ceux de la main qui paraissait tapoter le grand cou du patient, entra en action et lui administra des pressions fermes mais modérées. Après un premier instant de panique, le brontosaure se remit à manger. Il frissonnait, parfois, et Arretapec expliqua que ce contact engendrait chez la créature une sensation de plaisir.

— Maintenant, nous allons le malmener un peu …

Deux grosses mains vinrent se coller contre le flanc de la bête, et les rayons presseurs la renversèrent avec un bruit de tremblement de terre. A présent terrorisée, la créature se balançait et se soulevait follement en de vaines tentatives pour redresser son corps lourd et maladroit. Mais au lieu de lui infliger des coups mortels, les grandes mains continuaient de jouer avec elle. Le brontosaure s'apaisa et extériorisa son plaisir lorsque les mains changèrent de position. Les rayons tracteurs et presseurs saisirent le corps étendu, le redressèrent, et le firent basculer de l'autre côté. Grâce à la ceinture anti-gravité qui augmentait sa mobilité, Conway se mit à sautiller autour du brontosaure, tandis qu'Arretapec, qui était en contact avec les cerveaux du patient, lui indiquait constamment quelles étaient ses réactions aux divers stimuli. Conway frappait, caressait, rouait de coups, et faisait basculer le reptile géant avec ses mains agrandies et immatérielles. Il lui tirait la queue, lui tapotait le cou, tandis que les opérateurs de rayons presseurs et tracteurs faisaient des prodiges pour maintenir une synchronisation parfaite.

Ils avaient déjà effectué des expériences semblables, pour ne pas mentionner d'autres tentatives qui avaient, murmurait-on, poussé un technicien à la boisson et quatre autres à changer de métier. Mais c'était avant que Conway eût pris en considération le facteur de taille, ainsi qu'ils le faisaient aujourd'hui avec cette projection tri-dimensionnelle démesurée qui obtenait des résultats si prometteurs. Jusque-là, cela avait été comme si une souris avait malmené un gros chien St-Bernard, et il n'était guère surprenant que le brontosaure eût été pris de panique lorsque ces mêmes phénomènes s'étaient produits, alors que la seule explication possible à ces choses était deux minuscules créatures à peine visibles à ses yeux.

Mais l'espèce du patient avait erré sur sa planète natale durant cent millions d'années, et il avait personnellement déjà vécu très longtemps. Bien que ses deux cerveaux fussent petits, il était bien plus intelligent qu'un chien, et Conway essaya bientôt de le faire asseoir et de lui faire faire le beau.

Deux heures plus tard, le brontosaure s'envola.

Il quitta rapidement le sol, comme un objet monstrueux, gauche, et indescriptible, tandis que ses pattes massives effectuaient les mouvements de marche involontaire et que son grand cou et la longue queue pendaient vers le bas en se balançant doucement. De toute évidence, c'était le cerveau de la zone lombaire, et non celui du crâne, qui commandait la lévitation, pensa Conway comme la créature approchait du ballot de feuilles de palmier qui se balançait à soixante mètres au-dessus de sa tête, pour le tenter. Mais ce n’était qu’un détail. Il lévitait, voilà qui était important. À moins que …

— L’aidez-vous ? demanda sèchement Conway à Arretapec.

— Non.

La réponse avait nécessairement été froide et dénuée d’émotion, mais si le VUXG avait été un être humain cela aurait été un hurlement de triomphe.

— Bonne vieille Emily ! hurla quelqu’un dans les écouteurs de Conway. ( Sans doute un des opérateurs de rayons. ) Oh, regardez ! Elle l’a raté !

Le brontosaure avait frôlé le ballot de verdure et il poursuivait rapidement son ascension. Il fit une tentative maladroite et convulsive pour l’atteindre au passage, ce qui lui imprima une rotation que de brusques mouvements du cou aggravèrent encore …

— Vaudrait mieux la faire redescendre, dit rapidement une seconde voix. Elle risque de se brûler la queue sur le soleil !

— … Et ces révolutions sur elle-même la paniquent, approuva Conway. Rayons tracteurs !

Mais il était trop tard. Le soleil, la terre et le ciel s’inclinaient dans des loopings violents et tournoyaient autour d’un être qui n’avait jusque-là été habitué à avoir que la terre ferme sous ses pattes. Il voulait descendre, monter, ou aller n’importe où, mais pas rester ainsi suspendu dans le vide. Malgré les tentatives d’Arretapec pour l’apaiser, il lévita de nouveau.

Conway vit la grande montagne de chair et d’os se précipiter sur une nouvelle trajectoire à une vitesse au moins quatre fois plus grande qu’auparavant.

— Secteur H ! Faites-la descendre, immédiatement ! Et en douceur.

Mais les opérateurs de rayons presseurs ne disposèrent ni de l’espace, ni du temps nécessaires pour faire descendre en douceur le brontosaure. Afin de l’empêcher de s’écraser sur la surface et de la transpercer, ainsi que le blindage de la coque, ils durent le ralentir avec une forte pression que le reptile ressentit comme un coup violent. Il se téléporta une fois encore.

— Secteur C ! Il vient sur vous !

Mais la même chose que dans la section H se reproduisit dans la section C. La bête fut prise de panique et elle se projeta dans une autre direction. Et ainsi de suite. Le brontosaure se lançait d’un côté à l’autre du vaisseau, et …

— Ici, Skempton, dit une voix autoritaire. Mes hommes disent que les montures des projecteurs de rayons presseurs n’ont pas été conçues pour supporter un pareil traitement. Elles sont insuffisamment ancrées, et le blindage de carlingue a sauté en huit points.

— Ne pouvez-vous …

— Nous colmatons les brèches le plus rapidement que nous le pouvons, répondit Skempton à la question que Conway n’avait pas encore posée. Mais tout ce remue-ménage est en train de détruire le vaisseau …

— Dr. Conway, intervint Arretapec. Si notre patient fait preuve d’une surprenante aptitude à utiliser son nouveau talent, il ne peut le contrôler en raison de sa panique et de sa confusion mentale. Cette expérience traumatisante va provoquer des dommages psychiques irrémédiables. J’en suis convaincu …

— Regardez, Conway !

Le reptile s’était immobilisé près du niveau du sol, à quelques centaines de mètres d’eux. Puis il s’élança à angle droit en direction de Conway. Mais il voyageait en ligne droite à l’intérieur d’une sphère creuse dont la surface s’incurvait à sa rencontre. Conway vit le corps se précipiter vers lui, faire une embardée, et tournoyer comme les opérateurs essayaient désespérément de modérer sa vitesse. Puis, brusquement, le corps démesuré déracina un bosquet d’arbres épais et bas, avant de creuser une large tranchée peu profonde dans le sol meuble et marécageux, poussant devant lui une petite montagne de terre et de végétation déracinée. Conway se tenait juste sur son passage.

Avant qu’il ait pu régler les commandes de son bloc anti-gravité, le sol se souleva et retomba sur lui. Durant quelques minutes, il fut trop hébété pour comprendre pourquoi il ne pouvait bouger, puis il vit qu’il était enterré jusqu’à la taille dans un mélange gluant de branches brisées et de boue. Les secousses et les tremblements qu’il percevait dans le sol étaient dus au brontosaure qui se redressait sur ses pattes. Conway leva les yeux pour découvrir la grande masse qui le surplombait, puis il la vit se tourner maladroitement et entendit des bruits de succion et de craquements, comme les pattes gigantesques s’enfonçaient dans le sol fangeux et les broussailles.

Emily se dirigeait à nouveau vers le lac, et entre elle et l’étendue liquide se trouvait Conway.

Il cria et se débattit dans une tentative frénétique pour attirer l’attention, parce que la ceinture-G et sa radio étaient détruites. La grande montagne reptilienne avança en tanguant, puis l’immense cou, qui s’agitait lentement lui masqua la lumière et une patte gigantesque s’éleva, à la fois pour le tuer et pour l’enterrer. Soudain, Conway fut attiré vers le haut.

— Dans l’excitation du moment, j’avais oublié que vous avez besoin d’un appareil mécanique pour vous téléporter. Veuillez accepter mes excuses, lui dit Arretapec qui flottait près de lui.

— Tout … tout va bien, répondit Conway, qui tremblait.

Le Terrien fit un effort pour se dominer, puis il vit une équipe d’opérateurs de rayons presseurs sur le sol, juste au-dessous de lui.

— Trouvez-moi une autre radio et un cadreur de projecteur, vite ! leur cria-t-il.

Dix minutes plus tard, couvert de bleus, meurtri, mais prêt à tout recommencer, Conway se tenait au bord de l’eau en compagnie d’Arretapec qui flottait au-dessus de son épaule. L’image de quinze mètres de haut s’élevait à nouveau au-dessus de lui. Le docteur VUXG, dont l’esprit était relié à celui du brontosaure qui se trouvait sous la surface du lac, lui dit que rien n’était encore joué. Le patient avait enduré une expérience qui aurait pu lui faire perdre la raison, mais le fait qu’il se trouvait à présent dans un milieu familier, ( l’eau au sein de laquelle il avait si souvent trouvé refuge pour échapper à la faim et aux attaques de ses ennemis ) exerçait, avec les impulsions rassurantes projetées par Arretapec, une action apaisante sur son esprit.

Tour à tour plein d’espoir ou désespéré, Conway attendait. L’intensité de ses sentiments le mettait par instants en sueur. Il ne se serait jamais senti si mal, cela n’aurait pas eu autant d’importance pour lui, s’il n’avait découvert quels étaient les desseins d’Arretapec, ou s’il ne s’était pas finalement mis à aimer cet être collant, parfait, et trop condescendant. Mais n’importe quelle créature qui possédait un esprit tellement supérieur, et qui avait des projets tels que les siens avait le droit de se montrer condescendante.

Brusquement, l’énorme tête rompit la surface des flots et la colossale créature se hissa sur la rive. Lentement, lourdement, ses pattes postérieures se plièrent et son long cou se tendit vers le haut. Emily voulait à nouveau jouer.

Quelque chose se serra dans la gorge de Conway. Il regarda le point où une douzaine de ballots d’excellente verdure étaient entreposés, prêts à être utilisés. Une de ces balles venait déjà vers eux. Conway agita brusquement la main et cria :

— Oh, vous pouvez tout lui donner ! Elle l’a bien mérité …


— … Et quand Arretapec a vu quelles étaient les conditions climatiques sur le monde du patient, dit un peu sèchement Conway, et que ses facultés prémonitoires lui ont appris quel serait le futur probable des brontosaures, il a tout simplement voulu essayer de modifier cet avenir.

Conway se trouvait dans le bureau du psychologue en chef, à qui il faisait un rapport verbal. Autour de lui, il pouvait voir les visages attentifs de O’Mara, de Hardin, de Skempton, ainsi que celui du directeur de l’hôpital, le Dr. Lister. Il ne se sentait guère à l’aise lorsque, après s’être éclairci la voix, il poursuivit son explication.

— Mais Arretapec appartient à une race ancienne et fière, et le fait d’être télépathe ajoute à sa sensibilité, car les êtres doués de ce don perçoivent vraiment ce que les autres pensent d’eux. Ce que Arretapec se proposait de faire était si radical, et risquait tellement de couvrir sa race et lui-même de ridicule en cas d’échec, qu’il devait garder le secret. Tout ce qu’il avait trouvé sur la planète des brontosaures indiquait qu’aucune forme de vie intelligente ne leur succéderait après leur extinction et, géologiquement parlant, cette extinction était proche. L’espèce du patient existe depuis très longtemps et elle n’a pu survivre à ses nombreux ennemis que grâce à sa queue armée de cornes et à sa nature amphibie. Mais les changements climatiques sont imminents, et ces êtres ne pourront pas suivre leur soleil vers l’équateur, parce que la surface de leur planète est constituée d’un grand nombre de petits continents isolés par des océans. Un brontosaure ne peut traverser un océan à la nage. Mais Arretapec a pensé que si l’on pouvait développer la faculté latente de téléportation chez ce reptile, la barrière constituée par les océans disparaîtrait, et avec elle le danger d’extinction que représente le froid et le manque de nourriture. Et c’est à cela qu’est parvenu le Dr. Arretapec.

— Mais s’il a pu offrir au brontosaure la capacité de se téléporter en agissant directement sur son cerveau, pourquoi ne peut-il pas en faire autant pour nous ? demanda alors O’Mara.

— Sans doute parce que nous nous en passons très bien, répondit Conway. D’autre part, il fallait faire comprendre au patient que cette capacité était indispensable à sa survie. Une fois qu’il aurait compris cela, cette capacité serait utilisée et transmise, parce qu’elle est latente chez presque toutes les espèces. À présent qu’Arretapec a prouvé que cela était possible, tous les siens voudront l’imiter. Développer l’intelligence sur ce qui serait autrement une planète morte est le genre de projet grandiose qui enthousiasme les espèces à l’esprit élevé …

Conway pensait à ce qu’il avait entrevu dans l’esprit d’Arretapec : l’image d’une civilisation qui se développerait sur le monde des brontosaures, et la vision des êtres monstrueux mais étrangement gracieux qui y vivraient dans un futur très, très lointain. Mais il ne mentionna pas ces pensées à haute voix.

— Comme la plupart des télépathes, se contenta-t-il de dire, Arretapec était à la fois scrupuleux et il avait tendance à mépriser les méthodes purement matérielles de recherche. Ce n’est que lorsque je lui ai amené le chien du Dr. Mannon, et que je lui ai prouvé qu’une excellente façon de développer de nouvelles capacités chez un animal est de lui apprendre des tours, de jouer avec lui, que nous avons progressé. Je lui ai montré ce tour qui consiste à jeter des coussins sur le chien, et à le rudoyer un peu, pour qu’ensuite il les mette lui-même en tas afin qu’on les jette sur lui. Je lui ai ainsi prouvé que les créatures à l’esprit peu développé se soucient peu, dans certaines limites, évidemment, d’être un peu malmenées …

— Voilà donc à quoi vous avez occupé vos loisirs, dit O’Mara en regardant pensivement le plafond.

— J’estime que vous minimisez votre rôle, fit remarquer le colonel Skempton après avoir toussé. Vous avez pris une heureuse initiative en bourrant cette coque de rayons presseurs et tracteurs …

— Il y a encore une chose, l’interrompit rapidement Conway. Arretapec a entendu certains hommes appeler notre patient Emily. Il aimerait bien en connaître la raison, avant de repartir.

— Il aimerait bien, répéta O’Mara avec dégoût. Apparemment, un des hommes du service d’entretien qui aime les ouvrages de fiction du passé, et plus particulièrement les œuvres des sœurs Brontë : Charlotte, Emily et Anne, pour être exact, a donné au patient le sobriquet d’Emily Bronto. Je dois avouer que j’éprouve un intérêt pathologique pour un pareil esprit …

À voir O’Mara, on aurait pu croire qu’une odeur nauséabonde flottait dans la pièce.

Conway émit un grognement de sympathie. En prenant congé, il se dit que le plus difficile restait à faire : expliquer au Dr. Arretapec ce qu’était un jeu de mots.


Le lendemain, Arretapec et le dinosaure repartirent à bord du vaisseau. Le Moniteur qui occupait le poste d’intendant chargé de l’approvisionnement de l’hôpital poussa un soupir de soulagement, et Conway fut à nouveau affecté au travail de salle. Mais, cette fois, il n’était plus une simple machine médicale, il était responsable d’une section du service pédiatrique. Et bien qu’il dût utiliser des données, des médicaments, et des archives que lui fournissait Thornnastor, le diagnosticien responsable du service de pathologie, plus personne ne lui respirait dans le cou. Il pouvait visiter cette section et se dire que c’était « son » service. Et O’Mara lui avait même promis un assistant !

— … Dès que je vous ai vu, j’ai compris que vous vous entendriez mieux avec des extra-terrestres qu’avec des membres de votre espèce, lui avait dit le commandant. Vous associer au Dr. Arretapec a, en quelque sorte, constitué un essai, que vous avez passé brillamment. Et l’assistant que je vous donnerai d’ici quelques jours en sera également un. — O’Mara s’était interrompu, avait secoué la tête, l’air étonné. — Non seulement vous vous en tirez admirablement bien avec les extra-terrestres, mais je n’ai jamais entendu dire que vous pourchassiez des femmes de votre propre espèce.

— Je n’en ai pas le temps, répondit Conway avec sérieux. Et je doute l’avoir un jour, d’ailleurs.

— Oh, la misogynie est une névrose acceptable, avait répliqué O’Mara, avant de parler de son nouvel assistant.

Conway était retourné dans son service, et il s’était mis à travailler avec encore plus d’ardeur que si un professeur l’avait constamment surveillé par-dessus son épaule. Il était trop occupé pour entendre les rumeurs qui commençaient à circuler à propos de l’étrange patient qui avait été admis dans la salle d’observation numéro trois.

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