CINQUIÈME PARTIE : UN PATIENT PEU PATIENT

I

Le croiseur Sheldon, du corps des Moniteurs, sortit de l’hyperespace à cinq cents miles de l’Hôpital Général du secteur douze, et l’épave qu’il remorquait resta collée contre sa coque dans le champ de ses générateurs d’hyperpropulsion. Depuis cette distance, l’immense structure brillamment éclairée qui flottait dans le vide interstellaire à la limite de la Galaxie, n’était qu’un faible halo lumineux, mais le capitaine des Moniteurs devait prendre une décision rapide. Quelque part, dans l’épave qu’il remorquait, se trouvait un survivant qui avait besoin de soins médicaux urgents. Cependant, comme tout bon policier, il prenait en considération les effets possibles de ses actes sur les spectateurs innocents. En l’occurrence, le personnel et les malades du plus grand hôpital à multi-environnements de toute la Galaxie.

Le capitaine contacta en hâte la réception, et il expliqua la situation. Il reçut l’assurance qu’on allait immédiatement s’occuper de son cas et, à présent que la santé du survivant était placée en de bonnes mains, il estima qu’il pouvait retourner examiner l’épave avec la conscience tranquille : cette épave qui risquait d’exploser à chaque instant.

Dans le bureau du psychologue en chef, le Dr. Conway était inconfortablement assis dans un fauteuil confortable, et il observait le visage carré et marqué de O’Mara entre les innombrables objets qui encombraient son bureau.

— Détendez-vous, docteur, dit brusquement O’Mara qui semblait lire ses pensées. Si je vous avais convoqué pour vous faire des remontrances, je vous aurais offert une chaise à dossier droit. J’ai au contraire reçu pour instructions de vous donner une claque dans le dos. Vous êtes promu, Conway. Mes félicitations. Vous avez à présent, et que Dieu nous protège, droit au titre de professeur.

Avant que Conway ne put réagir à cette nouvelle, le psychologue tendit une main énergique.

— À mon avis, on a commis une horrible erreur, ajouta O’Mara, mais il semble que le succès que vous avez remporté avec ce SRTT fondant, et le rôle que vous avez joué dans l’affaire du dinosaure qui lévite, aient favorablement impressionné des personnes haut placées. Elles pensent que ces résultats sont dus à vos capacités, et non à la chance. Quant à moi, je ne vous confierais même par mon appendice.

— Vous êtes trop gentil, mon commandant, répondit sèchement Conway.

O’Mara sourit à nouveau.

— Vous attendiez-vous à des compliments ? Mon boulot consiste à faire disparaître les complexes, et vous risquez d’en faire un de supériorité. Et maintenant, je vais vous accorder une minute, pour vous laisser le temps de vous habituer à cette nouvelle gloire …

Conway comprit immédiatement ce que signifiait pour lui cette promotion. Il était vraiment heureux, car il avait pensé devoir attendre au moins deux ans avant de devenir un professeur. Mais cela l’effrayait également un peu.

Désormais il porterait un brassard bordé de rouge ; il aurait la priorité dans les coursives et les réfectoires sur tous les autres membres du personnel, à l’exception naturellement des autres professeurs et des diagnosticiens ; et on lui fournirait tout le matériel et l’assistance dont il aurait besoin sur simple demande. Mais il porterait l’entière responsabilité des patients qui lui seraient confiés, sans pouvoir se dérober ou laisser les décisions à quelqu’un d’autre. Sa liberté personnelle serait considérablement restreinte. Il devrait former des infirmières, des internes, et prendre part aux programmes de recherche à long terme. Ces devoirs nécessiteraient qu’il soit en permanence sous l’influence d’une bande physiologique, ou même de deux.

Les professeurs, qui avaient également une tâche d’enseignants, devaient conserver continuellement une ou deux de ces bandes, et Conway avait entendu dire que ce n’était pas drôle du tout. Sa seule consolation était que le sort des professeurs était tout de même plus enviable que celui des diagnosticiens : ces membres de l’élite de l’hôpital, ces êtres exceptionnels dont l’esprit était jugé suffisamment stable pour contenir simultanément six, sept, ou même dix bandes Éducatrices. C’était à ces esprits surchargés de savoir que l’on confiait les travaux de recherche médicale, l’établissement des diagnostics et la prescription des traitements pour les maladies nouvelles, découvertes sur les formes de vie jusque-là inconnues.

Le personnel de l’hôpital citait souvent un dicton, dont la paternité était attribuée au psychologue en chef, selon lequel tout médecin suffisamment sain d’esprit pour vouloir être un diagnosticien était fou à lier.

Car ce n’était pas seulement des données physiologiques que les bandes Éducatrices implantaient dans un cerveau, mais tous les souvenirs et la personnalité de l’entité qui avait possédé originellement ce savoir. En fait, un diagnosticien se soumettait volontairement à la forme la plus absolue de schizophrénie.

Soudain, la voix de O’Mara rompit le cours des pensées de Conway.

— … Et à présent que vous avez l’impression d’avoir grandi de dix centimètres, j’ai un travail à vous confier. Une épave contenant un survivant vient d’être remorqué jusqu’ici. Les méthodes employées habituellement pour extraire un naufragé d’une épave ne semblent pas pouvoir être employée dans le cas présent. Sa classification physiologique est inconnue. Nous n’avons pu identifier le vaisseau et nous ignorons ce que mange, boit, ou respire, cette créature. Nous ne savons même pas quel est son aspect. Vous allez vous rendre sur cette épave et découvrir tout cela, avant de faire transporter cet être ici, le plus rapidement possible, afin qu’il reçoive des soins. Ses mouvements, à l’intérieur de l’épave, sont de plus en plus faibles, alors ne perdez pas de temps.

— Bien mon commandant, répondit Conway qui se leva brusquement.

Arrivé à la porte, il s’immobilisa. Plus tard, il s’interrogerait sur sa témérité soudaine, et il conclurait que sa récente promotion lui était montée à la tête. Mais il se tourna et dit joyeusement à O’Mara, en guise d’adieu :

— J’ai déjà votre appendice. Il y a trois ans, Kellerman a pratiqué sur vous une appendicectomie. Il a conservé l’appendice dans de l’alcool, et l’a gardé comme trophée. À présent, il se trouve dans un rayon de ma bibliothèque.

O’Mara se contenta d’incliner la tête, comme s’il venait de recevoir un compliment.

Une fois dans la coursive extérieure, Conway se dirigea vers l’interphone le plus proche, et il appela le service des transports.

— Ici le Dr. Conway. J’ai un cas urgent à traiter à l’extérieur. Il me faut une navette, ainsi qu’une infirmière sachant utiliser un analyseur et qui ait, si possible, une certaine expérience du sauvetage spatial. Je me trouverai au sas d’admission numéro huit dans quelques minutes …

Tout bien considéré, Conway arriva rapidement au sas. En chemin, il dut s’aplatir contre la paroi pour laisser le passage à un énorme diagnosticien Tralthien qui le croisa distraitement, tandis que la minuscule forme de vie OTSB presque inintelligente qui vivait en symbiose avec lui s’accrochait au cuir de son dos. Il importait peu à Conway de s’écarter devant les diagnosticiens. Il les admirait énormément et l’association des Tralthiens et de leurs OTSB engendrait les meilleurs chirurgiens de toute la Galaxie. Mais, par ailleurs, les autres membres du personnel qu’il rencontra — des infirmières de la classification DBLF pour la plupart, et quelques oiseaux LSVO — s’écartèrent devant lui. Ce qui lui prouva à quel point les nouvelles se propageaient vite à l’intérieur de l’hôpital, parce qu’il portait toujours son ancien brassard.


La créature qui l’attendait au sas numéro huit ramena rapidement sa grosse tête à des dimensions normales. C’était une de ces infirmières qui possédaient sept paires de jambes et qui étaient couvertes de fourrure. Elle commença à pousser des cris et à gémir dès qu’elle l’aperçut. Le langage des DBLF était inintelligible, mais le bloc traducteur de Conway convertissait les sons qu’elle émettait en anglais, comme il le faisait pour tous les grognements, gazouillis et gloussements, que l’on pouvait entendre dans tout l’hôpital.

— Je vous attends depuis plus de sept minutes, dit-elle. On m’a demandé de venir pour une urgence, mais je constate que vous avez pris tout votre temps …

Comme toutes les phrases traduites, celle-ci avait été plate et elle avait perdu tout son contenu émotionnel. La DBLF pouvait donc plaisanter, ou même faire une simple constatation, sans pour autant lui manquer de respect. Conway en doutait fort, mais il savait que perdre son calme à ce stade serait futile.

Il respira profondément, avant de répondre :

— J’aurais pu vous épargner quelques minutes d’attente en courant tout le long du chemin. Je m’en suis abstenu pour la simple raison que de manifester de la hâte dans ma position ferait très mauvaise impression. Les gens penseraient que je suis paniqué, et que je n’ai pas confiance en mes capacités. Sachez donc, pour votre gouverne, que je ne prenais pas tout mon temps, mais que je marchais d’un pas confiant et assuré.

Le son qu’émit la DBLF était intraduisible.

Conway pénétra dans le tube d’embarquement en précédant l’infirmière, et quelques secondes plus tard ils sortirent du sas. Sur l’écran arrière de la navette, les lumières disséminées de l’hôpital se regroupèrent et diminuèrent de volume, tandis que Conway commençait à s’inquiéter.

Ce n’était pas la première fois qu’il était envoyé sur une épave, et il connaissait fort bien les techniques de forage. Mais il venait de prendre conscience qu’il portait à présent toute la responsabilité de ce qui se produirait. Il ne pourrait pas demander de l’aide, si les choses tournaient mal. Il n’avait jusqu’alors jamais eu besoin d’être épaulé, mais il était réconfortant de savoir qu’il était possible de faire appel à une autre personne. Il ressentait le besoin impérieux de partager une partie de ses responsabilités nouvellement acquises avec quelqu’un, le Dr. Prilicla, par exemple ( cet être arachnéen, doux, sensible et empathique, qui avait été assistant dans la section pédiatrique ) ou n’importe quel autre de ses collègues humains ou non-humains.

Durant le voyage jusqu’à l’épave, l’infirmière DBLF, qui lui apprit qu’elle se nommait Kursedd, mit à rude épreuve sa patience. Cette créature manquait totalement de tact, et bien que Conway connût les raisons de ce défaut, il lui était difficile de ne pas en faire cas.

L’espèce à laquelle appartenait Kursedd n’était pas télépathe, mais les membres de cette race pouvaient connaître les pensées de leurs congénères avec une assez grande précision, par l’observation des expressions de leurs interlocuteurs. Avec quatre yeux extensibles, deux antennes auditives, un manteau de fourrure qui pouvait avoir la douceur de la soie ou se dresser comme les poils d’un chien sortant de l’eau, plus divers autres traits mobiles et expressifs, il était compréhensible que ces chenilles n’eussent jamais pris la peine d’apprendre la diplomatie. Invariablement, ces créatures disaient ce qu’elles pensaient, parce que pour leurs semblables leurs pensées étaient de toute façon évidentes, et ne pas être sincère eût été stupide et inutile.

Puis la navette glissa brusquement en direction du croiseur des Moniteurs, et de l’épave qui était collée contre son flanc.


Hormis pour sa couleur orange, ce vaisseau rappelait à Conway toutes les autres épaves qu’il avait déjà vues. Dans une certaine mesure, les vaisseaux spatiaux ressemblaient aux êtres vivants. Une fin brutale leur ôtait toute individualité. Conway donna l’ordre à Kursedd de faire le tour de l’épave, puis il se rendit auprès du panneau d’observation avant.

La structure interne de l’épave lui était révélée par l’accident qui l’avait pratiquement tranchée en deux. C’était du métal sombre, absolument normal, et la coloration voyante de la coque devait être due à une couche de peinture. Conway classa ce renseignement dans un recoin de son esprit, car les teintes utilisées pourraient lui servir de guide pour déduire quel était le champ de perception visuelle de ses occupants, ainsi que le degré d’opacité ou de transparence de leur atmosphère. Quelques minutes plus tard, il estima qu’il ne pourrait rien obtenir de plus d’un examen extérieur, et il fit signe à Kursedd d’arrimer leur navette au Sheldon.

Le petit vestibule du sas du croiseur était bondé de Moniteurs qui fixaient et touchaient précautionneusement un appareil à l’aspect étrange, sans doute retiré de l’épave, qui était posé sur le pont. L’on entendait le jargon technique d’une demi-douzaine de spécialistes, et personne n’accorda la moindre attention au médecin et à l’infirmière tant que Conway ne se fut pas éclairci la voix avec bruit. Puis un officier qui portait un insigne de commandant, un homme grisonnant au visage maigre, se détacha de la foule et vint vers eux.

— Summerfield, capitaine, dit-il sur un ton cassant tout en adressant un autre regard à la chose qui était posée sur le sol, derrière lui. Je parie que vous êtes les petits génies de cet hôpital ?

Conway se sentit irrité. Il pouvait naturellement comprendre ce que ressentait le capitaine. Il était très rare de découvrir un vaisseau interstellaire appartenant à une culture inconnue, et l’on pouvait y découvrir des trésors inestimables sur le plan technologique. Mais Conway voyait les choses sous un autre angle. La technique des autres civilisations avait moins d’importance à ses yeux que l’étude, la recherche, et la guérison éventuelle d’une nouvelle forme de vie. Ce fut pour cette raison qu’il ne perdit pas de temps en vains préambules.

— Capitaine Summerfield, nous devons découvrir quel est le milieu naturel du survivant afin de le reproduire le plus rapidement possible, tant dans l’hôpital que dans la navette qui nous a amenés jusqu’ici. Est-il possible que quelqu’un nous fasse visiter l’épave ? Un officier, de préférence, qui ait une connaissance …

— Certainement, l’interrompit Summerfield.

Conway pensa qu’il allait ajouter quelque chose, mais il haussa les épaules et se tourna.

— Hendricks !

Un lieutenant apparemment épuisé qui portait la moitié inférieure d’une combinaison spatiale vint les rejoindre. Le capitaine fit de rapides présentations, puis il retourna se pencher sur l’appareil énigmatique qui était posé sur le pont.

— Il va vous falloir des scaphandres lourds, dit Hendricks. Je peux en fournir un au Dr. Conway, mais le Dr. Kursedd est un DBLF, et …

— Aucun problème, dit-elle. Ma combinaison se trouve dans la navette. Si vous voulez bien attendre cinq minutes …


L’infirmière pivota et ondula en direction du sas. Sa fourrure se soulevait et retombait en vagues lentes qui couraient depuis les rares poils épars de son cou jusqu’au buisson touffu de sa queue. Conway avait été sur le point de corriger l’erreur d’Hendricks concernant le statut véritable de Kursedd, mais il avait brusquement compris que d’être appelée « docteur » avait engendré une intense réponse émotionnelle de sa part. Ce plissement de fourrure avait certainement une signification ! N’étant pas lui-même un DBLF, Conway ne pouvait dire si c’était une expression de plaisir ou de fierté, pour avoir été prise pour un médecin, ou si elle riait simplement de l’erreur du Moniteur. Mais cela n’avait pas grande importance, et Conway décida de se taire.

II

Hendricks s’adressa à nouveau à Kursedd en employant le terme de docteur, lorsqu’ils pénétrèrent dans l’épave, mais cette fois l’expression de la DBLF fut cachée par sa combinaison spatiale.

— Que s’est-il passé ? demanda Conway en regardant autour de lui. Un accident, une collision, ou quoi d’autre ?

— Nous pensons qu’une des deux paires de générateurs, qui maintenaient le vaisseau dans l’hyperespace durant un déplacement à une vitesse supérieure à celle de la lumière, a flanché pour une raison inconnue. Cette moitié du vaisseau est revenue dans l’espace normal, ce qui l’a brusquement ralentie et a eu pour effet de briser l’appareil en deux. La section qui contenait les générateurs défectueux est restée en arrière, parce que les propulseurs de l’autre partie du vaisseau ont dû rester opérationnels durant une ou deux secondes.

« Divers systèmes de sécurité se sont enclenchés pour circonscrire la zone sinistrée, mais le choc a pratiquement détruit l’appareil et ils n’ont guère été efficaces. Cependant, un signal de détresse a été émis, et nous avons eu la chance de le capter. Il doit toujours rester de l’atmosphère, quelque part, parce que nous pouvons entendre le survivant se déplacer. Mais je ne peux m’empêcher de penser à l’autre moitié de l’appareil. Elle n’a pas, ou n’a pas pu, émettre un signal de détresse, car autrement nous l’aurions capté lui aussi. Il est possible que quelqu’un ait également survécu dans l’autre partie du vaisseau.

— Espérons que ce n’est pas le cas, déclara Conway. Mais nous sommes ici pour sauver cette créature. Comment pouvons-nous nous en approcher ?

Hendricks examina les ceintures G de leurs combinaisons, ainsi que leurs réservoirs d’air.

— C’est impossible, pour l’instant tout au moins. Suivez-moi, je vais vous en montrer la raison.


Conway se souvenait que O’Mara avait fait allusion à certaines difficultés rencontrées pour atteindre l’inconnu, et il avait supposé que des débris barraient le passage. Mais l’air compétent de ce lieutenant, et l’efficacité du corps des Moniteurs en général, lui donnaient à présent à penser que leurs ennuis n’étaient pas d’une nature ordinaire.

Cependant, comme ils pénétraient dans l’épave, il nota que l’intérieur du vaisseau était remarquablement dégagé. Les débris inévitables flottaient autour d’eux, mais rien ne leur barrait le passage. Ce ne fut que lorsque Conway regarda de plus près tout ce qui l’entourait qu’il put véritablement constater l’étendue des dégâts. Il n’y avait plus une seule installation, support de paroi, ou section de blindage, qui ne fût soit branlant, soit fissuré, ou dont les joints avaient cédé. À l’autre extrémité du compartiment dans lequel ils venaient de pénétrer, il put voir qu’on avait pratiqué une ouverture au chalumeau dans une lourde porte. Il nota également sur son pourtour des traces de la colle à prise rapide que l’on utilisait pour installer un sas provisoire.

— Voilà quel est notre problème, dit Hendricks qui avait remarqué l’expression interrogatrice de Conway. L’accident a failli détruire complètement le vaisseau. Si nous n’étions pas en apesanteur, il s’écroulerait autour de nous comme un château de cartes.

Il s’interrompit pour aider Kursedd à franchir l’ouverture pratiquée dans la porte, avant de s’expliquer.

— Toutes les portes hermétiques ont dû se fermer automatiquement, mais en raison de l’état du vaisseau ce n’est pas parce qu’une porte est hermétiquement fermée qu’il reste nécessairement de l’air de l’autre côté. Et, bien que nous pensions avoir compris le mécanisme de commande nouvelle, nous ne pouvons pas être certains qu’en ouvrant un sas à l’aide de cette méthode, nous ne provoquerons pas l’ouverture de toutes les autres portes du vaisseau par la même occasion. Ce qui aurait pour conséquence la mort du survivant.

Conway entendit un bref soupir dans ses écouteurs, puis le lieutenant ajouta :

— Nous sommes donc obligés d’installer des sas à l’extérieur de chaque compartiment que nous atteignons, car s’il contient une atmosphère, la chute de pression ne sera que partielle lors du forage de la porte. Mais cela nous fait perdre énormément de temps, et nous ne pourrions aller plus vite sans mettre en danger le survivant.

— Il vous faudrait le concours d’autres unités de secours, dit Conway. Si vous n’êtes pas assez nombreux, nous pouvons vous envoyer les équipes de spécialistes de l’hôpital. Cela vous ferait gagner du temps …

— Non, docteur. Pourquoi croyez-vous que nous nous sommes arrêtés à cinq cents miles de l’hôpital ? Tout prouve que ce vaisseau contient des réserves d’énergie considérables, et tant que nous n’en connaîtrons pas la nature exacte et où elles se trouvent, nous devrons nous montrer extrêmement prudents. Nous voulons sauver cet inconnu, comprenez-moi bien, mais nous ne tenons pas à tout faire sauter. Ne vous en a-t-on pas parlé, à l’hôpital ?

Conway secoua négativement la tête.

— Peut-être ne voulaient-ils pas m’inquiéter.

— Moi non plus, répondit Hendricks en riant. Franchement, les risques d’explosion sont infimes, à condition que nous prenions certaines précautions, naturellement. Mais si vos hommes envahissaient l’épave pour la découper de toutes parts au chalumeau, ce serait presque inévitablement la catastrophe.

Tout en discutant, ils avaient traversé deux autres compartiments et ils se trouvaient à présent dans une petite coursive. Conway avait noté au passage que l’intérieur de chaque pièce avait une couleur différente. La race du survivant, pensa-t-il, devait avoir des notions hautement individualistes quant au domaine de la décoration intérieure.

— Quand pensez-vous pouvoir l’atteindre ? demanda-t-il.

C’était une question simple et concise qui nécessitait une réponse longue et compliquée, expliqua tristement Hendricks. L’extra-terrestre avait fait connaître sa présence par des bruits, ou plus exactement par des vibrations que ses mouvements avaient engendrées dans la structure métallique du vaisseau. Mais en raison de l’état de l’épave et du fait que ses déplacements étaient de durée irrégulière, il était impossible de le localiser avec précision. Ils découpaient un passage vers le centre de l’épave, car ils estimaient que s’il devait subsister un compartiment encore étanche il ne pouvait se trouver que dans cette zone. De plus, ils n’avaient pu percevoir les derniers mouvements du survivant en raison du bruit et des vibrations provoqués par l’équipe de sauveteurs.

En résumé, il leur faudrait entre trois et sept heures.

Conway pensa qu’après l’avoir trouvé il leur faudrait encore prélever un échantillon de son atmosphère, l’analyser et la reproduire ; s’assurer de la pression et de ses besoins gravifiques ; le préparer pour le transfert jusqu’à l’hôpital et faire le maximum sur place pour ses blessures, avant qu’il pût être soigné convenablement.

— C’est bien trop long, déclara Conway, consterné. Nous allons devoir tout préparer avant de trouver notre patient … Nous y sommes contraints. Voilà ce que nous allons faire …

Rapidement, Conway donna l’ordre de faire arracher des plaques du sol, pour mettre à nu les grilles gravitationnelles qui se trouvaient au-dessous. Ce genre de choses n’était pas de son domaine, mais il ne faisait aucun doute que le lieutenant pourrait faire une estimation suffisamment précise de leur puissance. Toutes les races de la Galaxie qui naviguaient dans l’espace utilisaient la même méthode pour neutraliser ou recréer la gravité. Si l’espèce à laquelle le survivant appartenait employait un système différent, alors ils feraient aussi bien de renoncer immédiatement …

— On peut déduire les caractéristiques physiques de toutes les formes de vie à partir d’échantillons de leur nourriture, de la taille et de la puissance de leurs grilles gravifiques, et de l’air emprisonné dans des sections de tuyauterie. Un certain nombre de données de cette nature devrait nous permettre de reproduire son environnement habituel …

— Certains des objets qui flottent autour de nous sont peut-être des boîtes de conserve, fit remarquer Kursedd.

— C’est possible, mais nous devons tout d’abord obtenir et analyser un échantillon d’air. Cela nous donnera une idée approximative de son métabolisme, et nous permettra de faire la différence entre les boîtes qui contiennent de la peinture et celles qui contiennent du sirop …


Quelques secondes plus tard, la recherche du système d’alimentation en air du vaisseau était commencée. La tuyauterie qui traversait chaque compartiment d’un vaisseau spatial était nécessairement importante, mais le nombre de conduits visibles, même dans les plus petites cabines de cet appareil, le déconcertaient par leur complexité. Cette vision engendra un vague stimuli au fond de son esprit, mais ou ses centres d’association ne fonctionnaient pas correctement, ou le stimuli était trop faible, mais quoi qu’il en soit il ne put rien en déduire de positif.

Conway et les autres partaient du postulat suivant : si un compartiment pouvait être hermétiquement isolé, la tuyauterie qui amenait l’air dans cette section devait être munie de valves aux points d’entrée et de sortie. La découverte d’une section de conduit contenant de l’atmosphère n’était en conséquence qu’une question de temps. Mais le labyrinthe de tubes qui les entourait devait également être constitué par des réseaux d’alimentation et de contrôle des moteurs, dont certains étaient peut-être encore en fonction. Il fallait donc suivre chaque tuyau jusqu’à une cassure, qui permettait de l’identifier comme n’appartenant pas au système d’alimentation en air. C’était un procédé d’éliminations lent et décourageant, et Conway bouillait intérieurement de rage contre ce puzzle mécanique. Il aurait voulu que l’équipe qui se frayait un chemin dans l’épave entrât en contact avec le survivant, afin qu’il pût redevenir un médecin au lieu de tenir ce rôle de technicien empoté.

Deux heures plus tard, il ne restait plus qu’un gros conduit qui devait constituer la sortie, et un faisceau de tuyaux métalliques qui devait être l’alimentation en air.

Il y avait sept entrées !

— Un être qui a besoin de sept éléments chimiques … commença Hendricks, avant de se taire, médusé.

— Un seul de ces tuyaux doit contenir l’élément principal, fit remarquer Conway. Les autres doivent apporter des traces de gaz, ou des composants inertes, tel l’azote dans notre propre atmosphère. Si les valves régulatrices qui se trouvent sur chaque conduit ne se sont pas fermées lorsque le compartiment a perdu sa pression, nous pourrons déterminer les proportions du mélange.

Conway parlait avec confiance, mais au fond de lui-même il ne ressentait pas la même assurance. Il avait un sombre pressentiment.

Kursedd s’avança. L’infirmière sortit de sa trousse un petit chalumeau, puis elle régla la flamme pour en faire une fine aiguille incandescente de dix-huit centimètres de long, qu’elle amena doucement au contact d’un des sept tuyaux d’entrée. Conway s’approcha en tenant un tube à échantillon ouvert.

Une vapeur jaunâtre jaillit brusquement, et Conway se précipita. Son flacon ne contenait guère plus que du vide, mais la quantité de gaz suffirait pour une analyse. Kursedd attaqua un autre tube.

— À en juger par l’aspect, je dirais que c’est du chlore, dit-elle alors qu’elle poursuivait son travail. Et si le chlore est le composant principal de cette atmosphère, une salle PVSJ modifiée pourrait convenir au naufragé.

— Je n’ai pas l’impression que ce soit aussi simple que cela, lui répondit Conway.

À peine avait-il terminé sa phrase, qu’un jet de vapeur blanche sous pression emplit la pièce d’un épais brouillard. Kursedd bondit instinctivement en arrière, et elle écarta la flamme du tuyau percé. La vapeur devint un liquide clair qui forma des sphères qui bouillonnaient furieusement autour d’eux. Cela ressemblait à de l’eau et avait les mêmes réactions que ce liquide, pensa Conway alors qu’il prélevait un autre échantillon.

Lors de la troisième perforation, la flamme, qui resta un instant dans le jet de gaz qui s’échappait, s’enfla et sa brillance augmenta. Cette réaction ne pouvait prêter à erreur.

— De l’oxygène, dit Kursedd qui exprimait tout haut la pensée de Conway. Ou un gaz qui contient une grande proportion d’oxygène, en tout cas.

— L’eau ne m’intrigue pas outre mesure, déclara Hendricks, mais le chlore et l’oxygène forment un mélange irrespirable.

— Je suis d’accord avec vous, répondit Conway. Pour toute créature qui respire du chlore, l’oxygène est un poison mortel, et vice versa. Mais un de ces gaz peut ne constituer qu’un infime pourcentage du tout, une simple trace. Il est également possible que les deux gaz ne soient que des éléments secondaires, et que nous n’ayons pas encore trouvé le composant principal.

Ils percèrent les quatre conduits restants et prélevèrent des échantillons. Cela prit quelques minutes pendant lesquelles Kursedd dut réfléchir à ce que venait de dire Conway, car juste avant de se rendre dans le laboratoire d’analyse de la navette, elle demanda :

— Si ces gaz ne sont présents qu’en infimes quantités, pourquoi ces éléments et ceux inertes, même l’oxydant ou son équivalent, ne sont-ils pas mélangés à l’avance et ne circulent-ils pas dans un unique conduit ? Nous n’avons qu’une seule évacuation.

Conway toussa. Cette même question le tourmentait depuis un moment, et il n’avait pu y trouver le moindre début de réponse.

— Je veux que ces échantillons soient analysés immédiatement, dit-il. Et dépêchez-vous ! Le lieutenant Hendricks et moi allons essayer de déduire quelle est la taille et quels sont les besoins de pression de l’inconnu. Et ne vous en faites pas, tout finira par s’expliquer.

— Il faut espérer que vous trouverez ces réponses pendant l’intervention chirurgicale, et non lors de l’autopsie, répondit Kursedd avant de les quitter.

Hendricks se mit à soulever les plaques du sol pour atteindre les grilles gravitationnelles. Conway estima qu’il savait exactement ce qu’il faisait, aussi le laissa-t-il seul et se mit-il à la recherche du mobilier.

III

Cette épave ne ressemblait à aucune autre. Généralement, tous les objets mobiles, ainsi qu’un bon nombre d’objets censés être fixes, étaient projetés en direction du point d’impact. Ici, cependant, un choc violent et bref avait fait céder presque tous les boulons, rivets et soudures du vaisseau. Quant aux meubles, qui étaient déjà les objets les plus facilement endommagés lors de n’importe quel accident, ils avaient été entièrement détruits.

Un fauteuil ou un lit permettaient de déduire avec suffisamment de précision la forme, la position, et le nombre de membres de son utilisateur ; s’il possédait un tégument dur ou s’il avait besoin d’un rembourrage artificiel pour augmenter son confort. Une étude des matériaux et de la conception du mobilier pouvait renseigner sur la gravité qui était considérée comme normale. Mais Conway n’eût pas cette chance.

Les fragments et les morceaux qui flottaient en apesanteur dans chaque cabine provenaient en majorité de divers meubles, mais vouloir leur donner un sens eût été comme de vouloir reconstituer une quinzaine de puzzles aux pièces mélangées. Un court instant, Conway pensa faire appel à O’Mara, mais il décida de ne pas le faire. Le commandant ne serait pas intéressé par ses problèmes.

Il fouillait les ruines de ce qui avait dû constituer une rangée de placards, espérant toujours trouver une réponse sous la forme d’un vêtement ou de la photo d’une pin-up extra-terrestre, lorsque Kursedd l’appela.

— Les analyses sont terminées, dit-elle. Pris séparément, les échantillons n’ont rien de bien surprenant, mais une fois réunis ils forment une atmosphère mortelle pour toute créature qui possède un système respiratoire. On peut les mélanger de toutes les façons possibles, on obtient toujours une substance dense et empoisonnée.

— Soyez plus explicite, dit durement Conway. Je veux des données, pas votre opinion.

— En plus des gaz déjà identifiés, j’ai trouvé de l’ammoniaque, du C02, et deux gaz inertes. Ensemble, et quelle que soit la combinaison, ils forment une atmosphère pesante, empoisonnée, et totalement opaque …

— C’est impossible. Vous avez pu constater que les compartiments sont peints, et qu’on a plus spécialement utilisé des teintes pastel. Des êtres qui vivent dans une atmosphère opaque ne peuvent pas être sensibles à des variations subtiles de couleur …

— Docteur Conway, les interrompit la voix d’Hendricks. J’ai terminé l’examen de cette grille. Jusqu’à preuve du contraire, elle peut être réglée pour exercer une attraction de cinq G.

Une gravité cinq fois supérieure à celle terrestre allait de pair avec une pression atmosphérique élevée. Tout prouvait que l’être respirait une soupe empoisonnée, mais il fallait que ce fut un bouillon clair, pensa rapidement Conway. Et cela impliquait également d’autres facteurs bien plus graves.

— Dites aux membres des équipes de sauvetage de se montrer prudents, sans pour autant qu’ils ralentissent leur travail, si c’est possible, dit-il à Hendricks. Toute créature qui vit sous cinq G doit posséder de bons muscles, et il arrive souvent que les naufragés perdent l’esprit et deviennent fous furieux.

— Je vois ce que vous voulez dire, répondit Hendricks avant de couper la communication.

Conway s’adressa à nouveau à Kursedd.

— Vous avez entendu le rapport du lieutenant. Essayez ces combinaisons sous forte pression. Et souvenez-vous que je veux obtenir une atmosphère transparente !

Il y eut un long silence, puis :

— Très bien. Mais je dois préciser que j’ai horreur de perdre mon temps, même lorsque j’en reçois l’ordre.

Conway parvint à se maîtriser plusieurs secondes, puis un cliquetis dans ses écouteurs lui apprit que la DBLF avait raccroché. Il laissa ensuite échapper quelques paroles qui, même émotionnellement filtrées par le traducteur, n’auraient laissé aucun doute sur ses sentiments à Kursedd.

Mais, lentement, la colère qu’il éprouvait envers cette infirmière stupide, vaniteuse, et impertinente, commença à s’estomper. Conway se reprit : Kursedd n’était peut-être pas stupide, bien qu’elle fût certainement tout le reste. En supossant qu’elle ait eu raison à propos de l’opacité de l’atmosphère, où cela pouvait-il les mener ? La réponse était un autre élément contradictoire.

L’épave ne renfermait que des contradictions, pensa-t-il avec découragement. La conception et la construction n’étaient pas typiques d’une espèce qui vivait sous forte gravité, mais les grilles pouvaient engendrer jusqu’à cinq G. Et les couleurs des différentes salles désignaient une espèce dont la gamme de perception visuelle était proche de celle de Conway. Cependant, s’il fallait en croire Kursedd, l’atmosphère dans laquelle évoluaient ces êtres était telle qu’il aurait fallu disposer d’un radar pour s’y diriger. Pour ne pas mentionner le système inutilement compliqué d’alimentation en air et là couleur étrange de la coque …

Pour la vingtième fois, Conway essaya de trouver un sens logique aux données dont il disposait, mais en vain. Peut-être que s’il attaquait le problème sous un angle différent …

Il abaissa brusquement l’interrupteur de son émetteur radio.

— Lieutenant Hendricks, voudriez-vous me mettre en communication avec l’hôpital ? Je désire parler à O’Mara. J’aimerais également que le capitaine Summerfield, vous-même, et Kursedd, soyez en ligne. Pouvez-vous préparer ça ?

Hendricks répondit par un borborygme affirmatif, avant d’ajouter :

— Attendez une minute.


Entrecoupées par des cliquetis, des bourdonnements et des bips, Conway entendit les voix d’Hendricks, du radio du Sheldon qui appelait l’hôpital et qui demandait à Summerfield de venir dans la salle des communications, et celle traduite et plate d’un radio de l’hôpital. Un peu avant la fin de la minute de délai demandée, et alors que Conway pouvait encore entendre les diverses conversations, la voix sèche et familière de O’Mara aboya :

— Ici le psychologue en chef. Allez-y.

Le plus brièvement possible, Conway expliqua la situation, son manque de progrès dans l’obtention de données significatives, et il énuméra les renseignements contradictoires qu’il avait découverts.

— … L’équipe de secours se dirige vers le centre de l’épave, ajouta-t-il, parce que c’est le point où nous avons le plus de chances de trouver le survivant. Mais il est peut-être bloqué dans une poche d’air, quelque part ailleurs, et nous devrons fouiller chaque compartiment du vaisseau pour le découvrir. Cela risque de prendre plusieurs jours, et le naufragé, s’il vit toujours, ne peut pas attendre si longtemps.

— Cela pose effectivement un problème, professeur. Que comptez-vous faire ?

— Eh bien, répondit évasivement Conway, je pense que si on pouvait me faire un tableau d’ensemble de la situation, cela m’aiderait. Si le capitaine Summerfield m’expliquait comment l’épave a été découverte, quelle était sa position et quelles ont été ses impressions personnelles. Par exemple, est-ce qu’en prolongeant sa ligne de vol, nous ne pourrions pas découvrir quelle est sa planète d’origine ? Cela résoudrait …

— Je crains bien que non, professeur, intervint Summerfield. En prolongeant le plan de vol, nous avons découvert que le vaisseau était passé près d’un système assez proche, mais le système en question a été exploré il y a plus d’un siècle, et il a été enregistré sous la rubrique des mondes pouvant être colonisés. Comme vous le savez, cela implique qu’il est dénué de toute vie intelligente. Aucune race ne pourrait passer de la non-existence à une civilisation spatiale en une centaine d’années. L’épave ne peut être originaire de ce système. En prolongeant la ligne dans l’autre sens, nous n’arrivons nulle part. L’espace intergalactique, pour être précis. À mon avis, l’accident a dû provoquer une modification radicale de la trajectoire, et la position de l’épave et son plan de vol, lorsque nous l’avons trouvée, n’ont aucune signification.

— Tant pis, dit tristement Conway, avant d’ajouter avec plus d’énergie : Mais l’autre partie du vaisseau doit bien se trouver quelque part. Si nous pouvions découvrir cette épave, surtout si elle contient le corps, ou les corps, des autres membres de l’équipage, cela résoudrait tous nos problèmes ! J’admets que c’est une façon détournée d’y parvenir, mais en raison de la lenteur de nos progrès, ce serait sans nul doute la méthode la plus rapide. Je veux qu’on recherche l’autre moitié du vaisseau, conclut Conway qui attendit ensuite l’explosion.

Le capitaine Summerfield prouva qu’il possédait les réflexes les plus rapides en parlant le premier.

— C’est absolument impossible ! Vous ne savez pas ce que vous demandez ! Il faudrait deux cents appareils, ou plus … toute la flotte d’un secteur, afin de couvrir cette zone assez rapidement pour que ce renseignement puisse vous être utile. Et tout cela dans l’espoir de trouver un cadavre que vous pourrez autopsier. Non, je sais que pour vous la vie est sacrée au point de vous faire oublier toutes les considérations matérielles, mais cela frôle le ridicule. De plus, je n’ai pas l’autorité nécessaire pour donner de tels ordres, ou même pour suggérer une telle opération …

— L’hôpital la possède, intervint O’Mara avant de s’adresser à Conway. Vous jouez votre tête, professeur. Si ce déploiement de forces permet de sauver la vie du patient, personne ne vous reprochera quoi que ce soit, et il est même possible que le corps des Moniteurs vous félicite pour lui avoir permis de mettre la main sur une nouvelle espèce intelligente. Mais si le naufragé devait mourir, ou si vous ne deviez découvrir qu’un cadavre lorsque vous l’atteindrez, professeur, tout vous retombera sur le dos.

En réfléchissant calmement et objectivement à la situation, Conway ne pouvait dire qu’il se sentait plus concerné par ce survivant que par ses autres patients, et de toute façon pas au point de vouloir jouer sa carrière et son titre nouvellement acquis, dans le faible espoir de le sauver. C’était surtout la curiosité qui le poussait, et la vague impression que les données contradictoires dont il disposait déjà faisaient partie d’un ensemble plus vaste dont l’importance dépassait de beaucoup celle de l’épave et de son unique survivant. Les extraterrestres ne construisaient pas des vaisseaux dans l’unique but de déconcerter les médecins terriens, et tout cela devait obligatoirement avoir un sens.

Un instant, Conway pensa avoir troublé la réponse. Une image indistincte grandissait à la limite de son esprit … Elle fut brusquement entièrement effacée par la voix excitée d’Hendricks.

— Professeur, nous avons trouvé le survivant !

Lorsque Conway le rejoignit, quelques minutes plus tard, il découvrit qu’un sas portable avait déjà été installé. Hendricks et les hommes des équipes de secours parlaient entre eux en collant leurs casques, afin de ne pas utiliser leurs radios. Mais Conway fut encore plus surpris de constater que la toile plastique du sas était tendue.

Il y avait de la pression à l’intérieur.

Hendricks brancha aussitôt sa radio.

— Vous pouvez entrer, professeur. À présent que nous l’avons trouvé, nous pouvons utiliser la porte, plutôt que d’ouvrir un passage en son centre. — Il désigna la toile tendue et ajouta : — La pression intérieure est d’environ six kilos.

C’était relativement peu, pensa Conway. En tenant compte que le naufragé vivait normalement sous cinq G, la pression atmosphérique aurait dû être énorme. Il espérait que l’inconnu avait pu rester en vie malgré la diminution de pression atmosphérique. Il avait dû se produire une déperdition d’air depuis l’accident, pensa-t-il. Mais la pression interne de la créature s’était peut-être suffisamment ajustée pour la maintenir en vie.

— Prélevez un échantillon d’atmosphère, Kursedd, et grouillez-vous ! ordonna Conway.

Une fois qu’il en connaîtrait la composition, il leur suffirait d’augmenter la pression lorsque la créature se trouverait dans la navette.

— Je veux que quatre hommes se rendent immédiatement à la navette, ajouta-t-il. Nous aurons besoin d’équipements spéciaux pour emporter le survivant hors de cette salle et nous n’aurons pas de temps à perdre.


Il pénétra dans le petit sas avec Hendricks. Le lieutenant vérifia les fermetures étanches, puis il actionna la commande manuelle placée près de la porte, avant de se redresser. Un craquement dans la combinaison de Conway lui indiqua une augmentation de pression, tandis que l’air du compartiment pénétrait dans le sas. C’était une atmosphère transparente, nota-t-il avec satisfaction, et non l’épaisse purée de pois qu’avait prévue Kursedd. La porte hermétique se déplaça un peu, hésita, comme elle pénétrait dans un renfoncement de la paroi, puis elle glissa entièrement dans un mouvement rapide.

— N’entrez que si je vous le demande, dit doucement Conway.

Il pénétra à l’intérieur du compartiment. Dans ses écouteurs il perçut un grognement d’assentiment d’Hendricks, suivi par la voix de Kursedd qui annonçait qu’elle avait commencé l’enregistrement.

Conway recevait toujours un choc lorsqu’il se trouvait pour la première fois en présence d’une créature appartenant à un nouveau type physiologique. Son esprit essayait de comparer ses caractéristiques physiques à celles d’espèces déjà connues, et que cela fût un succès ou un échec, cela ne lui prenait habituellement que très peu de temps.

— Conway ! dit sévèrement O’Mara. Vous êtes-vous endormi ?

Conway avait oublié O’Mara, Summerfield, et tous les opérateurs radio qui étaient en communication avec lui. Il s’éclaircit la voix, avant d’expliquer rapidement :

— L’être à la forme d’un anneau, ou plutôt d’une grosse chambre à air. Son diamètre extérieur est d’environ deux mètres soixante-dix, et l’épaisseur de son corps varie entre soixante et quatre-vingt-dix centimètres. Sa masse paraît être environ quatre fois supérieure à la mienne. Je ne remarque aucun mouvement, et je ne vois aucune trace de blessure physique.

Il prit une profonde inspiration, avant d’ajouter :

— Le tégument est lisse, brillant, et de couleur grise, là où il n’est pas recouvert par des incrustations brunes et épaisses. La partie brune, qui masque plus de la moitié de sa peau, semble d’origine cancéreuse. Mais c’est peut-être une sorte de camouflage, ou encore le résultat de la brusque décompression.

« La surface extérieure de l’anneau possède une double rangée de courts tentacules, à présent repliés contre le corps. Je compte cinq paires de ces appendices, et rien ne peut indiquer une quelconque spécialisation. Je n’aperçois pas non plus d’organes visuels ou nutritionnels. Je vais aller l’examiner de plus près.

Il ne perçut aucune réaction visible tandis qu’il s’approchait de la créature, et il commença à se demander s’il n’était pas déjà trop tard. Il ne voyait toujours pas de bouche, ou d’yeux, mais il distinguait à présent de petits orifices semblables à des ouïes, et une protubérance qui faisait penser à une oreille. Il se pencha et effleura du doigt un des membres repliés.

L’être sembla exploser.


Conway fut projeté sur le sol. Tout son bras droit était engourdi par le choc qui, s’il n’avait pas porté son scaphandre lourd, lui aurait brisé le poignet. Frénétiquement, il activa sa ceinture G afin de rester collé au sol, puis il recula lentement en direction de la porte. Les nombreuses questions qu’il entendait dans ses écouteurs finirent par pouvoir être classées en deux catégories principales : Pourquoi avait-il hurlé ? Que signifiaient les bruits de choc qu’ils avaient entendus ?

— Heu … J’ai la preuve que la créature est toujours vivante …

Hendricks, qui l’observait, émit un son étranglé.

— Je ne crois pas avoir déjà vu quelque chose possédant plus de vitalité, murmura-t-il sur un ton craintif.

— Cessez de dire des absurdités, vous deux ! cria O’Mara. Que se passe-t-il ?

Conway pensa qu’il était difficile de répondre à cette question, tandis qu’il observait la chambre à air qui roulait et rebondissait en tous sens dans le compartiment. Le contact physique avec le survivant avait déclenché chez ce dernier une réaction de panique, et alors que Conway avait été la cause du premier réflexe, tout ce qu’il touchait à présent, ( murs, sol, ou débris qui flottaient dans la pièce ) provoquait le même résultat. Cinq paires de tentacules, puissants et flexibles, s’étendaient selon un arc de soixante centimètres de rayon, et leur force projetait la créature d’un côté et de l’autre. Quelle que fût la partie de l’anneau qui entrait en contact avec un corps solide, il rebondissait aveuglément dans toutes les directions.

Conway gagna l’abri du sas portable, comme un heureux hasard laissait l’extra-terrestre en suspension au centre de la pièce. Il tournait lentement sur lui-même et ressemblait de façon surprenante aux stations spatiales du passé. Mais il dérivait à nouveau en direction du mur, et Conway devait prendre la situation en main avant qu’il ne se mît à rebondir en tous sens.

— Nous avons besoin d’un filet à mailles fines de taille cinq, dit-il sans répondre à O’Mara. D’une enveloppe de plastique pour le recouvrir, et de pompes. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’il veuille coopérer avec nous, pour l’instant. Lorsqu’il sera immobilisé et placé dans cette enveloppe, nous y insufflerons une partie de l’atmosphère ambiante, ce qui le maintiendra en vie durant le transport jusqu’à la navette. Entretemps, Kursedd devrait être prête à l’accueillir. Mais grouillez-vous pour ce filet, bon Dieu !

Conway ne pouvait comprendre comment une forme de vie qui vivait habituellement sous une forte pression atmosphérique, pouvait faire preuve d’une pareille activité dans ce qui devait constituer pour elle une atmosphère extrêmement raréfiée.

— Kursedd, où êtes-vous de cette analyse ? demanda-t-il brusquement.

La réponse mit si longtemps à lui parvenir que Conway croyait presque que l’infirmière avait rompu le contact avec lui. Mais, finalement, la voix lente et dénuée d’émotions répondit :

— Elle est terminée. La composition de l’air dans le compartiment où se trouve le naufragé est telle que, si vous ôtiez votre casque, vous pourriez la respirer sans dommage.

Conway, sidéré, pensa que de toutes les données contradictoires dont il disposait, celle-ci était la plus grande. Kursedd devait être également abasourdie, il le savait, et il éclata brusquement de rire en pensant à l’aspect que devait avoir sa fourrure.

IV

Six heures plus tard, après s’être furieusement débattu tout le long du chemin, le survivant était transféré dans la salle 310B : une petite chambre d’observation et de chirurgie qui jouxtait le bloc opératoire DBLF principal. À présent, Conway ne savait plus s’il souhaitait guérir ou achever la créature, et à en juger par les commentaires de Kursedd et des Moniteurs qui avaient aidé au transfert, il n’était pas le seul dans ce cas. Conway effectua un examen préliminaire, sans pour autant ôter le filet, qu’il termina en prélevant des échantillons de sang et des fragments de peau. Il envoya cela au laboratoire de pathologie, avec des étiquettes Très Urgent, de couleur rouge. Kursedd les porta à destination plutôt que de les confier au système pneumatique, parce que tous savaient que l’équipe du laboratoire était composé de daltoniens lorsqu’il était question d’étiquettes prioritaires. Finalement, il demanda des radioscopies du patient, et il laissa à Kursedd le soin de le surveiller tandis qu’il se rendait dans le bureau de O’Mara.

Lorsqu’il eût terminé son récit, le psychologue lui répondit :

— Le plus difficile est fait, à présent. Mais je suppose que vous désirez vous occuper de ce patient jusqu’au bout, n’est-ce pas ?

— Je … Je ne le pense pas.

O’Mara fronça les sourcils.

— Si vous voulez laisser tomber, dites-le franchement. J’ai horreur des tergiversations.

Conway respira profondément avant de répondre lentement :

— Je tiens à m’occuper de ce cas. Le doute que j’ai exprimé ne se rapportait pas à cette partie de votre phrase, mais à votre affirmation selon laquelle le plus dur serait fait. Ce n’est pas le cas. J’ai effectué un examen préliminaire du sujet, et lorsque les résultats des analyses me seront communiqués, j’entends en faire un autre bien plus détaillé. Je voudrais que le professeur Mannon, le docteur Prilicla, le colonel Skemton et vous même, soyez présents.

— Un choix étrange de talents divers, professeur. Voudriez-vous avoir l’amabilité de m’expliquer pourquoi vous avez besoin de nous ?

Conway hocha négativement la tête.

— Je préférerais attendre.

— Très bien, vous pouvez compter sur nous, répondit O’Mara avec une douceur visiblement forcée. Et je vous présente mes excuses pour avoir cru que vous vouliez abandonner, alors que vous vous contentiez de marmonner et de bâiller à tel point que je ne pouvais comprendre un traître mot à vos paroles. Maintenant, allez dormir, professeur, avant que je ne vous assomme.

Ce ne fut qu’à cet instant que Conway prit conscience de son extrême fatigue. Comme il se dirigeait vers sa chambre, il pensa que sa démarche était bien plus proche d’un pas traînant et las, que d’un pas confiant et assuré.


Le lendemain matin, Conway resta deux heures auprès de son patient, avant le début de la réunion qu’il avait demandé à O’Mara d’organiser. Tout ce qu’il avait découvert, c’est-à-dire pas grand-chose, rendait évident que rien de constructif ne pourrait être fait pour le patient sans le concours de spécialistes.

Le Dr. Prilicla, cette créature extrêmement fragile, arachnéenne, qui appartenait à la classification GLNO, fut le premier à venir le rejoindre. O’Mara et le colonel Skempton, l’officier responsable des services techniques, pénétrèrent ensemble dans la salle. Quant au professeur Mannon, qui avait été retenu par une opération dans le bloc DBLF, il arriva en retard et au pas de course. Il ralentit, puis il fit lentement et à deux reprises, le tour du patient.

— On dirait un pet-de-nonne, avec des moules collées autour, dit-il.

Tous le regardèrent.

— Ce ne sont pas des moules, corrigea Conway en poussant un appareil à rayons X, mais une grosseur que les types du labo de pathologie estiment être maligne. Et si vous l’observez à l’aide de cet appareil, vous pourrez constater que ce n’est pas non plus un pet-de-nonne. Cet être possède l’anatomie normale d’une créature DBLF : un corps cylindrique légèrement osseux, avec une musculature puissante. Le naufragé n’a pas la forme d’un anneau mais il en donne l’impression parce que, pour une raison que j’ignore, il a essayé d’avaler sa queue.

Mannon regarda attentivement l’écran. Il émit un borborygme d’incrédulité, puis il se redressa.

— C’est un vrai cercle vicieux, dit-il pour tout commentaire.

— Cette excroissance est plus épaisse là où la queue et la bouche du patient se rejoignent. En fait, cette partie est tellement distendue qu’il est presque impossible de distinguer la jonction. On peut supposer que cette grosseur provoque de la douleur, ou qu’elle est très irritante. Une démangeaison intolérable expliquerait pourquoi cette créature se mord la queue. À moins que sa position actuelle ne soit due à une contraction musculaire involontaire, provoquée par cette tumeur. Une sorte de spasme épileptique …

— Je préfère de beaucoup la seconde hypothèse, déclara Mannon. D’après l’écartement des mâchoires, ces dernières doivent être bloquées dans cette position depuis très longtemps.

Conway hocha la tête.

— Malgré la puissance des grilles gravitationnelles du vaisseau, dit-il, nous avons établi que les besoins du patient, tant en ce domaine que dans celui de la pression atmosphérique, sont très proche des nôtres. Ces ouïes qui s’ouvrent juste derrière la tête et qui n’ont pas encore été atteintes par la tumeur, sont des orifices respiratoires. Les ouvertures plus petites, partiellement couvertes par des rabats de chair, sont des oreilles. Notre patient peut donc entendre et respirer, mais pas se nourrir ou communiquer avec nous. Ne pensez-vous pas que nous devrions commencer par libérer sa bouche ?

Mannon et O’Mara hochèrent la tête en signe d’approbation. Prilicla étendit ses quatres appendices manipulateurs dans un geste ayant la même signification, et le colonel Skempton se mit à fixer le plafond en se demandant apparemment ce qu’il faisait là. Sans plus attendre, Conway le lui expliqua.

Tandis que lui-même et le professeur Mannon décideraient des procédés thérapeutiques à employer, le colonel et le Dr. Prilicla s’occuperaient du problème posé par la communication avec le patient. Grâce à ses facultés empathiques, le GLNO pourrait guetter une réaction, tandis que deux techniciens traducteurs de Skempton effectueraient des tests auditifs. Une fois que la longueur d’onde du patient serait connue, un appareil traducteur pourrait être modifié pour converser avec lui, et l’être serait à même de les aider à trouver un diagnostic et un traitement.

— Cette pièce est suffisamment bondée comme ça, dit sèchement le colonel. Je m’en occuperai personnellement.

Il décrocha le micro de l’interphone et donna l’ordre de faire apporter le matériel dont il avait besoin. Conway se tourna vers O’Mara.

— Laissez-moi deviner, dit le psychologue avant que Conway ne pût ouvrir la bouche. Vous m’avez réservé la tâche la plus facile : celle de rassurer le patient une fois que nous pourrons communiquer avec lui. Je devrai le convaincre que les deux bouchers que vous êtes ne lui veulent aucun mal.

— C’est exactement ça, répondit Conway en souriant, avant de reporter toute son attention sur le malade.

Prilicla leur apprit que le survivant ne percevait pas leur présence, et que ses radiations émotionnelles étaient si faibles, qu’il devait être à la fois inconscient et bien près d’un épuisement physique total. En dépit de cela, Conway leur conseilla de ne pas toucher le patient.

Conway avait déjà vu de nombreuses tumeurs malignes, mais celle-ci les surpassait toutes.

Comme l’écorce dure et fibreuse d’un arbre, elle couvrait entièrement la bouche du malade, ainsi que sa queue. Et pour augmenter encore leurs ennuis, la structure osseuse de la mâchoire, dont la connaissance serait d’une importance capitale lors de l’intervention chirurgicale, ne pouvait être vue clairement sur l’écran de l’appareil de radioscopie, parce que la tumeur était presque imperméable aux rayons X. Les yeux de l’être se trouvaient également quelque part, sous cette coquille épaisse et opaque, ce qui leur donnait une raison supplémentaire de faire preuve d’une extrême prudence.

Mannon désigna l’image brouillée que l’on pouvait voir sur l’écran, et il dit avec véhémence :

— Il ne se grattait pas pour soulager une quelconque démangeaison. Ses dents sont vraiment plantées dans sa chair. Sa queue est pratiquement sectionnée. Cela me fait plutôt penser à une posture épileptique. À moins que la créature ne soit masochiste, ce qui indiquerait un déséquilibre mental …

— Oh, bravo ! s’exclama avec dégoût O’Mara.

L’équipement de Skempton arriva. Prilicla et le colonel commencèrent à régler un traducteur pour le patient. Comme ce dernier était pratiquement inconscient, les sons test devaient avoir une très forte puissance pour atteindre son cerveau, et Mannon et Conway durent quitter la salle pour terminer leur discussion.

Une demi-heure plus tard, Prilicla vint leur dire qu’ils pouvaient à présent s’adresser au patient, mais que l’esprit de la créature ne semblait que partiellement consciente. Ils regagnèrent la salle en hâte.

O’Mara disait à la créature qu’ils étaient ses amis, qu’ils l’aimaient, et qu’ils éprouvaient une profonde sympathie pour elle. Il ajoutait qu’ils feraient tout ce qui était en leur pouvoir pour l’aider. Il parlait doucement dans son propre traducteur, et une série de cliquètements et de gloussements jaillissait de celui qui avait été placé près de l’oreille du patient. Dans les pauses qui entrecoupaient les phrases, Prilicla commentait les sentiments du naufragé.

— De la confusion, de la colère, et une grande peur, dit-il.

Durant plusieurs minutes, l’intensité et la nature des émotions restèrent semblables, et Conway décida de passer à la phase suivante. Il s’adressa à O’Mara.

— Dites-lui que je vais essayer de le toucher. Ajoutez que je le prie de bien vouloir m’excuser si cela le fait souffrir, mais que je n’ai pas l’intention de lui faire du mal.

Il prit une longue sonde dont l’extrémité avait la forme d’une aiguille, et il toucha doucement la zone où la tumeur était plus épaisse. Le GLNO ne nota aucune réaction. Apparemment, seul un contact sur la partie non encore atteinte par cette excroissance, pouvait déclencher des réactions violentes chez le patient. Conway eut l’impression d’avoir finalement obtenu un résultat.

Il débrancha le traducteur du patient.

— Je l’espérais. Si les zones malades sont insensibles à la douleur, nous devrions pouvoir, avec sa coopération, libérer la bouche sans utiliser un anesthésiant. Et pour l’instant nous ne pourrions endormir le patient sans lui faire courir un risque mortel, étant donné que nous ne savons pratiquement rien de son métabolisme. — Il se tourna brusquement vers Prilicla. — Êtes-vous certain qu’il entende et qu’il comprenne ce que nous disons ?

— Oui, professeur, répondit le GLNO. Dès l’instant où vous parlez lentement et sans ambiguïté.

Conway rebrancha le traducteur.

— Nous allons vous aider. Nous allons tout d’abord vous rendre capable de reprendre une position naturelle en libérant votre bouche, et ensuite nous vous débarrasserons de cette excroissance qui …

Le filet s’enfla brusquement, comme cinq paires de tentacules fouettaient furieusement l’air de tous côtés. Conway bondit en arrière et poussa un juron, à la fois irrité envers le patient et envers lui-même. Il se reprochait d’avoir voulu brûler les étapes.

— Peur et colère, commenta Prilicla. Cet être … Il semble avoir des raisons valables pour manifester de telles émotions.

— Mais pourquoi ? J’essaye de l’aider …

Les mouvements frénétiques du malade se firent encore plus violents, et le corps fragile et grêle de Prilicla se mit à trembler sous l’impact de la tornade émotionnelle qui provenait de l’esprit du survivant. Un de ses tentacules, un membre qui prenait naissance dans la partie couverte par la tumeur, s’emmêla dans le filet et fut arrachée.

« Une telle panique irraisonnée, » pensa tristement Conway. Mais Prilicla venait de dire que cela était justifié. Il jura. Même les réactions de l’esprit de cette créature étaient contradictoires.

— Ça alors ! explosa Mannon, lorsque le patient se fut à nouveau calmé.

— Peur, colère, et haine, commenta le GLNO. On dirait qu’il ne désire pas que vous l’aidiez.

— Cette bestiole est vraiment malade, fit remarquer O’Mara.

Ces paroles semblaient faire écho à une pensée de Conway qui s’imposait de plus en plus à son esprit. O’Mara avait naturellement voulu faire allusion à l’état mental du patient, mais cela importait peu. « Une bestiole vraiment malade … » C’était la clé du puzzle, et les autres morceaux commençaient à prendre place autour de lui. L’image était toujours incomplète, mais un nombre suffisant de pièces était en place pour que Conway se sentit horriblement effrayé.

Lorsqu’il parla, sa voix était méconnaissable.

— Merci, messieurs. Je vais devoir trouver une autre méthode d’approche. Lorsque j’y serai parvenu, je vous le ferai savoir …

Conway désirait qu’ils sortent tous, et qu’ils le laissent réfléchir tranquillement. Il aurait également voulu fuir et se cacher quelque part, mais il n’y avait probablement nulle part, dans toute la Galaxie, où il serait à l’abri de ce qu’il redoutait.

Ils le fixaient tous et leurs expressions reflétaient un mélange de surprise, d’inquiétude et de gêne. Les patients qui refusaient d’être soignés étaient nombreux, mais les médecins ne renonçaient pas pour autant au premier signe de résistance. Ils devaient penser qu’il avait le trac devant ce qui s’annonçait comme devant être une opération déplaisante et techniquement difficile, et ils essayaient de le rassurer. Même Skempton lui fit une suggestion.

— … Si votre principal problème est posé par un anesthésique sans danger, ne serait-il pas possible au service pathologique d’en élaborer un, à partir du cadavre d’un membre de cette espèce, par exemple ? Vous avez demandé que l’on recherche l’autre partie du vaisseau. Il me semble que vous avez à présent des raisons amplement suffisantes pour justifier une telle opération. Puis-je …

— Non !

À présent ils le dévisageaient vraiment. O’Mara, en particulier, arborait une expression de curiosité professionnelle.

— J’ai oublié de vous dire que Summerfield m’a contacté, dit Conway. Selon lui, les recherches prouvent que l’épave, au lieu de représenter la partie la moins accidentée du vaisseau, est celle qui a le plus souffert. L’autre partie ne s’est pas désintégrée dans l’espace, et elle a dû pouvoir poursuivre sa route à l’aide de ses propres propulseurs. Entreprendre des recherches serait en conséquence inutile.

Conway espérait désespérément que Skempton ne se ferait pas confirmer l’information par Summerfield. Il était vrai que le capitaine avait fait un nouveau rapport au sujet de l’épave, mais il n’avait jamais rien dit d’aussi catégorique. À la lumière de ce qu’il savait à présent, l’idée qu’un groupe de Moniteurs pourrait aller patrouiller dans cette zone de l’espace lui donnait des sueurs froides.

Le colonel se contenta de hocher la tête, sans approfondir le sujet, et Conway se détendit un peu.

— Dr. Prilicla, dit-il, j’aimerais m’entretenir avec vous de l’état mental du sujet, mais cela peut attendre. Je vous remercie encore, messieurs, pour vos conseils et pour votre assistance …

Il les jetait pratiquement dehors, et leurs expressions prouvaient qu’ils en étaient conscients. O’Mara allait se renseigner sur son compte, dans son entourage, afin de savoir quelle avait été sa conduite dans cette affaire. Mais pour l’instant Conway n’en avait cure. Une fois qu’ils furent partis, il dit à Kursedd de venir veiller sur le malade et de l’avertir si son état devait empirer. Puis il se rendit dans sa chambre.

V

Conway s’était souvent plaint de l’étroitesse de la cabine dans laquelle il dormait, gardait ses biens, et recevait ( rarement ) des collègues. Mais à présent, ses dimensions réduites étaient plutôt réconfortantes. Il s’assit, étant donné qu’il ne disposait pas de la place suffisante pour faire les cents pas. Il commençait à étendre et à compléter l’image qui lui était brusquement apparue alors qu’il se trouvait auprès du patient.

En vérité, il avait disposé de tous les éléments depuis le début. Il y avait tout d’abord la gravité artificielle de l’épave. Conway avait stupidement laissé de côté le fait que les grilles pouvaient ne pas être utilisées à leur pleine puissance, mais qu’on pouvait les régler sur n’importe quel point entre zéro et cinq G. Et si le problème posé par l’alimentation en air l’avait déconcerté, c’était tout simplement parce qu’il n’avait pas compris qu’il pouvait être prévu pour fournir une atmosphère à différentes formes de vie, au lieu d’une seule. Il y avait également eu la condition physique du survivant, et la couleur de la coque extérieure : un orange dramatique et urgent. Les vaisseaux terrestres de ce type, et même les appareils de surface, étaient traditionnellement peints en blanc.

L’épave était celle d’un vaisseau ambulance.

Mais les appareils interstellaires de toute sorte étaient les produits d’une culture technologique avancée, qui devait couvrir, ou espérer couvrir sous peu, de nombreux systèmes solaires. Et lorsque ladite culture en était au stade ou ses vaisseaux atteignaient un tel degré de simplification et de spécialisation, alors, la race qui les fabriquait avait atteint un très, très haut niveau. Dans la Fédération Galactique, seules les cultures d’Illensa, de Traltha, et de la Terre, avaient atteint ce stade, et leurs sphères d’influences étaient démesurées. Comment une culture de cette importance avait-elle pu rester ignorée si longtemps ?

Conway s’agita dans sa couchette, mal à l’aise. Il devait également trouver une réponse à cette question.

Summerfield lui avait dit que l’épave qu’ils avaient découverte était la section la plus endommagée du vaisseau, et qu’il était raisonnable de penser que l’autre partie avait poursuivi son chemin jusqu’à la base de réparation la plus proche. Et si la section contenant le survivant avait été arrachée du vaisseau lors de l’accident, sa trajectoire devait être la même que celle qu’elle avait eue avant le désastre.

En conséquence, le vaisseau venait d’une planète enregistrée comme inhabitée. Mais en un siècle, quelqu’un avait pu y installer une base, ou même une colonie. Et le vaisseau ambulance s’éloignait de ce monde en direction de l’espace intergalactique …

Une culture qui venait d’une autre Galaxie pour implanter une colonie à la bordure de celle-ci, pensa sinistrement Conway, devait être traitée avec énormément de respect. Et de prudence. Surtout en raison du fait que son unique représentant ne pouvait être considéré comme un être particulièrement sympathique. De plus, ses congénères, qui étaient probablement très avancés sur le plan médical, risquaient de ne pas être transportés de joie en apprenant que quelqu’un avait saboté le traitement d’un de leurs patients.

Conway savait que sur le plan logistique, les guerres de conquêtes interstellaires étaient impossibles. Mais cela ne s’appliquait pas aux simples guerres d’annihilation pendant lesquelles on faisait exploser l’atmosphère des planètes afin de rendre ces dernières à jamais inutilisables, sans aucune pensée d’occupation ou d’annexion. En se remémorant son dernier contact avec le patient, Conway se demanda s’ils avaient finalement rencontré une race totalement mauvaise et inamicale.

Le vibreur de l’interphone se fit brusquement entendre. Kursedd l’informait que le patient était resté tranquille durant la dernière demi-heure, mais que la tumeur semblait s’étendre rapidement et qu’elle menaçait de recouvrir un des orifices respiratoires. Conway lui répondit qu’il arriverait dans un instant. Il repoussa l’idée d’appeler le Dr. Prilicla, et il s’assit à nouveau.

Conway n’osait parler à personne de ce qu’il avait découvert. Le faire aurait provoqué l’envoi immédiat d’un détachement de Moniteurs qui se seraient essaimés dans l’espace et qui auraient pris prématurément contact avec les nouveaux venus. Si Conway estimait que ce serait un contact prématuré, c’était parce qu’il était persuadé que cette première rencontre entre les deux cultures serait comparable à une collision brutale. La seule possibilité d’amortir le choc serait de démontrer que la Fédération avait secouru, puis soigné et « guéri », un des colons galactiques.

Il était naturellement possible que le patient ne fût pas représentatif de son espèce, qu’il fût mentalement malade, ainsi que O’Mara l’avait suggéré. Mais Conway doutait fort que les congénères du survivant considèrent cela comme une excuse valable pour l’avoir abandonné à son sort. S’opposant à cet argument, il y avait le fait que le patient avait des raisons — logiques à ses yeux — d’avoir peur et de haïr ceux qui voulaient l’aider. Durant un court instant, Conway se demanda s’il pouvait exister une logique à ce point contre nature, une mentalité pour laquelle recevoir une assistance engendrait des sentiments de haine plutôt que de gratitude. Même le fait que cet être se fut trouvé dans un vaisseau ambulance ne prouvait strictement rien. Pour des gens tels que Conway, le concept d’ambulance avait une signification altruiste, de mission humanitaire, et le reste. Mais de nombreuses races, même au sein de la Fédération, ne voyaient en la maladie qu’une simple inefficacité physique, et ils agissaient en conséquence.

Lorsqu’il quitta sa chambre, Conway n’avait toujours pas la moindre idée du traitement qu’il appliquerait a son patient. Il ne savait pas non plus s’il disposait de beaucoup de temps. Pour l’instant, le capitaine Summerfield, Hendricks, et les autres Moniteurs qui exploraient l’épave, étaient trop déconcertés par une multitude d’énigmes pour arriver à la même conclusion que lui. Mais ce n’était qu’une question de temps — de jours ou peut-être même d’heures.

Peu après, le corps des Moniteurs contacterait les extra-galactiques, qui voudraient naturellement avoir des nouvelles de leur petit frère malade. Il fallait donc que d’ici là il fut soit guéri, soit sur le chemin de la guérison.

À moins que …

Conway essayait désespérément de ne pas penser à l’autre possibilité.

« Que se passera-t-il, si le patient meurt ? … »


Avant de faire un nouvel examen, Conway questionna Prilicla sur l’état émotionnel du malade, mais il ne put rien apprendre de nouveau. La créature était à présent immobile et presque inconsciente. Et lorsque Conway s’adressa à elle, par l’entremise du traducteur, elle émit une onde de peur, bien que Prilicla lui eût affirmé qu’elle avait compris ses paroles.

— Je ne vous veux aucun mal, disait lentement Conway qui s’approchait d’elle. Il est indispensable que je vous touche, mais je ne vous veux aucun mal …

Il adressa un regard interrogateur au GLNO.

— Je perçois toujours de la peur et également … un sentiment d’impuissance. Une acceptation de la situation, mêlée à des menaces … Non, un avertissement. Il semble vous croire, mais il veut vous mettre en garde contre quelque chose.

Conway pensa que c’était déjà bien plus encourageant. L’être le mettait en garde, soit, mais il lui importait peu qu’il le touchât. Conway effleura doucement la créature avec sa main gantée, sur une des zones de tégument non encore atteinte par la tumeur.

Il grogna sous la violence du choc qui lui repoussa le bras. Il recula en hâte, se frottant le bras, puis il débrancha le traducteur, afin de donner libre cours à ses sentiments.

Après un instant de silence, Prilicla s’adressa à Conway.

— Nous venons d’obtenir un renseignement très important, professeur Conway. En dépit de sa réaction physique, ses sentiments sont exactement les mêmes que ceux qu’elle éprouvait avant que vous ne la touchiez.

— Et alors ? demanda Conway sur un ton irrité.

— Cette réaction doit être involontaire.

Conway prit le temps d’assimiler cette donnée avant de faire remarquer avec dégoût :

— Cela signifie aussi que nous ne pourrions pas courir le risque d’une anesthésie générale, même si celle-ci était techniquement réalisable, parce que le cœur et les poumons sont eux aussi des muscles purement mécaniques. C’est une autre complication. Nous ne pouvons pas l’endormir et elle refuse de coopérer …

Conway se rendit auprès du panneau de commande et pressa des boutons. Les griffes qui retenaient le filet s’ouvrirent, et ce dernier fut soulevé par un grappin.

— Ce filet la blesse. Vous pouvez constater qu’elle a presque perdu un autre de ses tentacules.

Prilicla objecta que si le patient était libre de se déplacer à sa guise, il risquait de se blesser encore plus gravement. Conway fit alors remarquer qu’en raison de sa posture actuelle, avec sa queue dans sa bouche et son ventre ( qui portait les cinq paires de tentacules ) tourné vers l’extérieur, il lui était difficile de se déplacer. À présent qu’il y réfléchissait, cela lui rappelait une attitude de défense : celle adoptée par les chats terriens lorsqu’ils se couchaient sur le flanc, durant un combat, afin de pouvoir utiliser leurs quatre pattes griffues. C’était un chat à dix pattes, qui pouvait se défendre de tous les côtés à la fois.

Les réactions involontaires de cette créature étaient engendrées par l’évolution. Mais pourquoi cet être adoptait-il une pareille position défensive, et se rendait-il totalement inapprochable juste au moment où il aurait eu le plus grand besoin d’être aidé ? …

Brusquement, comme si un grand éclair éclatait dans son cerveau, Conway trouva la réponse. Ou plutôt, corrigea-t-il avec prudence, il y avait quatre-vingt-dix chances sur cent pour qu’il l’eût trouvée.


Dès le début, ils avaient tous fait des suppositions erronées à propos de ce patient. Sa nouvelle théorie s’appuyait sur une hypothèse unique, simple, et fondamentale. Si on admettait cela, l’hostilité, la posture physique, et les réactions mentales de la créature étaient facilement explicables. Cela indiquait même l’unique traitement qui pouvait être entrepris. Chose encore plus importante, cela donnait à Conway des raisons de croire que le patient n’appartenait pas à une race particulièrement hostile et méchante, ainsi que sa conduite avait pu le laisser supposer.

Le seul ennui, c’était que sa nouvelle théorie pouvait, elle aussi, être entièrement fausse.

Son enthousiasme disparut et la cote de sa certitude descendit à quatre-vingt-cinq pour cent. Un autre problème se posait : il ne pourrait parler du traitement qu’il désirait entreprendre à personne. Le faire entraînerait la perte de son titre de professeur, et s’il insistait pour le poursuivre il serait irrémédiablement renvoyé de l’hôpital. Oui, ce à quoi il réfléchissait était aussi grave que cela.

Conway s’approcha à nouveau du patient et brancha le traducteur. Avant même d’ouvrir la bouche, il savait que la réaction serait telle que de prononcer ces paroles constituait un acte de pur sadisme, mais il devait tester sa théorie afin d’avoir une certitude.

— Ne vous inquiétez pas, mon jeune ami. Vous serez bientôt exactement comme avant …

La réaction fut si violente que le Dr. Prilicla, dont la faculté d’empathie lui faisait partager tout ce que ressentait le patient, dut quitter la salle.

Ce ne fut qu’à cet instant que Conway prit une véritable décision.

Durant les trois jours qui suivirent, Conway se rendit régulièrement auprès du malade. Il notait avec minutie la vitesse de progression des excroissances épaisses et fibreuses qui couvraient à présent les deux tiers de son corps. Il ne faisait aucun doute que le processus s’accélérait et que la tumeur devenait plus épaisse. Il envoya des prélèvements au service de pathologie, qui répondit que le patient semblait souffrir d’une forme nouvelle et particulièrement virulente de cancer de la peau. On lui demandait si un traitement chirurgical, ou des séances de bombardements de radiations, pouvaient être entrepris immédiatement. Conway répondit qu’à son avis, il était impossible d’employer l’une ou l’autre de ces méthodes sans mettre la vie du malade en danger.

La chose la plus constructive que fit Conway durant cette période, fut de donner l’ordre à ceux qui contacteraient le patient par l’entremise du traducteur, de ne pas essayer de le rassurer à tout prix. L’être avait déjà bien trop souffert de toutes leurs bonnes intentions stupides. Si Conway avait pu interdire l’accès de la salle à toute autre personne que Kursedd, Prilicla, et lui-même, il l’aurait fait.

Mais il passa la majeure partie de son temps à essayer de se convaincre qu’il n’était pas dans l’erreur.

Depuis le premier examen, Conway avait délibérément évité le professeur Mannon. Il ne tenait pas à parler de ce cas avec son vieil ami, parce que Mannon était trop intelligent pour se laisser berner. Et Conway ne pouvait dire la vérité à quiconque, pas même à lui. Il aurait voulu que le capitaine Summerfield fût trop occupé dans l’épave pour pouvoir arriver aux mêmes conclusions que lui, que O’Mara et Skempton eussent oublié jusqu’à son existence, et que Mannon se désintéressât complètement de cette affaire. Mais ses espoirs allaient être déçus. Le professeur Mannon l’attendait dans la salle lorsqu’il y fit sa seconde visite de la journée, le cinquième jour. Il demanda à Conway la permission de regarder le patient, puis, oubliant la politesse dont il avait fait preuve, pour la forme, il lui dit :

— … Écoutez, jeune gringalet, j’en ai par-dessus la tête de vous voir fixer distraitement vos chaussures ou le plafond, chaque fois que je m’approche de vous. Si je n’étais pas dans la peau d’un Tralthien, je me sentirais vraiment offensé. Je sais, naturellement, que les professeurs nouvellement promus prennent leurs responsabilités exagérément à cœur durant les premières semaines, mais votre conduite récente a été franchement grossière.

Il tendit la main pour empêcher Conway de lui répondre.

— J’accepte vos excuses, et à présent parlons travail. J’ai discuté avec Prilicla et les types du service de pathologie. Ils m’ont appris que la tumeur couvre à présent tout le corps, qu’elle est opaque aux rayons X, et que l’on ne peut que faire des suppositions quant à l’emplacement et à l’activité des organes internes du patient. Vous ne pouvez ôter ce machin qui le recouvre sous anesthésie, parce que la paralysie des appendices pourrait également affecter le cœur. D’autre part, toute opération est impossible avec ces tentacules qui s’agitent en tous sens. Mais le malade s’affaiblit, par manque de nourriture, et on ne peut y remédier qu’en libérant sa bouche. Je sais aussi que pour compliquer encore les choses, les derniers prélèvements indiquent que cette tumeur s’étend également vers l’intérieur du corps, et que certaines indications laissent penser que si on ne l’opère pas rapidement, la bouche et la queue vont se souder. Pour former une énorme coquille de noix, est-ce bien ça ?

Conway hocha affirmativement la tête.

Mannon prit une profonde inspiration, avant de dire :

— Supposons que vous l’amputiez de ses membres avant d’ôter la tumeur qui recouvre la queue et la tête, puis que vous remplaciez le tégument par une matière synthétique … Une fois que le patient sera capable de se nourrir, il reprendra rapidement des forces suffisantes pour que l’on puisse répéter cette opération sur tout son corps. C’est un procédé expéditif, je l’admets. Mais en raison des circonstances, il me semble être le seul capable de sauver la vie du patient. Vous pourrez toujours, par la suite, greffer des membres artificiels à …

— Non ! dit violemment Conway.

À la façon dont Mannon le regardait, il sut qu’il avait pâli. Si sa théorie était juste, n’importe quelle opération s’avèrerait fatale pour le patient. Et si elle ne l’était pas et que le patient fût ce qu’il semblait être : une créature méchante, pervertie, et implacablement hostile, et que ses amis parviennent à le retrouver, alors …


D’une voix plus calme, Conway ajouta :

— Supposons qu’un de vos amis ayant une maladie de la peau soit récupéré par un toubib extra-galactique, et que ce dernier ne trouve rien de mieux à faire que de l’écorcher vivant après l’avoir amputé de ses bras et de ses jambes. S’il vous arrivait de retrouver votre ami, ou plutôt ce qu’il en resterait, vous ne seriez guère content. Même en tenant compte du fait que vous êtes civilisé, tolérant, et prêt à faire des concessions, ( qualités qui, entre parenthèses, ne semblent pas être celles de notre patient, ) j’ose suggérer que ça voudrait barder !

— Cette analogie est complètement absurde, et vous le savez. Il faut parfois courir des risques, Conway. Et le moment est venu de le faire.

— Non.

— Peut-être avez-vous une meilleure idée ?

Conway attendit un instant avant de répondre avec prudence :

— J’ai une idée, et je la mets en pratique. Mais je ne tiens pas à en parler pour l’instant. Si je réussis, vous serez le premier à en être informé, et si j’échoue, vous le saurez également. Tout le monde sera au courant.

Mannon haussa les épaules et se détourna. À la porte, il s’arrêta pour dire, sur un ton gêné :

— Quoi que vous fassiez, cela doit être complètement tiré par les cheveux pour que vous gardiez le secret à ce point. Enfin, souvenez-vous que si vous faites appel à moi et que les choses tournent mal, le blâme sera partagé …

« Voilà comment parle un véritable ami, » pensa Conway. Il fut alors tenté de se débarrasser de son fardeau sur Mannon, mais le professeur était futé, gentil, capable, et il avait toujours pris sa profession très au sérieux, en dépit des plaisanteries qu’il faisait à son propos. Il pourrait ne pas pouvoir faire ce que Conway lui demanderait, ou être incapable de se taire pendant que Conway continuerait sur la même voie.

À regret, Conway secoua négativement la tête.

VI

Lorsque Mannon eut quitté la salle, Conway retourna auprès de son patient. Il ressemblait toujours à un pet-de-nonne, pensa-t-il, mais un pet-de-nonne ridé et fossilisé par l’écoulement des siècles. Il devait se rappeler qu’une seule semaine s’était écoulée depuis que le patient avait été admis dans son service. Les cinq paires de membres qui commençaient à être eux aussi affectés par la tumeur, s’écartaient du corps selon des angles étranges, en des bâtonnets rigides qui lui rappelaient les branches pétrifiées d’un arbre mort. Conway s’était rendu compte que la tumeur allait couvrir les ouïes, et il avait inséré des tubes pour maintenir les orifices dégagés. Ces tubes obtenaient l’effet désiré, mais en dépit de cela la respiration s’était considérablement ralentie et se faisait superficielle. Le stéthoscope indiquait que les battements du cœur étaient plus faibles, mais que le rythme cardiaque s’était accéléré.

L’indécision mit Conway en sueur.

Si seulement il s’était agi d’un malade ordinaire, pensa-t-il avec colère. Il aurait voulu pouvoir le soigner ouvertement et expliquer le traitement à ses collègues. Mais tout était compliqué par le fait qu’il appartenait à une race très évoluée, et peut-être inamicale. Conway ne pouvait se confier à personne, à moins de renoncer à ce cas avant que sa théorie fût prouvée. Et l’ennui, c’était que sa théorie pouvait être fausse. Il était fort possible qu’il eût commencé à tuer lentement son patient.

Il nota l’activité cardiaque et respiratoire sur le graphique, puis il estima qu’il était temps d’augmenter la fréquence de ses visites. Il modifia les horaires afin que Prilicla, qui avait fort à faire dans la section pédiatrique, pût l’accompagner.

Kursedd l’observait attentivement, comme il quittait la salle, et sa fourrure avait des mouvements singuliers. Conway ne gaspilla pas sa salive pour demander à l’infirmière de garder le silence sur leurs activités, car il savait que cela n’aurait fait qu’augmenter les commérages. Il était le sujet de toutes les discussions des infirmières, et il percevait déjà une certaine froideur de la part des infirmières en chef de son service. Cependant, avec un peu de chance, ces rumeurs ne parviendraient pas à ses supérieurs avant plusieurs jours.

Trois heures plus tard, il était de retour dans la salle 310B, en compagnie du Dr. Prilicla. Il ausculta le cœur et contrôla l’activité respiratoire tandis que le GLNO essayait de capter les réactions émotionnelles.

— Il est très faible, expliqua Prilicla. Il vit toujours, mais il n’est presque plus conscient. Si l’on tient compte de la respiration presque inexistante, et des pulsations rapides et imperceptibles du cœur …

La pensée de la mort était particulièrement déprimante pour un emphatique, et le petit être sensitif ne put terminer sa phrase.

— Toutes les frayeurs que nous avons engendrées en voulant le rassurer n’ont rien arrangé, dit Conway. Il ne peut manger et il a dû utiliser ses réserves d’énergie, dont il aurait à présent le plus grand besoin. Mais il devait se protéger …

— Contre quoi ? Nous voulions l’aider.

— Naturellement, répondit Conway sur un ton sarcastique et mordant, qui ne serait pas reproduit par le traducteur de Prilicla.

Il allait reprendre son examen, lorsqu’il fut brusquement interrompu.

L’être dont l’énorme masse raclait les côtés et le haut de la porte de la salle était un Tralthien, de classification physiologique FGLI. Pour Conway, les natifs de Traltha étaient difficiles à différentier les uns des autres, mais il reconnaissait celui-là. C’était Thornnastor, le diagnosticien responsable du service de pathologie.

Le diagnosticien incurva deux de ses yeux dans la direction de Prilicla, avant de gronder :

— Sortez, je vous prie. Et vous aussi, infirmière !

Puis ses quatre yeux se portèrent sur Conway.

— Je tenais à vous parler sans témoins, dit Thornnastor lorsque Prilicla et Kursedd furent sortis, en raison de certaines remarques que je dois faire sur votre conduite professionnelle. Et je ne tiens pas à augmenter votre gêne en exprimant publiquement mon opinion. Cependant, je dois tout d’abord vous apporter une bonne nouvelle. Nous avons mis au point un produit spécifique pour lutter contre cette tumeur. Non seulement il l’empêche de s’étendre, mais il ramollit les zones déjà affectées et régénère les tissus et le réseau de capillaires.

« Oh, bon Dieu ! » pensa Conway qui dit à voix haute :

— C’est une réussite magnifique.

— Qui aurait été impossible si nous n’avions pas envoyé un médecin dans l’épave. Il avait pour instruction de nous faire parvenir tout ce qui pourrait nous permettre de comprendre le métabolisme du patient. Apparemment, vous avez négligé cette source de renseignements, professeur, parce que les seuls échantillons que vous nous avez fournis sont ceux qui ont été prélevés dans l’épave au moment où vous vous y trouviez. Ce qui ne constituait qu’une infime partie de tout ce qui était disponible. Vous avez fait preuve de négligence, professeur, et seuls vos bons antécédents ont empêche que vous redeveniez un simple docteur, et que ce cas vous soit retiré …

« Mais notre succès a été principalement dû à la découverte de ce qui semble être une armoire à pharmacie fort bien fournie, poursuivit Thornnastor. L’étude de ce qu’elle contenait, ainsi que les informations apportées par l’agencement de l’épave, nous a poussés à conclure qu’il devait s’agir d’une sorte de vaisseau ambulance. Les officiers du corps des Moniteurs ont été très intéressés, lorsque nous le leur avons appris …

— Quand ? demanda sèchement Conway.

Tout s’écroulait, et il avait si froid qu’il devait être en état de choc. Mais il restait peut-être encore une chance de faire patienter Skempton, avant qu’il ne contacte ses supérieurs.

— Quand leur avez-vous dit qu’il s’agissait d’un vaisseau ambulance ?

— Cette information n’est que d’un intérêt secondaire, dit Thornnastor en sortant une fiole rembourrée de sa sacoche. Votre principal soucis est, ou devrait être, la guérison de votre patient. Vous aurez besoin d’une grande quantité de ce produit, et nous le synthétisons le plus rapidement possible. Cependant, en voici suffisamment pour libérer la tête et la bouche. Injectez-le selon les instructions jointes. Les premiers effets devraient apparaître au bout d’une heure.


Conway souleva le flacon avec soin. Afin de gagner du temps, il demanda :

— N’y a-t-il pas d’effets secondaires ? Je ne voudrais pas risquer de …

— Professeur, il me semble que vous poussez trop loin la prudence. À ce degré c’est de la folie, ou même un acte criminel.

La voix du diagnosticien était dénuée d’émotions, après avoir été filtrée par le traducteur de Conway, mais ce dernier savait que le Tralthien était extrêmement en colère. Et la façon dont Thornnastor sortit en coup de vent de la salle était plus qu’explicite.

Conway jura. Les Moniteurs allaient contacter la colonie des extra-galactiques, si cela n’était pas déjà fait. Les étrangers s’essaimeraient bientôt dans tout l’hôpital, et ils demanderaient ce que l’on faisait pour le patient. S’il n’était pas alors remis sur pieds, ils auraient des ennuis, peu importait s’ils étaient amicaux ou pas. Et encore plus tôt, Conway aurait personnellement des ennuis, parce qu’il n’avait absolument pas impressionné Thornnastor par sa capacité professionnelle.

Dans sa main se trouvait le flacon dont le contenu pourrait certainement atteindre le résultat pour lequel il avait été prévu, c’est-à-dire faire disparaître ce qui semblait affliger le malade. Conway hésita un instant, puis il décida de s’en tenir à la résolution qu’il avait prise quelques jours plus tôt. Il réussit à cacher le flacon avant le retour de Prilicla.

— Écoutez-moi bien, dit-il brutalement Conway. Je ne veux aucune discussion sur la façon dont je m’occupe de ce cas. Je crois savoir ce que je fais, mais si je me trompe et que vous partagiez mes responsabilités, votre réputation professionnelle en souffrirait énormément. Vous comprenez ?

Les six jambes filiformes de Prilicla avaient frissonné pendant qu’il parlait, mais ce n’étaient pas les mots qui affectaient la créature : c’était ce qui se cachait derrière eux.

— Je comprends.

— Très bien. À présent, remettons-nous au travail. Je veux que vous vérifiez son pouls et sa respiration, ainsi que ses radiations émotionnelles. Il devrait y avoir bientôt une évolution brutale de son état, et je ne tiens pas à rater ça.


Durant deux heures, ils écoutèrent et observèrent attentivement le patient, sans noter de changement important. Conway laissa l’être sous la surveillance de Kursedd et de Prilicla, et il essaya de joindre le colonel Skempton. Mais on lui répondit que le colonel avait quitté rapidement l’hôpital, trois jours plus tôt, qu’il avait laissé les coordonnées de sa destination, mais qu’il était impossible de joindre un vaisseau spatial à des distances interstellaires alors qu’il était en mouvement. On était désolé, mais le message du professeur Conway devrait attendre que le colonel parvienne à destination.

Il était donc trop tard pour empêcher les Moniteurs de contacter cette nouvelle race. Il ne restait plus qu’une chose à faire, pour Conway : « guérir » le patient.

Si on ne l’en empêchait pas.

Le haut parleur mural cliqueta et toussa.

— Professeur Conway, présentez-vous immédiatement au rapport dans le bureau du commandant O’Mara.

Conway pensait avec amertume que Thornnastor n’avait pas perdu de temps, lorsque Prilicla lui annonça :

— Il ne respire presque plus. Les battements du cœur sont irréguliers.

Conway décrocha le micro de l’interphone et hurla :

— Ici Conway. Dites à O’Mara que je suis occupé ! — Puis il se tourna vers Prilicla. — Je l’ai noté également. Et en ce qui concerne ses émotions ?

— Plus fortes durant les battements irréguliers du pouls. Mais tout est redevenu normal, à présent. Cependant, la respiration est de plus en plus faible.

— C’est bon. Gardez vos oreilles et votre esprit ouverts.

Conway préleva un échantillon d’air expulsé par un des orifices respiratoires et courut jusqu’à l’analyseur. Même en tenant compte de la faiblesse de la respiration, le résultat, comme tous ceux qu’il avait obtenus durant les douze dernières heures, ne laissait aucune place au doute. Conway commença à se sentir un plus confiant.

— Il ne respire pratiquement plus, dit Prilicla.

Avant que Conway ne put faire le moindre commentaire, O’Mara fit irruption dans la salle. Il s’arrêta à vingt centimètres du médecin, et il lui demanda d’une voix dangereusement calme :

— Et à quoi êtes-vous occupé, professeur ?

Conway, qui était toujours rongé par l’impatience, lui demanda sur un ton suppliant :

— Cela ne peut-il pas attendre ?

— Non.

Conway savait qu’il ne pourrait se débarrasser du psychologue sans lui fournir une explication sur sa récente conduite, alors qu’il aurait désespérément voulu rester seul durant l’heure qui allait suivre. Il se rendit rapidement auprès du patient, et il fit un court résumé à O’Mara de ses déductions à propos de l’ambulance extra-galactique et de la colonie d’où elle provenait. Il termina en pressant le psychologue d’appeler Skempton pour qu’il retarde le premier contact, tant que rien de définitif ne serait connu sur la condition du malade.

— Vous saviez donc tout cela il y a une semaine, et vous avez gardé le silence, dit pensivement O’Mara. Je peux comprendre les raisons qui vous ont poussé à agir ainsi, mais le corps a déjà effectué d’innombrables premiers contacts, et il s’en est toujours très bien tiré. Nous avons des hommes spécialement entraînés pour ce genre de choses. Cependant, vous avez réagi comme une autruche, en vous croisant les bras et en espérant que le problème se résoudrait de lui-même. Ledit problème, dans lequel est impliquée une culture suffisamment avancée pour pouvoir traverser l’espace intergalactique, est bien trop important pour être éludé. Il doit être résolu rapidement et positivement. Pour bien faire, il faudrait que nous puissions prouver nos bonnes intentions en présentant à ces nouveaux venus le naufragé vivant, et en bonne santé …

La voix de O’Mara prit brusquement une intonation de colère. Il se trouvait à présent si près de Conway, que ce dernier pouvait sentir sa respiration dans son cou.

— … Ce qui nous ramène à ce malade, l’être que vous êtes censé soigner !

« Et regardez-moi, Conway !

Conway obéit, après s’être assuré que Prilicla continuait de monter une garde attentive. Avec colère, il se demanda pourquoi tout devait éclater justement à cet instant.

— Après le premier examen, résuma doucereusement O’Mara, vous vous êtes réfugiés dans votre chambre, avant que nous ne puissions faire le moindre progrès. J’ai immédiatement pensé que vous aviez le trac, mais j’avais tendance à faire des concessions. Plus tard, le professeur Mannon vous a suggéré une méthode de traitement qui était non seulement acceptable, mais absolument indiquée en raison de l’état du malade. Et vous avez refusé d’agir. Finalement, le service pathologique a mis au point un médicament qui pourrait guérir cette créature en quelques heures, et vous avez peur de l’utiliser !

« Généralement, je ne tiens aucun compte des commérages et des rumeurs qui circulent dans cet hôpital. Mais lorsqu’ils prennent une telle ampleur, surtout parmi les infirmières, je dois prendre cela au sérieux. Vous ne pouvez nier qu’en dépit de la surveillance constante que vous exercez sur le patient, et des nombreux échantillons et prélèvements que vous avez fait parvenir à la pathologie, vous n’avez absolument rien fait pour cette créature.

« Vous l’avez laissée mourir alors que vous prétendiez la soigner. Vous avez tellement eu peur des conséquences d’un échec, que vous n’avez pu prendre la plus simple des décisions …

— Non ! protesta Conway.

Mais, bien que les accusations de O’Mara fussent basées sur des informations incomplètes, elles avaient porté. Pire que les mots, l’expression du visage du commandant indiquait de la colère, du mépris, et une profonde déception éprouvée en constatant qu’une personne a qui il avait fait confiance tant professionnellement que sur un plan humain, avait pu faillir à ce point.

O’Mara se blâmait autant que Conway, pour cette affaire.

— L’on peut pousser la prudence trop loin, professeur, dit-il presque avec tristesse. Il faut parfois se montrer téméraire. Si une décision rapide doit être prise, il faut la prendre et s’y tenir, peu importe ce qui …

— Et quoi diable croyez-vous que je sois en train de faire, bon Dieu ?

— Rien ! Absolument rien !

— C’est exact.

— Il ne respire plus, dit doucement Prilicla.

Conway se tourna et sonna Kursedd.

— Activité cardiaque ? Esprit ?

— Le pouls s’accélère. Les émotions sont un peu plus fortes.


Kursedd arriva alors, et Conway commença à donner ses instructions. Il lui fallait des instruments chirurgicaux qui se trouvaient dans le bloc DBLF adjacent. L’asepsie serait inutile, ainsi que l’anesthésie. Il ne désirait qu’un choix important de scalpels. L’infirmière disparut et Conway appela le service de pathologie. Il demanda si on pouvait lui conseiller un coagulant sans danger, au cas où l’opération durerait plus longtemps que prévu. C’était le cas, et Conway en disposerait dans quelques minutes. Comme le médecin se détournait de l’interphone, O’Mara s’adressa à lui.

— Toute cette activité frénétique ne prouve absolument rien. Le patient a cessé de respirer, et s’il vit encore nous pouvons le considérer comme mort. Et vous êtes l’unique personne à blâmer. Que Dieu vous aide, professeur, parce qu’il est le seul à le pouvoir.

Conway hocha distraitement la tête.

— Vous pouvez malheureusement avoir raison, mais j’espère bien qu’il ne mourra pas. Je ne peux m’expliquer pour l’instant, mais cela m’aiderait si vous contactiez Skempton pour lui demander de prendre son temps avec les colons. J’ai besoin de temps, et j’ignore de combien.

— Vous ne savez pas renoncer, dit O’Mara qui se rendit cependant auprès de l’interphone.

Kursedd pénétra dans la salle en ondulant. Elle poussait un chariot que Conway fit placer près du patient, avant de dire à O’Mara, par-dessus son épaule :

— Il y a une chose qui devrait vous donner matière à réflexion. Depuis douze heures, l’air expulsé par les poumons du patient ne contenait aucune impureté. Il respirait, mais sans utiliser son système respiratoire …

Il se pencha rapidement, ajusta son stéthoscope et écouta. Les battements du cœur étaient un peu plus rapides, pensa-t-il, et plus forts. Mais ils étaient toujours irréguliers. À travers l’épaisse gangue qui l’entourait, les sons étaient à la fois amplifiés et distordus. Conway ne pouvait dire si le cœur seul était responsable de ce bruit, ou si un autre mouvement organique s’y mêlait. Cela l’ennuyait, car il ne savait pas ce qui était normal pour un patient tel que le sien. Le survivant avait, après tout, été découvert dans un vaisseau ambulance, et il pouvait souffrir d’autre chose que de sa condition actuelle …

— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda durement O’Mara. ( Ce qui fit comprendre à Conway qu’il avait pensé à haute voix. ) Seriez-vous en train de dire que le patient n’est pas malade ?

Distraitement, Conway expliqua :

— Une femme enceinte peut souffrir, mais ce n’est pas pour autant que nous la considérons comme malade.


Il aurait voulu en savoir plus sur ce qui se passait à l’intérieur de la créature. Si ses oreilles n’avaient pas été entièrement recouvertes par la tumeur, il aurait essayé de communiquer avec elle à l’aide du traducteur. Ces gargouillements, battements, et bruits de succion, pouvaient n’avoir aucune signification.

— Conway ! hurla O’Mara avant de reprendre sa respiration avec bruit.

Il ramena sa voix à un niveau normal pour dire :

— Je suis en contact avec le vaisseau de Skempton. Ils n’ont pas perdu de temps et ils ont déjà contacté les étrangers. À présent, ils vont chercher le colonel … — Il s’interrompit avant d’ajouter. — Je vais augmenter le volume, afin que vous puissiez l’entendre.

— Pas trop fort, dit Conway avant de se tourner vers Prilicla. Émotions ?

— Plus fortes. Je perçois à nouveau des sentiments d’urgence, de détresse, et de peur — sans doute due à la claustrophobie — très proche de la panique.

Conway examina soigneusement le patient. Il ne pouvait déceler le moindre mouvement.

— Je ne peux courir le risque d’attendre plus longtemps. Il doit être trop faible pour s’aider. Infirmière, les paravents.

Il ne demandait les paravents que pour exclure O’Mara du champ opératoire. Si le psychologue avait pu voir ce qui allait se passer, sans en connaître la raison, il aurait sans aucun doute sauté sur des conclusions erronées et il aurait probablement empêché Conway d’aller jusqu’au bout.

— Sa détresse augmente, commenta Prilicla. Il ne ressent aucune douleur, mais une intense impression d’étouffement …

Conway hocha la tête. Il prit un scalpel et commença d’inciser la tumeur pour essayer d’en établir l’épaisseur. C’était à présent semblable à du liège mou qui s’émiettait en n’offrant que très peu de résistance à la lame. À une profondeur de vingt-quatre centimètres, il mit à nu ce qui ressemblait à une membrane visqueuse, grise, et légèrement iridescente, mais aucun fluide corporel ne vint baigner la zone incisée. Conway poussa un soupir de soulagement et recommença l’opération sur une autre partie du corps. Cette fois, la membrane mise à jour avait une teinte verdâtre et elle était agitée de légers mouvements convulsifs. Il déplaça à nouveau le scalpel.

L’épaisseur moyenne de la tumeur semblait être de vingt-quatre centimètres. Rapidement, Conway ouvrit cette gangue en neuf points, espacés à intervalles réguliers tout autour de l’anneau, puis il adressa un regard interrogateur à Prilicla.

— Ça empire, dit le GLNO. Une détresse mentale, de la peur et une impression de … de strangulation. Le pouls remonte et il est irrégulier. Le cœur subit un effort considérable. Le patient perd à nouveau conscience …

Avant que l’empathique eut terminé de parler, Conway entaillait la tumeur. Avec de longs coups de scalpel, il reliait les ouvertures déjà pratiquées, par de larges incisions en dent de scie. Tout était sacrifié à la vitesse. Même avec un grand effort d’imagination, il était difficile d’appeler cela de la chirurgie, parce qu’un bûcheron, avec une hache émoussée, aurait un travail bien plus net.


Après avoir terminé, Conway observa son patient durant trois bonnes secondes sans noter le moindre mouvement. Il laissa tomber son scalpel et commença à arracher la tumeur avec ses mains.

Brusquement, la voix de Skempton emplit la salle. Il décrivait avec excitation l’atterrissage sur la colonie et faisait le récit de la prise de contact.

— … O’Mara, j’ai découvert ici une organisation sociale complètement démente. Je n’ai jamais entendu parler de quoi que ce soit de semblable. Il existe deux formes différentes de vie …

— Mais elles appartiennent à la même espèce, compléta Conway sans interrompre son travail.

Le patient donnait à présent des signes de vie, et il commençait à l’aider. Conway eut envie de pousser un hurlement de triomphe, mais il se contenta d’ajouter :

— Il y a d’une part l’espèce à dix tentacules de notre ami, mais dont la queue n’est pas collée dans la bouche. Cette posture n’est adoptée qu’à l’âge de la transition. L’autre forme est … est …

Conway s’interrompit pour examiner d’un œil critique l’être qui lui était à présent révélé.

Les restes de la gangue qui l’avait couvert étaient éparpillés sur le sol. Certains avaient été jetés par Conway, les autres avaient été projetés par l’être lui-même alors qu’il terminait de se libérer.

— Voyons : ils respirent de l’oxygène, naturellement. Ovipares. Un corps long mais flexible ressemblant à une baguette, mais qui possède quatre pattes d’insecte, des manipulateurs, les organes sensitifs habituels, et trois paires d’ailes. Classification GKNM. Aspect général qui rappelle celui des libellules.

« Je dirais que la première forme de vie, à en juger par les appendices grossièrement développés que nous avons remarqués, effectue le travail pénible. Tant que ces êtres n’ont pas atteint le stade de la « chrysalide » pour adopter la forme plus agile et plus belle d’une libellule, ils ne sont pas considérés comme adultes et capables d’accomplir un travail de responsabilité. Cela doit, je suppose, contribuer grandement à la constitution d’une société compliquée …

— J’allais le dire, intervint le colonel Skempton dont la voix reflétait le chagrin d’avoir été devancé dans ses explications. Deux de ces êtres sont en route pour aller chercher le survivant. Ils insistent pour que vous ne touchiez pas au patient …

O’Mara franchit l’écran des paravents. Il resta bouche bée face au naufragé qui secouait à présent ses ailes. Avec un effort visible, il parvint à se reprendre.

— Je suppose que je vous dois des excuses, professeur. Mais pourquoi n’en avoir parlé à personne ?

— Rien ne prouvait que ma théorie était bonne. Comme le patient était pris de panique chaque fois que je lui disais que je voulais l’aider, j’ai suspecté que cette excroissance était d’origine naturelle. On peut s’attendre à ce qu’une chenille fasse des objections à quiconque essaierait de la faire sortir prématurément de sa chrysalide. Pour l’excellente raison qu’une telle action entraînerait inévitablement sa mort. Nous disposions également d’autres données : l’absence d’absorption de nourriture ; la position en anneau, avec les appendices tournés vers l’extérieur ( de toute évidence une posture de défense datant de l’époque où les prédateurs menaçaient le nouvel être à l’intérieur de la coquille durcissante de l’ancien ) ; et finalement le fait que l’air expulsé par ses poumons ne contenait plus aucune impureté, ce qui prouvait que le cœur et les poumons que nous écoutions n’étaient plus reliés au reste du corps.

Conway expliqua encore qu’au début du traitement il avait eu des doutes, mais que ces derniers n’avaient pas été suffisamment puissants pour qu’il permît à Mannon ou à Thornnastor d’agir à leur guise. Il avait estimé que le patient était dans un état normal, ou à peu près normal, et que le mieux était de ne rien faire du tout.

— … Mais nous nous trouvons dans un hôpital où l’on croit qu’il faut soigner à tout prix les malades, et je m’imagine mal le professeur Mannon, vous, ou n’importe quelle autre personne que je connais, se contenter d’attendre en croisant les bras, alors que le patient semble être à l’agonie. Il est possible que l’un de vous ait cru en ma théorie et ait accepté d’agir, ou plutôt de ne pas agir, en conséquence, mais je ne pouvais avoir de certitude. Et nous devions absolument « guérir » ce patient, parce qu’à l’époque ses petits camarades constituaient une inconnue …

— D’accord, d’accord, dit O’Mara en levant les bras au ciel. Vous êtes un génie, professeur Conway. Vous avez quelque chose à ajouter ?

Conway se frotta le menton, avant de dire pensivement :

— Il ne faut pas oublier que le patient se trouvait à bord d’un vaisseau hôpital. Et si je pouvais qualifier son état de normal, il devait cependant y avoir quelque chose qui n’allait pas. Il était trop faible pour pouvoir briser sa propre chrysalide, et il devait être aidé. Peut-être cette faiblesse était-elle son unique problème, mais s’il s’agit d’autre chose, Thornnastor et son équipe pourront le soigner, à présent qu’il peut communiquer avec nous et nous apporter sa collaboration.

« À moins, ajouta-t-il, brusquement inquiet, que nos tentatives pour le rassurer à tout prix n’aient provoqué des dommages mentaux irrémédiables.

Il brancha le traducteur, mordilla ses lèvres un instant, puis il s’adressa au patient.

— Comment vous sentez-vous ?

La réplique fut courte et ne s’écartait pas du sujet. Elle contenait tous les sous-entendus qui pouvaient apaiser l’inquiétude d’un médecin.

— J’ai faim, répondit le patient.

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