Un œil jaune, tout rond, avec, bien au centre, une pupille noire. Un œil qui ne cligne jamais. C’est tout à fait comme si le garçon regardait une bougie allumée dans la nuit ; il ne voit plus que cet œil : les arbres, le zoo, l’enclos, tout a disparu. Il ne reste qu’une seule chose : l’œil du loup. Et l’œil devient de plus en plus gros, de plus en plus rond, comme une lune rousse dans un ciel vide, avec, en son milieu, une pupille de plus en plus noire, et des petites taches de couleurs différentes qui apparaissent dans le jaune brun de l’iris, ici une tache bleue (bleue comme l’eau gelée sous le ciel), là un éclair d’or, brillant comme une paillette.
Mais le plus important, c’est la pupille. La pupille noire !
— Tu as voulu me regarder, eh bien, regarde-moi !
Voilà ce que semble dire la pupille. Elle brille d’un éclat terrible. On dirait une flamme. « C’est ça, pense le garçon : une flamme noire ! »
Et le voilà qui répond :
— D’accord, Flamme Noire, je te regarde, je n’ai pas peur.
La pupille a beau grossir, envahir l’œil tout entier, brûler comme un véritable incendie, le garçon ne détourne pas son regard. Et c’est quand tout est devenu noir, absolument noir, qu’il découvre ce que personne n’a jamais vu avant lui dans l’œil du loup : la pupille est vivante. C’est une louve noire, couchée en boule au milieu de ses petits, et qui fixe le garçon en grondant. Elle ne bouge pas mais, sous sa fourrure luisante, on la sent tendue comme un orage. Ses babines sont retroussées au-dessus de ses crocs éblouissants.
Les extrémités de ses pattes frémissent. Elle va bondir. Un petit garçon de cette taille, elle n’en fera qu’une bouchée.
— C’est bien vrai que tu n’as pas peur ?
C’est bien vrai. Le garçon reste là. Il ne baisse pas son œil. Le temps passe. Alors, très lentement, les muscles de Flamme Noire se détendent. Elle finit par murmurer entre ses crocs :
— Bon, d’accord, si tu y tiens, regarde autant que tu voudras, mais ne me dérange pas pendant que je fais la leçon aux petits, hein ?
Et, sans plus s’occuper du garçon, elle promène un long regard sur les sept louveteaux duveteux qui sont couchés autour d’elle. Ils lui font une auréole rousse.
« L’iris, pense le garçon, l’iris autour de la pupille… »
Oui, cinq louveteaux sont exactement du même roux que l’iris. Le pelage du sixième est bleu, bleu comme l’eau gelée sous un ciel pur. Loup Bleu !
Et la septième (c’est une petite louve jaune) est comme un éclair d’or. Les yeux se plissent quand on la regarde. Ses frères l’appellent Paillette.
Tout autour, c’est la neige. Jusqu’à l’horizon que ferment les collines. La neige silencieuse de l’Alaska, là-bas, dans le Grand Nord canadien.
La voix de Flamme Noire s’élève à nouveau, un peu solennelle dans ce silence tout blanc :
— Les enfants, aujourd’hui, je vais vous parler de l’Homme !
— L’Homme ?
— Encore ?
— Ah non !
— Tu n’arrêtes pas de nous raconter des histoires d’hommes !
— Y en a marre !
— On n’est plus des bébés !
— Parle-nous plutôt des caribous, ou des lapins des neiges, ou de la chasse aux canards…
— Oui, Flamme Noire, raconte-nous des histoires de chasse !
— Nous autres, les loups, on est des chasseurs, oui ou non ?
Mais ce sont les hurlements de Paillette qui dominent :
— Non, je veux une histoire d’Homme, une vraie, une qui fait bien peur, maman, je t’en supplie, une histoire d’Homme, j’adore !
Seul Loup Bleu reste silencieux. Celui-là n’est pas d’un naturel bavard. Plutôt sérieux. Vaguement triste, même. Ses frères le trouvent ennuyeux. Pourtant, quand il parle — c’est rare —, tout le monde l’écoute. Il a la sagesse, comme un vieux loup plein de cicatrices.
Bon. On en est là : les cinq rouquins se sont mis à se bagarrer, et que je t’attrape la gorge, et que je te saute sur le dos, et que je te mordille les pattes, et que je tourne comme un fou autour de ma propre queue… la pagaille complète. Paillette les encourage de sa voix perçante en sautant sur place comme une grenouille en folie. Tout autour d’eux, la neige vole en éclats d’argent.
Et Flamme Noire laisse faire.
« Qu’ils s’amusent…, ils connaîtront bien assez tôt la vraie vie des loups ! »
Tout en se disant cela, elle pose son regard sur Loup Bleu, le seul de ses enfants à ne jamais s’amuser. « Tout le portrait de son père ! »
Il y a de la fierté dans cette pensée, et de la tristesse, car Grand Loup, le père, est mort.
« Trop sérieux », pense Flamme Noire.
« Trop inquiet… »
« Trop loup… »
— Écoutez !
Loup Bleu est assis, immobile comme un rocher, ses pattes antérieures tendues et ses oreilles dressées.
— Écoutez !
La bagarre cesse aussitôt. La neige retombe autour des louveteaux. D’abord, on n’entend rien. Les rouquins ont beau dresser leurs oreilles fourrées, il n’y a que la plainte soudaine du vent, comme un grand coup de langue glacée.
Et puis, tout à coup, derrière le vent, un hurlement de loup, très long, très modulé, qui raconte un tas de choses.
— C’est Cousin Gris, murmure un des rouquins.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
Flamme Noire jette un rapide coup d’œil à Loup Bleu. L’un et l’autre savent bien ce que Cousin Gris leur dit, du haut de la colline où il est placé en sentinelle.
L’Homme !
Une bande de chasseurs…
Qui les cherchent.
Les mêmes que la dernière fois.
— Fini de jouer, les enfants, préparez-vous, nous partons !
Alors, c’était ça, ton enfance, Loup Bleu : fuir devant les bandes de chasseurs ?
Oui, c’était ça.
On s’installait dans une vallée paisible, bordée de collines que Cousin Gris pensait infranchissables. On y restait une semaine ou deux, et il fallait s’enfuir à nouveau. Les hommes ne se décourageaient jamais. Depuis deux lunes, c’était toujours la même bande qui traquait la famille. Ils avaient déjà eu Grand Loup, le père. Pas facilement. Une drôle de bagarre ! Mais ils l’avaient eu.
On fuyait. On marchait à la queue leu leu.
Flamme Noire ouvrait la procession, immédiatement suivie de Loup Bleu. Puis venaient Paillette et les rouquins. Et Cousin Gris, enfin, qui effaçait les traces avec sa queue.
On ne laissait jamais de traces. On disparaissait complètement. Toujours plus loin dans le Nord. Il y faisait de plus en plus froid. La neige s’y changeait en glace. Les rochers devenaient coupants. Et pourtant les hommes nous retrouvaient.
Toujours. Rien ne les arrêtait.
Les hommes…
L’Homme…
Le soir, on se couchait dans des terriers de renards. (Les renards prêtent volontiers leurs terriers aux loups. Contre un peu de nourriture. Ils n’aiment guère chasser, les renards, trop paresseux.) Cousin Gris montait la garde dehors, assis sur un rocher qui dominait la vallée. Loup Bleu se couchait à l’entrée du terrier pendant que, tout au fond, Flamme Noire endormait les petits en leur racontant des histoires. Des histoires d’Homme, bien sûr. Et, parce qu’il faisait nuit, parce qu’ils étaient trop fatigués pour jouer, parce qu’ils adoraient avoir peur, et parce que Flamme Noire était là pour les protéger, Paillette et les rouquins écoutaient.
Il était une fois…
Toujours la même histoire : celle du louveteau trop maladroit et de sa grand-mère trop vieille.
Il était une fois un louveteau si maladroit qu’il n’avait jamais rien attrapé de sa vie. Les plus vieux caribous couraient trop vite pour lui, les mulots lui filaient sous le nez, les canards s’envolaient à sa barbe… Jamais rien attrapé. Même pas sa propre queue ! Beaucoup trop maladroit.
Bon. Mais il fallait bien qu’il serve à quelque chose, non ? Heureusement, il avait une grand-mère. Très vieille. Si vieille qu’elle n’attrapait plus rien non plus. Ses grands yeux tristes regardaient courir les jeunes. Sa peau ne frémissait plus à l’approche du gibier. Tout le monde était désolé pour elle. On la laissait à la tanière quand on partait à la chasse. Elle mettait un peu d’ordre, lentement, puis faisait sa toilette avec soin. Car Grand-Mère avait une fourrure magnifique. Argentée. C’était tout ce qui lui restait de sa jeunesse. Jamais aucun loup n’en avait eu d’aussi belle. Sa toilette achevée — ça lui prenait deux bonnes heures — Grand-Mère se couchait à l’entrée de la tanière. Le museau entre les pattes, elle attendait le retour du Maladroit. C’était à cela qu’il servait, le Maladroit : nourrir Grand-Mère. Le premier caribou tué, hop ! le cuissot était pour Grand-Mère.
— Pas trop lourd pour toi, Maladroit ?
— Du tout, du tout !
— Bon, ne flâne pas en route !
— Et ne t’emmêle pas les pattes !
— Et gare à l’Homme !
Etc.
Le Maladroit n’écoutait même plus ces recommandations. Il avait l’habitude.
— Jusqu’au jour où…
— Jusqu’au jour où quoi ? demandaient les rouquins, leurs grands yeux dilatés dans la nuit.
— Où quoi ? Où quoi ? s’écriait Paillette, la langue pendante.
— Jusqu’au jour où l’Homme arriva à la tanière avant le Maladroit, répondait Flamme Noire dans un murmure terrifiant.
— Et alors ?
— Et alors ? Hein ? Alors ? Alors ?
— Alors l’Homme tua Grand-Mère, lui vola sa fourrure pour se faire un manteau, lui vola ses oreilles pour se faire un chapeau, et se fit un masque avec son museau.
— Et… alors ?
— Alors ? Alors il est l’heure de dormir, les enfants, je vous raconterai la suite demain.
Les enfants protestaient, bien sûr, mais Flamme Noire tenait bon. Peu à peu, le souffle du sommeil remplissait le terrier.
C’est le moment que Loup Bleu attendait pour poser sa question. Toujours la même :
— Flamme Noire, ton histoire, elle est vraie ?
Flamme Noire réfléchissait un moment, puis faisait toujours la même réponse bizarre :
— Plus vrai que le contraire, en tout cas.
Avec tout ça, les saisons passaient, les enfants grandissaient, devenaient de jeunes loups, de vrais chasseurs, et on n’avait jamais vu d’Homme. Enfin, jamais de près. On les avait entendus. Le jour où Grand Loup s’était battu avec eux, par exemple. On avait entendu les rugissements de Grand Loup, puis le hurlement d’un homme, un croc planté dans chaque fesse, des cris de panique, des ordres, puis un bruit de tonnerre, puis, plus rien. Grand Loup n’était pas revenu.
Et on avait recommencé à fuir.
On en avait vu de loin aussi. À peine quittait-on une vallée qu’ils s’y installaient. Et la vallée se mettait à fumer. Un vrai chaudron.
— Ils salissent la neige, grognait Flamme Noire.
On les observait du haut de la plus haute colline. Ils marchaient sur deux pattes au fond du chaudron.
Mais de près, à quoi pouvaient-ils bien ressembler ?
— Cousin Gris, tu les as déjà vus de près, toi ?
— J’en ai vu, oui.
Pas bavard, Cousin Gris.
— À quoi ils ressemblent ?
— Les hommes ? Deux pattes et un fusil. À part ça, on ne pouvait rien tirer de lui. Quant à Flamme Noire, elle racontait des histoires qu’on ne pouvait plus croire, maintenant qu’on était devenu grand.
— Les hommes mangent tout : l’herbe des caribous, les caribous eux-mêmes et, s’ils n’ont rien à se mettre sous la dent, ils peuvent aussi manger du loup !
Ou bien :
— Les hommes ont deux peaux : la première est toute nue, sans un poil, la seconde, c’est la nôtre.
Ou bien encore :
— L’Homme ? L’Homme est un collectionneur. (Cette phrase-là, personne ne la comprenait.)
Et puis, un jour, au moment de la pause — tout le monde était essoufflé —, quelqu’un demanda :
— Mais pourquoi est-ce toujours la même bande qui nous poursuit ?
Cousin Gris léchait ses pattes meurtries.
— Ils ont entendu parler d’une petite louve à la fourrure d’or…
Il n’acheva pas sa phrase, Flamme Noire le foudroyait du regard.
Trop tard. Tous les rouquins regardaient Paillette. Et Paillette regardait tout le monde, les oreilles dressées.
— Comment ? C’est moi qu’on cherche ?
Le soleil choisit juste ce moment pour percer les nuages. Un rayon tomba sur Paillette et tout le monde détourna les yeux. Elle était réellement éblouissante ! Une louve d’or, vraiment, avec une truffe noire au bout du museau. Si noire, la truffe, dans tout cet or, que ça la faisait un peu loucher.
« Adorable », pensa Flamme Noire, « ma fille est adorable… » Elle ajouta aussitôt : « mais complètement tête en l’air. » Puis elle poussa un soupir et murmura au plus profond d’elle-même :
— Franchement, Grand Loup, pourquoi m’as-tu donné la plus belle louve qui ait jamais existé ? Tu trouves qu’on n’avait pas assez d’ennuis comme ça ?
— Comment ? C’est moi qu’on cherche ?
Elle avait dit ça sur un drôle de ton, Paillette. Ça n’avait pas échappé aux oreilles de Loup Bleu. « C’est moi qu’on cherche ? » Chochotte, va… Et c’était inquiétant…
Loup Bleu ne savait trop quoi penser de sa sœur. C’était une belle louve, bien sûr. La plus belle. Et d’une habileté, à la chasse… imbattable ! Bien plus rapide que les rouquins, qui n’étaient pas de mauvais chasseurs, pourtant. Bien meilleur œil que Flamme Noire ! Bien meilleure oreille que Cousin Gris ! « Et plus fin museau que moi ! » ça, Loup Bleu était obligé de le reconnaître. Tout à coup, elle s’arrêtait, truffe au vent, et elle disait :
— Là… souris de prairie !
— Où ça, là ?
— Là-bas !
Elle montrait un endroit précis, trois cents mètres devant. On y allait. Et on trouvait une famille de mulots à dos rouge, dodus comme des perdrix. Sous terre. Les rouquins n’en revenaient pas.
— Comment t’as deviné ?
Elle répondait :
— Le nez.
Ou, en été, à la chasse aux canards… Les rouquins nageaient vers leurs proies sans un bruit. Seule leur truffe dépassait. Pas un remous. Pourtant, neuf fois sur dix, les canards s’envolaient sous leur nez. Paillette restait sur la berge, aplatie comme un chat, dans l’herbe jaune. Elle attendait. Les canards s’envolaient lourdement, au ras de l’eau. Quand l’un d’eux (toujours le plus gros) passait au-dessus d’elle, hop ! un bond, et clac !
— Comment tu réussis ça ?
— L’œil !
Et à la migration des caribous — quand leur harde s’étire sur toute la largeur de la plaine — on grimpait sur la plus haute colline, et Paillette disait :
— Le sixième à droite, à partir du gros rocher : malade.
(Les loups ne mangent que les caribous malades. C’est un principe.)
— Malade ? Comment peux-tu en être sûre ?
— L’oreille !
Elle ajoutait :
— Écoute, il respire mal.
Elle attrapait même les lièvres polaires. Et ça, aucun loup n’avait jamais réussi un coup pareil.
— Les pattes !
Mais, à côté de ces exploits, elle ratait des choses incroyablement faciles. Exemple : elle coursait un vieux caribou tout essoufflé et, tout à coup, son attention était attirée par un vol de perdrix des neiges. Elle levait les yeux, s’emmêlait les pattes, se cassait la figure, et on la retrouvait qui se roulait par terre en hurlant de rire, comme un louveteau du premier âge.
— Tu ris trop, grondait Loup Bleu, ce n’est pas sérieux.
— Et toi, tu es trop sérieux, ce n’est pas drôle.
Ce genre de réponse n’amusait pas Loup Bleu.
— Pourquoi est-ce que tu ris tant, Paillette ?
Elle cessait de rire, regardait Loup Bleu droit dans les yeux, et répondait :
— Parce que je m’ennuie.
Elle expliquait :
— Il ne se passe jamais rien dans ce fichu pays, rien ne change jamais !
Et elle répétait :
— Je m’ennuie.
Et, bien sûr, à force de s’ennuyer, Paillette voulut voir du nouveau. Elle voulut voir les hommes. De près. Cela se passa une nuit. Ils poursuivaient toujours la famille. La même bande de chasseurs. Ils campaient dans une cuvette herbeuse à trois heures de la tanière. Paillette sentait l’odeur de leurs feux. Elle entendait même le bois sec pétarader.
« J’y vais », se dit-elle.
« Je serai de retour avant l’aube. »
« Je verrai bien à quoi ils ressemblent, finalement. »
« J’aurai quelque chose à raconter, on s’ennuiera moins. »
« Et, après tout, puisque c’est moi qu’on cherche… »
Elle pensait que c’étaient de bonnes raisons.
Elle y alla.
Quand Loup Bleu se réveilla, cette nuit-là (un pressentiment), elle était déjà partie depuis une heure. Il devina tout de suite. Elle avait trompé la vigilance de Cousin Gris (cela aussi, elle savait le faire !) et elle était allée chez les hommes.
« Il faut que je la rattrape ! »
Il ne réussit pas à la rattraper. Quand il arriva au campement des chasseurs, il vit les hommes debout, danser dans la lumière des feux, autour d’un filet accroché à une potence par une grosse corde qui le maintenait fermé. Prise dans le filet, Paillette donnait des coups de crocs dans le vide. Sa fourrure lançait de brefs éclairs d’or dans la nuit. Les chiens en folie sautaient sous le filet. Leurs mâchoires claquaient. Les hommes hurlaient en dansant. Ils étaient vêtus de peaux de loups. « Flamme Noire avait raison », pensa Loup Bleu. Et aussitôt : « Si je coupe la corde, le filet tombera au milieu des chiens et s’ouvrira. Elle est trop rapide pour eux, on s’en tirera ! »
Il fallait sauter par-dessus les feux. Pas drôle pour un loup. Mais il fallait le faire, et vite. Pas le temps d’avoir peur. « La surprise, c’est ma seule chance ! »
Il était déjà dans l’air brûlant, au-dessus des flammes, au-dessus des hommes (le feu leur faisait des visages très rouges), au-dessus du filet !
Il trancha la corde d’un coup de dent et hurla :
— File, Paillette !
Hommes et chiens regardaient encore en l’air.
Paillette hésita :
— Excuse-moi, Loup Bleu, exc…
Et ce fut la bagarre générale. Loup Bleu envoya deux chiens dans les flammes.
— Va-t’en, Paillette, va-t’en !
— Non ! je ne veux pas t’abandonner !
Mais les chiens étaient nombreux.
— Va-t’en, je te confie la famille !
Alors, Loup Bleu vit Paillette faire un bond formidable. Puis il entendit des coups de tonnerre. La neige jaillit en petits geysers autour d’elle.
Raté !
Elle disparut dans la nuit.
Loup Bleu eut à peine le temps de s’en réjouir. Un des hommes, grand comme un ours, dressé devant lui, brandissait à deux mains une bûche enflammée. Et ce fut le choc. Comme si la tête de Loup Bleu explosait. Et la nuit. Une nuit pleine d’étincelles où il tombait, tombait, n’en finissait plus de tomber en tournoyant.
Voilà. Quand il se réveilla, il n’ouvrit qu’un œil. On ne l’avait pas tué. Sa fourrure avait été trop abîmée dans la bataille pour être vendue.
Alors, ce fut le zoo. Enfin, les zoos. Il en fit cinq ou six, dans les dix années qui suivirent. Sol de ciment et toit de tôle. Sol de terre battue et ciel ouvert. Petites cages et gros barreaux. Enclos et grillages. La viande qu’on vous lance de loin. Les peintres du dimanche. Les enfants des hommes qui ont peur de vous. Les saisons qui passent…
Tout seul. Parmi des animaux inconnus, eux aussi dans des cages…
« L’Homme est un collectionneur. »
Il comprenait maintenant la phrase de Flamme Noire.
Tout seul. Jusqu’au jour où on introduisit une louve dans sa cage.
D’abord, Loup Bleu n’en fut pas trop content. Il avait pris l’habitude de la solitude. Il préférait ses souvenirs à une compagnie. La louve posait un tas de questions :
— Comment t’appelles-tu ?
Elle avait un pelage gris et un museau presque blanc.
— D’où viens-tu ?
Le bout de ses pattes aussi était blanc.
— Il y a longtemps qu’ils t’ont pris ?
« On dirait une perdrix des neiges. »
— D’accord, dit la louve, tais-toi si tu veux, mais je te préviens : dès que toi, tu me poseras une question, moi j’y répondrai !
« Le genre de truc qu’aurait pu me dire Paillette », pensa Loup Bleu.
Alors, il demanda :
— Et toi, d’où viens-tu ?
— Du Grand Nord.
— C’est grand, le Grand Nord…
— Je viens des Barren Lands, dans l’Arctique.
Loup Bleu cessa de respirer. Les « Barren Lands » ? C’est ainsi que les hommes appelaient la terre où ils l’avaient capturé. Il entendit nettement son cœur battre dans sa poitrine.
— Les Barren Lands ? Dis-moi, est-ce que tu connais…
— Je connais tout le monde, là-bas !
— Une petite louve à la fourrure d’or, tu connais ?
— Paillette ? La fille de Flamme Noire et de Grand Loup ? Bien sûr que je la connais ! Mais d’abord, ce n’est pas une petite louve, elle est immense. Plus grande que les plus grands loups. Et ensuite, elle n’a pas de fourrure d’or…
— Pas de fourrure d’or, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Ce n’est pas une histoire, je ne mens jamais. Elle avait une fourrure d’or, c’est vrai. Elle ne l’a plus. Elle s’est éteinte.
— Éteinte ?
— Parfaitement. Une nuit, elle est partie avec un de ses frères, personne n’a jamais su pour où, et, le matin, elle est revenue seule. Sa fourrure s’était éteinte. Elle ne brillait plus au soleil. Jaune paille ! On dit qu’elle porte le deuil de son frère.
— On dit ça ?
— On dit des tas de choses sur elle. Et tout ce qu’on dit est vrai, je la connais bien. On dit que les loups n’ont jamais eu de meilleur chasseur, c’est vrai ! On dit que ni elle ni les siens ne se feront jamais attraper par les hommes, c’est vrai !
— Qu’est-ce que tu en sais ? demanda Loup Bleu qui sentait une grosse boule de fierté gonfler dans sa poitrine.
Alors, Perdrix raconta. C’était en été. Trois familles de loups s’étaient rassemblées autour d’un étang où les canards pullulaient. Parmi elles, la famille de Paillette et celle de Perdrix. Tous à l’affût. Silencieux. Quand, tout à coup, « flop, flop, flop », un battement de l’air au-dessus d’eux, qu’ils reconnaissent tous. L’hélicoptère ! (Oui, ils se sont mis à nous chasser avec des hélicoptères, maintenant !) Et, bang ! bang ! les premiers coups de feu. Panique générale ! Les loups s’enfuyaient de tous côtés, comme s’ils étaient dispersés par le vent des hélices. Heureusement, les chasseurs tiraient mal. C’étaient des amateurs, des qui chassent pour se distraire. Du coup, voilà l’hélicoptère qui descend, de plus en plus près. L’herbe se couchait sous lui. Mais dans l’herbe, justement, il y avait Paillette, impossible à repérer, la même couleur, exactement ! Et tout à coup, un bond : hop ! la jambe du pilote : clac ! l’hélicoptère qui remonte, qui fait une drôle de pirouette, et plouf ! au milieu de l’étang !
Perdrix s’était alors précipitée vers Paillette : « Comment as-tu réussi ça, Paillette, dis, comment ? »
— Et tu sais ce qu’elle m’a répondu ?
— L’œil !
— Comment le sais-tu ?
— Je t’expliquerai. Raconte la suite.
— Oui, la suite. Bon, alors voilà l’hélicoptère au milieu de l’étang, les hommes parmi les canards (furieux, les canards !) et les loups assis tout autour, sur la rive, à rire, rire…, une rigolade, tu ne peux pas imaginer ! Il n’y avait que Paillette qui ne riait pas.
— Elle ne riait pas ?
— Non, elle ne rit jamais.
Voilà. Ce fut après cette conversation que Loup Bleu accepta la compagnie de Perdrix. Elle était gaie. Ils échangèrent leurs souvenirs. Les années passèrent. La semaine dernière, Perdrix est morte. C’est ainsi qu’on arrive au présent. À ce moment présent, justement, où Loup Bleu est assis dans son enclos vide. Assis en face de ce garçon.
Œil dans l’œil, tous les deux. Avec le grondement de la ville en guise de silence. Depuis combien de temps se regardent-ils ainsi, ce garçon et ce loup ? Le garçon a vu le soleil se coucher bien des fois dans l’œil du loup. Non pas le froid soleil de l’Alaska (celui-là, avec sa lumière si pâle, on ne sait jamais s’il se couche ou s’il se lève…), non, le soleil d’ici, le soleil du zoo qui disparaît chaque soir quand les visiteurs s’en vont. La nuit tombe alors dans l’œil du loup. Elle brouille d’abord les couleurs, puis elle efface les images. Et la paupière du loup glisse enfin sur cet œil qui s’éteint. Le loup reste là, assis face au garçon, bien droit.
Mais il s’est endormi.
Alors le garçon quitte le zoo, sur la pointe des pieds, comme on sort d’une chambre.
Mais, tous les matins, lorsque Flamme Noire, Cousin Gris, les rouquins, Paillette et Perdrix se réveillent dans l’œil du loup, le garçon est là, debout devant l’enclos, immobile, attentif. Le loup est content de le revoir.
— Bientôt tu sauras tout de moi.
Le loup rassemble maintenant ses plus petits souvenirs : tous ces jardins zoologiques, tous ces animaux de rencontre, prisonniers comme lui, si tristes, tous ces visages d’hommes qu’il faisait semblant de ne pas regarder, pas très gais, eux non plus, les nuages des saisons qui passent, la dernière feuille de son arbre qui tombe, le dernier regard de Perdrix, le jour où il décida de ne plus toucher à sa viande…
Jusqu’à ce moment précis où se présente le tout dernier souvenir de Loup Bleu.
C’est l’arrivée de ce garçon, justement, devant son enclos, un matin, au début de l’hiver.
— Oui, mon dernier souvenir, c’est toi. C’est vrai. Le garçon voit sa propre image apparaître dans l’œil du loup.
— Ce que tu as pu m’agacer, au début !
Le garçon se voit, debout dans cet œil tout rond, immobile comme un arbre gelé.
— Je me disais : Qu’est-ce qu’il me veut ? N’a jamais vu de loup, ou quoi ?
La respiration du garçon fait de la buée blanche dans l’œil du loup.
— Je me disais : Il se lassera avant moi, je suis plus patient que lui, je suis le loup !
Mais, dans l’œil du loup, le garçon n’a pas l’air de vouloir s’en aller.
— J’étais furieux, tu sais !
En effet, la pupille du loup se rétrécit et s’élance comme une flamme autour de l’image du garçon.
— Et puis tu as fermé ton œil. Vraiment gentil, ça…
Tout est calme, maintenant. Il se met à neiger doucement sur ce loup et sur ce garçon. Les derniers flocons de l’hiver.
— Mais toi ? toi ? Qui tu es, toi ? Hein ? Qui es-tu ? Et d’abord, comment t’appelle-t-on ?