C’est ainsi que P’pa Bia, M’ma Bia et leur fils Afrique arrivèrent, ici, chez nous, dans l’Autre Monde. Ils avaient un cousin dans notre ville. Le cousin ouvrit le journal et aida P’pa Bia à chercher du travail. P’pa Bia aurait fait n’importe quoi, mais le journal disait qu’il n’y avait presque rien à faire.
— Ne t’inquiète pas, disait M’ma Bia, on trouvera bien quelque chose.
Et un jour, en effet, le cousin trouva.
— Là, dit-il en entourant au stylo bille une petite annonce sur le journal, voilà ce qu’il te faut !
Et P’pa Bia fut engagé par le zoo municipal, section « entretien de la serre tropicale ».
— C’est quoi, la « serre tropicale » ? avait-il demandé.
— Une espèce de cage en verre, où ils enferment les arbres de chez nous, avait répondu le cousin.
Les arbres étaient presque morts. P’pa Bia les ressuscita.
Afrique se souviendra toute sa vie du jour où il pénétra dans le jardin zoologique. Il n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être.
— Un jardin d’animaux, avait dit M’ma Bia.
Afrique ne voyait pas trop comment on pouvait planter des animaux dans un jardin. De plus, il était triste. Il regrettait la clairière et l’Afrique Verte. Il se sentait comme en prison entre les murs de notre ville. Et si seul ! Si seul…
Mais, à peine eut-il franchi le porche de fer du jardin zoologique qu’une voix familière l’arrêta :
— Salut, puceron ! Alors, tu as fini par me retrouver ? Ça ne m’étonne pas de toi !
Pendant quelques secondes, Afrique ne put dire un mot. C’était trop beau. Il refusait d’en croire ses yeux et ses oreilles.
— Casseroles !
Oui. Le dromadaire était là, devant lui, debout sur ses quatre pattes, au beau milieu d’un enclos cerclé de grillage.
— Casseroles ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Comme tu vois, je t’attendais. Je n’ai pas fait un pas depuis que Toa m’a vendu.
— Pas un pas ?
— Comme je te l’avais promis. Tout le monde a essayé de me faire marcher, mais rien à faire : je n’ai pas mis un pied devant l’autre depuis que nous sommes séparés.
Afrique, dont le cœur s’était presque arrêté de battre, n’arrivait toujours pas à y croire.
— Mais enfin, comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ?
Casseroles eut son petit rire intérieur :
— Que veux-tu qu’un acheteur fasse d’un chameau paralytique ?
Afrique sursauta :
— Tu aurais pu te faire abattre !
— Mais non, voyons, mon acheteur a préféré me revendre !
— À qui ?
— Quelle importance ? À un autre acheteur… qui m’a revendu à son tour.
— Et alors ?
— Et alors, d’acheteur en acheteur, j’ai fini par tomber sur le fournisseur du zoo. Lui, un dromadaire immobile, c’est exactement ce qu’il cherchait. Il m’a payé très cher.
Autre rire intérieur.
— J’ai beaucoup voyagé pour arriver jusqu’ici, en bateau, en train, en camion, et même en grue ! (C’est avec une grue qu’ils m’ont déposé au milieu de l’enclos.) Pas un seul pas sans toi, puceron ! Je n’en ai pas fait un seul !
« Je vais pleurer, se dit Afrique, ça y est, je vais pleurer ! »
— Mais maintenant je vais pouvoir me dégourdir les pattes ! s’écria Casseroles. Et il se mit soudain à sauter sur place, à galoper à toute allure le long de son grillage, puis il se roula dans la poussière et, en équilibre sur sa bosse, se fit tourner comme une toupie, les pattes en l’air, hurlant de rire.
De cage en cage, le fou rire se propagea à tous les animaux, et gagna Afrique à son tour. L’animal qui riait le plus fort s’écria :
— Eh ! le droma, tu te prends pour une Colombe d’Abyssinie, ou quoi ?
« Ce rire… » pensa Afrique, « je connais ce rire-là ! »
À dix mètres de lui, derrière de gros barreaux de fer, l’Hyène de l’Afrique Grise riait plus fort que tout le monde. Puis, s’adressant à l’animal de la cage voisine, elle dit :
— Et alors, « Les Larmes », tu ne ris pas ? Regarde le droma !
— Pas le temps de m’amuser, fit une voix qu’Afrique reconnut instantanément, je suis le berger, moi, je surveille la chèvre !
Et la voix (qu’elle était triste !) ajouta :
— D’ailleurs, si tu l’avais mieux surveillée toi-même, on ne serait pas là !
— J’ai fait tout ce que j’ai pu ! protesta l’Hyène, tu n’es pas meilleur berger que moi !
Afrique qui était accouru sur les lieux de la dispute s’arrêta pile, respira profondément, et murmura :
— Bonjour Guépard, c’est toi qu’elle appelle « Les Larmes » ? Ne sois plus triste, je suis là, maintenant…
— Bonjour, berger, je ne suis pas triste, je suis un peu fatigué. C’est que j’ai surveillé la Colombe jour et nuit depuis que les chasseurs de bêtes vives les ont capturées, elle et « ça ». Afrique sourit à l’Hyène qui prit un air embarrassé :
— J’ai fait ce que j’ai pu, Afrique, je t’assure, mais ils m’ont tendu un piège à viande ; tu me connais, difficile de résister…
— Moi, dit le Guépard, je me suis fait prendre exprès, pour ne pas abandonner la Colombe. Regarde-la, elle est belle, non ?
D’un mouvement de tête, le Guépard montra un enclos, à dix mètres de là, où la Colombe d’Abyssinie caracolait joyeusement en l’honneur d’Afrique.
— Je ne l’ai pas quittée des yeux une seconde, répéta le Guépard. Jour et nuit ! Enfin, tu es là, maintenant, je vais pouvoir me reposer… Et il s’endormit aussitôt.
Tous. Afrique les retrouva tous dans le jardin zoologique de l’Autre Monde. Le Gorille Gris des Savanes et son Cousin des Forêts (« Qu’est-ce que tu veux, ils emmenaient mes arbres, j’ai décidé de me faire prendre aussi ! Mais regarde comme ils sont : ils ont mis mes arbres dans une cage et moi dans une autre… »), le Vieux Lion de l’Afrique Grise, le Crocodile des marigots, le Perroquet Bleu à queue rouge, et, brandissant son poignard derrière la vitre lumineuse d’un aquarium, le furieux petit Scorpion Noir qui fuyait la sécheresse. Même Toa le Marchand ! Il vendait des glaces maintenant. Mais il était toujours le même ; il s’emmêlait les doigts dans la barbe à papa et passait son temps à jurer :
— Ah ! l’Autre Monde ! Tu parles d’un Autre Monde !
Oui, Afrique les connaissait tous, les habitants du jardin zoologique. Tous sauf un.
— Tous sauf moi, hein ?
On est au printemps, maintenant. Le loup et le garçon sont toujours l’un en face de l’autre.
— Oui, Loup Bleu. Et tu me paraissais si seul, si triste…
« Drôle de garçon, se dit le loup, drôle d’homme ! Je me demande ce que Flamme Noire en aurait pensé ? »
Mais ce que le loup voit, dans l’œil du garçon, maintenant, est encore plus surprenant que tout le reste…
C’est le soir, P’pa et M’ma Bia sont debout dans leur cuisine. Afrique est assis en face d’eux, sur un tabouret. Une ampoule jaune pend du plafond. M’ma Bia est penchée sur la tête du garçon qu’elle tient dans ses deux mains. Le garçon n’a qu’un œil. L’autre est fermé depuis des mois. Même le matin, lorsqu’il se réveille, Afrique n’ouvre qu’un œil.
M’ma Bia hoche tristement la tête.
— Non, murmure-t-elle, je ne crois pas que je le guérirai, pas cette fois-ci…
P’pa Bia renifle et gratte son menton qu’il n’a pas rasé.
— On pourrait peut-être essayer le docteur ?
On essaya. Le docteur ordonna des gouttes. Les cils d’Afrique en étaient tout poisseux. On aurait dit qu’il pleurait du matin au soir. Mais l’œil ne se rouvrait pas. On retourna chez le docteur. C’était un docteur honnête :
— Je n’y comprends rien, dit-il.
— Moi non plus, répondit M’ma Bia.
« Moi, je comprends très bien », pense Loup Bleu.
M’ma Bia penchée sur le garçon dans la cuisine, et P’pa Bia qui n’en dort plus la nuit, Loup Bleu est désolé.
Et ce garçon qui continue de le regarder, avec son œil unique !
Loup Bleu hoche plusieurs fois la tête et finit par demander :
— Comment as-tu deviné ?
Silence. Rien qu’un léger sourire sur les lèvres du garçon.
— Tout de même, tout de même, je m’étais bien juré de le garder fermé, cet œil !…
La vérité, c’est que derrière sa paupière close, l’œil du loup est guéri depuis longtemps. Mais ce zoo, ces animaux si tristes, ces visiteurs… « Bof, s’était dit le loup, un seul œil suffit largement pour voir ça. »
— Oui, Loup Bleu, mais maintenant je suis là !
C’est vrai. Maintenant il y a ce garçon. Aux animaux d’Afrique, il a raconté le Grand Nord. À Loup Bleu, il a raconté les trois Afriques. Et tous se sont mis à rêver, même quand ils ne dorment pas !
Loup Bleu regarde, pour la première fois, par-dessus l’épaule du garçon, et il voit, il voit nettement Paillette et le Guépard faire les fous, au milieu du zoo, dans la poudre d’or du Sahara. Perdrix les rejoint bientôt, et les rouquins aussi, qui se mettent à danser autour du dromadaire-toupie. P’pa Bia ouvre les portes de la serre, les beaux arbres de l’Afrique Verte envahissent les allées. Sur la plus haute branche — sentinelles — Cousin Gris et le Gorille des Forêts sont assis l’un à côté de l’autre.
Et les visiteurs qui ne remarquent rien…
Et le directeur du zoo qui continue sa ronde…
Et Toa le Marchand, qui court à toute allure, poursuivi par le Scorpion furieux…
Et les enfants qui se demandent pourquoi l’Hyène rit si fort…
Et Flamme Noire qui vient de s’asseoir à côté du garçon, en face de Loup Bleu.
Et la neige qui tombe sur tout cela (en plein printemps !), la belle neige muette de l’Alaska, qui recouvre tout, et garde les secrets…
« Évidemment, pense Loup Bleu, évidemment, c’est tentant, ça mérite d’être vu avec les deux yeux. »
« Clic ! » fait la paupière du loup en s’ouvrant.
« Clic ! » fait la paupière du garçon.
— Je n’y comprends rien, dira le vétérinaire.
— Moi non plus, dira le docteur.