CHAPITRE III L’ŒIL DE L’HOMME

1

Ce n’est pas la première fois qu’on demande son nom au garçon. Les autres enfants, au début…

— Eh, toi, tu es nouveau par ici ?

— D’où viens-tu ?

— Qu’est-ce qu’il fait, ton père ?

— T’as quel âge ?

— T’es en quelle classe ?

— Tu sais jouer au Belvédère ? Des questions d’enfants.

Mais la plus fréquente était justement celle que le loup venait de poser à l’intérieur de sa tête :

— Comment tu t’appelles ?

Et personne ne comprenait jamais la réponse du garçon.

— Je m’appelle Afrique.

— Afrique ? C’est pas un nom de personne, ça, c’est un nom de pays !

On riait.

— C’est pourtant comme ça que je m’appelle : Afrique.

— Sans blague ?

— Tu rigoles ?

— Tu te moques de nous ou quoi ?

Le garçon choisissait un regard bien particulier et demandait calmement :

— Est-ce que j’ai l’air de rigoler ?

Il n’en avait pas l’air.

— Excuse-nous, on plaisantait…

— On ne voulait pas te…

— On ne…

Le garçon levait la main et souriait doucement pour montrer qu’il acceptait les excuses.

— Bon, je m’appelle Afrique, c’est mon prénom. Et mon nom de famille, c’est N’Bia.

Je m’appelle Afrique N’Bia.

* * *

Mais le garçon sait bien qu’un nom ne veut rien dire sans son histoire. C’est comme un loup dans un zoo : rien qu’une bête parmi les autres si on ne connaît pas l’histoire de sa vie.

— D’accord, Loup Bleu, je vais te raconter mon histoire.

Et voilà que l’œil du garçon se transforme à son tour. On dirait une lumière qui s’éteint. Ou un tunnel qui s’enfonce sous la terre. C’est ça, un tunnel dans lequel Loup Bleu s’engage comme dans un terrier de renard. On y voit de moins en moins à mesure qu’on avance. Bientôt, plus une goutte de lumière. Loup Bleu ne voit même pas le bout de ses pattes. Pendant combien de temps s’enfonce-t-il ainsi dans l’œil du garçon ? Difficile à dire. Des minutes, qui paraissent des années. Jusqu’au moment où une petite voix retentit au fond de l’obscurité pour annoncer :

— Voilà, Loup Bleu, c’est ici, l’endroit de mon premier souvenir !

2

Une nuit terrible. Une nuit d’Afrique sans lune. Comme si le soleil n’avait jamais brillé sur la terre. Et un vacarme, avec ça ! Des cris de panique, des galopades, de brefs éclairs qui jaillissent de tous les côtés, suivis de détonations, comme la nuit où Loup Bleu s’est fait prendre ! Et, bientôt, le crépitement des flammes. De la lumière rouge et des ombres noires plaquées sur les murs. La guerre, ou quelque chose comme ça. Des incendies partout, des maisons qui s’effondrent…

— Toa ! Toa !

C’est une femme qui crie en courant. Elle porte quelque chose dans les bras et appelle un homme qui rase les murs en tenant un immense chameau par la bride.

— Toa le Marchand, je t’en prie, écoute-moi !

— Si tu crois que c’est le moment de bavarder !

— Ce n’est pas pour bavarder, Toa, c’est pour l’enfant. Prends cet enfant et emmène-le loin d’ici ! Il n’a plus de mère.

Elle tend le paquet qu’elle tient dans ses bras.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un si petit enfant ? Il serait tout juste bon à boire mon eau !

Des flammes jaillissent soudain d’une fenêtre voisine. Toa sent les poils de sa moustache griller.

— Ah ! l’Afrique ! Maudite Afrique !

— Je t’en prie, Toa, sauve l’enfant ! Plus grand, il racontera des histoires : les histoires qui font rêver !

— Pas besoin de rêver, moi, j’ai bien assez d’ennuis avec cet imbécile de chameau qui rêve du matin au soir !

Le chameau, qui traverse tranquillement cet enfer, comme s’il était au bord d’une oasis, s’arrête pile.

— Toa, crie la femme, je te donnerai de l’argent !

— Rien du tout ! Tu vas avancer, toi, oui ?

— Beaucoup d’argent, Toa, beaucoup !

— Sacré chameau, chaque fois que je le traite d’imbécile, il s’arrête. Combien d’argent ?

— Tout ce que j’ai.

— Tout ?

— Absolument tout !

3

Le jour se lève sur un tout autre paysage. Loup Bleu n’en croit pas son œil.

— De la neige !

Pas un arbre, pas un rocher, pas un brin d’herbe. Rien que de la neige. Rien que le ciel bleu. D’immenses collines de neige, à perte de vue. Une neige étrange, jaune, mais qui craque et crisse à chaque pas, et qui glisse en plaques, comme la neige de l’Alaska. Et, bien au milieu du ciel, un soleil blanc : il vous ferme les yeux, il fait ruisseler Toa le Marchand.

— Maudit désert ! Sable maudit ! Ça ne finira donc jamais ?

Toa marche, plié en deux. Il tient le chameau par la bride, et il jure entre ses dents :

— Ah ! l’Afrique ! Maudite Afrique !

Le chameau ne l’écoute pas. Il avance en rêvant. Ce n’est pas un chameau, c’est un dromadaire. Une seule bosse. Ce que Toa a pu lui flanquer sur le dos, inimaginable ! Casseroles, lessiveuses, moulins à café, chaussures, lampes à pétrole, tabourets de paille, une véritable quincaillerie ambulante qui brinquebale aux oscillations de sa bosse. Et là-haut, tout au sommet de cet amoncellement, assis bien droit, emmitouflé dans un manteau de Bédouin, un manteau de laine noire, le garçon. Qui regarde au loin.

— Ah ! tu es là, pense le loup, j’avais peur que cette canaille ne t’abandonne.

Loup Bleu a raison d’avoir peur. Plusieurs années ont passé depuis la terrible nuit. Et, plusieurs fois, Toa le Marchand a essayé d’abandonner le garçon. Il s’y prend toujours de la même façon. Certains matins, quand il est particulièrement en rogne (les affaires ont été mauvaises, le point d’eau est asséché, la nuit trop froide, il y a toujours une bonne raison…), il se lève en silence, roule sa tente de laine brune, et murmure à l’oreille du dromadaire qui somnole :

— Allez, le chameau, debout, on y va. Le garçon fait semblant de dormir. Il sait ce qui va suivre.

— Alors, tu viens, oui ?

Toa le Marchand s’arc-boute sur la bride du dromadaire qui le regarde en mastiquant un vieux chardon.

— Tu vas te lever, dis ?

Non. Le dromadaire reste couché sur ses genoux. C’est toujours à ce moment-là que Toa brandit un gros bâton noueux :

— C’est ça que tu cherches ?

Mais il suffit au dromadaire de retrousser ses babines et de lui montrer ses larges dents, plates et jaunes, pour que le bâton retombe.

— Je ne pars pas sans le garçon.

Voilà ce que dit le silence du dromadaire, et son immobilité, et son regard tranquille. Alors, Toa s’en va réveiller le garçon d’une tape sèche.

— Allez, debout, toi ! Tu m’as assez fait perdre de temps comme ça. Grimpe là-haut et ne bronche pas.

C’est que le dromadaire n’accepte personne d’autre sur sa bosse. Le garçon là-haut, et Toa le Marchand en bas, à pied dans le sable brûlant.

— Salut, puceron, bien dormi ?

— Comme l’Afrique ! Et toi, Casseroles, bonne nuit ? (« Casseroles », c’est le surnom affectueux que le garçon donne au dromadaire.)

— Oui, beau sommeil, j’ai fait un rêve intéressant.

— Bon, on y va ?

— Allons-y.

Casseroles déplie ses pattes et se dresse dans le ciel orange. Le soleil se lève. Toa le Marchand jure, crache et maudit l’Afrique. Le dromadaire et le garçon rigolent. Il y a longtemps qu’ils ont appris à rire en dedans. Vus de dehors, l’un et l’autre sont lisses et sérieux comme les dunes.

4

C’est ainsi qu’il a commencé sa vie. Dans toute l’Afrique, Toa le Marchand n’aurait pu trouver un garçon capable de charger et de décharger le dromadaire plus vite que lui. Ni de présenter plus joliment les marchandises devant les tentes des Bédouins, ni de mieux comprendre les chameaux, ni, surtout, de raconter de plus jolies histoires, le soir, autour des feux, quand le Sahara devient aussi froid qu’un désert de glace, et qu’on se sent encore plus seul.

— Il raconte bien, non ?

— N’est-ce pas qu’il raconte bien ?

— Oui, il raconte bien !

Cela attirait les clients, dans les campements de nomades. Toa était content.

— Eh ! Toa, comment l’appelles-tu, ce garçon ?

— Pas eu le temps de lui donner de nom ; je travaille, moi !

Les nomades n’aimaient pas Toa le Marchand.

— Toa, ce garçon, tu ne le mérites pas.

Ils installaient le garçon tout près du brasero, ils lui donnaient du thé brûlant, des dattes, du lait caillé (ils le trouvaient trop maigre) et ils disaient :

— Raconte.

Alors le garçon racontait pour eux les histoires qui naissaient dans sa tête, là-haut, sur la bosse de Casseroles. Ou bien il leur racontait les rêves du dromadaire, qui rêvait toutes les nuits, et même parfois en avançant sous le soleil. Toutes ces histoires parlaient de l’Afrique Jaune, le Sahara, l’Afrique du sable, du soleil, de la solitude, des scorpions, et du silence.

Et, quand les caravanes repartaient sous le ciel brûlant, ceux qui avaient entendu les histoires du garçon voyaient une autre Afrique, du haut de leurs chameaux. Le sable y était doux, le soleil une fontaine, ils n’étaient plus seuls : la petite voix du garçon les accompagnait partout dans le désert.

« Afrique ! »

Ce fut au cours d’une de ces nuits qu’un vieux chef touareg (il avait au moins cent cinquante ans) déclara :

— Toa, ce garçon, nous l’appellerons « Afrique » !

Lorsque Afrique racontait, Toa se tenait à l’écart, assis dans son manteau. Mais, à la fin de chaque histoire, il se levait, une écuelle de fer-blanc à la main, pour récolter les pièces de bronze ou les vieux billets.

— Il fait même payer les histoires de l’enfant !

— Toa le Marchand, tu te vendrais toi-même, si quelqu’un voulait de toi.

— Je suis le Marchand, grommelait Toa, je fais mon métier de marchand…


C’est vrai que Toa aurait tout vendu. D’ailleurs, un beau matin, il vendit tout.

Cela se passa dans une ville du Sud, là où le désert cesse d’être de sable. Une autre Afrique. Grise. Cailloux brûlants, buissons d’épineux, et, plus au sud encore, grandes plaines d’herbes sèches.

— Attends-moi là, avait ordonné Toa. Garde la tente.

Et il avait disparu dans la ville en tenant son chameau par la bride. Afrique n’avait plus peur d’être abandonné. Il savait que Casseroles ne quitterait pas la ville sans lui.

Pourtant, quand Toa revint, il était seul.

— J’ai vendu le chameau !

— Comment ? Tu as vendu Casseroles ? À qui ?

— Ça ne te regarde pas.

Il avait un drôle de regard en coin.

— D’ailleurs, je t’ai vendu, toi aussi. Et il ajouta :

— Te voilà berger, maintenant.

5

Après le départ de Toa, Afrique avait passé des heures à chercher Casseroles. En vain.

— Mais il n’a pas pu quitter la ville, il n’aurait pas fait un seul pas sans moi ! Il me l’avait promis !

Il interrogeait les passants. On lui répondait :

— Petit, ici, des chameaux, on en vend deux mille tous les jours !

Il interrogeait les enfants de son âge :

— Vous n’auriez pas vu un droma qui rêve ?

Les enfants riaient :

— Tous les dromas rêvent !

Il questionnait les chameaux eux-mêmes :

— Un dromadaire grand comme une dune !

Les chameaux le regardaient de très haut :

— Pas de petits dromadaires parmi nous, mon gars, rien que de belles bêtes…

Et, bien sûr, il s’adressait aussi aux acheteurs de chameaux :

— Un beau dromadaire couleur de sable, vendu par Toa le Marchand…

— Combien ? demandaient les acheteurs qui ne s’intéressaient à rien d’autre.

Jusqu’au moment où le Roi des Chèvres se mit en colère :

— Dis-donc, Afrique, tu n’es pas ici pour chercher un dromadaire, mais pour garder mes troupeaux !

C’était au Roi des Chèvres que Toa avait vendu Afrique. Pas un méchant homme, le Roi des Chèvres. Seulement, il aimait ses troupeaux plus que tout au monde. D’ailleurs, il avait des cheveux bouclés de mouton blanc, ne mangeait que du fromage de chèvre, ne buvait que du lait de brebis et parlait d’une voix chevrotante qui faisait frétiller sa longue et soyeuse barbiche de bouc. Il n’habitait pas de maison, mais une tente, en souvenir du temps où il gardait lui-même ses troupeaux, et il ne quittait jamais son immense lit de laine noire et bouclée.

— Oui, moi je suis trop vieux, sinon je n’aurais pas besoin de berger.

La moindre brebis malade, la moindre patte de mouton cassée, une chèvre disparue, il renvoyait le berger.

— Tu as bien compris, Afrique ?

Le garçon fit signe qu’il avait compris.

— Alors, assieds-toi et écoute.

Le Roi des Chèvres tendit au garçon un gros morceau de fromage et une écuelle de lait encore chaud, et il lui apprit le métier de berger.


Afrique resta deux années entières au service du Roi des Chèvres. Les habitants de l’Afrique Grise n’en revenaient pas.

— D’habitude, le vieux ne garde pas un berger plus de quinze jours. Tu as un secret ?

Afrique n’avait aucun secret. C’était un bon berger, voilà tout. Il avait compris une chose très simple : les troupeaux n’ont pas d’ennemis. Si le lion ou le guépard mange une chèvre de temps en temps, c’est qu’il a faim. Afrique avait expliqué cela au Roi des Chèvres.

— Roi, si tu ne veux pas que les lions attaquent tes troupeaux, il faut leur donner à manger toi-même.

— Nourrir les lions ?

Le Roi des Chèvres tortillait sa barbe.

— D’accord, Afrique, ce n’est pas une mauvaise idée.

Et, partout où Afrique emmenait paître les chèvres, il disposait de gros morceaux de viande qu’il apportait de la ville.

— Voilà ta part, Lion, ne touche pas à mes brebis.

Le Vieux Lion de l’Afrique Grise flairait les quartiers de viande sans se presser.

— Tu es un drôle de type, berger, vraiment un drôle de type.

Et il se mettait à table.

Avec le Guépard, Afrique eut une conversation plus longue. Un soir où celui-ci s’approchait en rampant du troupeau, avec mille précautions, Afrique dit :

— Ne fais pas le serpent, Guépard, je t’ai entendu.

Stupéfait, le guépard sortit sa tête de l’herbe sèche.

— Et comment tu as fait, berger ? Personne ne m’entend jamais !

— Je viens de l’Afrique Jaune. Là-bas, il n’y a que le silence, ça rend l’oreille fine. Tiens, je peux te dire que deux puces se disputent sur ton épaule.

D’un coup de dent, le guépard croqua les deux puces.

— Bien, dit Afrique, il faut que je te parle.

Impressionné, le Guépard s’assit et écouta.

— Tu es un bon chasseur, Guépard. Tu cours plus vite que tous les animaux et tu vois plus loin. Ce sont aussi des qualités de berger.

Silence. On entendit barrir un éléphant, très loin. Puis des coups de fusil.

— Chasseurs étrangers… murmura Afrique.

— Oui, ils sont revenus, dit le Guépard, je les ai vus hier.

Il y eut un moment de tristesse.

— Guépard, si tu faisais le berger avec moi ?

— Qu’est-ce que j’y gagnerais ?

Afrique regarda longuement le Guépard.

Deux larmes anciennes avaient laissé des traces noires jusqu’aux coins de ses lèvres.

— Tu as besoin d’un ami, Guépard, et moi aussi.

Voilà, c’est ainsi que cela s’était passé avec le Guépard. Afrique et lui étaient devenus inséparables.

6

Les plus jeunes chèvres ne pouvaient suivre le troupeau quand les pâturages étaient trop éloignés. Elles se fatiguaient. Elles traînaient en route, et les hyènes, qui n’étaient jamais loin, se léchaient les babines en rigolant. Le Guépard en avait assez de faire des aller et retour pour chasser les hyènes. Les chevrettes les plus fragiles étaient aussi les plus belles et les plus rares, c’était une race spéciale que le Roi des Chèvres appelait « mes Colombes d’Abyssinie ». Il passait des nuits blanches à l’idée qu’il pût leur arriver quelque chose.

— Roi, j’ai une idée pour protéger tes Colombes.

Afrique expliqua.

— Il faut laisser les plus jeunes en arrière.

Le Roi des Chèvres s’en arracha trois poils de barbe.

— Toutes seules, en arrière, tu es fou ? Et les hyènes !

— Voilà justement mon idée : je dépose les chevrettes dans les plus grands buissons d’épineux, et les hyènes ne peuvent pas les toucher.

Le Roi des Chèvres ferma les yeux et réfléchit très vite : « Voyons, toutes les chèvres broutent les épineux, elles ont des mâchoires à broyer des clous, les épines n’abîment pas leur fourrure, et s’il y a une chose que les hyènes ne supportent pas, c’est bien les épineux. Une bonne idée, pas de doute. »

Il regarda de nouveau Afrique en lissant sa barbe et demanda :

— Dis-moi, Afrique, pourquoi est-ce que je n’ai pas eu cette idée avant toi ?

Afrique contempla les yeux du vieillard, si usés, si pâles, et répondit doucement :

— C’est que le berger, maintenant, c’est moi. Toi, tu es le Roi.

La tête de l’Hyène regardant le buisson d’épineux valait la peine d’être vue.

— Alors là, non, Afrique, cette chevrette, sous mon nez, et une Colombe d’Abyssinie encore ! une pareille tentation, ce n’est vraiment pas gentil de ta part !

Elle salivait tellement que les fleurs auraient pu pousser entre ses pattes. Afrique lui tapota le front :

— À mon retour, je t’apporterai les restes du vieux lion. Les lions sont comme les riches, ils laissent toujours quelque chose.

Le Guépard, qui n’aimait pas l’odeur de l’Hyène, fronçait les sourcils.

— Berger, tu ne devrais pas parler avec « ça ».

— Je parle à tout le monde.

— Tu as tort. Moi je n’ai pas confiance en « ça ».

Le troupeau se remit en marche. Le Guépard jeta un dernier regard méprisant à l’Hyène et dit :

— De toute façon, aucune importance : moi vivant, personne ne mangera une de tes chèvres.

Voilà. Le temps passait. Le troupeau prospérait. Le Roi des Chèvres dormait paisiblement. Tout le monde était content, y compris l’Hyène qui se régalait avec les restes du lion. (Elle prétendait même qu’elle ne restait à côté des épineux que pour garder elle-même les Colombes d’Abyssinie. Le Guépard secouait la tête en levant les yeux au ciel. « Parfaitement ! protestait l’Hyène. Et, s’il arrivait quelque chose aux Colombes, je serais la première à te prévenir, Berger ! »)


Tout le monde, dans l’Afrique Grise, connaissait le petit berger. Une vraie popularité. Le soir, quand Afrique allumait ses feux, il ne fallait pas attendre longtemps pour que des ombres noires se glissent jusqu’à lui. Ce n’étaient pas des voleurs. Ce n’étaient pas des animaux affamés. C’était la foule de ceux — hommes et bêtes — qui venaient écouter les histoires d’Afrique, le petit berger du Roi des Chèvres. Il leur parlait d’une autre Afrique, l’Afrique Jaune. Il leur racontait les rêves du dromadaire Casseroles, mystérieusement disparu. Mais il leur racontait aussi des histoires de l’Afrique Grise, qu’il connaissait mieux qu’eux, bien qu’il n’y fût pas né.

— Il raconte bien, non ?

— N’est-ce pas qu’il raconte bien ?

— Pour ça oui, il raconte bien !

Et, l’aube venue, quand chacun repartait de son côté, c’était comme s’ils restaient ensemble.


Un jour, le Gorille Gris des Savanes interrompit une histoire :

— Dis donc, Berger, tu sais qu’il existe une autre Afrique, une Afrique Verte, des arbres partout, hauts et touffus comme des nuages ? J’ai un cousin, là-bas, un grand costaud au crâne pointu !

Une Afrique Verte ? On n’y croyait pas trop. Mais le Gorille Gris des Savanes, on le contredisait rarement…


Bizarre, la vie… On vous parle d’une chose que vous ignoriez complètement, une chose inimaginable, presque impossible à croire, et, à peine vous en a-t-on parlé, voilà que vous la découvrez à votre tour. L’Afrique Verte… Le garçon allait bientôt la connaître, l’Afrique Verte !

7

Cela se passa une nuit. Afrique racontait. Les animaux écoutaient, soudain le Guépard siffla :

— Chut !

Venu de très loin, on entendit le rire de l’Hyène. Mais un rire inhabituel. Un rire furieux…

— Il se passe quelque chose avec les Colombes d’Abyssinie !

Le Guépard sauta sur ses pattes.

— J’y vais ! Berger, rejoins-moi là-bas avec le troupeau.

Puis, juste avant de disparaître :

— Je t’avais bien dit de ne pas faire confiance à « ça » !

Au petit matin, lorsque Afrique atteignit le buisson d’épineux, son cœur cessa de battre. Le buisson était vide ! L’Hyène avait disparu. Le Guépard aussi. Tout autour, des traces de lutte… Et personne ne savait rien, évidemment. Le Roi des Chèvres faillit mourir.

— Ma Colombe d’Abyssinie ! la plus belle ! la plus gracieuse ! la perle de mes yeux ! la plus rare ! Voilà ce que c’est que de fréquenter les guépards ! Il me l’aura mangée ! Maudit berger, je te chasse, toi et tes idées de buissons épineux ! Va-t’en ! Disparais avant que je ne t’étrangle !

Rester en Afrique Grise ? Impossible. Trop triste. Retrouver l’Afrique Jaune ? Sans Casseroles ? Non. Le garçon repensa au Gorille Gris des Savanes. L’Afrique Verte : « J’ai un cousin là-bas… »

— Et comment paieras-tu ton voyage ? lui avait demandé le chauffeur.

— Je nettoierai ton camion, avait répondu Afrique.

— Pas besoin d’être nettoyé, c’est le moteur qui compte.

— Je préparerai tes repas.

— Il est tout prêt, mon repas. (Le chauffeur avait montré une provision de galettes noires et de fromage blanc.)

— Je te raconterai des histoires.

— Bon, j’aime les histoires. Et ça m’empêchera de dormir. Monte. Si tu m’ennuies, je te jette par la fenêtre.

Voilà. C’est ainsi qu’ils quittèrent l’Afrique Grise. Pendant que le chauffeur conduisait (trop vite), Afrique racontait. Mais, pendant qu’il racontait, il pensait à autre chose. Qu’était-il arrivé à la petite chèvre, au Guépard et à l’Hyène ? « Est-ce que je vais perdre tous mes amis les uns après les autres ? Est-ce que je porte malheur ? »

Le soleil se levait. Et se couchait. Triste voyage. Long voyage. Très long. Très chaud. Très plat.

Le camion était une espèce de petit autobus dont toutes les tôles brinquebalaient. Il y monta d’autres passagers. Le chauffeur les faisait payer. Cher. (« J’ai un garçon qui raconte ! ») Il en monta beaucoup. Beaucoup trop. Afrique le dit au chauffeur :

— Tu es trop chargé, chauffeur, et tu conduis trop vite…

— Tais-toi et raconte !

Afrique racontait. Nuit et jour. La nuit, il voyait les yeux qui l’écoutaient.

Et un matin, un cri immense sortit de toutes les poitrines. Là-bas, tout au bout d’une mer de terre sèche et craquelée, apparut le moutonnement vert de la Forêt Tropicale.

L’Afrique Verte ! Le Gorille Gris des Savanes n’avait pas menti.

Tout le monde se mit aux fenêtres en hurlant de joie. Le chauffeur accéléra encore. Ils pénétrèrent à toute allure dans la forêt. Et, bien sûr, dans un virage bordé d’immenses fougères, le petit autobus quitta la piste et se retourna. Grand vacarme de ferraille et de moteur fou.

La dernière chose que vit Afrique avant de s’évanouir, ce fut l’autobus, comme un vieux scarabée sur le dos, ses quatre roues tordues tournant dans le vide.

8

— M’ma Bia, M’ma Bia, il se réveille !

— Bien sûr qu’il se réveille, puisque c’est moi qui l’ai soigné.

— Tout de même, si vite, je n’aurais pas cru…

— P’pa Bia, Vieille Chose, depuis combien de temps je soigne ?

— Depuis que tu es toute petite, il y a bien cinquante ans !

— Combien n’ont pas guéri, P’pa Bia, tu peux me le dire ?

— Aucun. Ils ont tous guéri. Chaque fois, c’est un vrai miracle…

— Pas un miracle, non, la Bonne Main de M’ma Bia !

— Tout de même, celui-ci, j’ai bien cru qu’il allait mourir.

— Pauvre Vieille Chose, celui-ci est plus solide que tous les autres, il vivra cent ans !

Depuis un certain temps, Afrique, dans son sommeil, entendait ces chuchotements, accompagnés de petits rires. Il ouvrit les yeux.

— M’ma Bia, il ouvre les yeux !

— Je vois bien qu’il ouvre les yeux. Donne le lait de coco.

Afrique but le lait. Un liquide frais, velouté, sucré, un peu acide. Il l’aima.

— On dirait qu’il aime.

— P’pa Bia, je vois bien qu’il aime, il a vidé la noix.

Afrique se rendormit.


Quand il se réveilla, la seconde fois, la maison était vide. Pourtant, il entendit une voix qui lui disait :

— Salut, toi.

Une petite voix métallique et nasale, qui sortait d’un oiseau bizarre, bleu pâle à queue rouge, avec un bec à casser des noix. L’oiseau était perché sur une jarre de terre.

— Salut, répondit Afrique, qui es-tu ?

— Moi, je suis perroquet, et toi ?

— J’étais berger. J’ai aussi été marchand. Enfin, presque…

— Tiens ? fit le perroquet, comme P’pa Bia. Et tu finiras probablement comme lui, dans l’agriculture.

— Je peux sortir ? demanda Afrique.

— Si tu tiens sur tes jambes, qu’est-ce qui t’en empêche ?

Afrique se leva avec précaution. Inutile, il était guéri. Comme si toute cette vie qu’il avait perdue à cause de l’accident était revenue en lui pendant son sommeil. Alors il poussa un cri de joie et sortit de la maison en courant. Mais son cri se transforma en hurlement de terreur. La maison était haut perchée sur des pilotis : il venait de se précipiter dans le vide. Afrique ferma les yeux et attendit le choc. Mais il se passa autre chose. Deux énormes bras, d’une force incroyable, l’attrapèrent au vol, et il se sentit écrasé contre une poitrine aussi large, velue et rembourrée que le grand lit du Roi des Chèvres. Puis il y eut un éclat de rire si puissant que tous les oiseaux de la forêt s’envolèrent.

— P’pa Bia, tu pourrais rire moins fort, tout de même !

— Bon sang, à l’heure de la sieste, on n’a pas idée !

Toute la forêt protestait.

— M’ma Bia, ça y est, regarde, il est complètement guéri !

P’pa Bia brandissait Afrique à bout de bras, le montrant à une toute petite vieille bonne femme qui sortait de l’épaisseur des bois.

— Pas la peine de faire tout ce chahut, P’pa Bia, je vois bien qu’il est guéri.

Afrique ouvrit des yeux tout ronds. La vieille femme était suivie d’un gigantesque gorille noir au crâne pointu. Il portait une grosse provision de papayes roses, qui sont le meilleur fruit et le meilleur remède.

— Bizarre, dit le Gorille, P’pa Bia n’a jamais pu se mettre dans la tête que tu les guéris tous.

— Tais-toi, grosse bête, répondit M’ma Bia, c’est pour me faire plaisir qu’il fait semblant de s’étonner.

— Ah ! bon… fit le gorille.

9

La maison de P’pa Bia et M’ma Bia se dressait sur ses quatre pattes au beau milieu d’une clairière d’un vert absolument vert.

— Pourquoi les pilotis ? demanda Afrique.

— Pour que les serpents ne nous rendent pas visite, mon petit.

Tout autour, c’était la muraille végétale de la forêt, si haute qu’on se serait cru au fond d’un puits de verdure.

P’pa Bia et M’ma Bia soignèrent Afrique et le nourrirent. Ils ne lui posèrent aucune question. Ils ne l’obligèrent pas à travailler.


Le jour, ils s’occupaient de la clairière et des arbres. La nuit, ils discutaient. Ils avaient beaucoup vécu. Ils connaissaient tous les hommes et tous les animaux de l’Afrique Verte. Ils avaient des enfants et des cousins partout, dans les trois Afriques et dans l’Autre Monde.

— L’Autre Monde ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

P’pa Bia ouvrait la bouche pour répondre à la question qu’Afrique venait de poser, quand un grand fracas de branches cassées et de feuilles froissées l’interrompit. Le bruit n’était pas tout proche, mais l’arbre qui venait de tomber était si grand que toute la forêt dut entendre sa chute. Puis il y eut un long silence, et P’pa Bia dit :

— L’Autre Monde ? Nous y serons peut-être bientôt dans l’Autre Monde.

— Tais-toi donc, dit M’ma Bia, ne va pas mettre des idées pareilles dans la tête de ce petit.


Sans qu’ils le lui aient demandé, Afrique s’était mis à aider P’pa Bia et M’ma Bia dans leur travail. Il allait avec eux récolter les fruits de la forêt, et, chaque samedi, tous les trois se rendaient au marché de la petite ville voisine. P’pa Bia, qui était un bon marchand, vendait les fruits en criant très fort. On venait aussi consulter M’ma Bia qui guérissait presque tout pour trois fois rien. Mais le plus connu, très vite, ce fut Afrique.

À peine les courses finies, tout le monde se rassemblait autour de lui.

— Il raconte bien, non ?

— N’est-ce pas qu’il raconte bien ?

— Pour ça oui, il raconte bien !

— Et la tienne, d’histoire, celle de ta vie, si tu nous la racontais ?

Le jour où P’pa Bia posa cette question, il pleuvait. Et quelle pluie ! Un temps à raconter sa vie. P’pa Bia et M’ma Bia écoutaient Afrique en hochant gravement la tête.

— Alors, tu n’as pas de père ? demanda P’pa Bia quand Afrique eut fini de raconter.

— Pas de père, non.

— Et pas de mère, hein ? demanda M’ma Bia.

— Non, pas de mère non plus, non.

Il y eut un silence embarrassé, car tous les trois venaient d’avoir la même idée en même temps.

C’est ainsi qu’il devint Afrique N’Bia, dernier enfant de P’pa et M’ma Bia qui en avaient eu quatorze avant lui, aujourd’hui dispersés dans toutes les Afriques et sur toutes les terres de l’Autre Monde.

10

Oui, mais, les années passant, il tombait de plus en plus d’arbres. La forêt s’éclaircissait. Le front de P’pa Bia se ridait.

— Ne t’inquiète pas, ça finira bien un jour.

Pourtant, M’ma Bia savait bien que ça ne finirait pas.

À la saison des pluies, les arbres coupés étaient jetés dans les marigots (les rivières de l’Afrique Verte) qui filaient vers la mer. Un jour qu’Afrique et le Gorille, assis au bord de la rivière, regardaient passer les troncs décortiqués, le Gorille eut un gros soupir :

— Il n’y en a plus pour bien longtemps… Histoire de lui changer les idées, Afrique demanda :

— Tu sais que tu as un cousin, en Afrique Grise ?

— Un petit gros au crâne plat, dans la Savane ? Oui, je sais ça, répondit distraitement le Gorille.

Silence. Et, dans le silence, le bruit régulier des haches.

— Mais enfin, ces arbres, où vont-ils ? demanda Afrique.

Le Gorille continuait à regarder fixement la rivière :

— Où veux-tu qu’ils aillent ? Dans l’Autre Monde, pardi !

Et il ajouta, comme pour lui-même :

— Bon sang, il faut que je prenne une décision, il n’y a pas à dire, il faut que je me décide !

— Moi aussi, fit une drôle de voix, tout près d’eux.

C’était un souffle profond et pâle, une voix presque muette.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, à toi ? demanda le Gorille, tu ne vis pas dans les arbres !

— Justement, expliqua le Crocodile, je vis dans l’eau, mais dans mon eau, maintenant, il y a tes arbres…

P’pa Bia aussi prit une décision :

— Allez, dit-il, on s’en va.

— Pourquoi ? demanda Afrique.

P’pa Bia le conduisit à la lisière de la forêt, lui montra cette étendue de terre sèche et craquelée qu’Afrique avait traversée en camion (des nuits et des jours, interminables…).

— Voilà, dit P’pa Bia, il n’y a pas si longtemps, la forêt s’étendait jusqu’à l’horizon.

Aujourd’hui, on a coupé tous les arbres. Et quand il n’y a plus d’arbres, il ne pleut plus. Tu vois, rien ne pousse. La terre est si dure que le chien ne peut même plus y enterrer son os.

Tout à coup, P’pa Bia pointa son doigt devant lui.

— Regarde.

Afrique suivit le doigt, et vit une petite chose noire, luisante et furieuse, qui avançait obstinément vers la forêt en brandissant un couteau recourbé au-dessus de sa tête.

— Même le Scorpion Noir ne supporte pas cette sécheresse !

P’pa Bia se tut. Un souffle d’air brûlant souleva un nuage de poussière.

— Voilà ce que va devenir notre clairière…

Ils avaient les lèvres sèches.

— Allez, dit P’pa Bia, on s’en va.

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