« Je vais te faire un cadeau, me dit maître Palémon. Et comme tu es jeune et fort, je ne crois pas que tu le trouveras trop lourd à porter.
— Je ne mérite pas le moindre cadeau.
— C’est exact. Mais il faut bien te dire, Sévérian, qu’un cadeau mérité n’est plus un cadeau : c’est un salaire. Les seuls véritables cadeaux sont ceux que l’on offre comme je le fais aujourd’hui. Je ne puis te pardonner ton crime, mais je ne puis point non plus oublier ce que tu as été. Je n’avais jamais eu d’aussi bon élève depuis le jour où maître Gurloes est devenu compagnon. » Il se leva, et, d’un pas raide, se dirigea vers l’alcôve de son bureau, et je pus l’entendre dire pour lui-même : « Ah, elle n’est pas encore trop pesante pour moi…»
L’objet qu’il était en train de soulever était tellement sombre qu’il se perdait dans l’obscurité. J’intervins alors et dis : « Permettez-moi de vous aider, Maître.
— C’est inutile, Sévérian, c’est inutile. Léger quand on le soulève, pesant quand on le fait redescendre. Telle est la marque distinctive d’un modèle de qualité. »
Il posa sur sa table une boîte noire comme la nuit, presque aussi longue qu’un cercueil, mais beaucoup plus étroite. Quand il fit jouer les fermoirs d’argent, ils tintèrent comme des clochettes.
« Je ne vais pas te donner le coffret, qui ne ferait que t’embarrasser. Voici donc la lame, le fourreau destiné à la protéger lorsque tu voyageras et un baudrier. »
Elle fut dans mes mains avant que j’eusse pu prendre pleinement conscience du cadeau qu’il me faisait. Taillé dans de la peau humaine noire, le fourreau montait presque jusqu’au pommeau ; quand j’en tirai l’épée, il me parut aussi souple qu’un gant de cuir. Un moment, je contemplai l’arme.
Mon but n’est pas de vous ennuyer en dressant la liste exhaustive de ses qualités et de ses beautés ; il vous faudrait la voir et la prendre en main pour l’apprécier à sa juste valeur. Sa redoutable lame mesurait une aune de long ; elle était droite, avec un bout carré, telle que doit être une telle épée. Comme le tranchant mâle, le tranchant femelle pouvait couper un cheveu en deux jusqu’à un empan de la garde, ciselée dans de l’argent massif et se terminant par une tête sculptée à chaque extrémité. Taillée dans de l’onyx, la poignée était renforcée de cerclages d’argent, longue de deux empans et rehaussée d’une opale. On n’avait pas lésiné sur la décoration, digne d’un grand artiste. Mais le rôle de l’art est de donner un sens à des choses qui, sans cela, n’en auraient pas, ou encore de rendre attirant quelque chose qui ne l’est pas particulièrement. Autrement dit, cette décoration ne lui ajoutait rien. On avait gravé les mots Terminus Est sur la lame elle-même, dans de très beaux et curieux caractères, et, depuis que j’étais passé par l’Atrium du Temps, j’avais appris suffisamment de langues anciennes pour savoir qu’ils signifiaient Voici la Ligne de Partage.
« Elle est parfaitement affûtée, je te le garantis, dit maître Palémon en me voyant tâter le fil du doigt. Pour le bénéfice de ceux qui te seront confiés, tâche de toujours la conserver ainsi. Je me demande seulement si ce n’est pas une compagne trop lourde pour toi. Soulève-la, et juges-en toi-même. »
J’empoignai Terminus Est de la même manière que la fausse épée le jour de ma prise de masque et la levai au-dessus de ma tête, en prenant soin de ne pas heurter le plafond. Elle ondula comme si j’essayais de maîtriser un serpent.
« N’éprouves-tu pas de difficultés ?
— Non, Maître. Mais j’ai eu l’impression qu’elle se tordait lorsque je l’ai brandie.
— Un cylindre creux court tout le long de la lame ; il contient un peu d’hydrargyre – un métal plus lourd que le fer, et cependant aussi liquide que de l’eau. Si bien que le point d’équilibre se déplace vers la poignée quand on dresse l’épée, et vers l’extrémité quand on l’abaisse. Il te faudra souvent attendre la fin d’une oraison, d’une ultime prière, ou encore un signe de main de la part du quaesiteur. Ton épée ne devra ni vaciller ni trembler – d’ailleurs tu sais tout cela. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il te faut respecter un tel instrument. Puisse la Moïra veiller sur toi, Sévérian. »
Je sortis la pierre à affûter de la pochette cousue sur le fourreau et la mis dans ma sabretache, puis pliai la lettre de maître Palémon destinée à l’archonte de Thrax, l’enveloppai dans un bout de tissu de soie huilé et la glissai à la place de la pierre, la confiant à la bonne garde de l’épée. Enfin, je pris congé de mon maître.
L’imposante lame maintenue dans le dos à hauteur de l’épaule gauche, je pris la direction de la porte des Cadavres et me retrouvai bientôt dans les jardins de la nécropole, où soufflait un peu de vent. Au portail inférieur, celui qui est le plus près de l’eau, la sentinelle me laissa passer sans me poser de question, après m’avoir jeté un regard bien étrange. J’enfilai ensuite les rues étroites qui mènent jusqu’à la Voie d’Eau, qui longe le cours du Gyoll.
Il me faut maintenant rapporter quelque chose qui, aujourd’hui encore, ne laisse pas de me faire honte, en dépit de tout ce qui s’est passé depuis. Les veilles de ce long après-midi furent les plus heureuses de toute ma vie. Toutes les vieilles haines que je nourrissais à l’encontre de la guilde s’étaient évanouies : il ne me restait plus que tout ce que j’avais aimé, mon amour pour maître Palémon, pour mes frères et même pour les apprentis, mon amour pour les usages et le folklore de notre confrérie – un amour qui n’était jamais complètement mort. C’est tout cela, tout ce que j’aimais, que je quittais après l’avoir déshonoré au plus haut point. J’aurais dû pleurer.
Je n’en fis rien. Quelque chose en moi prit son essor, et comme une rafale de vent souleva ma cape et me fit des ailes, j’eus l’impression que j’aurais pu m’envoler. Il nous est interdit de sourire, sauf en présence de nos maîtres, de nos frères et de nos clients, et bien sûr des apprentis. Je n’avais pas envie de porter mon masque et il me fallut relever mon capuchon et baisser la tête pour que les passants ne voient pas mon visage. Je croyais à tort que je périrais en chemin ; je croyais à tort que jamais je ne retournerais à la Citadelle ni dans notre tour ; mais c’est aussi à tort que je croyais alors avoir l’occasion de vivre encore de nombreux jours semblables, et je souris.
Dans mon ignorance, je m’étais imaginé qu’à la tombée de la nuit, j’aurais laissé la ville loin derrière moi, et qu’il me serait possible de dormir dans une relative sécurité au pied de quelque arbre. Mais en réalité je n’avais même pas fini de traverser les quartiers les plus anciens et les plus pauvres lorsqu’à l’ouest la terre bascula pour engloutir le soleil. Il aurait été suicidaire de demander l’hospitalité dans l’une des maisons branlantes qui longeaient la Voie d’Eau tout comme de tenter de se reposer dans un coin quelconque. C’est pourquoi je continuai à me traîner sous les étoiles que le vent rendait plus brillantes, avec l’avantage, aux yeux des rares piétons, d’avoir l’air d’être simplement quelqu’un habillé de sombre, une lourde paterissa sur l’épaule, et non point un bourreau.
De temps en temps j’apercevais des bateaux se déplaçant sur les eaux à demi asphyxiées par les algues, et le vent m’apportait des échos de la musique qu’il faisait dans leurs haubans. Les plus misérables ne disposaient d’aucun éclairage et étaient de véritables ruines flottantes ; mais je pus contempler à plusieurs reprises de somptueux thalamègues, leur décoration ouvragée mise en évidence par les lampes de poupe et de proue. Par crainte d’être attaqués, ils naviguaient au milieu du courant, ce qui ne m’empêchait pas d’entendre la voix des rameurs portée par les eaux :
Ramez, frères, ramez !
Le courant est contre nous.
Ramez, frères, ramez !
Car Dieu est avec nous.
Ramez, frères, ramez !
Le vent est contre nous.
Ramez, frères, ramez !
Car Dieu est avec nous.
Et ainsi de suite. Même lorsque les lampes ne furent plus qu’un point minuscule, à une lieue ou même davantage de moi, en amont, le vent me permettait d’entendre encore leur chant. Comme j’allais avoir l’occasion de l’apprendre par la suite, ils tiraient sur la poignée de leur aviron pendant le refrain et la ramenaient en arrière avec le couplet ; c’est ainsi que, veille après veille, ils poursuivaient leur chemin.
Alors que le jour était sur le point de se lever, à ce qu’il me sembla, j’aperçus au loin, enjambant le large ruban noir du fleuve, une rangée de lumières qui n’étaient pas celles de bateaux, mais des feux fixes allant d’une rive à l’autre. Il s’agissait d’un pont, que je finis par atteindre en maintenant l’allure dans l’obscurité. Quittant les berges clapotantes du fleuve, je gravis une volée de marches brisées qui partait de la Voie d’Eau pour rejoindre le pont lui-même ; d’un seul coup, je me retrouvai acteur dans une scène toute nouvelle pour moi.
Le pont était aussi brillamment éclairée que la Voie d’Eau était sombre. Des flambeaux oscillaient en haut de mâts disposés tous les dix pas environ, tandis qu’à peu près tous les cent pas se dressaient des bretèches dont les fenêtres éclairées formaient comme autant de feux de Bengale accrochés au tablier du pont. Des carrioles munies de lanternes roulaient en faisant grand bruit, et la plupart des gens qui se bousculaient sur les trottoirs étaient accompagnés de porteurs de torches, ou en tenaient eux-mêmes une à la main. Des marchands ambulants, leur plateau retenu par une sangle autour du cou, vantaient à grands cris les articles qu’ils avaient en montre, cependant que des extérieurs baragouinaient dans des langues inconnues et que des mendiants exhibaient leurs plaies, faisaient semblant de jouer du flageolet ou de l’ophicléide et pinçaient leurs enfants pour les faire pleurer.
Je dois confesser que tout cela m’intéressait prodigieusement, même si l’entraînement que j’avais suivi m’interdisait de faire le badaud devant un tel spectacle. La tête bien enfoncée dans mon capuchon, et les yeux résolument dirigés droit devant moi, je m’avançai au milieu de la foule comme si elle m’était tout à fait indifférente ; mais pendant quelques instants ma fatigue s’estompa, mes enjambées s’allongèrent et se firent plus vives pour lutter contre l’envie de m’attarder j’imagine.
Les gardes en poste aux bretèches n’étaient pas des agents de ville, mais des peltastes en demi-armures, protégés par des boucliers transparents. J’étais presque arrivé sur la rive occidentale lorsque deux d’entre eux s’avancèrent au-devant de moi et me barrèrent la route de leur lance brillante. « Porter un tel costume est un crime grave ; si vous vous êtes ainsi travesti pour plaisanter ou pour faire quelque fourberie, vous risquez beaucoup.
— J’ai parfaitement le droit de porter la tenue de ma guilde, répondis-je.
— Vous prétendez donc sérieusement être carnifex ? Est-ce là votre épée que vous portez ?
— C’est bien mon épée. Mais je ne suis pas ce que vous dites ; je suis un compagnon de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence. »
Il y eut un instant de silence. Durant les quelques secondes qu’avait pris cet interrogatoire, une centaine de personnes s’étaient déjà amassées autour de nous. Je vis le peltaste qui n’avait rien dit lancer à son camarade un coup d’œil qui signifiait : Il a l’air de parler sérieusement, puis considérer la foule.
« Venez à l’intérieur. Le lochague souhaite vous parler. »
Ils me laissèrent passer le premier par la porte étroite. Il n’y avait là qu’une seule pièce et encore était-elle petite ; elle était meublée d’une table et de quelques chaises. Une volée de marches, creusées par le passage fréquent des bottes, conduisait à l’étage supérieur, dans une salle où un homme portant cuirasse était en train d’écrire, debout devant une écritoire. Mes gardiens m’avaient suivi, et quand ils m’eurent rejoint, celui qui avait déjà parlé prit à nouveau la parole. « Voici l’homme en question, dit-il.
— Je vois bien, répondit le lochague sans lever les yeux pour autant.
— Il dit qu’il est compagnon de la guilde des bourreaux. »
La plume, qui jusque-là avait progressé régulièrement, resta un moment en l’air. « Je n’aurais jamais cru rencontrer un tel personnage en dehors des pages d’un livre, mais j’ose pourtant affirmer qu’il ne fait que dire la vérité.
— Dans ce cas, devons-nous le relâcher ? demanda le soldat.
— Pas encore. »
Le lochague essuya soigneusement sa plume, sabla la lettre qu’il venait de rédiger et nous regarda enfin. Je dis alors : « Vos subordonnés m’ont arrêté, car ils ne me croyaient pas en droit de porter ce costume.
— Ils vous ont arrêté parce que je leur en ai donné l’ordre. Et si j’ai donné cet ordre, c’est que vous êtes un élément perturbateur d’après le rapport établi par le poste de garde à l’orient. Si vous appartenez bien à la guilde des bourreaux – guilde que, pour être honnête, je croyais abolie depuis longtemps –, vous avez donc passé toute votre vie dans la… Comment l’appelez-vous ?
— La tour Matachine. »
Il fit claquer ses doigts, et eut le regard de quelqu’un qui est à la fois amusé et chagriné. « Non ; je veux parler de l’endroit où se trouve votre tour.
— La Citadelle.
— Oui, c’est cela, la vieille Citadelle. Elle se trouve à l’est de la rivière, si je me souviens bien, sur la portion nord du quartier algédonique. On nous avait emmenés voir le donjon à l’époque où j’étais cadet. Combien de fois en êtes-vous sorti pour vous promener en ville ? »
J’évoquai mentalement nos expéditions pour aller nous baigner, et répondis : « Souvent.
— Dans la tenue que vous portez actuellement ? »
Je secouai négativement la tête.
« Si vous devez me répondre ainsi, retirez votre capuchon. C’est tout juste si je peux voir le bout de votre nez aller et venir. » Le lochague quitta son écritoire et se rapprocha d’une fenêtre donnant sur le pont. « Quelle est, d’après vous, la population d’une ville comme Nessus ? me demanda-t-il.
— Je n’en ai aucune idée.
— Moi non plus, bourreau. Ni personne. Toutes nos tentatives de recensement ont échoué, tout comme nos tentatives pour taxer systématiquement la population. Chaque nuit, la ville grandit et se transforme, comme changent les graffitis tracés à la craie sur les murs. Il y a des gens d’une grande habileté, capables de construire une maison dans la nuit en enlevant les pavés de la rue et de revendiquer ouvertement le terrain. Le saviez-vous ? L’exultant Talarican, dont la folie se manifestait par le soin maniaque avec lequel il s’intéressait aux aspects les plus triviaux de l’existence humaine, prétendait avoir calculé le nombre de personnes qui vivaient uniquement des déchets abandonnés par les autres : deux mille fois douze douzaines. Il disait qu’il y avait dix mille acrobates faisant la manche, dont la moitié ou presque était des femmes. Et que si un pauvre enjambait le parapet du pont à chaque inspiration que nous prenons, nous vivrions éternellement, car la ville engendre et détruit les hommes plus vite que nous ne respirons. Au milieu d’une telle marée humaine, il n’y a pas d’alternative, sinon la paix. On ne peut tolérer le moindre désordre, car il serait impossible d’en venir à bout. Est-ce que vous me suivez bien ?
— Il y a une autre solution, qui est l’ordre. Mais autrement, oui, tant qu’il ne règne pas, je comprends. »
Le lochague poussa un soupir et se tourna vers moi. « C’est déjà quelque chose que vous saisissiez cela. Il est donc nécessaire de vous procurer des vêtements plus conventionnels.
— Je ne peux pas retourner à la Citadelle.
— Dans ce cas-là, ne vous montrez pas de la nuit, et demain, achetez n’importe quoi. Avez-vous des ressources ?
— Un peu, oui.
— Parfait. Achetez donc n’importe quoi, ou volez-le. Ou encore, dépouillez la prochaine victime que vous raccourcirez avec cet instrument. Je confierais bien à l’un de mes hommes le soin de vous accompagner jusqu’à une auberge, mais cela reviendrait à créer d’autres attroupements et d’autres rumeurs. Des troubles ont éclaté près du fleuve, je ne sais quoi exactement, et il se conte déjà bien assez d’histoires de fantômes comme cela. En outre, le vent est en train de tomber et le brouillard ne va pas tarder à se lever – ce qui ne fait qu’aggraver les choses. Où vous rendez-vous ?
— Je dois prendre mon service à la ville de Thrax. »
Le peltaste qui avait toujours parlé jusqu’ici éleva à nouveau la voix : « Croyez-vous tout ce qu’il raconte, lochague ? Il n’a pas apporté la moindre preuve de ce qu’il prétend. »
Le lochague regardait de nouveau par la fenêtre, et je pus voir, moi aussi, les premières traînées de brouillard ocre se répandre. « Si tu es incapable de te servir de ta tête, répondit-il, sers-toi de ton nez. Quelles odeurs as-tu senties en entrant ici avec lui ? »
Le peltaste eut un sourire incertain.
« Le fer qui rouille, la sueur froide et le sang putréfié », reprit le lochague. « Un simulateur aurait répandu une odeur de vêtement neuf, ou encore une odeur de renfermé, celle de guenilles retirées d’une malle. Si tu n’arrives pas à faire ton travail comme il faut, Petronax, tu ne vas pas tarder à te retrouver dans le Nord, en train de combattre les Asciens. »
Le peltaste voulut se défendre. « Mais, lochague…», dit-il en me jetant un tel regard de haine que je me demandai s’il n’allait pas essayer de se venger lorsque j’aurais quitté la bretèche.
« Montrez donc à cet imbécile que vous faites bien partie de la guilde des bourreaux. »
Le peltaste n’était pas sur la défensive, et ce ne fut pas bien difficile. D’un revers du bras droit j’écartai son bouclier tout en lui écrasant le pied droit de mon gauche, afin de le clouer sur place, et lui broyai ce nerf du cou qui provoque des convulsions.