De tous les jours de fête de notre guilde, celui de Katharine la Bienheureuse est le plus faste ; il fait en effet revivre tout ce qui est notre héritage, et c’est à cette occasion que les compagnons deviennent maîtres – si jamais ils accèdent à cet honneur – et les apprentis, compagnons. Je ne décrirai pas ici les cérémonies qui ont lieu au cours de cette journée, me réservant de le faire pour la fois où j’ai été moi-même élevé au compagnonnage ; mais c’est pendant cette année où se situe le début de mon récit, l’année du combat au bord de la tombe, que Drotte et Roche devinrent compagnons, et que je me retrouvai capitaine des apprentis.
Je ne sentis peser sur moi toute la force qui émanait de ce rituel qu’au moment où il était sur le point de s’achever. Je m’étais installé dans la chapelle en ruine, prenant plaisir à admirer le faste de la cérémonie, et je n’avais présent à l’esprit – encore dominé par l’humeur agréable avec laquelle j’avais suivi les préparatifs de la fête – que le fait que j’allais être vétéran de tous les apprentis quand elle serait terminée.
Peu à peu, cependant, un certain sentiment d’inquiétude s’infiltra lentement en moi. Je me sentis malheureux avant même de savoir que je n’étais plus heureux et me courbais déjà sous le poids de responsabilités dont je n’avais pas encore mesuré pleinement l’étendue. Je me souvins des difficultés que Drotte eut à affronter pour maintenir l’ordre dans nos rangs ; c’est ce que j’allais avoir à faire sans disposer de la même force que lui, ni d’un camarade comme celui qu’il avait eu, son fidèle lieutenant Roche, un garçon de son âge. L’ultime antienne toucha à sa fin, maître Gurloes et maître Palémon, leurs masques rehaussés d’or sur le visage, franchirent lentement le portail, les anciens compagnons soulevèrent Drotte et Roche sur leurs épaules – alors que ces derniers fouillaient déjà dans la sabretache attachée à leur ceinture pour en sortir les pétards du feu d’artifice qui allait être tiré à l’extérieur – et pendant ce temps je m’étais armé de courage et avais même eu le temps de concevoir un plan d’action rudimentaire.
C’était nous, les apprentis, qui devions assurer le service de la fête après avoir ôté les vêtements relativement propres et en bon état qui nous avaient été remis pour la cérémonie. Après que le dernier feu de Bengale se fut éteint et que les servants, dans leur geste annuel d’amitié, eurent déchiré le ciel d’une salve de leur plus grosse pièce d’artillerie, du haut du Grand Donjon, je bousculai les apprentis chargés des différentes corvées ; déjà, ils me jetaient des regards pleins de rancune, ou du moins, je me l’imaginai. De retour au dortoir, je verrouillai la porte et installai une couchette devant.
Après moi, Eata était le plus âgé de tous, et la chance avait voulu que je me sois montré suffisamment amical envers lui par le passé, pour qu’il ne se doute de rien jusqu’au dernier moment, ni puisse m’opposer une résistance véritable. Je le saisis à la gorge et lui cognai la tête une bonne demi-douzaine de fois contre la cloison ; puis je lui donnai quelques coups de pied qui l’obligèrent à se recroqueviller. « Bon, maintenant, lui demandai-je, veux-tu devenir mon second ? Réponds ! »
Il ne pouvait pas parler, mais il approuva de la tête.
« Parfait. Je m’occupe de Timon, et toi du plus fort après lui. »
Le temps de cent respirations – et elles étaient rapides ! –, tous les garçons avaient été obligés de faire leur soumission après avoir reçu quelques coups. Il se passa trois semaines avant qu’il y en ait un seul qui ose me désobéir, mais ce ne fut qu’un cas isolé et non une rébellion de masse.
J’avais de nouvelles fonctions à remplir en tant que capitaine des apprentis, mais je jouissais également de plus de liberté qu’auparavant. J’étais chargé de vérifier que les repas des compagnons, quand ils étaient de service, étaient servis bien chauds, et de superviser la corvée des plateaux à l’intention de nos clients. Je distribuais les tâches dans les travaux de cuisine et, en classe, je surveillais les devoirs et les exercices. Il m’arrivait beaucoup plus fréquemment qu’autrefois d’avoir à porter des messages jusqu’aux endroits les plus reculés de la Citadelle, et, dans une faible mesure, je participais déjà aux décisions concernant les affaires de la guilde. C’est ainsi que j’acquis une grande familiarité de tous les coins et recoins de la Citadelle, même des moins fréquentés : des greniers où s’entassaient les huches géantes et où rôdaient des chats maléfiques, des remparts balayés par le vent, qui dominaient des bidonvilles à demi décomposés, ainsi que de la pinacothèque, avec sa grande galerie surmontée d’un plafond voûté en brique et percé de fenêtres, au sol dallé de pierres recouvert de tapis ici et là, et encadrée de murs dont les arches puissantes et sombres débouchaient sur des rangées de pièces encombrées – comme la galerie elle-même – de peintures innombrables.
Beaucoup d’entre elles étaient si anciennes et noires de fumée que je n’arrivais pas à en discerner le sujet ; dans d’autres cas, je n’étais pas capable d’en deviner la signification – un danseur dont les ailes ressemblaient à des sangsues, une femme apparemment silencieuse qui se tenait au-dessous d’un masque mortuaire, une dague à lame double à la main. Un jour, alors que j’avais bien parcouru une lieue parmi ces peintures énigmatiques, je tombai sur un vieil homme, perché tout en haut d’une échelle. J’hésitai à lui demander mon chemin, car il avait l’air très absorbé par sa tâche, et je craignais de le déranger.
L’œuvre qu’il était en train de nettoyer représentait un personnage en armure campé devant un paysage de désolation. Il n’avait pas d’arme, mais tenait une hampe portant un bizarre drapeau tout raide. La visière de son casque était entièrement recouverte d’or, sans fentes pour les yeux ni système de ventilation, et on ne voyait rien d’autre sur sa surface impeccablement polie que le reflet parfait du paysage désertique.
Je fus profondément affecté par ce guerrier venu d’un monde mort, sans que je puisse dire pourquoi, ni même quel type d’émotion il soulevait en moi. Pour quelque raison obscure, j’aurais aimé décrocher le tableau et l’emporter, non pas dans notre nécropole, mais dans l’une de ces forêts d’altitude dont notre nécropole – chose que je comprenais déjà – n’était qu’une image idéalisée mais faussée. Sa place me paraissait être parmi les arbres, et le bas de son cadre aurait dû s’enfoncer dans l’herbe nouvelle.
« Et c’est comme ça, dit une voix derrière moi, qu’ils se sont tous échappés. Vodalus a obtenu ce qu’il était venu chercher, tu vois.
— Dis donc », dit une deuxième voix, d’un ton cassant, « qu’est-ce que tu fabriques ici ? »
Je me retournai et vis deux écuyers dont les vêtements brillants se rapprochaient, aussi près qu’il était possible de l’oser, de ceux d’exultants. Je répondis que j’avais une communication à porter à l’archiviste et montrai mon enveloppe.
« Parfait, dit l’écuyer qui s’était adressé à moi. Sais-tu au moins où se trouvent les archives ?
— J’étais sur le point de poser la question, Sieur.
— Alors c’est que tu n’es pas le bon messager pour porter ce pli, n’est-ce pas ? Donne-le-moi, je le confierai à un de mes pages.
— Cela m’est impossible, Sieur. Je dois moi-même le remettre à son destinataire. »
L’autre écuyer intervint : « Il est inutile d’être aussi rude avec ce jeune homme, Racheau.
— Bien entendu, tu ne sais pas ce qu’il est.
— Mais toi tu le sais. »
Celui qui s’appelait Racheau acquiesça. « De quelle partie de la Citadelle viens-tu, messager ?
— De la tour Matachine. C’est maître Gurloes qui m’envoie chez l’archiviste. »
Le visage du second écuyer se rembrunit. « Tu es donc un bourreau.
— Simplement un apprenti, Sieur.
— Dans ce cas, je ne m’étonne plus que mon ami préfère te voir disparaître. Suis la galerie jusqu’à la troisième porte, franchis le coude et continue sur une centaine de pas environ. Là, grimpe l’escalier qui mène au second niveau et prends le corridor sud, celui qui se termine par une double porte au fond.
— Merci », répondis-je, m’apprêtant à partir dans la direction qu’il m’avait indiquée.
« Attends un peu. Si tu vas par là maintenant, il nous faudra te suivre. »
Racheau prit la parole : « J’aime autant l’avoir devant moi que derrière. »
J’attendis malgré tout, une main encore posée sur l’un des barreaux de l’échelle, qu’ils aient disparu au premier coude de la galerie.
À la manière de ces amis idéalisés qui, en rêve, s’adressent à nous du haut de leur nuage, le vieil homme me dit : « Ainsi tu es un bourreau, n’est-ce pas ? Sais-tu que je n’ai jamais été à la tour Matachine ! »
Son regard éteint me rappelait un peu celui des tortues que nous nous amusions parfois à effrayer sur les rives du Gyoll, son nez et son menton se rejoignaient presque.
« Puissé-je ne jamais vous y voir non plus, répondis-je poliment.
— Je n’ai plus rien à craindre maintenant. Que pourriez-vous faire d’une carcasse comme la mienne ? Mon cœur s’arrêterait comme ça ! » Il laissa tomber l’éponge qu’il tenait dans son seau et essaya de faire claquer ses doigts humides, sans y parvenir. « Mais je sais où elle se situe ; c’est juste derrière le donjon des Sorcières. Exact, non ?
— En effet », dis-je, un peu surpris que les sorcières soient mieux connues que nous.
« C’est bien ce que je pensais. Pourtant personne n’en parle jamais. Tu es en colère contre ces écuyers, et je ne t’en blâme pas. Mais il faudrait que tu comprennes leur cas. Tout se passe comme s’ils étaient des exultants, mais en réalité ils n’en sont pas. Ils ont peur de mourir, de souffrir et d’agir comme des exultants. C’est dur pour eux.
— Leur caste devrait être abolie. Si Vodalus était là, il les enverrait casser des cailloux. Ce ne sont que des fossiles venus d’un autre âge ; de quelle utilité peuvent-ils encore être ? »
Le vieil homme redressa la tête. « Bah ! De quelle utilité ont-ils jamais été, le sais-tu ? »
Je dus admettre que je l’ignorais, et, tel un vieux singe, il dégringola de son échelle ; il était tout en bras et en jambes, l’ensemble étant surmonté d’un cou fripé. Il avait les mains aussi longues que mes pieds, et ses doigts crochus étaient parcourus de veines bleues. « Mon nom est Roudessind ; je suis le conservateur. Tu connais le vieil Oultan, je parie ? Non, bien sûr que non. Si c’était le cas, tu connaîtrais le chemin de la bibliothèque.
— Je n’ai jamais eu l’occasion de venir dans cette partie de la Citadelle auparavant.
— Jamais ? Mais c’est la plus belle. Les arts, la musique, les livres. Nous avons ici un Féchine qui représente trois jeunes filles en train de se mettre des guirlandes de fleurs dans les cheveux ; il est tellement réaliste qu’on s’attend à voir les abeilles venir butiner. Un Quartillosa également. Il n’est plus guère connu, Quartillosa ; d’ailleurs s’il l’était, son tableau ne serait pas ici. Mais le jour même de sa naissance, il dessinait déjà mieux que les cracheurs de couleurs dont on s’entiche de nos jours. Nous récupérons ce dont on ne veut pas au Manoir Absolu, vois-tu. Autrement dit, les œuvres les plus anciennes qui sont les meilleures la plupart du temps. D’être restées accrochées si longtemps, elles nous arrivent noires de crasse et je les remets en état. Dans certains cas, je suis même obligé de les nettoyer une deuxième fois, si elles sont restées trop longuement exposées ici. Regarde donc aussi celui-ci, ce tableau, il te plaît ? »
Il ne me parut pas dangereux de l’admettre.
« Pour ce dernier, c’est la troisième fois ! Quand je suis entré ici, c’était comme apprenti du vieux Branwallader, et c’est lui qui m’a enseigné la technique de la restauration. Il s’est servi de ce tableau pour ses leçons, disant que de toute façon il ne valait rien. C’est par ce coin, là en bas, qu’il a commencé ; quand il eut terminé la remise à neuf d’une surface grande comme la main, il m’abandonna la toile, et c’est moi qui ai fini le travail. Ma femme vivait encore quand je l’ai nettoyé pour la deuxième fois, peu de temps après la naissance de notre seconde fille je crois. Il n’était pas tout à fait aussi sombre, mais j’étais préoccupé par différentes affaires, et j’avais besoin de faire quelque chose de mes mains. Et voici qu’aujourd’hui, je me suis mis dans la tête de lui rendre son éclat. Car il en a besoin ! Regarde comme il se nettoie bien… Tu peux voir ici Teur la bleue qui passe à nouveau par-dessus son épaule, fraîche comme l’œil de l’Autarque. »
Pendant tout ce bavardage, le nom de Vodalus me trottait dans la tête. J’avais la certitude que le vieil homme n’était descendu de son échelle que parce que je l’avais mentionné et je voulais le questionner à ce sujet. Mais, en dépit de mes efforts, je fus incapable d’amener la conversation sur lui. Après être resté un moment silencieux, je me mis à craindre qu’il ne remonte sur son échelle pour se mettre à nouveau à nettoyer le tableau ; à court d’idées, je lui demandai : « Est-ce que c’est la Lune ? Je croyais qu’elle était plus fertile d’après ce qu’on m’en avait dit.
— C’est bien le cas maintenant, en effet. Cette représentation date d’avant l’irrigation. Tu vois ces tons de brun-gris ? C’est ce que tu aurais vu à cette époque, si tu avais levé le nez, au lieu de la couleur verte actuelle. Elle ne paraissait d’ailleurs pas aussi grosse non plus parce qu’elle n’était pas aussi proche de Teur – du moins d’après ce que prétendait maître Branwallader. Tandis que maintenant, il y a suffisamment d’arbres pour cacher Nilammon lui-même, comme dit le vieux proverbe. »
Je saisis la balle au bond. « Ou Vodalus. »
Roudessind se mit à caqueter. « Ou lui, c’est bien vrai. Toute votre bande doit se frotter les mains en attendant de l’avoir. Avez-vous quelques projets particuliers ? »
Je n’avais pas la moindre connaissance que la guilde eût quelques tortures spéciales réservées à des individus précis ; mais je voulus avoir l’air au courant et répondis : « Nous trouverons bien une idée.
— J’imagine que vous le ferez. Il y a peu de temps, cependant, j’aurais cru que vous étiez plutôt pour lui. Toujours est-il que vous allez devoir être patients s’il se cache dans les forêts de la Lune. »
Roudessind contempla le tableau avec l’air de l’apprécier pleinement avant de me tourner le dos. « J’oubliais. Il te faut aller voir notre vieux maître Oultan. Retourne sur tes pas jusqu’à cet endroit par lequel tu es arrivé.
— Je connais le chemin, l’interrompis-je. Les écuyers me l’ont expliqué. »
Le vieux conservateur, d’une bouffée de son haleine rance, souffla aux quatre vents mes informations. « Ce qu’ils t’ont dit te permettrait tout juste d’atteindre la salle de lecture. En partant d’ici, il te faudrait une bonne veille pour rencontrer maître Oultan, si jamais tu y arrivais. Non, retourne plutôt par cette voûte, traverse dans toute sa longueur la pièce immense qui donne là et descends l’escalier qui se trouve au fond. Tu finiras par trouver une porte verrouillée. Cogne dessus jusqu’à ce que quelqu’un vienne t’ouvrir. C’est tout en bas des rayonnages, et c’est là où se trouve le bureau d’Oultan. »
Comme Roudessind me suivait des yeux, je m’en tins à ses indications ; mais je n’aimais pas beaucoup ce qui concernait la porte fermée à clef, ni le fait de descendre des escaliers qui évoquaient pour moi les anciens tunnels que j’avais parcourus à la recherche de Triskèle.
Je dois avouer que je me sentais beaucoup moins sûr de moi que lorsque je me trouvais dans des ailes de la Citadelle que je connaissais déjà. J’ai appris depuis que les étrangers qui ont l’occasion de la visiter sont frappés d’effroi par ses dimensions, alors qu’elle n’est pourtant qu’un grain de sable perdu au milieu de la ville qui l’entoure. Quant à nous, qui avons grandi en deçà du grand mur d’enceinte gris et avons appris les noms de la centaine de repères nécessaires pour pouvoir s’y retrouver, ainsi que les relations qu’ils entretiennent, nous nous trouvons tout désemparés, précisément du fait de ce savoir, quand nous sommes éloignés de ces lieux qui nous sont familiers.
C’est ainsi que je me sentais en franchissant l’arche que m’avait indiquée le vieil homme ; tout comme le reste de la galerie voûtée, elle était bâtie en briques rougeâtres et tristes ; mais elle était soutenue par deux piliers aux chapiteaux ornés de visages de dormeurs, dont les lèvres fermées et pâles et les yeux clos me parurent plus terribles que les masques d’angoisse peints à même le métal de notre propre tour.
Un livre était figuré dans chacun des tableaux de la salle où je m’avançai. Il y en avait même parfois plusieurs, ou alors il était mis en valeur. Il me fallait examiner une toile assez longtemps, dans certains cas, avant de pouvoir découvrir le coin d’une reliure dépassant de la poche d’une robe de femme, ou d’arriver à comprendre que l’espèce de tortillon étrange que je voyais était en réalité couvert de mots cousus à la manière de fils.
L’escalier, aux marches hautes et étroites, n’avait pas de rampe. Comme il tournait en s’enfonçant, il ne me fallut pas descendre plus de trente marches pour que disparaisse la lumière en provenance de la salle que je venais de quitter. L’obscurité fut bientôt telle que je dus continuer mon chemin en étendant les mains devant moi par crainte de me rompre la tête sur la porte.
Cependant, mes mains tâtonnantes ne rencontrèrent que le vide. L’escalier prit fin, et je faillis trébucher en voulant descendre une marche inexistante. Je me retrouvai finalement en train d’avancer au hasard, sur un sol inégal, et dans l’obscurité la plus totale.
« Qui va là ? » demanda soudain une voix. Elle résonnait étrangement, comme une cloche frappée dans une cave.