35. Héthor

J’ignore pourquoi nous devrions nous sentir humiliés d’accueillir un étranger, assis sur le sol ; il en va pourtant ainsi. Les deux femmes du groupe se levèrent à son approche et je fis de même. Baldanders lui-même finit par se mettre lentement sur ses pieds, si bien que, lorsque le nouveau venu fut à portée de voix, seul le Dr Talos, qui s’était installé sur notre unique chaise, se trouvait en position assise.

Il aurait été pourtant bien difficile d’imaginer personnage moins impressionnant. De petite taille, ses vêtements, trop grands pour lui, le faisaient paraître plus petit encore ; son menton fuyant était recouvert du chaume d’une barbe de plusieurs jours. En approchant, il retira sa casquette graisseuse, exhibant un crâne déplumé d’étrange façon, les cheveux ayant disparu de part et d’autre, et une mèche unique ondulant sur le sommet comme la crête de quelque vieux bourginot crasseux. J’étais sûr de l’avoir déjà vu quelque part, mais je mis un certain temps avant de le reconnaître.

« Messeigneurs, commença-t-il. Ô Messeigneurs et Mesdames, maîtres de la création, femmes aux cheveux et aux habits de soie, homme qui commande les empires et les armées d-d-des ennemis de notre Ph-ph-photosphère ! Tour aussi solide que la pierre est solide, puissante comme le ch-ch-chêne qui fait pousser de nouvelles feuilles après l’incendie ! Et mon maître, mon maître noir, qui donne la victoire à la mort, vice-roi de l’empire de la nuit ! Il y a l-l-longtemps, je me suis engagé sur les vaisseaux aux ailes d’argent, les navires aux cent mâts dont les gréements se dressaient pour aller toucher les étoiles, et m-m-moi, je flottais parmi les focs brillants et les trinquettes, et au-delà des f-f-flèches d’artimon brûlaient les Pléiades, oui, mais je n’ai jamais rien vu comme vous ! Hé-Hé-Héthor est mon nom, et je suis venu pour vous servir, pour nettoyer la boue de votre manteau, affûter la grande épée, p-p-porter le panier dans lequel les yeux de la victime me regarderont, Maître, des yeux comme les lunes jumelles mortes de Verthandi quand leur soleil s’est éteint. Leur soleil qui s’est éteint ! Où sont-ils, maintenant, les b-b-brillants acteurs ? Pendant combien de temps les torches vont-elles brûler ? Les m-m-mains glacées se tendent maladroitement vers elles, mais les torchères sont plus froides que la plus froide des glaces, plus froides que les lunes de Verthandi, plus froides que les yeux morts ! Où sont les forces qui-qui agitaient alors le lac jusqu’à le faire écumer ? Où-où-où est la Communauté, où sont les années du Soleil, les bataillons aux longues lances et aux bannières dorées ? Et où sont donc les f-f-femmes aux cheveux dorés que nous aimions la n-n-nuit dernière, encore ?

— Vous faisiez partie de notre public, si je comprends bien, dit le Dr Talos. Je ne peux que me réjouir de votre désir de revoir ce spectacle. Mais nous ne serons pas en mesure de vous obliger avant la fin de la soirée, et à ce moment-là, nous nous trouverons à une certaine distance d’ici. »

Héthor, l’homme que j’avais rencontré à l’extérieur de la prison en compagnie du géant obèse, de la femme aux yeux avides et des autres, ne parut pas l’avoir entendu. Il me regardait fixement, jetant seulement de temps en temps de brefs coups d’œil à Baldanders et à Dorcas. « Il vous a fait du mal, n’est-ce pas ? Vous tordre, vous tortiller de douleur. Je vous ai vue couverte de sang, aussi rouge que la Pentecôte. Q-q-quel honneur pour vous ! Vous le servez aussi, et votre rang est plus élevé que le mien. »

Dorcas secoua la tête et se détourna. Baldanders le regardait fixement. Le Dr Talos reprit : « Bien entendu, vous savez que ce que vous avez vu n’est qu’une représentation théâtrale. » (Il me vint à l’esprit que si notre public, dans son ensemble, s’en était tenu plus fermement à cette idée, nous nous serions trouvés dans une situation délicate au moment où Baldanders s’était précipité sur lui depuis la scène.)

« Je-je-je comprends davantage de choses que vous ne le pensez, moi, le vieux capitaine, le vieux lieutenant, le vieux maître coq dans sa vieille c-c-cuisine, qui préparait la soupe et faisait cuire le brouet pour nos animaux en train de mourir ! Mon maître est bien réel, mais où sont vos armées ? Bien réel, mais où sont vos empires ? Un sang falsifié peut-il couler d’une blessure véritable ? Où r-r-réside votre force, lorsque le sang s’est enfui, où est le lustre de vos cheveux soyeux ? Je le recueillerai dans une c-c-coupe de cristal, moi, le v-v-vieux capitaine du vieux r-r-rafiot déglingué, avec son équipage noir sur le fond des voiles argentées, et le pot au noir derrière. »

Je devrais sans doute préciser que sur le moment, je ne prêtai guère attention au discours précipité et cahotant d’Héthor, même si la fidélité absolue de ma mémoire me permet maintenant de le recréer entièrement sur le papier. Il s’exprimait par une sorte de mélopée gloussée accompagnée d’une fine projection de postillons, volant par les trous de sa dentition. Du fait de son inhérente lenteur, Baldanders le comprenait peut-être. Je suis sûr que Dorcas, en revanche, éprouvait un tel sentiment de répulsion pour lui qu’elle ne l’écoutait pas. Elle s’était détournée du malheureux comme l’on se détourne des caractères romains quand il déchiquette une carcasse ; quant à Jolenta, elle ne prêtait attention à rien du moment qu’il n’était pas question d’elle.

« Vous pouvez constater par vous-même que la jeune femme n’a pas la moindre trace de blessure. » Posant la cassette sur le sol, le Dr Talos se leva. « J’éprouve toujours du plaisir à bavarder avec quelqu’un qui montre qu’il apprécie notre spectacle, mais nous avons, hélas, de l’ouvrage devant nous. Il nous faut plier bagage ; j’espère que vous nous excuserez. »

Maintenant que la conversation se déroulait exclusivement entre lui et le Dr Talos, Héthor décida de remettre sa casquette la tirant sur son front jusqu’à ce qu’elle couvre presque ses yeux. « Vous parlez de charger la cargaison ? Il n’y a pas plus qualifié que moi, l’ancien subrécargue, le vieil intendant, le vieux docker. Qui d’autre serait capable de remettre les graines dans leur cosse, d’installer de nouveau le poussin dans sa coquille ? Qui d’autre pourrait donc replier les ailes des papillons de nuit comme des bonnettes, pour les replacer dans leur cocon brisé, q-q-qui reste pendu comme un s-s-sarcophage ? Je vais le faire, pour l’amour du Maître, je vais l-l-le faire. Et je vais le su-su-su-suivre partout, partout où lui-même se rendra. »

Ne sachant pas que répondre, j’approuvai. Au même instant, Baldanders – qui avait au moins relevé l’allusion au rangement des affaires, même s’il n’avait rien compris d’autre – se saisit d’un décor peint sur toile et commença à l’enrouler sur sa perche. Avec une agilité inattendue, Héthor se précipita à son tour et fit la même chose avec la toile de fond de la scène de l’Inquisiteur, puis se mit à lover les fils des projecteurs. Le Dr Talos se tourna vers moi avec une expression qui signifiait : Il est sous votre responsabilité, après tout, comme Baldanders est sous la mienne.

« Il n’est pas le seul de son espèce, loin de là, lui dis-je. Ils trouvent leur plaisir dans la souffrance et veulent se tenir près de nous tout comme les hommes normaux peuvent avoir envie de tourner autour de Jolenta ou de Dorcas. »

Le docteur approuva de la tête. « Je me demandais… On peut toujours s’imaginer un domestique idéal, faisant son service par pur amour pour son maître, tout comme on peut s’imaginer un cul-terreux restant cantonnier par pur amour de la nature, ou encore une fornicatrice idéale qui écarterait les cuisses une douzaine de fois par nuit par pur amour de la copulation. Mais ces créatures fabuleuses ne se rencontrent jamais dans la réalité. »


Une veille plus tard, nous étions en chemin. Une fois démonté, notre petit théâtre se repliait parfaitement et devenait une sorte de grosse charrette à bras, constituée d’éléments de la scène ; Baldanders était chargé de pousser tout ce bric-à-brac, sans parler de divers accessoires qu’il portait sur le dos. Le Dr Talos ouvrait la marche, suivi de Jolenta, de Dorcas et de moi-même ; Héthor, pour sa part, se mit à suivre Baldanders à une centaine de pas.

« Il est comme moi, me dit Dorcas en lançant un coup d’œil en arrière. Et le Dr Talos est comme Aghia, mais il n’est pas aussi méchant. T’en souviens-tu ? Elle voulait me chasser, et finalement tu as obtenu qu’elle cesse de me persécuter. »

Je m’en souvenais parfaitement, et lui demandai pourquoi elle nous avait suivis avec autant d’opiniâtreté.

« Vous étiez les seules personnes que je connaissais. J’avais encore plus peur de me retrouver seule que je n’avais peur d’Aghia.

— Tu en avais donc peur ?

— Oui, terriblement – et je la redoute toujours. Mais… je ne sais pas d’où je viens, cependant, il me semble que j’étais seule, quel que soit l’endroit. Et que ma solitude durait depuis longtemps. C’était cela que je ne voulais pas revivre. Tu ne vas peut-être pas comprendre ce que je vais dire, ni l’aimer, néanmoins…

— Oui ?

— Si tu m’avais autant haïe qu’Aghia, je t’aurais tout de même suivi.

— Je ne crois pas qu’Aghia te détestait. »

Dorcas tourna son regard vers moi, et je peux voir encore aujourd’hui son visage piquant, tout comme s’il se reflétait dans un puits d’encre vermillon sans une ride. Il était peut-être légèrement tiré et pâle, et encore trop enfantin pour être d’une grande beauté ; mais ses yeux étaient comme deux fragments d’azur, empruntés au firmament d’une planète attendant encore la venue de l’homme, et ils auraient pu rivaliser avec ceux de Jolenta elle-même. « Elle me haïssait », répéta doucement Dorcas. « Et elle me déteste encore plus maintenant. Te rappelles-tu l’état de prostration dans lequel tu te trouvais après le combat ? Tu ne t’es pas une seule fois retourné quand je t’ai entraîné. Moi, si, et j’ai vu son visage. »

Jolenta s’était plainte auprès du Dr Talos d’être obligée de marcher. La voix grave et triste de Baldanders nous parvint de l’arrière, tout d’un coup, « Je peux vous porter. »

Elle se retourna pour lui jeter un coup d’œil. « Quoi ? En plus de tout le reste ? » Il ne répondit pas. « Quand je dis que je ne veux pas marcher, ce n’est pas comme vous semblez le croire, pour avoir l’air d’une idiote à une bastonnade publique. »

J’imaginai le triste acquiescement du géant. Jolenta avait peur de paraître sotte, mais ce que je vais raconter maintenant pourra sembler encore plus ridicule, bien qu’étant parfaitement vrai. Toi, mon lecteur, pourras t’en réjouir à mes dépens. Car à cet instant-là, je fus frappé par la chance qui m’avait accompagné depuis que j’avais quitté la Citadelle. J’avais trouvé une véritable amie en Dorcas – elle était bien plus qu’une maîtresse, une véritable compagne, même si nous ne nous connaissions que depuis quelques jours. Derrière moi, le pas lourd du géant me rappela combien d’hommes sont condamnés à parcourir Teur dans la plus grande solitude. Je compris alors (ou du moins, crus comprendre) pourquoi Baldanders avait choisi d’obéir au Dr Talos, et consacrant ses forces considérables aux tâches, quelles qu’elles fussent, que lui imposait l’homme aux cheveux rouges.

Une main se posant sur mon épaule me tira de ma rêverie. C’était celle d’Héthor, qui avait dû remonter silencieusement notre petit convoi. « Maître », dit-il.

Je lui répondis de ne pas m’appeler ainsi, et lui expliquai mon rang de simple compagnon dans notre guilde, ajoutant qu’il était peu probable que j’atteigne jamais le niveau de la maîtrise.

Il acquiesça humblement. À travers ses lèvres entrouvertes, j’apercevais ses incisives cassées. « Maître, où allons-nous ?

— Au-delà des portes », dis-je. Je pensai en moi-même lui avoir fait cette réponse parce que je voulais qu’il suive le Dr Talos plutôt que moi ; mais en vérité, je rêvais à la beauté surnaturelle de la Griffe, et au plaisir que j’aurais à l’amener avec moi jusqu’à Thrax, au lieu de revenir sur mes pas et de retourner au centre de Nessus. D’un geste, je lui montrai la muraille d’enceinte, qui s’élevait maintenant au loin, et nous étions comme des souris au pied d’une forteresse ordinaire. Elle était noire comme un cumulus d’orage, et son sommet arrêtait la course des nuages.

« Je vais porter votre épée, Maître. »

Ses offres de service me parurent honnêtes, mais je me souvins que le complot ourdi par Aghia et Agilus était né du désir de s’emparer de Terminus Est. Et c’est d’un ton aussi ferme que possible que je lui répondis : « Non. Ni maintenant ni jamais.

— C’est pitié, Maître, que de vous voir marcher avec elle sur votre épaule ; elle doit être très lourde. »

J’étais en train de lui expliquer, d’une façon d’ailleurs tout à fait sincère, qu’elle n’était pas aussi pesante qu’elle le paraissait, lorsque au détour d’une colline en pente douce, nous arrivâmes en vue d’une grand-route toute droite, qui se terminait, au bout d’une demi-lieue, à la hauteur d’une porte immense ouverte dans la muraille. La chaussée était encombrée de toutes sortes de charrettes et de voitures ; les moyens de transport les plus divers étaient représentés, mais à cause du gigantisme de la muraille, toute cette activité et ce trafic se trouvaient réduits à l’agitation de fourmis traînant des débris et des miettes. Le Dr Talos se retourna, continuant à marcher à l’envers, et agita les bras en direction de la muraille, avec autant de fierté dans le geste que si c’était lui qui l’avait bâtie.

« Il me semble que certains d’entre vous n’ont jamais contemplé cette chose, n’est-ce pas ? Sévérian ? Mesdames ? Êtes-vous déjà venus jusqu’ici ? »

Jolenta elle-même prit la peine de secouer négativement la tête, et je répondis : « Non. J’ai passé ma vie au centre de la ville ou presque, en un endroit d’où la muraille était un simple trait noir à l’horizon, quand nous la regardions depuis le toit de verre, tout en haut de notre tour. Je suis sous le choc, je dois l’avouer.

— Les Anciens savaient construire, non ? Pensez donc : après tant de millénaires, il reste encore toute cette région libre de constructions que nous avons franchie aujourd’hui, uniquement destinée à permettre à la ville de s’agrandir. Baldanders, cependant, secoue la tête ! Ne vois-tu donc pas, mon cher malade, que tous ces bosquets, toutes ces riantes prairies que nous avons traversées pendant la matinée devront un jour laisser la place à des rues et à des maisons ?

— Cet espace n’a pas été prévu pour la croissance de Nessus, répondit Baldanders.

— Bien entendu, bien entendu. Je suis sûr que tu étais présent, et que tu sais tout de la question. » Le docteur cligna de l’œil à notre intention. « Baldanders est plus âgé que moi, si bien qu’il s’imagine tout savoir. Parfois. »

Nous nous retrouvâmes bientôt à environ une centaine de pas de la grand-route, et l’attention de Jolenta ne tarda pas à être accaparée par le trafic. « Si nous trouvons une litière libre, il faudra la louer pour moi, lança-t-elle au Dr Talos. Je ne serai pas en état de jouer ce soir si je dois marcher ainsi tout le jour. »

Le docteur secoua négativement la tête. « Vous oubliez que je n’ai pas d’argent ; bien entendu, vous êtes libre, si vous en trouvez une, de la payer de vos deniers. Mais si vous ne montez pas sur les planches ce soir, votre doublure prendra votre rôle.

— Ma doublure ? »

Le Dr Talos montra Dorcas d’un geste. « Je suis persuadé qu’elle meurt d’envie de prendre la vedette, et je crois qu’elle s’en tirerait très bien. Pourquoi croyez-vous donc que je l’aie laissée se joindre à nous et partager nos bénéfices ? Il y aura moins de modifications à faire qu’avec deux femmes.

— Elle suivra Sévérian, espèce d’idiot. Est-ce que lui-même n’a pas dit ce matin qu’il voulait faire demi-tour pour rejoindre les…» Jolenta se dirigea vers moi, et la colère la rendait plus belle que jamais. « Comment les avez-vous appelées ? Des Pelisses ?

— Des Pèlerines », répondis-je. À ces mots, un homme qui chevauchait un merychippus en bordure de route pour rester en dehors de la foule des hommes et des animaux, tira sur les rênes de sa petite monture. « Si vous cherchez les Pèlerines, me dit-il, il faudra suivre le même chemin que le mien – c’est-à-dire franchir les portes et non retourner vers la ville. Elles sont elles-mêmes passées par ici cette nuit. »

J’accélérai le pas jusqu’à ce que je puisse attraper la bâte de sa selle, et lui demandai s’il était bien sûr de cette information.

« J’ai même été dérangé quand les autres clients, à l’auberge où j’ai couché, se sont précipités pour recevoir leurs bénédictions, me dit l’homme au merychippus. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu leur procession. Leurs esclaves portaient des dives illuminées par des chandelles, mais tenues à l’envers, et les prêtresses elles-mêmes avaient déchiré leurs habits. » Il avait un long visage à la peau abîmée mais plein d’humour, qui se plissa quand il sourit sardoniquement. « J’ignore ce qui n’allait pas, mais croyez-moi, leur départ a été quelque chose d’impressionnant et on ne pouvait pas s’y tromper – comme disait l’ours, vous savez, en parlant des pique-niqueurs. »

À l’adresse de Jolenta, le Dr Talos murmura : « Quelque chose me dit que l’Ange d’Angoisse que voici ainsi que votre doublure vont rester quelque temps de plus en notre compagnie. »


Comme la suite le prouvera, il ne se trompait qu’à moitié Nul doute que vous, qui avez peut-être vu la muraille très souvent et même franchi régulièrement l’une ou l’autre des portes dont elle est percée, n’allez pas manquer de vous impatienter à cette lecture ; mais avant de continuer le récit de ma vie, il me semble que je dois, pour ma propre tranquillité d’esprit, décrire ce rempart en quelques mots.

J’ai déjà parlé de sa hauteur. Rares sont les espèces d’oiseaux, je pense, capables de le franchir, en dehors de l’aigle, du grand tératornis des montagnes, et peut-être des différentes variétés d’oies sauvages. Les autres me paraissent exclues. Je m’attendais à être frappé par cette hauteur au moment où nous en atteindrions la base : cela faisait maintenant plusieurs lieues que nous l’avions bien en vue, et il suffisait de lever la tête et de voir les nuages l’effleurer comme des rides sur les eaux calmes d’un étang pour prendre conscience de son effarante altitude. La muraille est construite en métal noir, comme les murs de notre Citadelle, mais c’est précisément pour cette raison que la muraille me parut moins effrayante : les constructions que j’avais longées en ville étaient toutes en pierre ou en brique, et il ne m’était pas désagréable de retrouver le matériau que je connaissais depuis ma plus tendre enfance.

Franchir l’immense porte revenait néanmoins à pénétrer dans un tunnel de mine, et je ne pus réprimer un frisson. Je remarquai également qu’autour de moi, tous, à l’exception du Dr Talos et de Baldanders, avaient l’air de ressentir la même chose. Dorcas se mit à me serrer la main plus fort, et Héthor rentra la tête dans les épaules. Jolenta sembla admettre qu’en dépit de la dispute qu’ils venaient d’avoir, le Dr Talos pourrait la protéger ; mais comme il ne lui prêta nulle attention quand elle vint lui toucher le bras et qu’il continua son chemin en plastronnant, frappant régulièrement le sol de sa canne comme il le faisait sous la lumière du soleil, elle l’abandonna pour aller, à mon grand étonnement, se pendre à la courroie de l’étrier de l’homme au merychippus.

Les deux côtés du passage s’élevaient très haut au-dessus de nous, percés, à des intervalles assez éloignés, de fenêtres dont les vitres étaient taillées dans un matériau plus clair et pourtant plus épais que du verre. On voyait se profiler derrière elles des silhouettes mobiles d’hommes et de femmes, mais aussi de créatures qui n’étaient ni des hommes ni des femmes. Il s’agissait à mon avis de cacogènes, ces êtres pour lesquels l’averne est aussi peu dangereuse qu’une marguerite ou un œillet pour nous. Il y avait aussi d’autres bêtes avec quelque chose de trop humain en elles, si bien que des têtes pourvues de cornes nous jetaient des regards où se lisait une étrange sagesse, et que des bouches apparemment en train de parler exhibaient des dents comme des clous ou des crochets. Je demandai au Dr Talos quelles étaient ces créatures.

« Des soldats, me répondit-il. Ce sont les pandours de l’Autarque. »

Jolenta qui, dans sa frayeur, pressait l’un de ses seins plantureux contre la cuisse de l’homme au merychippus, dit d’une voix murmurée : « Dont la transpiration est un ruisseau d’or pour ses sujets.

— Et ils sont casernés à l’intérieur de la muraille, docteur ?

— Comme des souris, exactement. Son épaisseur a beau être immense, elle est partout criblée de galeries – c’est du moins ce que j’ai compris. Et ces galeries, ces salles, fourmillent de soldats innombrables, prêts à défendre leur position tout comme les termites défendent leur nid de terre séchée, de la taille d’un bœuf, dans les pampas du Nord. Cela fait la quatrième fois que nous traversons la muraille d’enceinte, Baldanders et moi, et la première porte que nous avons franchie est justement celle-ci, lorsque nous nous dirigions vers le sud ; après avoir parcouru Nessus, nous sommes sortis un an plus tard par la porte dite des Chagrins. Ce n’est que récemment que nous avons quitté le Sud, avec les maigres bénéfices que nous y avons réalisés mais en passant par une autre entrée méridionale, la porte des Louanges. À chaque passage, nous avons admiré l’intérieur du mur comme vous le faites, et ces mêmes visages des esclaves de l’Autarque nous ont regardés. J’ai la certitude qu’il s’en trouve beaucoup parmi eux qui ont la tâche d’identifier tel ou tel mécréant, et que dès qu’ils l’aperçoivent, ils jaillissent de leur trou pour s’en emparer. »

Sur ces mots, l’homme au merychippus (qui s’appelait Jonas, comme j’allais l’apprendre plus tard) intervint : « Je vous prie de m’excuser, Optimat, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que vous venez de dire ; néanmoins, si vous le désirez, je peux vous en apprendre davantage. »

Le Dr Talos me jeta un bref regard, et je vis ses yeux briller. « Voilà, ma foi, qui serait bien agréable, à condition de passer un petit accord. Vous ne parlerez que de la muraille d’enceinte et de ceux qui y demeurent. En d’autres termes, nous ne vous poserons aucune question personnelle. Courtoisie que, bien entendu, vous nous retournerez. »

L’étranger repoussa son chapeau bosselé sur la nuque, et je pus voir qu’à la place de sa main droite, il portait en fait une réplique en acier articulé de son membre manquant. « Vous m’avez encore mieux compris que je ne l’aurais voulu, comme disait l’homme en se regardant dans un miroir. Je dois avouer avoir espéré vous demander comment il se faisait que vous voyagiez en compagnie du carnifex, et pourquoi cette dame, la plus délicieuse que j’aie jamais vue, marchait dans la poussière. » Jolenta relâcha la courroie de l’étrier et lança : « Vous êtes pauvre, compère, si j’en crois votre apparence, et n’êtes plus tout jeune. Il ne vous appartient pas de poser des questions à mon sujet. »

En dépit de la pénombre sous la porte, je vis le rouge monter aux joues de l’étranger. Tout ce qu’elle avait dit était vrai. Il avait des vêtements usés et salis par la route, sans être toutefois aussi crasseux que ceux d’Héthor. Le vent avait ridé et tanné son visage. Il resta sans rien dire pendant environ une douzaine de pas, puis revint à son sujet. Il avait une voix sans inflexion, dont le ton ne montait ni ne baissait jamais, mais pleine d’humour à froid.

« Aux temps anciens, les seigneurs de cette terre ne redoutaient rien tant que leur propre peuple, et c’est pour se défendre contre lui qu’ils bâtirent une grande forteresse, au sommet d’une colline située au nord de la ville. Celle-ci ne s’appelait pas encore Nessus, car la rivière n’avait pas été empoisonnée.

« Nombre de gens du peuple furent en colère lorsqu’ils virent se construire la Citadelle, car ils considéraient avoir le droit d’abattre sans obstruction leur seigneur, s’ils le souhaitaient. Mais d’autres personnes débarquèrent un jour de ces vaisseaux qui voguent entre les étoiles, apportant trésors et connaissances. Parmi elles, se trouvait une femme qui ne rapportait rien, si ce n’est une poignée de haricots noirs…

— Ah, dit le Dr Talos, vous êtes un conteur professionnel ! J’aurais aimé le savoir dès le début, car, comme vous pouvez le deviner, nous sommes à peu de chose près confrères. »

Jonas secoua la tête. « Pas du tout ; cette histoire est la seule que je connaisse, ou presque. » Il abaissa les yeux vers Jolenta. « Puis-je continuer, ô la plus merveilleuse des femmes ? »

Mon attention fut attirée à ce moment-là par une trouée de lumière en avant de nous, ainsi que par les désordres occasionnés par un embouteillage de véhicules ; certains cherchaient à reculer, et les conducteurs houspillaient leurs attelages, essayant de se frayer une voie à coups de fouet.

«… Elle montra les haricots aux seigneurs des hommes, et leur dit que si on ne lui obéissait pas en tout point, elle les jetterait dans l’océan, ce qui mettrait fin au monde. Ils la firent arrêter et elle fut mise en morceaux, car leur pouvoir était des centaines de fois plus fermement établi que celui de notre Autarque.

— Puisse-t-il vivre assez vieux pour voir le Nouveau Soleil », murmura Jolenta.

Dorcas affermit sa main sur mon bras et me demanda :

« Pourquoi ont-ils tellement peur ? » Puis l’instant d’après, elle poussa un cri et plongea son visage dans ses mains : elle venait d’être atteinte à la joue par le bout métallique d’une lanière de fouet. Je dépassai l’homme au merychippus, saisis par la cheville le charretier qui l’avait frappée, et l’arrachai de son siège. Entre-temps, c’est tout le passage sous la porte qui s’était mis à résonner du bruit des hurlements et des jurons, des cris des blessés, et des meuglements ou des hennissements des animaux effrayés. Je ne sais si l’étranger continua son récit, en tout cas je ne l’entendis pas.

Le conducteur que j’avais jeté à terre était certainement mort sur le coup. Voulant impressionner Dorcas, j’avais espéré pouvoir lui infliger ce supplice que nous appelons deux abricots ; mais il était tombé sous les pieds des passants et sous les lourdes roues des charrettes. Même ses cris se perdirent.


Ici, je fais une pause ; je t’ai conduit, lecteur, d’une porte à une autre – du portail verrouillé et emmitouflé de brumes de notre nécropole à cette porte-ci, ourlée de tortillons de nuages, la plus grande au monde, actuellement, et peut-être la plus grande de tous les temps. C’est en franchissant la première que j’ai fait le premier pas sur la route qui devait me conduire jusqu’à la seconde. Et en passant sous sa voûte, c’est un autre premier pas que je faisais, sur une nouvelle route. À travers cette gigantesque porte, elle allait me conduire, pendant longtemps, hors de la Ville impérissable, parmi forêts et pâturages, jusqu’aux montagnes et aux jungles du nord.

Ici je fais une pause. Si tu ne souhaites pas aller plus loin en ma compagnie, lecteur, je ne saurais te blâmer : le chemin n’est pas facile.

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