CHAPITRE IX

Le Tariel 2, vaisseau interstellaire sigma-D, avait été créé pour transporter sur de longues distances de petits groupes de chercheurs avec un minimum d’équipement scientifique. Parfait pour se poser sur des planètes dotées d’atmosphères démentes, il possédait une immense autonomie de vol, était solide, sûr, et les réserves d’énergie constituaient quatre-vingt-dix pour cent de son volume. Bien entendu, le vaisseau était pourvu d’une section d’habitation comprenant cinq cabines minuscules, un carré des officiers tout aussi minuscule, une cuisine miniature et un poste de pilotage entière-ment rempli de tableaux de commandes, d’appareils de guidage et de contrôle. Le vaisseau possédait également une section réservée pour le fret : un local assez vaste, aux murs nus et aux plafonds bas, dépourvu de la climatisation forcée et pouvant servir (en cas d’extrême urgence) de laboratoire provisoire. Normalement, le Tariel 2 accueillait à son bord jusqu’à dix personnes, équipage compris.

On embarquait les enfants par les deux trappes :

les petits par celle des passagers, les aînés par celle de chargement. La foule rassemblée près des trappes était bien plus importante que Gorbovski ne l’avait prévu. Au premier coup d’œil, on voyait qu’il n’y avait pas seulement des éducateurs et des parents. Un peu à l’écart, s’entassaient des caisses d’ulmo-trons non distribués et d’équipement pour les trappeurs de Lalanda. Les adultes restaient silencieux, mais un bruit inhabituel résonnait près du vaisseau : des glapissements, des rires, des chants aigus dissonants, ce même brouhaha qui, de tout temps, était si étroitement lié aux internats, aux terrains de jeux et aux infirmeries. Gorbovski ne trouva pas de visages familiers hormis celui d’Alia Postachéva qui se tenait à part. Elle aussi, d’ailleurs, semblait complètement différente : triste et abattue, habillée avec beaucoup de soin et d’élégance. Assise sur une caisse vide, les mains sur les genoux, elle regardait le vaisseau. Elle attendait.

Gorbovski s’extirpa du ptérocar et se dirigea vers le vaisseau. Lorsqu’il passa devant Alia, elle lui offrit un sourire plaintif et dit :

— Moi, j’attends Marc.

— Oui, oui, il va sortir bientôt, dit tendrement Gorbovski qui reprit son chemin.

Mais, aussitôt, il fut retenu et il comprit qu’il ne lui serait pas facile d’arriver à la trappe.

Un barbu corpulent coiffé d’un panama lui barra la voie.

— Monsieur Gorbovski, dit-il. Je vous en prie, prenez ça.

Il tendit à Gorbovski un rouleau long et lourd.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gorbovski.

— C’est ma dernière toile. Je suis Johann Soord.

— Johann Soord, répéta Gorbovski. Je ne savais pas que vous étiez ici.

— Prenez-la. Elle est toute légère. C’est ce qjue j’ai fait de mieux. Je l’ai apportée ici pour l’exposition. C’est Le Vent …

Le cœur de Gorbovski se serra.

— Donnez-la-moi, dit-il et il recueillit le rouleau avec précaution.

Soord s’inclina.

— Merci, Gorbovski, dit-il et il disparut dans la foule.

Quelqu’un s’empara de la main de Gorbovski avec une telle force que cela lui fît mal. Il se tourna et vit une jeune femme. Ses lèvres frémissaient, son visage était baigné de larmes.

— C’est vous le commandant ? demanda-t-elle d’une voix déchirante.

— Oui, c’est moi.

Elle lui serra la main encore plus fort.

— Mon petit garçon est là … A bord du vaisseau … (Ses lèvres se mirent à trembler.) J’ai peur …

Gorbovski se composa un visage étonné.

— Mais pourquoi donc ? Il ne court aucun risque.

— Vous en êtes sûr ? Vous me le jurez ?

— Il ne court aucun risque, répéta Gorbovski sur un ton ferme. C’est un très bon vaisseau !

— Tous ces enfants, dit-elle à travers ses larmes. Tous ces enfants …

Elle lâcha sa main et se détourna. Gorbovski, après avoir hésité, poursuivit son chemin, protégeant le chef-d’œuvre de Soord ; mais il fut aussitôt saisi des deux côtés par les coudes.

— Ça ne pèse que trois kilos, dit un homme pâle et anguleux. Je n’ai jamais rien demandé à personne …

— Je vois, approuva Gorbovski, et effectivement ça se voyait.

— C’est le rapport sur les observations de la Vague des dix dernières années. Six millions de photocopies.

— C’est très important 1 renchérit le second homme qui tenait le coude gauche de Gorbovski.

Il avait d’épaisses lèvres affables, des joues mal rasées et de petits yeux implorants.

— Vous comprenez, c’est Malaïev … Il pointa son doigt vers son compagnon. Vous devez prendre ce dossier absolument …

— Taisez-vous un peu, Patrick, dit Malaïev. Leonid Andreïevitch, écoutez-moi bien … Pour que cela ne se reproduise plus jamais … Pour que plus jamais … (il s’étrangla) plus jamais personne ne nous impose ce dilemme honteux.

— Suivez-moi, dit Gorbovski. J’ai les mains prises.

Ils le lâchèrent, il fit un pas en avant, mais se cogna le genou contre un objet de grande taille enveloppé d’une bâche que tenaient, avec un effort visible, deux jeunes gens aux bérets bleu marine identiques.

— Vous ne pourriez pas le prendre ? souffla l’un d’eux.

— Si c’était possible …, dit l’autre.

— Nous avons mis deux ans à le construire …

— S’il vous plaît.

Gorbovski secoua la tête et s’apprêta à passer outre.

— Leonid Andreïevitch, dit le premier, plaintif. Nous vous implorons.

Gorbovski secoua de nouveau la tête.

— Ne t’humilie pas, dit le second, fâché. (Il lâcha brutalement l’objet enveloppé qui tomba avec fracas sur le sol.) Lâche-le, je te dis, lâche !

Avec une rage inattendue, il assena un coup de pied à son appareil et s’éloigna en boitant fortement.

— Volodia ! cria dans son dos le premier, alarmé. Reprends tes esprits !

Gorbovski se détourna.

— Evidemment, les sculpteurs n’ont rien à espérer, prononça près de son oreille une voix insinuante.

Gorbovski se contenta de secouer la tête ; il ne pouvait plus parler. Collé à lui, Malaïev respirait péniblement et écrasait l’arrière de ses chaussures.

Un autre groupe de personnes, munies de rou leaux, colis et paquets, s’ébranla d’un coup et l’accompagna dans sa marche.

— Peut-être, vaudrait-il mieux faire la chose suivante …, débita l’un d’eux sur un ton nerveux et saccadé. Peut-être … Déposer tout cela devant la trappe de chargement … Nous comprenons qu’il y a peu de chances … Mais si jamais il vous reste de la place … Après tout, ce ne sont pas des êtres humains, mais des objets … Les entasser n’importe où … n’importe comment …

— Oui., oui …, dit Gorbovski. Occupez-vous-en, je vous en prie. (Il s’arrêta un instant et changea le chef-d’œuvre d’épaule.) Faites-le savoir à tout le monde. Déposez les objets près de la trappe de chargement. A dix pas et sur le côté. D’accord ?

Un mouvement agita la foule, elle se fit moins dense. Les gens aux rouleaux et aux paquets commencèrent à se disperser et Gorbovski finit par atteindre l’espace libre devant la trappe des passagers, où les petits, alignés deux par deux, attendaient de se retrouver dans les bras de Percy Dickson.

Les bambins vêtus de vestes, culottes et bonnets multicolores étaient dans un état de joyeuse excitation provoqué par la perspective d’un véritable voyage interstellaire. Ils n’avaient d’attention que pour ceux de leur âge, ainsi que pour l’immensité bleuâtre du vaisseau et ils n’offraient que des regards distraits à la foule des parents. Les parents, ils n’y pensaient pas. Dans l’ouverture ronde de la trappe se tenait Percy Dickson, affublé de l’uniforme de parade de pilote interstellaire, antique, oublié depuis longtemps, lourd et étouffant, aux boutons argentés à la va vite, orné d’insignes et de galons rutilants. La sueur ruisselait sur son visage barbu et, de temps à autre, il hurlait d’une voix de marin : « Tout le monde à sa place, on lève l’ancre ! » C’était très gai et les loupiots, extasiés, ne détachaient pas leurs yeux de lui. Les deux éducateurs se tenaient là aussi : l’homme avait la liste à la main, la femme chantait avec les petits, trop gaiement, la chanson du rhinocéros courageux. Sans quitter Dickson des yeux, ils faisaient écho avec une grande ferveur, chantant chacun à sa façon.

« Si on restait le dos tourné à la foule, pensa Ciorbovski, on pourrait croire que le bon oncle Percy a réellement organisé une promenade amusante autour de l’Arc-en-ciel sur un véritable vaisseau interstellaire pour les élèves de la maternelle. » Mais à ce moment précis, Dickson prit dans ses bras un petit garçon, le remit à quelqu’un dans le sas, et derrière Gorbovski une voix de femme cria alors, au bord de l’hystérie : « Mon Tolik ! Mon Tolik … » Gorbovski se retourna, aperçut les traits livides de Malalev, les visages crispés des pères, les sourires forcés et pitoyables des mères, tous ces yeux emplis de larmes, ces lèvres mordues de désespoir, cette femme en pleine crise d’hystérie qu’emmenait rapidement, en l’étreignant par les épaules, un homme vêtu d’une combinaison tachée de terre. L’un se détourna, l’autre se voûta et clopina ailleurs, un troisième s’allongea simplement sur le béton et se prit la tête entre les mains.

Gorbovski vit Génia Viazanitzina, plus potelée qu’avant, plus jolie aussi, ses yeux immenses et secs, sa bouche serrée avec résolution. Elle tenait par la main un garçon gros et calme portant une culotte rouge. Le garçon croquait dans une pomme, son regard rivé sur l’éblouissant Percy Dickson.

— Bonjour, Leonid, dit-elle.

— Bonjour, ma petite Génia, dit Gorbovski.

Malaïev et Patrick firent quelques pas en arrière.

— Ce que tu es maigre, dit-elle. Toujours aussi maigre. Tu t’es même desséché encore un peu plus.

— Toi, en revanche, tu as embelli.

— Je ne te dérange pas trop ?

— Mais non. Tout se déroule comme prévu. Je dois seulement inspecter le vaisseau. Je crains beaucoup que la place nous manque malgré tout.

— C’est très dur d’être seule. Matveï est toujours, toujours occupé … Parfois, il me semble que tout ça lui est complètement égal.

— C’en est loin, dit Gorbovski. J’en ai parlé avec lui. Et je sais que c’en est loin … Mais il ne peut rien faire … Tous les enfants de l’Arc-en-ciel sont les siens. Il ne peut agir autrement.

Elle fit un petit geste découragé de sa main libre.

— Je ne sais que faire avec Aliocha, dit-elle. Il est encore très attaché à la maison. Il n’a même pas été dans un jardin d’enfants.

— Il s’habituera. Les enfants s’habituent à tout, très vite, ma petite Génia. Ne t’inquiète pas : il sera bien.

— Je ne sais même pas à qui m’adresser.

— Tous les éducateurs sont bons. Tu le sais aussi bien que moi. Ils se valent tous. Aliocha sera bien.

— Mais tu ne me comprends pas ! Il ne figure sur aucune liste.

— Qu’est-ce que ça a de si terrible ? Qu’il soit sur les listes ou pas, aucun enfant ne restera sur l’Arc-en-ciel. Tu veux que j’aille dire qu’on l’inscrive ?

— Oui, dit-elle. Non … Attends. Est-ce que je peux monter à bord avec lui ?

Gorbovski secoua tristement la tête.

— Ma petite Génia, dit-il, il ne faut pas. Pourquoi inquiéter les enfants ?

— Je n’inquiéterai personne. Je veux juste voir comment il sera … Qui sera à côté de lui …

— Des marmots comme lui. Gais et gentils.

— Je peux monter avec lui ?

— Il nefaut pas, ma petite Génia.

— Si. Ille faut. Ilne pourra passe débrouiller tout seul.Commentvivra-t-il sansmoi ?Tu ne comprendsrien. Vousne comprenezrien àrien. Je ferai tout ce qu’on me demandera. N’importe quel travail. Je sais tout faire. Je t’en prie. Ne sois pas si cruel …

— Ma petite Génia, regarde autour de toi. Toutes sont des mères.

— Il n’est pas comme les autres. Il est faible.

Capricieux. Il est habitué à ce qu’on s’occupe de lui constamment. Il ne pourra pas se débrouiller sans moi. Il ne le pourra pas ! Je suis la mieux placée pour le savoir, quand même ! Profiterais-tu du fait que je ne peux aller me plaindre à personne, que c’est toi le grand patron ?

— Est-ce que tu oserais prendre la place d’un enfant qui serait obligé de rester ici ?

— Personne ne restera, dit-elle avec passion. J’en suis sûre : personne ! Tous, ils auront leur place. Et moi, je n’en prendrai pas … Vous avez bien une machinerie, des chambres à quelque chose … Il faut que je sois avec lui !

— Je ne peux rien pour toi. Excuse-moi.

— Mais si, tu peux ! Tu es commandant. Tu as tous les pouvoirs. Oh ! tu as toujours été bon, Leonid !

— Je le suis encore maintenant. Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je le suis.

— Je ne te lâcherai pas, dit-elle, et elle se tut.

— Bon, dit Gorbovski. Mais faisons ça de la façon suivante : j’emmène Aliocha à bord, j’inspecte le vaisseau et je reviens te voir. D’accord ?

— Tu ne me tromperas pas. Cela, je le sais. J’y crois. Tu n’as jamais trompé personne.

— Non, je ne te tromperai pas. Au moment du décollage, tu seras à côté de moi. Allez, passe-moi l’enfant.

Sans quitter son visage des yeux, elle poussa Aliocha vers Gorbovski comme dans un rêve.

— Va, va, Aliocha, dit-elle. Va avec oncle Leonid.

— Où ça ? demanda le garçon.

— A bord du vaisseau, dit Gorbovski, le prenant par la main. Où veux-tu qu’on aille ? A bord de ce vaisseau. Chez ce gentil monsieur que tu vois là. Tu as envie d’aller avec lui ?

— Oui, je veux bien aller avec lui, déclara le garçon. Il ne regardait plus sa mère.

Ensemble, ils s’approchèrent de la passerelle que les derniers gamins étaient en train de gravir. Gorbovski dit à l’éducateur :

— Inscrivez sur votre liste : Alexeï Matveïevitch Viazanitzine.

L’éducateur regarda le garçon, puis Gorbovski, et, opinant, s’exécuta. A son tour, Gorbovski gravit lentement la passerelle et tira Alexeï Matveïevitch par la main, l’aidant à escalader le butoir.

— Ça s’appelle un sas, dit-il.

Le garçon retira sa main et, s’étant approché tout près de Percy Dickson, se mit à le contempler. Gorbovski déposa dans un coin le tableau de Soord. « Quoi d’autre ? pensa-t-il. Ah oui ! » Il retourna vers la trappe et, se penchant, reçut le dossier des mains de Malaïev.

— Merci, dit Malaïev, en souriant. Vous ne l’avez donc pas oublié … Que le plasma vous soit propice.

Patrick souriait lui aussi. Tout en saluant, ils reculèrent vers la foule. Génia se tenait directement sous la trappe et Gorbovski lui fit un signe de la main. Puis, s’adressant à Dickson :

— Tu as chaud ? demanda-t-il.

— Terriblement. Si je pouvais prendre une douche. Mais les douches sont remplies d’enfants.

— Libère les douches, dit Gorbovski.

— Facile à dire. (Dickson poussa un gros soupir et, avec une grimace, tira sur le col serré de sa veste.) La barbe se fourre dedans, marmonna-t-il. Ça pique, tu ne peux pas savoir. Tout le corps me gratte.

— M’sieu, dit Aliocha. Elle est vraie, ta barbe ?

— Tu peux tirer dessus, si tu veux, dit Percy, et il se pencha en soupirant.

Le garçon lui tira la barbe.

— De toute façon, elle est pas vraie, déclara-t-il.

Gorbovski le prit par les épaules, mais Aliocha s’esquiva.

— Je ne veux pas être avec toi, dit-il. Je veux être avec le commandant.

— Voilà qui est bien, dit Gorbovski. Percy, emmenez-le chez l’éducateur.

Il fit un pas vers la porte qui menait au couloir.

— Ne vous évanouissez pas, dit Dickson dans son dos.

Gorbovski fit coulisser la porte. Oui, le vaisseau n’avait encore jamais connu chose pareille. Piaillements, rires, sifflements, gazouillements, roucoulements, grincements du métal contre le métal, miaulements et hurlements des bébés … Partout, les odeurs irremplaçables du lait, du miel, des médicaments, des corps échauffés des enfants, du savon, et ce en dépit de l’air conditionné, en dépit des ventilateurs de secours … Gorbovski enfila le couloir, tout en regardant où il mettait les pieds et en jetant, par les portes béantes, des coups d’œil craintifs dans les cabines où gambadaient, dansaient, berçaient des poupées, visaient avec des fusils, lançaient des lassos, le tout dans un espace inimagi-nablement restreint, quarante garçons et fillettes entre deux et six ans qui se bousculaient et rampaient sur les tables, sous les tables, sur et sous les couchettes. Les éducateurs préoccupés couraient d’une cabine à l’autre. Dans le carré des officiers d’où on avait enlevé presque tout les meubles, de jeunes mères nourrissaient et langeaient les nou-veaux-nés ; le même endroit servait de crèche : cinq bébés, se parlant en langage d’oiseau, rampaient dans un coin à part. Gorbovski s’imagina ce tableau en état de non-pesanteur, ferma les yeux et passa dans le poste de pilotage.

Il ne le reconnut pas. Il était vide. L’énorme appareil de contrôle, qui occupait en temps normal un tiers du local, avait disparu. Le tableau de bord, le fauteuil du copilote avaient disparu. Ainsi que l’écran panoramique. Tout comme le fauteuil devant la calculatrice. La calculatrice elle-même, à moitié démontée, brillait de ses blocs-schémas dénudés. Le vaisseau n’était plus une nef interstellaire. N’ayant gardé que sa grande autonomie de vol, il s’était transformé en une péniche automotrice interplanétaire ne pouvant désormais servir que pour des trajectoires en inertie.

Gorbovski enfonça les mains dans ses poches. Dickson sifflait dans son oreille.

— Bon, bon, dit Gorbovski. Et où est Valkenstein ?

— Je suis là.

Valkenstein apparut du tréfonds de la calculatrice. Il était maussade, mais très décidé.

— Bravo, Marc, dit Gorbovski. Bravo à vous aussi, Percy. Merci !

— Pichta vous a demandé trois fois déjà, dit Marc qui plongea de nouveau dans la calculatrice. U est à la trappe de chargement.

Gorbovski traversa le poste de pilotage et entra dans la soute du fret. Son sang se glaça dans ses veines. Ici, dans un local long et exigu, faiblement éclairé par deux lampes à gaz, se tenaient debout, étroitement serrés les uns contre les autres, des écoliers, garçons et filles. Ils étaient silencieux, presque immobiles si ce n’est pour changer d’appui, et, par la trappe ouverte, Us fixaient un coin de ciel bleu et le toit blanc d’un entrepôt lointain. Pendant quelques secondes, se mordillant les lèvres, Gorbovski observa les enfants.

— Transférez ceux de l’école maternelle dans le couloir, dit-il. Les primaires dans le poste de pilotage. Exécution immédiate.

— Ce n’est pas tout, prononça Dickson à voiy basse. Il y en a dix qui sont restés bloqués quelque part sur la route de L’Enfance … Du reste, il semblerait qu’ils aient péri. Quelques élèves des grandes classes refusent d’embarquer. Et il y a encore un groupe d’enfants extérieurs qui viennent juste d’arriver. Au demeurant, vous verrez tout cela vous-même.

— Faites néanmoins ce que j’ai dit, répéta Gorbovski. Les trois premières années dans le couloir et dans le poste de pilotage. Ici, vous donnerez de la lumière, vous placerez un écran et vous projetterez des films. Des films historiques. Qu’ils voient comment c’était avant. Allons-y, Percy. Ah ! encore une chose : alignez les enfants en file indienne jusqu’à Valkenstein : qu’ils se passent les pièces détachées, ça les occupera un peu.

Il se fraya difficilement un chemin vers la trappe et descendit la passerelle en courant. En bas se tenait un grand groupe d’enfants de tous les âges entourés par les éducateurs. A leur gauche traînaient, en un tas désordonné, les objets les plus précieux de la culture matérielle de l’Arc-en-ciel : piles de documents, appareils et prototypes d’appareils, sculptures enveloppées dans du tissu, peintures roulées. A droite, une vingtaine de pas plus loin, se tenaient des jeunes gens et des jeunes filles maussades de quinze et seize ans ; Stanislav Pichta, très sérieux, déambulait devant eux, bras croisés dans le dos, tête baissée. Il disait d’une voix basse mais nette :

— … Considérez cela comme un examen. Pensez moins à vous et davantage aux autres. Vous avez honte, et alors ? Reprenez-vous en main, surmontez ce sentiment !

Les autres se taisaient, obstinés. Comme se taisaient, accablés, les adultes rassemblés devant la trappe de chargement. Quelques jeunes gens jetaient des coups d’œil furtifs en arrière, et on comprenait qu’ils auraient aimé s’enfuir ; mais c’était impossible : autour, se trouvaient leurs pères et leurs mères. Gorbovski regarda la trappe. Même d’ici on voyait que le vaisseau était plein à craquer. Dans l’ouverture on apercevait les enfants alignés, serrés les uns contre les autres. Leurs visages n’avaient rien d’enfantin : Us étaient trop sérieux et trop mélancoliques.

Un jeune homme immense, très beau, aux yeux tristes et suppliants qui juraient d’une façon révoltante avec son aspect, s’approcha de Gorbovski.

— Un mot, commandant, prononça-t-U d’une voix tremblante. Juste un mot …

— Attendez une minute, dit Gorbovski.

Il rejoignit Pichta et le prit par les épaules.

— Il y aura assez de place pour tout le monde, disait Pichta. Ne vous inquiétez pas …

— Stanislav, dit Gorbovski, donne l’ordre d’embarquer à ceux qui restent.

— Mais U n’y a pas de place, protesta Pichta, très illogique. Nous t’attendions justement. Il faudra déblayer la chambre-D de réserve.

— Le Tariel ne possède pas de chambre-D de réserve. Mais tu auras de la place. Exécution.

Gorbovski se retrouva face à face avec les élèves des grandes classes.

— Nous ne voulons pas partir, annonça l’un d’eux, un garçon de grande taille, blondasse, aux yeux vert vif. Ce sont les éducateurs qui doivent partir.

— C’est vrai 1 dit une jeune fille portant un pantalon de survêtement.

Derrière Gorbovski, la voix de Percy Dickson tonna :

— Jetez ! jetez tout par terre !

Les plaques tintinnabulantes des blocs-schémas dégringolèrent de la trappe. La chaîne s’était mise en marche.

— Voilà ce que j’ai à vous dire, mes amis, commença Gorbovski. D’abord, vous n’avez pas encore le droit de vote parce que vous n’avez pas terminé vos études secondaires. Ensuite, il ne faut pas exagérer. H est vrai que vous êtes encore jeunes, vous vous précipitez pour accomplir des exploits héroïques, mais le fait est qu’ici on c’a pas besoin de vous, tandis qu’à bord, si. La peut me prend rien qu’à l’idée de ce qui s’y passera pendant le vol en inertie. Il nous faut deux grands par cabine chez les petits, au moins trois filles adroites pour la crèche et pour aider les mères avec les nouveau-nés. Bref, c’est là que vous devez accomplir un exploit.

— Excusez-moi, commandant, dit avec ironie le garçon aux yeux verts, mais les éducatrices peuvent très bien se charger de tout ça.

— Excusez-moi, jeune homme, dit Gorbovski, mais je suppose que vous n’ignorez pas les droits d’un commandant. En tant que tel, je vous déclare qu’il n’y aura que deux éducateurs qui partiront. Le plus important n’est pas là : faites un effort et tâchez de vous demander comment vos éducateurs pourraient continuer à vivre s’ils prenaient vos places à bord du vaisseau. Les jeux sont terminés, mes petits. Devant vous, il y a maintenant la vie, telle qu’elle est parfois, mais heureusement pas souvent. Et maintenant, excusez-moi, j’ai à faire. Je ne peux vous offrir qu’une seule consolation : vous monterez à bord les derniers. C’est tout.

U leur tourna le dos et se cogna dans le jeune homme aux yeux tristes.

— Oh ! je vous demande pardon, dit Gorbovski. Je vous ai complètement oublié.

— Vous avez dit qu’il y aurait deux éducateurs qui partiraient, prononça le jeune homme d’une voix rauque. Qui ?

— Mais qui êtes-vous ? demanda Gorbovski.

— Je suis Robert Skliarov. Physicien-zéroïste. Mais il ne s’agit pas de moi. Je vais tout vous raconter. Seulement, dites-moi d’abord quels sont les éducateurs qui partiront ?

— Skliarov … Skliarov … Un nom étonnamment familier. Où l’ai-je déjà entendu ?

— Camille, dit Skliarov, se forçant à sourire.

— Ah, dit Gorbovski. Ainsi, vous êtes curieux de savoir qui partira ? (Il examina Skliarov des pieds à la tête.) Bon, je vais vous le dire. A vous seul. Le responsable et le médecin en chef. Ils ne le savent pas encore.

— Non, dit Skliarov en saisissant les mains de Gorbovski. Encore un … Encore une … Tatiana Tourtchina. Elle est éducatrice. Elle est très aimée. C’est une éducatrice extrêmement qualifiée …

Gorbovski libéra ses mains.

— Impossible, dit-il. Impossible, mon cher Robert ! Seules, les mères avec les nouveau-nés partent, vous comprenez ? Seuls, les enfants et les mères avec les nouveau-nés.

— Elle aussi ! fit aussitôt Skliarov. Elle aussi est mère ! Elle va avoir un enfant … Mon enfant ! Demandez-le-lui … Elle aussi est mère !

Quelqu’un poussa fortement Gorbovski dans le dos. Il chancela et vit Skliarov qui reculait, apeuré, devant l’approche d’une petite femme très fine, étonnamment gracieuse et élancée, avec plusieurs stries blanches dans ses cheveux d’or, au visage dont la rare beauté paraissait pétrifiée. Gorbovski se passa la main sur le front et retourna à la trappe.

A présent, seuls demeuraient les élèves des grandes classes et les éducateurs. Les autres adultes : les pères, les mères, tous ceux qui avaient apporté leurs œuvres, ainsi que ceux qui avaient été attirés vers le vaisseau par un espoir vague, inconscient, reculaient lentement, se divisaient et for maient des groupes. Stanislav Pichta, les bras écartés, se tenait dans la trappe et criait :

— Serrez-vous un peu, les gars ! Michael, dis à ceux qui sont dans le poste de pilotage de se serrer ! Encore un peu !

De sérieuses voix d’enfants lui répondirent :

— Il n’y a plus de place ! On est déjà très serrés !

La voix grave de Percy Dickson tonna :

— Comment ça, plus de place ! Et là, derrière le tableau de bord ? N’aie pas peur, ma chérie, il n’y a pas de courant, passe par ici, passe … Toi aussi … Et toi, le nez retroussé … Allez, dépêchons ! Et toi aussi … Voilà … Voilà …

La voix de Valkenstein, froide, sonnant comme du métal, répétait :

— Serrez-vous, les gars … Laissez passer … Pousse-toi, fillette … Laisse-moi passer, mon petit …

Pichta fit de la place et Valkenstein apparut à côté de lui, sa veste jetée sur l’épaule.

— Je reste sur l’Arc-en-ciel, dit-il. Désolé, mais il vous faudra vous passer de moi, Leonid Andreïe-vitch.

Ses yeux fouillaient la foule, cherchant quelqu’un.

Gorbovski hocha la tête.

— Le médecin est à bord ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Marc. Comme adulte, il n’y a que le médecin et Dickson.

Un rire fusa soudain de la trappe.

— Vous alors ! prononça distinctement la voix de Dickson. C’est comme ça qu’il faut faire … Une, deux … Une, deux …

Dickson apparut dans la trappe. Il apparut au-dessus de la tête de Pichta, son visage renversé était couvert de sueur, cramoisi.

— Tenez-moi, Leonid, siffla-t-il. Sinon je vais dégringoler.

Les enfants riaient aux éclats. C’était effectivement très drôle : le gros ingénieur du bord pendait du plafond comme une mouche, s’accrochant des mains et des pieds aux dispositifs qui servaient à fixer la cargaison. Il était lourd et brûlant ; lorsque Pichta et Gorbovski l’eurent tiré dehors et remis sur pieds, il dit, respirant avec difficulté :

— Vieux … Je suis trop vieux …

Clignant des yeux, l’air coupable, il regarda Gorbovski.

— Je ne peux pas tenir là-dedans, Leonid. Pas de place, pas d’air, trop chaud … Ce sacré costume … Je reste ici. Vous avec Marc, partez. Et puis, à vrai dire, j’en ai assez de vous deux.

— Adieu, Percy, dit Gorbovski.

— Adieu, ami, dit Dickson, attendri.

Gorbovski rit et lui tapota les galons.

— Eh bien, Stanislav, dit-il à Pichta, il te faudra te passer d’ingénieur de bord. Je pense que tu t’y feras. Ta mission : te mettre sur l’orbite du satellite de l’équateur et attendre le Flèche. Le reste sera fait par le commandant du Flèche.

Pendant quelques secondes, Pichta garda un silence hébété. Puis, il comprit.

— Mais qu’est-ce que t’as, hein ? dit-il, très bas, fouillant du regard le visage de Gorbovski. Mais qu’est-ce que t’as ? Toi, un commando ! Qu’est-ce que c’est que ces gestes ?

— Des gestes ? dit Gorbovski. Je n’en suis pas capable. Toi, vas-y. Tu es responsable d’eux tous jusqu’à la fin de l’opération. (Il se tourna vers les élèves des grandes classes.) Allez, en avant ! Tous à bord ! cria-t-il. Vas-y le premier, sinon tu ne passeras pas, dit-il à Pichta.

Pichta regarda, l’air abattu, les élèves des grandes classes qui s’avançaient en traînant vers la passerelle, il regarda la trappe d’où émergeaient des visages d’enfants, colla un baiser maladroit sur la joue de Gorbovski, salua Marc et Dickson, se hissa sur la pointe des pieds et s’accrocha aux dispositifs de fixation. Gorbovski le poussa légèrement. Les élèves des grandes classes, avec une importance et une lenteur affectées, commencèrent à se propulser un par un dans le vaisseau, s’encourageant de « Eh ! remue-toi ! Rentre tes lèvres, sinon on marchera dessus ! Qui c’est qui pleure ? Haut les cœurs ! » La dernière à monter fut la fille au pantalon de sport. Elle s’arrêta une seconde et se retourna, pleine d’espoir, vers Gorbovski, mais il se composa un visage de pierre.

— Vous voyez bien qu’il n’y a pas de place, dit-elle tout bas. Je ne rentre pas.

— Tu vas maigrir, promit Gorbovski et, la prenant par les épaules, il l’encastra doucement dans la foule. Et le film ? demanda-t-il à Dickson.

— Tout est calculé, répondit Percy d’un air important. Le film commencera au moment du décollage. Les enfants aiment les surprises :

— Pichta ! cria Gorbovski. Tu es prêt ?

— Oui, répliqua la voix sonore de Pichta.

— Décolle, Pichta ! Que le plasma vous soit propice ! Ferme les trappes ! Garçons et filles, je vous souhaite un plasma propice !

La lourde plaque de la trappe surgit silencieusement de la rainure. Faisant les gestes d’adieu, Gorbovski s’écarta du butoir. Soudain, il se souvint :

— Hé ! cria-t-il. Et la lettre !

La lettre n’était pas dans sa poche de poitrine, ni dans sa poche latérale. La trappe se refermait. Il finit par la retrouver, curieusement, dans la poche intérieure. Gorbovski la fourra dans la main de la fille au pantalon de survêtement et retira prestement son bras. La trappe se ferma. Sans savoir pourquoi, Gorbovski caressa le métal bleuâtre, et descendit sans regarder personne. Dickson et Marc éloignèrent la passerelle. Il ne restait que très peu de monde autour du vaisseau ; en revanche, des dizaines d’hélicoptères et de flyers tournaient au-dessus de lui.

Gorbovski évita la montagne de valeurs matérielles, trébucha contre le buste de quelqu’un et se dirigea vers la trappe des passagers où devait l’attendre Génia Viazanitzina. Pourvu que Matveï arrive, pensa-t-il, angoissé. Il se sentait oppressé, desséché, et il se réjouit de tout son cœur en voyant Matveï qui marchait à sa rencontre. Mais il était seul.

— Où est Génia ? demanda Gorbovski.

Matveï s’arrêta et regarda tout autour. Génia n’était nulle part.

— Elle devrait être ici, dit-il. J’ai parlé avec elle par radiophone. Quoi, les trappes sont déjà fermées ? continuait-il en regardant alentour.

— Oui, ils vont décoller, dit Gorbovski.

Lui aussi, regardait partout. « Peut-être, est-elle dans un hélicoptère », pensa-t-il. Mais il savait déjà que c’était faux.

— C’est bizarre que Génia ne soit pas là, dit Matveï.

— Il est possible qu’elle soit dans un des hélicoptères, dit Gorbovski.

Et soudain, il comprit où elle était. « Ah ! celle-là alors ! » pensa-t-il.

— Je n’aurai donc pas vu Aliocha, dit Matveï.

Un son étrange, ample, semblable à un soupir convulsif, retentit au-dessus du cosmodrome. L’énorme masse bleue du vaisseau se détacha sans bruit du sol et amorça une lente ascension. « C’est la première fois de ma vie que je vois l’envol de mon navire », pensa Gorbovski. Matveï accompagnait toujours le vaisseau des yeux et soudain, comme piqué par un serpent, il se tourna vers Gorbovski et le fixa avec stupeur.

— Attends …, marmonna-t-il. Mais comment ça ? … Pourquoi es-tu ici ? Et le vaisseau ?

— Pichta est là, dit Gorbovski.

Les yeux de Matveï se figèrent.

— La voilà, murmura-t-il.

Gorbovski suivit son regard. Une bande lisse et éblouissante s’élevait au-dessus de l’horizon.

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