CHAPITRE VIII

La chaleur du jour commençait déjà à tomber quand les derniers ptérocars, bondés et surchargés, se posèrent, brisant leur train d’atterrissage, dans les rues adjacentes à la vaste place de l’édifice du Conseil. A présent, presque toute la population de la planète était rassemblée ici.

Venant du nord et du sud, des colonnes grommelantes d’affreuses « taupes » de terrassement, portant l’insigne des trappeurs et l’éclair jaune des constructeurs-énergéticiens affluèrent lentement dans la ville. Elles dressèrent le camp au milieu de la place et, après une conférence ultra-rapide où seuls deux hommes prirent la parole et s’exprimèrent trois minutes chacun, elles se mirent à creuser une profonde mine-abri. Les « taupes » tonnèrent, assourdissantes, en brisant le béton qui recouvrait le sol, puis, l’une après l’autre, courbées d’une manière saugrenue, elles s’enfoncèrent dans la terre. Autour de la mine grandit rapidement une montagne circulaire du matériau concassé ; l’odeur étouffante et aigrelette du basalte dénaturé se répandit au-dessus de la place.

Les physiciens-zéroïstes s’installèrent dans les étages vides du théâtre en face de l’édifice du Conseil. Toute la journée, ils avaient battu en retraite, s’accrochant à mort, grâce à leurs phalanges de secours composées de « charybdes », à chaque poste d’observation, à chaque station de contrôle à grande distance, sauvant tout ce qu’ils pouvaient de l’équipement et de la documentation scientifique, risquant leur vie à chaque instant, et cela jusqu’à ce que l’ordre catégorique de Lamondoy et du directeur les convoque à la Capitale. On les reconnaissait à leur air excité, à la fois coupable et provocant, à leurs voix empreintes d’une animation affectée, à leurs plaisanteries dépourvues de drôleries et accompagnées de références à des circonstances particulières, à leur rire nerveux et fort. A présent, sous la direction d’Aristote et de Pagava, ils triaient et filmaient sur de la micropellicule le matériel le plus précieux destiné à être évacué de la planète.

Une nombreuse équipe de mécaniciens et de météorologistes se rendit dans la banlieue et entreprit la construction d’ateliers comportant des chaînes de montage pour les petites fusées. Ces fusées devaient convoyer les documents les plus importants en dehors de l’atmosphère de façon qu’ultérieurement on recueille ces satellites artificiels et les ramène sur la Terre. Une partie des « extérieurs » se joignit aux constructeurs de fusées, c’étaient ceuy qui, instinctivement, se sentaient incapables de rester les bras croisés ; ainsi que ceux qui, véritablement, pouvaient et voulaient aider ; ceux aussi qui croyaient sincèrement à la nécessité de sauvegarder cette documentation de la plus haute importance.

Mais, sur la place encombrée par les « guépards », les « méduses », les « percherons », les « diligences », les « taupes », les « griffons », il y avait encore beaucoup de gens. C’étaient des biologistes et des planétologues ayant perdu pour les heures restantes le sens de leur vie ; des « extérieurs » — peintres et comédiens — assommés par cette nouvelle inattendue, fâchés, égarés, ne sachant que faire, ni où aller, ni à qui adresser leurs réclamations. Quelques personnes très réservées et calmes conversaient paisiblement sur des thèmes divers, réunies en petits groupes parmi les véhicules. U y en avait aussi d’autres assises silencieusement dans les cabines, baissant la tête ou collées contre les murs des bâtiments.

La planète s’était vidée. De toute sa population. Chacun avait été convoqué, évacué, déniché des coins les plus reculés et ramené à la Capitale. La Capitale se trouvait à l’équateur, et maintenant, toutes les latitudes de la planète, celles du nord et celles du sud, étaient désertes. Seules quelques personnes restèrent là-bas, déclarant que cela leur était égal, et il y avait aussi, égaré au milieu de la forêt tropicale, l’aérobus avec des enfants et leur éducatrice, ainsi que le lourd « griffon » envoyé à leur recherche.

Sous sa pointe argentée, le Conseil de l’Arc-en-ciel siégeait sans interruption. De temps à autre, le haut-parleur de diffusion générale, prenant la voix du directeur ou celle de Kanéko, convoquait les gens les plus inattendus. Ceux-ci couraient vers l’édifice du Conseil et disparaissaient derrière la porte, puis ils en sortaient, toujours courant, montaient dans des ptérocars ou des flyers et quittaient la ville. Plusieurs parmi ceux qui restaient sans rien faire, les suivaient d’un regard envieux. Personne ne savait de quelles questions on discutait au Conseil, mais le haut-parleur de diffusion générale avait déjà rugi l’information la plus importante : la menace sur la Capitale était réelle ; le Conseil possédait un seul vaisseau interstellaire de commando à capacité de chargement réduite ; L’Enfance avait été évacuée et les enfants se trouvaient maintenant dans le parc municipal sous la surveillance d’éducateurs et de médecins ; le vaisseau de ligne, le Flèche, restait en liaison permanente avec l’Arc-en-ciel et était en route vers lui, mais il n’arriverait pas avant dix heures. Toutes les vingt minutes, un membre de service du Conseil annonçait à la place la position des fronts de la Vague. Le haut-parleur tonnait : « Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Voici une information concernant … » Alors, la place se taisait, et, tous, ils écoutaient avidement, jetant des regards de dépit sur la mine d’où provenait le vrombissement des « taupes ».

La Vague avançait d’une manière étrange. Son accélération tantôt augmentait, alors les gens s’assombrissaient et baissaient les yeux ; tantôt diminuait, et les visages s’éclairaient, des sourires incertains perçaient. Mais la Vague avançait toujours, les semences brûlaient, les forêts s’enflammaient, les villages abandonnés flambaient.

Les déclarations officielles étaient très succinctes ; peut-être parce qu’il n’y avait ni assez de gens pour s’en occuper, ni assez de temps à y consacrer et, comme toujours dans des cas semblables, c’étaient des rumeurs qui devenaient le principal moyen d’information.

Les trappeurs et les constructeurs mordaient de plus en plus bas dans la terre ; les hommes maculés et fatigués qui sortaient de la mine, criaient, en souriant gaiement, qu’il ne leur fallait que deux ou trois petites heures pour terminer l’abri profond et suffisamment vaste qui contiendrait tout le monde. On les regardait avec un certain espoir, et cet espoir était confirmé par des rumeurs persistantes sur un calcul que, prétendait-on, Etienne Lamondoy, Pagava et on ne sait quel Patrick auraient fait. Selon ce calcul, la Vague du nord et celle du sud devaient, se heurtant à l’équateur, « pourraient se discontinuer réciproquement et se déritriniter », absorbant une quantité importante d’énergie. On disait qu’a près cela, l’Arc-en-ciel serait couvert d’un mètre et demi de neige.

On disait aussi qu’une demi-heure plus tôt, à l’Institut de l’espace discontinu, dont chacun sur la place pouvait voir les murs blancs et aveugles, on avait enfin réussi le lancement-zéro d’un homme vers le système solaire, on citait même le nom du pilote, du premier pilote-zéro de l’univers, qui serait actuellement en train de se prélasser sur Pluton.

On parlait de signaux reçus de derrière la Vague du sud. Les signaux étaient extrêmement déformés par des parasites, mais on avait réussi à les déchiffrer et il paraissait que quelques personnes, restées volontairement à l’une des stations d’énergie sur le chemin de la Vague, avaient survécu et se portaient d’une façon satisfaisante, ce qui témoignait en faveur du fait que la P-Vague, contrairement aux Vagues de types déjà connus, ne représentait pas un danger réel pour la vie. On citait même les noms des veinards et il se trouva des gens qui les connaissaient personnellement. A titre de confirmation, on répétait le récit d’un témoin oculaire au sujet du fameux Camille qui avait bondi hors de la Vague dans un ptérocar en flammes et était passé en trombe devant ledit témoin, telle une comète monstrueuse, criant quelque chose et agitant les bras.

Une rumeur en particulier se répandit largement : un vieux pilote interstellaire, travaillant en ce moment dans la mine, aurait dit à peu près ce qui suit : « Ça fait cent ans que je connais le comman dant du Flèche. S’il dit qu’il ne sera pas là avant dix heures, c’est qu’il y sera pas plus tard que dans trois heures. Il ne faut pas se référer au Conseil. Dans le Conseil siègent des dilettantes qui n’ont aucune idée de ce qu’est un vaisseau moderne, ni de ce qu’il peut effectuer entre des mains expérimentées. »

Le monde perdit soudain sa simplicité et sa netteté. Il devint difficile de séparer la vérité du mensonge. L’homme le plus honnête que vous connaissiez depuis l’enfance pouvait vous mentir, le cœur léger, uniquement pour soutenir votre moral et pour vous calmer, mais vingt minutes plus tard, vous le voyiez angoissé, courbé sous le poids d’une rumeur absurde : la Vague, bien qu’inoffensive pour la vie, mutilerait irréversiblement le psychisme, le renvoyant à l’âge des cavernes.

Les gens sur la place virent une grande femme corpulente, au visage baigné de larmes, conduisant un garçon de cinq ans environ portant une culotte rouge, entrer dans l’édifice du Conseil. Plusieurs la reconnurent : c’était Génia Viazanitzina, la femme du directeur de l’Arc-en-ciel. Elle ressortit très vite, guidée par Kanéko qui lui tenait le coude poliment mais fermement. Elle ne pleurait plus ; en revanche, son visage était empreint d’une résolution tellement farouche que les gens s’écartèrent, apeurés, lui cédant le passage. Le garçon grignotait tranquillement un pain d’épice.

Ceux qui s’affairaient se sentaient nettement mieux. C’est ainsi qu’un groupe important de peintres, d’écrivains et de comédiens, après s’être enroué à force de discuter, adopta, enfin, une décision définitive et se dirigea vers la banlieue, chez les constructeurs de fusées. Il y avait peu de chances qu’ils pussent les aider sérieusement, mais ils étaient sûrs qu’on leur trouverait une occupation. Certains descendirent dans la mine où l’on procédait déjà à l’excavation horizontale. Quelques pilotes expérimentés montèrent dans des ptérocars et filèrent vers le nord et vers le sud pour rejoindre les observateurs du Conseil qui, depuis quelques heures déjà, jouaient à cache-cache avec la mort.

Ceux qui restèrent virent un flyer brûlé, tout couvert de taches, tout cabossé, atterrir devant l’entrée du Conseil. Deux hommes s’en extirpèrent péniblement, attendirent quelques instants sur leurs jambes tremblantes, puis se dirigèrent vers la porte du Conseil, se soutenant l’un l’autre. Leurs visages étaient jaunes et enflés, et on eut du mal à reconnaître le jeune physicien Cari Hoffman et l’expérimen-tateur-zéroïste Timothy Sawyer, connu pour son art de jouer du banjo. Sawyer ne faisait que secouer la tête et mugir, tandis que Hoffman, après s’être raclé la gorge, raconta inintelligiblement qu’ils venaient d’essayer de sauter par-dessus la Vague, qu’ils s’en étaient approchés à vingt kilomètres, mais qu’à ce moment Tim avait eu mal aux yeux et qu’ils avaient été obligés de revenir. On découvrit alors que le Conseil avait suggéré l’idée de transporter la population de l’autre côté de la Vague. Sawyer et Hoffman avaient servi d’éclaireurs. Immédiatement, quelqu’un raconta que deux trappeurs avaient essayé de plonger sous la Vague en pleine mer à bord d’un bathyscaphe de recherche, mais que, pour le moment, ils n’étaient pas encore rentrés et qu’on ne savait rien sur leur compte.

A cette heure-ci, sur la place, il restait environ deux cents personnes : même pas la moitié de la population adulte de l’Arc-en-ciel. Les gens tâchaient de former des groupes. Ils conversaient lentement, sans quitter des yeux les fenêtres du Conseil. La place devenait silencieuse : les « taupes » parties loin en profondeur, leur rugissement s’entendait à peine. Les conversations n’étaient pas gaies.

— Une fois de plus, mes vacances sont gâchées. Et, ce coup-ci, apparemment, c’est pour longtemps.

— Abri, souterrain … clandestinité … De nouveau, le mur noir arrive, et les gens passent dans la clandestinité.

— C’est dommage que je ne sois pas d’humeur à peindre. Regardez l’édifice du Conseil, comme il est beau. Quelles couleurs profondes. Je l’aurais peint avec un plaisir immense … J’aurais transmis cette sensation de tension et d’attente, mais … je ne peux pas. Je ne suis pas bien.

— C’est tout de même étrange. Ce n’est pourtant pas un Conseil secret que nous avons élu, que je sache. Ils se prennent pour de vrais prêtres antiques. S’enfermer dans un bureau et y décider du sort de la planète … Après tout, peu m’importe ce qu’ils disent, mais c’est indécent …

— Je n’aime pas du tout le comportement d’Ana-niev. Regardez-le : ça fait deux heures qu’il est assis tout seul, ne parle à personne et ne fait qu’aiguiser son couteau … Je vais aller lui parler. Venez avec moi, voulez-vous ?

— Aodzora a brûlé … Mon Aodzora. C’est moi qui l’ai construite. Maintenant, il faut reconstruire … Et puis, ils la brûleront de nouveau.

— J’ai pitié d’eux. Regarde, toi et moi, on est ensemble et, parole d’honneur, je n’ai peur de rien ! Tandis que Matveï Sergueïevitch ne peut même pas passer ses dernières heures avec sa femme. C’est absurde, tout ça. Pourquoi ?

— Je suis là en train de bavarder parce que je considère que l’unique possibilité, c’est le vaisseau. Quant à tout le reste, c’est du vent, du bricolage, de l’amateurisme.

— Qu’est-ce qui m’a pris de venir ici ? Comme si je n’étais pas bien sur la Terre ! Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, qu’est-ce que tu nous as fait …

A cet instant, le haut-parleur de diffusion générale rugit :

— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Ici le Conseil. Toute la population de la planète est convoquée pour la réunion générale ! Elle aura lieu sur la place du Conseil et commencera dans quinze minutes. Je répète …

Se frayant un passage à travers la foule vers l’édifice du Conseil, Gorbovski découvrit qu’il jouissait d’une popularité extraordinaire. Devant lui, on s’écartait, on se le montrait des yeux et même du doigt, on lui disait bonjour, on lui demandait : « Alors, comment ça va là-bas, Leonid Andreïe-vitch ? », derrière son dos on prononçait à mi-voix son nom, les noms des étoiles et des planètes où il avait eu affaire, ainsi que les noms des vaisseaux qu’il avait commandés. Gorbovski, ayant depuis longtemps perdu l’habitude d’une telle popularité, s’inclinait, saluait de la main, souriait, répondait : « Pour l’instant tout est en ordre », et pensait : « Que quelqu’un ose seulement me dire maintenant que les masses ne s’intéressent plus aux voyages interstellaires. » En même temps, il ressentait presque physiquement l’épouvantable tension nerveuse qui régnait sur la place. Elle avait une certaine ressemblance avec les minutes qui précèdent un examen très difficile et très important. Cette tension s’empara de lui aussi. Souriant, s’en tirant par des plaisanteries, il tâchait de définir l’humeur et la pensée collectives de cette foule et essayait de deviner ce qu’ils diraient quand il annoncerait sa décision. « Je crois en vous, pensait-il avec insistance. Je crois en vous, je crois en vous coûte que coûte. Je crois en vous : apeurés, alarmés, déçus, fanatiques. Vous, les hommes ! »

Tout près de la porte, il fut rattrapé et arrêté par un inconnu vêtu du costume conçu pour les travaux miniers.

— Leonid Andreïevitch, dit-il avec un sourire préoccupé. Une petite minute. Vraiment une toute petite minute.

— Je vous en prie, dit Gorbovski.

L’homme fouilla rapidement dans ses poches.

— Quand vous serez sur la Terre, dit-il, ayez l’amabilité … Mais où est-elle passée ? … Je ne pense pas que cela vous pose trop de problèmes. Ah ! la voilà … (U sortit une enveloppe pliée en deux.) J’ai marqué l’adresse, en caractères d’imprimerie … Ayez l’amabilité de la poster.

Gorbovski opina., — Même quand c’est écrit à la main, je comprends, dit-il tendrement et il prit l’enveloppe.

— J’ai une écriture exécrable. Je n’arrive pas à me relire, et là, en plus, j’étais pressé … (Il se tut quelques instants, puis lui tendit la main.) Bon voyage ! Je vous remercie d’avance.

— Où vous en êtes avec la mine ? demanda Gorbovski.

— Ça va très bien, répondit l’homme. Ne vous en faites pas pour nous.

Gorbovski entra dans l’édifice du Conseil et commença à monter l’escalier, réfléchissant à la première phrase du discours qu’il allait adresser au Conseil. Il n’arrivait pas à la composer. Il n’eut pas le temps d’atteindre le premier étage : les membres du Conseil descendaient à sa rencontre. En tête, faisant glisser son doigt sur la rampe, marchait Lamondoy, d’un pas léger, absolument calme et même un peu distrait. En voyant Gorbovski, il sourit d’un étrange sourire, déconcerté, et détourna aussitôt les yeux. Gorbovski s’écarta. Derrière Lamondoy venait le directeur, cramoisi et féroce. Il grogna : « Tu es prêt ? » et, sans attendre sa réponse, passa devant lui, suivi par d’autres membres du Conseil que Gorbovski ne connaissait pas. Avec animation, bruyamment, ils s’interrogeaient sur l’aménagement de l’entrée de l’abri souterrain ; leurs voix bruyantes, leur animation sonnaient faux ; on voyait que leurs pensées étaient complètement ailleurs. En dernier, descendait, à une certaine distance des autres, Stanislav Pichta, toujours aussi large, bronzé à outrance, la même chevelure volumineuse que vingt-cinq ans plus tôt, lorsqu’il commandait le Tournesol et, qu’ensemble avec Gorbovski, ils attaquaient la Tache Aveugle.

— Bah ! dit Gorbovski.

— Oh ! dit Stanislav Pichta.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je me chamaille avec les physiciens.

— Bravo, dit Gorbovski. Moi aussi, je vais le faire. Mais pour l’instant, dis-moi qui est ici le responsable de la colonie d’enfants ?

— Moi, répondit Pichta.

Gorbovski le regarda, incrécule.

— Oui, oui, moi ! dit Pichta en souriant. Peu vraisemblable ? Tu ne tarderas pas à en être convaincu. Sur la place. Quand le bazar aura éclaté. Je t’assure, ce sera un spectacle totalement antipédagogique.

Ils se mirent à descendre lentement vers la sortie.

— Le bazar, ce n’est rien, dit Gorbovski. Cela ne te concerne pas. Où sont les enfants ?

— Au parc.

— Très bien. Vas-y et commence immédiatement, tu m’entends ? immédiatement à les embarquer sur le Tariel. Marc et Percy t’attendent à bord. La crèche est déjà chargée. Va vite.

— Tu es un as, dit Pichta.

— Bien sûr, dit Gorbovski. Et maintenant, file.

Pichta lui donna une tape sur l’épaule et, se dandinant, dévala l’escalier. Gorbovski le suivit. Il vit des centaines de visages tournés vers lui et entendit la voix grommelante de Matveï qui parlait dans un mégaphone :

— … au fait, nous sommes en train de définir ce qui est le plus précieux pour l’humanité et pour nous, en tant que partie de l’humanité. Stanislav Pichta, responsable de la colonie d’enfants, prendra la parole le premier.

— U est parti, dit Gorbovski.

Le directeur se retourna.

— Comment, parti ? demanda-t-il en chuchotant. Où ça ?

Un profond silence régnait sur la place.

— Dans ce cas, permettez-moi, dit Lamondoy en prenant le mégaphone.

Gorbovski vit ses doigts fins et blancs se poser fermement sur les gros doigts crispés de Matveï. Le directeur mit du temps à céder le mégaphone.

— Tous, nous savons ce qu’est l’Arc-en-ciel, commença Lamondoy. L’Arc-en-ciel est une planète colonisée par la science et destinée aux expériences physiques. L’humanité entière attend les résultats. Celui qui arrive sur l’Arc-en-ciel et qui y vit sait où il est arrivé et où il est en train de vivre. (Lamondoy parlait d’un ton brusque et ferme, il paraissait très beau : pâle, élancé, tendu comme une corde de violon.) Tous, nous sommes des soldats de la science. Nous lui avons consacré notre vie. Nous lui avons donné notre amour et tout ce qu’il y a de meilleur en nous. En fait, notre création ne nous appartient plus. Elle appartient à la science et à vingt milliards de Terriens dispersés dans l’Univers. Les conversations sur la morale sont toujours pénibles et désagréables. Trop souvent, au cours de ces conversations, la logique et la raison se voient entravées par des « je veux », « je ne veux pas », « ça me plaît », « ça ne me plaît pas » qui sont purement émotionnels. Cependant, une loi objective gouvernant la société humaine existe. Elle est au-delà de nos émotions. Et voilà ce qu’elle proclame : l’humanité doit acquérir des connaissances. C’est ce qui compte le plus pour nous : la lutte du savoir contre l’ignorance. Et si nous voulons que nos actes ne paraissent pas incongrus au regard de cette loi, nous devons la suivre, même si, pour ce faire, nous sommes obligés d’abandonner certaines idées, innées ou insufflées par notre éducation.

Lamondoy se tut pendant un moment, déboutonna le col de sa chemise puis reprit :

— Le bien le plus précieux de l’Arc-en-ciel, c’est notre travail. Nous avons mis trente ans à étudier l’espace discontinu. Nous avons réuni ici les meilleurs physiciens-zéro de la Terre. Les idées issues de notre travail sont encore étudiées, tant elles sont profondes, riches en perspectives et, en règle générale, paradoxales. Je ne mentirai pas en disant qu’il n’y a qu’ici, sur l’Arc-en-ciel, qu’existent les porteurs de la nouvelle conception de l’espace et que ce n’est qu’ici qu’on trouve le matériel expérimental qui aidera à ce que cette conception soit théoriquement élaborée. Mais même nous, spécialistes, sommes incapables de décrire maintenant le pouvoir gigantesque, infini, qu’offrira à l’humanité notre nouvelle théorie. La science sera rejetée non pas trente ans en arrière, mais cent, deux cents … trois cents ans.

Lamondoy s’arrêta, son visage se couvrit de plaques rouges, ses épaules s’affaissèrent. Un silence de mort régnait sur la ville.

— J’ai très envie de vivre, dit soudain Lamondoy. Et mes enfants … J’en ai deux, un garçon et une fille ; ils sont là, dans le parc … Je ne sais pas … C’est à vous de décider.

U baissa le mégaphone et resta devant la foule, amolli, vieilli et pitoyable.

La foule se taisait. Se taisaient les physiciens-zéro des premiers rangs, malheureux porteurs de la nouvelle conception de l’espace, les seuls dans tout l’Univers. Se taisaient les peintres, les écrivains et les comédiens qui savaient bien ce qu’un travail de trente ans signifiait et qui savaient aussi qu’aucun chef-d’œuvre ne peut être recréé. Se taisaient les constructeurs rassemblés sur des amas de roches, ceux qui pendant trente ans avaient travaillé côte à côte avec les zéroïstes et pour les zéroïstes. Se taisaient les membres du Conseil, les gens considérés comme les plus intelligents, les mieux renseignés, à la pureté absolue, et qui étaient les premiers à décider de ce qui allait se passer.

Gorbovski voyait des centaines de visages, jeunes et vieux, des femmes et des hommes ; tous lui paraissaient maintenant identiques, extraordinairement semblables à Lamondoy. Il se rendait parfaitement compte de ce qu’ils étaient en train de penser. Tous, ils avaient très envie de vivre : les jeunes parce qu’ils avaient encore si peu vécu, les vieux parce qu’il leur restait déjà si peu à vivre. Mais on pouvait maîtriser cette pensée : un effort de volonté, et elle était enfouie au fin fond de chacun, balayée, oubliée. Ceux qui n’y arrivaient pas ne pensaient plus à rien et toute leur énergie servait à dissimuler l’épouvante mortelle. Quant aux autres … Un regret immense pour le travail accompli. Un regret immense, atroce vis-à-vis des enfants. En fait, il ne s’agissait même pas de regret : devant lui se trou vaient beaucoup de personnes indifférentes aux enfants, mais n’y pas penser leur paraissait ignoble. Et cette décision à prendre. Que c’est difficile, prendre une décision ! Il faut choisir et énoncer à haute voix son choix. Et, ce faisant, se charger d’une responsabilité gigantesque au poids totalement inhabituel, afin de pouvoir, durant les trois heures qui restaient à vivre, se sentir un homme, ne pas se tordre sous une honte insupportable, ne pas dépenser ses dernières forces à se crier à soi-même : « Crétin ! Salaud ! » « Ah ! miséricorde », pensa Gorbovski.

Il s’approcha de Lamondoy et lui prit le mégaphone. Lamondoy parut ne pas s’en apercevoir.

— Voyez-vous, dit Gorbovski dans le mégaphone d’une voix pénétrée, j’ai peur qu’il y ait eu un malentendu. M. Lamondoy vous propose de décider. Mais, vous comprenez, en fait il n’y a rien à décider. C’est déjà décidé. La crèche, les mères avec leurs nourrissons sont déjà à bord du vaisseau. (La foule soupira bruyamment.) Les autres mômes sont en train d’embarquer. Je pense qu’il y aura de la place pour eux tous. J’en suis même certain. Excusez-moi, mais j’ai pris cette décision tout seul. J’en ai le droit. J’ai même le droit de couper court à toutes les tentatives qui m’empêcheraient de l’appliquer. Mais ce droit, à mon avis, est superflu. Au demeurant, M. Lamondoy a exposé ici des idées intéressantes. J’en discuterais volontiers avec lui, mais il faut que je m’en aille. A l’intention des parents, je signale que l’entrée du cosmodrome est entièrement libre. Il est vrai, et j’en suis navré, qu’il ne faut pas monter à bord du vaisseau.

— Et voilà, dit une voix forte dans la foule. Il a raison. Maintenant, les mineurs, suivez-moi !

La foule se mit à bruire, à bouger. Quelques ptérocars décollèrent.

— De quel principe faut-il partir ? dit Gorbovski. Notre bien le plus précieux, c’est l’avenir …

— Nous n’en avons pas, dit une voix sévère dans la foule.

— Au contraire î Notre avenir, c’est nos enfants. Drôlement neuf comme idée, me direz-vous ? Et puis, d’une façon générale, il faut être juste. La vie est belle, tous, nous le savons déjà. Quant aux mômes, ils ne le savent pas encore. Ils ont encore tant d’amour qui les attend ! Je ne parle même pas de problèmes-zéro. (Il y eut des applaudissements dans la foule.) Bon, je m’en vais.

Gorbovski fourra le mégaphone dans les mains d’un des membres du Conseil et s’approcha de Matveï. Matveï lui assena deux ou trois bourrades dans le dos. Ils contemplaient la foule qui fondait, les visages ranimés, devenus de ce fait très différents les uns des autres, et Gorbovski marmonna en soupirant :

— C’est drôle, quand même. On se perfectionne, on ne fait que se perfectionner, on devient meilleur, plus intelligent, plus pur, mais quel plaisir, malgré tout, lorsque quelqu’un décide pour soi …

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