CHAPITRE VII

Robert regarda par-dessus son épaule. On ne voyait plus rien sinon un ciel blanchâtre et des champs verts. Ça fait déjà deux fois que je suis confronté à Elle, pensa-t-il. Jamais deux sans trois.

— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda-t-il.

Patrick avança ses lèvres épaisses.

— Ça va aller mal. Elle a une énorme réserve d’inertie.

— Tu as essayé de calculer ?

— Oui.

— Et alors ?

Patrick poussa un gros soupir et ne dit rien. Robert, les sourcils froncés, regardait droit devant lui. Puis il brancha le poste de radio du flyer et se mit sur la fréquence de L’Enfance. Il appuya plusieurs fois sur la touche d’appel, mais L’Enfance ne répondait pas. « Il ne faut pas s’inquiéter, pensait-il. La fête estivale et tout le reste. Comme c’est étrange, ils ne savent encore rien. Alors, qu’ils continuent à ne rien savoir. Moi seul, je saurai. » Il redemanda :

— Où allons-nous ?

— Tu me l’as déjà demandé.

— Ah oui … Patrick, mon vieux, il te faut absolument aller aux Ruisseaux ?

— Bien sûr. Où veux-tu qu’on aille ?

Robert se rejeta contre son dossier.

— Oui, dit-il. Tu n’aurais pas dû rester.

— Qu’entends-tu par là ?

— Tu peux aller plus vite ?

— Oui …

— Et encore plus vite ?

Patrick ne répondit pas. Le moteur s’étouffait, noyé par l’air.

— Toujours, nous nous pressons, marmonna Patrick. Toujours, il y a quelque chose ou quelqu’un pour nous harceler. Plus vite, encore plus vite … Ne peut-on pas aller encore plus vite ? Si, on peut, répondons-nous. A vos ordres ! Pas le temps de voir quoi que ce soit. Pas le temps de réfléchir. Pas le temps de tirer les choses au clair. Pourquoi ? Est-ce que ça en vaut la peine ? Et puis arrive la Vague. Et de nouveau, nous nous pressons.

— Donne plus de gaz, dit Robert qui pensait à tout autre chose. Et appuie sur la droite.

Patrick se tut. En bas défilaient des champs verts de blé en train de mûrir, de rares maisonnettes blanches : les stations météorologiques. On voyait le bétail, poussé droit à travers les blés vers le sud. De cette hauteur, les cyberbergers paraissaient de minuscules étoiles brillantes. Tout cela n’était plus d’aucune utilité.

— Tu as des nouvelles du Flèche ? demanda Robert.

— Non. Le Flèche est loin. Il n’aura pas le temps. N’y pense pas, Rob !

— A quoi veux-tu que je pense d’autre ? grogna Robert.

— Mais à rien. Installe-toi mieux et regarde. Je ne sais pas en ce qui te concerne, mais moi, avant, je n’avais jamais remarqué tout ça. Il me semble que je n’ai même jamais vu cette vague verte que font les blés sous le vent … Vague ! Zut ! Tu sais quand j’ai vu tout ça pour la première fois ? Tu sais ? Quand je regardais la steppe à travers la visière en fer du « charybde ». Au début, je n’avais d’yeux que pour cette noirceur, et puis, soudain, j’ai vu la steppe et j’ai compris que c’était la fin de tout. Alors, j’ai eu terriblement pitié de cela. Les musaraignes regardaient la Vague et ne comprenaient rien … Tu sais ce que j’ai découvert, Rob ? Nous nous sommes trompés quelque part.

Robert se taisait. « Il est trop tard pour t’en aviser, pensait-il. Il fallait bien regarder avant, ne serait-ce que par la fenêtre. »

En bas défilaient des édifices blancs et rectangulaires, des places bétonnées, des tours rayées portant des antennes énergétiques : c’était l’une des multiples stations d’énergie de la ceinture du nord.

— Descends, dit Robert.

— Où ?

— Là, sur la place, tu vois, où sont les ptérocars.

Patrick regarda par-dessus bord.

— En effet, dit-il. Mais pourquoi ?

— Tu prendras un ptérocar et tu me laisseras le flyer.

— Qu’est-ce que tu as derrière la tête ? demanda Patrick.

— Tu continueras tout seul. Moi, je n’ai pas besoin d’aller aux Ruisseaux. Descends.

Docilement, Patrick amorça l’atterrissage. N’empêche, il conduisait le flyer d’une manière exécrable. Robert examinait la place.

— Une organisation merveilleuse, marmonna-t-il, railleur. Nous, là-bas, on est serrés comme des sardines, on jette tout, et ici, il y a trois ptérocars pour deux personnes de service.

Le flyer se posa maladroitement entre les ptéro-cars. Robert se mordit la langue.

— Ouille ! dit-il. Bon, descends, descends.

Très lentement, à contrecœur, Patrick quitta son siège.

— Rob, dit-il, incertain, ce n’est peut-être pas mon affaire, mais tout de même, qu’as-tu derrière la tête ?

Robert se poussa vivement à sa place.

— Ne t’inquiète pas, rien de terrible. Tu arriveras à conduire le ptérocar ?

Patrick restait debout, les bras baissés ; son visage prit une expression plaintive.

— Rob, dit-il. Regarde les choses en face. Au-dessus de la Vague il y a une barrière de plasma de cent kilomètres. Tu ne pourras pas sauter pardessus.

Robert le regarda, ébahi.

— Ça fait longtemps qu’il est mort, dit Patrick. La première fois, tu as pu te tromper, mais maintenant la Vague est passée par là.

— De quoi parles-tu ? demanda Robert. Je ne pense pas sauter par-dessus la Vague, maudite soit-elle. J’ai une affaire plus importante à régler. Adieu. Dis à Malaïev que je ne reviendrai pas. Adieu, Patrick.

— Adieu.

— Tu ne m’as toujours pas dit si tu t’en sortiras avec le ptérocar.

— Je m’en sortirai, dit tristement Patrick. Je connais bien les ptérocars. Rob, toi alors !

Robert tira violemment la manette de direction vers lui et quand, cinq minutes plus tard, il se retourna, la station d’énergie était déjà cachée derrière l’horizon. Il y avait deux heures de vol jusqu’à L’Enfance. Robert vérifia le carburant, écouta le moteur, le régla à son régime le plus économique et brancha le cyberpilote. Puis, de nouveau il tenta d’appeler L’Enfance. L’Enfance se taisait. Robert faillit débrancher la radio, mais réfléchit et la mit sur la modulation de fréquence.

— … de sa dix-septième année, Asmodeï Barro a trouvé pendant l’excursion des organismes fossiles rappelant des oursins. Le lieu de la trouvaille est assez éloigné de la côte …

— … conférence chez le directeur. De drôles de rumeurs circulent ici. On dit que la Vague a atteint Greenfield. Ne ferais pas mieux de regagner la base ? Je crois que pour l’instant on n’en est pas aux ulmotrons.

— … ne réussirons pas à la monter nous-mêmes. Nous n’avons pas d’Othello. A parler franc, l’idée de monter Shakespeare me paraît absurde. Je ne pense pas que nous soyons capables d’une interprétation nouvelle, et attendre que …

— …Vitia, tum’entends bien ? Vitia, une nouvellefantastique !Boullita décodé ce gène.Prends du papier et inscrit. Six … Onze … Je dis onze …

— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention s’il vous plaît ! A tous les responsables des groupes de prospection. Commencez l’évacuation. Veillez surtout à ce que tous les appareils de transport aériens de classe supérieure à la « méduse » regagnent la Capitale.

— …un petitcottagebleu, juste sur lerivage.

L’airiciest trèsfrais, lesoleil magnifique.Je n’ai jamais aimé la Capitale et je n’ai jamais compris pourquoi on l’a construite sur l’équateur. Comment ? Mais bien sûr que c’est terriblement étouffant …

— … Sawyer ! Sawyer ! Ici Kanéko. Change immédiatement de cap. On a déjà retrouvé les peintres. Va au sud. Cherche le troisième hélicoptère. Le troisième hélicoptère n’est pas rentré …

— Expérimentateurs, votre attention, s’il vous plaît ! Aujourd’hui à quatorze heures, sera effectué, hors programme, le lancement-zéro d’un homme vers la Terre. Vous demandons d’être à l’Institut pas plus tard qu’à treize heures …

— … Je ne comprends rien. Je n’arrive pas à joindre le directeur. Tous les canaux sont pris. Tu ne sais pas ce qui se passe ?

— Adolphe ! Adolphe ! Réponds-moi, je t’en supplie ! Je t’en supplie, reviens immédiatement ! Il y a encore une chance de monter dans le vaisseau ! (La voix commença à disparaître, mais Robert immobilisa le curseur.) Une catastrophe épouvantable ! Je ne sais pas pourquoi on n’annonce rien, mais on m’a dit que l’Arc-en-ciel était condamné ! Reviens immédiatement ! Je veux être avec toi maintenant …

Robert relâcha le curseur.

— … comme toujours. Chez Vessélovski. Non, Sinitza lit de nouveaux poèmes. A mon avis, intéressants. Je crois qu’ils devraient te plaire. Non, bien sûr, ce n’est pas un chef-d’œuvre, cependant …

— … Mais pourquoi, je comprends parfaitement. Seulement, juge toi-même : le Tariel 2 est un vaisseau de commando. Tu as essayé de voir approximativement combien de personnes il peut prendre ? Non, moi, je reste ici. Véra aussi a décidé de rester. Quelle importance où …

— Trappeurs ! Trappeurs ! Lieu de rassemblement, la Capitale. Tous à la Capitale ! Prenez les « taupes », on va creuser des abris. Qui sait, on aura peut-être le temps …

— … Vous dites le Tariel ? Je connais, bien entendu, c’est Gorbovski. Oui, malheureusement sa capacité de chargement n’est pas grande. Eh bien … voilà en gros la liste que je propose. Pour les discontinuistes, Pagava ; pour les vaguistes, Aristote, peut-être Malaïev ; pour les barriéristes, j’aurais conseillé Forster … Qu’est-ce que ça fait qu’il soit vieux ? C’est un grand homme ! Vous, mon cher, vous avez quarante ans, et je vois que vous vous imaginez mal la psychologie d’un vieillard. Il ne lui reste en tout et pour tout que cinq ou dix ans à vivre et même de ça, on le prive …

— Gaba ! Gaba ! Tu es au courant pour le lancement-zéro ? Comment ? Occupé ? Quel homme étrange … Je pars pour l’Institut. Mais pourquoi je suis fou ? Mais je le sais tout ça, je le sais. Maintenant justement ! Et si jamais ça marchait ? Bon, adieu.

— De nouveau les physiciens ont fait exploser quelque chose au pôle nord. U faudrait y faire un saut, mais il vient d’arriver je ne sais quel hélicoptère et on est tous invités à la Capitale. Ah ! vous aussi ? Bizarre !.. Bon, on se voit là-bas.

Robert coupa la radio. Le Tariel 2 est un vaisseau de commando … Débranchant le cyberpilote, il reprit les commandes et poussa le moteur. En bas, il n’y avait plus de blé ; la zone de forêts tropicales commençait. Dans les broussailles jaunes et vertes, on ne pouvait rien distinguer, mais Robert savait que là, dans l’ombre des arbres gigantesques, passaient des routes droites, et que, probablement, sur ces routes filaient déjà vers l’ouest des véhicules chargés de réfugiés. Quelques lourds hélicoptères-cargos se profilèrent au sud-ouest, tout près de l’horizon. Us disparurent de son champ de vision et Robert resta de nouveau seul. Il sortit le radiophone et composa le numéro de Patrick. Patrick mit du temps à répondre. Enfin, sa voix retentit :

— Oui ?

— Patrick, c’est moi, Skliarov. Patrick, quoi de neuf sur la Vague ?

— Toujours la même chose, Rob. La côte Pouchkine est inondée. Aodzora a brûlé. Maintenant, c’est le village des Pêcheurs qui brûle. Quelques « charybdes » en ont réchappé, on est en train de les faire remorquer vers la Capitale. Où est-tu ?

— Ça n’a pas d’importance, dit Robert. A quelle distance de L’Enfance se trouve la Vague ?

— De L’Enfance ? Pourquoi de L’Enfance ? Elle en est loin. Ecoute, Rob, si tu t’en sors, va immédiatement à la Capitale. Nous y serons tous dans une demi-heure. (Soudain, il émit un petit rire.) On a essayé de faire monter Malaïev dans le vaisseau. C’est dommage que tu n’aies pas vu ça. Il a cassé le nez de Hassan. Pagava, lui, s’est planqué quelque part.

— Et toi, on n’a pas essayé de te faire monter à bord ?

— Pourquoi me dire cela, Rob ?

— Bon, pardonne-moi. Donc, la Vague est loin de L’Enfance ?

— Dire qu’elle est très loin … Une heure ou une heure et demie …

— Merci, Patrick. Au revoir.

De nouveau, Robert essaya de joindre Tania, cette fois-ci par radiophone. U attendit cinq minutes. Tania ne répondait pas …

L’Enfance était vide. Le silence pesait sur les chambres de verre, les jardins, les cottages bariolés. Ici, il n’y avait pas ce désordre effroyable que laissèrent à Greenfield les zéroïstes après leur départ. Les sentiers de sable étaient soigneusement balayés, les pupitres dans le parc alignés comme d’habitude, les lits impeccablement faits. Seule, sur le sentier devant le petit cottage de Tania, traînait une poupée oubliée. A côté de la poupée était assis un kaliam apprivoisé, aux yeux immenses et au pelage soyeux. Il reniflait la poupée avec application, lançant sur Robert des regards emplis d’une curiosité bienveillante.

Robert entra chez Tania. Comme toujours, la pièce était propre, claire et fleurait bon. Sur la table il y avait un cahier ouvert ; une grande serviette en éponge pendait sur le dossier de la chaise. Robert la toucha, elle était encore humide.

Robert resta quelque temps près de la table, puis jeta un regard distrait sur le cahier. Il lut à deux reprises son prénom avant que cela atteigne sa conscience. Son prénom était écrit en grosses lettres d’imprimerie.

ROBY ! Nous avons été précipitamment évacués vers la Capitale. Cherche-moi là-bas. Trouve-moi sans faute ! On ne nous a encore rien dit, mais il me semble que quelque chose d’épouvantable se prépare. J’ai besoin de toi, Roby. Trouve-moi. Ta T.

Robert arracha la feuille du cahier, la plia en quatre et la mit dans sa poche. Il jeta un dernier regard sur la chambre de Tania, ouvrit un placard, effleura ses robes, le referma et quitta le cottage.

Du cottage de Tania on voyait bien la mer, calme, semblable à de l’huile verte. Des dizaines de petits sentiers menaient à travers l’herbe vers la plage jaune où s’éparpillaient des chaises longues et des châlits. Quelques barques, la quille en l’air, reposaient tout près de l’eau. L’horizon du nord brillait de reflets de soleil insupportablement vifs. Robert se dirigea rapidement vers son flyer. Il enjamba le bord, s’arrêta et se retourna à nouveau vers la mer. Et soudain, il comprit : ce n’était pas le soleil, c’était la crête de la Vague.

Pris de fatigue, il s’assit sur le siège et démarra. La même chose au sud, pensa-t-il. Elle nous coince au nord et au sud. Un piège à souris. Un couloir entre deux morts. Le flyer survola de nouveau la forêt tropicale. « Combien nous reste-t-il encore ? se demandait-il. Deux heures ou trois ? Deux places dans le vaisseau ou dix ? »

La forêt sous le flyer se termina brusquement, et Robert aperçut, dans une vaste clairière, un grand aérobus de voyageurs entouré d’une foule de gens. Machinalement, il freina et amorça la descente. Apparemment, l’aérobus avait eu une panne, et ces gens à côté de lui — bizarre, comme tous étaient petits ! — attendaient que le pilote répare l’appareil. Il vit le pilote, un immense Noir, en train de fouiller dans le moteur. Puis il comprit que c’étaient des enfants et immédiatement, il reconnut Tania. Elle se tenait à côté du pilote qui lui passait des pièces du moteur.

Le flyer atterrit à une dizaine de pas de l’aérobus, et tous, ils se tournèrent aussitôt vers lui. Mais Robert ne voyait que Tania, son magnifique visage exténué, ses mains fines serrant contre sa poitrine des morceaux de fer huileux, ses yeux élargis par la surprise.

— C’est moi, dit Robert. Que s’est-il passé, Tania ?

Tania le regardait silencieusement ; alors, il jeta un coup d’œil sur le pilote noir et reconnut Gaba. Gaba fit un large sourire et cria :

— Ah ! Robert ! Viens donc ici, donne-moi un coup de main ! Tania est une fille merveilleuse, mais elle n’a jamais eu affaire à un aérobus ! Moi non plus ! Le moteur n’arrête pas de caler !

Les enfants — des gamins et des gamines de sept ans — contemplaient Robert avec intérêt. Robert s’approcha de l’aérobus, effleurant tendrement au passage de sa joue les cheveux de Tania et se pencha sur le moteur. Gaba lui tapota le dos. Ils se connaissaient bien. Ils s’entendaient remarquablement bien. D’ailleurs, Robert s’entendait fort bien avec les dix expérimentateurs-zéro qui, mourant d’ennui, se tournaient les pouces sur la planète depuis l’expérience ratée avec le chien Fimka, deux ans auparavant.

Ce que Robert vit dans le moteur l’obligea à retenir son souffle une secondé. Oui, apparemment, Gaba n’avait, en effet, jamais eu un aérobus entre les mains. Il n’y avait strictement rien à faire : plus de carburant. C’était en pure perte que Gaba avait démonté pratiquement tout le moteur. Cela arrive. Cela arrive même aux conducteurs les plus expérimentés, car ce n’est pas souvent que le carburant vient à manquer dans les aérobus. Robert regarda Tania en cachette. Elle serrait toujours contre sa poitrine les pièces détachées enduites de lubrifiant et attendait.

— Alors ? demanda Gaba d’une voix alerte. Nous avons bien fait de pester contre ce levier, comment il s’appelle déjà ?

— Eh bien, dit Robert, c’est très possible. (Il mit la main sur le levier et tira à plusieurs reprises dessus.) Est-ce que quelqu’un est au courant que vous êtes coincés ici ?

— Je Fai signalé, répondit Gaba. Mais ils n’ont pas assez de véhicules à leur disposition. Tu connais l’histoire des embryons ?

— Non, vas-y, dit Robert, nettoyant sans nul besoin, mais très soigneusement, la rainure du levier d’alimentation. Il se pencha afin que son visage reste invisible.

— On avait besoin de moyens de transport. Kanéko commença à activer des embryons de « méduses » ; toutefois il s’est avéré que ce n’était pas des « méduses », mais des cuisines cybernétiques. Erreur de livraison, hein ? Gaba éclata de rire. Qu’est-ce que tu en dis ?

— C’est tordant, grogna Robert.

U leva la tête et regarda le ciel. Il vit du bleu blanchâtre et vide et, au nord, au-dessus des cimes des arbres lointains, la crête éblouissante de la Vague. Alors, il rabaissa doucement le capot, marmonna : « Bon, bon … On va voir ! » et passa de l’autre côté de l’aérobus, où il n’y avait personne. Là, il s’accroupit, le front appuyé contre le revêtement brillant et lisse. Gaba se mit à chanter.d’une tendre voix grommelante :


One is none, two is some,

Three is a many, four is a penny,

Five is a little hundred …[5]

Ouvrant les yeux, Robert vit l’ombre de Gaba qui dansait sur l’herbe, l’ombre de ses bras levés, de ses mains aux doigts écartés. Gaba était en tram de distraire les enfants. Robert se redressa, ouvnt la porte et grimpa dans Paérobus. Un garçon, férocement agrippé aux manettes de commande, était assis sur le siège du pilote. Sifflant et vrombissant, il tripotait les manettes d’une manière invraisemblable.

— Doucement, tu vas les casser, dit Robert.

Le garçon ne lui prêta aucune attention.

Robert faillit allumer le phare-S.O.S., mais il s’aperçut que c’était déjà fait..Alors, il regarda de nouveau le ciel : à travers le spectrolite de la lanterne, celui-ci, résolument vide, paraissait d’un bleu tendre. Il faut se décider, pensa-t-il. Il loucha vers le garçon. Le môme, plein d’entrain, imitait le hurlement du vent.

— Rob, viens donc ici, dit Gaba. Il se tenait près de la porte.

Robert descendit.

— Ferme la porte, dit Gaba.

On entendait Tania raconter quelque chose aux petits derrière l’aérobus, on entendait le garçon assis sur le siège du pilote siffler et vrombir.

— Quand sera-t-elle ici ? demanda Gaba.

— Dans une demi-heure.

— Que s’est-il passé avec le moteur ?

— Plus de carburant.

Le visage de Gaba vira au gris.

— Pourquoi ? demanda-t-il bêtement. (Robert ne dit rien.) Et le carburant de ton flyer ?

— Avec une caisse comme celle-ci, il n’y en aura même pas pour cinq minutes.

Gaba se frappa le front de ses deux poings serrés, et il s’assit sur l’herbe.

— Tu es un mécanicien, dit-il d’une voix rauque. Invente quelque choe.

Robert s’adossa à l’aérobus.

— Tu te souviens de ce petit conte sur le loup, la chèvre et le chou ? Ici, il y a une douzaine de mômes, une femme et nous deux. Et cette femme, je l’aime plus que tout au monde. Je la sauverai à n’importe quel prix. Voilà. Le flyer a deux places …

Gaba hocha la tête.

— Je comprends. C’est évident. Pas la peine d’en parler. Tania monte dans le flyer et prend avec elle autant d’enfants qu’on réussira à caser dedans …

— Non, dit Robert.

— Pourquoi non ? Dans deux heures, ils seront au cosmodrome.

— Non, répéta Robert. Cela ne la sauvera pas. La Vague atteindra la Capitale d’ici trois heures. Là-bas, le vaisseau attend. Tania doit partir dedans. Ne discute pas ! chuchota-t-il, véhément. U n’y a que deux solutions possibles : ou c’est moi qui pars avec Tania, ou c’est toi, mais dans ce cas tu me jures sur tout ce que tu as de plus sacré que Tania partira avec le vaisseau ! Choisis.

— Tu es fou ! dit Gaba. (Il se releva lentement.) Ce sont des enfants ! Reprends tes esprits !

— Et ceux qui resteront ici, ce ne sont pas des enfants ? Qui choisira les trois qui iront dans la Capitale et partiront pour la Terre ? Toi ? Va, choisis !

Gaba ouvrait et fermait la bouche sans proférer un son. Robert regarda vers le nord. La Vague était déjà très visible. La bande éblouissante s’élevait de plus en plus haut, entraînant derrière elle le lourd rideau noir.

— Eh bien ? dit Robert. Tu mé le jures ?

Gaba secoua lentement la tête.

— Alors, adieu, dit Robert.

Il fit un pas en avant, mais Gaba lui barra la route.

— Les enfants ! dit-il d’une voix à peine audible.

Des deux mains, Robert agrippa les revers de la veste de Gaba et il colla son visage contre le sien.

— Tania ! dit-il.

Pendant quelques secondes, ils restèrent muets, les yeux dans les yeux.

— Elle te haïra, murmura Gaba.

Robert le relâcha et rit.

— D’ici trois heures, moi aussi, je serai mort, dit-il. Cela me sera indifférent. Adieu, Gaba.

Ils se séparèrent.

— Elle ne partira pas avec toi, dit Gaba dans son dos.

Robert ne répondit pas. « Ça, je n’ai pas besoin de toi pour le savoir », pensa-t-il. Il contourna l’aérobus et se mit à courir à longues foulées vers le flyer. Il voyait le visage de Tania tourné vers lui et les frimousses riantes des enfants qui entouraient Tania ; il leur fit un geste joyeux de la main ; il ressentait une forte douleur dans les muscles de son visage que contractait violemment un sourire insouciant. Il arriva au flyer, regarda à l’intérieur, puis se redressa et dit :

— Tania, viens me donner un coup de main !

Au même instant, de derrière l’aérobus surgit Gaba. Il sautillait à quatre pattes.

— Pourquoi est-ce qu’on s’ennuie ici, hein ? hurla-t-il. Qui pourra attraper Shere Khan, le grand tigre de la jungle ?

U émit un long rugissement, rua et cavala à quatre pattes vers la forêt. Quelques secondes durant, les gamins, bouche bée, le regardèrent ; puis, l’un d’eux glapit gaiement, un autre poussa un cri de guerre et, tous ensemble, ils coururent sur les traces de Gaba qui avait déjà franchi les premiers arbres et, toujours rugissant, pointait son nez.

Se retournant, un sourire étonné sur les lèvres, Tania s’approcha de Robert.

— C’est étrange, dit-elle. Comme s’il n’y avait pas eu de catastrophe.

Robert suivait toujours Gaba des yeux. On ne voyait plus personne, mais le rire et les glapissements, le bruit des branches cassées et le rugisse ment menaçant de Shere Khan arrivaient distinctement du fond de la forêt.

— Quel sourire bizarre tu as, Roby, dit Tania.

— C’est un drôle d’oiseau, ce Gaba ! dit Robert, regrettant immédiatement d’avoir parlé ; il aurait mieux fait de se taire. Le son de sa voix le trahissait.

— Que s’est-il passé, Rob ? demanda aussitôt Tania.

Involontairement, il regarda au-delà d’elle. Elle se retourna, regarda aussi et se serra, apeurée, contre lui.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

La Vague atteignait déjà le soleil.

— Il faut qu’on se dépêche, dit Robert. Monte dans la cabine et soulève le siège.

Elle sauta adroitement dans la cabine. Et c’est seulement lorsqu’elle fut dans l’appareil que, d’un bond énorme, il la rejoignit, entoura ses épaules de son bras droit, les serrant tellement qu’elle ne pouvait plus bouger, et il démarra en flèche vers le ciel.

— Roby ! chuchota Tania. Qu’est-ce que tu fais, Roby ?

Il ne la regardait pas. Il poussait le moteur au maximum. Ce n’est que du coin de l’œil qu’il aperçut, en bas, la clairière et l’aérobus abandonné, ainsi qu’un petit visage curieux qui pointait à la fenêtre de la cabine de pilotage.

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