Chapitre VII LES YEUX DE LA TERRE

Posée sur la steppe littorale aride et déserte, « La Flamme sombre » faisait penser à un canard sauvage. Le vent avait déjà recouvert d’une couche nervurée de sable fin et de poussière le sol qui avait brûlé autour de l’astronef. Aucune trace d’être vivant ne sillonnait les rides des crêtes. Parfois, par les filtres à air perméables aux sons parvenaient jusqu’aux Terriens les conversations – les vociférations plutôt – des gardes patrouillant alentour et le bruit retentissant des moteurs des voitures.

Les astronavigants comprirent que la garde ne restait pas là pour les protéger des personnes prétendument mal intentionnées, mais bien pour empêcher tout contact entre les Tormansiens et eux-mêmes. Une nuit, le gouvernement tenta de fomenter une attaque contre « La Flamme sombre ». Elle ne prit pas les astronavigants au dépourvu et les appareils de prise de vue nocturne enregistrèrent les détails du « combat ». Le combat n’eut, d’ailleurs, pas lieu. Les « violets », qui s’étaient mis soudain à tirer dans la galerie et à se précipiter dans le souterrain, furent repoussés par le champ de protection et blessés par leurs propres tirs. Manquant d’expérience, Neïa Holly en fit trop et brancha brutalement le champ et à grande puissance. À dater de ce moment, plus personne n’approcha « La Flamme sombre ». Tout homme qui venait là pour la première fois pouvait croire que l’astronef avait été abandonné depuis longtemps.

L’équipage attendit de s’être complètement acclimaté avant de construire une galerie découverte et d’ouvrir les écoutilles du vaisseau permettant d’économiser la réserve d’air terrestre. Div Simbel et Olla rêvèrent d’une excursion en mer, tandis que Grif Rift et Sol Saïn pensèrent avant tout à établir un contact avec la population de Tormans. Ils essayèrent – mais ce fut difficile – de comprendre la vie de la planète si proche d’eux par son peule, mais si éloignée par son histoire, sa structure sociale, son mode de vie et ses buts ignorés… L’attente patiente était l’une des qualités essentielles de l’éducation terrienne, aussi aurait-elle été supportée aisément sans l’anxiété constante qu’ils éprouvaient pour leurs sept camarades, plongés dans la vie de la planète étrangère et soumis au bon vouloir de lois inconnues. À tout instant, les astronavigants devaient être prêts à aider leurs camarades.

Tous les canaux de liaison furent réduits à deux : le segment 46 dans l’Hémisphère de Queue et un double canal dirigé sur la ville du Centre de la Sagesse. On les plaça au-dessus de la planète à la hauteur de la couche de réflexion transatmosphérique d’où ils se propagèrent en cascade, couvrant la grande aire en forme de cratère. Dans la coupole de « La Flamme sombre », les émetteurs du canal principal ressemblaient à des yeux. Ils brillaient d’un bleu vitreux le jour et d’une flamme jaune la nuit. Ces yeux vigilants effrayèrent les Tormansiens. Au cœur du vaisseau, à l’intérieur de la cabine sphéroïdale de pilotage, se tenait en permanence une personne chargée de suivre les sept petites lumières vertes situées sur la bande supérieure du tableau de bord incliné. Les hommes prenaient généralement les gardes de nuit selon l’ancienne tradition spécifique à ce sexe d’organiser des veillées nocturnes, tradition qui s’est perpétuée depuis ces temps immémoriaux où dès la tombée de la nuit, de dangereuses bêtes de proie erraient près des habitations ou des campements.

Les semaines s’écoulèrent. Les entrevues régulières avec les camarades par TVP adoucissaient la rigueur de la séparation et des dangers. Div Simbel proposa même de reconvertir les indicateurs optiques en alarme sonore et de se passer de l’homme de quart près du tableau de bord. Grif Rift refusa ce perfectionnement illusoire.

— Nous n’avons pas le droit de priver nos camarades de nos pensées pleines de sollicitude. Grâce à elles, ils se sentent soutenus et gardent un lien avec cette parcelle du monde terrestre, dit le commandant de l’astronef en enveloppant le vaisseau d’un geste large et fier. Là-bas, sur la Terre, chacun d’entre nous se trouvait dans un champ psychique de tendre attention et de prévenances. Ici, tout est toujours étrange, incohérent et mauvais. Nous n’avons encore jamais été aussi isolés, mais la solitude morale est encore pire que l’éloignement de son monde familier. C’est très éprouvant lors d’épreuves difficiles.

Un soir, Grif Rift s’assit devant le tableau des signaux personnels, posa ses coudes sur le bureau laqué et appuya sa tête lourde sur ses poings. Sol Saïn apparut derrière lui sans bruit et sans hâte.

— Qu’avez-vous à flâner, Sol ? demanda Rift sans se retourner. Quelque chose ne va pas ?

— Je suis comme un coureur qui donne tout ce qu’il peut et s’arrête bien avant le finish. Il est difficile de supporter cette inaction forcée.

— N’êtes-vous pas chargé de réunir les informations ?

— C’est dérisoire. Nous n’avons pas réussi à obtenir grand chose de valable. Le malheur est que les Tormansiens ne collaborent pas avec nous et qu’ils nous gênent même parfois.

— Attendez encore un peu. Nous allons entrer en liaison avec les gens et non avec les institutions en place.

— Pourvu que cela arrive vite ! On a tellement envie de les aider. Et plus encore de réussir. Mais pour le moment, c’est tout juste si on n’a pas envie de fumer un narcotique léger.

— Que dites-vous là, Sol ?

— Peut-être est-ce inévitable dans les conditions où nous sommes ?

— À quoi pensez-vous, Sol ?

— À l’impuissance. Le mur le plus transparent d’entre tous, le mur psychologique qui nous entoure, est impossible à traverser.

— Pourquoi est-ce impossible ? À votre place, j’aurais utilisé vos connaissances et votre talent de constructeur pour préparer des instruments très importants pour les habitants de Tormans. Ils en ont vraiment besoin.

— Et lequel serait le plus important, d’après vous ?

— Un indicateur d’hostilité et des armes, miniaturisés à l’extrême de la taille d’un bouton, d’une petite agrafe ou d’une boucle d’oreille ?

— Des armes ?

— Oui. De la bombe UBT aux perceurs de rayons.

— L’UBT ? Et vous pouvez penser à une arme de ce genre et trouver immoral mon désir passager de fumer ? Combien de vies a ôté, il y a deux mille ans, l’UBT chez nous et dans les autres planètes !

— Et combien en a-t-elle sauvé en détruisant les hordes de tueurs !

— Je ne peux admettre que vous ayez raison. Cela a été indispensable autrefois et nous ne l’avons appris que par les livres. Je ne peux…

Sol Saïn se tut en voyant le commandant se redresser brusquement.

L’œil vert supérieur gauche s’éteignit, clignota deux fois, puis reprit sa couleur normale. Le visage contracté de Grif Rift se détendit, ses grands poings qui s’étaient instinctivement serrés se relâchèrent. Sol Saïn poussa un soupir de soulagement. Tous les deux restèrent silencieux un long moment.

— Vous l’aimez beaucoup, Rift – Sol Saïn effleura les mains de Grif Rift. Je ne vous le demande pas par curiosité, dit-il avec fermeté, mais moi-même…

— Qui ? interrogea abruptement Rift.

— Tchedi ! répondit Sol Saïn qui, voyant une ombre d’étonnement apparaître dans le regard du commandant, ajouta : « Oui, la petite Tchedi et non la merveilleuse Evisa ! »

Rift regarda la lumière verte supérieure gauche, toucha avec précaution les boutons de la rangée extérieure du tableau comme s’il allait succomber à la tentation d’entrer en contact avec la capitale de Tormans.

— L’idée de sa perte sépare Rodis de moi et je sens aussi l’ombre de la mort derrière mon dos. Rift se leva, fit plusieurs fois le tour de la cabine et s’approcha de Sol Saïn, avec un embarras à peine marqué.

— Il y a une vieille chansonnette qui dit : « je ne sais pas ce que me réserve l’ombre devant moi et j’ai peur de regarder en arrière ! »

— Et c’est vous qui, après m’avoir reproché ma faiblesse, me faites un tel aveu ?

— Oui, parce que je m’adresse également des reproches. Et je pardonne aussi.

— Mais s’ils osent…

— Je lui ai dit que je remuerai toute la planète sur un kilomètre de profondeur pour la trouver.

— Et elle vous l’a interdit ?

— Certainement ! « Rift, pouvez-vous réellement faire cela aux gens ? » Le commandant s’efforça de rendre l’intonation triste et désapprobatrice de Faï Rodis : « Vous n’entreprendrez pas la plus petite action de violence… »

— Et une attaque directe avec « La Flamme sombre » ? interrogea Sol.

— C’est autre chose. La Troisième loi de Newton a déjà été expérimentée. Il est dommage qu’elle n’existe pas dans cette société en cas de violence individuelle. Toute leur vie aurait été plus heureuse et tellement plus simple…

— Ainsi, voilà le pourquoi des armes ?

— Exactement.

— Mais s’ils reçoivent tout ?

— Cela ne fait rien. Chacun saura qu’il risque sa tête et réfléchira vingt fois avant de recourir à la violence. Et s’il réfléchit, alors il est peu probable qu’il agisse.

L’œil supérieur gauche s’éteignit un instant, se ralluma et clignota plusieurs fois.

Avec un sourire soulagé, Rift se précipita sur le pupitre et brancha le système de fréquence locale. Le petit écran auxiliaire de TVP s’éclaira docilement, attendant l’impulsion. Grif Rift coupa la liaison de retour et s’adressa à Sol Saïn :

— J’étais inquiet… Il me semblait… Mais je me suis souvenu d’une conversation avec Faï Rodis. Lorsqu’elle a besoin d’un conseil, elle transmet un signal à la montre de l’homme de quart.

Sol Saïn se dirigea vers la sortie.

— Arrêtez ! Je n’attends pas de secrets, de ces secrets éternels et doux, les seuls qui existent encore sur notre Terre, dit Rift avec tristesse.

Sol Saïn hésita.

— Tchedi sera peut-être avec elle, laissa tomber Rift.

L’ingénieur calculateur revint à son fauteuil.

L’attente ne fut pas longue. La lumière violette des lampes à gaz de la planète Ian-Iah éclaira l’écran. Dans le champ de vision apparut un petit jardin quadrangulaire situé sur une terrasse, dans la partie du palais donnant sur les montagnes. Grif Rift savait que ce jardin avait été affecté aux hôtes terriens, aussi il ne s’étonna pas de voir Faï Rodis, vêtue uniquement de son scaphandre. À côté d’elle marchait un Tormansien à la barbe noire fournie. D’après la description, Rift reconnut l’ingénieur Tael. Sol Saïn poussa légèrement le commandant et lui montra les SVP placés en diagonale aux deux coins du jardin. « Ils font écran pour permettre les conversations privées, devina Rift, mais alors, pourquoi m’avoir appelé ? » Cette question resta momentanément sans réponse. Faï Rodis ne regardait pas en direction de l’astronef et se conduisait, en gros, comme si elle ne soupçonnait pas que l’émetteur du SVP était branché sur elle.

Elle marchait la tête baissée et écoutait, pensive, l’ingénieur. Les astronavigants, qui n’étaient pas familiarisés avec la langue de Ian-Iah, ne comprirent que des fragments de son discours. L’herbe haute bruissait sous le vent, les buissons sauvages déployés en éventail s’agitaient sauvagement et les lourdes fleurs-disques rouge-sombre oscillaient sur les tiges souples.

Le petit jardin était plein de l’inquiétude d’une vie fragile particulièrement sensible depuis la cabine de pilotage inaccessible même à des forces cosmiques.

Un anneau de ténèbres entourait le jardin. Sur Tormans, l’éclairage nocturne était concentré dans les grandes villes, les centres de transports importants et les usines. Sur tout le reste de la planète, l’obscurité régnait douze heures durant. Le petit et lointain satellite de Tormans éclairait à peine les ténèbres. De part et d’autre du pôle galactique, de rares étoiles soulignaient la noirceur du ciel. Dirigée vers le Centre de la Galaxie, la tache unie de poussière stellaire était faiblement éclairée et se consumait mélancoliquement dans l’abîme cosmique.

Faï Rodis parla au Tormansien du Grand Anneau qui aidait l’humanité terrestre depuis déjà près de 1 500 ans, il apportait la joie de vivre et soutenait la foi dans la puissance de l’intelligence, explorait l’infinité du cosmos, échappait aux recherches aveugles et aux impasses. Grâce à la découverte du mystère de la surface spatiale en spirale et aux Astronefs à Rayon Direct, ce qui autrefois était visible mais ne pouvait se matérialiser sur les écrans des Stations Externes de la Terre, devenait maintenant accessible.

— L’Ère des Mains qui se Touchent a commencé, et nous voilà ici, conclut Rodis. Sans le Grand Anneau, nous aurions pu errer des millions d’années sans que nos deux planètes se rencontrent, elles qui sont peuplées de gens de la Terre !

— De gens de la Terre ! s’exclama l’ingénieur stupéfait.

— Vous l’ignoriez ? demanda Rodis en fronçant les sourcils. Persuadée que Tael était un familier du Conseil des Quatre, elle pensait qu’il connaissait le secret des trois astronefs et du souterrain du palais. L’ingénieur Honteel Tollo Frael devait être l’un de ces trois Tormansiens qui connaissaient le secret du Conseil.

Tael remua les lèvres sans bruit, s’efforçant de dire quelque chose. Rodis posa sa main sur les tempes de l’ingénieur qui soupira, soulagé.

— J’ai rompu la promesse que j’ai faite à votre souverain. Mais je ne pouvais deviner que le directeur des Informations de toute la planète ne connaissait pas l’histoire réelle de celle-ci.

— À ce que je vois, vous n’avez pas entièrement réalisé le fossé qui nous sépare, nous gens ordinaires, de ceux qui sont tout en haut et de ceux qui les servent.

— Est-ce le même fossé que celui qui existe entre les « Cvil » – Citoyens-à-la-vie-longue – et les « Cvic »[18] – Citoyens-à-la-vie-courte – qui ne reçoivent pas d’instruction et doivent mourir rapidement ?

— Il est plus grand. Les « Cvic » peuvent compléter leurs connaissances par eux-mêmes et nous rejoindre dans la compréhension du monde, tandis que nous, à moins de circonstances extraordinaires, nous ne saurons jamais rien en dehors de ce qu’il nous a été autorisé de connaître d’en haut.

— Et vous ignorez que des émissions du Grand Anneau sont parfois captées ici, sur la planète Ian-Iah ?

— Cela ne se peut pas !

Faï Rodis eut un sourire vague au souvenir de la visite faite à la bibliothèque de l’Institut de l’Organisation Générale.

Flatté par l’intérêt des Terriens, le commandant-« porte-serpent » les avait conduits à travers une grande salle en pierre sculptée et en bois doré couvert de bas-reliefs. Cette salle abondait en colonnes et en corniches : serpents semblables à des fleurs ou fleurs-serpents sur les corniches à gradins de la partie supérieure des murs, sur les grilles des chœurs, les chapiteaux et les bases des colonnes. Entre les groupes de bibliothèques, des fenêtres étroites entrecroisaient sur le sol de pierre leurs ombres en éventail, tandis que les coupoles transparentes du plafond éclairaient les sculptures haut placées d’animaux, de conques et de gens aux masques déformés par la folie ou la fureur. Il y avait sur l’axe central de la longue salle, posés sur des supports bizarres, des globes célestes séparés les uns des autres par des tables garnies de cartes en couleurs. Un seul regard sur ces globes suffit aux Terriens : aucun télescope ne pouvait donner de ces autres mondes une image aussi familière et aussi détaillée. Cela voulait dire que les Tormansiens captaient de temps en temps les émissions du Grand Anneau.

L’infortuné ingénieur continua de regarder Rodis de ses yeux étonnés.

« Le regard de l’idéaliste » pensa Rodis, comparant ce regard aux regards fuyants des « porte-serpent » ou à celui, cruel et insistant, des gardes « violets ». Elle fit le signal convenu.

Grif Rift brancha la liaison de retour.

— Tael, dit Rodis, en montrant Rift et Saïn sur l’image stéréoscopique, faites connaissance avec vos confrères de l’astronef, mais parlez lentement, car ils ont une pratique insuffisante de la langue de Ian-Iah.

Les astronavigants aimèrent ce Tormansien nerveux qui ne cachait aucune arrière-pensée.

Faï Rodis marcha lentement près de la corbeille de fleurs, laissant Tael bavarder avec ses amis.

— Pouvez-vous combler le fossé de notre ignorance ? Pouvez-vous nous montrer la Terre, les planètes des autres étoiles et les plus hautes réalisations de leurs civilisations ? demanda l’ingénieur tout excité.

— Tout ce que nous-mêmes connaissons, lui affirma Rift. Mais il existe encore dans l’univers tant de phénomènes devant lesquels nous sommes comme des enfants qui ne savent pas encore lire.

— Si nous avions, ne serait-ce que le dixième de vos connaissances, dit l’ingénieur Tael en souriant, je dis bien nous, car il y a beaucoup de gens sur la planète Ian-Iah plus dignes que moi de faire votre connaissance ! Mais comment arranger cela ? Il n’y a pas moyen d’accéder à ce palais.

— On peut, dit Faï Rodis, projeter des films et parler à environ un millier de personnes, près de l’astronef.

— Et assurer leur protection, ajouta Sol Saïn.

Ils se mirent à discuter du projet. Rodis ne participa pas à la discussion.

Grif Rift regarda sa silhouette noire, debout, un peu à l’écart, près d’une sculpture aux contours bizarres placée au croisement de deux allées.

— Comme toujours, la plus grande difficulté n’est pas d’ordre technique, mais concerne les gens, résuma Grif Rift. Il semble que vous ne sachiez pas distinguer la structure psychique de l’homme d’après son apparence extérieure.

— Vous aviez prévu cela en parlant de l’indicateur d’hostilité, rappela Sol Saïn.

— Tant qu’il n’existe pas, je ne peux me fier qu’à mon intuition !

Faï Rodis s’approcha et dit :

— Ce sera à nous de remplir ce rôle, jusqu’à ce que le psycho-indicateur soit mis au point. Evisa, Vir et moi qui avons une plus grande pratique, ferons le tri parmi les connaissances et amis de Tael qui formeront le premier auditoire.

Lorsque, dans la cabine de l’astronef, eut disparu l’image du jardin, Sol Saïn dit :

— Tout cela rappelle la légende de Iolante, mais à l’envers.

— À l’envers ? dit Rift sans comprendre.

— Vous souvenez-vous de la légende de la jeune fille aveugle qui ne comprenait pas qu’elle était aveugle, jusqu’à ce qu’apparût devant elle un chevalier ? C’est la même chose ici… Le jardin interdit, l’homme aveuglé par l’ignorance et le chevalier venu du vaste monde, à ceci près qu’il a les traits d’une femme. Et il porte même une cuirasse…

Grif Rift eut un sourire avare et ses doigts frappèrent légèrement le pupitre.

— Toujours la même et unique question : la connaissance apporte-t-elle le bonheur ou bien vaut-il mieux être d’une ignorance totale, mais rester en accord avec la nature, la vie fruste, les chansons simples ?

— Rift, où avez-vous vu une vie simple ? Elle n’est simple que dans les contes. Pour celui qui pense, la seule issue a toujours été la connaissance de la nécessité qu’il faut vaincre pour détruire l’inferno. La seule autre voie possible doit passer par la destruction de la pensée, le massacre des lettrés, la transformation totale de l’homme en bête. On a le choix entre rester tout en bas, et c’est l’esclavage, ou aller en haut et c’est un travail incessant de création et de connaissance.

— Vous avez raison, Sol. Mais comment peut-on les aider ?

— Par le savoir. Seuls ceux qui savent peuvent choisir leur voie. Eux seuls peuvent construire des systèmes qui protègent la société et permettent d’éviter le despotisme et le mensonge. Nous avons devant nous le résultat de l’ignorance. Nous sommes sur une planète saccagée sur laquelle la structure sociale ne permet qu’à un vingtième de la population de recevoir de l’instruction, tandis que les autres vantent le charme de la mort précoce. Mais trêve de discours. Je vais disparaître pendant quelques jours et réfléchir à l’indicateur. Transmettez l’ensemble des informations à Menta Kor.

Sol Saïn sortit. La longue nuit de Tormans s’écoula lentement. Grif Rift réfléchissait : n’y avait-il pas dans leur décision d’aider les habitants de Tormans une ingérence dans la vie d’autrui, ingérence interdite et criminelle, car les représentants d’une civilisation supérieure pouvaient causer un tort terrible au processus normal de développement historique en ne comprenant pas les lois de cette vie ? Les légendes sur les envoyés de Satan, esprits des Ténèbres et du Mal, traduisirent ces ingérences auprès de l’humanité de quelques planètes.

Rift se mit à aller et venir dans sa cabine, regardant avec inquiétude les sept lumières vertes, comme pour leur demander une réponse. Il voulut demander l’avis de Faï Rodis, mais n’y parvint pas. C’était elle qui leur avait fait connaître un Tormansien de rang inférieur. Elle avait choisi le moment propice pour une discussion qui montra clairement aux Terriens le décalage criminel de l’information.

Le droit de chaque homme à la connaissance et à la beauté était indiscutable. Ils ne détruiront pas le développement historique en réunissant les fils conducteurs qui s’étaient rompus. Au contraire, ils rétabliront le courant cruellement interrompu du processus historique et le remettront dans le droit chemin. Sauver un seul homme est déjà un grand bonheur. Quelle sera alors leur joie s’ils réussissent à aider une planète entière !

Et dans le silence absolu de la nuit, le commandant du vaisseau crut entendre la voix de Faï Rodis qui lui disait, fermement et clairement : « Oui, mon cher Rift, oui ! »

Vêtus de leurs légers scaphandres de secours, Neïa Holly, Grif Rift et Div Simbel se tenaient dans la coupole de l’astronef. Bien au-dessus d’eux, un ballon blanc, protégé du vent par une turbine qui grondait faiblement, brillait, grâce aux miroirs de son périscope électronique. Div Simbel découvrit dans ses moindres détails le terrain entourant l’astronef. Le pilote leva la main et Grif Rift tourna les objectifs à grand angle du télémètre-stéréotélescope dans la direction prévue, vers le limbe. Tous les Terriens, qui, à tour de rôle, regardèrent dans la lunette, approuvèrent le choix de l’ingénieur pilote.

Parmi les ravins stériles de terre brunâtre, enfoncés dans la boue des collines jaunes du littoral, il y avait une combe en forme de cirque, abruptement limitée par des aspérités faites de couches sablonneuses renversées. La partie de la zone côtière tournée vers l’astronef était découpée en un ravin profond qui protégeait la combe du vent. Un épais maquis de broussailles descendait du flanc de la colline exposé à la mer jusqu’à l’eau elle-même.

— Quel endroit idéal ! dit Simbel content. Nos champs de protection protégeront les deux extrémités longitudinales de la combe ainsi que la partie du pôle de Queue jusqu’à la mer. Les spectateurs pourront accoster de nuit, aller dans les buissons et passer dans la vallée.

— Et l’antenne ? demanda Grif Rift.

— Elle n’est pas nécessaire, répondit Grif Rift. On placera une tourelle pour le champ de protection et elle servira pour la retransmission du TVP à un kilomètre de « La Flamme sombre ». Nous élèverons un mat avec un émetteur d’ultra-violet simplement muni de goniomètres luminescents.

Les gardes chargés de surveiller l’astronef virent le ballon blanc descendre. Un monstre surgit des profondeurs inconnues du cosmos et se mit à mugir. Le responsable de la garde fut alerté par deux longs coups de sifflet.

En arrivant, l’officier comprit que les Terriens qui se trouvaient dans la coupole étaient décidés à agir hors du vaisseau. Il n’y avait pas une âme sur ce terrain complètement raviné. L’officier donna le signal. Des vagues de poussière et de fumée s’échappèrent de l’astronef et formèrent un mur vertical empêchant toute observation des collines littorales. Lorsque la fumée se dissipa, les Tormansiens virent qu’une route droite avait été taillée à travers le maquis et les ravins et s’achevait en amont sur une aire où poussaient de rares arbres avec des épines et des branches pendantes. L’officier de la garde décida d’informer le commandant de l’activité inattendue des Terriens. Il n’avait pas encore réussi à entrer en liaison radiotéléphonique avec la Direction des Yeux du Conseil qu’un engin, ressemblant à un cylindre bas et se déplaçant majestueusement, se dirigea vers la route tout juste construite. Le cylindre atteignit en quelques minutes la fin de la route et se mit à tournoyer là en égalisant le sol pierreux. Il tourna de plus en plus vite et, soudain, se mit à s’élever, faisant tourner en spirale, révolution après révolution, une épaisse barre de métal blanc. Tandis que l’officier de la garde faisait son rapport, la tourelle scintillante s’était déjà élevée au-dessus des arbres. Elle faisait penser à un ressort détendu et était surmontée d’un mat fin portant un cube au sommet.

Personne ne sortit de l’astronef. La tourelle resta immobile. Tout devint calme au-dessus du littoral sec et torride. Les Tormansiens décidèrent de ne rien entreprendre.

Ce même soir, « La Flamme sombre » transmit à Faï Rodis la carte de l’endroit et le plan du théâtre improvisé. Rodis leur annonça que le Souverain de Tormans lui avait rappelé « l’épreuve de la danse ». Olla Dez promit de préparer son exhibition en vingt-quatre heures.

Même Sol Saïn sortit de son isolement, lorsque le grand stéréoécran de l’astronef fut allumé.

Dans le palais de Tsoam, les quatre SVP offrirent une vue détaillée de la vaste salle circulaire du vaisseau spatial et – par la liaison de retour – toute la salle des Perles du palais.

La célèbre danseuse Gahé Od-Timfift s’exhibait avec son partenaire, un homme petit, large d’épaules, au visage viril et concentré. Ils accomplirent une danse acrobatique très compliquée avec des virevoltes et des pirouettes brusques, exprimant la lutte réciproque entre l’homme et la femme. La danseuse portait un vêtement court fait d’étroits rubans rouges à peine reliés entre eux par des fils. De lourds bracelets en fer enserraient sa main gauche. Un collier placé haut, comme un collier de chien, brillait à son cou. La femme tomba, s’accrocha à son partenaire et, s’étendit par terre devant lui. Couchée sur le côté dans une pose belle et abandonnée, elle allongea une main et une jambe et leva un regard suppliant. Tendant avec soumission l’autre main à son partenaire, elle replia un genou, prête à se relever s’il le désirait : personnification évidente de la puissance de l’homme, de l’insignifiance de la femme, mais en même temps de sa force dangereuse.

Le talent et la beauté de l’exécutante, la légèreté irréprochable et la précision de ses poses extrêmement difficiles, l’élan sensible et passionné de la danseuse dont le corps était à peine recouvert de rubans qui se dénouaient, impressionnèrent même le souverain de Tormans. Tchoïo Tchagass, qui avait fait asseoir Faï Rodis auprès de lui, sans daigner prêter attention à la mauvaise humeur de Iantre Iahah, se pencha sur son invitée et dit en souriant avec condescendance :

— Les habitants de la planète Ian-Iah sont beaux et savent exprimer les sensations les plus fines.

— Sans aucun doute ! acquiesça Rodis. C’est d’autant plus intéressant pour nous que, sur la Terre, les danseurs n’existent pas.

— Quoi ? Vous ne dansez pas par couples ?

— Nous dansons et beaucoup même ! Je parle des exhibitions spéciales – en solo – des grands artistes. Seules les femmes sont capables de communiquer avec leur corps tous les émois, les tourments et les désirs qui agitent l’homme dans sa quête du Beau. Tous les drames de la rivalité, de l’amour-propre offensé, de la femme asservie appartiennent au passé.

— Alors, que pouvez-vous exprimer dans vos danses ?

— Chez nous, la danse se transforme en une magie mouvante, secrète, fuyante et réellement palpable.

Tchoïo Tchagass haussa les épaules.

— Faï s’efforce en vain de trouver un sens, même s’il est tout à fait éloigné du nôtre, murmura Menta Kor, assise près de Div Simbel.

— Il est probable qu’Olla ne sera pas bien reçue, dit Neïa Holly après qu’on ait fait tourné, ployé et presque battu la danseuse.

Une mélodie se mit à couler, comme l’eau vive avec ses tourbillons et ses jaillissements. Puis, elle s’arrêta, se transformant soudain en une mélodie triste et ralentie, les sons graves semblèrent émerger d’une profondeur transparente unie comme un miroir.

En réponse à cette musique, du fond de la scène improvisée, divisée en deux parties, – l’une noire et l’autre blanche – apparut Olla Dez, nue. La salle du palais de Tsoam fut parcourue d’un léger murmure, étouffé par les accords aigus et stridents auxquels répondit le corps doré d’Olla, dans un afflux ininterrompu de mouvements. La mélodie changea, se fit presque menaçante, et la danseuse apparut dans la partie noire de la scène, puis continua de danser sur un fond de toile blanc argent. L’harmonie stupéfiante, la correspondance totale, extraordinairement profonde entre la danse et la musique, le rythme et les jeux d’ombre et de lumière, étaient saisissants et semblaient mener jusqu’au bord d’un abîme, jusqu’au moment où un rêve merveilleux et impossible va s’interrompre.

Emportés par la poésie de cette danse étourdissante, les habitants de Tormans tantôt tapaient sur les bras de leurs fauteuils, tantôt haussaient les épaules sans comprendre, parfois, même échangeaient à voix basse quelques mots.

La lumière s’éteignit lentement. Olla Dez s’éclipsa dans la partie noire de la scène.

— Je n’attendais rien d’autre ! s’écria Iantre Iahah ; la salle fit chorus et s’emplit de rumeurs.

Tchoïo Tchagass lança à sa femme un regard mécontent, se renversa contre le dossier de son fauteuil et dit, sans s’adresser à personne en particulier :

— Cette spontanéité et cette force sensuelle ont un je ne sais quoi d’inhumain et d’inaccessible. C’est dangereux, parce que cette femme est d’une beauté intolérable.

Faï Rodis, assise à côté de Tchedi, vit les joues de celle-ci s’enflammer. La jeune fille la regarda d’un air suppliant, comme pour lui dire : « Faites donc quelque chose ! »

Une phrase tirée d’un manuel quelconque jaillit dans la tête de Rodis « La stupidité ne doit jamais l’emporter, ses conséquences sont invariablement mauvaises ». Elle se leva, l’air décidé et fit signe à Evisa Tanet d’approcher.

— Nous allons danser maintenant, déclara-t-elle tranquillement, comme si c’était au programme.

Tchedi, ravie, leva les bras au ciel.

— Pour ma part, j’en ai assez ! dit Iantre Iahah d’un ton mordant, et elle quitta la salle.

Cinq autres invitées se levèrent docilement à sa suite. Mais Tchoïo Tchagass s’installa encore plus confortablement dans son fauteuil et les hommes décidèrent de rester. D’ailleurs, les Terriens qui regardaient depuis l’astronef virent que les femmes de Tormans, la femme du souverain à leur tête, se cachaient derrière les draperies gris-argent.

Faï Rodis et Evisa Tanet disparurent quelques minutes et réapparurent, vêtues de leurs seuls scaphandres. Chacune d’elles portait attaché au poignet un cristal octaèdre enregistreur. Deux femmes : l’une couleur aile de corbeau, l’autre vert argent comme une feuille de saule, debout, côte à côte, levant leurs bras ornés du cristal. Un rythme inhabituel, brusque, avec une alternance de coups saccadés et lents, éclata dans la salle. S’accordant au grondement rythmique, la danse débuta par des passes rapides bras tendus en avant vers les spectateurs, brusques contorsions des hanches.

Des ondes d’une force stupéfiante descendirent sur les Tormansiens elles émanaient des mains aux poignets tournés vers le bas. S’abandonnant au chant monotone, Evisa et Rodis baissèrent les mains, les posèrent sur les hanches, les poignets écartés. Lentement et à l’unisson, elles se mirent à tourner, jetant de regards farouches et impérieux aux spectateurs. Elles tourbillonnèrent, levant triomphalement les bras. Les coups des instruments invisibles fondirent sur les habitants de Tormans atteignant quelque chose de profondément enfoncé dans leur cœur. Evisa et Faï s’arrêtèrent. Les bouches serrées des deux femmes s’entr’ouvrirent, montrant des dents parfaites, leurs yeux brillants eurent un sourire vainqueur. D’un air triomphant, elles chantèrent un vieil hymne iranien : « Captive et amoureuse, tout éclairée de lune, robe de soie à demi dégrafée, tenant une coupe de vin… regard à l’ardeur malicieuse, lèvres à la courbure mélancolique ! » À la fois saccadé et moqueur, le son des instruments se répandit, surprenant, les spectateurs qui retinrent leur souffle. Les corps immobiles couverts de métal noir et vert s’animèrent à nouveau. Sans changer de place, ils répondirent à la musique par des contorsions de tous leurs muscles, extraordinairement dociles et puissants. Comme l’eau sous l’action du vent, les bras et les épaules, le ventre et les cuisses s’animèrent soudain et de façon éphémère. Ces brefs emportements se fondirent en un seul courant ininterrompu, transformant les corps d’Evisa et de Rodis en quelque chose d’inaccessible et de douloureusement attirant. La musique s’interrompit.

— Ah ! s’écrièrent Evisa et Faï, laissant retomber leurs mains en même temps.

Au grand effroi des femmes étonnées derrière les rideaux, Tchoïo Tchagass et les membres du Conseil des Quatre, hypnotisés par la musique, se penchèrent tellement en avant qu’ils glissèrent de leurs fauteuils. Ils se reprirent aussitôt, comme si de rien n’était et frappèrent frénétiquement de leurs mains les accoudoirs, en signe d’extrême enthousiasme.

Rodis et Evisa disparurent.

— Comment ont-elles pu ! dit Olla Dez d’un air de reproche, après avoir observé attentivement la danse sauvage.

— Mais, non ! C’est merveilleux, s’écria Div Simbel. Regardez le choc qu’ont reçu les Tormansiens.

Effectivement les spectateurs du palais de Tsoam paraissaient déconcertés, tandis que les deux femmes reprenaient leurs places, calmement, l’air épuisé. L’apparition de Faï Rodis et d’Evisa Tanet fut saluée de coups retentissants sur les fauteuils et de clameurs approbatrices.

Rodis se tourna vers ses camarades de l’astronef, montra du doigt que les batteries s’étaient déchargées et débrancha les SVP. Olla Dez interrompit également l’émission avec « La Flamme sombre » et dit : « Rodis se conduit parfois comme une écolière du 3e Cycle ».

— Cela n’empêche pas qu’elles étaient réellement merveilleuses ! protesta Grif Rift. Je ne les compare pas à vous. Vous êtes la déesse de la danse, mais sur la Terre seulement.

— Sans aucun doute, je suis battue ici, concéda Olla Dez. Rodis et Evisa ont su utiliser l’influence du rythme sur le subconscient. La chanson rythmique collective, les pirouettes, étaient autrefois considérées comme un moyen magique pour conquérir les gens, de même que les marches militaires ou la gymnastique collective chez les yogi. Les « orgies rouges » tantriques dans les monastères bouddhiques, les mystères en l’honneur des dieux d’amour et de fertilité dans les temps de l’Hellade, de Phénicie et de Rome, les danses du ventre en Égypte et en Afrique du Nord, les danses « extatiques » en Inde, en Indonésie et en Polynésie, eurent, jadis, sur les hommes un effet érotique, mais hypnotique également. Ce ne fut que beaucoup plus tard que les psychologues interprétèrent l’alliage des associations visuelles comme le sentiment principal de l’homme dans sa perception d’une beauté étroitement liée à l’érotisme par de centaines de milliers d’années de sélection naturelle, toujours plus parfait. Ce n’était pas en vain que de tous temps, la souplesse et la musicalité du corps féminin avaient été comparées à la danse du serpent. En tant qu’historienne, Faï Rodis avait supprimé le pouvoir hypnotique des danses anciennes et l’effet en était prodigieux, mais quand avait-elle pu initier Evisa ?

— Il ne faut donc pas accuser Rodis d’action légère et improvisée. Il est évident qu’elle a préparé cette danse depuis longtemps, pour montrer aux Tormansiens leur parenté avec nous, dit Grif Rift d’un ton convaincu.

Par-delà les murs des Jardins de Tsoam, sur la seconde plate-forme des contreforts montagneux, poussait une petit forêt dans laquelle les arbres ressemblaient tellement aux cryptomères que, même vus de loin, ils provoquaient chez Rodis des accès de nostalgie envers sa planète natale. Les cryptomères poussaient autour de son école du 1er Cycle. Le 1er Cycle était la période la plus difficile de la vie enfantine. Après la liberté et l’insouciance du Cycle zéro commençait le temps de la sévère responsabilité envers ses actes. La petite Faï s’enfuyait souvent à l’ombre des cryptomères pour pleurer.

Se trouvant hors des limites du palais, Rodis, au cours d’une promenade avec l’ingénieur Tael, se précipita vers un arbre et se serra contre son tronc, essayant de saisir le parfum natal de résine et d’écorce chauffée par le soleil. Le scaphandre supprimant toute sensibilité cutanée l’empêcha de sentir l’arbre vivant, le tronc lisse ne sentait que la poussière.

Le sentiment, oublié depuis l’époque des expériences de l’enfer, d’être dans une impasse, oppressa la poitrine de Rodis et elle baissa la tête pour qu’Evisa et Vir ne puissent lire sur son visage la nostalgie. L’arbre de sa planète natale était une illusion. Combien de duperies trouverait-on encore ici et surtout chez des gens semblables physiquement aux Terriens, mais si différents moralement !

L’ingénieur Tael avait fait venir, sous différents prétextes, environ une centaine de ses collègues et connaissances auprès des Terriens. En dépit de l’unité extraordinaire de ce groupe, les invités de la Terre conseillèrent d’en exclure une trentaine. Une sélection aussi sévère stupéfia tout d’abord Tael. Les Terriens lui expliquèrent qu’ils avaient distingué non seulement ceux qui étaient visiblement mauvais ou qui cachaient une mentalité déformée et basse, mais aussi ceux dont les aspirations à la connaissance et à la liberté spirituelle n’étaient pas plus fortes que ces insuffisances mentales naturelles chez un homme non entraîné.

Au bout de huit jours, on avait réuni suffisamment d’habitants de Tormans pour commencer les séances. À l’étonnement des Terriens, il n’y avait que des « Cvil » – des Citoyens-à-la-vie-longue – : intelligentsia technique, savants, artistes. Faï Rodis exigea que les « Cvic » jeunesse-à-la-vie-courte – soient aussi invités. L’ingénieur Tael se rembrunit.

— Ils ne sont pas suffisamment instruits et nous n’avons pratiquement rien en commun avec eux, c’est pourquoi je ne sais si on peut leur faire confiance… Et surtout, à quoi bon ?

— Je vois que j’ai perdu mon temps en vain avec vous, dit Rodis sèchement, si jusqu’à présent, vous n’avez pas compris que le futur n’appartiendra qu’à tous ou à personne.

— Ils sont asservis à leur classe bien plus encore que chez nous au temps de la féodalité ! s’écria Tchedi. On revient au régime serf !

Le Tormansien rougit, ses lèvres se mirent à trembler, il fixa ses yeux fanatiques sur Rodis avec une telle expression implorante de chien fidèle, que Tchedi en fut gênée.

— En fait, chez nous, il y a une très grande différence entre ceux qui reçoivent de l’instruction et ceux qui n’en reçoivent pas. On les choisit parmi la masse des enfants qui naissent selon leurs réelles possibilités. Et ces « Cvic » sont parfaitement heureux :

— Autant que vous, les « Cvil ». Vous vous occupez de vos affaires, vous créez, vous faites des découvertes. D’où viennent alors vos quêtes et vos angoisses spirituelles ? Je vois que nous n’avons qu’à peine avancé. C’est de ma faute ! Les promenades sont supprimées et nous allons nous occuper ensemble de dialectique historique.

Le visage du Tormansien continua à exprimer une peur confinant au désespoir.

— Il attend une justice sans merci pour chaque erreur commise, devina Tchedi. C’est sûrement comme ça que l’on agit ici avec les gens.

En dépit de tous les obstacles, la présentation des films eut lieu au bout de seize jours.

Dans la combe brûlante où les tiges d’une herbe à demi desséchée, agitées par un faible vent, étaient les seuls signes de vie, apparut le monde proche et étonnamment réel de la Terre.

Grif Rift et Olla Dez utilisèrent le galbe du champ de protection comme surface intérieure de l’écran et, en modifiant la courbure, construisirent une grande scène au pied du ravin de la colline.

Pour les habitants de la planète Ian-Iah, tout cela était inhabituel : la navigation en cachette dans des radeaux pneumatiques et bas sur la mer obscure, l’apparition inattendue dans le goniomètre des signaux brillants du phare invisible à ultra violet, la marche dans la montagne guidés par la petite tache brillante érodée d’un amas stellaire, les recherches des deux petits arbres entre lesquels passait l’entrée dans la combe, maintenant interdite à tous les autres, la lumière extraordinairement diffuse et sombre venant de nulle part et éclairant le fonds de la dépression aux sillons ravinés où s’installèrent les visiteurs émus. C’était tellement différent de la vie monotone de Ian-Iah avec son travail uniforme et abrutissant et ses distractions primitives, que cela donnait une atmosphère inaccoutumée d’excitation nerveuse.

Tout à coup, de l’obscurité impénétrable du champ de protection surgit la salle circulaire de l’astronef, d’où les six Terriens saluèrent les invités dans leur langue natale. Au début, tous les étrangers du monde lointain semblèrent très beaux, mais identiques aux Tormansiens. Les hommes étaient grands aux visages robustes et décidés, sérieux jusqu’à la sévérité. Les femmes avaient toutes des traits ciselés, fins, réguliers, le nez parfaitement droit, le menton ferme, la chevelure épaisse et drue. Ce ne fut que lorsque leurs regards se furent habitués à ces caractéristiques générales, que les habitants de Ian-Iah remarquèrent les variétés individuelles des Terriens.

Un astronavigant, le plus souvent Olla Dez, expliquait brièvement le thème du stéréofilm, puis l’astronef disparaissait.

Les Tormansiens virent danser devant eux une mer incroyablement transparente et bleue. Des plages pures de sable noir, rose et rouge semblaient s’unir au ciel et à la mer. Mais les magnifiques rivages étaient presque déserts, à la différence des lieux propices à la baignade bondés de gens : ils nageaient, plongeaient, puis disparaissaient rapidement, circulant dans des wagons découverts à bords de petits trains qui longeaient le littoral.

La gigantesque Voie Spirale[19] frappa l’imagination des habitants de Ian-Iah : filmée à bout portant, l’approche d’un train géant leur inspira une terreur primitive.

Les jardins tropicaux s’étendant sur d’immenses surfaces, les champs illimités d’un blé fabuleux aux épis plus gros que les épis de maïs contrastaient tellement avec les pauvres jardins de buissons et les champs de fèves de Tormans, que Grif Rift décida de ne plus montrer la munificence de la planète natale pour ne pas blesser ses invités.

Les usines automatiques de viande artificielle, de lait, de beurre, de jaune d’œuf végétal, de caviar et de sucre semblaient n’avoir aucun rapport avec les champs, les jardins fertiles et les troupeaux d’animaux domestiques. Les coupes plates et transparentes des capteurs de radiation pour la production d’albumine ne formaient qu’une petite partie des énormes constructions souterraines dans lesquelles, à des températures et à des pressions invariables, circulaient des courants amino-acides. Les grandes tours des usines à sucre bruissaient d’une manière discrète et assourdie, faisant penser à l’écho éloigné de l’orage. La quantité colossale d’air était aspirée dans des appareils qui la débarrassaient du gaz carbonique superflu, accumulé au cours de millénaires par une organisation désordonnée. Scintillant à l’orée des forêts de cèdres, les colonnades à la blancheur neigeuse des fabriques de jaune d’œuf synthétique étaient les plus belles. C’est en voyant l’énergie technique de l’industrie alimentaire que les Tormansiens comprirent pourquoi le bétail donnant du lait – vaches et antilopes – était si peu important, et pourquoi, il n’y avait pratiquement ni bétail destiné à l’abattoir, ni fermes à volaille, ni pêcheries.

Lorsque l’obligation de tuer pour se nourrir disparut, expliqua Rodis, l’humanité accomplit le dernier pas qui la séparait de la véritable liberté de l’homme. Cela n’a été possible qu’une fois que nous avons appris à produire des animaux à partir de protéines végétales : la fabrique de lait et de viande artificiels remplace les vaches.

— Pourquoi n’en est-il pas de même chez nous ? demandaient généralement les Tormansiens ?

— Votre biologie s’est, apparemment, intéressée à autre chose ou a échoué et a laissé la place à d’autres sciences moins importantes pour l’épanouissement de l’homme, situation connue, même dans l’histoire de la Terre.

— Et vous avez abouti à la conclusion qu’on ne peut atteindre un niveau élevé de culture, si l’on tue des animaux pour se nourrir ?

— Oui !

— Mais les animaux servent aussi pour les expériences scientifiques !

— Non ! Cherchez une voie détournée, mais ne pratiquez pas la torture. Le monde est infiniment complexe, et vous trouverez forcément beaucoup d’autres chemins permettant de découvrir la vérité.

Médecins et biologistes de la planète Ian-Iah se regardaient incrédules. Mais sans cesse, apparaissaient devant eux des instituts scientifiques, beaux comme des temples, des labyrinthes souterrains longs de plusieurs kilomètres remplis de machines à mémoire – archives de l’information planétaire. Ainsi, s’accomplissaient les mots du poète ancien souhaitant à l’homme d’être « simple comme le vent, intarissable comme la mer, rassasié de mémoire comme la Terre ». Maintenant, toute la planète, grâce à l’œuvre de ses sages enfants, était rassasiée de mémoire, non seulement de la sienne, mais encore de celle de milliers d’autres mondes habités du Grand Anneau.

Plusieurs ouvrages d’art descendirent de plus en plus profondément au cœur de la Terre. Des machines hydrothermales auto-régénératrices remplacèrent les mines épuisées de jadis et furent reliées aux courants sous-corticaux du manteau de la Terre, dans les zones de séparation des eaux juvéniles ; ces mêmes sources hydrothermales jaillissant à la surface furent utilisées pour les installations énergétiques et le chauffage.

Mais ce qui étonna le plus les Tormansiens fut la très grande diffusion des arts. Tout homme pratiquait un genre artistique qu’il changeait au cours des différentes époques de sa vie. La facilité d’utiliser les informations correspondait à la possibilité de voir n’importe quel tableau, n’importe quelle sculpture, d’obtenir les enregistrements électroniques de n’importe quelle œuvre musicale, de n’importe quel livre. Les innombrables Maisons de l’Astrographie, du Livre, de la Musique, de la Danse étaient, au fond, des palais où tous ceux qui le souhaitaient, pouvaient dans le calme et le confort jouir du spectacle du Cosmos, de ses planètes peuplées et de toute la richesse inépuisable de la créativité humaine accumulée pendant des milliers d’armées d’histoire. En vérité, un nombre inimaginable d’œuvres d’art avaient été réalisées pendant les deux mille années écoulées depuis l’époque de l’ERM – Ère de Réunification Mondiale !

Les Tormansiens virent des écoles, remplies d’enfants heureux et vigoureux, des fêtes merveilleuses où tous semblaient également jeunes et infatigables. Les habitants de Ian-Iah ne furent pas étonnés par le système d’éducation. Ils furent bien plus frappés par le fait qu’il n’y avait ni gardes ni personnalités influentes vivant à l’écart du monde dans des palais et des jardins protégés. Sur les milliers de visages qui défilèrent devant les Tormansiens, pas une fois ils ne lurent une expression de peur ou de circonspection égocentrique, même si la prudence et l’angoisse apparaissaient sur les visages des médecins-éducateurs et des entraîneurs sportifs. Les spectateurs furent frappés par l’absence de bruit, de musique et de paroles bruyantes, de fracas et de fumée de voitures dans les villes de la Terre ; ils furent étonnés par les rues et les routes semblables à de calmes allées, où personne n’osait déranger l’autre. Musique, chants, danses, allégresse, parfois jeux espiègles acharnés avaient lieu dans des emplacements spécialement conçus pour cela, sur terre, sur mer et dans les airs.

Les gens gais ne se mêlaient pas aux gens moroses, les enfants aux parents. Un autre trait de la vie sur Terre appela l’incrédulité. Les demeures particulières des gens de la Terre, meublées simplement, donnèrent aux habitants de Ian-Iah une impression de pauvreté, et semblèrent à moitié vides.

— Pourquoi devons-nous avoir autre chose que l’indispensable ? répondait Olla Dez à l’inévitable question. Si nous pouvons, à n’importe quel moment, utiliser tout le superflu des demeures communes ?

Effectivement, les habitants de la Terre travaillaient, réfléchissaient, se reposaient et s’amusaient dans de grands ensembles confortables, entourés de jardins, comprenant des chambres et des salles bien meublées : palais et temples de l’art ou de la science. Les amateurs d’antiquité appréciaient les maisons sévères aux murs épais, aux fenêtres étroites et à l’ameublement massif et volumineux. Les autres, au contraire, construisaient des jardins suspendus au soleil et à tous les vents, donnant sur la mer ou accrochés aux pentes des montagnes à une hauteur vertigineuse.

— Mais, disaient les Tormansiens, chez nous, les établissements publics, les parcs et les palais sont très bruyants et pleins de monde. Ils ne peuvent rester propres à cause de la multitude des visiteurs, ni conserver la délicatesse de leur décoration. C’est pourquoi nos appartements particuliers ressemblent à des forteresses. Nous nous y cachons du monde extérieur et nous y cachons tout ce qui nous est particulièrement cher.

— Il est difficile de comprendre d’emblée en quoi consiste la différence, dit Olla Dez. Apparemment, vous aimez le bruit, la cohue, les concours de foule.

— Non, nous haïssons cela, comme la plupart de gens qui ont un travail intellectuel. Mais inévitablement, chaque belle place, chaque Palais de Repos nouvellement construit se retrouve bondé.

— Je crois avoir compris, dit Sol Saïn, Vos ressources ne correspondent pas à la masse de la population. Vous manquez donc d’édifices publics pour le repos et les distractions.

— Et chez vous, il y en a assez ?

— C’est le premier problème du Conseil d’Économie. La base d’une vie confortable et d’une stabilisation des ressources de la planète ne peut exister que si le chiffre de la population correspond à celui des possibilités économiques.

— Mais comment y parvenez-vous ? Par la régulation des naissances ?

— Par cela aussi, et en prévoyant toutes les éventualités, les fluctuations des succès et des échecs, les cycles cosmiques. L’homme doit connaître tout cela, sinon à quoi sert d’être un homme ? Le seul but essentiel de toutes les sciences est le bonheur de l’humanité.

— Et sur quoi est bâti votre bonheur ?

— En partie sur une vie confortable, tranquille et libre, mais surtout sur une autodiscipline très sévère, sur une insatisfaction constante, sur le désir d’embellir la vie, d’élargir la connaissance, de reculer les limites du monde.

— Mais tout se contredit !

— Au contraire, c’est une unité dialectique, et c’est ce qui permet, par conséquent, le développement !

Des conversations de ce genre accompagnaient chaque démonstration de stéréofilms et se transformaient parfois en cours ou en discussions agitées. Les Tormansiens ne différaient pas des Terriens par la tournure de leur esprit. Ils avaient une préhistoire commune. C’est pourquoi la vie terrestre actuelle leur était accessible dans ses traits généraux. Même l’art de la Terre fut accepté aisément par les habitants de Ian-Iah. En ce qui concerne la science, ce fut plus difficile. Les Terriens étaient déjà trop avancés dans la compréhension des plus fines structures du monde.

Les stéréofilms du Grand Anneau furent accueillis avec encore plus de réticences : êtres étranges, parfois semblables aux Terriens, dont les paroles, les mœurs, les distractions, les constructions, les voitures étaient incompréhensibles ; absence apparente d’habitants sur les planètes proches du Centre de la Galaxie où, sous des voûtes longues de plusieurs kilomètres, des disques transparents émettant une lumière bleue se figeaient ou effectuaient de lentes rotations. Dans d’autres mondes, on rencontrait des formes pseudo-stellaires bordées de milliers de globes d’un mauve éblouissant orientées verticalement. Les Tormansiens furent aussi intrigués par ceci : des machines, qui condensaient une forme quelconque d’énergie ou qui incarnaient la mentalité d’êtres pensants, désiraient rester indéchiffrables même pour les récepteurs du Grand Anneau.

Les planètes des soleils infra-rouges semblèrent tout à fait sinistres. Elles étaient peuplées d’une vie supérieure et faisaient partie de l’Anneau. Les enregistrements avaient été faits avant l’introduction des inverseurs d’ondes, inventés sur la planète de l’étoile Bêta et permettant de voir, dans n’importe quelle condition, l’éclairage de l’univers de Shakti. Les contours à peine définis d’immeubles gigantesques, de monuments, d’arcades noircissaient mystérieusement sous les étoiles et le mouvement des populations nombreuses semblait terrible. Une musique belle et indicible se répandait dans les ténèbres et une mer invisible clapotait avec le même bruit hexamétrique que sur la Terre et la planète Ian-Iah.

Olla Dez montra aussi quelques enregistrements non déchiffrés, pris par les Astronefs à Rayon Direct dans les galaxies d’Andromède et de M-51 dans celles des Lévriers : spirales multicolores tournoyant sauvagement et globes à mille faces ondulant comme cherchant à percer un océan d’épaisses ténèbres. Seul, l’équipage de « La Flamme sombre » allant à la limite du gouffre avait deviné que ces images pouvaient signifier la pénétration de Tamas, de l’anti-monde inaccessible et invisible, qui entoure notre Univers.

Cependant, toutes les émissions des mondes lointains et étranges, malgré leur originalité, intéressèrent peu les Tormansiens. En revanche, ils furent infiniment troublés par les stéréofilms concernant les Terriens des autres planètes, comme par exemple le stéréofilm sur la planète récemment colonisée du Soleil Vert dans le système d’Akhernar. Les merveilleux hommes rouges d’Epsilon du Toucan[20] ne pouvaient pas ne pas captiver leur imagination. Une communication régulière s’était établie entre la Terre et cette planète.

Après que les ARD eurent accomplis le trajet aller-retour jusqu’à Epsilon du Toucan en 70 jours – 180 parsecs de distance – un amour contagieux envers les hommes rouges se déclara sur la Terre, chez les jeunes surtout.

Mais il apparut que le mariage entre Terriens et habitants à la peau rouge de Toucan était voué à la stérilité, ce qui causa une certaine désillusion. Les puissants instituts de biologie des deux planètes unirent leurs efforts pour surmonter cet obstacle imprévu. Nul ne doutait que ce difficile problème serait résolu rapidement et que la fusion de deux humanités tout à fait semblables mais d’origine différente serait totale et permettrait même d’accroître indéfiniment la longévité de l’espèce humaine sur la Terre.

Les gens qui s’installèrent sur la planète du Soleil Vert y vécurent quelques siècles, mais la radiation de l’astre ayant rendu leur peau bleue, ils se distinguèrent physiquement des Terriens hâlés, encore plus que les derniers habitants à la peau jaune de Ian-Iah. Toutefois, le système de vie des pionniers de l’humanité terrestre sur Akhernar ne se différenciait pas de celui de leur patrie, ce qui incita les Tormansiens à croire à une union particulière avec la puissante Terre. Les relations amicales et attentives des astronavigants envers leurs invités les renforcèrent dans cet espoir. Si les Terriens leur parurent froids et légèrement distants, les Tormansiens comprirent que c’était dû à la grande différence d’intérêts et de goûts. Ces gens tout à fait ouverts et purs ne firent jamais, pas même un instant, ressortir leur supériorité et les habitants de Ian-Iah se sentirent aussi à l’aise avec eux qu’avec des proches.

L’auditoire du désert se composait de « Cvil » instruits et intelligents qui comprirent très vite que l’union de la Terre et Ian-Iah signifierait avant tout le krach de leur structure oligarchique, la destruction du système « Cvil » « Cvic » et de la philosophie de la mort précoce. Une telle structure ne pouvait sortir la planète de sa misérable situation actuelle. En même temps, ce régime garantissait les très grands privilèges du sommet oligarchique. Bien que la somme des avantages soit faible par rapport à la vie ouverte, claire et saine du régime communiste de la Terre, ils ne pouvaient évidemment ni le reconnaître ni abandonner leurs privilèges. C’est pourquoi les hauts dirigeants accueillirent avec hostilité et crainte les premières projections des stéréofilms de la Terre. Ils comprirent que la vie sur la Terre de par son existence même s’opposait au régime de Tormans, niant que le soi-disant chemin choisi par les souverains soit le seul vrai, réduisant à néant l’éloge effréné auquel se livraient les propagandistes-démagogues du Conseil des Quatre.

Se rendre au théâtre improvisé dans le désert proche de l’astronef de la Terre, dont il était interdit d’approcher, constitua, aux yeux des dirigeants de Ian-Iah, un crime d’état qui devait être condamné. Mais les Tormansiens étaient prêts à tout pour assister à la retransmission des stéréofilms de « La Flamme sombre ». Il était naturel que les Terriens se préoccupent constamment de la sécurité des spectateurs. Le détecteur de biocourant permettant de distinguer les gens – aussitôt appelé par Sol Saïn, ADP[21] ou dissecteur de la nature psychologique – n’était pas encore prêt à fonctionner. Des erreurs étaient possibles en cas de camouflage habile.

Neïa Holy sauva la situation en aidant Sol Saïn à construire les ADP. Elle remarqua que l’amplitude K augmentait dans les biocourants de tous les Tormansiens qui avaient – ouvertement ou secrètement – soif d’information. La méfiance, le doute ou une forte émotion entraînaient une chute inévitable et absolue de l’amplitude.

Ils établirent dans l’intervalle entre les deux arbres un champ complémentaire, laissant passer uniquement les personnes ayant un niveau déterminé de réaction à l’amplitude K et renvoyant les autres. Ainsi, les Tormansiens obtinrent une garantie de sécurité supplémentaire.

En trois semaines, Olla Dez fit dix-huit démonstrations devant quelques milliers d’habitants de Ian-Iah. Au cours de l’une des dernières démonstrations, un savant Tormansien ayant le titre de « serpent-qui-sait » et portant le nom – incroyable pour les Terriens – de Tchadmo Sonté Taetot, émit des doutes sur la possibilité d’une origine commune aux deux planètes.

— L’homme de Ian-Iah est mauvais dans son essence même, déclara le savant, et cette essence il l’a héritée de ses ancêtres assassins ; jaloux et rusés, ce qui leur permit de survivre, aussi tous les efforts des meilleurs se heurtèrent au mur de la cruauté mentale, de la peur et de la méfiance. Si l’humanité de la Terre s’est élevée à un tel niveau, c’est que, de toute évidence, son origine est autre et que ses aptitudes spirituelles sont plus nobles.

Olla Dez réfléchit, se concerta avec Rift et Saïn et tira la « stellette » contenant les films du passé. Il ne s’agissait pas d’enregistrements documentaires, mais plutôt d’excursions faites à différentes périodes historiques et reconstituées d’après les archives, les souvenirs et les collections de musée.

Muets d’étonnement, les Tormansiens virent des malheurs monstrueux, la vie sombre et ennuyeuse des villes surpeuplées, les « discussions » publiques où les paroles d’avertissement et de sagesse étaient noyées dans le hurlement des foules dupées. Avant les grandes réussites de la science et de l’art, de l’intelligence et de l’imagination, l’homme moyen ressentit vivement, à ces époques, son infériorité. Les complexes d’infériorité et de méfiance de soi engendrèrent une tendance agressive à se distinguer à tout prix.

Sur la Terre, les psychologues prédirent l’apparition inévitable de formes d’art affectées, absurdes, désaxées, avec toute une gamme allant des tentatives abstraites – faites par des gens sans talent pour exprimer l’inexprimable – au morcellement psychopathe des images dans les tableaux et dans les romans fleuves. L’homme dans son ensemble inculte, indiscipliné et ignorant le chemin qui mène à l’auto-perfection, s’efforça d’échapper aux problèmes complexes de la société et de la vie privée. Le résultat fut que les drogues comme l’alcool, la musique tonitruante, les jeux bruyants et futiles, les spectacles de masse, l’achat incessant de marchandises bon marché, tout cela devint inévitable. Il n’y eut pas sur la Terre à l’époque de l’EMD de contrôle des naissances, afin de préserver la concurrence entre les peuples et la prépondérance militaire d’une nation sur l’autre. À cette même époque, il n’y avait plus sur Tormans de conflits militaires, mais les naissances n’étaient pas limitées pour autant et cela pour d’autres raisons : on voulait choisir les 5 % de personnes aptes à recevoir de l’instruction et indispensables pour continuer à faire marcher la machine de la civilisation.

Quelques savants de la Terre, désespérés par le danger mûrissant d’un développement capitaliste qui s’accélérait de façon monstrueuse, demandèrent que l’on fasse porter tous les efforts sur la recherche d’une nourriture artificielle et de produits synthétiques, émettant l’hypothèse que tous les malheurs venaient du manque de biens matériels. Ils rapprochèrent cela du pillage global de la Terre en rappelant que l’homme dès le début, avait été plutôt un chasseur et un collectionneur qu’un cultivateur.

L’un des savants écrivit : « Nos soucis et nos craintes actuels apparaîtront comme le mauvais rêve d’un esprit ignorant à nos petits-enfants. Nous devons redécouvrir les qualités oubliées, enfouies en nous-mêmes, et restaurer notre Planète Bleue dans sa beauté véritable ».

Quoi qu’il en soit, les escapistes[22] les plus ardents commencèrent à se raviser lorsque les Terriens accomplirent les premières dépenses colossales pour sortir dans le Cosmos et se rendirent compte de l’extrême difficulté des vols extra-terrestres et de la complexité de la mise en valeur des espaces intersidéraux et des planètes minérales du système solaire. Ils se tournèrent alors à nouveau vers la Terre, comprenant qu’elle devait rester, et pour longtemps encore, la demeure de l’humanité terrestre. Ils se ressaisirent et réussirent à la sauver de la destruction.

— Serpent tout-puissant ! s’écria Tchadmo Sonté Taetot. C’est tout à fait comme chez nous, mais comment en êtes-vous venus à bout ?

— Par le chemin le plus difficile et le plus compliqué, répondit Sol Saïn, celui que seule l’intelligence collective d’une planète peut réussir à emprunter. Non pas en organisant d’en haut l’opinion d’une foule mal informée, mais en méditant en commun et en reconnaissant le droit à la compréhension et à une information sincère. Du fait de la grande multitude de personnes sur la Terre, cela n’a été possible qu’après la découverte des computers – des machines à calculer. Grâce à ces machines, nous avons procédé à une répartition minutieuse des gens. La lutte véritable pour une saine descendance et une perception pure a commencé lorsque nous avons établi que, sur la Terre, les maîtres et les médecins avaient les professions les plus importantes. L’éducation dialectique fut introduite. D’un côté, une éducation collective, très disciplinée, de l’autre, une éducation individuelle souple.

Les gens comprirent qu’il ne fallait en aucun cas descendre – ne serait-ce que d’un degré – du niveau déjà atteint en matière d’éducation, de savoir, de santé, mais aller toujours plus haut, plus loin, en avant, même au prix de sérieuses difficultés matérielles.

— Mais sur Ian-Iah aussi, il y a des machines à calculer et depuis suffisamment longtemps ! Nous les appelons « les anneaux du dragon » dit « le serpent-qui-sait » sans se calmer.

— Je crois deviner de quoi il s’agit ! s’écria Sol Saïn. Nous avons eu sur la Terre une multitude de peuples, dont quelques-uns très cultivés, et des systèmes sociaux différents. L’interpénétration ou la lutte directe leur ont permis de retarder la formation de la monoculture et d’un gouvernement mondial jusqu’au moment où la conscience générale s’est développée et où la technique a assuré à la société la justice indispensable pour un communisme authentique et pour un appareil collectif. De plus, la menace d’une guerre totale incita les gouvernements à une concertation mutuelle plus sérieuse sur les questions de politique mondiale. C’est ainsi qu’on appelait alors la concurrence nationale entre les peuples.

— De par son essence même, notre planète Ian-Iah ne comprend qu’un seul peuple et avec la monoculture, le développement a suivi une ligne unique.

— Mais vous n’avez pas encore réussi à réaliser que sur toute la planète règne un système oligarchique de capitalisme étatique ! s’écria Menta Kor, et l’extrême agitation des Tormansiens montra la justesse de son affirmation.

Après cette conversation, l’ingénieur Tael demanda un rendez-vous spécial à Faï Rodis.

Pendant ce temps, Evisa Tanet décida que l’action des anticorps permettait une immunité suffisante et autorisa la suppression des scaphandres. Les Terriens, ravis, furent aussitôt prêts à se débarrasser de cette cuirasse embarrassante. Faï Rodis prit à part Ghen Atal :

— Tivissa et Tor ont transmis à « La Flamme sombre » qu’ils ont fini de visiter les instituts et les parcs. Ils veulent maintenant observer les villes abandonnées et les forêts primitives intactes qui se trouvent dans la région de la Mer de Miroir. Les dirigeants ont averti que c’était dangereux, mais nous devons connaître absolument toutes les régions de la planète.

— J’ai compris. À trois, le danger ne sera pas aussi grand. Quand dois-je m’envoler ?

— Demain. Tivissa et Tor ont décidé de ne pas enlever leurs scaphandres.

— Moi, je l’enlèverai.

— Non. Si deux de vos compagnons sont vêtus de métal et vous non, cela détruira l’unité du groupe. Vous serez un maillon moins solide…

— Bon, je garderai encore mon revêtement métallique.

Ghen Atal lança un coup d’œil à Evisa qui lui répondit par un signe de tête compatissant, mais l’ingénieur de protection blindée ne lut pas dans ses yeux topaze au regard de tigre la réponse attendue. Il se tourna vers Rodis et dit tristement qu’il allait préparer son SVP.

Rodis regarda Evisa d’un air de reproche. Celle-ci éclata de rire et secoua sa tête rousse et Rodis regretta que Ghen Atal ne la vit pas à cet instant précis.

— J’aurais tellement voulu ne pas lui faire de peine, mais je n’y peux rien, dit Evisa. Allons. J’ai perdu l’habitude de sentir normalement mon corps, c’est comme si j’avais grandi dans des écailles, comme un serpent tormansien.

L’ingénieur Honteel Toelo Frael arriva et attendit Rodis dans le petit jardin, où il avait appris le secret de sa planète.

D’un pas léger et souple, Faï Rodis s’approcha de lui, en fredonnant. Elle portait une courte robe de maison au corsage étroit, aux épaules très décolletées et à la large jupe plissée retenue à la taille par un lien noir. Un hâle marron-ocre couvrait uniformément ses mains et ses jambes nues jusqu’à mi-cuisse et s’harmonisait avec la couleur or pâle de sa robe. Dans ce vêtement, le chef des Terriens perdait une partie de sa grandeur, mais devenait encore plus jeune et plus belle aux yeux du Tormansien. Faï Rodis s’était déjà habituée à ce que des changements sans importance apportés à son apparence ou à ses actes, produisent une forte impression – bien que non justifiée – sur les habitants de Ian-Iah, aussi s’empressa-t-elle d’aider l’ingénieur.

— Il s’est passé quelque chose ? demanda-t-elle en souriant. Elle ajouta : je deviens une vraie femme de Ian-Iah, si je pense aussi souvent au danger.

— Il ne s’agit pas de danger. Mais nous devons nous concerter, dit l’ingénieur en regardant autour de lui.

Rodis appuya sur un bouton de son bracelet-signal. On entendit un léger piétinement et le Neufpattes obéissant apparut dans le jardin, conservant sur sa coupole la couleur noire aile de corbeau du scaphandre de sa maîtresse. Rodis et l’ingénieur se trouvèrent dans le champ de protection.

— J’ai vu mes amis. Ils m’ont incité à venir vous voir. Après la projection des films de votre – de notre, corrigea-t-il –, histoire, ils ne pensent qu’au moyen de rendre la vie semblable à celle de la Terre. Avant de nous quitter pour la Terre lointaine, vous devez nous laisser une arme.

— L’arme sans la connaissance n’apporte que du mal. Sans but clair, bien-fondé, contrôlé, vous ne créerez qu’une anarchie temporaire, qui ne pourra être suivie que d’une tyrannie encore pire.

— Que faire alors ?

— Selon la loi dialectique du double aspect, le régime oligarchique est à la fois très solide et très fragile. Il faut étudier ses points cruciaux de fixation afin de les atteindre systématiquement et de permettre l’écroulement de l’édifice tout entier qui ne tient que par la peur et dont le monolithisme n’est qu’apparent. Par conséquent, partant du niveau le plus bas et allant jusqu’en haut, il ne vous faut pour détruire l’oligarchie que quelques personnes courageuses, audacieuses, intelligentes et pour édifier une véritable société, il vous faut beaucoup de gens tout simplement bons.

— C’est pour cela que vous insistez sur la préparation du peuple ? demanda Tael.

— Le paradoxe dialectique réside dans le fait que pour édifier une société communiste, le développement de l’individualité est indispensable, mais non l’individualisme de chacun. Des conflits spirituels, des déceptions, le désir d’améliorer le monde doivent exister. La frontière entre le « moi » et la société doit se maintenir. Si elle s’efface, on obtient une foule – une masse adaptée – qui s’éloigne d’autant plus du progrès que son adaptation est plus grande. Rappelez-vous toujours que le présent n’existe pas, qu’il n’y a que le processus de passage du futur au passé. Ce processus ne doit pas être retenu et encore moins stoppé. Si votre oligarchie a freiné le développement de la société de Ian-Iah dans son chemin véritable vers le communisme, c’est surtout parce que vous avez aidé l’oligarchie à renforcer son pouvoir. Malgré les honneurs, les privilèges, la corruption, vos savants ne doivent pas devenir des assassins. Rappelez-vous que votre système social est basé sur l’asservissement et la terreur. Tout perfectionnement de ces méthodes se retournera contre vous.

» Le malheur est que les « Cvic » vous traitent d’assassins et ils ont raison, quoique le fait d’attiser les erreurs réciproques soit un procédé éprouvé de l’oligarchie.

— Vous ignorez jusqu’à quel point les gens sont dégoûtés, dit Tael avec insistance. Je pense à la démagogie qui prétend que tous les gens sont égaux et qu’il suffit de les traiter en conséquence, de les élever (de la même manière) pour que nous ayons une unité de pensées et d’aptitudes. C’est en réalité le contraire qui s’est produit : l’inégalité de fait a engendré une jalousie personnelle, la jalousie a engendré un complexe d’infériorité qui a fait perdre toute conscience de classe, le but et le sens de la lutte contre le système, « Cvic » contre nous, nous contre eux, et c’est ainsi que, des siècles durant, le système est resté intact. C’est une intoxication générale de haine et d’incompréhension profondes.

— Est-ce vous, Tael, qui dites cela ? Commencez-vous à être las ? Et l’exemple de la Terre ? Seuls, des efforts sérieux et prolongés transformeront le cercle vicieux de l’inferno en une spirale se déroulant indéfiniment. Nous sommes maintenant arrivés à ce par quoi nous avons commencé.

— Non, pas encore. Vous êtes d’accord avec les « Cvic » pour nous accuser ?

— Oui, Tael. Dans une oligarchie capitaliste, plus une classe ou une autre, un groupe ou une couche intermédiaire, se trouve haut placé dans l’échelle hiérarchique, plus on y rencontre de crimes, directs ou indirects, potentiels ou réels. Il existe différentes catégories de criminels : ceux qui sont conscients et ceux qui ne le sont pas. Les uns agissent sur ordre des souverains, les autres par ignorance, dans le cas d’un poste d’intérêt capital occupé par un homme obscur et illettré. Les « Cvil » sont, pour la plupart, des gens compétents et ce sont généralement des intellectuels, même s’il y a parmi eux un petit nombre d’ignorants et d’obscurs. En devenant des criminels, ils sont deux fois coupables. Le crime revêt différents aspects : on tue lorsque le travail accompli et les conditions dans lequel il a été effectué ne correspondent pas. Les déchets des usines et les produits de lessive chimiques empoisonnent les fleuves et les nappes d’eau souterraines ; les médicaments défectueux et fabriqués à la hâte, les insecticides, une nourriture moins chère mais frelatée sont aussi des poisons. On tue en détruisant la nature sans laquelle l’homme ne peut vivre, on tue en construisant des villes et des usines dans des lieux où il est dangereux d’habiter, ou dans des climats qui ne conviennent pas. Le bruit que rien ni personne ne limite, les écoles et les hôpitaux mal outillés tuent également. Enfin, une direction incompétente, provoquant une série de malheurs personnels qui conduisent au large spectre des maladies nerveuses, peut être cause de mort. De tout cela, les « Cvil » – savants et techniciens – sont les premiers responsables, car qui, sinon eux, analysent les causes qui entraînent des conséquences meurtrières. Et les cas où les « Cvil » agissent en véritables meurtriers en armant les forces de sécurité destinées à tuer les dissidents ? Lorsqu’on perfectionne la torture et la répression psychologique, lorsqu’on fabrique les instruments d’une tuerie massive ? Selon les lois du Grand Anneau, ces hommes sont passibles de peines allant de la suppression de toute occupation scientifique à l’exil dans des planètes sauvages.

L’ingénieur Tael se tenait immobile devant Rodis. Il eut à nouveau cette expression d’enfant perdu, qu’elle connaissait bien. Faï Rodis compris qu’il fallait relever le moral non entraîné du Tormansien et de ses amis.

— Vous n’avez besoin que de l’appareil indispensable pour déceler les filatures, les enquêtes, les violences. Il s’agit de l’IMC – l’Incubateur de pulsation de la Mémoire Courte. On en a fabriqué quelques dizaines sur le vaisseau, mais vous ne pourrez vous en servir que lorsque vous en aurez fabriqué des centaines de milliers d’exemplaires.

— Je ne saisis pas le sens de l’IMC, dit Tael d’un ton las.

— Vous savez qu’il existe deux genres de mémoire ? Ils dirigent dans le cerveau les différents systèmes des mécanismes moléculaires. Si l’on prive l’homme de la mémoire longue, il devient idiot. Mais si on lui ôte la mémoire courte, c’est-à-dire si on supprime les informations récentes et les clichés psychiques qui lui ont été inculqués, on neutralise l’ennemi le plus dangereux, tout en lui laissant la possibilité de continuer toute activité.

— Même son ancienne activité ?

— Même elle. Mais il doit recommencer à zéro et il en est de même pour ses maîtres.

— Mais c’est merveilleux ! Si cet appareil n’est pas grand…

— Il est miniaturisé et est à peine plus grand que l’ornement que l’on portait autrefois aux doigts. Il faut y ajouter un minuscule dissecteur ADP, qui permet de reconnaître le psychisme de l’homme.

Tombant à genoux, Tael prit brusquement la main de Faï Rodis, et posa ses lèvres sur le bout des doigts de Rodis qui sursauta et pensa que ce geste d’adoration suranné n’était pas aussi désagréable qu’elle se le serait imaginé autrefois.

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