ÉPILOGUE

La « stellette » de la machine à mémoire avait depuis longtemps fini de montrer les films sur l’expédition de Tormans, mais les élèves avaient été si impressionnés qu’ils restèrent assis, pétrifiés. Le maître, sans inquiétude pour le psychisme solide des jeunes gens de l’Ère des Mains qui se Touchent, les laissa s’imprégner de ce qu’ils venaient de voir. Toujours les plus rapides, Kimi et Pouna furent les premiers à se reprendre.

— J’ai vieilli de mille ans ! s’écria Pouna. Quel monde terrible ! Et dire que nos gens de la Terre ont vécu là-bas ! Je me sens empoisonnée et pour longtemps. Peut-être n’aurais-je pas dû regarder l’inferno ?

— Vous n’avez pas vieilli, mais mûri, dit le maître en lui souriant. Mûrir est toujours difficile. Et vous deviendrez tout à fait adulte, si vous comprenez que les connaissances que vous apporte l’école et les expériences auxquelles elle vous soumet, ont un but autre que celui de vous remplir la tête d’une quantité de lois et de faits. Elle est le couloir obligatoire, par lequel chacun doit passer pour redresser ses instincts, avoir le sens de la conscience collective et surtout, de la prudence dans les actes et de la finesse dans les relations avec autrui. Ce couloir est très étroit et d’accès difficile.

— Maintenant, je comprends tout, approuva Pouna, et même les systèmes de protection qui semblent superflus. Ils sont absolument indispensables ! Plus une société a une structure complexe, plus il lui sera facile de tomber dans l’inferno. Et ceci encore, s’empressa d’ajouter la jeune fille, par nos pensées, nos actes et nos rêves, nous devons diminuer les souffrances et accroître la liberté de tous les autres peuples.

— Oh oui, tu as raison ! dit Kimi, ému. Je ressens une autre impression, très bizarre. La Terre est devenue mille fois plus douce et plus belle. J’ai maintenant compris combien notre demeure est confortable dans le monde infini, et combien il en a coûté pour la rendre ainsi. Mais, tout ceci est comme un fin rideau qui cache l’abîme des ténèbres, du passé de l’humanité et du destin de la planète. Je vais devenir historien comme Elle et je travaillerai à l’Académie des Joies et des Peines.

— « Elle », c’est bien sûr Faï Rodis, demanda le maître.

— Oui ! affirma fièrement Kimi. Et vous verrez que je ne me suis pas trompé dans mon choix.

— La petite-fille de Faï Rodis étudie à l’école du Troisième Cycle, près de Durban dans l’hémisphère Sud, dit malicieusement le maître.

— Quoi ? s’enflamma Kimi.

— Faï Rodis avait laissé une fille sur la Terre. Celle-ci a épousé le fils de Grif Rift et ils ont eu un fils et une fille, expliqua le maître. Les autres astronavigants aussi ont eu des descendants. Je connais les fils de Tchedi et les filles d’Evisa, qui sont nés après leur retour de Tormans, ajouta-t-il.

— Pourtant l’une d’elle est revenue blessée physiquement, et les deux ont dû être blessées moralement, remarqua Dalve. On ne peut traverser l’inferno comme elles l’ont fait, sans que cela laisse des traces. J’ai eu peur pour la première fois en comprenant l’extrême fragilité de la culture humaine. Les Tormansiens ont atteint le cosmos, ont vaincu l’espace de façon inimaginable, le destin leur a accordé une belle planète…

— Oui ! Et après l’avoir pillée, ils ont roulé dans le sombre abîme, dans l’inferno, ils ont tué et sont devenus mauvais, ajouta Yvette d’une voix étranglée par l’émotion.

— Chez eux, tout est inversé par rapport à notre monde, comme Tamas : un vif individualisme, de grandes aptitudes qui, au lieu de servir la société rendent l’homme égoïste et renfermé, uniquement préoccupé de lui-même, dit la rêveuse Kounti.

Mais Mirane, plus morose que jamais, ajouta :

— J’ai perçu toute la profondeur de la chute des Tormansiens, à travers leur relation avec l’art. Ils n’ont pas compris que les artistes arrachaient grains par grains à la mort dans le temps et à la dispersion dans l’espace, la beauté, le rêve, l’idéal non réalisé mais possible, loin des sentiments décadents et du bonheur éphémère de la nature. Ils ont ainsi préparé l’échelle qui permettrait de sortir de l’inferno.

— Très bien dit, Mirane, le félicita le maître. Le rôle de l’artiste consiste justement à aider à s’élever hors de l’inferno, faute de quoi, il ne s’agit que d’un talent aveugle, si grand soit-il. Le spectre du charme de la nature : force bestiale du corps, sentiment d’une liberté incontrôlée, vertige d’un nomadisme éternel, de la chasse, de la lutte, « mauvais » sortilèges de la passion obscure, tout cela compose l’essence animale des fils et des filles sauvages de la Terre. À toute cette magie puissante et ancienne, opposez la lumière et l’univers illimité de la noosphère qui surplombe les sombres profondeurs de la victoire du « moi » sur lui-même.

— Et qu’est-il ensuite arrivé à l’équipage de la « Flamme sombre », une fois sur Terre ? demanda Pouna.

— Vous le lirez dans plusieurs romans, vous le verrez dans quelques films consacrés au destin ultérieur de ceux qui sont revenus, répondit le maître.

— Nous parlons de ceux qui sont revenus, dit Kimi. Mais que s’est-il passé sur Tormans ? Connaît-on les destins de Vir Norine et de Tael ? L’astronef a-t-il vraiment décollé aussitôt après la mort de Rodis, abandonnant la planète à son destin ? Les nôtres n’ont pu faire ça !

— Ils ne l’ont pas fait ! dit le maître. Et j’attendais cette question. Voilà la « stellette » complémentaire enregistrée sur la « Flamme sombre ». Elle est courte. Je vous conseille de la regarder sans tarder, tant que votre mémoire conserve le souvenir vivace des souffrances endurées…

Une minute avant la catastrophe, Vir Norine s’était branché sur l’astronef. Il vit tout par l’alignement latéral de son écran. Il en fut de même pour Tael, grâce au Neufpattes d’Evisa qu’il avait pris dans le sanctuaire.

Tael s’écroula sur le sol empierré de l’édifice où il attendait Rodis. Le bruit du SVP le fit se lever. Vir Norine demandait qu’on lui fournisse d’urgence une houppelande noire à capuchon, comme celle des tueurs.

— Qu’allez-vous faire, Vir ? Rodis, l’unique Rodis, n’est plus !

— Mais l’appareil qui l’a tué est encore là. Je suis sûr qu’il n’y en a qu’un. Sinon, ils nous auraient tué les deux en même temps. Tael, vous allez devenir un Terrien ! Faites vite ! Je vous rejoins.

Siou-Té, en pleurs, éprouvée mais non abattue, resta à attendre Vir Norine, près des murs écroulés d’une cabane de jardinier, sous la protection du Neufpattes.

Lorsque Vir Norine arriva au laboratoire Zet Oug, Tael s’était déjà procuré le costume d’un tueur de la nuit. Vir Norine descendit dans le souterrain. Évitant la galerie menant au cinquième temple, il se dirigea avec assurance vers la place du monument du Temps Tout-Puissant. Près du portail principal du temple, des « violets » dans leur uniforme habituel, chassaient la foule des habitants réveillés par l’explosion. À la vue de Vir Norine, les gens s’écartèrent effrayés. Il se contraignit à ne pas regarder les deux bourreaux, de faction devant le portail. Des silhouettes, à peine visibles, couraient dans le jardin à la recherche de quelqu’un. Vir Norine pensa à la finesse et à la rapidité de pensée de Faï Rodis qui avait sauvé d’un grand danger les forces naissantes de l’opposition tormansienne.

Les allées et venues des tueurs noirs simplifièrent le problème. Sans se faire remarquer, Vir atteignit le cinquième temple, qu’il connaissait bien, et emprunta l’escalier menant au corridor supérieur, où une cinquantaine d’hommes noirs étaient réunis. Avançant lentement le long du mur, comme sans y prendre garde, l’astronavigateur entendit des bribes de phrases, qui s’assemblèrent en un tableau clair :

— Qu’attendons-nous ? Le voilà qui arrive… Avez-vous attrapé l’autre ?… Vous avez fini ? Nous perdons du temps ! Tu ne sais pas… celui qui a construit l’appareil s’est tué !

Près de l’appareil à demi entré dans la chambre de Rodis, un cadavre était étendu. De toute évidence, l’inventeur refusant de servir davantage le souverain, avait fourré sa tête sous le rayon tranchant.

— Hé, toi ! qu’est-ce que tu fabriques ? Viens ici ! lança à Norine l’homme qui dirigeait ici et portait sur sa houppelande un serpent argenté.

Vir Norine s’approcha sans crainte, camouflant son regard dans la fente sombre de la houppelande.

— Ah, c’est vrai, je t’ai ordonné de rester là ! Ne laisse personne approcher de la machine, sinon tu en répondras par la mort à petit feu dans un tonneau d’acide.

Vir Norine s’inclina, se mit près de la machine, se courbant pour dissimuler sa taille. Dès qu’il eût une minute, il fourra en différents points de l’appareil quatre cubes réunis par des fils, resta un moment, puis sortit par le même chemin que celui par lequel il était venu.

À l’étonnement et à l’effroi des bourreaux, l’appareil si soigneusement gardé, se mit soudain à chauffer, provoquant un incendie qu’on éteignit avec peine. Il ne resta plus qu’une barre de métal informe et tordue semblable à une sculpture des temps passés. Ghen Shi entra en fureur et ordonna de faire sauter la maison où vivait Vir Norine. L’immeuble dynamité dans les règles de l’art s’écroula, semant la panique dans tout le quartier. Il aurait pu enterrer sous ses ruines non seulement Vir Norine lui-même, mais au moins trois cents locataires, s’ils n’avaient pas été heureusement éloignés par les envoyés de Tael. L’ingénieur connaissait ses souverains et leur mépris effroyable de la vie humaine…

L’explosion de l’immeuble effaça les traces de Vir Norine dans la ville du Centre de la Sagesse. Il s’agissait maintenant de trouver un abri sûr pour l’astronavigateur et son amie.

Pendant ce temps, Vir Norine, marchant devant le SVP, expliquait à ses compagnons de voyage les raisons qui le faisaient rester sur Tormans. S’il avait pu hésiter auparavant, car il ignorait si sa conduite était la bonne, plus aucune trace de doute ne subsistait maintenant. Puisque Faï Rodis était morte avant d’avoir réussi à consolider son œuvre radieuse, lui resterait pour aider les Tormansiens. Il se rendait compte qu’il ne pouvait pas remplacer Rodis, qu’il se trouvait exposé à un danger mortel et que la perte de la belle Terre était immense. Mais il avait près de lui un soutien spirituel enraciné dans ce sol étranger dont le grand amour le consolerait. Vir Norine poussa Siou-Té tout émue vers l’écran. Elle apparut les yeux gonflés de larmes, les joues brûlantes, la tête baissée, petite, bonne et charmante.

Les Terriens comprirent : la séparation ne serait pas tragique pour lui et mourir pour un dessein grandiose n’avait jamais effrayé les habitants de la Terre.

— Accomplissez la volonté de Rodis, mes chers amis ! dit Vir Norine. Souvenez-vous de ses dernières phrases. Nous avons été les deux seuls à les avoir entendues, Rift !

— Lesquelles ? Pourquoi vous taisez-vous ? demanda Tchedi, pleurant tout autant que Siou-Té.

Elle se tenait à l’écart des autres, se serrant contre Evisa Tanet. C’est dans cette pose affligée et mélancolique que les auteurs du monument de la « Flamme sombre » la reproduisirent.

— Vous les connaîtrez en écoutant les enregistrements. Je n’ai pas la force de les répéter. Mais vous devez connaître dès maintenant les dernières paroles du chef de l’expédition : « Décollage immédiat ! »

Grif Rift pâlit. Le commandant faillit tomber. Evisa s’élança vers lui, mais il la repoussa et se redressa.

— Avez-vous besoin de quelque chose, Tael et vous ? demanda-t-il à Vir Norine d’une voix terne, sans intonation.

— Oui ! Envoyez-nous le dernier discoïde. Chargez-le de tous les films sur la Terre, du matériel nécessaire aux ADP et aux IMC, de toutes les batteries de réserve des SVP et… l’astronavigateur s’arrêta, d’un peu de nourriture et de boisson de la Terre, afin que nos amis tormansiens sentent, de temps en temps, le goût de notre monde, et d’un maximum de médicaments dont la prescription ne nécessite pas de connaissance spéciale. C’est tout !

— Nous allons préparer cela, répondit Grif Rift. Indiquez-nous le lieu d’atterrissage.

Le commandant effleura le tableau et des flammes entourèrent la cabine de pilotage sphéroïdale : c’était le signal des préparatifs de départ. Vir Norine en eût le cœur serré. Il fit un salut silencieux à ses compatriotes et débrancha le SVP.

La « Flamme sombre » interrompit tout contact avec Tormans, comme si l’astronef se trouvait dans une planète nocive pour les Terriens. On supprima les galeries de sortie et les balcons. Le corps lisse du vaisseau se dressa immobile dans l’air brûlant du jour et dans l’obscurité nocturne, comme un mausolée à la mémoire des Terriens disparus. Olla Dez resta assise à l’intérieur du vaisseau, près des écrans. Ses mains fines et son ouïe aiguisée attendirent les signaux de Vir Norine ou de Tael, mais en vain. Même un homme ne connaissant pas du tout Tormans pouvait capter, dans les émissions planétaires, des notes de trouble et d’inquiétude, même si pas un mot ne fut prononcé à propos de la mort de Rodis ou de la fausse mort de Vir Norine. Sans explication, Zet Oug apparut et prononça un bref discours sur l’amitié entre les Terriens et les habitants de Ian-Iah. Ni Ghen Shi, ni Ka Louf ne se montrèrent. Tchedi et Evisa expliquèrent à leurs compagnons, qu’il était d’usage de cacher au peuple tous les événements extraordinaires, surtout s’il était arrivé quelque chose « en haut », comme le peuple appelait l’oligarchie dirigeante.

Les jours s’écoulèrent. Soudain, toutes les émissions s’arrêtèrent sur les canaux généraux de la planète. Tchoïo Tchagass appela « La Flamme sombre » par le réseau secret ; promettant d’expliquer ce qui se passait, il affirma que des mesures avaient été prises pour rechercher et châtier les coupables. Il ne reçut pas de réponse. On n’avait rien à lui dire. Demander des nouvelles de l’astronavigateur équivalait à le remettre entre les mains de ceux qui n’avaient ni honneur ni parole, ni bonnes intentions. Accepter de leur renvoyer une expédition, de leur livrer un outillage technique et médical, des films, des œuvres d’art ? Cela était contraire à la politique de la société oligarchique. Et puis, de quels accords pouvait-il être question, s’il n’y avait ni lois, ni conseils d’Honneur et de Droit, si personne ne tenait compte de l’avis général !

Le souverain ordonna d’appeler l’astronef jusqu’au soir, ensuite, il passa aux menaces. La nuit tomba et, comme d’habitude, la coupole silencieuse de l’énorme vaisseau se dressait au-dessus des buissons du littoral. Et, pourtant, une fois encore, les astronavigants réussirent à voir leur « Flamme sombre » de côté.

Après l’interruption des liaisons avec Vir Norine, huit cent mille secondes s’écoulèrent selon les heures galactiques de « La Flamme sombre », ce qui correspondait à quatorze heures terrestres. Olla Dez refusa de quitter son poste, bien que tous les autres membres de l’équipage eussent proposé de la remplacer, maintenant qu’ils avaient fini les préparatifs du discoïde et du départ. Seuls Menta Kor et Div Simbel continuèrent de régler les dernières mises au point.

Grif Rift, chassant la pensée obsédante de Rodis, réfléchit à la liste des objets entassés dans le disconef, s’efforçant de ne rien oublier d’important, comme si Vir Norine allait rester sur une planète inhabitée. L’absence de liaison finit par inquiéter le commandant. L’idée qu’il put y avoir d’autres victimes parmi les Terriens ou leurs amis Tormansiens était insupportable. La capitale garda un silence têtu et l’ignorance de ce qui se passait fit paraître le temps long, même pour les Terriens d’un naturel patient.

Rift se demandait s’il n’allait pas répondre à Tchoïo Tchagass et l’interroger avec précaution sur Tael, lorsque se fit entendre un appel. Vir Norine apparut sur l’écran… Les limiers des « violets » avaient découvert le souterrain du Temple du Temps, mais l’avaient trouvé vide et traité par une composition détruisant les odeurs. Les architectes découvrirent un vaste abri à la lisière de la capitale, non loin d’un lac asséché. C’est là, sur un ancien champ de bataille que devrait atterrir le discoïde sans pilote.

Vir Norine donna les coordonnées et s’écarta. L’ingénieur salua ses amis terriens et présenta deux stéréofilms sur l’écran du SVP. Sans les explications de Vir Norine, les astronavigants, n’auraient pas reconnu les dignitaires assis, morts, dans leurs fauteuils noirs luxueux, leurs visage décomposés par la peur. Les terribles couteaux de Ian-Iah n’avaient pas été retirés et sortaient de leurs corps tordus. Ghen Shi et Ka Louf avaient reçu un châtiment mérité, sans attendre le jugement et l’enquête de Tchoïo Tchagass qu’ils voulaient renverser. Des centaines de gens servilement dociles avaient embrouillé le souverain par une accumulation de mensonges. Mais d’autres juges étaient intervenus, « Les Anges Gris », reprenant leur activité avec une puissance inouïe.

— On a encore condamné à mort vingt personnes coupables de l’attentat, les informa l’ingénieur avec un triomphe coléreux.

— À quoi cela vous a-t-il servi ? demanda Grif Rift.

— C’était indispensable. Il faut être systématiquement et absolument impitoyable pour se protéger de l’arbitraire, du mensonge et du déshonneur. Vous-mêmes, sur la Terre, vous observez scrupuleusement dans vos rapports sociaux la troisième loi de Newton : action égale réaction. Il faut opposer une réaction rapide sans attendre, comme autrefois, l’intervention d’un dieu, du destin, du souverain… Les gens ont attendu longtemps le châtiment des tortionnaires, mais les siècles ont passé, accumulant le mal et renforçant la puissance des méchants. Alors, votre société a repris à son compte le châtiment divin de Némésis : « À moi, la vengeance ! à moi de la donner ! », ce qui a éradiqué rapidement la bassesse et les tourments. Vous n’imaginez pas combien de vilenie humaine nous avons accumulé pendant les nombreux siècles où les gens les meilleurs ont été exterminés, alors que survivaient essentiellement les conformistes minables, les délateurs, les tortionnaires, les oppresseurs ! Nous devons prendre exemple sur vous, mais ne pas vous imiter aveuglément. Lorsqu’on commence à tuer, secrètement et honteusement, des milliers de « porte-serpent » et leurs acolytes – les tortionnaires « violets » –, alors, une position élevée au gouvernement cesse d’attirer les vauriens. Rodis et vous tous, nous avez beaucoup appris, mais nous devons organiser les moyens de lutte par nous-mêmes. Les belles images de la Terre et l’esprit puissant de Vir Norine nous soutiendront dans notre longue route. Il n’y a pas de mots pour exprimer notre reconnaissance, frères ! Ce monument restera à jamais avec nous : Tael montra une vue de « La Flamme sombre » prise au télé-objectif d’une altitude proche de l’astronef.

Olla Dez la rephotographia lentement. Siou-Té entra dans le champ de vision et dit quelque chose à Vir Norine.

— Le discoïde est tombé à cent mètres de nous ! s’écria Vir Norine, et il ajouta d’une voix à peine audible : « Maintenant, c’est tout ».

Tael, Siou-Té et Vir Norine se tinrent près du Neufpattes. Les huit Terriens formèrent le rang d’adieu. Tchedi, ne supportant pas le silence, s’écria :

— Nous reviendrons ! Nous reviendrons sûrement !

— Lorsque l’Heure du Taureau aura pris fin ! Et nous ferons en sorte que cela se produise au plus vite, répondit Vir Norine. Mais si les démons de la nuit empêchent l’aube d’arriver et que la Terre ne reçoit pas de mes nouvelles, il faudra qu’un autre astronef vienne dans cent années terrestres.

Vir Norine tendit sa main droite vers le bracelet. L’écran de TVP du vaisseau devint noir et muet. Simultanément, sur le tableau, la lumière verte de l’astronavigateur s’éteignit. Une seule lumière – non pas celle de l’homme de la Terre, mais celle du Tormansien Tael – continua de briller, symbole de la fraternité restaurée des deux planètes.

Le voyage de retour de « La Flamme sombre » s’avéra encore plus difficile que celui de l’aller et prouva une fois de plus l’imperfection dangereuse de l’ARD. Pour une raison imprécise, l’astronef dévia de la trajectoire prévue : au lieu de tomber – comme un vautour sur sa proie – des hauteurs de la galaxie directement dans la huitième révolution de sa spirale, il transperça trois bras en spirale et sortit à la limite extérieure de notre île de Shakti dans la ceinture des étoiles « roentgen » ou à neutrons, d’une densité si inhabituelle qu’un centimètre cubique de leur substance aurait pesé cent millions de tonnes sur Terre. Des tourbillons épars de la matière de Shakti brûlèrent au milieu de ces colonnes de soutien de substance massive, aux lieux de contact avec les parcelles les plus compactes de Tamas. Là comme dans des cratères sans fond, tourna, en une sorte de fuite apparente, un rayonnement absorbé par Tamas. Ces tourbillons se répandirent à la périphérie de la galaxie, comme la matière inversée de notre univers. Il s’écoula un assez long laps de temps avant que le phénomène ne fut découvert. À l’époque où l’on commença à connaître la zone limite du monde de Shakti, ces cratères furent appelés quasars. La structure complexe des régions extérieures de la Galaxie et l’Intergalaxie n’avait pas été établie dans la « stellette » décrivant le retour de « La Flamme sombre ». Les élèves comprirent seulement qu’un danger menaçait une fois encore le vaisseau.

Ils virent au TVP de brefs enregistrements du voyage, mis dans la machine à mémoire de l’astronef : Menta Kor, amaigrie, pâlie par le travail constant, le commandant Grif Rift qui n’avait pas dormi pendant des semaines, les ingénieurs-pilotes et les ingénieurs calculateurs Div Simbel et Sol Saïn éreintés. Chacun eut son « garde du corps ». Sol Saïn fut prise en charge par Evisa, Simbel par Tchedi, Rift par Olla Dez, tandis que Neïa Holly s’occupa à la fois de bio-protection et de surveiller Menta Kor, de la faire boire et manger, de la masser et de la faire dormir pendant les pauses.

« La Flamme sombre » s’arracha à la zone externe de force sans dommage, mais avec une déperdition d’énergie. La seconde évolution, à la limite de l’abîme, fut plus réussie, et l’astronef entra dans la 26e région de la 8e révolution. Il ne restait plus ensuite que trois mois de route avant d’atteindre la Terre. L’astronef se posa sur le plateau du Revat, à l’endroit même d’où il était parti onze mois plus tôt.

— Vous savez tous – et depuis longtemps – ce qui s’est passé sur Terre après l’arrivée du vaisseau, dit le maître en éteignant le TVP. Il s’arrêta, comme s’il attendait quelque chose.

— Le délai donné par Tael a pris fin ! comprit soudain Kimi et les autres approuvèrent. Il est temps d’envoyer un ARD, là-bas, sur Tormans !

— Est-ce que vraiment rien n’a été fait ? s’écria Aïode. Et personne ne s’est adressé au Conseil d’Astronomie ?

Le maître observa d’un air rusé l’angoisse grandissante des jeunes gens. Finalement, il leva la main, les discussions cessèrent et tous se tournèrent vers lui.

— L’an dernier, vous êtes allés dans le désert de Namib et vous avez raté un événement qui a troublé toute la planète. Comme il y a trois siècles, un ARD de Céphée est venu une nouvelle fois dans l’endroit habituel, près de Tormans, et a été accueilli par les signaux de la station automatique, installée sur le satellite de la planète. La station a demandé dans le code du Grand Anneau que tous les ARD se dirigeant dans la 26e région du 8e bras galactique atterrissent sur la planète et prennent des renseignements…

— Pour nous, pour la Terre ? dit Pouna, en bondissant. Et l’astronef en a pris ?

— Oui. Quel ARD pourrait refuser de servir de relais à une distance si gigantesque que lui seul peut l’atteindre ?

— Qu’y avait-il dans le communiqué ? demandèrent en chœur les élèves.

— Je l’ignore. Écrit dans la langue de Tormans, il a été traduit et vérifié dans les laboratoires chargés d’étudier cette planète. Il traite de tout ce qui s’est passé durant cent ans – et même durant cent trente ans. Mais j’ai préparé trois stéréophotographies pour vous…

— Et vous ne disiez rien ? Aïode lança au maître un regard chargé de reproche, sombre et brûlant.

— Je me suis tu jusqu’à ce que vous soyez prêts à recevoir ces photographies, répondit le maître sans se troubler.

Il alluma le TVP.

Ils reconnurent la place et le monument du Temps Tout-Puissant. Le vieux temple, là où Rodis avait péri n’existait plus. À sa place, une construction en demi-lune largement ouverte vers le ciel. L’escalier menait à un arc énorme et acéré entouré sur son aire supérieure d’une galerie découverte. Les deux extrémités de la galerie, couvertes de parasols transparents soutenaient, on ne sait comment, les coupoles qui s’avançaient hardiment, hautes et pointues, surplombant la place et les constructions environnantes.

— C’est le monument dédié à la Terre – dit doucement le maître –, par la planète qui ne s’appelle plus Ian-Iah, mais qui, s’inspirant du surnom à la consonance harmonieuse que la Terre lui avait donné, est devenue Tor-Mi-Oss, ce qui dans leur langue veut dire la même chose que le mot Terre pour nous ! C’est à la fois la planète et le sol sur lequel l’homme a peiné pour faire pousser la nourriture, labourant les jardins et construisant des maisons pour le futur, pour ses enfants, pour le chemin assuré de l’humanité dans un monde sans limite.

La deuxième vue montra une sculpture représentant un groupe de trois silhouettes, se profilant sur la construction.

— Faï Rodis ! s’écria Kimi, et le maître acquiesça en silence, pour troubler le moins possible les enfants.

Rodis, sculptée dans la pierre, dans la nudité dévoilée de son scaphandre noir, était portée par deux hommes ayant les visages de Tael et de Gzer Bou-Iam, sculptés dans une roche montagneuse d’un jaune foncé presque marron. Chacun des deux hommes, le « Cvil » et le « Cvic », avait posé ses mains robustes sur les épaules de l’autre. Faï Rodis était assise sur ces mains, les jambes croisées, le visage tourné vers Gzer Bou-Iam, le bras autour du cou de Tael.

Le sculpteur avait, on ne sait pourquoi, représenté Rodis coiffée d’un énorme turban négligemment enroulé, telle que Tael l’avait vue un jour. La pierre de la statue ressemblait aux célèbres opales noires du continent australien et étincelait d’un feu intense et coloré, faisant penser aux millions d’étoiles qui percent l’obscurité des nuits tropicales de la Terre, dont Rodis avait si souvent parlé aux Tormansiens, leur insufflant la beauté de son monde.

Les Terriens regardèrent longtemps la sculpture faite à une distance de milliers d’années-lumière, puis le maître fit passer la troisième et dernière photographie, celle du pavillon gauche.

Il y avait là aussi des sculptures : celles de Vir Norine et de Siou-Té. L’astronavigateur de « La Flamme sombre » immortalisé dans son métal rouge foncé était étendu, laissant tomber ses mains sans force, la tête et les épaules appuyées sur le SVP, dormant du sommeil éternel. Siou-Té, la Tormansienne, faite en pierre blanche très pure, soulevait dans ses paumes enfantines les cadeaux précieux, laissés par l’homme de la Terre : le mat cubique de l’IMC et l’ovale brillant de l’ADP.

Les deux silhouettes avaient l’incertitude enchanteresse du réalisme qui incite chacun à voir dans une forme vivante le miracle de son rêve individuel.

— Le ciel est bleu ! dit Lark, imitant les astronavigants. Cela signifie-t-il que l’Heure du Taureau a pris fin sur Tormans ? Est-ce vraiment à nous Terriens qu’ils le doivent : à Rodis, Norine, Tchedi et Evisa et tous ceux qui sont ici sur le plateau du Revat autour du vaisseau ?

— Non ! répondit le maître. C’est à eux-mêmes que les habitants de Tormans le doivent et c’est seulement alors qu’ils ont pu s’élever hors de l’inferno. Les victimes du régime oligarchique de Tormans ne soupçonnaient même pas qu’elles étaient des victimes se trouvant dans la prison invisible de Tormans. Elles se crurent libres, jusqu’à l’arrivée de notre expédition qui leur a montré la véritable liberté, a restauré la nature saine de l’homme et ses énormes possibilités ; jusqu’alors, elles s’étaient contenté des fausses promesses du succès matériel. Et, soudain, une question se posa : qui sera responsable de la planète épuisée et meurtrie, des milliards de vies gaspillées ? Jusqu’alors, chaque échec était payé d’une façon ou d’une autre par les masses populaires. Maintenant, on réclamait les responsables directs de ces échecs. Il devint clair que sous les masques nouveaux se cachaient la même essence capitaliste d’oppression, de répression, d’exploitation habilement camouflée par les méthodes scientifiques raffinées de la propagande, de la suggestion, de la création d’illusions vides. Les Tormansiens comprirent qu’il ne servait à rien d’être libres et ignorants, qu’une éducation psychologique sérieuse était indispensable, qu’il fallait savoir distinguer les gens selon leurs qualités spirituelles et couper à la racine toutes les actions apportant le mal. C’est seulement alors que s’accomplit le virage décisif dans le destin de la planète. Il ne faut pas croire qu’ils réussirent d’un seul coup, mais ils se découvrirent, découvrirent leur monde et nous découvrirent – nous, leurs frères, qui les aimions. Le monument que vous avez vu est le témoignage indiscutable de leur reconnaissance enthousiaste. L’arrivée de notre astronef et l’action des Terriens ont servi d’impulsion. Rodis et ses compagnons ont restauré chez les Tormansiens deux forces sociales extraordinaires : la foi en soi et la confiance envers les autres. Il n’est rien de plus puissant que des gens réunis par la confiance. Même des gens faibles, s’aguerrissent dans la lutte commune en sentant qu’on peut compter totalement sur eux, et ils deviennent capables de la plus grande abnégation, car ils croient en eux comme dans les autres et dans les autres comme en eux… Comment résumeriez-vous le sens de l’expédition ?

— Un autre îlot de l’inferno a été détruit dans l’univers, des milliards de personnes du présent et du futur ont évité des tourments inutiles, répondirent les élèves en chœur.

Le maître salua ses enfants.

— Impossible de donner de meilleure réponse. Je suis très content de vous.

— Nous devrions aller une fois encore au plateau du Revat, dit Yvette. Ils nous paraîtront tout à fait vivants, maintenant.

— Vous verrez bientôt des Tormansiens vivants, dit le maître en souriant. Sur la recommandation des Machines de Méditation Commune, on a envoyé là-bas une Astronef à Rayon Direct depuis la planète du Soleil Vert. Et à mon avis, il est déjà sur la planète Tor-Mi-Oss.

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