Deux jours après l’étrange aventure à laquelle avait donné lieu la soirée chez Nastasie Philippovna, soirée sur laquelle se termine la première partie de notre récit, le prince Muichkine partit précipitamment à Moscou pour s’occuper de l’héritage qui lui était échu d’une manière si inattendue. On prétendit alors que d’autres raisons avaient pu contribuer à hâter son départ, mais nous ne pouvons fournir que peu de détails sur ce point, comme sur sa vie à Moscou et, en général, sur le temps qu’il passa hors de Pétersbourg. Il s’absenta juste une demi-année et, durant toute cette période, les personnes mêmes qui, pour une raison ou pour une autre, s’intéressaient à lui, ne purent savoir que fort peu de chose de son existence. Il y eut bien quelques rumeurs à son sujet, mais à de rares intervalles; elles étaient pour la plupart étranges et presque toujours contradictoires. Ceux qui se préoccupèrent le plus du prince furent certainement les Epantchine, auxquels il n’avait même pas trouvé le temps de dire adieu avant son départ. Toutefois le général l’avait vu alors à deux ou trois reprises et ils avaient eu une conversation sérieuse. Mais de ses rencontres avec lui, Epantchine n’avait pas soufflé mot à sa famille. En règle générale, pendant les premiers temps, c’est-à-dire durant tout le mois qui suivit le départ du prince, on considéra comme bienséant, chez les Epantchine, de ne pas parler de lui. Seule la générale, Elisabeth Prokofievna, avait déclaré, tout au début, «qu’elle s’était cruellement trompée sur son compte». Puis, deux ou trois jours après, elle avait ajouté, mais cette fois sans nommer le prince et d’une manière vague, «que le trait dominant de sa vie avait été de se méprendre constamment sur les gens». Et enfin, une dizaine de jours plus tard, dans un moment d’emportement contre ses filles, elle avait en manière de conclusion lancé cette boutade: «Assez d’erreurs! Il n’y en aura plus dorénavant».
Nous ne pouvons nous dispenser d’observer ici qu’une ambiance de malaise régna assez longtemps dans la maison. On sentait planer une atmosphère d’aigreur, de tension et de cachotterie; tout le monde avait l’air maussade. Le général était affairé jour et nuit; il faisait démarches sur démarches; on l’avait rarement vu aussi absorbé, surtout par son service. C’était à peine si les siens avaient le temps de l’apercevoir. Quant aux demoiselles Epantchine, elles se gardaient de dire tout haut ce qu’elles pensaient. Peut-être n’étaient-elles guère plus expansives entre elles. C’étaient des jeunes filles fières, hautaines et très retenues même les unes vis-à-vis des autres. Au reste, elles se comprenaient non seulement au premier mot, mais même au premier regard, en sorte qu’une longue explication leur était souvent superflue.
Une seule chose aurait pu retenir l’attention d’un observateur étranger, s’il s’en était trouvé dans cette famille: c’est qu’à en juger par quelques détails précédemment donnés, le prince avait produit sur les Epantchine une impression toute particulière, bien qu’il ne leur eût fait qu’une seule et courte visite. Peut-être n’était-ce là qu’un simple effet de la curiosité éveillée par les singulières aventures du prince. Quoi qu’il en fût, cette impression avait persisté.
Peu à peu les bruits répandus en ville devinrent de plus en plus incertains et obscurs. On parlait bien d’un certain petit prince (personne ne pouvait préciser son nom), un pauvre d’esprit auquel un héritage énorme était échu inopinément et qui avait épousé une Française de passage, connue à Paris comme danseuse légère d’un établissement dit le Château des Fleurs [49]. Mais d’autres affirmaient que cette succession revenait à un général et que l’époux de la gambilleuse parisienne était un jeune marchand russe immensément riche; on ajoutait que, le jour de son mariage, ce dernier, étant ivre, avait brûlé à la flamme d’une bougie, par pure esbroufe, sept cent mille roubles de titres du dernier emprunt à lots.
Diverses circonstances coupèrent bientôt court à la diffusion de ces bruits. La bande de Rogojine, dont beaucoup de membres auraient pu fournir des renseignements, se rendit au grand complet avec son chef à Moscou, huit jours après une orgie formidable au Vaux-Hall d’Ekaterinhof, orgie à laquelle Anastasie Philippovna avait assisté. Les rares personnes qui pouvaient s’y intéresser apprirent par des rumeurs incertaines que Nastasie Philippovna avait pris la fuite le lendemain même de cette escapade et avait disparu, mais qu’on avait retrouvé sa trace à Moscou. Le départ de Rogojine pour cette ville semblait venir à l’appui de la conjecture.
D’autres on-dit circulèrent également sur le compte de Gabriel Ardalionovitch Ivolguine qui était assez connu dans son milieu social. Mais un événement survint qui espaça et ne tarda pas à dissiper complètement les cancans dont il était l’objet: il tomba gravement malade et cessa de se montrer tant en société qu’à son bureau. Au bout d’un mois il se rétablit, mais résigna ses fonctions et la société dut pourvoir à son remplacement. Il ne remit plus les pieds chez le général Epantchine qui dut, lui aussi, prendre un autre secrétaire. Ses ennemis auraient pu supposer qu’il avait honte même de paraître dans la rue après tout ce qui lui était arrivé. Mais la vérité était qu’il se sentait réellement malade et dans un état voisin de l’hypocondrie; il était mélancolique et irritable.
Barbe Ardalionovna épousa Ptitsine au cours de ce même hiver; tous leurs amis attribuèrent ce mariage au fait que Gania, ayant refusé de reprendre son travail, non seulement n’entretenait plus la famille mais encore était tombé à sa charge.
Notons entre parenthèses que, chez les Epantchine, on ne prononçait pas plus le nom de Gabriel Ardalionovitch que s’il n’était jamais allé chez eux et même que s’il n’avait jamais existé. Et pourtant ils avaient tous appris (très rapidement même) un trait fort curieux à son sujet: la nuit fatale, après la désagréable aventure qui lui était arrivée chez Nastasie Philippovna, Gania, rentré chez lui, ne s’était pas couché et avait attendu le retour du prince avec une impatience fébrile. Le prince ne revint d’Ekaterinhof que sur les six heures du matin. Alors Gania entra dans sa chambre et posa sur la table, devant lui, le paquet roussi par le feu contenant les billets que Nastasie Philippovna lui avait donnés pendant qu’il était sans connaissance. Il le pria instamment de restituer ce cadeau à Nastasie Philippovna à la première occasion. Au moment où Gania avait pénétré dans la chambre du prince il nourrissait des sentiments hostiles à son égard et semblait désespéré. Mais, après les premiers mots échangés entre eux, il resta deux heures auprès de lui et ne cessa de pleurer pendant tout ce temps. Ils se séparèrent dans les meilleurs termes.
Cette nouvelle, qui vint aux oreilles de tous les Epantchine, fut reconnue par la suite parfaitement exacte. Sans doute est-il singulier que de pareilles divulgations se propagent aussi rapidement; c’est ainsi que tout ce qui s’était passé chez Nastasie Philippovna fut connu dès le lendemain par les Epantchine d’une manière assez précise même quant aux détails. En ce qui concerne les nouvelles relatives à Gabriel Ardalionovitch, on aurait pu supposer qu’elles avaient été rapportées aux Epantchine par Barbe Ardalionovna, qui s’était mise soudain à fréquenter les trois demoiselles et n’avait pas tardé à se lier très intimement avec elles, pour la plus grande surprise d’Elisabeth Prokofievna. Mais, tout en jugeant nécessaire de se rapprocher des Epantchine, elle ne leur aurait certainement pas parlé de Gania. C’était une femme qui avait sa fierté à elle, nonobstant qu’elle cherchât à nouer des relations dans une maison d’où l’on avait presque chassé son frère. Auparavant, les demoiselles Epantchine et elle se connaissaient déjà, mais ne se voyaient guère. Même maintenant elle ne se montrait presque jamais dans le salon; elle entrait par l’escalier de service, comme à la dérobée. Elisabeth Prokofievna ne lui avait jamais manifesté beaucoup de bienveillance, ni avant ni maintenant, bien qu’elle eût beaucoup d’estime pour Nina Alexandrovna, la mère de la jeune femme. Elle s’étonnait et se fâchait, attribuant la liaison de ses filles avec Barbe au caprice et à cet esprit autoritaire qui faisait qu’«elles ne savaient qu’inventer pour contrarier leur mère». Barbe Ardalionovna n’en continua pas moins ses visites après comme avant son mariage.
Un mois environ après le départ du prince, la générale Epantchine reçut une lettre de la vieille princesse Biélokonski, qui s’était rendue deux semaines auparavant auprès de l’aînée de ses filles, mariée à Moscou. Cette lettre fit sur la générale une visible impression. Elle n’en communiqua rien à ses filles ni à Ivan Fiodorovitch, mais bien des indices permirent à son entourage de remarquer qu’elle en était restée émue et même troublée. Elle se mettait à parler à ses filles sur un ton inattendu et toujours à propos de questions extraordinaires; elle avait envie de s’épancher, mais quelque chose semblait la retenir. Le jour où elle reçut la lettre, elle se montra caressante pour tout le monde; elle embrassa même Aglaé et Adélaïde et leur exprima son repentir, sans qu’elles pussent comprendre exactement à propos de quoi. Elle témoigna même d’une soudaine condescendance pour Ivan Fiodorovitch qu’elle boudait depuis un mois. Bien entendu dès le lendemain elle fut fâchée de s’être ainsi laissée aller à un accès de sentimentalité et, avant le dîner, elle trouva le temps de leur faire des scènes à tous, vers le soir l’horizon familial s’éclaircit de nouveau. Et toute une semaine elle se montra d’assez bonne humeur, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.
Une semaine encore se passa, au bout de laquelle arriva une seconde lettre de la princesse Biélokonski. Cette fois la générale se décida à parler. Elle annonça solennellement que «la vieille Biélokonski» (elle ne désignait jamais autrement la princesse) lui envoyait des nouvelles très consolantes de ce… de cet original, enfin… du prince! La vieille s’était enquise de lui à Moscou et les résultats de son enquête avaient été des plus favorables. Le prince avait fini par venir lui-même la voir et il avait produit sur elle une impression exceptionnellement avantageuse. «On peut en juger par le fait qu’elle l’a invité à aller la voir tous les jours, de une heure à deux, et que cette visite quotidienne ne l’a pas encore fatiguée.» Elle ajouta pour conclure que, sur la recommandation de la «vieille!», le prince était reçu dans deux ou trois bonnes maisons. «C’est encore bien, dit-elle, qu’il ne se cloître pas chez lui et ne se montre pas honteux comme un imbécile!»
Les jeunes filles, en entendant ces explications, s’aperçurent incontinent que la maman leur cachait le plus important de la lettre. Peut-être avaient-elles été mises au courant par Barbe Ardalionovna qui pouvait et même devait savoir beaucoup de choses, grâce à son mari, sur les faits et gestes du prince à Moscou. Ptitsine, en effet, était vraisemblablement le mieux renseigné de tous. Il était toujours muet quand il s’agissait d’affaires, mais il n’avait naturellement pas de secret pour Barbe. Ce fut là un nouveau motif d’antipathie de la générale à l’égard de celle-ci.
En tout cas, la glace était rompue et on put dès lors parler du prince sans se gêner. En outre, cet incident avait mis en lumière l’impression profonde et le très vif intérêt que le prince avait provoqués chez les Epantchine. La générale fut même surprise de la curiosité qu’éveillaient chez ses filles les nouvelles de Moscou. De leur côté, les jeunes filles s’étonnèrent de l’inconséquence de leur mère, qui, après avoir solennellement déclaré que «le trait dominant de sa vie avait été de se méprendre sur les gens», n’en avait pas moins recommandé le prince à la sollicitude de la «puissante» et vieille Biélokonski à Moscou, ce qui n’était pas une petite affaire, car la «vieille» aimait à faire la sourde oreille.
Dès qu’un vent nouveau eut commencé à souffler, le général s’empressa de faire connaître son avis. Le prince semblait l’intéresser énormément, lui aussi. Au reste, les renseignements qu’il donna sur celui-ci ne se rapportaient qu’à sa situation matérielle. Il exposa que, dans l’intérêt du prince, il l’avait fait surveiller ainsi que son homme d’affaires, Salazkine, par deux personnes de confiance très influentes dans leur milieu à Moscou. Tout ce que l’on avait raconté sur la dévolution de l’héritage était exact, mais, au bout du compte, l’importance de la succession avait été passablement exagérée. Le patrimoine était entamé, grevé de dettes; il y avait même des compétiteurs; en outre, malgré tous les conseils qui lui avaient été prodigués, le prince avait traité l’affaire à la légère. Certes, le général lui souhaitait toute la chance possible et, maintenant que la glace était rompue, il était aise de pouvoir le dire en toute sincérité, car c’était un jeune homme fort méritant, bien qu’un peu timbré; il avait fait en l’occurrence pas mal de bêtises. Ainsi des créanciers du défunt marchand s’étaient présentés avec des titres contestables ou dénués de valeur; quelques-uns même, voyant à qui ils avaient affaire, n’en avaient produit aucun. Qu’avait fait le prince? En dépit des observations de ses amis qui lui démontraient que ces gens n’avaient aucun droit, il leur avait donné satisfaction à presque tous. Il s’était inspiré de cette seule considération que certains de ces soi-disant créanciers semblaient avoir effectivement subi un dommage.
La générale fit remarquer à ce sujet que la même observation se retrouvait dans la lettre de la princesse Biélokonski; «c’était bête, très bête; mais le moyen de guérir un imbécile?» ajouta-t-elle d’un ton tranchant. Cependant sa physionomie laissait voir que la manière d’agir de cet «imbécile» était loin de lui déplaire. En fin de compte, le général constata que son épouse portait au prince l’intérêt qu’elle aurait témoigné à son propre fils et qu’elle était aux petits soins pour Aglaé; sur quoi il se cantonna, pendant quelque temps, dans son attitude d’homme d’affaires.
Mais ces bonnes dispositions furent de courte durée. Un nouveau et brusque revirement survint au bout de deux semaines: la générale redevint maussade et le général, après avoir haussé les épaules à diverses reprises, retomba dans un «silence glacial».
La vérité est qu’il avait reçu, quinze jours auparavant, un avis confidentiel annonçant laconiquement et en termes assez confus, mais de source digne de foi, que Nastasie Philippovna, après avoir été perdue de vue à Moscou, y avait été retrouvée par Rogojine. Elle avait de nouveau disparu et il l’avait encore une fois découverte; enfin elle lui avait presque donné sa parole qu’elle l’épouserait.
Et voici que deux semaines plus tard Son Excellence apprenait que Nastasie Philippovna s’était enfuie pour la troisième fois, presque au moment de la cérémonie nuptiale. Cette fois elle avait cherché refuge en province. Or, le prince Muichkine avait disparu de Moscou sur ces entrefaites, laissant toutes ses affaires à la charge de Salazkine. Était-il parti avec elle ou s’était-il lancé à sa poursuite? on ne savait. Mais le général en conclut qu’il y avait anguille sous roche.
Elisabeth Prokofievna reçut également de son côté des nouvelles fâcheuses. Finalement, deux mois après le départ du prince, on perdit complètement sa trace à Pétersbourg et les Epantchine ne rompirent plus la «glace du silence» à propos de lui. Barbe Ardalionovna n’en continua pas moins à fréquenter les jeunes filles.
Pour en finir avec tous ces bruits et avec ces rumeurs, ajoutons que le printemps vit beaucoup de changements chez les Epantchine, en sorte qu’il leur eût été difficile de ne pas oublier le prince, lequel ne donna d’ailleurs pas signe de vie, peut-être intentionnellement. Dans le courant de l’hiver précédent on avait formé le projet de passer l’été à l’étranger. Il ne s’agissait bien entendu que d’Elisabeth Prokofievna et de ses filles, le général n’ayant pas de temps à perdre en «vaines distractions». La décision avait été prise sur les instances opiniâtres des jeunes filles, qui s’étaient mis en tête que leurs parents ne voulaient pas les mener à l’étranger par crainte de manquer les partis à l’affût desquels ils étaient. On peut aussi supposer que les époux Epantchine avaient fini par se rendre compte que des soupirants peuvent aussi se trouver hors du pays et qu’un voyage d’été, loin de gâter les choses, pourrait au contraire les arranger. Ajoutons à ce propos que le projet de marier l’aînée avec Athanase Ivanovitch avait été abandonné avant même d’avoir pris une forme concrète. Cela s’était fait tout naturellement, sans longue discussion ni dissentiment dans la famille. Aussitôt après le départ du prince, on avait cessé d’en parler d’une part comme de l’autre. Cet événement contribua dans une certaine mesure à alourdir l’atmosphère de malaise qui régnait chez les Epantchine, encore que la générale eût déclaré qu’elle en était enchantée et qu’elle «se signait des deux mains» en y pensant. Le général, tout en reconnaissant les torts dont sa femme lui faisait grief, n’en marqua pas moins pendant quelque temps sa mauvaise humeur. Il regrettait Athanase Ivanovitch, «un homme si riche et si adroit». Bientôt après il apprit que ce dernier s’était épris d’une Française de passage qui appartenait à la plus haute société; c’était une marquise du clan légitimiste. Le mariage était décidé et Athanase Ivanovitch devait se rendre d’abord à Paris, puis dans quelque coin en Bretagne. «Allons! décida le général, marié à une Française, c’est un homme perdu!»
Les Epantchine préparaient leur voyage d’été. Un incident survint brusquement qui, de nouveau, bouleversa tout et fit ajourner le voyage, pour la plus grande satisfaction du général et de sa femme. Cet incident, ce fut l’arrivée à Pétersbourg d’un gentilhomme moscovite, le prince Stch…, homme connu, et de la façon la plus honorable. Il était de ces gens de formation récente, actifs, honnêtes, modestes, qui désirent sincèrement et consciencieusement se rendre utiles, travaillent sans cesse et se distinguent par leur rare et heureuse aptitude à toujours trouver l’emploi de leur activité. À l’écart de la vaine agitation des partis, sans ostentation ni prétention à jouer un rôle de premier plan, le prince avait néanmoins parfaitement compris le sens des transformations de l’époque actuelle. Il avait d’abord été fonctionnaire de l’État, puis s’était consacré aux États provinciaux. Outre cela il collaborait, comme membre correspondant, aux travaux de plusieurs sociétés savantes russes. Avec le concours d’un ingénieur de sa connaissance, il avait fait améliorer, à la suite d’études et d’investigations spéciales, le tracé d’une de nos plus importantes voies ferrées. Il était âgé de trente-cinq ans. Appartenant à la meilleure société, il possédait, selon l’expression du général, «une jolie fortune, solide et bien assise». Le général en savait quelque chose, car il avait fait sa connaissance chez le comte, son chef hiérarchique, à l’occasion d’une affaire assez importante. Mû par une curiosité particulière, le prince ne se refusait jamais à entrer en relation avec les hommes d’affaires russes. Les circonstances voulurent qu’il fût aussi présenté à la famille du général. Adélaïde Ivanovna, la puînée des trois sœurs, produisit sur lui une assez vive impression. À l’entrée du printemps il formula sa demande en mariage. Il avait beaucoup plu à Adélaïde ainsi qu’à Elisabeth Prokofievna. Le général fut enchanté de ce parti. Le voyage projeté fut naturellement ajourné et on décida de célébrer le mariage au cours de la saison.
Cependant le voyage aurait bien pu avoir lieu vers le milieu ou la fin de l’été, et, n’eût-il duré qu’un mois ou deux, il aurait apporté à Elisabeth Prokofievna et à ses deux autres filles une diversion au chagrin que leur causait le départ d’Adélaïde. Mais un nouvel incident surgit: vers la fin du printemps (le mariage avait un peu traîné et on l’avait différé jusqu’au milieu de l’été), le prince Stch… présenta aux Epantchine un de ses parents éloignés, un certain Eugène Pavlovitch R…, avec lequel il était assez intime. C’était un jeune aide de camp d’environ vingt-huit ans, très beau garçon, de souche aristocratique, spirituel, brillant, très cultivé, ouvert aux idées nouvelles et détenteur d’une prodigieuse fortune. Sur ce dernier point le général se montrait toujours circonspect. Aussi prit-il des renseignements, sur le vu desquels il conclut: «la chose paraît exacte mais demande encore à être vérifiée». Ce jeune aide de camp «appelé à un brillant avenir» vit son prestige rehaussé par les références que donna sur lui, de Moscou, la vieille Biélokonski. Il n’y avait qu’une ombre au tableau: ses liaisons et les «conquêtes» qu’il avait faites, assurait-on, pour le malheur de quelques cœurs sensibles. Quand il eut vu Aglaé, il se mit à fréquenter très assidûment la maison des Epantchine. À vrai dire cette assiduité ne donna lieu ni à une explication, ni même à une allusion. Mais les parents n’en eurent pas moins l’impression qu’il n’y avait pas lieu de penser à un voyage à l’étranger cet été-là. Peut-être bien qu’Aglaé, elle, était d’un autre avis.
Ceci se passait à la veille de la rentrée en scène de notre héros. À en juger par les dehors, on avait alors eu le temps d’oublier complètement le pauvre prince Muichkine à Pétersbourg. S’il était réapparu à ce moment au milieu de ses connaissances, il aurait eu l’air de tomber du ciel.
Nous devons consigner encore un fait avant de clore cette introduction. Après le départ du prince, Kolia Ivolguine continua d’abord à vivre comme par le passé, allant au collège, fréquentant son ami Hippolyte, veillant sur son père et aidant Barbe dans le ménage, c’est-à-dire faisant ses commissions. Mais les locataires s’étaient dispersés rapidement: Ferdistchenko avait déménagé trois jours après la scène chez Nastasie Philippovna; on l’avait bientôt perdu de vue et on n’entendait guère parler de lui; on disait seulement, mais sans l’affirmer, qu’il s’enivrait quelque part. Avec le prince était parti le dernier pensionnaire. Plus tard, lorsque Barbe se maria, Nina Alexandrovna et Gania allèrent demeurer avec elle sous le toit de Ptitsine dans le quartier du Régiment-Ismaïlovski.
Quant au général Ivolguine, il lui arriva vers la même époque une aventure tout à fait imprévue: on l’enferma à la prison pour dettes. L’incarcération avait eu lieu à la requête de son amie, la veuve du capitaine, à laquelle il avait souscrit, à différents termes, pour deux mille roubles de billets. Ce fut pour le général une vraie surprise et le malheureux fut «positivement la victime de sa confiance illimitée dans la noblesse du cœur humain». Ayant pris la tranquillisante habitude de signer des lettres de change et des billets, il n’avait pas imaginé qu’ils pussent jamais tirer à conséquence et pensait que les choses en resteraient toujours là. Mais l’événement le détrompa. «Ayez confiance après cela dans les gens et reposez-vous noblement sur eux!» s’exclamait-il avec douleur tandis qu’il vidait une bouteille de vin en compagnie de ses nouvelles connaissances, les pensionnaires de la maison Tarassov, auxquels il racontait des anecdotes sur le siège de Kars, ainsi que l’histoire du soldat ressuscité. Il s’adaptait d’ailleurs parfaitement à son nouveau régime. Ptitsine et Barbe déclarèrent que c’était là la place qui lui convenait, manière de voir que Gania confirma. Seule la pauvre Nina Alexandrovna pleurait en cachette (ce qui étonnait sa famille) et, bien que toujours malade, elle allait aussi souvent que possible voir son mari dans ce quartier éloigné.
Depuis cet événement qu’il appelait l’«accident du général» et depuis le mariage de sa sœur, Kolia s’était presque tout à fait émancipé, au point de rentrer rarement coucher à la maison. Le bruit courait qu’il s’était fait beaucoup de nouvelles connaissances; en outre, on le voyait constamment à la maison d’arrêt. Nina Alexandrovna ne pouvait se passer de lui quand elle y allait. Chez lui, on n’avait même plus la curiosité de le questionner. Barbe, qui naguère le tenait si serré, ne l’interrogeait plus maintenant sur ses absences. À la grande surprise de la famille, Gania, en dépit de son hypocondrie, causait avec lui et lui montrait parfois de l’affection, chose qui ne s’était encore jamais vue. Il avait vingt-sept ans et son frère quinze; jusque-là il n’avait témoigné à ce dernier aucune sollicitude; au contraire il le traitait grossièrement, exigeait de tout le monde la sévérité à son égard et menaçait à tout bout de champ de lui «tirer les oreilles», ce qui mettait le petit hors de lui. On avait maintenant l’impression que Kolia était parfois indispensable à son frère. De son côté, il avait été frappé de voir celui-ci rendre l’argent à Nastasie Philippovna et était prêt, pour cette raison, à lui pardonner bien des choses.
Trois mois environ après le départ du prince, la famille Ivolguine apprit que Kolia avait subitement fait la connaissance des Epantchine et qu’il trouvait chez eux le meilleur accueil des jeunes filles. Barbe sut très vite la nouvelle, quoique Kolia se fût présenté de lui-même et n’eût pas eu recours à son entremise. On le prit peu à peu en affection chez les Epantchine. La générale, qui avait commencé par lui montrer de la mauvaise humeur, ne tarda pas à devenir affable quand elle se fut rendu compte «qu’il était sincère et n’aimait pas flatter». Qu’il n’aimât point flatter, c’était la vérité même: il avait su se placer chez les Epantchine sur un pied de parfaite égalité et d’indépendance. S’il lisait quelquefois des livres et des journaux à la générale, c’est parce qu’il était naturellement obligeant. À deux reprises cependant, au cours d’une vive dispute avec Elisabeth Prokofievna, il lui déclara qu’elle était despotique et qu’il ne mettrait plus les pieds chez elle. La première de ces disputes fut provoquée par la «question féminine»; la seconde éclata au sujet de la saison la plus favorable pour attraper les serins. Si invraisemblable que la chose puisse paraître, la générale lui envoya le surlendemain un domestique porteur d’un billet dans lequel elle le priait de ne pas manquer de revenir. Kolia ne s’entêta point et réapparut sur-le-champ. Seule Aglaé n’était pas très bien disposée à son égard, on ne sait pourquoi, et le traitait de haut en bas. Cependant il était écrit qu’il lui causerait une surprise. Un jour – c’était pendant la semaine sainte – Kolia profita d’un moment où ils étaient seuls pour lui tendre une lettre qu’on lui avait dit de ne remettre qu’en mains propres. Aglaé jeta un regard menaçant à cet «impudent gamin», mais Kolia sortit sans en attendre davantage. Elle déplia la lettre et lut:
«Vous m’avez un jour honoré de votre confiance. Peut-être m’avez-vous complètement oublié maintenant. Comment ai-je pu me décider à vous écrire? Je ne sais; mais j’ai ressenti un désir irrésistible de me rappeler à vous, spécialement à vous. Maintes fois vous et vos sœurs m’auriez été très utiles, mais, de vous trois, je ne voyais que vous par la pensée. Vous m’êtes nécessaire, très nécessaire. Je n’ai rien à vous mander ni à vous raconter en ce qui me concerne. Ce ne serait d’ailleurs pas ce qui me ferait vous écrire. Mais mon plus vif désir serait de vous savoir heureuse. Êtes-vous heureuse? C’est tout ce que j’avais à vous dire.
Votre cousin, prince L. Muichkine».
Après avoir lu cette courte et assez incohérente missive, Aglaé rougit brusquement et resta pensive. Il nous serait malaisé de suivre le cours de ses pensées. Elle se posa, entre autres, cette question: montrerai-je cette lettre à quelqu’un? Finalement elle jeta la lettre dans le tiroir de sa table tandis qu’un sourire énigmatique et moqueur plissait ses lèvres.
Le lendemain elle reprit la lettre et la glissa dans un gros livre à reliure épaisse. C’était toujours ainsi qu’elle faisait pour les papiers qu’elle désirait retrouver rapidement. Une semaine se passa avant qu’elle s’avisât de regarder le titre de l’ouvrage: c’était Don Quichotte de la Manche. On ne sait trop pourquoi ce titre la fit éclater de rire. On ne sait pas davantage si elle montra la lettre à l’une ou à l’autre de ses sœurs.
Mais, quand elle l’eut relue, une question lui traversa l’esprit: se pouvait-il que le prince eût choisi cet impertinent et outrecuidant gamin comme correspondant et peut-être comme unique correspondant? Elle interrogea là-dessus Kolia, tout en le prenant de très haut. Mais le «gamin», si susceptible habituellement, ne prêta aucune attention à son air de mépris. Il expliqua brièvement et assez sèchement qu’à tout hasard il avait donné son adresse et offert ses services au prince avant que celui-ci quittât Pétersbourg, mais que c’était à la fois la première commission dont il avait été chargé et la première lettre qu’il en recevait. À l’appui de ce dire, il montra la lettre que le prince lui avait adressée personnellement. Aglaé n’eut aucun scrupule à lire cette lettre, qui était ainsi conçue:
«Cher Kolia, soyez assez bon pour remettre le billet cacheté ci-inclus à Aglaé Ivanovna. Portez-vous bien.
Affectueusement vôtre,
Le prince L. Muichkine».
– C’est tout de même ridicule de faire tant de confiance à un pareil mioche! dit Aglaé sur un ton de dépit en rendant la lettre à Kolia; puis elle s’éloigna, l’air méprisant.
C’était plus que n’en pouvait supporter Kolia qui, pour la circonstance, avait emprunté à Gania, sans lui en donner la raison, son foulard vert tout neuf. Il ressentit cruellement cet affront.
C’était au début de juin: depuis une semaine il faisait à Pétersbourg un temps splendide. Les Epantchine possédaient à Pavlovsk [50] une luxueuse villa. Elisabeth Prokofievna se mit soudain à s’agiter et à vouloir à toute force s’y rendre; en deux jours le déménagement fut terminé.
Un jour ou deux après ce départ, le prince Léon Nicolaïévitch Muichkine arriva de Moscou par le train du matin. Personne ne vint l’attendre à la gare, mais, à la descente du wagon, il crut soudain distinguer dans la foule massée autour des voyageurs une paire d’yeux incandescents qui le dévisageaient étrangement. Il chercha d’où venait ce regard mais ne distingua plus rien. Peut-être n’était-ce qu’une illusion, mais elle lui laissa une impression désagréable. Le prince n’avait pas besoin de cela pour être triste et soucieux; quelque chose paraissait le préoccuper.
Il prit un fiacre qui l’amena à un hôtel non loin de la Liteinaia. Dans cet hôtel, qui ne payait pas de mine, il loua deux petites chambres, sombres et mal meublées. Il se lava, changea de vêtements sans rien demander et sortit à la hâte comme un homme qui craint de perdre son temps ou de manquer une visite.
Si une des personnes qui l’avaient connu six mois avant, lors de sa première arrivée à Pétersbourg, l’avait aperçu à ce moment, elle aurait constaté une remarquable amélioration dans son extérieur. Mais ce n’était guère qu’une apparence. Seul son accoutrement avait subi une transformation radicale: il s’était fait faire un vêtement par un bon tailleur de Moscou. Toutefois ce vêtement même avait le défaut d’être trop à la mode (ce qui est toujours le cas quand on a affaire à un tailleur qui a plus de bonne volonté que de goût), surtout pour un homme qui n’entend rien à la toilette; un observateur porté à la moquerie aurait pu, en examinant le prince, trouver matière à rire. Mais il y a tant de choses qui peuvent prêter à rire!
Le prince se fit conduire en fiacre aux Peski [51]. Dans une des rues du groupe Rojdestvenski il découvrit bientôt l’adresse qu’il cherchait: c’était une maisonnette de bois dont l’aspect agréable, la propreté et la tenue le surprirent. Elle était entourée d’un jardin planté de fleurs. Les fenêtres sur la rue étaient ouvertes et on entendait la voix perçante, presque criarde, d’un homme qui semblait faire la lecture ou même prononcer un discours; cette voix était de temps à autre interrompue par de sonores éclats de rire. Le prince pénétra dans la cour, monta le perron, se fit ouvrir et demanda «monsieur Lébédev».
– Le voici, répondit une cuisinière aux manches retroussées jusqu’aux coudes, en montrant du doigt l’entrée du «salon». Ce salon, tapissé d’un papier bleu-foncé, était aménagé proprement et même avec quelque recherche: le mobilier se composait d’une table ronde, d’un divan, d’une pendule en bronze sous verre, d’une glace étroite fixée au mur et d’un petit lustre ancien à pendeloques, suspendu au plafond par une chaînette de bronze.
Au milieu de cette pièce se tenait M. Lébédev en personne, tournant le dos à la porte par laquelle était entré le prince. En manches de chemise vu la chaleur, il pérorait sur un ton pathétique en se frappant la poitrine. Son auditoire comprenait: un garçon de quinze ans, à la mine éveillée et intelligente, qui tenait un livre à la main; une jeune fille d’environ vingt ans, tout en deuil, qui avait un bébé sur les bras; une fillette de treize ans, également en deuil, qui riait à gorge déployée, et enfin un singulier personnage allongé sur le divan; c’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, assez bien fait, brun, avec des cheveux longs et épais, de grands yeux noirs, un très léger duvet tenant lieu de barbe et de favoris. Ce dernier semblait interrompre fréquemment la faconde de Lébédev pour faire de la contradiction, d’où, sans doute, les accès d’hilarité de l’auditoire.
– Loukiane Timofeïtch, hé! Loukiane Timofeïtch! Voyons! Mais regardez donc par ici!… Ah! et puis après tout, faites comme vous voulez!
Et la cuisinière sortit, rouge de colère, en agitant les bras dans un geste d’impuissance.
Lébédev se retourna et, ayant aperçu le prince, resta médusé. Puis au bout d’un moment il se précipita vers lui avec un sourire obséquieux, mais s’arrêta de nouveau sur le seuil, glacé par la surprise, et balbutia:
– Ex… excellentissime prince!
Et soudain, comme encore incapable de reprendre contenance, il fit demi-tour et s’élança sans rime ni raison sur la jeune fille en deuil qui tenait le bébé dans ses bras: celle-ci eut un sursaut de recul devant ce geste imprévu. Mais il s’en détourna aussitôt et se mit à vociférer contre la fillette de treize ans qui, debout sur le seuil de la pièce voisine, n’avait pas encore maîtrisé son hilarité; elle ne put supporter ses cris et s’enfuit d’un bond vers la cuisine. Lébédev frappa du pied pour l’effrayer davantage, mais, son regard ayant croisé celui du prince qui avait l’air tout confus, il dit en manière d’explication:
– C’est pour… le respect, hé! hé!
– Vous avez bien tort de… commença le prince.
– Tout de suite, tout de suite… avec la rapidité du vent…
Et Lébédev disparut précipitamment de la chambre. Le prince considéra avec étonnement la jeune fille, le garçon et le personnage étendu sur le divan; tous riaient. Il fit comme eux.
– Il est allé mettre son frac, dit le jeune garçon.
– Comme tout cela est contrariant, fit le prince. Et moi qui comptais… Mais, dites moi, ne serait-il pas…
– Ivre, voulez-vous dire? cria une voix qui partait du divan. Pas le moins du monde! C’est tout au plus s’il a bu trois ou quatre petits verres, peut-être cinq, histoire de ne pas déroger à la règle.
Le prince allait répondre au dernier interlocuteur mais il fut devancé par la jeune fille dont le joli visage exprimait la plus grande franchise.
– Il ne boit jamais beaucoup le matin; si vous voulez lui parler d’affaires, faites-le. C’est le bon moment. Le soir, quand il rentre, il est parfois gris. À présent il lui arrive, surtout la nuit, de pleurer et de nous faire à haute voix des lectures de l’Écriture Sainte parce que notre mère est morte il y a cinq semaines.
– S’il s’est enfui, c’est parce qu’il avait bien du mal à vous répondre, observa le jeune homme couché sur le divan. – Je parie qu’il cherche déjà à vous enjôler et qu’en ce moment même il rumine son coup.
– Cinq semaines qu’elle est morte! Cinq semaines seulement, s’exclama Lébédev réapparaissant vêtu du frac. Il cligna des yeux et tira un mouchoir de sa poche pour essuyer ses larmes. – Orphelins! ils sont orphelins!
– Voyons, papa, pourquoi avez-vous mis un vêtement tout troué? fit la jeune fille. Vous avez là, derrière la porte, une redingote neuve. Vous ne l’avez donc pas vue?
– Tais-toi, sauterelle! lui cria Lébédev. Que je te voie! Et il frappa du pied pour l’intimider; mais cette fois elle n’en fit que rire.
– Pourquoi chercher à me faire peur? Je ne suis pas Tania [52], je ne vais pas me sauver. Tenez, vous allez réveiller la petite Lioubov et elle aura encore des convulsions. À quoi bon crier ainsi?
– Que ta langue s’attache à ton palais! s’écria Lébédev dans un brusque mouvement de frayeur. Et, se précipitant vers l’enfant qui dormait dans les bras de la jeune fille, il traça au-dessus de lui, d’un air égaré, plusieurs signes de croix. – Seigneur, garde-la! Seigneur, protège-la! Ce bébé est ma propre fille Lioubov [53], ajouta-t-il en s’adressant au prince. Elle est née, en très légitime mariage, de ma femme Hélène, morte en couches. Et ce vanneau, c’est ma fille Véra, qui est en deuil… Et celui-ci, celui-ci… oh! celui-ci…
– Pourquoi restes-tu court? continue, ne te trouble pas!
– Votre Honneur! s’écria Lébédev avec exaltation, avez-vous suivi dans les journaux le meurtre de la famille Jémarine?
– Oui, répondit le prince quelque peu étonné.
– Eh bien! voilà en personne l’assassin de la famille Jémarine; c’est lui-même.
– Qu’est-ce à dire? fit le prince.
– Entendons-nous: je parle par allégorie. Je veux dire que c’est le futur assassin d’une future famille Jémarine, s’il s’en trouve une seconde. Il s’y prépare…
Tout le monde se mit à rire. L’idée vint au prince que Lébédev se livrait peut-être à ces bouffonneries parce qu’il pressentait des questions auxquelles il ne saurait que répondre et qu’il voulait gagner du temps.
– Ce garçon est un révolté, un fauteur de complots! cria Lébédev sur le ton d’un homme qui ne se possède plus. -. Voyons, puis-je, moi, considérer comme mon neveu, comme le fils unique de ma sœur Anissia, cette langue de vipère, ce fornicateur, ce monstre?
– Tais-toi donc, ivrogne que tu es! Croiriez-vous, prince, qu’il s’est maintenant mis en tête de devenir avocat; il tourne au chicaneau, s’exerce à l’éloquence et fait des effets oratoires en parlant à ses enfants. Il y a cinq jours, il a plaidé en justice de paix [54]. En faveur de qui? Une vieille femme l’adjurait de la défendre contre un gredin d’usurier qui l’avait dépouillée des cinq cents roubles représentant tout son avoir. A-t-il défendu la vieille femme? Non: il a plaidé pour l’usurier, un juif du nom de Saïdler, parce que celui-ci lui avait promis cinquante roubles…
– Cinquante roubles si je gagnais le procès, mais cinq seulement si je le perdais, rectifia Lébédev d’une voix tout à fait changée et comme s’il n’avait pas crié un instant auparavant.
– Naturellement il a perdu. La justice n’est plus comme dans le temps et il n’a réussi qu’à faire rire de lui. N’empêche qu’il est resté très fier de sa plaidoirie: «Songez, magistrats impartiaux, – a-t-il dit – que mon client, un malheureux vieillard privé de l’usage de ses jambes et vivant d’un travail honorable, est en train de perdre son dernier morceau de pain. Rappelez-vous les sages paroles du Législateur: «Que la clémence règne dans les tribunaux» [55]. Figurez-vous qu’il nous rabâche chaque matin cette plaidoirie telle qu’il l’a prononcée là-bas; c’est aujourd’hui la cinquième fois que nous l’entendons. Il la répétait encore au moment de votre arrivée, tant elle le ravit. Il s’en pourlèche. Et il se prépare à défendre un autre client de même acabit. Vous êtes, je crois, le prince Muichkine? Kolia m’a parlé de vous: il m’a dit n’avoir jamais vu au monde d’homme aussi intelligent que vous.
– Non! non! il n’y a pas au monde d’homme plus intelligent, renchérit Lébédev.
– Admettons que celui-là ne dit pas la vérité. L’un vous aime, l’autre vous passe la main dans le dos. Moi je n’ai nulle intention de vous flagorner, vous pouvez m’en croire. Mais vous ne manquez pas de bon sens: soyez juge entre lui et moi. Allons, veux-tu que le prince nous départage? demanda à son oncle le jeune homme étendu sur le divan. – Je suis même bien aise, prince, que vous soyez venu.
– Je veux bien, s’écria Lébédev d’un ton décidé, en jetant involontairement un coup d’œil sur le «public» qui, de nouveau, se groupait autour de lui.
– De quoi s’agit-il? articula le prince en fronçant les sourcils.
Il avait en effet la migraine, mais était en outre de plus en plus convaincu que Lébédev le bernait et cherchait une diversion.
– Voici l’exposé de l’affaire. Je suis son neveu: sur ce point, contrairement à son habitude, il n’a pas menti. Je n’ai pas achevé mes études, mais je veux les terminer et je les terminerai parce que j’ai du caractère. En attendant je vais prendre, pour vivre, un emploi de vingt-cinq roubles dans les chemins de fer. J’avoue en outre qu’il m’a aidé à deux ou trois reprises. J’avais vingt roubles et je les ai perdus au jeu. Oui, prince, le croiriez-vous? j’ai eu l’abjection, la bassesse de les perdre au jeu!
– Avec un gredin, un gredin que tu n’aurais pas dû payer! s’écria Lébédev.
– Un gredin, c’est vrai, mais que j’avais le devoir de payer, poursuivit le jeune homme. Que ce soit une canaille, je l’atteste, non seulement parce qu’il t’a rossé mais pour bien d’autres raisons. Prince, il s’agit d’un officier chassé de l’armée, un lieutenant en retraite qui faisait partie de la bande à Rogojine et qui donne des leçons de boxe. Tout ce monde-là bat le pavé depuis que Rogojine s’en est débarrassé. Mais le pis de tout c’est que je savais qu’il était un gredin, un propre-à-rien et un filou, et que, malgré cela, j’ai risqué mes derniers roubles en jouant avec lui (nous avons joué aux palki) [56]. Je me disais: si je perds, j’irai trouver l’oncle Loukiane, je lui ferai des platitudes et il ne refusera pas de m’aider. Voilà ce qui était de la bassesse, de la pure bassesse! C’était de la lâcheté consciente!
– Oui, de la lâcheté consciente! confirma Lébédev.
– Ne te dépêche pas tant de crier victoire! répliqua le neveu avec vivacité. – Il se réjouit trop tôt. Je vins donc chez mon oncle, prince, et lui avouai tout; je me conduisis noblement et ne me ménageai point; au contraire je m’accablai tant que je pus en sa présence; tous ici en furent témoins. Pour entrer dans la place que je vise, il est de toute nécessité que je remonte un peu ma garde-robe, car je suis en loques. Regardez plutôt mes bottes! Je ne peux pas me présenter à mon nouvel emploi dans cette tenue et, si je ne me présente pas dans le délai fixé, la place sera occupée par un autre; alors je resterai entre deux selles et Dieu sait quand je trouverai une autre occupation! Maintenant je ne lui demande en tout que quinze roubles; je m’engage à ne plus jamais avoir recours à lui et à le rembourser jusqu’au dernier sou dans les trois mois. Je tiendrai parole. Je sais ce que c’est que de vivre de pain et de kvass pendant des mois entiers, car j’ai du caractère. En trois mois je gagnerai soixante-quinze roubles. Avec ce que je lui ai précédemment emprunté, ma dette totale s’élèvera à trente-cinq roubles; j’aurai donc de quoi m’acquitter. Pour ce qui est des intérêts, qu’il exige ce qu’il voudra, le diable l’emporte! Est-ce qu’il ne me connaît pas? Demandez-lui, prince, si je lui ai rendu ou non son argent quand il m’est venu en aide. Pourquoi me refuse-t-il maintenant? Il est fâché contre moi parce que j’ai payé ce lieutenant; il n’a pas d’autre raison. Voilà l’homme: rien pour lui, donc rien pour les autres!
– Et il ne s’en va pas! s’écria Lébédev. Il est couché là où vous le voyez et il ne bouge plus.
– Je te l’ai déjà dit; je ne m’en irai pas avant que tu m’aies donné ce que je te demande. Pourquoi avez-vous l’air de sourire, prince? On dirait que vous me désapprouvez.
– Je ne souris pas, mais, selon moi, vous êtes en effet un peu dans votre tort, dit le prince comme à contre-cœur.
– Dites carrément que j’ai tout à fait tort, ne biaisez pas. Pourquoi cet «un peu»?
– Si vous voulez: mettons que vous êtes tout à fait dans votre tort.
– Si je veux! Voilà qui est comique! Croyez-vous que je ne me rende pas compte moi-même de l’indélicatesse de mon procédé? Je sais que l’argent lui appartient, qu’il peut en disposer à sa guise et que j’ai l’air de vouloir le lui extorquer. Mais vous, prince…, vous ne connaissez pas la vie. Si on ne donne pas une leçon à ces gens-là, il n’y a rien à en attendre. Il faut leur en donner une. Ma conscience est pure: je vous le dis en toute sincérité, je ne lui ferai aucun tort et je lui restituerai son argent, intérêts compris. Moralement il a déjà eu une satisfaction, puisqu’il a été témoin de mon avilissement. Que lui faut-il de plus? À quoi sera-t-il bon s’il ne rend pas service? voyez plutôt comment il se comporte lui-même. Interrogez-le sur sa façon d’agir avec autrui et sur son art de piper les gens. Par quels moyens est-il devenu propriétaire de cette maison? Je donne ma tête à couper s’il ne vous a pas déjà roulé et s’il ne médite pas sur la manière de vous rouler davantage. Vous souriez, vous ne le croyez pas?
– Il me semble, observa le prince, que tout cela n’a pas grand rapport avec votre affaire.
– Voilà trois jours que je reste couché ici et j’en ai déjà pas mal vu! s’exclama le jeune homme sans écouter le prince. – Figurez-vous qu’il a des soupçons sur cet ange, cette jeune fille aujourd’hui orpheline, ma cousine et sa fille; il cherche chaque nuit si elle ne cache pas un galant. Il se glisse ici à pas de loup et regarde sous mon divan. La défiance lui a tourné la tête; il voit des voleurs dans tous les coins. La nuit il saute hors du lit à chaque instant, va s’assurer que les portes et les fenêtres sont bien fermées et inspecte le poêle. Ce manège se renouvelle jusqu’à sept fois dans une même nuit. Au tribunal il plaide pour des fripons; ici il se relève encore trois autres fois par nuit pour faire ses prières; il se met à genoux dans ce salon et passe une demi-heure à se frapper le front contre le plancher, à psalmodier et à faire des invocations à tort et à travers! Sans doute est-ce l’effet de l’ivresse. Il a prié pour le repos de l’âme de la comtesse Du Barry; je l’ai entendu de mes propres oreilles. Kolia l’a entendu aussi. Bref il a totalement perdu l’esprit!
– Vous voyez, prince, vous entendez comme il me bafoue! s’écria Lébédev tout rouge et hors de lui. – Je suis peut-être un ivrogne, un coureur, un voleur et un mauvais sujet, mais il y a une chose que ce dénigreur ne sait pas, c’est que, quand il était au berceau, c’est moi qui l’emmaillotais et le lavais. Je passais des nuits blanches à le veiller, lui et sa mère, ma sœur Anissia, qui était veuve et tombée dans la misère; bien qu’aussi misérable qu’eux, je les soignais quand ils étaient malades; j’allais voler du bois chez le concierge; j’avais le ventre creux mais je chantais en faisant claquer mes doigts pour endormir le bébé. Je l’ai dorloté et voilà maintenant qu’il me tourne en ridicule. Et qu’est-ce que cela peut te faire que je me sois signé en priant pour le repos de l’âme de la comtesse Du Barry? Prince, il y a trois jours, j’ai lu, pour la première fois de ma vie, sa biographie dans une encyclopédie. Mais sais-tu toi-même qui était la Du Barry? Parle: le sais-tu, oui ou non?
– Ne dirait-on pas que tu es le seul à le savoir? murmura le jeune homme presque malgré lui mais d’un ton moqueur.
– C’était une comtesse qui, sortie de la fange, devint presque reine, au point qu’une grande impératrice l’appelait ma cousine [57] dans une lettre écrite de sa main. Au lever du Roi (sais-tu ce que c’était que le lever du Roi?) un cardinal, nonce du pape, s’offrit pour lui mettre ses bas de soie: il considérait cela comme un honneur, tout dignitaire et saint homme qu’il fût! Sais-tu cela? Je vois sur ta figure que tu l’ignores. Voyons, comment est-elle morte? Réponds si tu le sais.
– Fiche-moi la paix! Tu m’ennuies.
– Voici comment elle est morte. Après tous ces honneurs et cette demi-souveraineté, le bourreau Sanson l’a traînée à la guillotine, bien qu’innocente, pour faire plaisir aux poissardes de Paris. Son épouvante fut telle qu’elle ne comprit rien à ce qu’on voulait faire d’elle. Quand elle sentit que le bourreau lui courbait la nuque sous le couperet et la poussait à coups de pied, tandis que les gens riaient autour d’elle, elle se mit à crier: «Encore un moment, monsieur le bourreau, encore un moment [58]!» Eh bien! c’est peut-être pour ce moment-là que Dieu lui pardonnera, car on ne peut pas imaginer, pour l’âme humaine, une plus grande misère que celle-là. Sais-tu ce que veut dire le mot «misère»? Il désigne précisément ce moment-là. Quand j’ai lu le passage où est relaté ce cri de la comtesse suppliant qu’on lui fasse grâce d’un moment, j’ai eu le cœur serré comme entre des tenailles. Que t’importe, vermisseau, qu’en me couchant j’aie eu dans mes prières une pensée pour cette grande pécheresse? Si je l’ai eue, c’est peut-être parce que personne ne s’est avisé, jusqu’à ce jour, de prier ou même de faire un signe de croix pour elle. Il lui sera sans doute agréable, dans l’autre monde, de sentir qu’il s’est trouvé ici-bas un pécheur comme elle pour prier, ne serait-ce qu’une fois, pour son âme. Pourquoi ricanes-tu? Tu ne le crois pas, athée que tu es? Et qu’en sais-tu? D’ailleurs si tu m’as écouté, tu as rapporté de travers ce que tu as entendu: je n’ai pas prié seulement pour la comtesse Du Barry, j’ai dit: «Accorde, Seigneur, le repos à l’âme de la grande pécheresse que fut la comtesse Du Barry et à toutes celles qui lui ressemblent!» Or ceci est tout à fait différent, car il y a dans l’autre monde beaucoup de grandes pécheresses qui ont connu les vicissitudes de la fortune, qui en ont souffert, et qui maintenant gémissent dans les affres et l’attente. J’ai aussi prié pour toi et pour tes pareils, les sans-vergogne et les insolents. Voilà comment j’ai prié, puisque tu te mêles maintenant d’écouter mes prières…
– C’est bon, en voilà assez! prie pour qui tu veux et que le diable t’emporte! tu n’as pas besoin de crier, interrompit avec colère le neveu. – Il faut vous dire, prince, que nous avons en lui un érudit; vous ne le saviez pas? ajouta-t-il sur un ton d’ironie forcée. Il passe maintenant son temps à lire toutes sortes de livres et de mémoires de ce genre.
– En tout cas, votre oncle n’est pas un homme… dénué de cœur, fit remarquer le prince comme par manière d’acquit. Le jeune homme lui devenait foncièrement antipathique.
– Vos louanges vont lui monter à la tête. Voyez comme il les savoure aussitôt: il met la main sur sa poitrine et fait la bouche en cœur. Ce n’est pas un homme dénué de sensibilité, soit! mais c’est un fripon, et un ivrogne par-dessus le marché, voilà le malheur! Il est détraqué comme tous ceux qui vivent depuis des années dans l’ivrognerie; c’est pour cela que chez lui tout craque. Je concède qu’il aime ses enfants et qu’il s’est montré respectueux pour ma défunte tante… Il m’aime moi aussi et, Dieu merci! il ne m’a pas oublié dans son testament.
– Je ne te laisserai rien! s’écria Lébédev exaspéré.
– Écoutez, Lébédev, dit le prince d’une voix ferme en se détournant du jeune homme, je sais par expérience que vous êtes un homme sérieux en affaires quand vous le voulez… Je ne dispose que de fort peu de temps et si vous… Excusez-moi: j’ai oublié vos nom et prénom; voulez-vous me les rappeler?
– Ti… ti… moféi [59].
– Et?
– Loukianovitch.
De nouveau tout le monde éclata de rire.
– Il a menti! s’écria le neveu. Il a menti même en disant son nom. Prince, il ne s’appelle pas du tout Timoféï Loukianovitch, mais Loukiane Timoféïévitch! Dis-nous pourquoi tu as menti? Loukiane ou Timoféï, n’est-ce pas tout un pour toi? Et qu’est-ce que cela peut faire au prince? Ma parole, il ment par pure habitude!
– Se peut-il qu’il en soit ainsi? demanda le prince qui perdait patience.
– C’est vrai, je m’appelle Loukiane Timoféïévitch, avoua piteusement Lébédev en baissant les yeux avec soumission et en portant de nouveau la main à son cœur.
– Mais, bonté divine, pourquoi alors avez-vous menti?
– Par humilité, balbutia Lébédev en baissant davantage la tête.
– Je ne vois pas quelle humilité il y a dans ce mensonge. Ah! si seulement je savais où trouver maintenant Kolia! dit le prince en faisant mine de s’en aller.
– Je vais vous dire où est Kolia, déclara le jeune homme.
– Non, non! interrompit précipitamment Lébédev.
– Kolia a passé la nuit avec nous, il est parti ce matin chercher son général, que vous avez, prince, tiré de la prison pour dettes, Dieu sait pourquoi! Hier le général avait promis de venir coucher ici, mais il n’a pas paru. Il a probablement été loger à deux pas, à l’Hôtel de la Balance. Kolia est donc là, à moins qu’il ne soit allé à Pavlovsk, chez les Epantchine. Comme il avait de l’argent, il voulait déjà s’y rendre hier. Ainsi vous le trouverez à la Balance ou à Pavlovsk.
– À Pavlovsk, à Pavlovsk! s’écria Lébédev. Pour le moment allons au jardin… nous y prendrons le café…
Et, saisissant le prince par le bras, il l’entraîna dehors, dans une cour qui donnait sur le jardin par une petite porte. Ce jardin était exigu mais charmant; à la faveur du beau temps tous les arbres étaient en plein épanouissement. Lébédev fit asseoir le prince sur un banc de bois peint en vert, devant une table également verte et fixée au sol. Il prit place vis-à-vis de lui. Au bout d’un moment on apporta le café, que le prince ne refusa pas. Lébédev continuait à le regarder dans les yeux d’un air avide et obséquieux.
– Je ne savais pas que vous eussiez une propriété, dit le prince de l’air d’un homme qui pense à tout autre chose.
– Orphelins! fit Lébédev comme pour recommencer ses jérémiades… mais il s’arrêta net. Le prince regardait distraitement devant lui ayant sans doute déjà oublié la réflexion qu’il venait de faire. Une minute s’écoula. Lébédev fixait toujours son interlocuteur dans l’attente d’une plus ample explication.
– Eh bien! quoi? fit le prince comme s’il revenait à lui-même. – Ah oui! Vous savez bien, Lébédev, ce dont il s’agit. Je suis venu à la suite de votre lettre. Parlez.
Lébédev se troubla, voulut dire quelque chose mais n’articula que des sons inintelligibles. Le prince patientait et souriait tristement.
– Il me semble que je vous comprends très bien, Loukiane Timoféïévitch. Vous ne m’attendiez évidemment pas. Vous pensiez que je ne quitterais pas ma retraite au reçu d’un premier avis, que vous ne m’avez envoyé que par acquit de conscience. Mais vous voyez que je suis venu. Allons! n’essayez pas de me tromper. Cessez de servir deux maîtres. Rogojine est ici depuis déjà trois semaines. Je sais tout. Avez-vous, oui ou non, réussi à lui vendre cette femme comme l’autre fois? Dites la vérité.
– Le monstre l’a découverte de lui-même.
– Ne l’insultez pas: sans doute il a mal agi à votre égard…
– Il m’a rossé, oui rossé! reprit Lébédev au comble de l’emportement. En plein Moscou il a mis son chien à mes trousses; cette bête, un redoutable lévrier, m’a donné la chasse au long d’une rue.
– Vous me prenez pour un enfant, Lébédev. Dites-moi si c’est pour de bon qu’elle vient de le laisser à Moscou.
– C’est pour de bon, pour tout de bon, et cette fois encore à la veille même de la célébration de la noce. Il comptait déjà les minutes; elle s’est enfuie à Pétersbourg et est venue droit chez moi: «Sauve-moi, donne-moi asile, Loukiane, et ne dis rien au prince!»… Elle vous craint encore plus que lui, prince, et là est le mystère!
Lébédev porta le doigt à son front d’un air entendu.
– Et maintenant vous les avez de nouveau rapprochés?
– Très illustre prince, comment… comment pouvais-je m’opposer à ce rapprochement?
– C’est bon. Je m’informerai par moi-même. Dites-moi seulement où elle se trouve maintenant. Chez lui?
– Oh non! Elle vit encore seule. «Je suis libre», dit-elle; sachez, prince, qu’elle insiste beaucoup sur ce point. «J’ai encore toute ma liberté», répète-t-elle. Elle demeure toujours dans la Pétersbourgskaïa, chez ma belle-sœur, ainsi que je vous l’ai écrit.
– Elle y est maintenant?
– Oui, à moins qu’elle ne se trouve à Pavlovsk où, profitant du beau temps, elle pourrait bien être en villégiature chez Daria Alexéïevna. Elle répète toujours: «j’ai mon entière liberté». Hier encore, elle s’est targuée de son indépendance devant Nicolas Ardalionovitch [60]. Mauvais signe!
Et Lébédev se mit à sourire.
– Kolia va-t-il souvent la voir?
– C’est un étourdi, un garçon incompréhensible, incapable de garder un secret.
– Il y a longtemps que vous êtes allé chez elle?
– J’y vais chaque jour, sans manquer.
– Donc vous y êtes allé hier?
– Non. Il y a trois jours que je ne l’ai vue.
– Quel dommage que vous soyez un peu gris, Lébédev! Sans cela je vous aurais posé une question.
– Non, non, je n’ai rien bu du tout! riposta Lébédev en dressant l’oreille.
– Dites-moi, comment l’avez-vous laissée?
– Hum… dans l’état d’une femme qui cherche…
– Une femme qui cherche?
– Oui, une femme qui chercherait continuellement, comme si elle avait perdu quelque chose. Quant à son prochain mariage, l’idée seule lui en est odieuse et elle se fâche si on lui en parle. Elle ne se soucie pas plus de lui que d’une pelure d’orange, ou pour mieux dire il ne lui inspire qu’un sentiment de terreur; elle défend qu’on parle de lui… Ils ne se voient que dans les cas d’extrême nécessité… et lui ne s’en rend que trop bien compte. Mais il lui faudra bien se résigner!… Elle est inquiète, moqueuse, tortueuse et irritable…
– Tortueuse et irritable?
– Oui, irritable: ainsi, lors de ma dernière visite, elle a failli me prendre aux cheveux au cours d’une simple conversation. J’ai essayé de l’apaiser en lui lisant l’Apocalypse.
– Comment cela? demanda le prince pensant avoir mal entendu.
– Je vous le dis: en lui lisant l’Apocalypse. La dame a l’imagination inquiète, hé! hé! En outre j’ai observé chez elle un penchant accentué pour les discussions sérieuses même sur des sujets oiseux. Elle a une prédilection pour ces sujets et considère que, lui en parler, c’est lui témoigner des égards. C’est comme cela. Or je suis très fort sur l’interprétation de l’Apocalypse que j’étudie depuis quinze ans. Elle est tombée d’accord avec moi quand je lui ai dit que nous étions arrivés à l’époque figurée par le troisième cheval, le cheval noir dont le cavalier tient une balance à la main; car, dans notre siècle, tout est pesé à la balance et réglé par contrat; chacun n’a d’autre préoccupation que de rechercher son droit: «La mesure de froment vaudra un denier et les trois mesures d’orge vaudront un denier» [61]. Et, par là-dessus, tous veulent garder la liberté de l’esprit, la pureté du cœur, la santé du corps et tous les dons de Dieu. Or, ce n’est pas par les seules voies de droit qu’ils y parviendront. Car surgira le cheval de couleur pâle, avec son cavalier qui se nomme la Mort et qui est suivi de l’Enfer… [62] Tels sont les sujets que nous traitons lorsque nous nous voyons, et elle en est vivement impressionnée.
– Vous même croyez à tout cela? demanda le prince en regardant Lébédev d’un air surpris.
– Je crois et j’interprète. Car, pauvre et nu, je ne suis qu’un atome dans le tourbillon humain. Qui respecte Lébédev? Chacun exerce sa malignité contre lui et le reconduit, pour ainsi dire, à coups de botte. Mais sur le terrain de l’interprétation, je suis l’égal d’un grand seigneur. C’est le privilège de l’intelligence. Mon esprit a frappé et fait trembler un haut personnage dans son fauteuil. C’était il y a deux ans, à la veille de Pâques: Sa Haute Excellence Nil Alexéïévitch, ayant entendu parler de moi au temps où j’étais sous ses ordres au ministère, me fit convoquer spécialement dans son cabinet par Pierre Zakharitch. Quand nous fûmes seuls, il me demanda: «Est-il vrai que tu sois maître dans l’interprétation des prophéties relatives à l’Antéchrist?» Je ne cachai pas que c’était la vérité et je me mis à exposer et commenter le texte sacré. Loin de chercher à en atténuer les redoutables menaces, je développai les allégories et sollicitai le sens des chiffres. Il commença par sourire, mais, devant la précision des chiffres et des rapprochements, il ne tarda pas à trembler et me pria de fermer le livre et de m’en aller. À Pâques il ordonna qu’on me remît une gratification; la semaine suivante il rendait son âme à Dieu.
– Que dites-vous là, Lébédev?
– La pure vérité. Il est tombé de sa voiture après dîner… sa tempe a porté contre une borne et il est mort sur-le-champ. D’après son état de service il avait soixante-treize ans; c’était un homme rougeaud, aux cheveux blancs, toujours parfumé et souriant sans cesse, comme un enfant. Pierre Zakharitch se rappela alors ma visite et déclara: «Tu l’avais prédit».
Le prince se leva pour partir. Lébédev fut surpris et même peiné de le voir si pressé.
– Vous êtes devenu bien indifférent, hé! hé! risqua-t-il sur un ton obséquieux.
– La vérité est que je ne me sens pas très bien. J’ai la tête lourde; peut-être est-ce l’effet du voyage, répliqua le prince avec humeur.
– Vous feriez bien de vous reposer à la campagne, insinua timidement Lébédev.
Le prince, debout, resta pensif.
– Tenez, moi-même, dans deux ou trois jours, je vais m’y rendre avec tous les miens. C’est indispensable à la santé du nouveau-né et cela permettra de faire ici toutes les réparations nécessaires. C’est aussi à Pavlovsk que j’irai.
– Vous aussi, vous allez à Pavlovsk? fit brusquement le prince. Ah ça! mais tout le monde va donc à Pavlovsk, ici? Et vous dites que vous y avez une maison de campagne?
– Tout le monde ne va pas à Pavlovsk. Mais Ivan Pétrovitch Ptitsine m’a cédé une des villas qu’il y a acquises à bon compte. L’endroit est agréable, élevé, verdoyant; la vie y est bon marché, la société de bon ton; on fait de la musique; voilà pourquoi Pavlovsk est si fréquenté. Je me contenterai d’ailleurs d’un petit pavillon; pour ce qui est de la villa…
– Vous l’avez louée?
– Euh… non… pas précisément.
– Louez-la-moi, proposa le prince à brûle-pourpoint.
C’était apparemment à cette demande que Lébédev avait voulu l’amener. Depuis trois minutes cette idée lui trottait dans l’esprit. Pourtant il n’était pas en quête d’un locataire, car il avait déjà sous la main quelqu’un qui avait déclaré que, peut-être, il louerait. Et il savait pertinemment que ce «peut-être» équivalait à une certitude. Mais il réfléchit soudain au grand avantage qu’il trouverait à céder la villa au prince, en s’autorisant du fait que l’autre locataire n’avait pas pris d’engagement ferme. «Voilà un conflit en perspective: l’affaire prend une tournure entièrement nouvelle», supputa-t-il. Aussi accueillit-il avec une sorte de transport la proposition du prince et, quand celui-ci s’enquit du prix, il leva les mains en signe de désintéressement.
– Bien, dit le prince, il en sera comme il vous plaira. Je me renseignerai; vous ne perdrez rien.
Ils étaient sur le point de sortir du jardin.
– Si vous aviez voulu, très honoré prince, j’aurais pu… j’aurais pu… vous communiquer quelque chose de fort intéressant sur l’affaire en question, murmura Lébédev qui, tout frétillant de joie, se démenait autour du prince.
Celui-ci s’arrêta.
– Daria Alexéïevna possède également une villa à Pavlovsk.
– Et après?
– La personne que vous savez est son amie et a, paraît-il, l’intention de lui faire de fréquentes visites à Pavlovsk. Elle a un but.
– Quel but?
– Aglaé Ivanovna…
– Ah! assez, Lébédev! interrompit le prince avec la réaction pénible d’un homme dont on vient de toucher le point douloureux. – Ce n’est pas du tout cela. Dites-moi plutôt quand vous pensez partir. Pour moi, le plus tôt serait le mieux, car je suis à l’hôtel…
Tout en conversant ils avaient quitté le jardin; ils ne rentrèrent pas dans la maison mais traversèrent la cour en se dirigeant vers la porte de sortie.
– Le mieux, fit Lébédev après un instant de réflexion, ce serait que vous abandonniez aujourd’hui même l’hôtel pour venir vous installer ici. Et après-demain nous partirions tous ensemble pour Pavlovsk.
– Je verrai, dit le prince d’un air rêveur, tandis qu’il gagnait la rue.
Lébédev le suivit du regard. Il était frappé de la soudaine distraction du prince qui, en sortant, ne lui avait pas dit adieu et ne l’avait même pas salué; cet oubli ne cadrait guère avec les manières polies et avenantes que Lébédev lui connaissait.
Il était déjà près de midi. Le prince savait qu’en ville il ne trouverait alors chez les Epantchine que le général, retenu par son service; encore n’était-ce pas certain. L’idée lui vint que celui-ci n’aurait peut-être rien de plus pressé que de l’emmener à Pavlovsk. Or il tenait beaucoup à faire une visite auparavant. Au risque d’arriver trop tard chez les Epantchine et de remettre au lendemain le départ pour Pavlovsk, il se décida à rechercher la maison où devait le conduire cette visite.
Il s’agissait d’ailleurs d’une démarche assez risquée sous certain rapport; de là son embarras et ses hésitations. Il savait que la maison en question se trouvait dans la rue aux Pois, non loin de la Sadovaïa. Il résolut de se diriger de ce côté, dans l’espoir que, chemin faisant, il trouverait le temps de se ranger à une détermination définitive.
En approchant du croisement des deux rues, il s’étonna de l’extraordinaire agitation à laquelle il était en proie; il ne s’attendait pas à sentir son cœur battre aussi fort. De loin une maison attira son attention, sans doute par la singularité de son aspect; plus tard il se rappela s’être fait cette réflexion: «C’est sûrement cette maison-là». Il s’avança avec une curiosité intense pour vérifier sa conjecture, tout en pressentant qu’il lui serait foncièrement désagréable d’être tombé juste. C’était un grand immeuble sombre à trois étages, sans style, dont la façade était d’un vert sale. Un tout petit nombre de bâtisses de ce genre, datant de la fin du siècle passé, subsistent encore dans ce quartier de Pétersbourg (où tout se transforme si rapidement). Solidement construites, elles présentent d’épaisses murailles et des fenêtres très espacées, parfois grillées au rez-de-chaussée, qu’occupe le plus souvent une boutique de changeur. Le skopets [63] qui tient la boutique loge généralement à l’étage au-dessus. L’extérieur de ces maisons est aussi peu accueillant que l’intérieur: tout y paraît froid, impénétrable et mystérieux, sans qu’on puisse analyser aisément les motifs de cette impression. La combinaison des lignes architecturales a certainement quelque chose d’occulte. Ces immeubles ne sont guère habités que par des marchands.
Le prince s’approcha de la porte cochère et lut sur un écriteau: «Maison de Rogojine, bourgeois honoraire héréditaire [64]». Surmontant ses hésitations, il poussa une porte vitrée, qui se referma avec bruit derrière lui, et monta au premier étage par le grand escalier. Cet escalier était en pierre et grossièrement construit; il disparaissait dans la pénombre entre des murs peints en rouge. Le prince savait que Rogojine occupait, avec sa mère et son frère, tout le premier étage de cette triste demeure. Le domestique qui lui ouvrit la porte le conduisit sans l’annoncer à travers un dédale de pièces: ils entrèrent d’abord dans une salle de parade dont les parois imitaient le marbre; le parquet était de chêne, le mobilier, lourd et grossier, dans le style de 1820. Puis ils s’engagèrent dans une série de petites chambres qui faisaient des crochets et des zigzags; il fallait ici monter deux ou trois marches; là en redescendre autant. À la fin ils frappèrent à une porte. Ce fut Parfione Sémionovitch lui-même qui ouvrit. En apercevant le prince il resta stupéfait et pâlit au point de ressembler, pendant quelques instants, à une statue de pierre; la fixité de son regard exprimait la frayeur, sa bouche était crispée par un sourire hébété. La présence du prince lui apparaissait comme un événement inconcevable et presque miraculeux. Le visiteur, qui s’attendait à produire un effet de ce genre, n’en fut pas moins saisi.
– Parfione, je suis peut-être importun; dans ce cas je vais m’en aller, se décida-t-il à dire d’un air gêné.
– Du tout, du tout! répliqua Parfione, en reprenant ses esprits. Donne-toi donc la peine d’entrer.
Ils se tutoyaient. À Moscou ils avaient eu l’occasion de se voir souvent et longuement. Il y avait même eu, dans leurs rencontres, des moments qui avaient laissé une impression ineffaçable au cœur de l’un et de l’autre. Plus de trois mois s’étaient écoulés depuis qu’ils s’étaient vus.
Le visage de Rogojine était toujours pâle; de légères et furtives convulsions le crispaient encore. Bien qu’il eût fait entrer le visiteur, il continuait à ressentir un trouble indicible. Il invita le prince à s’asseoir dans un fauteuil près de la table, mais l’autre, s’étant retourné par hasard, s’arrêta net sous un regard d’une impressionnante étrangeté. Il s’était senti comme transpercé, en même temps qu’un souvenir récent, pénible et confus lui revenait à l’esprit. Au lieu de s’asseoir, il se figea dans une immobilité complète et, pendant un moment, regarda Rogojine droit dans les yeux; ceux-ci se mirent à briller d’un éclat encore plus vif. Enfin Rogojine ébaucha un sourire, mais où se trahissaient son trouble et sa détresse.
– Pourquoi me regardes-tu avec cette fixité? balbutia-t-il. Assieds-toi.
Le prince s’assit.
– Parfione, dit-il, parle-moi franchement: savais-tu que je devais arriver aujourd’hui à Pétersbourg, oui ou non?
– Je pensais bien que tu viendrais, et tu vois que je ne me suis pas trompé, répliqua-t-il avec un sourire fielleux; mais comment pouvais-je deviner que tu arriverais aujourd’hui?
Le ton de brusquerie et d’irritation sur lequel fut proférée cette question, qui contenait en même temps une réponse, fut pour le prince un nouveau motif de surprise.
– Quand même tu aurais su que j’arrivais aujourd’hui, pourquoi t’emporter ainsi? fit-il avec douceur, tandis que le trouble le gagnait.
– Mais toi, pourquoi me poses-tu cette question?
– Ce matin, en descendant du train, j’ai remarqué dans la foule une paire d’yeux tout pareils à ceux que tu fixais tout à l’heure sur moi par derrière.
– Tiens! tiens! À qui appartenaient ces yeux? marmonna Rogojine d’un air soupçonneux. Mais le prince crut remarquer qu’il avait tressailli.
– Je ne sais; c’était dans la foule; peut-être même ai-je été le jouet d’une illusion. Ces derniers temps je suis sujet à ce genre de mirages. Mon cher Parfione, je me sens dans un état voisin de celui où je me trouvais il y a cinq ans, lorsque j’avais des attaques.
– Il se peut que tu aies été en effet le jouet d’une illusion; je n’en sais rien, murmura Parfione.
Il n’était guère en train de faire un sourire engageant. Celui qui parut sur son visage refléta des sentiments disparates qu’il avait été incapable de composer.
– Eh bien, est-ce que tu vas repartir pour l’étranger? demanda-t-il; puis subitement: – Te rappelles-tu comme nous nous sommes rencontrés l’automne dernier, dans le train de Pskov à Pétersbourg… Tu te souviens de ton manteau et de tes guêtres?
Cette fois Rogojine se mit à rire avec une franche malignité, à laquelle il était heureux d’avoir trouvé une occasion de donner libre cours.
– Tu t’es complètement fixé ici? demanda le prince en jetant un coup d’œil autour du cabinet.
– Oui, je suis chez moi. Où veux-tu que j’aille?
– Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. J’ai entendu sur ton compte des choses dont j’ai peine à te croire capable.
– On raconte tant de choses, répliqua sèchement Rogojine.
– Pourtant tu as chassé toute ta bande; toi-même tu restes sous le toit paternel et ne fais plus d’escapades. C’est bien. La maison est-elle à toi, ou appartient-elle en commun à ta famille?
– La maison est à ma mère. Son appartement est de l’autre côté du corridor.
– Et où habite ton frère?
– Mon frère, Sémione Sémionovitch, habite dans une aile.
– Est-il marié?
– Il est veuf. Quel besoin as-tu de savoir cela?
Le prince le regarda sans répondre; devenu soudain pensif, il parut n’avoir pas entendu la question. Rogojine n’insista pas et attendit. Tous deux restèrent un instant silencieux.
– J’ai reconnu ta maison au premier coup d’œil et à cent pas de distance, dit le prince.
– Comment cela?
– Je ne saurais le dire. Ta maison a le même air que toute votre famille et que votre genre de vie. Mais si tu me demandes de t’expliquer d’où je tire cette impression, j’en serai incapable. C’est sans doute une forme de délire. Je suis même effrayé de voir à quel point ces choses-là me frappent. Auparavant je ne me faisais aucune idée de la maison dans laquelle tu demeurais; mais, dès que je l’ai vue, j’ai aussitôt pensé: «c’est bien le genre de maison qu’il doit habiter!»
– Vraiment! dit Rogojine en esquissant un vague sourire et sans arriver à saisir clairement la pensée confuse du prince. – C’est mon grand-père qui a construit cette maison, observa-t-il. Elle a de tout temps été habitée par des skoptsi, les Khloudiakov. Ils en sont encore locataires aujourd’hui.
– Quelle obscurité! Tu vis dans une pièce bien sombre, dit le prince en jetant les yeux autour de lui.
Le cabinet était une vaste chambre, haute de plafond, sans clarté, encombrée de toute espèce de meubles, comptoirs, bureaux, armoires remplies de registres et de paperasses. Un large divan de cuir rouge servait évidemment de lit à Rogojine. Le prince remarqua sur la table, près de laquelle celui-ci l’avait fait asseoir, deux ou trois livres; l’un, l’Histoire de Soloviov [65], était ouvert à une page marquée d’un signet. Aux murs étaient suspendus dans des cadres dédorés quelques tableaux à l’huile, si sombres et si enfumés qu’il était fort malaisé d’y distinguer quoi que ce fût. Un portrait de grandeur naturelle attira l’attention du prince: il représentait un homme d’une cinquantaine d’années portant une redingote de coupe étrangère mais à longs pans; deux médailles lui pendaient au cou, sa barbe clairsemée et courte grisonnait, sa face était ridée et jaune, son regard sournois et morose.
– Ne serait-ce pas ton père? demanda le prince.
– Oui, c’est bien lui, répondit Rogojine avec un sourire désobligeant, comme s’il se disposait à lâcher quelque plaisanterie désinvolte sur le compte du défunt.
– N’appartenait-il pas à la secte des vieux-croyants [66]?
– Non, il allait à l’église; mais il prétendait en effet que l’ancien culte était plus près de la vérité. De même il avait une vive estime pour les Skoptsi. Son cabinet était aussi là où nous sommes. Pourquoi m’as-tu demandé s’il n’était pas vieux-croyant?
– C’est ici que la noce aura lieu?
– Ici… répondit Rogojine qui faillit tressaillir à cette question inattendue.
– Ce sera bientôt?
– Tu sais bien que cela ne dépend pas de moi.
– Parfione, je ne suis pas ton ennemi et je n’ai nulle intention de te faire obstacle en quoi que ce soit. Je te le répète maintenant comme je te l’ai déclaré déjà une fois, dans un moment analogue à celui-ci. Lorsque, à Moscou, ton mariage était sur le point d’être célébré, ce n’est pas moi qui l’ai empêché, tu le sais. La première fois c’est elle qui s’est précipitée vers moi, presque au moment de la bénédiction nuptiale, en me priant de la «sauver» de toi. Je te répète ses propres paroles. Puis, elle m’a fui à mon tour; tu l’as retrouvée et tu l’as de nouveau menée à l’autel. Et à présent on me dit qu’elle s’est encore sauvée de toi pour se réfugier ici. Est-ce vrai? C’est Lébédev qui m’a donné la nouvelle et c’est pour cela que je suis venu. Je n’ai appris qu’hier, en wagon, de la bouche d’un de tes anciens amis, – Zaliojev, si tu veux savoir lequel, – que vous vous étiez raccommodés de nouveau. Mon retour à Pétersbourg n’a qu’un but: c’est de la persuader enfin d’aller à l’étranger pour y rétablir sa santé; à mon avis elle est profondément ébranlée physiquement et moralement; sa tête surtout est malade, et son état réclame de grands soins. Je n’avais pas l’intention de l’accompagner; je voulais organiser son voyage sans y prendre part. Je te dis la pure vérité. Mais s’il est vrai que vous ayez une fois de plus arrangé vos affaires, alors je ne paraîtrai plus devant ses yeux et ne remettrai jamais les pieds chez toi. Tu sais bien que je ne te trompe pas, car j’ai toujours été sincère avec toi. Je ne t’ai jamais dissimulé ma façon de penser à ce sujet; je t’ai toujours dit qu’avec toi, elle se perdrait infailliblement. Et toi aussi, tu te perdras… peut-être encore plus sûrement qu’elle. Si vous vous séparez de nouveau, j’en serai enchanté, mais je n’ai nulle intention de prêter la main à cette rupture. Tranquillise-toi donc et n’aie pas de soupçons sur moi. D’ailleurs tu sais ce qui en est: je n’ai jamais été pour toi un véritable rival, même lorsqu’elle s’est réfugiée chez moi. Tiens, tu ris maintenant: je sais pourquoi. Oui, nous avons vécu là-bas chacun de notre côté et même dans deux villas différentes: tu es parfaitement au courant de cela. Ne t’ai-je pas déjà expliqué précédemment que «je l’aime non d’amour mais de compassion». Je pense que ma définition est exacte. Tu m’as déclaré alors que tu comprenais ce que je voulais dire: est-ce vrai? as-tu bien compris? Quelle haine je lis dans ton regard! Je suis venu pour te tranquilliser, car toi aussi, tu m’es cher. Je t’aime beaucoup, Parfione. Sur ce, je pars pour ne jamais revenir. Adieu!
Le prince se leva.
– Reste un peu avec moi, dit avec douceur Parfione, qui ne s’était point levé et restait la tête appuyée contre la main droite. – Il y a longtemps que je ne t’ai vu.
Le prince se rassit. Il y eut un silence.
– Quand tu n’es pas devant moi, Léon Nicolaïévitch, je ressens aussitôt de la haine à ton endroit. Pendant ces trois mois où je ne t’ai pas vu, j’ai eu pour toi une aversion de tous les instants; je te jure que je t’aurais volontiers empoisonné! C’est comme cela. Maintenant, il n’y a pas un quart d’heure que tu es avec moi, ma haine contre toi s’évanouit et tu me redeviens aussi cher que par le passé. Reste un peu avec moi…
– Lorsque je suis près de toi, tu as confiance en moi, mais lorsque je m’éloigne cette confiance t’abandonne et tu me soupçonnes de nouveau. Tu ressembles à ton père! répliqua amicalement le prince en s’efforçant de cacher sous un léger sourire ses véritables sentiments.
– J’ai confiance en toi quand j’entends ta voix. Je comprends parfaitement qu’on ne peut me considérer comme ton égal…
– Pourquoi as-tu ajouté cela? Voilà de nouveau que tu te fâches! dit le prince en regardant Rogojine avec étonnement.
– Ici, mon ami, on ne demande pas notre avis, riposta Rogojine; on a disposé sans nous consulter.
Il se tut un instant et reprit à voix basse:
– Chacun de nous aime à sa manière; c’est dire que nous différons en tout. Toi, tu dis que tu l’aimes par compassion. Moi je n’éprouve pour elle aucune compassion. D’ailleurs elle me hait foncièrement. Je la vois maintenant chaque nuit dans mes rêves: elle est avec un autre et se moque de moi. Et, mon cher, c’est bien ce qui se passe en réalité. Elle va se marier avec moi et elle ne pense pas plus à moi qu’aux souliers dont elle vient de changer. Me croiras-tu si je te dis que voilà cinq jours que je ne l’ai vue, par peur d’aller chez elle? Elle me demanderait pourquoi je suis venu. Elle m’a déjà assez fait honte…
– Elle t’a fait honte? Que veux-tu dire?
– Comme si tu ne le savais pas! N’est-ce pas pour s’enfuir avec toi qu’elle s’est sauvée de l’église au moment même de la cérémonie nuptiale? Tu viens toi-même d’en convenir.
– Voyons, est-ce que tu ne me crois pas quand je te dis…
– Est-ce qu’elle ne m’a pas fait honte quand elle a eu une aventure à Moscou avec un officier, Zemtioujnikov? Je le sais pertinemment, et la chose s’est passée après qu’elle eut elle-même fixé le jour de la noce.
– Ce n’est pas possible! s’écria le prince.
– J’en suis sûr, affirma Rogojine avec conviction. Tu me diras qu’elle n’est pas comme cela. À d’autres, mon cher! Avec toi elle se comportera différemment et une pareille conduite lui fera horreur, je l’admets; mais avec moi elle n’aura pas les mêmes scrupules. C’est ainsi. Elle me considère comme moins que rien. Je sais positivement qu’elle s’est liée avec Keller, cet officier qui faisait de la boxe, uniquement pour me ridiculiser… Mais tu ne sais pas encore combien elle m’en a fait voir à Moscou, ni tout ce que cela m’a coûté d’argent!…
– Alors… pourquoi songes-tu maintenant à l’épouser? Quel avenir t’attend? demanda le prince avec effarement.
Rogojine ne répondit d’abord rien et fixa sur le prince un regard poignant. Puis, après un moment de silence:
– Voilà cinq jours que je n’ai pas été chez elle. J’ai toujours peur qu’elle me mette à la porte. Elle me répète: «Je suis encore libre de disposer de moi; si je veux, je te chasserai tout à fait et je me rendrai à l’étranger» (elle m’a déjà parlé de cela, ajouta-t-il comme incidemment en fixant avec insistance le prince dans les yeux). Il est vrai qu’elle parle parfois ainsi pour me faire peur. Elle me trouve toujours quelque chose qui prête à rire. D’autres fois elle fronce les sourcils, prend une mine soucieuse et ne desserre pas les dents: c’est ce que je crains le plus. Un jour je me dis: je n’irai pas chez elle les mains vides. Eh bien! mes cadeaux n’ont fait qu’exciter ses railleries et même sa colère. Elle a donné à Katia, sa femme de chambre, un magnifique châle que je lui avais offert, un châle comme elle n’en avait peut-être jamais vu, malgré le luxe dans lequel elle a vécu. Quant à lui demander de fixer la date du mariage, je ne m’y risquerai pas. Jolie situation que celle d’un fiancé qui n’ose même pas aller voir sa future! C’est pourquoi je reste chez moi et, quand je ne peux plus y tenir, je vais à la dérobée rôder autour de sa maison ou me cacher au coin de la rue. Une fois je suis resté en faction près de la porte presque jusqu’au petit jour; j’avais cru remarquer quelque chose. Elle m’aperçut de sa fenêtre: «Que m’aurais-tu fait, dit-elle, si tu avais découvert que je te trompais?» Je ne pus me contenir et lui répondis: «Tu le sais bien!»
– Que sait-elle?
– Que sais-je moi-même? ricana Rogojine. À Moscou je n’ai pu la surprendre avec personne, bien que je l’aie longtemps espionnée. Une fois je l’ai prise et je lui ai dit: «Tu as promis d’être ma femme. Tu vas entrer dans une famille honorable; or sais-tu ce que tu es? Eh bien! voilà ce que tu es!»
– Tu lui as dit cela?
– Oui.
– Eh bien?
– Elle m’a répliqué: «Maintenant, loin de consentir à devenir ta femme, je ne voudrais peut-être même pas de toi comme domestique!». – «Alors, lui ripostai-je, je ne sortirai pas d’ici, advienne que pourra!» – «En ce cas, fit-elle, j’appellerai immédiatement Keller et je lui dirai de te flanquer à la porte.» Là-dessus je me suis jeté sur elle et je l’ai battue; elle en avait des bleus sur le corps.
– Ce n’est pas possible! s’écria le prince.
– Je te dis que c’est vrai, poursuivit Rogojine, dont la voix s’était radoucie mais dont les yeux étincelaient. – Pendant un jour et demi je n’ai ni dormi, ni mangé, ni bu; je ne suis pas sorti de sa chambre; je me suis agenouillé devant elle en lui disant: «Je mourrai, mais je ne partirai pas d’ici sans que tu m’aies pardonné. Si tu me fais chasser, j’irai me jeter à l’eau; que deviendrais-je maintenant sans toi?» Toute la journée elle fut comme folle: tantôt elle pleurait, tantôt elle menaçait de me tuer avec un couteau ou me couvrait d’injures. Puis elle appela Zaliojev, Keller, Zemtioujnikov et encore d’autres pour me montrer et me faire honte devant eux: «Allons, messieurs, je vous emmène tous au théâtre; il restera ici s’il le veut; je ne suis pas forcée de lui tenir compagnie! Quant à vous, Parfione Sémionovitch, on vous servira le thé en mon absence, car vous devez avoir faim aujourd’hui». Elle revint seule du théâtre: «Ces messieurs sont des pleutres et des lâches, fit-elle, ils ont peur de toi et veulent m’effrayer; ils disent que tu ne partiras peut-être pas sans m’avoir égorgée. Et moi, quand j’irai me coucher, je ne fermerai même pas la porte de ma chambre; voilà comme j’ai peur de toi! Tiens-toi-le pour dit. As-tu pris du thé?» – «Non, lui répondis-je, et je n’en prendrai pas.» – «Tu veux montrer de l’amour-propre, mais vraiment cela ne te va guère». Elle fit comme elle avait dit. Elle ne ferma pas sa porte. Le matin, en sortant de sa chambre, elle se mit à rire: «Es-tu devenu fou? Tu veux donc mourir de faim?» – «Pardonne-moi!» lui dis-je. – «Je ne veux pas te pardonner et je t’ai prévenu que je ne t’épouserai pas. Es-tu vraiment resté toute la nuit assis dans ce fauteuil sans dormir?» – «Non, dis-je, je n’ai pas dormi.» – «Comme c’est malin! Encore une fois, tu ne prendras pas de thé, tu ne dîneras pas?» – «Je te l’ai dit; je veux ton pardon,» – «Si tu savais comme cette attitude te sied peu! elle te va aussi mal qu’une selle à une vache. Tu penses peut-être m’effrayer? Mais que m’importe que tu aies le ventre creux? La belle affaire!» Elle se fâcha, mais cela ne dura pas longtemps et elle se remit à se gausser de moi. Je m’étonnai de voir sa colère tomber si vite, avec un caractère aussi vindicatif et aussi rancunier que le sien. Alors l’idée me vint qu’elle me tenait pour trop peu de chose pour me garder un ressentiment de quelque durée. C’était vrai. «Sais-tu, me demanda-t-elle, ce que c’est que le Pape de Rome?» – «J’en ai entendu parler», lui répondis-je. – «As-tu jamais appris l’histoire universelle, Parfione Sémionovitch?» – «Je n’ai rien appris», lui dis-je. – «Alors je te donnerai à lire l’histoire d’un pape qui s’est fâché contre un empereur et qui l’a obligé à rester trois jours sans boire ni manger, à genoux, les pieds nus, à l’entrée de son château jusqu’à ce qu’il ait daigné lui pardonner. Pendant les trois jours que cet empereur resta à genoux, quelles pensées, quels serments crois-tu qu’il formula en lui-même?… Mais attends, ajouta-t-elle, je vais te lire cela moi-même!» Elle courut chercher un livre. «Ce sont des vers», me dit-elle, et elle se mit à me lire un passage où étaient relatés les projets de vengeance que cet empereur s’était juré de mettre à exécution au cours de ces trois jours d’humiliation. «Se peut-il, ajouta-t-elle, que cela ne te plaise pas, Parfione Sémionovitch?» – «Tout ce que tu as lu, lui dis-je, est juste.» – «Ah! tu trouves cela juste; par conséquent, toi aussi, tu te dis probablement: lorsqu’elle sera ma femme je lui rappellerai cette journée et j’aurai ma revanche!» – «Je ne sais pas, lui répondis-je, c’est bien possible.» – «Comment, tu ne sais pas?» – «Non, je ne sais pas, ce n’est pas à cela que je pense en ce moment.» – «Et à quoi penses-tu donc?» – «Eh bien! voilà: quand tu te lèves et que tu passes près de moi, je te regarde et te suis des yeux; au bruissement de ta robe mon cœur défaille, et quand tu quittes la pièce je me rappelle chacune de tes paroles avec le ton sur lequel tu l’as proférée; toute la nuit je n’ai pensé à rien; je n’ai fait qu’écouter le bruit de ta respiration et j’ai noté que tu as remué deux fois dans ton lit…» – «Peut-être, dit-elle en riant, as-tu aussi oublié les coups que tu m’as donnés?» – «Peut-être que j’y pense, je ne sais pas.» – «Et si je ne te pardonne pas et ne t’épouse pas?» – «Je t’ai déjà dit que je me jetterai à l’eau.» – «Peut-être qu’auparavant tu me tueras», fit-elle et elle devint songeuse. Puis elle se fâcha et sortit. Au bout d’une heure elle rentra et me dit d’un air sombre: «Je t’épouserai, Parfione Sémionovitch. Non pas que je te craigne; peu me chaud de périr comme cela ou autrement. Mais je ne vois guère de meilleure issue. Assieds-toi, on va t’apporter ton dîner. Et si je t’épouse, je serai une femme fidèle, n’en doute pas et sois sans inquiétude». Puis, après un moment de silence, elle ajouta encore: «Je te considérais auparavant comme un véritable laquais, mais je me trompais». Là-dessus elle fixa la date de notre mariage; mais, la semaine d’après, elle se sauva de moi et se réfugia auprès de Lébédev. Quand j’arrivai à Pétersbourg elle me dit: «Je ne renonce pas du tout à t’épouser, mais je veux prendre mon temps, car je suis toujours libre de disposer de moi. Attends, toi aussi, si bon te semble». Voilà où nous en sommes à présent… Que penses-tu de tout cela, Léon Nicolaïévitch?
– Qu’en penses-tu toi-même? riposta le prince en regardant tristement Rogojine.
– Est-ce que seulement je pense? s’écria celui-ci. Il voulut ajouter quelque chose mais resta court, en proie à une détresse sans issue.
Le prince se leva et derechef fit mine de se retirer.
– Toujours est-il que je ne te créerai aucune difficulté, dit-il à voix basse et d’un ton rêveur, comme s’il répondait à sa propre et secrète pensée.
– Sais-tu ce que je te dirai? fit Rogojine en s’animant, tandis que ses yeux étincelaient. – Je ne comprends point que tu me cèdes ainsi le pas. Aurais-tu complètement cessé de l’aimer? Naguère tu étais tout de même angoissé, je l’ai bien remarqué. Pourquoi es-tu accouru ici en toute hâte? Par compassion? (et un mauvais sourire crispa son visage). Ah! Ah!
– Tu penses que je te trompe? demanda le prince.
– Non; j’ai confiance en toi, mais je n’y comprends rien. Il faut croire que ta compassion l’emporte en intensité sur mon amour.
Une expression de haine impuissante à se traduire en paroles s’alluma dans ses yeux.
– Ton amour ressemble à s’y méprendre à de l’exécration, observa le prince en souriant. Mais si ce sentiment passe, le mal sera peut-être encore plus grand. Mon pauvre Parfione, je te le dis…
– Quoi? Je l’égorgerai?
Le prince frémit.
– Tu auras un jour pour elle une violente aversion, justement à cause de l’amour qu’elle t’inspire aujourd’hui et des souffrances que tu endures. Qu’elle puisse encore songer à t’épouser, c’est une chose dont je ne reviens pas. Quand on me l’a apprise hier, j’ai eu peine à le croire et j’en suis resté attristé. Voilà déjà deux fois qu’elle s’est déjugée en te lâchant à la veille de la cérémonie nuptiale. Il y a là une prémonition… Qu’est-ce qui peut maintenant la ramener vers toi? Ton argent? Il serait absurde de le supposer, d’autant que tu as déjà passablement écorné ta fortune. Serait-ce le seul désir de se marier? Elle peut trouver un autre parti que toi; tout autre mari vaudrait mieux pour elle, car tu pourrais bien l’égorger et elle ne le pressent peut-être que trop. La véhémence de ta passion l’attirerait-elle? Il pourrait en être ainsi… J’ai entendu dire qu’il y avait des femmes à l’affût de ce genre de passion… seulement…
Le prince s’interrompit et devint pensif.
– Pourquoi as-tu encore souri en regardant le portrait de mon père? demanda Rogojine qui épiait les moindres jeux de physionomie du prince.
– Pourquoi j’ai souri? Parce que l’idée m’est venue que, si cette passion ne te torturait pas, tu serais devenu, et en fort peu de temps, pareil à ton père. Tu te serais renfermé dans cette maison avec une femme obéissante et muette; tu n’aurais fait entendre que de rares et sévères propos; tu n’aurais cru à personne et n’aurais pas même éprouvé le besoin de te confier; tu te serais contenté d’amasser de l’argent dans l’ombre et le silence. Tout au plus, arrivé au déclin de l’âge, te serais-tu intéressé aux vieux livres et aurais-tu fait le signe de croix avec deux doigts… [67].
– Moque-toi de moi! Elle m’a dit exactement la même chose, il n’y a pas longtemps, en regardant ce portrait. C’est étrange comme vos deux pensées se rencontrent maintenant.
– Comment, elle est déjà venue chez toi? demanda le prince intrigué.
– Oui. Elle a longuement regardé le portrait et m’a questionné sur le défunt. «Voici ce que tu serais devenu avec le temps, a-t-elle conclu en riant. Tu as, Parfione Sémionovitch, des passions véhémentes, si véhémentes qu’elles te conduiraient en Sibérie, au bagne, n’était ton intelligence, car tu es fort intelligent (ce furent ses propres paroles, crois-le ou ne le crois pas; c’était la première fois qu’elle me disait cela). Tu aurais vite renoncé à tes fredaines d’aujourd’hui. Et, comme tu es un homme dépourvu de toute instruction, tu n’aurais eu d’autre occupation que d’amasser de l’argent. Tu serais resté chez toi, tout comme ton père, en compagnie de tes skoptsi. Peut-être aurais-tu même fini par te convertir à leur croyance. Tu aimes tant ton argent que tu aurais réussi à rassembler non pas deux, mais qui sait? dix millions, au risque de mourir de faim sur tes sacs d’or, car tu fais tout avec passion et tu ne te laisses guider que par la passion!» C’est, presque mot pour mot, le langage qu’elle m’a tenu. Jamais jusqu’alors elle ne m’avait parlé ainsi. Elle ne m’entretient habituellement que de bagatelles, ou se moque de moi. Cette fois, elle a commencé par me railler, puis elle est devenue sombre; elle a passé toute la maison en revue comme si elle avait peur de quelque chose. «Je changerai et réaménagerai tout cela, lui dis-je, ou bien j’achèterai une autre maison pour notre mariage.» – «Non, non, répondit-elle, il ne faut rien changer ici; nous continuerons le même train de vie. Je veux m’installer près de ta mère quand je serai ta femme.» Je la présentai à ma mère. Elle lui témoigna une déférence toute filiale. Voici deux ans que ma mère est malade et ne jouit plus de la plénitude de ses facultés; surtout depuis la mort de mon père, elle est comme tombée en enfance; ses jambes sont paralysées, elle ne parle pas et se borne à faire un signe de tête aux gens qui viennent la voir. Si on ne lui portait pas sa nourriture elle resterait bien deux ou trois jours sans rien demander. Je pris la main droite de ma mère, lui disposai les doigts pour le signe de croix et lui dis: «Bénissez-la, maman, elle va être ma femme». Alors elle embrassa avec effusion cette main en déclarant: «Je suis sûre que ta mère a beaucoup souffert». Ayant aperçu le livre que voici, elle me questionna: «Tu t’es donc mis à lire l’histoire de Russie?» (c’était elle-même qui, un jour à Moscou, m’avait dit: «Tu ferais bien de t’instruire un peu, par exemple en lisant l’Histoire de Russie de Soloviov, car tu ne sais rien»). – «Tu as raison, ajouta-t-elle, continue. Je t’établirai moi-même une liste des livres qu’il te faut lire avant tout, veux-tu?» Elle ne m’avait jamais, jamais parlé sur ce ton; j’en fus stupéfait et, pour la première fois, je respirai comme un homme qui revient à la vie.
– J’en suis enchanté, Parfione, enchanté! dit le prince avec sincérité. Qui sait? Peut-être Dieu consentira-t-il à vous unir.
– Cela ne sera jamais! s’écria Rogojine avec emportement.
– Écoute, Parfione: si tu l’aimes tant, se peut-il que tu ne tiennes pas à mériter son estime? Et si tu y tiens, se peut-il que tu désespères d’y parvenir? Tout à l’heure je t’ai dit que je ne comprenais pas qu’elle acceptât de t’épouser. Mais, bien que je ne la saisisse pas, il doit y avoir à cela une raison plausible; on n’en saurait douter. Elle est convaincue de ton amour; mais elle n’est pas moins convaincue que tu possèdes certaines qualités. Il ne peut en être autrement, et ce que tu viens de raconter me confirme dans cette assurance. Tu dis toi-même qu’elle a trouvé le moyen de te parler et de te traiter d’une manière toute différente de celle à laquelle tu es habitué. Tu es soupçonneux et jaloux, c’est pour cela que tu as exagéré tout le mal que tu as remarqué en elle. Il est certain qu’elle n’a pas de toi une aussi mauvaise opinion que tu le dis. Sans quoi il faudrait admettre qu’en t’épousant elle se condamne, de propos délibéré, à périr noyée ou égorgée. Est-ce possible? Qui va, en connaissance de cause, au-devant de la mort?
Parfione écoutait les vibrantes paroles du prince avec un sourire amer. Sa conviction paraissait inébranlablement assise.
– Quel regard sinistre tu fixes sur moi, Parfione! ne put s’empêcher de dire le prince avec un sentiment d’angoisse.
– Périr noyée ou égorgée! s’exclama enfin Rogojine. Hé! justement: si elle se marie avec moi, c’est à coup sûr pour être égorgée de ma main! Non! se peut-il, prince, que tu n’aies pas encore compris de quoi il s’agit dans toute cette affaire?
– Je ne te saisis pas.
– Après tout, il se peut qu’il ne me comprenne pas, hé! hé! On prétend en effet que tu es un peu… comme cela. Elle en aime un autre, y es-tu? Elle en aime un autre à présent, comme je l’aime, elle. Et cet autre, sais-tu qui c’est? C’est toi! Quoi, tu ne le savais pas?
– Moi!
– Oui, toi. Elle a commencé à t’aimer du jour de sa fête. Seulement elle pense qu’il lui est impossible de t’épouser, parce qu’elle te couvrirait de honte et gâcherait ton avenir. «On sait qui je suis», dit-elle. Elle s’en est toujours tenue là et ne s’est pas gênée pour me le déclarer en face. Toi, elle redoute de te perdre et de te déshonorer; mais moi, elle peut m’épouser, c’est sans importance. Voilà le cas qu’elle fait de moi; retiens cela.
– Mais comment a-t-elle pu te fuir pour se réfugier auprès de moi et me fuir…
– Pour revenir à moi? Hé! peut-on savoir ce qui lui passe par la tête? Elle est maintenant dans un état de fébrilité. Un jour elle me crie: «Je t’épouse comme j’irais me jeter à l’eau. Marions-nous au plus vite!» Elle-même presse les préparatifs, fixe le jour de la cérémonie… Puis, quand ce jour approche, elle prend peur, ou d’autres idées, Dieu sait lesquelles! lui traversent la cervelle. Tu l’as bien vue. Elle pleure, elle rit, elle se démène fiévreusement. Quoi d’étonnant qu’elle se soit également sauvée loin de toi? elle t’a fui parce qu’elle s’est aperçue de la véhémence de la passion que tu lui inspirais. Rester auprès de toi était au-dessus de ses forces. Tu as prétendu tout à l’heure que je l’avais retrouvée à Moscou. Cela n’est pas exact; c’est elle qui est accourue chez moi en te fuyant; elle m’a dit: «Fixe le jour, je suis prête! Fais venir du champagne! Allons entendre les tziganes!» Et elle criait. Sans moi, il y a beau temps qu’elle se serait jetée à l’eau, je t’en réponds. Si elle ne le fait pas, c’est peut-être qu’elle me trouve encore plus dangereux que l’eau. Elle m’épousera par perversité… si elle m’épouse; je dis bien: par perversité.
– Mais comment peux-tu… comment… s’écria le prince sans achever sa phrase. Il regardait Rogojine avec épouvante.
– Pourquoi n’achèves-tu pas? fit celui-ci en ricanant. Veux-tu que je te dise ce que tu penses en ce moment? Tu penses: «Comment peut-elle l’épouser maintenant? Comment peut-on la laisser faire un pareil mariage?» Ton sentiment ne fait pas de doute…
– Ce n’est pas pour cela, Parfione, que je suis venu ici, je te le répète; ce n’est pas cette idée que j’avais dans l’esprit.
– Il se peut que tu ne sois pas venu pour cela et que tu n’aies pas eu au début cette idée dans l’esprit, mais maintenant c’est certainement ta façon de penser, hé! hé! Allons, en voilà assez! Pourquoi as-tu été si bouleversé? Est-ce que vraiment tu ne savais rien de cela? Tu me surprends!
– Tout cela, Parfione, c’est de la jalousie. C’est maladif. Tu manques de mesure, tu exagères… balbutia le prince au comble de l’émotion. – Mais qu’est-ce que tu as?
– Laisse ceci, fit Parfione en arrachant rapidement des mains du prince et en remettant en place un petit couteau que celui-ci avait pris sur la table, à côté du livre.
– Quand je suis parti pour Pétersbourg, poursuivit le prince, j’ai eu comme un pressentiment… Il m’en coûtait de venir ici. Je voulais oublier tout ce qui me rattache à cette ville, l’extirper de mon cœur! Allons, adieu… Mais qu’as-tu encore?
Tout en parlant le prince avait, par distraction, repris le petit couteau. Rogojine le lui ôta des mains et le jeta sur la table. Ce couteau était d’une forme assez simple; le manche était fait d’un pied de cerf, la lame était longue de trois verchoks et demi, et large en proportion.
En voyant le prince surpris qu’il le lui eût retiré à deux reprises des mains, Rogojine prit le couteau avec colère et le glissa dans le livre qu’il lança sur une autre table.
– Tu t’en sers comme de coupe-papier? demanda le prince d’un ton distrait, mais toujours sous l’empire d’une obsession.
– Oui…
– C’est cependant un couteau de jardin.
– Oui. Est-ce qu’on ne peut pas couper les pages avec un couteau de jardin?
– Mais il est… tout neuf.
– Qu’importe? Est-ce que je ne peux pas acheter un couteau neuf? s’écria Rogojine dans un accès de fureur. Sa colère croissait à chaque mot du prince.
Ce dernier tressaillit et le regarda fixement.
– En voilà des idées! fit-il soudain en riant et en se ressaisissant tout à fait. – Excuse-moi, mon cher; quand j’ai la tête lourde comme maintenant et que mon mal me reprend… j’ai des absences ridicules. Ce n’est pas du tout la question que je voulais te poser… Cette question m’est sortie de la tête. Adieu…
– Pas par là, dit Rogojine.
– J’ai oublié!
– Par ici, viens, je te montrerai le chemin.
Ils repassèrent par les mêmes chambres que le prince avait déjà traversées, Rogojine prenant les devants. Ils pénétrèrent dans la grande salle, aux murs de laquelle étaient suspendus quelques tableaux, des portraits d’évêques et des paysages où l’on ne pouvait rien discerner. Au-dessus de la porte qui donnait dans la chambre voisine se voyait une toile de dimensions assez anormales: elle avait près de deux archines et demie de long sur six verchoks de haut [68]. Cette toile représentait le Sauveur après la Descente de Croix. Le prince la regarda sans s’arrêter, avec l’air d’évoquer un souvenir, et voulut gagner la porte. Il se sentait mal à l’aise dans cette maison et avait hâte de sortir. Mais Rogojine s’arrêta brusquement devant le tableau.
– Tous ces tableaux, dit-il, ont été achetés dans des ventes par mon défunt père, qui était un amateur. Il les a payés un ou deux roubles chacun. Un connaisseur qui les a tous examinés a déclaré que ce n’étaient que des croûtes, sauf celui qui se trouve au-dessus de la porte. Celui-là, mon père l’a payé deux roubles; de son vivant on lui en a offert trois cent cinquante roubles, puis un marchand qui est grand collectionneur, Ivan Dmitrich Savéliev, en a proposé quatre cents roubles; enfin la semaine passée, il a été jusqu’à en offrir cinq cents à mon frère Sémione Sémionovitch. J’ai préféré le garder.
– Mais c’est une copie de Hans Holbein, fit le prince après avoir examiné le tableau; et, sans être grand connaisseur, je crois pouvoir dire que c’est une excellente copie. J’ai vu l’original à l’étranger et je ne puis l’oublier. Mais… qu’est-ce qui te prend?
Rogojine, cessant soudain de regarder le tableau, s’était remis à marcher. Certes, ce geste impulsif pouvait s’expliquer par sa distraction et par son état particulier d’énervement. Mais le prince fut choqué de le voir couper court à une conversation qu’il avait lui-même engagée.
– Dis-moi, Léon Nicolaïévitch, il y a longtemps que je voulais te poser une question: crois-tu en Dieu oui ou non? demanda à brûle-pourpoint Rogojine après avoir fait quelques pas.
– Quelle singulière question… et de quel regard tu l’accompagnes! observa involontairement le prince.
Il y eut un silence.
– Moi, j’aime à contempler ce tableau, murmura Rogojine comme s’il avait oublié sa question.
– Ce tableau! s’écria le prince sous le coup d’une subite inspiration,… ce tableau! Mais sais-tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi?
– Oui, on perd la foi, acquiesça Rogojine d’une manière inattendue.
Ils arrivèrent au seuil de la porte.
– Comment peux-tu dire cela? s’exclama le prince en s’arrêtant brusquement. Tu as pris au sérieux une réflexion qui était presque une boutade. Et pourquoi m’as-tu demandé si je croyais en Dieu?
– Pour rien, comme cela. C’est une question que j’avais envie de te poser depuis longtemps. Il y a maintenant beaucoup d’incroyants. Toi qui as vécu à l’étranger, tu dois pouvoir me dire s’il est vrai, comme me l’a affirmé un ivrogne, qu’il y a plus d’athées en Russie que dans tous les autres pays. Cet individu a ajouté: «Il nous est plus facile à nous d’être athées parce que nous sommes plus avancés qu’eux.»
Rogojine souligna sa question d’un rire sarcastique. Puis d’un geste brusque il ouvrit la porte et, la main sur le bouton, attendit que le prince passât. Celui-ci parut surpris mais s’exécuta. Rogojine le suivit sur le palier et referma la porte sur lui. Ils restèrent l’un devant l’autre avec l’air d’avoir oublié où ils étaient et ce qu’ils allaient faire.
– Adieu, fit le prince en lui tendant la main.
– Adieu, répéta Rogojine en serrant avec vigueur mais machinalement la main tendue.
Le prince descendit une marche et se retourna. Il était visible qu’il ne voulait pas quitter ainsi Rogojine.
– Pour ce qui est de la foi, dit-il en souriant et en s’animant à l’évocation d’un souvenir, j’ai eu, la semaine dernière, quatre conversations à ce sujet en deux jours. Un matin, en voyageant sur une nouvelle ligne de chemin de fer, j’ai fait la connaissance d’un certain S… avec lequel j’ai causé pendant quatre heures. J’avais déjà beaucoup entendu parler de lui et l’on m’avait dit entre autres choses qu’il était athée. C’était un homme très instruit en effet et je fus heureux de trouver l’occasion de m’entretenir avec un véritable savant. En outre il était d’une parfaite éducation, de sorte qu’il me parla comme à un homme qui aurait été son égal sous le rapport de la culture et de l’intelligence. Il ne croit pas en Dieu. Cependant une chose me frappa: en discutant ce sujet, il avait toujours l’air d’être à côté de la question. Et cette impression, je l’avais déjà éprouvée toutes les fois que j’avais rencontré des incrédules ou que j’avais lu leurs livres; ils m’avaient toujours semblé esquiver le problème qu’ils affectaient de traiter. Je fis alors part de cette observation à S…, mais je dus m’exprimer mal ou peu clairement, car il ne me comprit pas… Le soir du même jour, j’arrivai dans une ville de province pour y passer la nuit. Je descendis dans un hôtel où un crime avait justement été commis la nuit précédente; c’était encore le sujet de toutes les conversations au moment de ma venue. Deux paysans d’un certain âge, qui se connaissaient de longue date et qui étaient liés d’amitié, avaient loué une petite chambre en commun pour passer la nuit après avoir pris leur thé. Ils n’étaient ivres ni l’un ni l’autre. L’un d’eux remarqua que son compagnon portait depuis deux jours une montre qu’il ne lui avait pas vue auparavant. La montre était en argent et suspendue à une tresse jaune ornée de perles de verre. Cet homme n’était pas un voleur; c’était même un honnête homme et il était, pour un paysan, très à son aise. Mais la montre de son ami excita en lui une telle convoitise qu’il finit par succomber à la tentation: il s’arma d’un couteau et, lorsque l’autre eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, calcula son geste, leva les yeux au ciel, se signa et prononça avec ferveur cette prière: «Seigneur, pardonne-moi pour l’amour du Christ!» Là-dessus, il trancha d’un seul coup la gorge de son compagnon, comme on saigne un mouton, et il lui prit sa montre.
Rogojine partit d’un bruyant éclat de rire. Son hilarité avait quelque chose de convulsif. Elle détonnait, succédant chez lui à l’humeur sombre dans laquelle il avait été plongé jusque-là.
– C’est adorable! Franchement, on ne trouverait pas mieux! s’exclamait-il d’une voix haletante, presque à bout de souffle. – L’un ne croit pas en Dieu; l’autre y croit tellement qu’il fait sa prière avant d’égorger les gens! Non, mon cher, on n’invente pas une chose pareille! Ha! ha! cela dépasse tout!…
– Le lendemain matin, j’allai faire un tour en ville, poursuivit le prince dès que Rogojine se fut calmé (bien qu’un rire intermittent et spasmodique continuât d’errer sur ses lèvres). J’aperçus un soldat ivre, complètement débraillé qui titubait le long du trottoir en bois. Il m’accosta et me dit: «Achète-moi cette croix d’argent, barine [69] je te la cède pour vingt kopeks elle est bien en argent». Et il montra, fixée à un cordon bleu très usé, une croix qu’il venait probablement d’ôter de son cou. À première vue, c’était une croix d’étain à huit branches [70], de grande dimension, avec un relief de style byzantin. Je tirai une pièce de vingt kopeks et la lui donnai, puis je me passai la croix autour du cou. Je lus sur sa figure la joie qu’il éprouvait à l’idée d’avoir roulé un barine stupide et il courut, sans aucun doute, au cabaret pour y boire ses vingt kopeks. À ce moment-là, mon ami, tout ce que j’observais en Russie produisait sur moi la plus vive impression. Autrefois, je ne comprenais rien à notre pays, j’étais un parfait ignare. À l’étranger, pendant les cinq années que j’y ai vécu, je n’avais gardé de la Russie qu’un souvenir fantaisiste. Je poursuivis ma promenade et je me dis; j’attendrai encore avant de faire condamner ce judas. Dieu sait ce qui se passe dans ses pauvres cœurs d’ivrognes! En rentrant à l’hôtel une heure plus tard, je rencontrai une paysanne avec un nourrisson dans les bras. C’était une femme encore jeune et l’enfant pouvait avoir six semaines. Il souriait à sa mère, pour la première fois, disait-elle, depuis sa naissance. Je la vis se signer soudain avec une indicible piété. «Pourquoi fais-tu cela?» lui dis-je. J’avais alors la manie de poser des questions. – «Autant, répondit-elle, une mère éprouve de joie en voyant le premier sourire de son enfant, autant Dieu en éprouve chaque fois qu’il voit, du haut du Ciel, un pécheur Le prier du fond du cœur.» Voilà presque textuellement ce que m’a dit cette femme du peuple; elle a exprimé cette pensée si profonde, si subtile, si purement religieuse où se synthétise toute l’essence du christianisme, qui reconnaît en Dieu un Père céleste se réjouissant à la vue de l’homme comme un père à la vue de son enfant. C’est la pensée fondamentale du Christ. Une simple femme du peuple! Il est vrai que c’était une mère… Et qui sait si ce n’était pas la femme du soldat qui m’avait vendu la croix? Écoute-moi, Parfione, tu m’as posé tout à l’heure une question, voici ma réponse: l’essence du sentiment religieux échappe à tous les raisonnements) aucune faute, aucun crime, aucune forme d’athéisme n’a de prise sur elle. Il y a et il y aura éternellement dans ce sentiment quelque chose d’insaisissable et d’inaccessible à l’argumentation des athées. Mais le plus remarquable, c’est qu’on n’observe cela nulle part avec autant de clarté et de spontanéité que dans le cœur des Russes! Voilà ma conclusion. C’est une des premières convictions que j’ai acquises en étudiant notre Russie. Il y a de belles choses à faire, Parfione, surtout sur notre terre russe, crois-moi! Rappelle-toi les rencontres et les entrevues que nous avons eues à Moscou à une certaine époque… Ah! je n’avais aucune envie de revenir ici maintenant! Et je ne pensais pas du tout te rencontrer dans de pareilles conditions!… Enfin, n’en parlons plus!… Adieu, au revoir! que Dieu ne t’abandonne pas!
Il fit demi-tour et descendit l’escalier.
– Léon Nicolaïévitch! lui cria d’en haut Parfione, lorsqu’il eut atteint le premier palier, cette croix que tu as achetée au soldat, l’as-tu sur toi?
– Oui, je l’ai sur moi, dit le prince en s’arrêtant.
– Montre-la-moi.
– Encore une nouvelle fantaisie!
Le prince réfléchit un instant, remonta l’escalier et, sans détacher la croix de son cou, la fit voir à Rogojine.
– Donne-la-moi, dit celui-ci.
– Pourquoi? Est-ce que tu…
Le prince avait de la répugnance à se séparer de cette croix.
– Pour la porter; je te donnerai la mienne à la place.
– Tu veux que nous échangions nos croix? C’est bien, Parfione; si tu le désires, je ne demande pas mieux; scellons notre fraternité [71]!
Le prince enleva sa croix d’étain; Parfione en fit autant de la sienne, qui était en or, et ils firent l’échange. Mais Parfione restait silencieux et le prince remarqua avec une douloureuse surprise que la physionomie de son nouveau frère avait gardé son expression de défiance et qu’un sourire amer et presque sarcastique continuait à s’y traduire, du moins par intermittence.
Sans dire un mot, Rogojine se décida à prendre la main du prince et, après un moment d’hésitation, l’entraîna à sa suite en lui soufflant d’une voix à peine perceptible: «Viens!». Ils traversèrent le palier du premier étage et sonnèrent à une porte qui faisait vis-à-vis à celle par où ils étaient sortis. On vint rapidement leur ouvrir. Une petite vieille, toute voûtée et vêtue de noir, la tête enveloppée d’un mouchoir fit sans desserrer les dents un profond salut à Rogojine. Celui-ci posa à la vieille une rapide question et, au lieu d’attendre la réponse, conduisit le prince à travers une suite de chambres obscures, froides et parfaitement tenues où s’alignaient d’austères vieux meubles, recouverts de housses blanches et propres. Puis, sans s’annoncer, il le fit entrer dans une petite pièce qui ressemblait à un salon et que partageait une cloison d’acajou, avec deux portes aux extrémités. Cette cloison devait dissimuler une chambre à coucher. Dans le coin du salon, près d’un poêle, une petite vieille était assise dans un fauteuil. Elle ne paraissait pas extrêmement âgée: son visage, plein et assez frais, était plutôt agréable, mais ses cheveux étaient tout blancs et, au premier coup d’œil, on s’apercevait qu’elle était complètement en enfance. Elle portait une robe de laine noire, un fichu noir autour du cou et un bonnet d’une blancheur immaculée avec des rubans noirs. Elle avait un tabouret sous les pieds. À son côté se tenait une autre petite vieille proprette, qui paraissait plus âgée et vivait sans doute à ses crochets; vêtue de deuil et coiffée, elle aussi, d’un bonnet blanc, elle tricotait silencieusement un bas. Ces deux femmes ne devaient jamais échanger une parole. À la vue de Rogojine et du prince, la première vieille fit un sourire et témoigna de son contentement par plusieurs petits saluts avenants.
– Mère, dit Rogojine après lui avoir baisé la main, je te présente mon grand ami, le prince Léon Nicolaïévitch Muichkine. Nous avons échangé nos croix. À Moscou il a été pendant quelque temps un frère pour moi et m’a rendu de grands services. Bénis-le, mère, comme tu bénirais ton propre fils. Attends, chère vieille, laisse-moi disposer ta main pour…
Mais la vieille, sans attendre l’aide de Rogojine, leva la main droite, joignit trois doigts et par trois fois bénit dévotement le prince. Après quoi elle lui fit encore de la tête un petit signe plein de douceur et de tendresse.
– Allons-nous-en, Léon Nicolaïévitch! dit Parfione, je ne t’avais amené que pour cela…
Lorsqu’ils se retrouvèrent dans l’escalier, il ajouta:
– Tu vois: ma mère ne comprend rien de ce qu’on dit; elle n’a pas saisi le sens de mes paroles et cependant elle t’a béni. Elle a donc agi spontanément… Allons, adieu! pour toi comme pour moi, il est temps de nous séparer.
Et il ouvrit la porte de son appartement.
– Laisse-moi au moins t’embrasser avant que nous nous quittions; quel drôle de corps tu fais! s’écria le prince en regardant Rogojine avec un air de tendre reproche.
Il voulut le prendre dans ses bras mais l’autre, qui avait déjà levé les siens, les laissa aussitôt retomber. Il ne se décidait pas et ses yeux évitaient le prince. Bref, il répugnait à l’embrasser.
– N’aie crainte, murmura-t-il d’une voix blanche et avec un étrange sourire; si je t’ai pris ta croix, je ne t’égorgerai tout de même pas pour une montre!
Mais son visage se transfigura brusquement: une pâleur affreuse l’envahit, ses lèvres frémirent, ses yeux s’allumèrent. Il ouvrit les bras, étreignit avec force le prince contre sa poitrine et dit d’une voix haletante:
– Prends-la donc si c’est la volonté du Destin. Elle est à toi! Je te la cède!… Souviens-toi de Rogojine!
Et, s’éloignant du prince sans lui jeter un dernier regard, il rentra à la hâte dans son appartement en refermant bruyamment la porte sur lui.
Il était déjà tard, près de deux heures et demie, et le prince ne trouva plus Epantchine chez lui. Il déposa sa carte et résolut d’aller s’enquérir de Kolia à l’hôtel de la Balance , se proposant de lui laisser un mot s’il était absent. À la Balance il apprit que Nicolas Ardalionovitch était parti depuis le matin en priant de dire, au cas où on le demanderait, qu’il ne reviendrait peut-être que sur les trois heures; s’il n’était pas rentré à trois heures et demie, c’est qu’il serait allé par le train à Pavlovsk pour rendre visite à la générale Epantchine et dîner chez elle.
Le prince décida de l’attendre et se fit servir un repas.
Trois heures et demie, puis quatre heures sonnèrent sans que Kolia reparût. Il sortit alors et se mit à se promener sans but. Au commencement de l’été il y a parfois à Pétersbourg de splendides journées. C’était, comme par un fait exprès, une de ces journées, lumineuse, chaude, tranquille. Le prince déambula ainsi pendant un certain temps. Il connaissait assez mal la ville. Parfois il s’arrêtait aux carrefours, devant certaines maisons, sur les places ou sur les ponts; à un moment il entra, pour se reposer, dans une confiserie. D’autres fois sa curiosité le portait à dévisager les passants. Mais le plus souvent il ne prêtait attention ni aux passants, ni au chemin parcouru. Il se sentait les nerfs douloureusement tendus et éprouvait de l’angoisse en même temps qu’un besoin intense de solitude. Il voulait être seul pour s’adonner passivement à son état de surexcitation morbide, loin d’y chercher le moindre dérivatif. Il lui répugnait de résoudre les questions qui envahissaient son esprit et son cœur. «Voyons, murmurait-il en lui-même et presque sans avoir conscience de ses paroles, est-ce qu’il y a de ma faute dans tout ce qui arrive?»
Vers six heures il se trouva à la gare de Tsarskoïé-Sélo. La solitude n’avait pas tardé à lui devenir intolérable; un nouvel élan de ferveur s’empara de son cœur et une vive mais fugitive clarté dissipa les ténèbres qui oppressaient son âme. Il prit un billet pour Pavlovsk et attendit avec impatience l’heure du départ. Mais il se sentait en proie à une obsession dont la cause était réelle, et nullement imaginaire comme il eût peut-être été enclin à le croire. Il avait à peine pris place dans un wagon qu’il se ravisa, jeta brusquement son billet et ressortit de la gare, l’esprit troublé et plongé dans ses réflexions. Peu de temps après, en pleine rue, il lui sembla qu’il se rappelait soudain quelque chose et qu’il surprenait l’existence d’un phénomène étrange auquel étaient imputables ses longues inquiétudes. Il eut nettement conscience d’une hantise dont il était l’objet depuis longtemps mais qu’il n’avait pas démêlée jusque-là. Sous l’empire de cette hantise il s’était mis à chercher tout autour de lui depuis l’instant où il était entré à l’hôtel de la Balance , et même un peu avant. Puis son esprit s’était libéré pendant une demi-heure. Et voici que de nouveau il recommençait à regarder et à scruter autour de lui avec inquiétude.
Mais, tandis qu’il observait en lui cette impulsion maladive et jusque-là totalement inconsciente, à laquelle il avait depuis si longtemps obéi, un autre souvenir non moins étrange surgit tout à coup dans son esprit. Il se rappela qu’au moment où il s’était surpris à chercher quelque chose autour de lui, il se trouvait sur le trottoir, devant un magasin dont il regardait l’étalage avec une vive curiosité. Il voulut alors à tout prix vérifier s’il s’était effectivement arrêté devant cet étalage cinq minutes plus tôt, ou s’il était le jouet d’un rêve ou d’une confusion. Mais ce magasin et cet étalage existaient-ils réellement? Il se sentait ce jour-là dans des dispositions particulièrement morbides et qui lui rappelaient plus ou moins celles où il s’était trouvé autrefois au début de son mal. Il savait que, pendant les périodes qui précédaient ses accès, il devenait sujet à d’extraordinaires distractions, au point de confondre les choses et les personnes s’il ne concentrait pas sur elles toute son attention.
Il avait une autre raison spéciale de vérifier sa sensation: au nombre des objets qu’il avait vus en montre dans le magasin, il y en avait un sur lequel il avait arrêté son regard et qu’il avait même évalué à soixante kopeks; le souvenir lui en était resté malgré sa distraction et son trouble. Par conséquent, si cette boutique existait vraiment et si l’objet figurait en effet dans la montre, c’était pour examiner cet objet qu’il s’était arrêté. Il en concluait que l’objet en question avait éveillé en lui un intérêt assez puissant pour fixer son attention même dans l’état de pénible angoisse où il était plongé en sortant de la gare.
Il avança en regardant presque avec anxiété du côté droit; son cœur battait d’inquiétude et d’impatience. Enfin il finit par retrouver la boutique. Elle était à cinq cents pas de l’endroit où il avait eu l’idée de rebrousser chemin. Il retrouva aussi l’objet de soixante kopeks. «Certes il ne vaut pas davantage», se dit-il encore, et cette réflexion le fit rire. Mais son rire était nerveux: il se sentait lourdement oppressé. Maintenant il se rappelait avec netteté qu’au moment où il stationnait devant la boutique, il s’était retourné du même mouvement brusque que précédemment, lorsqu’il avait surpris le regard de Rogojine sur lui. S’étant ainsi convaincu qu’il ne s’était pas trompé (au fond il en était déjà persuadé avant cette vérification), il s’éloigna à grands pas de la boutique.
Le prince devait au plus tôt réfléchir à ces phénomènes. C’était de toute nécessité, car il était maintenant clair que, même à la gare, il n’avait pas été le jouet d’une hallucination; un événement d’une réalité indiscutable lui était arrivé, qui se rattachait sans aucun doute à sa précédente obsession. Néanmoins il ne put surmonter une sorte de répugnance intérieure et, renonçant à méditer davantage là-dessus, il porta ses pensées sur un tout autre objet.
Il songea entre autres à la phase par où s’annonçaient ses attaques d’épilepsie quand celles-ci le surprenaient à l’état de veille. En pleine crise d’angoisse, d’hébétement, d’oppression, il lui semblait soudain que son cerveau s’embrasait et que ses forces vitales reprenaient un prodigieux élan. Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales.
Mais ces moments radieux ne faisaient que préluder à la seconde décisive (car cette autre phase ne durait jamais plus d’une seconde) qui précédait immédiatement l’accès. Cette seconde était positivement au-dessus de ses forces. Quand, une fois rendu à la santé, le prince se remémorait les prodromes de ses attaques, il se disait souvent: ces éclairs de lucidité, où l’hyperesthésie de la sensibilité et de la conscience fait surgir, une forme de «vie supérieure», ne sont que des phénomènes morbides, des altérations de l’état normal; loin donc de se rattacher à une vie supérieure, ils rentrent au contraire dans les manifestations les plus inférieures de l’être.
Cependant il aboutissait à une conclusion des plus paradoxales: «Qu’importe que mon état soit morbide? Qu’importe que cette exaltation soit un phénomène anormal, si l’instant qu’elle fait naître, évoqué et analysé par moi quand je reviens à la santé, s’avère comme atteignant une harmonie et une beauté supérieures, et si cet instant me procure, à un degré inouï, insoupçonné, un sentiment de plénitude, de mesure, d’apaisement et de fusion, dans un élan de prière, avec la plus haute synthèse de la vie?»
Ces expressions nébuleuses lui semblaient parfaitement intelligibles, quoique encore trop faibles. Il ne doutait pas, il n’admettait pas que l’on pût douter que les sensations décrites réalisassent en effet «la beauté et la prière», avec une «haute synthèse de la vie». Mais ses visions n’avaient-elles pas quelque chose de comparable aux hallucinations fallacieuses que procurent le haschich, l’opium ou le vin, et qui abrutissent l’esprit en déformant l’âme? Il pouvait sainement raisonner à ce sujet une fois que l’attaque était passée. Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l’émotivité subjective. Si, à cette seconde, c’est-à-dire à la dernière période de conscience avant l’accès, il avait eu le temps de se dire clairement et délibérément: «oui, pour ce moment on donnerait toute une vie», c’est qu’à lui seul, ce moment-là valait bien, en effet, toute une vie.
Il n’attachait d’ailleurs pas autrement d’importance au côté dialectique de sa conclusion, car la prostration, l’aveuglement mental et l’idiotie ne lui apparaissaient que trop clairement comme la conséquence de cette «minute sublime». Il se serait gardé d’engager là-dessus une discussion sérieuse. Sa conclusion, c’est-à-dire le jugement qu’il portait sur la minute en question, était sans contredit erronée, mais il n’en restait pas moins troublé par la réalité de sa sensation. Quoi de plus probant en effet qu’un fait réel? Or le fait réel était là: pendant cette minute, il avait trouvé le temps de se dire que le bonheur immense qu’elle lui procurait valait bien toute une vie. «À ce moment, – avait-il déclaré un jour à Rogojine quand ils se voyaient à Moscou – j’ai entrevu le sens de cette singulière expression: il n’y aura plus de temps» [72]. Sans doute, avait-il ajouté en souriant, était-ce d’un instant comme celui-là que l’épileptique Mahomet parlait lorsqu’il disait avoir visité toutes les demeures d’Allah en moins de temps que sa cruche pleine d’eau n’en avait mis à se vider [73]. À Moscou, en effet, Rogojine et lui s’étaient beaucoup fréquentés et avaient parlé des sujets les plus divers. Le prince pensa en lui-même: «Rogojine a dit tout à l’heure que j’ai alors été pour lui comme un frère; c’est aujourd’hui la première fois qu’il s’exprime ainsi».
Il se laissait aller à ses réflexions assis près d’un arbre sur un banc du Jardin d’Été. Il n’était pas loin de sept heures. Le jardin était désert; une ombre passagère voilait le soleil couchant. L’atmosphère était étouffante et faisait pressentir un orage. Le prince trouvait un certain attrait à sa méditation. En fixant ses réminiscences et ses idées sur tous les objets extérieurs, il cherchait une diversion à une pensée obsédante; mais, dès qu’il regardait autour de lui, cette sombre pensée, à laquelle il eût tant voulu se soustraire, lui revenait aussitôt à l’esprit. Il se rappela l’histoire que le garçon d’hôtel lui avait racontée pendant le dîner: un récent assassinat perpétré dans des circonstances fort troublantes et qui avait fait beaucoup de bruit en ville.
Mais à peine eut-il évoqué ce souvenir qu’un phénomène inattendu se produisit en lui. C’était un désir impétueux, irrésistible, une véritable tentation qui paralysait tout à coup sa volonté. Il se leva de son banc et sortit du parc dans la direction du Vieux-Pétersbourg [74]. Un peu auparavant, sur le quai de la Néva, il avait demandé à un passant de lui indiquer ce quartier de l’autre côté de la rivière. On le lui avait montré, mais il n’y était pas allé. Et, de toutes façons, il savait qu’il était inutile d’y aller ce jour-là. Il avait depuis longtemps l’adresse de la parente de Lébédev et aurait pu aisément trouver sa maison; mais il était à peu près sûr qu’elle n’y serait pas. «Elle est certainement allée à Pavlovsk, se dit-il; sans quoi Kolia m’aurait laissé un mot à la Balance comme il était convenu.» Si donc il y allait maintenant, ce n’était sans doute pas pour la voir. Sa curiosité obéissait à un autre mobile, sombre et poignant. Une nouvelle et soudaine idée venait de lui traverser l’esprit…
Mais il lui suffit de marcher et de savoir où il allait pour qu’au bout d’une minute il ne prêtât plus guère attention au chemin parcouru. Il éprouva une affreuse et presque insurmontable répugnance à méditer davantage sur l’«idée soudaine» qui lui était venue en tête. Il regarda avec une douloureuse tension mentale tout ce qui lui tombait sous les yeux. Il fixa le ciel, la Néva. Il lia conversation avec un enfant rencontré en chemin. Peut-être sa crise d’épilepsie s’aggravait-elle. L’orage semblait se rapprocher, quoique lentement. On entendait au loin gronder le tonnerre. L’air devenait étouffant…
Il se remémora alors le neveu de Lébédev qu’il avait vu ce jour-là, sans trop savoir pourquoi, comme on se remémore une phrase musicale dont on a eu les oreilles rebattues. Le plus étrange, c’est qu’il se représentait sous ses traits l’assassin dont Lébédev avait parlé en lui présentant ce neveu. Tout récemment encore, il avait lu quelque chose au sujet de ce criminel. Depuis son retour en Russie il avait beaucoup lu et beaucoup entendu sur des affaires de ce genre; il les suivait toutes avec assiduité. L’après-midi même, dans sa conversation avec le garçon d’hôtel, il s’était précisément beaucoup intéressé à l’assassinat des Jémarine. Il se rappela que le garçon s’était trouvé être du même avis que lui. La physionomie de cet homme lui revint à la mémoire: ce n’était pas un sot mais un esprit posé et prudent; au reste «Dieu savait ce qu’il était au juste; il est si difficile de démêler le caractère des gens dans un pays que l’on ne connaît pas encore». Cependant il commençait à avoir une confiance passionnée dans l’âme russe. Oh! pendant ces six derniers mois, que d’impressions nouvelles il avait recueillies! que d’expériences insoupçonnées, inouïes, inattendues il avait faites! Mais l’âme d’autrui est un mystère, l’âme russe est une énigme, – du moins pour beaucoup de gens. Ainsi il avait longuement fréquenté Rogojine; il était entré dans son intimité et il avait même fraternisé avec lui. Connaissait-il donc Rogojine? Du reste il y avait dans tout cela un tel chaos, un tel désordre, de telles discordances!
«Et quel prétentieux et répugnant personnage, ce neveu de Lébédev que j’ai vu aujourd’hui! Mais où ai-je l’esprit? dit le prince plongé dans sa rêverie. Est-ce lui qui a assassiné ces six personnes? Ah mais! voyons, je confonds… c’est singulier; la tête me tourne un peu… Et quelle sympathique et douce figure avait la fille aînée de Lébédev, celle qui tenait le bébé dans ses bras! quelle expression innocente et presque enfantine! quel rire ingénu!»
Et le prince s’étonna que cette figure, presque oubliée, ne lui fût pas revenue plus tôt à la mémoire. «Lébédev chasse ses enfants en frappant du pied, mais il est probable qu’il les adore. Et il adore aussi son neveu: c’est aussi sûr que deux et deux font quatre.»
Du reste comment, nouveau venu, pouvait-il se risquer à émettre des jugements définitifs sur des gens qu’il connaissait à peine? Lébédev, par exemple, lui apparaissait aujourd’hui comme une figure énigmatique. S’attendait-il à trouver devant lui un semblable Lébédev? Le connaissait-il auparavant sous cet aspect? «Lébédev et la Du Barry, quel rapprochement, Seigneur! Si Rogojine devient jamais un meurtrier, ce ne sera du moins pas à l’encontre de toute logique. Son acte ne révélera pas un pareil chaos. Un instrument fabriqué en vue du meurtre, et les six Jémarine massacrés dans un accès de délire! Est-ce que Rogojine possède un instrument fait sur commande?… Celui qu’il a… Mais d’abord, est-il certain qu’il assassinera?» se demanda soudain le prince avec un frisson. «N’est-ce pas un crime, une bassesse de ma part que d’émettre avec autant de cynisme une pareille supposition?» s’écria-t-il en rougissant de honte.
Il s’arrêta stupéfait, comme cloué au sol. Du même coup il venait de se rappeler pêle-mêle la gare de Pavlovsk, la gare Nicolas [75], sa question directe à Rogojine au sujet des yeux aperçus le jour de son arrivée, la croix de Rogojine qu’il portait maintenant sur lui, la bénédiction de la mère de Rogojine, demandée pour lui par ce dernier, l’accolade convulsive que Rogojine lui avait donnée et le renoncement à la femme aimée qu’il avait formulé sur le palier…
Et là-dessus il se surprenait à chercher continuellement quelque chose autour de lui, et cette boutique, et cet objet à soixante kopeks… fi! quelle bassesse! Mû par son «idée soudaine», il marchait vers «un but spécial». Un sentiment de désespoir et de douleur envahissait toute son âme. Il aurait voulu rentrer chez lui, à l’hôtel. Il changea même d’itinéraire, mais au bout d’un instant il s’arrêta, se ravisa et reprit sa première direction.
Il était déjà dans le Vieux-Pétersbourg et approchait de la maison. Il se disait, par manière de justification, qu’il n’y revenait pas dans la même intention qu’auparavant et n’obéissait plus à aucune «idée spéciale». Comment aurait-il pu en être autrement? Il était hors de doute que son mal le reprenait; peut-être aurait-il une attaque le jour même. Et l’approche de cette crise avait été la cause des ténèbres où son esprit se débattait, le germe de son «idée spéciale». Or, ces ténèbres s’étaient dispersées, le démon avait fui; l’allégresse régnait dans son cœur exonéré de tout doute. Et puis il y avait si longtemps qu’il ne l’avait vue… il fallait qu’il la vît… Oui, il aurait maintenant voulu rencontrer Rogojine, le prendre par le bras, marcher avec lui… Son cœur était pur: était-il un rival pour Rogojine? Demain il irait chez lui et lui dirait qu’il était allé la voir. N’était-il pas accouru à Pétersbourg, comme l’avait dit ce tantôt Rogojine, uniquement pour la voir? Peut-être la trouverait-il chez elle, car après tout il n’était pas certain qu’elle fût partie pour Pavlovsk.
Oui, il fallait à présent tout mettre au clair, afin que les uns et les autres pussent lire réciproquement et sans équivoque dans leur cœur. Plus de renoncements sombres et passionnés comme celui de Rogojine…, des actes consentis librement et au grand jour! Est-ce que Rogojine était incapable de supporter le grand jour? Il prétendait aimer cette femme d’un amour qui n’impliquât ni compassion ni pitié. Il est vrai qu’il avait ajouté: «ta compassion l’emporte peut-être sur mon amour». Mais il s’était calomnié lui-même. Hum!… Rogojine se mettant à lire un livre, n’était-ce pas déjà un acte de compassion, ou un commencement de compassion? Et ce livre entre ses mains, n’était-ce pas la preuve qu’il se rendait parfaitement compte de ce que devait être son attitude vis-à-vis de cette femme? Et son récit de tantôt? Non, il y avait en lui quelque chose de plus profond que la passion. «D’ailleurs le visage de cette femme n’inspire-t-il que de la passion? Peut-il même, en ce moment, inspirer la passion? C’est la souffrance qu’il exprime; c’est par la souffrance seule qu’il captive toute l’âme, qu’il…» Ici, le prince sentit un souvenir brûlant et douloureux lui poindre le cœur.
Oui, un souvenir douloureux. Il évoquait la torture qu’il avait naguère éprouvée quand il avait surpris en elle, pour la première fois, les indices de la démence. Cette découverte l’avait presque mis au désespoir. Comment avait-il pu l’abandonner lorsqu’elle l’avait fui pour aller chez Rogojine? Il aurait dû se lancer à sa poursuite au lieu d’attendre de ses nouvelles.
Mais… se pouvait-il que Rogojine ne se fût pas encore aperçu des symptômes de sa folie.? «Hum… Rogojine attribue à tout ce qu’elle fait d’autres mobiles, des mobiles passionnels! Sa jalousie tient de l’aberration. Qu’a-t-il voulu dire avec sa supposition de tantôt?» (Le prince rougit brusquement et son cœur sentit passer comme un frisson.)
À quoi bon d’ailleurs revenir sur ces souvenirs? Il y avait de la folie de la part de l’un comme de l’autre. En ce qui le concernait, le prince jugeait presque inconcevable, presque cruel et inhumain d’aimer cette femme au sens passionnel du mot. «Oui, certes, Rogojine s’est calomnié. Ayant beaucoup de cœur, il est capable de souffrir et de compatir. Quand il saura toute la vérité, quand il sera convaincu que cette femme est une malheureuse créature détraquée et à demi folle, il ne pourra faire autrement que lui pardonner tout le passé, tous ses tourments. Alors il deviendra sans doute pour elle un serviteur, un frère, un ami, une providence. La compassion le remettra dans le bon chemin, elle sera un enseignement pour lui, car elle est la principale et peut-être l’unique loi qui régisse l’existence humaine». Combien il se repentait maintenant de l’impardonnable malhonnêteté avec laquelle il s’était comporté à l’égard de Rogojine. Non, ce n’était pas l’«âme russe» qui était une énigme, c’était son âme à lui, puisqu’il avait pu imaginer une pareille horreur. Pour quelques paroles chaleureuses et cordiales qu’il avait entendues de lui à Moscou, Rogojine l’avait traité de frère, et lui… Mais tout cela était de la maladie, du délire; tout cela passerait!… Avec quel air sinistre Rogojine, lui avait dit tout à l’heure qu’«il était en train de perdre la foi»! «Cet homme doit souffrir affreusement. Il prétend «aimer à regarder le tableau de Holbein»: ce n’est pas qu’il aime à le regarder, mais il en ressent le besoin. Rogojine n’a pas seulement une âme passionnée, il a aussi un tempérament de lutteur: il veut à tout prix reconquérir la foi qu’il a perdue. Il en éprouve maintenant la nécessité et il en souffre… Oui, croire à quelque chose! croire en quelqu’un! Mais quelle œuvre étrange que ce tableau de Holbein!… Ah! voici la rue et, sans doute, la maison cherchée… C’est cela: c’est le numéro seize, «maison de la femme du secrétaire Filissov». C’est ici!»
Il sonna et demanda Nastasie Philippovna.
La maîtresse du logis lui répondit elle-même que Nastasie Philippovna était partie dès le matin pour Pavlovsk, où elle était l’hôte de Daria Alexéïevna, «chez qui il se pourrait qu’elle restât quelques jours». La dame Filissov était une petite femme d’une quarantaine d’années, au visage pointu et à l’œil perçant; son regard était rusé et scrutateur. Elle demanda au visiteur son nom avec un petit air de mystère. Le prince eut d’abord l’intention de ne pas répondre, mais, se ravisant, il revint exprès la prier avec insistance de transmettre son nom à Nastasie Philippovna. La dame prit note de cette recommandation avec beaucoup de soin et en affectant un ton particulier de confidence qui semblait vouloir dire: «ne craignez rien; j’ai compris!». Le nom du visiteur paraissait avoir fait sur elle une vive impression. Le prince lui jeta un regard distrait, tourna les talons et reprit le chemin de son hôtel. Mais il n’avait plus la même allure que lorsqu’il avait sonné chez la dame Filissov. En un clin d’œil son extérieur s’était métamorphosé: il cheminait maintenant l’air pâle, débile, tourmenté et agité; ses genoux flageolaient; un sourire trouble et égaré errait sur ses lèvres bleuies: son «idée soudaine» venait de se trouver, brusquement confirmée et justifiée; il se sentait une fois de plus livré à son démon.
Que s’était-il donc passé qui eût confirmé et justifié son «idée»? Pourquoi de nouveau ce tremblement, cette sueur froide, ces ténèbres glaciales de l’âme? Était-ce parce qu’il venait de revoir ces mêmes yeux? Mais n’avait-il pas quitté le Jardin d’Été uniquement pour les voir? C’était en cela qu’avait consisté son «idée soudaine». Il avait éprouvé un désir intense de revoir ces «yeux de tantôt» pour se convaincre d’une manière décisive qu’il les retrouverait immanquablement là-bas, près de cette maison. S’il avait si ardemment désiré les revoir, pourquoi, les ayant en effet revus, se sentait-il accablé et bouleversé comme devant un événement inattendu? Oui, c’étaient bien les mêmes yeux (il n’y avait plus à en douter maintenant) qui avaient dardé leurs feux sur lui le matin à la gare Nicolas, au milieu de la foule, quand il était descendu de wagon. C’étaient les mêmes yeux (exactement les mêmes) que, dans l’après-midi, chez Rogojine, il avait sentis peser sur ses épaules au moment où il allait s’asseoir. Rogojine avait nié; il avait demandé avec un sourire crispé et glacial «à qui appartenaient ces yeux». Et ces mêmes yeux, le prince les avait encore revus, pour la troisième fois dans la journée, peu de temps avant, à la gare de Tsarskoïé, au moment de monter en wagon pour aller voir Aglaé. Alors il avait eu une furieuse envie de s’approcher de Rogojine et de lui dire «à qui appartenaient ces yeux». Mais il était sorti précipitamment de la gare et n’avait repris conscience que devant la boutique d’un coutelier, où il avait estimé à soixante kopeks le prix d’un objet qui avait un manche en pied de cerf.
Un démon étrange, effroyable s’était définitivement emparé de lui et ne voulait plus le lâcher. C’était ce démon qui lui avait soufflé à l’oreille, lorsqu’il méditait assis sous un tilleul dans le Jardin d’Été, l’idée que Rogojine, attaché depuis le matin à chacun de ses pas et voyant qu’il ne partait pas pour Pavlovsk (ce qui avait été pour lui une révélation fatale), ne manquerait pas d’aller là-bas, dans le Vieux-Pétersbourg, pour épier aux abords de la maison l’arrivée de l’homme qui lui avait donné le même jour sa parole d’honneur «qu’il n’irait pas la voir» et qu’il «n’était pas venu pour cela à Pétersbourg».
Sur quoi le prince, comme mû par une impulsion, s’était précipité vers cette maison; quoi d’étonnant alors qu’il y eût effectivement rencontré Rogojine? Il n’avait vu qu’un homme malheureux et tourmenté de pensées sombres mais bien compréhensibles. D’ailleurs cet infortuné ne s’était alors même plus dissimulé. Oui, sans doute Rogojine avait nié et menti au cours de la scène de l’après-midi. Mais à la gare de Tsarskoïé il s’était montré presque à découvert. Si quelqu’un s’était caché, c’était lui et non Rogojine, qui se tenait maintenant près de la maison; debout, les bras croisés, il attendait sur le trottoir opposé, à cinquante pas de là. Il était parfaitement en vue et semblait même désirer qu’on le vît. Il avait l’attitude d’un accusateur et d’un juge, et nullement celle d’un… D’un quoi, au fait?
Mais pourquoi le prince, au lieu de s’avancer vers lui, s’en était-il éloigné comme s’il ne l’avait pas aperçu, malgré que leurs yeux se fussent rencontrés? (Oui, leurs yeux s’étaient rencontrés et ils avaient échangé un regard.) N’avait-il pas eu lui-même précédemment l’intention de le prendre par la main et de se rendre là-bas en sa compagnie? N’avait-il pas projeté de passer le lendemain lui dire qu’il était allé chez elle? Tout à l’heure, à mi-chemin de la maison, ne s’était-il pas libéré de son démon, lorsqu’une brusque allégresse avait inondé son âme? Ou alors, n’y avait-il pas dans la personne de Rogojine et, pour mieux dire, dans l’attitude générale de cet homme au cours de la journée, dans l’ensemble de ses paroles, de ses mouvements, de ses actions, de ses regards, quelque chose qui pût justifier les horribles pressentiments du prince et les révoltantes insinuations de son démon?
Il y avait là toute une série de constatations qui sautaient aux yeux, mais qu’il était malaisé d’analyser et d’ordonner; on ne pouvait pas davantage leur assigner un fondement logique. Pourtant, en dépit de cette difficulté, de cette impossibilité, elles produisaient une impression d’ensemble à laquelle on ne pouvait se soustraire et qui, d’elle-même, se convertissait en une conviction absolue.
Une conviction, mais de quoi? (Oh! combien la monstruosité, l’«ignominie de cette conviction», la «bassesse de ce pressentiment» torturaient le prince, et avec quelle véhémence il se les reprochait!) «Exprime au moins franchement cette conviction, si tu l’oses! se répétait-il sans cesse sur un ton d’accusation et de défi; formule toute ta pensée avec clarté, avec précision, sans faux-fuyants! Oh! je suis malhonnête! ajoutait-il dans un accès d’indignation qui lui faisait monter le rouge au visage. De quels yeux oserai-je désormais regarder cet homme, ma vie durant? Ah quelle journée! Mon Dieu, quel cauchemar’»
Il y eut, au terme de ce long et pénible retour du Vieux-Pétersbourg, une minute où le prince se sentit pris d’un désir irrésistible d’aller sur-le-champ chez Rogojine, de l’attendre à la maison, de l’embrasser en versant des larmes de repentir, de lui dire tout et d’en finir avec cette affaire. Mais il était déjà arrivé devant son hôtel…
Cet hôtel, les couloirs, sa chambre, l’immeuble lui-même, tout cela lui avait souverainement déplu dès le premier abord. Plusieurs fois au cours de la journée il avait éprouvé une répulsion particulière à l’idée qu’il devait y retourner. «Mais qu’ai-je donc? Je suis comme une femme malade, je crois aujourd’hui à toutes sortes de pressentiments!» se dit-il d’un ton de colère et de moquerie; et, sur cette réflexion, il s’arrêta devant la grande porte. De tous les incidents de la journée, un seul accaparait en ce moment son esprit, mais il l’envisageait «à froid», «en pleine possession de sa raison», «non plus à travers un cauchemar». Il venait de se rappeler le couteau qui était sur la table de Rogojine. «Mais, après tout, pourquoi Rogojine n’aurait-il pas sur sa table autant de couteaux qu’il lui plairait?» se demanda-t-il, stupéfait de sa propre pensée. Et son étonnement redoubla quand il évoqua inopinément sa station de l’après-midi devant la boutique du coutelier. «Mais! voyons…, s’écria-t-il, quelle peut bien être la relation entre…» Il n’acheva pas. Un nouvel accès de honte, presque de désespoir le cloua sur place devant la porte. Il resta un moment immobile. C’est un phénomène assez fréquent qu’un souvenir intolérable, surtout mortifiant, ait pour effet de vous paralyser pendant quelques secondes. «Oui, je suis un homme sans cœur, un poltron!», se répétait-il d’un air sombre, et il fit un mouvement en avant pour entrer, mais… de nouveau il s’arrêta.
Habituellement assez peu claire, l’entrée de l’hôtel était à ce moment-là en pleine obscurité, à cause de l’approche de l’orage qui avait assombri cette fin de journée. À l’instant même où le prince rentrait, cet orage éclata et une pluie torrentielle commença à tomber. Lorsque après un bref arrêt sur le pas extérieur de la porte, il se remit en marche, il aperçut tout à coup au fond, dans la pénombre, un homme qui se tenait au pied de l’escalier. Cet homme avait l’air d’attendre quelque chose, mais il disparut en un clin d’œil. N’ayant pu discerner ses traits, le prince eût été fort empêché de dire au juste qui c’était, d’autant que beaucoup de gens passaient par là; il y a, dans un hôtel, un mouvement incessant de personnes qui entrent, traversent les couloirs et sortent. Cependant il acquit sur-le-champ la conviction absolue, inébranlable, qu’il avait reconnu cet homme et que ce ne pouvait être que Rogojine. Un instant après il se précipita sur ses pas dans l’escalier. Son cœur défaillait. «Tout va s’éclaircir!», se dit-il avec une singulière assurance.
L’escalier dans lequel le prince s’était élancé menait aux couloirs du premier et du second étages. Construit en pierre, comme ceux de toutes les vieilles maisons, il était sombre et étroit et montait autour d’un pilier massif. Au premier palier, un évidement ménagé dans ce pilier formait une sorte de niche qui n’avait pas plus d’un pas en largeur et un demi-pas en profondeur. Un homme pouvait y tenir. En arrivant à ce palier le prince remarqua aussitôt, malgré l’obscurité, que quelqu’un se dissimulait dans la niche. Son premier mouvement fut de passer outre, sans regarder à sa droite. Mais à peine avait-il fait un pas qu’il ne put se contenir et tourna la tête.
Alors, les deux yeux de l’après-midi, les mêmes yeux, croisèrent soudainement les siens. L’homme caché dans la niche avait fait un pas pour en sortir. Pendant une seconde tous deux restèrent face à face, se touchant presque. Brusquement le prince empoigna l’homme par les deux épaules et l’entraîna dans l’escalier, vers le jour, pour le mieux dévisager.
Les yeux de Rogojine étincelèrent et un sourire de rage crispa ses lèvres. Il leva sa main droite dans laquelle brillait un objet. Le prince n’eut pas l’idée de le retenir. Il se rappela seulement plus tard avoir poussé ce cri:
– Parfione, je ne le crois pas!
Il lui sembla alors que quelque chose s’ouvrait soudain devant lui; une lumière intérieure d’un éclat extraordinaire éclaira son âme. Peut-être ne fût-ce l’affaire que d’une demi-seconde; le prince n’en garda pas moins un souvenir clair et conscient du premier accent de l’horrible cri qui s’échappa de sa poitrine et que toutes ses forces eussent été impuissantes à réprimer. Puis la conscience s’éteignit instantanément en lui et il se trouva plongé au sein des ténèbres.
Il était en proie à une attaque d’épilepsie, ce qui ne lui était pas arrivé depuis très longtemps. On sait avec quelle soudaineté se déclarent ces attaques. À ce moment, la figure et surtout le regard du patient s’altèrent d’une manière aussi rapide qu’incroyable. Des convulsions et des mouvements spasmodiques contractent tout son corps et les traits de son visage. Des gémissements épouvantables, qu’on ne peut ni s’imaginer ni comparer à rien, sortent de sa poitrine; ils n’ont rien d’humain et il est difficile, sinon impossible, de se figurer, lorsqu’on les entend, qu’ils sont exhalés par ce malheureux. On croirait plutôt qu’ils émanent d’un autre être qui se trouverait à l’intérieur du malade. C’est ainsi du moins que beaucoup de personnes définissent leur impression. Sur nombre de gens, la vue de l’épileptique durant sa crise produit un indicible effet de terreur.
Il y a lieu de croire que Rogojine éprouva cette brusque sensation d’épouvante; venant s’ajouter à tant d’autres émotions, elle l’immobilisa sur place et sauva le prince du coup de couteau qui allait inévitablement s’abattre sur lui. Rogojine n’avait pas eu le temps de se rendre compte de l’attaque qui terrassait son adversaire. Mais, ayant vu celui-ci chanceler et tomber soudainement à la renverse dans l’escalier, la nuque portant contre une marche de pierre, il était descendu quatre à quatre en évitant le corps étendu et s’était enfui de l’hôtel presque comme un fou.
Les convulsions et les spasmes du malade firent glisser son corps de marche en marche (il n’y en avait que quinze) jusqu’au bas de l’escalier. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que sa découverte provoqua un attroupement. Une flaque de sang autour de la tête fit naître des doutes: était-on en présence d’un accident ou d’un crime? Bientôt cependant, quelques personnes se rendirent compte qu’il s’agissait d’un cas d’épilepsie. Un garçon de l’hôtel reconnut dans le prince un client arrivé le matin. Les derniers doutes furent enfin dissipés grâce à une heureuse occurrence.
Kolia Ivolguine, qui avait promis d’être à la Balance à quatre heures et qui, changeant d’avis, s’était rendu à Pavlovsk, refusa, pour une raison inattendue, le dîner chez la générale Epantchine. Il regagna Pétersbourg et se rendit en hâte à la Balance où il était de retour vers les sept heures du soir. Ayant trouvé le billet qui lui annonçait que le prince était en ville, il courut à l’adresse indiquée. On lui apprit à l’hôtel que celui-ci était sorti. Il descendit à la salle à manger et l’attendit en prenant le thé et en écoutant l’orgue mécanique. Le hasard voulut qu’il entendît raconter que quelqu’un avait eu une attaque d’épilepsie. Poussé par un pressentiment justifié il se précipita sur le lieu de l’accident et reconnut le prince. On prit aussitôt les mesures nécessaires: le malade fut remonté dans sa chambre. Bien que revenu à lui, il fut assez long à retrouver toute sa connaissance. Le médecin, appelé pour examiner les plaies de la tête, prescrivit des cataplasmes et déclara que ces contusions n’offraient aucun danger. Au bout d’une heure le prince avait repris pleine conscience de ce qui l’entourait; Kolia le transporta alors en voiture de l’hôtel à la maison de Lébédev. Ce dernier accueillit le malade avec les plus vives démonstrations d’empressement et d’obséquiosité. À cause de lui il précipita même le départ pour la campagne: trois jours après, tout le monde était à Pavlovsk.
La villa de Lébédev était petite mais confortable et même jolie. La partie mise en location était décorée avec un soin particulier. À l’entrée de l’habitation, sur la terrasse qui la séparait de la rue, des orangers, des citronniers et des jasmins étaient disposés dans de grands baquets peints en vert, qui, selon le calcul de Lébédev, devaient produire le plus heureux effet. Quelques-uns de ces arbustes avaient été acquis par lui avec le fonds, et l’impression qu’il avait éprouvée en les voyant alignés sur la terrasse avait été si séduisante qu’il avait profité d’une vente aux enchères pour en acheter d’autres. Lorsque toutes ces plantes eurent été transportées dans la villa et mises en place, il descendit plusieurs fois par jour les degrés de la terrasse pour contempler, de la rue, le coup d’œil qu’elles offraient, en supputant chaque fois la majoration qu’il allait exiger de son futur locataire.
La villa plut beaucoup au prince, qui était resté affaibli, abattu et physiquement brisé. En fait, dès son arrivée à Pavlovsk, c’est-à-dire le troisième jour après son accès, il avait à peu près recouvré l’apparence de la santé; mais il ne se sentait pas encore complètement remis. Il avait été heureux de voir du monde autour de lui durant ces trois jours: Kolia, qui ne le quittait presque pas, la famille Lébédev (sauf le neveu qui avait décampé on ne savait où) et Lébédev lui-même. Il avait même pris plaisir à la visite que le général Ivolguine lui avait faite à Pétersbourg, avant son départ.
Le soir même de son arrivée à Pavlovsk, un assez grand nombre de familiers s’étaient, malgré l’heure, réunis autour de lui sur la terrasse: il vit d’abord arriver Gania, qu’il eut peine à reconnaître tant il était changé et amaigri; ensuite Barbe et Ptitsine, qui villégiaturaient également à Pavlovsk. Le général Ivolguine était presque constamment chez Lébédev; c’était à croire qu’il l’avait suivi dans son déménagement. Lébédev faisait tout son possible pour le retenir près de lui et l’empêcher d’approcher le prince. Il le traitait en ami et ils avaient tous deux l’air de se connaître de longue date. Le prince les vit à diverses reprises, durant ces trois jours, engager de longues conversations: ils criaient et semblaient même débattre des questions scientifiques, ce qui était apparemment du goût de Lébédev. On eût dit que celui-ci ne pouvait plus se passer du général. Au reste il prenait les mêmes précautions vis-à-vis de sa famille, par égard pour le prince, depuis leur installation dans la villa; sous prétexte de ne pas le déranger, il ne laissait personne approcher de son hôte; il frappait du pied et courait après ses enfants aussitôt qu’ils faisaient mine d’aller sur la terrasse où se trouvait le prince, bien que celui-ci eût prié qu’on ne les éloignât point. Véra elle-même, avec le bébé sur les bras, n’échappait pas à ses vivacités.
– D’abord, ripostait-il aux objections du prince, une pareille familiarité aboutirait, si on l’autorisait, à un manque de respect; ensuite, ce serait même une inconvenance de leur part…
– Mais pourquoi cela? intercédait le prince. Je vous assure que votre surveillance et vos sévérités ne servent qu’à me chagriner. Comme je vous l’ai dit maintes fois, je m’ennuie tout seul et vous-même ne faites que redoubler mes transes en gesticulant sans cesse et en marchant sur la pointe des pieds.
Il faisait allusion à l’habitude qu’avait prise Lébédev, depuis ces trois jours, d’entrer chez lui à chaque instant, tout en chassant les familiers sous prétexte d’assurer au malade la tranquillité dont il avait besoin. Il commençait par entre-bâiller la porte, passait la tête et examinait la chambre comme pour vérifier si le prince était là et n’avait pas pris la fuite. Puis, sur la pointe des pieds, il s’approchait furtivement du fauteuil, effrayant parfois son locataire par une apparition inattendue. Il lui demandait à tout bout de champ s’il n’avait besoin de rien. Et, lorsque le prince finissait par le prier de le laisser en repos, il sortait docilement et sans mot dire, marchant toujours à pas de loup et gesticulant sans cesse, comme pour donner à entendre qu’il n’était entré qu’en passant, qu’il n’avait rien de plus à ajouter, qu’il sortait et ne reviendrait plus. Ce qui ne l’empêchait pas de réapparaître un quart d’heure, si ce n’était dix minutes plus tard.
Kolia, qui avait libre accès auprès du prince, excitait par là l’envie de Lébédev, mortifié et même indigné de cette préférence. Il avait remarqué que Lébédev restait parfois une demi-heure derrière la porte à épier sa conversation avec le prince et il en avait naturellement averti celui-ci.
– Vous me tenez sous clé comme si vous étiez maître de ma personne, protesta le prince. J’entends qu’il en soit autrement, du moins ici, à la campagne. Sachez que je recevrai qui je veux et irai où bon me semblera!
– Sans l’ombre d’un doute! répondit Lébédev en agitant les bras.
Le prince le regarda fixement de la tête aux pieds.
– Dites-moi, Loukiane Timoféïévitch, avez-vous transporté ici la petite armoire que vous aviez au-dessus de votre lit à Pétersbourg?
– Non, je ne l’ai pas déménagée.
– Comment, vous l’avez laissée là-bas?
– Il n’y avait pas moyen de la transporter. Il aurait fallu la desceller du mur… Elle est solidement fixée.
– Peut-être y en a-t-il une pareille ici?
– Oui, et même une meilleure. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai acheté la villa.
– Ah! Et qui était la personne à qui vous avez interdit l’accès de ma chambre il y a une heure?
– C’était… c’était le général. C’est vrai, je ne l’ai pas laissé entrer. Ce n’est pas sa place ici. Prince, je respecte profondément cet homme; c’est un… grand homme, vous ne me croyez pas? Eh bien! vous verrez. Néanmoins… il vaut mieux, très illustre prince, que vous ne le receviez pas chez vous.
– Mais permettez-moi de vous demander pourquoi je ne dois pas le recevoir? Et pourquoi, Lébédev, vous tenez-vous maintenant sur la pointe des pieds et vous approchez-vous toujours de moi comme si vous vouliez me confier un secret à l’oreille?
– Par bassesse; je le sens, c’est de la bassesse! répliqua inopinément Lébédev, en se frappant la poitrine d’un air pathétique. – Mais est-ce que le général ne serait pas trop hospitalier pour vous?
– Trop hospitalier? Que voulez-vous dire par là?
– Oui, trop hospitalier. D’abord il se dispose à s’installer à demeure chez moi. Passe encore! Mais il ne se gêne pas et se glisse tout de suite dans la famille. Nous avons déjà examiné plusieurs fois ensemble nos liens de parenté et nous nous sommes aperçus que nous étions parents par alliance. Vous aussi, vous êtes son petit-neveu par votre mère. Il me l’a encore expliqué hier. Si vous êtes son neveu, il en résulte que nous sommes aussi parents, très illustre prince. C’est une petite faiblesse du général; elle ne tire pas à conséquence. Mais, voici un moment, il m’a affirmé que, durant toute sa vie, depuis qu’il a reçu le grade de porte-enseigne jusqu’au onze juin de l’année passée, il n’avait jamais eu moins de deux cents convives par jour à la maison. C’était au point qu’on ne se levait même plus de table chez lui: on dînait, on soupait, on prenait le thé pendant quinze heures consécutives. Et cela aurait duré trente ans sans discontinuer; c’est à peine si l’on prenait le temps de changer la nappe. Un invité se levait-il pour s’en aller? un autre prenait sa place. Aux jours fériés, et notamment aux fêtes de la famille impériale, le général a eu jusqu’à trois cents convives. Il en a reçu sept cents lors de la commémoration du millénaire de la Russie. C ’est terrible. Une pareille histoire ne présage rien de bon et il est dangereux de recevoir chez soi des gens aussi hospitaliers. C’est pourquoi je me demandais si le général ne serait pas trop hospitalier pour vous comme pour moi.
– Mais j’ai cru remarquer que vous étiez tous deux dans les meilleurs termes?
– Je prends fraternellement ses bavardages à la plaisanterie. Que nous soyons parents par alliance, cela ne me fait ni chaud ni froid; ce serait même plutôt un honneur. En dépit de ses deux cents invités et du millénaire de la Russie, je le tiens pour un homme très remarquable. Je le déclare en toute sincérité. Tout à l’heure, prince, vous avez dit que je m’approchais de vous comme si j’avais un secret à vous communiquer. Eh bien! j’en ai justement un: une certaine personne vient de me faire connaître qu’elle désirerait beaucoup avoir une entrevue secrète avec vous.
– Pourquoi une entrevue secrète? En aucune façon. J’irai moi-même chez cette personne, aujourd’hui s’il le faut.
– Non, non! reprit Lébédev avec de grands gestes; ses craintes ne sont pas celles que vous croyez. À propos, le monstre vient chaque jour prendre des nouvelles de votre santé. Le saviez-vous?
– Vous le traitez bien souvent de monstre; je trouve cela fort suspect.
– Il n’y a pas de soupçons à avoir, riposta Lébédev avec empressement; j’ai simplement voulu indiquer que ce n’est pas de lui que la personne en question a peur. Ses appréhensions se rapportent à tout autre chose.
– À quoi? Dites-le vite! demanda le prince, agacé par la mimique mystérieuse de Lébédev.
– C’est là qu’est le secret! ricana celui-ci.
– Le secret de qui?
– Votre secret. Vous-même, très illustre prince, m’avez défendu de parler devant vous…, balbutia Lébédev; et, enchanté d’avoir exaspéré la curiosité de son interlocuteur, il conclut brusquement: – Elle a peur d’Aglaé Ivanovna.
Le prince fronça les sourcils puis, après une minute de silence:
– Je vous jure, Lébédev, que je quitterai votre maison, fit-il. Où sont Gabriel Ardalionovitch et les Ptitsine? Chez vous? Vous les avez aussi amenés ici?
– Ils vont venir, ils vont venir. Et le général viendra aussi après eux. J’ouvrirai toutes mes portes et j’appellerai toutes mes filles, toutes, à l’instant même! chuchota Lébédev avec effroi, en agitant les bras et en courant d’une porte à l’autre.
À ce moment Kolia apparut sur la terrasse, venant de la rue. Il annonça que des visiteuses, Elisabeth Prokofievna et ses trois filles, arrivaient derrière lui.
– Faut-il ou non faire entrer les Ptitsine et Gabriel Ardalionovitch? Faut-il laisser venir le général? demanda Lébédev bouleversé par cette nouvelle.
– Pourquoi pas? Laissez entrer qui veut. Je vous assure, Lébédev, que, du premier jour, vous avez compris mes relations tout de travers. Vous êtes dans une erreur continuelle. Je n’ai pas la moindre raison de me cacher de qui que ce soit, conclut le prince en riant.
Lébédev, le voyant rire, crut devoir l’imiter. Malgré son extrême agitation, il était visiblement ravi.
La nouvelle annoncée par Kolia était exacte: il ne précédait les Epantchine que de quelques pas, pour signaler leur venue. Si bien qu’on vit paraître des visiteurs de deux côtés à la fois: les Epantchine entrèrent par la terrasse, tandis que Ptitsine, Gania et le général Ivolguine sortaient de l’appartement de Lébédev.
Les Epantchine venaient d’apprendre par Kolia la maladie du prince et son arrivée à Pavlovsk. Jusque-là la générale était restée dans une pénible incertitude. L’avant-veille son mari avait communiqué à la famille la carte du prince, d’où Elisabeth Prokofievna avait conclu sans hésiter que celui-ci ne tarderait pas à venir les voir à Pavlovsk. Vainement les demoiselles avaient objecté que, s’il était resté six mois sans écrire, il pourrait bien être moins pressé de se présenter, ayant sans doute – qui pouvait connaître ses affaires? – bien d’autres soucis à Pétersbourg. Agacée par ces objections, la générale s’était déclarée prête à parier que le prince viendrait au plus tard le lendemain. Le lendemain donc, elle l’attendit toute la matinée, puis pour le dîner, et enfin pour la soirée. Quand la nuit fut tombée, elle devint d’une humeur massacrante et chercha querelle à tout le monde, bien entendu sans mêler le nom du prince aux motifs de ses disputes. Elle n’y fit pas davantage allusion le jour suivant. Pendant le dîner, Aglaé laissa inopinément échapper cette réflexion: «Maman est fâchée parce que le prince nous a fait faux bond». – «Ce n’est pas sa faute», s’empressa d’observer le général; sur quoi Elisabeth Prokofievna se leva furieuse et quitta la table.
Enfin, vers le soir, Kolia arriva, donna des nouvelles du prince et raconta tout ce qu’il savait de ses aventures. Ce fut pour Elisabeth Prokofievna une occasion de triompher, mais elle n’en chercha pas moins noise à Kolia: «Il passe des journées entières à tourner ici, sans qu’on sache comment se défaire de lui; et il fait le mort quand on a besoin de lui!» Kolia fut sur le point de prendre la mouche en entendant dire «qu’on ne savait comment se défaire de lui», mais il réserva son ressentiment pour plus tard; il aurait fermé les yeux sur une expression moins blessante, tant lui avaient été agréables l’émoi et l’inquiétude manifestés par Elisabeth Prokofievna en apprenant la maladie du prince. Celle-ci insista longuement sur la nécessité de dépêcher sans retard un exprès à Pétersbourg pour ramener par le premier train une célébrité médicale à Pavlovsk. Ses filles l’en dissuadèrent; toutefois elles ne voulurent pas être en reste avec leur mère lorsque celle-ci déclara tout de go qu’elle se proposait de rendre visite au malade.
– Nous n’allons pas nous attarder à des questions d’étiquette quand ce garçon est sur son lit de mort! dit-elle en s’agitant. Est-ce ou non un ami de la maison?
– Oui, mais il ne faut pas se mettre à l’eau avant d’avoir trouvé le gué [76], observa Aglaé.
– Eh bien! n’y va pas; cela n’en vaudra que mieux; Eugène Pavlovitch doit venir et, si tu partais, il n’y aurait personne pour le recevoir.
Après ce dialogue Aglaé s’empressa naturellement de se joindre à sa mère et à ses sœurs, comme c’était d’ailleurs son intention dès le début. Le prince Stch…, qui tenait compagnie à Adélaïde, consentit à accompagner les dames sur la demande de la jeune fille. Bien avant, dès son entrée en relations avec les Epantchine, il avait pris un très vif intérêt à les entendre parler du prince. Il se trouva qu’il connaissait celui-ci pour l’avoir rencontré, trois mois environ auparavant, dans une petite ville de province où il avait passé quinze jours avec lui. Il avait raconté beaucoup de choses sur le jeune homme, pour lequel il éprouvait une grande sympathie; ce fut donc avec un plaisir sincère qu’il accepta de se rendre auprès de son ancienne connaissance. Le général Ivan Fiodorovitch n’était pas à la maison ce jour-là et Eugène Pavlovitch n’était pas encore arrivé.
De la villa des Epantchine à celle de Lébédev il n’y avait pas plus de trois cents pas. En entrant chez le prince, la première impression désagréable qu’éprouva Elisabeth Prokofievna fut de trouver autour de lui une nombreuse société, d’autant que, dans cette société, deux ou trois personnages lui étaient franchement antipathiques. En outre elle fut très étonnée de voir s’avancer vers elle un jeune homme apparemment bien portant, vêtu avec élégance et enjoué, à la place du moribond qu’elle s’attendait à trouver. Elle s’arrêta sans en croire ses yeux, à la grande joie de Kolia, qui aurait pu la mettre au courant avant qu’elle ne sortît de la maison, mais qui s’était bien gardé de le faire, pressentant malicieusement la colère comique à laquelle elle ne manquerait pas de se laisser aller en voyant son cher ami, le prince, en bonne santé.
Kolia poussa même l’effronterie jusqu’à souligner tout haut son succès afin de porter à son comble l’irritation d’Elisabeth Prokofievna, avec laquelle il avait constamment des piques, parfois très blessantes, en dépit de leur amitié.
– Patience, mon cher, ne te presse pas tant! Ne gâte pas ton triomphe! riposta-t-elle en s’asseyant dans le fauteuil que le prince lui avait avancé.
Lébédev, Ptitsine et le général Ivolguine s’empressèrent d’offrir des sièges aux jeunes filles. Le général présenta une chaise à Aglaé. Lébédev en approcha une autre du prince Stch… devant lequel il se courba avec une déférence extraordinaire. Barbe, comme de coutume, salua les jeunes filles avec effusion et se mit à chuchoter avec elles.
– C’est vrai, prince, que je pensais te trouver au lit, tant mes craintes avaient exagéré les choses. Et, pour ne pas mentir, je t’avouerai que j’ai été très contrariée tout à l’heure en voyant ta mine prospère, mais je te jure que cette contrariété n’a duré qu’une minute, le temps de réfléchir. Quand je réfléchis, j’agis et je parle toujours d’une manière plus sensée. Je crois que tu es dans le même cas. Pour tout dire, si j’avais eu un fils malade, son rétablissement m’aurait peut-être fait moins de plaisir que le tien. Si tu ne me crois pas en cela, c’est une honte pour toi et non pour moi. Mais ce garnement se permet de me jouer encore bien d’autres tours que celui-ci. Il paraît que tu le protèges; dans ce cas je te préviens qu’un de ces quatre matins je me priverai, sois-en sûr, de l’avantage et de l’honneur de le compter parmi mes relations.
– Mais en quoi suis-je donc coupable? s’écria Kolia. J’aurais eu beau vous affirmer que le prince était presque rétabli, vous n’auriez pas voulu me croire; vous trouviez beaucoup plus intéressant de vous le représenter sur son lit de mort.
– Es-tu ici pour longtemps? demanda Elisabeth Prokofievna au prince.
– Pour tout l’été, et peut-être même pour plus longtemps.
– Tu es seul? Tu n’es pas marié?
– Non, je ne suis pas marié, répondit le prince en souriant de la naïveté avec laquelle elle avait lancé cette pointe.
– Il n’y a pas de quoi sourire; cela peut arriver. Mais je pense à la villégiature: pourquoi n’es-tu pas descendu chez nous? Nous avons tout un pavillon inoccupé. Après tout, c’est ton affaire! Tu es le locataire de cet individu? ajouta-t-elle à mi-voix en désignant des yeux Lébédev. Pourquoi fait-il toujours des contorsions?
À ce moment Véra, sortant de l’appartement, parut sur la terrasse; comme à l’ordinaire elle tenait le nouveau-né dans ses bras. Lébédev, qui tournait autour des chaises sans savoir que faire de sa personne mais sans se décider à s’en aller, s’élança brusquement sur sa fille et se mit à gesticuler pour l’éloigner. Il s’oublia même jusqu’à frapper le sol du pied.
– Il est fou? demanda précipitamment la générale.
– Non, il…
– Il est ivre, peut-être? Eh bien, tu es en jolie compagnie! fit-elle sèchement après avoir jeté un coup d’œil sur les autres visiteurs. – Toutefois voici une charmante jeune fille. Qui est-ce?
– C’est Véra Loukianovna, la fille de ce Lébédev.
– Ah!… elle est très gracieuse. Je veux faire sa connaissance.
Mais Lébédev, qui avait entendu les paroles flatteuses d’Elisabeth Prokofievna, amenait déjà sa fille pour la présenter lui-même.
– Des orphelins, ce sont des orphelins! gémit-il en s’approchant avec obséquiosité. – Et le bébé qu’elle a dans les bras est aussi un orphelin; c’est sa sœur Lioubov, ma fille née en très légitime mariage de mon épouse Hélène, morte en couches voici six semaines par la volonté de Dieu… Oui… elle lui tient lieu de mère, bien qu’elle ne soit que sa sœur… rien de plus, rien…
– Et toi, mon brave, tu n’es rien de plus qu’un imbécile; excuse ma franchise. Maintenant, en voilà assez! je suppose que tu le comprends de toi-même, ajouta-t-elle dans un subit accès d’indignation.
– C’est l’exacte vérité! répondit Lébédev en s’inclinant avec un profond respect.
– Dites-moi, monsieur Lébédev, on prétend que vous interprétez l’Apocalypse. Est-ce vrai? demanda Aglaé.
– C’est l’exacte vérité!… Voici quinze ans que je l’interprète.
– J’ai entendu parler de vous. Je crois même qu’il a été question de vous dans les journaux.
– Non; les journaux ont parlé d’un autre commentateur; il est mort et je l’ai remplacé, reprit Lébédev qui ne se tenait plus de joie.
– Faites-moi le plaisir, puisque nous sommes voisins, de venir un jour m’interpréter quelques passages de l’Apocalypse. Je n’y comprends goutte.
– Je ne puis me dispenser de vous prévenir, Aglaé Ivanovna, que tout cela n’est de sa part que du charlatanisme, croyez-m’en! fit précipitamment le général Ivolguine qui, assis à côté d’Aglaé, était au supplice de ne pouvoir se mêler à la conversation. – Évidemment, la vie à la campagne a ses droits comme aussi ses plaisirs, continua-t-il. Recevoir chez soi un pareil intrus pour se faire expliquer l’Apocalypse, c’est une fantaisie comme une autre, voire une fantaisie d’une ingéniosité remarquable, mais je… Vous avez l’air de me regarder avec surprise? Permettez que je me présente: général Ivolguine. Je vous ai portée sur mes bras, Aglaé Ivanovna.
– Charmée de faire votre connaissance. Je connais Barbe Ardalionovna et Nina Alexandrovna, murmura Aglaé qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.
Elisabeth Prokofievna se fâcha tout rouge… La colère trop longtemps contenue dans son cœur avait besoin de s’épancher. Elle ne pouvait supporter le général Ivolguine qu’elle avait connu autrefois, il y avait fort longtemps.
– Tu mens, mon cher, selon ton habitude! Tu n’as jamais porté ma fille sur tes bras, lui dit-elle avec emportement.
– Vous l’avez oublié, maman, mais c’est, ma foi, vrai qu’il m’a portée, confirma soudain Aglaé. C’était à Tver, où nous habitions alors. J’avais six ans et je m’en souviens. Il m’a fait une flèche et un arc, il m’a appris à tirer et j’ai tué un pigeon. Vous ne vous rappelez pas que nous avons tué ensemble un pigeon?
– Et moi, il m’a donné un casque en carton et une épée de bois; je m’en souviens également! s’écria Adélaïde.
– Moi aussi, je m’en souviens! renchérit Alexandra. Vous vous êtes même querellées à propos du pigeon blessé et on vous a mises chacune dans un coin. Adélaïde a dû rester plantée là avec son casque et son épée.
En rappelant à Aglaé qu’il l’avait portée dans ses bras, le général avait seulement voulu dire quelque chose pour lier conversation, comme il en usait avec tous les jeunes gens dont il jugeait opportun de faire la connaissance. Mais, comme par un fait exprès, il se trouva cette fois-ci qu’il était tombé juste en évoquant une circonstance véridique qu’il avait lui-même oubliée. Si bien que lorsque Aglaé eut inopinément attesté qu’ils avaient tué ensemble un pigeon, la mémoire lui revint d’un seul coup et il se rappela tout dans les moindres détails, comme il advient souvent aux vieilles gens qui remémorent un passé lointain. Il serait difficile de dire ce qui, dans cette évocation, fit impression sur le pauvre général, un peu gris comme à son ordinaire; toujours est-il qu’il en parut vivement ému.
– Je me rappelle, oui je me rappelle tout! s’exclama-t-il. J’étais alors capitaine en second. Vous étiez si petite, si mignonne! Nina Alexandrovna…, Gania… C’était le temps où… j’étais reçu chez vous. Ivan Fiodorovitch…
– Et tu vois à quoi tu en es arrivé maintenant! reprit la générale. Cependant la boisson n’a pas étouffé en toi les sentiments nobles, puisque tu t’attendris ainsi sur ce souvenir. Mais tu as martyrisé ta femme. Au lieu de donner l’exemple à tes enfants, tu te fais mettre à la prison pour dettes. Va-t’en d’ici, mon ami! retire-toi n’importe où, derrière la porte, dans un coin, et pleure en te rappelant ton innocence d’antan; peut-être Dieu te pardonnera-t-il! Allons, va! je te parle sérieusement.
Pour se corriger, il n’y a rien de tel que de se souvenir du passé avec contrition.
Ce n’était pas la peine d’insister: le général avait la sensibilité aiguë des gens qui ont l’habitude de boire et il lui était pénible, comme à tous les déclassés, de se remémorer les jours heureux. Il se leva et se dirigea vers la porte avec une telle docilité qu’Elisabeth Prokofievna le prit aussitôt en pitié.
– Ardalion Ardalionovitch, mon ami, s’écria-t-elle en le rappelant, attends une minute! nous sommes tous pécheurs; quand tu sentiras que ta conscience est un peu calmée, viens me voir, nous consacrerons un moment à causer du passé. Qui sait si je n’ai pas commis cinquante fois plus de péchés que toi? Mais maintenant adieu, va-t’en! tu n’as rien à faire ici…, ajouta-t-elle brusquement, effrayée de le voir revenir.
– Vous feriez mieux pour le moment de ne pas le suivre, dit le prince à Kolia dont le premier mouvement avait été d’emboîter le pas à son père. Sans cela, dans un instant il sera de mauvaise humeur et c’en sera fait de ses bonnes dispositions.
– C’est juste; laisse-le; tu iras le retrouver dans une demi-heure, décida Elisabeth Prokofievna.
– Voilà ce que c’est que de dire, une fois dans sa vie, la vérité à quelqu’un: il en a été ému jusqu’aux larmes! risqua Lébédev.
Elisabeth Prokofievna le remit incontinent à sa place:
– Et toi aussi, mon bon ami, tu dois être un joli monsieur, si ce que j’ai entendu dire est vrai!
La situation respective de tous les visiteurs réunis sur la terrasse se précisait peu à peu. Le prince sut naturellement apprécier à sa juste valeur le témoignage de sympathie dont il était l’objet de la part de la générale et de ses filles. Il leur dit d’un ton sincère qu’il avait eu, avant leur visite, l’intention bien arrêtée de se présenter chez elles le jour même, malgré son état de santé et l’heure tardive. Elisabeth Prokofievna répondit, en jetant un regard de dédain sur les visiteurs, qu’il était encore temps de mettre ce projet à exécution. Ptitsine, homme poli et très conciliant, ne tarda pas à se lever et se retira dans l’appartement de Lébédev; il aurait vivement désiré emmener celui-ci, mais il n’en obtint que la promesse d’être bientôt rejoint par lui. Barbe qui s’entretenait avec les jeunes filles ne bougea pas. Gania et elle étaient fort aises du départ du général. Gania s’en alla peu après Ptitsine. Pendant les quelques minutes qu’il avait passées sur la terrasse en présence des Epantchine, il avait eu une contenance modeste et digne et ne s’était pas troublé sous le regard dominateur d’Elisabeth Prokofievna, qui par deux fois l’avait toisé de la tête aux pieds. Il pouvait, en vérité, paraître très changé à ceux qui l’avaient connu précédemment. Son attitude fit une impression tout à fait favorable sur Aglaé.
– C’est, je crois, Gabriel Ardalionovitch qui vient de sortir? demanda-t-elle à brûle-pourpoint, comme elle aimait parfois à le faire en interrompant à haute voix la conversation des autres personnes et en parlant à la cantonade.
– C’est lui, répondit le prince.
– C’est à peine si je l’ai reconnu, fit Aglaé. Il a beaucoup changé… et à son avantage.
– J’en suis enchanté pour lui, dit le prince.
– Il a été très malade, ajouta Barbe sur un ton de commisération où perçait une joie secrète.
– En quoi a-t-il changé à son avantage? demanda Elisabeth Prokofievna avec un accent de colère et presque d’effroi. – Où as-tu pris cela? Je ne trouve rien de mieux en lui. Que trouves-tu toi?
– Il n’y a rien de mieux qu’un «chevalier pauvre», s’exclama tout à coup Kolia, qui se tenait toujours près de la chaise d’Elisabeth Prokofievna.
– C’est aussi mon avis, dit en riant le prince Stch…
– C’est également le mien, déclara solennellement Adélaïde.
– Que «chevalier pauvre»? demanda la générale en fixant sur eux un regard de perplexité et de dépit. Puis, voyant Aglaé rougir, elle ajouta avec colère: – Ce doit être quelque bêtise! Qu’est-ce que c’est que ce «chevalier pauvre»?
– Est-ce la première fois que ce gamin, qui est votre favori, dénature les paroles des autres? répliqua Aglaé sur un ton d’arrogance outrée.
Aglaé était sujette à des accès de colère très fréquents, mais quand elle s’y laissait aller, leur véhémence s’alliait toujours à quelque chose de si enfantin et de si gauche qu’on ne pouvait parfois s’empêcher de rire en la regardant. Ceci avait le don de l’exaspérer, car elle ne s’expliquait pas cette hilarité et se demandait comment on pouvait et osait rire de son emportement. La réflexion qu’elle venait de faire mit en gaîté ses cœurs et le prince Stch…; le prince Léon Nicolaïévitch lui-même ne put retenir un sourire, tout en rougissant on ne sait trop pourquoi. Kolia triomphait et riait à gorge déployée. Aglaé se fâcha pour tout de bon, ce qui ajouta encore à sa beauté; sa confusion et le dépit qu’elle en éprouvait lui seyaient à ravir.
– Est-ce que ce gamin n’a pas souvent dénaturé vos propres paroles? reprit-elle.
– Je ne fais que citer une de vos exclamations, s’écria Kolia. Il y a un mois, en lisant Don Quichotte, vous avez dit qu’il n’y avait rien de mieux qu’un «chevalier pauvre». Je ne sais de qui vous parliez alors: était-ce de Don Quichotte, d’Eugène Pavlovitch ou de quelqu’un d’autre. Le fait est que vos paroles s’appliquaient à quelqu’un: il y a eu là-dessus toute une longue conversation…
– Je vois, mon ami, que tu te permets d’aller un peu loin dans tes suppositions, dit Elisabeth Prokofievna avec aigreur.
– Suis-je le seul? continua Kolia en ergotant. Tout le monde en a parlé et en parle encore: à l’instant même, le prince Stch…, Adélaïde Ivanovna et les autres viennent de dire qu’ils étaient partisans du «chevalier pauvre». Ce chevalier existe donc réellement et m’est avis que, sans le mauvais vouloir d’Adélaïde Ivanovna, nous saurions tous depuis longtemps qui il est.
– En quoi suis-je coupable? demanda en riant Adélaïde.
– Vous n’avez pas voulu nous dessiner son portrait, voilà votre faute! Aglaé Ivanovna vous avait priée de le faire et vous avait même indiqué tous les détails du tableau, tel qu’elle-même le concevait, vous rappelez-vous? Et vous n’avez pas voulu…
– Mais comment m’y serais-je prise et qui aurais-je représenté? Tel qu’on me l’a dépeint, le «chevalier pauvre».
Ne leva devant personne
La visière d’acier de son casque.
Alors quel visage lui donner? Que représenter? une visière, un être anonyme?
– Je n’y comprends rien. De quelle visière s’agit-il? s’écria la générale agacée, qui au fond commençait à identifier le personnage désigné sous le nom conventionnel (probablement imaginé depuis longtemps) de «chevalier pauvre».
Mais ce qui l’indignait le plus, c’était de voir l’air confus du prince Léon Nicolaïévitch, qui était intimidé comme un enfant de dix ans.
– Est-ce que cette plaisanterie ne va pas bientôt cesser? M’expliquera-t-on, oui ou non, ce que signifie ce «chevalier pauvre»? Est-ce un secret si redoutable qu’on ne puisse le dévoiler?
Les rires reprirent de plus belle. Le prince Stch…, visiblement désireux de couper court à l’incident et de changer la conversation, se décida à intervenir:
– Il s’agit tout bonnement d’une poésie baroque écrite en russe, qui n’a ni queue ni tête et dont le sujet est un «chevalier pauvre». Il y a un mois, nous étions tous réunis après-dîner et fort en train de rire. Nous cherchions comme toujours un sujet pour le prochain tableau d’Adélaïde Ivanovna. Vous savez que c’est depuis longtemps la commune occupation de toute la famille. C’est alors que l’idée vint à l’un de nous – lequel? je ne me rappelle plus – de prendre pour sujet le «chevalier pauvre»…
– L’idée est d’Aglaé Ivanovna! s’écria Kolia.
– C’est bien possible, mais je ne m’en souviens pas, reprit Le prince Stch… Les uns ont ri de ce sujet, les autres ont affirmé qu’on n’en saurait trouver de plus élevé, mais qu’il fallait, en tout cas, donner un visage au «chevalier pauvre». Nous avons cherché ce visage parmi ceux de toutes nos connaissances, mais aucun n’a fait l’affaire et nous en sommes restés là. Voilà tout. Je ne comprends pas pourquoi Nicolas Ardalionovitch s’est avisé de remettre cela sur le tapis. Ce qui était amusant et à propos il y a un mois n’a plus aucun intérêt aujourd’hui.
– C’est qu’il y a là-dessous quelque nouveau sous-entendu inepte, blessant et injurieux, dit d’un ton coupant Elisabeth Prokofievna.
– Il n’y a rien d’inepte là dedans. Il n’y a que l’expression d’une très profonde estime, riposta Aglaé.
Elle prononça ces mots avec un accent de gravité tout à fait inattendu. Non seulement elle avait complètement maîtrisé ses nerfs, mais encore on pouvait présumer, à certains indices, qu’elle prenait maintenant plaisir à voir s’amplifier la plaisanterie. Ce revirement s’était opéré en elle au moment où l’on s’était aperçu que la confusion du prince devenait de plus en plus intense.
– Ils rient comme des fous et les voilà tout à coup qui parlent de leur très profonde estime! C’est insensé. Pourquoi de l’estime? Réponds-moi sur-le-champ: d’où t’est venue, sans rime ni raison, cette profonde estime?
À la question posée avec nervosité par sa mère, Aglaé répliqua sur le même ton grave et solennel:
– J’ai parlé d’une très profonde estime parce qu’il est question dans ces vers d’un homme capable d’avoir un idéal et, s’en étant fixé un, de lui vouer aveuglément toute sa vie. Ce n’est pas une chose commune par le temps qui court. On ne dit pas, dans ces vers, en quoi consistait l’idéal du «chevalier pauvre», mais on voit bien que cet idéal était en quelque sorte une image lumineuse, «emblème de la beauté pure»; le chevalier amoureux portait même, au lieu d’écharpe, un chapelet autour du cou. Il est vrai qu’il y a aussi là une devise obscure, énigmatique, exprimée par les lettres A, N, B, qu’il avait tracées sur son écu.
– A, N, D, rectifia Kolia.
– Je dis A, N, B, et je n’en démords point, repartit Aglaé avec aigreur. En tout cas il est clair que le chevalier pauvre n’attachait pas d’importance à ce qu’était ou faisait sa dame. Il suffisait qu’il l’eût choisie et eût cru dans sa «beauté pure» pour qu’il s’inclinât à tout jamais devant elle. En ceci était son mérite que, même si elle était plus tard devenue une voleuse, il ne lui en aurait pas moins gardé sa foi et aurait continué à rompre des lances pour sa beauté pure. Le poète paraît avoir voulu incarner dans une figure exceptionnelle la puissante notion de l’amour chevaleresque et platonique, telle que l’a conçue le Moyen Âge. Il ne s’agit naturellement que d’un idéal. Dans le «chevalier pauvre» cet idéal atteint son plus haut degré et arrive jusqu’à l’ascétisme. C’est beaucoup, il faut le reconnaître, que d’être capable d’un pareil sentiment, qui suppose par lui-même un caractère d’une trempe spéciale et qui est, sous un certain aspect, fort louable, sans même parler ici de Don Quichotte. Le «chevalier pauvre», c’est Don Quichotte, un Don Quichotte qui ne serait pas comique, mais sérieux. Je ne l’ai d’abord pas compris et m’en suis égayée; mais maintenant j’aime le «chevalier pauvre», et surtout j’estime ses exploits.
Aglaé se tut. En la regardant il était malaisé de se rendre compte si elle avait parlé sérieusement ou pour rire.
– Eh bien, avec tous ses exploits, ce «chevalier pauvre» est un imbécile! décida la générale. Et toi, ma petite, tu nous as débité toute une leçon; crois-moi, cela ne te va guère. En tout cas c’est intolérable. Quels sont ces vers? Récite-les; tu dois les savoir. Je tiens absolument à les connaître. De ma vie je n’ai pu souffrir la poésie; c’était sans doute un pressentiment. Pour l’amour de Dieu, prince, prends patience; c’est évidemment ce que, toi et moi, nous avons de mieux à faire, ajouta-t-elle en s’adressant au prince Léon Nicolaïévitch. Elle était outrée.
Le prince voulut dire quelque chose, mais son trouble était tel qu’il ne put articuler un mot. Seule Aglaé, qui venait de se permettre tant de hardiesse en «débitant sa leçon», ne montrait aucune confusion et paraissait même contente d’elle. Toujours aussi grave et aussi solennelle, elle se leva aussitôt, comme si elle s’était tenue prête à réciter les vers et n’avait attendu qu’une invitation à le faire; puis, s’avançant au milieu de la terrasse, elle se plaça face au prince encore assis dans son fauteuil. Tout le monde la regardait avec une certaine surprise. Le prince Stch…, ses sœurs, sa mère, bref presque tous les assistants éprouvaient un sentiment de gêne devant cette nouvelle gaminerie dont on pouvait prévoir qu’elle allait passer la mesure. Mais il était visible qu’Aglaé était enchantée de cette manière de préluder à sa récitation. Elisabeth Prokofievna fut sur le point de la faire rasseoir, mais, au moment même où la jeune fille allait commencer à réciter la fameuse ballade, deux nouveaux visiteurs montèrent de la rue à la terrasse en conversant à haute voix. C’était le général Ivan Fiodorovitch Epantchine suivi d’un jeune homme. Leur apparition produisit quelque sensation.
Le jeune homme qui accompagnait le général pouvait avoir vingt-huit ans. De haute taille, bien fait, il avait un visage séduisant et spirituel, avec de grands yeux noirs pétillants de vivacité et de malice. Aglaé ne se retourna même pas vers lui et continua à déclamer sa poésie en affectant de ne regarder que le prince et de ne s’adresser qu’à lui seul. Celui-ci comprit bien qu’elle y mettait une intention particulière. Toutefois, la venue des nouveaux visiteurs atténua un peu son embarras. Dès qu’il les aperçut, il se leva à demi, fit de loin un signe de tête aimable au général et recommanda d’un geste qu’on n’interrompît point la récitation. Puis il alla se placer derrière son siège et s’accouda du bras gauche sur le dossier, afin d’écouter la suite de la ballade dans une posture plus dégagée et moins ridicule que celle d’un homme enfoncé dans un fauteuil. De son côté Elisabeth Prokofievna invita par deux fois, d’un geste autoritaire, les nouveaux venus à s’arrêter.
Le prince s’intéressa vivement au jeune homme qui accompagnait le général; il eut l’intuition que c’était Eugène Pavlovitch Radomski, dont il avait beaucoup entendu parler et auquel il avait pensé plus d’une fois. Toutefois la tenue civile de ce jeune homme le dérouta, car il avait ouï dire qu’Eugène Pavlovitch était militaire. Pendant toute la récitation, un sourire ironique erra sur les lèvres du nouveau venu; c’était à croire que, lui aussi, connaissait l’histoire du «chevalier pauvre».
«Peut-être est-ce lui qui a inventé cela», pensa le prince.
L’état d’esprit d’Aglaé était bien différent. L’affectation et l’emphase qu’elle avait d’abord mises dans son débit avaient fait place à un sentiment de gravité, tout pénétré du sens des vers qu’elle récitait. Elle détachait chaque mot avec tant d’ex pression, elle le prononçait avec une si grande simplicité qu’à la fin de sa déclamation elle avait non seulement captivé l’attention générale, mais encore justifié par la mise en valeur de la haute inspiration de cette ballade, la solennité affectée avec laquelle elle s’était tout à l’heure campée au milieu de la terrasse. On pouvait maintenant ne voir dans cette affectation que l’indice d’un respect ingénu et sans bornes pour l’œuvre qu’elle s’était chargée d’interpréter. Ses yeux étincelaient et un frisson d’enthousiasme à peine perceptible passa à deux reprises sur son beau visage.
Voici ce qu’elle récita:
Il était un chevalier pauvre
Silencieux et simple,
Son visage était sombre et pâle,
Son âme hardie et franche.
Il avait eu une vision,
Une vision merveilleuse,
Qui avait gravé dans son cœur
Une impression profonde.
Depuis lors, son âme était brûlante;
Il détourna ses yeux des femmes
Et jusqu’au tombeau
N’adressa plus un mot à aucune d’elles^
Il se mit au cou un chapelet
À la place d’une écharpe
Et ne leva devant personne
La visière d’acier de son casque.
Rempli d’un amour pur,
Fidèle à sa douce vision,
Il écrivit avec son sang
A. M. D. sur son écu.
Et, dans les déserts de Palestine,
Tandis que, parmi les rochers,
Les Paladins couraient au combat
En invoquant le nom de leur dame,
Il s’écria avec une exaltation farouche:
Lumen cœli, sancta Rosa
Et, comme la foudre, son élan
Terrassa les musulmans.
Rentré dans son lointain donjon,
Il y vécut sévèrement reclus,
Toujours silencieux, toujours triste,
Et mourut comme un dément [77].
Plus tard, en se remémorant ces instants, le prince eut l’esprit torturé par une question qui était pour lui insoluble: comment avait-on pu allier un sentiment aussi vrai et aussi beau à une ironie aussi peu voilée et aussi malveillante? Car l’ironie ne faisait aucun doute pour lui; elle lui apparaissait clairement, et non sans raison à l’appui: au cours de sa récitation, Aglaé s’était permis de changer les lettres A. M. D. en N. PH. B. Il était sûr de ne pas se tromper et d’avoir bien entendu (ce dont il eut plus tard la preuve). Quoi qu’il en fût, la plaisanterie d’Aglaé – car toute blessante et étourdie qu’elle fût, c’était une plaisanterie – avait été préméditée. Depuis un mois tout le monde parlait (et riait) du «chevalier pauvre». Cependant, en revenant plus tard sur ses souvenirs, le prince se convainquit qu’Aglaé avait articulé ces lettres N. PH. B. sans leur donner un accent de plaisanterie ou de sarcasme, ni les souligner de façon à en faire ressortir le sens caché. Au contraire, elle les avait proférées avec tant d’impassible gravité, tant d’innocente et naïve simplicité qu’on pouvait penser qu’elles se trouvaient en effet dans le texte imprimé de la ballade.
Toujours est-il qu’aussitôt après la récitation le prince éprouva une cruelle sensation de malaise. Bien entendu, Elisabeth Prokofievna ne remarqua pas le changement des lettres et l’allusion qui s’y cachait. Le général Ivan Fiodorovitch comprit seulement qu’on déclamait des vers. Parmi les autres auditeurs, plusieurs saisirent l’intention d’Aglaé et s’étonnèrent de tant de hardiesse; mais ils se turent et firent comme si de rien n’était. Quant à Eugène Pavlovitch, non seulement il avait compris (ce que le prince aurait parié), mais encore il s’efforçait de le laisser voir en accentuant l’expression sarcastique de son sourire.
– C’est ravissant! s’écria la générale dans un élan sincère d’admiration, aussitôt que la récitation eut pris fin. De qui sont ces vers?
– De Pouchkine, maman, s’exclama Adélaïde; ne nous faites pas honte! comment peut-on l’ignorer?
– Avec vous on pourrait devenir encore plus bête! repartit Elisabeth Prokofievna d’un ton acerbe. – C’est une indignité. Dès que nous rentrerons, vous me montrerez ces vers de Pouchkine.
– Je crois que nous n’avons rien de Pouchkine chez nous.
– Si, il y en a deux tomes en très mauvais état, qui traînent à la maison de temps immémorial.
– Il faut tout de suite envoyer quelqu’un en ville chercher les œuvres de Pouchkine. Que Fiodor ou Alexis y aille par le premier train. Mieux vaut Alexis. Aglaé, viens ici! Embrasse-moi. Tu as très bien récité. Mais – ajouta-t-elle en lui parlant à l’oreille – si l’accent que tu y as mis était sincère, je te plains. Si tu as voulu te moquer de lui, je n’approuve pas ton sentiment. En sorte que, dans un cas comme dans l’autre, tu aurais mieux fait de ne pas réciter cette poésie. Tu me comprends? Allez, mademoiselle, j’aurais encore à vous parler, mais il y a assez longtemps que nous sommes ici.
Pendant ce temps le prince avait salué le général Ivan Fiodorovitch, qui lui avait présenté Eugène Pavlovitch Radomski.
– Je l’ai rejoint en route; il est allé tout droit du train à la maison où on lui a dit que j’étais venu ici retrouver tous les nôtres…
– J’avais également appris que vous étiez ici, interrompit Eugène Pavlovitch, et, comme j’avais depuis longtemps le désir non seulement de faire votre connaissance mais encore de rechercher votre amitié, je n’ai pas voulu perdre de temps. Vous êtes malade? Je viens seulement de l’apprendre…
– Je suis tout à fait remis et ravi de faire votre connaissance. J’ai beaucoup entendu parler de vous et me suis même entretenu à votre sujet avec le prince Stch…, répondit Léon Nicolaïévitch en lui tendant la main.
Ils se serrèrent la main après cet échange de politesses puis se regardèrent fixement au fond des yeux. La conversation devint aussitôt générale. Le prince, qui savait maintenant observer avec promptitude et diligence, au point même d’apercevoir des choses qui n’existaient pas, remarqua que tout le monde était surpris de voir Eugène Pavlovitch en civil; l’étonnement était si vif qu’il effaçait toutes les autres impressions. Il fallait supposer que ce changement de tenue indiquait un événement important. Adélaïde et Alexandra, intriguées, questionnèrent l’intéressé à ce sujet. Le prince Stch…, qui était son parent, paraissait fort inquiet; le général avait presque de l’émotion dans la voix. Aglaé, la seule qui fût parfaitement calme, jeta un regard de curiosité sur Eugène Pavlovitch avec l’air de se demander si la tenue civile lui allait mieux que l’uniforme; puis au bout d’un instant elle tourna la tête et ne s’occupa plus de lui. Elisabeth Prokofievna s’abstint également de le questionner, bien qu’elle eût peut-être éprouvé, elle aussi, quelque inquiétude. Le prince crut remarquer une certaine froideur de la générale à l’endroit d’Eugène Pavlovitch.
– Je n’en revenais pas! répétait Ivan Fiodorovitch en réponse à toutes les questions. – Je n’en ai pas cru mes yeux quand je l’ai rencontré en civil ce tantôt à Pétersbourg. Et pourquoi ce brusque changement? voilà l’énigme! Lui-même est le premier à crier qu’il ne faut pas casser les chaises [78].
De la conversation qui s’engagea à ce sujet il résulta qu’Eugène Pavlovitch avait depuis longtemps manifesté l’intention de quitter le service. Mais chaque fois qu’il en avait parlé il avait pris un ton si peu sérieux que personne ne l’avait cru. Au reste il avait l’habitude de donner aux choses sérieuses un tour si badin que nul ne savait à quoi s’en tenir avec lui, surtout lorsqu’il voulait dérouter les conjectures.
– Je ne renonce d’ailleurs au service que temporairement, pour quelques mois, une année au plus, dit Radomski avec enjouement.
– Mais je n’en aperçois pas la nécessité, pour autant du moins que je connais vos affaires, dit avec vivacité le général.
– Et visiter mes terres? Vous me l’avez vous-même conseillé. Et puis j’ai envie de faire un voyage à l’étranger…
La conversation dévia rapidement, mais le fait que l’inquiétude n’en persistait pas moins donna à penser au prince qu’il y avait là-dessous quelque chose d’important.
– Alors voilà le «chevalier pauvre» revenu en scène? demanda Eugène Pavlovitch en s’approchant d’Aglaé.
À l’étonnement du prince, la jeune fille répondit par un regard ébahi et interrogateur, comme pour lui donner à entendre qu’il n’avait jamais été question du «chevalier pauvre» entre eux et qu’elle ne comprenait même pas ce qu’il voulait dire.
– Il est tard, trop tard maintenant pour envoyer en ville chercher les œuvres de Pouchkine! répétait Kolia qui se débattait avec Elisabeth Prokofievna; je vous le dirai trois mille fois s’il le faut: il est trop tard.
– En effet, il est trop tard pour envoyer quelqu’un en ville, dit Eugène Pavlovitch en s’éloignant rapidement d’Aglaé. – Je pense que les magasins vont fermer à Pétersbourg, car il n’est pas loin de neuf heures, ajouta-t-il après avoir consulté sa montre.
– Si nous avons attendu jusqu’à maintenant, nous pouvons bien attendre jusqu’à demain, fit observer Adélaïde.
– D’autant, ajouta Kolia, qu’il sied mal aux gens du monde de prendre trop d’intérêt à la littérature. Demandez plutôt à Eugène Pavlovitch. Il est bien plus distingué d’avoir un char à bancs jaune avec des roues rouges.
– Vous avez encore pris cela dans un livre, Kolia, remarqua Adélaïde.
– Oui, tout ce qu’il dit, il l’emprunte à ses lectures, reprit Eugène Pavlovitch. Il vous citera des tirades entières extraites de revues critiques. J’ai depuis longtemps le plaisir de connaître la conversation de Nicolas Ardalionovitch, mais pour cette fois il ne répète pas ce qu’il a lu. Il fait évidemment allusion à mon char à bancs jaune, qui est, en effet, monté sur des roues rouges. Seulement je l’ai déjà échangé; vous retardez.
Le prince avait écouté Radomski parler… Il eut l’impression que celui-ci se tenait irréprochablement, avec modestie et enjouement. Ce qui lui plut surtout, c’est qu’il traitait Kolia sur un ton de cordiale égalité, même lorsque ce dernier le taquinait.
– Qu’est-ce que vous apportez là? demanda Elisabeth Prokofievna à Véra, la fille de Lébédev, qui venait de se planter devant elle, les bras chargés de plusieurs livres de grand format, luxueusement reliés et presque neufs.
– C’est Pouchkine, dit Véra, c’est notre Pouchkine. Papa m’a donné l’ordre de vous l’offrir.
– Comment? Est-ce possible? fit Elisabeth Prokofievna avec surprise.
– Ce n’est pas un cadeau, non, non! je ne me serais pas permis…! protesta Lébédev apparaissant soudain derrière sa fille. Je vous le céderai au prix coûtant. C’est notre exemplaire de famille des œuvres de Pouchkine, l’édition Annenkov [79], qui est maintenant introuvable et que je vous laisserai au prix coûtant. Je l’offre à Votre Excellence avec respect, dans l’intention de la lui vendre et satisfaire ainsi sa noble avidité de jouissances littéraires.
– Si tu la vends, je t’en remercie. N’aie crainte, tu ne perdras rien. Mais, je t’en prie, trêve de contorsions, mon bon ami! J’ai entendu dire que tu es très érudit; nous causerons un jour ou l’autre; est-ce que tu apporteras toi-même les livres?
– Avec vénération…, avec respect! fit Lébédev qui, en manifestant son contentement par toutes sortes de simagrées, prit les livres des mains de sa fille.
– C’est bon, apporte-les; je te dispense du respect, mais ne me les perds pas. Seulement – ajouta-t-elle en le fixant dans les yeux – j’y mets la condition que tu ne franchisses pas mon seuil, car je n’ai pas l’intention de te recevoir aujourd’hui. Mais tu peux m’envoyer ta fille Véra tout de suite si tu veux: elle me plaît beaucoup.
– Pourquoi ne dites-vous rien pour ceux qui attendent par là? dit Véra à son père sur un ton d’impatience. Si on ne les introduit pas, ils forceront la porte. Ils ont commencé à faire du vacarme. – Léon Nicolaïévitch, fit-elle en s’adressant au prince qui avait déjà son chapeau à la main, il y a là quatre individus qui vous attendent depuis longtemps et qui récriminent; papa ne les laisse pas approcher de vous.
– Qui sont ces visiteurs? demanda le prince.
– Ils prétendent être venus pour affaire, mais ce sont des gens capables de vous arrêter en plein rue si on ne les laisse pas entrer. Mieux vaut, Léon Nicolaïévitch, les introduire et vous en débarrasser. Gabriel Ardalionovitch et Ptitsine ont beau parlementer avec eux, ils ne veulent rien entendre, rien!
– C’est le fils de Pavlistchev! le fils de Pavlistchev! Ce n’est pas la peine de le recevoir, non, pas la peine! fit Lébédev en gesticulant. Ces gens-là ne méritent pas qu’on les écoute; ce serait même inconvenant de votre part, très illustre prince, de vous déranger pour eux! Voilà! Ils n’en sont pas dignes…
– Le fils de Pavlistchev? Ah mon Dieu! s’écria le prince avec une profonde émotion. Je sais… mais j’ai… j’ai chargé Gabriel Ardalionovitch de s’occuper de cette affaire. Lui-même vient de me dire…
À ce moment Gabriel Ardalionovitch apparut sur la terrasse, sortant de l’appartement. Ptitsine le suivait. Dans la pièce voisine on entendit du bruit; la voix retentissante du général Ivolguine essayait de dominer celles de plusieurs autres personnes. Kolia courut s’enquérir des motifs de ce tapage.
– C’est fort intéressant! observa à haute voix Eugène Pavlovitch.
«Il sait donc de quoi il s’agit», pensa le prince.
– Quel fils de Pavlistchev? Et… comment peut-il y avoir un fils de Pavlistchev? demanda le général Ivan Fiodorovitch intrigué, en interrogeant du regard tous les visages, comme surpris de voir qu’il était le seul à ignorer cette nouvelle histoire.
En effet, l’incident avait éveillé l’attention générale. Le prince fut étonné de constater qu’une affaire qui lui était purement personnelle eût déjà excité tant d’intérêt chez tous les assistants.
– Le mieux serait que vous régliez sur-le-champ et vous-même cette affaire, dit Aglaé en s’approchant du prince avec un air grave. Permettez-nous de vous servir tous de témoins. On veut vous salir, prince; vous devez vous justifier d’une manière éclatante. Je me réjouis d’avance à l’idée que vous allez le faire.
– Je désire, moi aussi, qu’on en finisse une bonne fois avec cette infâme revendication! s’exclama la générale. Donne-leur une bonne leçon, prince, ne les ménage pas! On m’a rebattu les oreilles avec cette affaire et je me suis fait beaucoup de mauvais sang pour toi. Ce serait intéressant de les voir. Fais-les venir; nous resterons ici. Aglaé a en une bonne idée. Avez-vous entendu parler de cette affaire, prince? ajouta-t-elle en s’adressant au prince Stch…
– Oui, et chez vous justement. Je suis particulièrement curieux de voir ces jeunes gens, répondit le prince.
– Ce sont bien des nihilistes [80], n’est-ce pas?
– Non, dit Lébédev, qui, tremblant presque d’émotion, fit un pas en avant; ce ne sont pas à proprement parler des nihilistes, c’est un autre clan, d’un genre à part. Mon neveu prétend qu’ils sont plus avancés que les nihilistes. Vous vous trompez, Excellence, si vous croyez les intimider par votre présence. Ces gaillards-là ne s’en laissent pas imposer. Les nihilistes, du moins, sont parfois des gens instruits, voire savants. Ceux-là les dépassent, car ils sont avant tout des hommes d’affaires. Au fond ils procèdent du nihilisme, mais indirectement, par une tradition détournée. Ils ne se manifestent pas par des articles de journaux mais vont droit aux faits. Il ne s’agit plus, pour eux, par exemple, de démontrer que Pouchkine est inepte [81] ou qu’il faut démembrer la Russie, non; mais ils se considèrent en droit, s’ils ont envie de quelque chose, de ne s’arrêter devant aucun obstacle et d’estourbir huit personnes le cas échéant. Tout de même, prince, je vous aurais déconseillé de…
Mais le prince était déjà allé ouvrir la porte aux visiteurs.
– Vous les calomniez, Lébédev, dit-il avec un sourire. On voit bien que votre neveu vous a donné du tracas. Ne le croyez pas, Elisabeth Prokofievna. Je vous assure que les Gorski et les Danilov ne sont que des cas isolés; quant à ces jeunes gens… ils sont simplement dans l’erreur… Mais je préférerais ne pas m’entretenir avec eux ici devant tout le monde. Excusez-moi, Elisabeth Prokofievna: ils entreront, je vous les présenterai puis je les emmènerai. Entrez, messieurs, je vous prie!
Le prince était plutôt tourmenté par une autre idée. Il se demandait s’il n’était pas en présence d’un coup monté, précisément pour cette heure et cette réunion, en vue de lui ménager une occasion, non pas de triompher, mais de se couvrir de honte. Cependant il se reprochait en même temps avec tristesse «la monstruosité et la malignité de sa défiance». Il lui semblait qu’il serait mort sur le coup si quelqu’un avait pu démêler une pareille idée dans son esprit. Et, lorsque les nouveaux visiteurs parurent, il était sincèrement disposé à se considérer, du point de vue moral, comme le dernier des derniers parmi les gens réunis autour de lui.
Cinq personnes entrèrent: quatre nouveaux venus et derrière eux le général Ivolguine, qui avait l’air vivement ému et en proie à un accès d’éloquence. «Celui-là est sûrement pour moi!» pensa le prince en souriant. Kolia s’était faufilé dans le groupe: il parlait avec chaleur à Hippolyte qui était de la bande et l’écoutait avec un sourire incrédule.
Le prince fit asseoir les arrivants. C’étaient de tout jeunes gens, presque des adolescents, et leur âge donnait matière à s’étonner qu’on eût fait tant de cérémonie pour les recevoir. Ivan Fiodorovitch Epantchine, qui ne savait rien de cette «nouvelle affaire» et n’y comprenait goutte, s’indigna à la vue de pareils blancs-becs et il aurait certainement protesté s’il ne s’était senti retenu par l’intérêt passionné et, selon lui, étrange que sa femme portait aux affaires personnelles du prince. Cependant il resta là, moitié par curiosité, moitié par bonté, dans l’espoir de se rendre utile et, en tout cas, d’en imposer par son autorité. Mais le salut que lui fit de loin, en entrant, le général Ivolguine raviva son indignation; il se rembrunit et décida de s’enfermer dans le mutisme.
Sur les quatre jeunes visiteurs, il y en avait du moins un qui pouvait avoir la trentaine; c’était ce boxeur et lieutenant en retraite qui avait appartenu à la bande de Rogojine et se vantait d’avoir donné, autrefois, des aumônes de quinze roubles. On pouvait deviner qu’il s’était joint aux autres en bon compagnon, pour leur remonter le moral et, en cas de besoin, leur prêter main-forte. Parmi ses trois acolytes, le premier rang et le rôle principal revenaient à celui que l’on appelait le «fils de Pavlistchev», bien que lui-même se présentât sous le nom d’Antipe Bourdovski. C’était un jeune homme blond, au visage bourgeonné, de mise pauvre et malpropre. Sa redingote était si graisseuse que ses manches avaient des reflets; son gilet crasseux boutonné jusqu’en haut dissimulait l’absence de linge. Il avait au cou une écharpe de soie noire, maculée et tordue comme une corde. Ses mains n’étaient pas lavées. Son regard exprimait, pour ainsi dire, un mélange de candeur et d’effronterie. Il était maigre, plutôt grand, et paraissait avoir vingt-deux ans. Son visage ne trahissait ni la moindre ironie, ni l’ombre d’une réflexion; on n’y lisait que l’obtuse infatuation de ce qu’il croyait être son droit et, en même temps, un étrange et incessant besoin de se sentir offensé à tout propos. Il parlait sur un ton ému, et son débit précipité et hésitant, où se perdait une partie des mots, l’eût fait prendre pour un bègue ou même pour un étranger, bien qu’il fût de souche purement russe.
Il était accompagné du neveu de Lébédev, que le lecteur connaît déjà, et, en second lieu, d’Hippolyte. Celui-ci était un tout jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans; sa physionomie intelligente, mais perpétuellement crispée, portait l’empreinte du mal terrible qui le rongeait. Il était d’une maigreur squelettique, son teint était de cire, ses yeux brillaient et deux taches rouges lui empourpraient les joues. Il toussait sans discontinuer; chacune de ses paroles, chacun de ses souffles, presque, était accompagné d’un râle. Il était évidemment arrivé au dernier degré de la phtisie et donnait l’impression de n’avoir plus que deux ou trois semaines à vivre. Il semblait épuisé et se laissa choir sur une chaise avant que les autres ne se fussent assis.
Ses compagnons entrèrent en faisant quelque cérémonie; ils paraissaient un peu dépaysés, mais affectaient un air d’importance, comme s’ils eussent craint de compromettre leur dignité; attitude qui jurait étrangement avec leur réputation de contempteurs des futilités mondaines et de gens qui ne reconnaissent d’autre loi que leur propre intérêt.
– Antipe Bourdovski, bredouilla en se présentant le «fils de Pavlistchev».
– Vladimir Doktorenko, articula avec netteté et même avec suffisance le neveu de Lébédev, comme si son nom lui était un sujet de fierté.
– Keller, murmura l’ex-lieu tenant.
– Hippolyte Térentiev! glapit sur une intonation inattendue le dernier visiteur.
Tout ce monde s’était assis en rang, face au prince. Après s’être présentés, ils se renfrognèrent et, pour se donner une contenance, firent passer leur casquette d’une main dans l’autre. Chacun était prêt à parler mais gardait cependant le silence, dans une attitude d’attente et de provocation qui semblait vouloir dire: «Non, mon ami, non, tu ne nous rouleras pas!» On pressentait qu’au premier mot qui romprait la glace, tous se mettraient à pérorer à la lois en s’interrompant à qui mieux mieux.
– Messieurs, commença le prince, je ne m’attendais à voir aucun de vous; moi-même j’ai été malade jusqu’à ce jour. Quant à votre affaire (dit-il en s’adressant à Antipe Bourdovski), il y a un mois que je l’ai confiée à Gabriel Ardalionovitch, comme je vous en ai alors avisé. D’ailleurs, je ne me refuse pas à m’en expliquer personnellement avec vous; seulement vous conviendrez qu’à cette heure… Si cela ne doit pas être trop long, je vous propose de passer avec moi dans une autre pièce… J’ai ici en ce moment des amis, et je vous prie de croire…
– Des amis… tant que vous voudrez, mais permettez! – l’interrompit brusquement le neveu de Lébédev sur un ton d’autorité, sans toutefois trop élever la voix – permettez-nous de vous déclarer que vous auriez pu vous comporter plus poliment à notre égard et ne pas nous faire attendre deux heures dans votre antichambre…
– Et certainement… moi aussi… voilà comment agissent les princes!… et vous, êtes-vous donc un général? Et moi je ne suis pas votre laquais! Mais je… je…, bafouilla tout à coup Antipe Bourdovski au comble de l’émotion; ses lèvres frémissaient, sa voix tremblait d’exaspération, la salive lui sortait de la bouche en bulles qui éclataient; son débit était si précipité qu’au bout de dix mots il était devenu complètement incompréhensible.
– Oui! voilà des procédés de prince! fit Hippolyte d’une voix criarde.
– Si l’on avait agi ainsi avec moi, grogna le boxeur, je veux dire: si ce procédé s’était adressé à moi en ma qualité de gentilhomme, à la place de Bourdovski j’aurais…
– Messieurs, vous pouvez m’en croire, il y a seulement une minute que j’ai appris que vous étiez ici, observa le prince.
– Nous ne craignons nullement vos amis, prince, quels qu’ils soient, parce que nous, nous sommes dans notre droit, reprit le neveu de Lébédev.
– Qui vous autorise, permettez-nous de vous le demander, à soumettre l’affaire de Bourdovski au jugement de vos amis? glapit de nouveau Hippolyte, qui était maintenant fort échauffé. Nous ne sommes peut-être pas disposés à accepter ce jugement; nous ne savons que trop ce qu’il peut signifier!…
Le prince, tout décontenancé par cet exorde, eut du mal à placer une réplique:
– Mais je vous ai déjà dit, monsieur Bourdovski, que, si vous ne voulez pas vous expliquer ici, nous pouvions tout de suite passer dans une autre pièce. Je vous répète que je viens seulement d’apprendre votre présence.
– Mais vous n’avez pas le droit, pas le droit, non, pas le droit… Vos amis… Voilà! bredouilla de nouveau Bourdovski, en jetant autour de lui un regard de farouche défiance et en se montant, d’autant plus qu’il se sentait moins rassuré. – Vous n’avez pas le droit!
Il s’arrêta net comme si quelque chose s’était brisé en lui et, le corps penché en avant, fixa sur le prince, comme pour l’interroger, des yeux de myope striés de petites veines rouges.
Cette fois la surprise du prince fut telle qu’il ne trouva pas un mot à dire et regarda, lui aussi, Bourdovski en écarquillant les yeux.
– Léon Nicolaïévitch, l’interpella soudain Elisabeth Prokofievna, lis ceci séance tenante: c’est en rapport direct avec ton affaire.
Elle lui tendit en hâte un hebdomadaire humoristique et lui indiqua du doigt un article. Lébédev, désirant se faire bien voir de la générale, avait tiré ce journal de sa poche au moment où les visiteurs étaient entrés et il l’avait placé sous ses yeux en lui montrant une colonne marquée d’un trait de crayon. Les quelques lignes qu’Elisabeth Prokofievna avait eu le temps de lire l’avaient profondément troublée.
– Il vaudrait peut-être mieux ne pas lire cela à haute voix balbutia le prince tout confus; j’en prendrai connaissance tout seul… plus tard…
– Eh bien, ce sera toi qui liras cela, tout de suite et à haute voix! Tu entends, à haute voix! dit Elisabeth Prokofievna à Kolia, après avoir retiré, d’un geste impatient, le journal des mains du prince, qui avait à peine eu le temps d’y jeter les yeux. Lis cet article à haute voix pour que tout le monde l’entende!
Elisabeth Prokofievna était une femme emportée et impulsive, qui parfois, sans mûre réflexion, levait toutes les ancres et se lançait au large en dépit de la tempête. Ivan Fiodorovitch eut un mouvement d’inquiétude. Et tandis que les assistants restaient en suspens, dans l’attente et la perplexité, Kolia ouvrit le journal et se mit à lire à haute voix l’article que Lébédev s’était empressé de lui indiquer:
«Prolétaires et rejetons. Un épisode de brigandage du jour et de chaque jour! Progrès! Effort! Justice!»
«Il se passe des choses étranges dans ce pays que l’on appelle la Sainte Russie, par ce temps de réformes et de grandes entreprises capitalistes, de nationalisme et d’exode annuel de millions à l’étranger, d’encouragement à l’industrie et d’oppression des travailleurs, etc., etc.; comme nous n’en finirions pas, messieurs, avec cette énumération, passons au fait:
«Une singulière aventure est arrivée à l’un des rejetons de notre défunte aristocratie terrienne (De profundis). Les ancêtres de ces rejetons ont tout perdu à la roulette; les pères se sont vus contraints de servir dans l’armée comme porte-enseignes ou lieutenants et sont généralement morts sous le coup de poursuites à propos d’innocentes méprises dans le maniement des fonds dont ils étaient comptables.
«Leurs enfants, tel le héros de notre récit, grandissent comme des idiots, ou se font pincer dans une affaire criminelle dont le jury les absout pour leur permettre de s’amender, ou encore unissent par occasionner un de ces esclandres qui étonnent le public et jettent une honte nouvelle sur une époque qui ne les compte plus.
«Notre rejeton est rentré, il y a six mois, en Russie, venant de Suisse où il avait suivi un traitement contre l’idiotie (sic!); à cette époque il était chaussé de guêtres à la mode étrangère et grelottait sous un manteau qui n’était même pas doublé, il faut convenir qu’il a eu de la chance; sans même parler ici de l’intéressante maladie pour laquelle il s’est soigné en Suisse (un traitement contre l’idiotie, imaginez-vous cela?), il justifie l’exactitude du proverbe russe qui dit: «le bonheur est pour les gens d’une certaine catégorie» [82]. Jugez-en plutôt: il était resté orphelin en bas âge, son père étant mort, dit-on, lorsqu’il allait, comme lieutenant, passer en conseil de guerre pour avoir volatilisé aux cartes l’argent de sa compagnie et peut-être aussi pour avoir fait fustiger trop généreusement un de ses subordonnés (rappelez-vous le vieux temps, messieurs!). Notre baron fut élevé par un charitable et très riche propriétaire russe. Ce propriétaire – appelons-le P. – possédait à cet âge d’or quatre mille âmes, quatre mille serfs (des serfs! comprenez-vous, messieurs, ce que cela veut dire? moi je ne le comprends pas, il faut consulter un dictionnaire pour saisir le sens de cette expression; «bien que ce soit une chose de fraîche date, on a peine à y croire») [83]. C’était apparemment un de ces Russes paresseux et parasites qui traînent à l’étranger leur vie désœuvrée, passent l’été aux eaux et l’hiver au Château des Fleurs à Paris, où ils laissent des sommes fabuleuses. On peut assurer que le tiers au moins des redevances payées au temps du servage par les paysans à leurs seigneurs a passé dans la poche du propriétaire du Château des Fleurs (l’heureux mortel!)
«Quoi qu’il en soit, cet insouciant P. fit élever l’orphelin comme un prince, lui donna des gouverneurs et des gouvernantes (jolies sans doute) qu’il ramena lui-même de Paris. Mais ce dernier rejeton d’une lignée illustre était idiot. Les gouvernantes racolées au Château des Fleurs eurent beau faire, notre élève arriva à l’âge de vingt ans sans avoir appris aucune langue, pas même le russe. L’ignorance de cette dernière langue est d’ailleurs pardonnable. Enfin une idée saugrenue germa dans le cerveau d’esclavagiste de P. Il pensa qu’un idiot pouvait acquérir de l’esprit en Suisse. Cette idée ne manque d’ailleurs pas de logique: ce parasite, ce propriétaire devait nécessairement se figurer qu’on pouvait acheter au marché l’esprit comme le reste, surtout en Suisse. Cinq années furent consacrées au traitement du rejeton dans ce pays sous la direction d’un professeur renommé; des milliers de roubles y passèrent. L’idiot ne devint point un homme intelligent, cela va sans dire, mais on prétend qu’il commença à ressembler plus ou moins à un être humain.
«Là-dessus P. meurt subitement. Il ne laisse, comme de juste, aucun testament; ses affaires sont en plein désordre. Une foule d’héritiers avides se présente; aucun d’eux n’a cure d’entretenir des rejetons de noble race et de les aider par charité à guérir en Suisse leur idiotie congénitale. Bien qu’idiot, le rejeton dont nous parlons essaie néanmoins de rouler son professeur et réussit, dit-on, en lui cachant la mort de son bienfaiteur, à se faire soigner chez lui gratuitement pendant deux années encore. Mais le professeur est lui-même un fieffé charlatan: ayant fini par s’inquiéter de ne rien recevoir d’un patient qui dévore avec l’appétit de ses vingt-cinq ans, il lui fait chausser ses vieilles guêtres, lui jette un manteau râpé sur les épaules et l’expédie à ses frais nach Russland en troisième classe, pour en débarrasser la Suisse.
On eût pu croire que la fortune tournait le dos à notre héros. Pas du tout: elle qui se plaît à exterminer par la famine des provinces entières, prodigua d’un coup toutes ses faveurs à ce petit aristocrate; tel le nuage qui, dans la fable de Krylov [84], passe par-dessus les champs desséchés pour aller crever sur l’Océan. Presque au moment où le rejeton rentrait de Suisse à Pétersbourg, un parent de sa mère (issue naturellement d’une famille de marchands) vint à mourir; c’était un vieux négociant barbu qui ne laissait pas d’enfants et appartenait à la secte des raskolnik [85]. Il léguait une succession inattaquable de quelques millions en espèces sonnantes (une chose qui ferait bien notre affaire; n’est-ce pas, ami lecteur?) à notre rejeton, à notre baron qui suivait en Suisse une cure contre l’idiotie!
Dès lors ce fut une autre musique. Notre baron en guêtres, après avoir fait la cour à une célèbre coquette, se vit soudain entouré d’une foule d’amis et de connaissances; il se découvrit même des parents. Bien mieux, de nombreuses demoiselles nobles brûlèrent de s’unir à lui en légitime mariage, car pouvaient-elles trouver mieux qu’un prétendant aristocrate, millionnaire et idiot: toutes les qualités à la fois? Elles n’en eussent pas déniché un pareil, même en le cherchant avec une lanterne ou en le faisant faire sur mesure!…»
– Cela… je ne le comprends plus! s’écria Ivan Fiodorovitch au paroxysme de l’indignation.
– Arrêtez cette lecture, Kolia! fit le prince d’une voix suppliante.
Des exclamations retentirent de tous côtés.
– Qu’il lise, qu’il lise coûte que coûte ordonna Elisabeth Prokofievna qui, visiblement, avait la plus grande peine à se contenir. – Prince, si on cesse de lire, nous nous fâcherons.
Il n’y avait rien à faire. Tout rouge d’émotion, Kolia poursuivit la lecture d’une voix troublée.
«Tandis que notre nouveau millionnaire se sentait, pour ainsi dire, transporté au septième ciel, un événement tout à fait inattendu se produisit. Un beau matin se présenta chez lui un visiteur au visage calme et sévère, vêtu sobrement, mais avec distinction. Cet homme, dont le langage était à la fois poli, digne et intègre, et au tour d’esprit duquel on devinait un libéral, lui expliqua en deux mots le but de sa visite. Avocat réputé, il venait de la part d’un jeune homme qui lui avait confié ses intérêts et qui n’était ni plus ni moins que le fils de feu P., bien qu’il portât un autre nom. Dans sa jeunesse débauchée P. avait séduit une honnête et pauvre fille qui, tout en étant de condition servile, avait reçu une éducation européenne (il avait naturellement usé des droits seigneuriaux consacrés par le servage). Quand il s’aperçut des prochaines et inévitables conséquences de cette liaison, il se hâta de la marier à un homme de noble caractère qui avait une petite occupation et même un emploi officiel et qui aimait depuis longtemps la jeune personne. Il aida d’abord les nouveaux époux, mais le mari ne tarda pas à repousser par fierté ces subsides. Au bout de quelque temps P. oublia progressivement son ancienne amie et l’enfant qu’il en avait eu; puis il mourut, comme on le sait, sans avoir fait de testament.
«Or le fils de P., qui était né après le mariage de sa mère et qui avait été adopté par l’homme au noble cœur dont il avait pris le nom, resta sans ressource après la mort de celui-ci. Sa mère malade et paralysée des jambes tomba à sa charge. Elle vivait dans une province éloignée. Établi dans la capitale, il gagnait honnêtement sa vie en donnant chaque jour des leçons dans des familles de marchands; il pourvut ainsi à son entretien pendant ses années de collège et trouva ensuite le moyen de suivre des cours supérieurs afin de se préparer une situation d’avenir. Mais que peuvent rapporter des leçons dans des familles de marchands russes qui vous payent dix kopeks l’heure, surtout lorsqu’on doit venir en aide à une mère malade et infirme? La mort de celle-ci dans sa lointaine province diminua à peine la gêne du jeune homme.
«Maintenant une question se pose: comment, en toute justice, notre rejeton aurait-il dû raisonner? Vous pensez sans doute, ami lecteur, qu’il s’est dit: «Toute ma vie j’ai été comblé de bienfaits par P… Il a dépensé des dizaines de milliers de roubles pour mon éducation, pour mes gouvernantes, pour ma cure en Suisse. Aujourd’hui, je suis millionnaire, tandis que ce noble fils de P., innocent des fautes d’un père léger et oublieux, s’épuise à donner des leçons. Tout ce qui a été dépensé pour moi, aurait dû, en bonne équité, lui revenir. Ces sommes énormes sacrifiées pour moi ne m’appartiennent pas en réalité. Sans une erreur de l’aveugle fortune elles auraient dû aller au fils de P. C’est lui qui aurait dû en profiter, et non moi, car si P. me les a consacrées, ce n’est que par caprice, légèreté et oubli. Si j’étais un homme parfaitement noble, délicat et juste, je devrais donner au fils de mon bienfaiteur la moitié de mon héritage. Mais comme je suis surtout un homme économe et qui sait très bien que son obligation n’a pas de base juridique, je m’abstiendrai de partager mes millions. Toutefois ce serait de ma part une action trop vile et trop infâme (le rejeton a oublié d’ajouter «et imprudente») que de ne pas lui rendre maintenant au moins les dizaines de milliers de roubles que son père a dépensés pour faire soigner mon idiotie. C’est une simple affaire de conscience et d’équité; car que serais-je devenu si P. n’avait pas pris mon éducation à sa charge et s’il s’était occupé de son fils et non de moi?»
«Mais non, messieurs! nos rejetons ne raisonnent pas de la sorte. Le croiriez-vous, ce rejeton élevé en Suisse resta insensible à tous les arguments de l’avocat qui, ayant consenti à prendre les intérêts du jeune homme par pure amitié et presque à l’encontre de la volonté de celui-ci, fit en vain valoir les préceptes de l’honneur, de la générosité, de la justice, et même le sentiment de l’intérêt le plus élémentaire.
«Cela ne serait rien encore; voici maintenant ce qui est véritablement impardonnable et que ne saurait excuser aucune maladie intéressante. Ce millionnaire, qui venait à peine de quitter les guêtres de son professeur, ne fut même pas capable de comprendre que ce noble jeune homme qui se tuait à la tâche ne s’adressait pas à sa pitié et ne sollicitait pas une aumône, mais exigeait une dette et que cette dette, pour être dépourvue de sanction juridique, n’en constituait pas moins une obligation de droit. Encore ne demandait-il rien par lui-même, puisque des amis intervenaient à sa place. Notre rejeton prit un air majestueux et, avec l’infatuation du millionnaire qui se croit tout permis, il tira un billet de cinquante roubles et en fit effrontément l’aumône au noble jeune homme. Vous ne le croyez pas, messieurs? Vous êtes indignés, révoltés; vous poussez des cris scandalisés! Et pourtant c’est bien ainsi qu’il a agi! Il va de soi que l’argent lui a été rendu séance tenante; on le lui a pour ainsi dire jeté à la figure.
«Quelle sera l’issue de cette affaire? Comme elle manque de fondement juridique, il ne reste qu’à en saisir l’opinion publique. Nous livrons donc cette histoire à nos lecteurs en leur garantissant son authenticité. Un de nos humoristes les plus connus a fait à ce propos une charmante épigramme, digne de trouver place parmi nos tableaux de mœurs non seulement de la province mais encore de la capitale; voici cette épigramme.
Durant cinq ans Léon [86] se pavana
Avec le manteau de Schneider [87],
Passant le temps comme de coutume
À toutes sortes de balivernes.
Revenu dans des guêtres trop étroites,
Il hérita d’un million.
Il récite ses prières en russe
Mais il a volé les étudiants.
Ayant terminé sa lecture, Kolia se hâta de passer le journal au prince et, sans proférer une parole, se réfugia dans un coin en cachant son visage entre ses mains. Il éprouvait un intolérable sentiment de honte, et son âme d’enfant, qui n’avait pas encore eu le temps de se familiariser avec les bassesses de la vie, était bouleversée au delà de toute expression. Il lui semblait qu’il venait de se passer quelque chose d’extraordinaire à la suite de quoi tout s’écroulait d’un coup autour de lui, et qu’il était en quelque sorte la cause de cette catastrophe, uniquement parce qu’il avait lu l’article à haute voix.
Or il se trouva que toutes les personnes présentes avaient éprouvé un sentiment du même genre.
Les demoiselles avaient une sensation de malaise et de vergogne. Elisabeth Prokofievna réprimait sa colère qui était extrême; peut-être se repentait-elle amèrement de s’être mêlée de cette affaire; pour le moment elle se taisait.
Quant au prince, il passait par les sentiments qu’éprouvent souvent en pareil cas les gens timides à l’excès: il concevait une telle honte de l’action d’autrui et se sentait si mortifié pour ses hôtes qu’il fut un moment sans oser même les regarder. Ptitsine, Barbe, Gania et même Lébédev, tous avaient l’air plus ou moins confondus. Le plus singulier était qu’Hippolyte et le «fils de Pavlistchev» paraissaient eux aussi passablement surpris; le neveu de Lébédev affectait une mine de mécontentement. Seul le boxeur avait gardé un calme parfait; il relevait ses moustaches avec importance et baissait un peu les yeux, non par gêne, mais au contraire par un sentiment de généreuse modestie, tempérant un triomphe trop visible. Il était évident que l’article lui plaisait énormément.
– Le diable sait d’où vient cette infamie! murmura Ivan Fiodorovitch; c’est à croire que cinquante laquais se sont associés pour composer une pareille ignominie.
– Permettez-moi de vous demander, mon cher monsieur, de quel droit vous émettez des suppositions aussi blessantes? déclara Hippolyte tout tremblant de colère.
– Pour un gentilhomme, général, c’est une offense… vous en conviendrez, un gentilhomme…, grogna le boxeur qui, tressaillant tout à coup, se mit à tordre ses moustaches de plus belle, tandis que ses épaules et son corps étaient secoués de frémissements.
– D’abord, je ne suis pas votre «cher monsieur»; secondement je n’ai aucune explication à vous donner, répondit sur un ton raide le général que cet incident avait vivement courroucé; sur quoi il se leva et, sans ajouter un mot, fit mine de descendre par la terrasse, mais resta sur la marche du haut, le dos tourné au public. Il était outré de voir qu’Elisabeth Prokofievna, même à ce moment, ne pensait pas à s’en aller.
– Messieurs, messieurs, laissez-moi enfin m’expliquer, s’écria le prince plein d’angoisse et d’émotion; faites-moi le plaisir de parler de façon que nous nous comprenions les uns les autres. Je n’ai rien à vous dire au sujet de cet article; n’y revenons pas; sachez seulement, messieurs, que son contenu est entièrement faux; je le dis parce que vous le savez aussi bien que moi; c’est même une honte. Et je serais stupéfait que l’un de vous en fût l’auteur.
– Jusqu’à ce moment je ne savais rien de cet article, déclara Hippolyte. Je ne l’approuve pas.
– Moi j’en connaissais l’existence, mais… je n’aurais pas conseillé de le publier; c’était prématuré, ajouta le neveu de Lébédev.
– Et moi je le connaissais, mais c’est mon droit… je…, balbutia «le fils de Pavlistchev».
– Comment, c’est vous qui avez inventé tout cela? demanda le prince en examinant Bourdovski avec curiosité. Ce n’est pas possible!
– On pourrait vous dénier le droit de poser de semblables questions, fit remarquer le neveu de Lébédev.
– Je me suis borné à exprimer mon étonnement de ce que M. Bourdovski ait réussi à… mais… Enfin je veux dire ceci: du moment que vous avez déjà livré cette affaire à la publicité, je ne vois pas pourquoi vous avez pris la mouche tout à l’heure, lorsque j’ai voulu en parler devant mes amis?
– Enfin! murmura Elisabeth Prokofievna avec indignation.
Lébédev, à bout de patience, se faufila soudain entre les chaises; il était en proie à une sorte de fièvre.
– Il y a une chose, dit-il, prince, que vous ayez oublié d’ajouter: c’est que si vous avez reçu et écouté ces gens-là, c’est seulement par un effet de votre incomparable bonté de cœur. Ils avaient d’autant moins le droit d’exiger cela que vous aviez déjà confié l’affaire à Gabriel Ardalionovitch; autre témoignage de votre excessive bonté. Vous oubliez aussi, très illustre prince, que vous êtes à présent en compagnie d’amis choisis que vous ne pouvez pas sacrifier à ces messieurs; il ne tiendrait qu’à vous de mettre ces derniers à la porte, ce qu’en ma qualité de maître de maison j’aurais le plus grand plaisir à…
– C’est parfaitement juste, tonna, du fond de la pièce, le général Ivolguine.
– Cela suffit, Lébédev; en voilà assez, commença le prince, mais une explosion de clameurs indignées couvrit ses paroles.
– Non, prince, excusez, cela ne suffit plus! cria le neveu de Lébédev dont la voix domina celle des autres. Il faut maintenant mettre les points sur les i, car on n’a pas l’air de vouloir comprendre. On fait intervenir ici des arguties de droit au nom desquelles on menace de nous mettre dehors. Mais, prince, nous croyez-vous assez sots pour ne pas comprendre nous-mêmes que notre affaire est dénuée de toute base juridique et que la loi ne nous permet pas d’exiger de vous le moindre rouble? C’est justement parce que nous le comprenons que nous nous plaçons sur le terrain du droit humain, du droit naturel, du droit du bon sens et de la conscience. Peu importe que ce droit-là ne soit pas inscrit dans quelque code vétuste, car un homme de sentiments nobles et honnêtes, autrement dit un homme de jugement sain, a le devoir de demeurer fidèle à ces sentiments, même dans les cas sur lesquels le code reste muet. Si nous sommes venus ici sans craindre d’être mis à la porte (comme vous venez de nous en menacer) à cause de nos exigences – car il s’agit d’exigences et non de prières - et de l’heure indue de notre visite (d’ailleurs nous ne sommes pas venus tard; c’est vous qui nous avez fait poser dans l’antichambre), c’est parce que nous avons présumé trouver précisément en vous un homme de jugement sain, c’est-à-dire un homme d’honneur et de conscience.
«Oui, c’est la vérité, nous ne nous sommes pas présentés humblement, comme des parasites en quête de vos bonnes grâces. Nous sommes entrés la tête haute, comme des hommes libres qui n’ont pas une prière mais une libre et fière sommation à formuler (vous entendez: une sommation et non une prière; notez bien cela). Nous vous posons la question avec dignité et sans détour: croyez-vous avoir raison ou tort dans l’affaire Bourdovski? Reconnaissez-vous que Pavlistchev a été votre bienfaiteur et que, peut-être, vous lui devez la vie? Si vous reconnaissez cette vérité d’évidence, avez-vous l’intention et trouvez-vous équitable, en conscience, maintenant que vous êtes millionnaire, de dédommager le fils de Pavlistchev qui se trouve dans la misère, sans vous arrêter au fait qu’il porte le nom de Bourdovski? Oui ou non?
«Si c’est oui, autrement dit si vous possédez ce que, dans votre langage, vous appelez l’honneur et la conscience, et ce que nous appelons, nous, plus justement un jugement sain, alors donnez-nous satisfaction et qu’on n’en parle plus. Réglez l’affaire sans attendre de nous ni prières ni reconnaissance; car ce que vous ferez, vous ne le ferez pas pour nous mais pour la justice.
«Si vous refusez de nous donner satisfaction, c’est-à-dire si vous répondez non, alors nous partons sur-le-champ et l’affaire en reste là. Mais nous tenons à vous dire, les yeux dans les yeux et en présence de tous vos témoins, que vous êtes un esprit grossier et de culture inférieure; que vous n’avez plus le droit désormais de vous regarder comme un homme d’honneur et de conscience, parce que ce droit, vous voulez l’acheter sans y mettre le prix.
«J’ai dit. J’ai posé la question. Mettez-nous maintenant à la porte si vous l’osez. Vous pouvez le faire, vous avez la force. Mais rappelez-vous que nous exigeons et ne quémandons pas. Nous exigeons; nous ne quémandons pas!…»
Le neveu de Lébédev s’arrêta. Il avait parlé avec une vive excitation.
– Nous exigeons, nous exigeons, nous exigeons, mais flous ne quémandons pas! balbutia Bourdovski, rouge comme une écrevisse.
Après le discours du neveu de Lébédev il y eut un mouvement général; des murmures se firent entendre, bien que la tendance de chacun fût visiblement d’éviter de se mêler de cette affaire, à l’exception du seul Lébédev, toujours fort agité. (Chose singulière: quoique partisan du prince, Lébédev semblait avoir tiré une sorte d’orgueil familial de l’audition de son neveu; du moins jetait-il sur l’assistance des regards où se manifestait une satisfaction particulière.)
– À mon avis, commença le prince d’une voix assez basse, vous avez à demi raison, monsieur Doktorenko, dans tout ce que vous venez de dire. J’admets même que vous ayez beaucoup plus qu’à demi raison, et je serais complètement d’accord avec vous s’il n’y avait eu une omission dans votre discours. Ce que vous avez omis, je ne saurais vous le dire exactement, mais enfin il manquait quelque chose à vos paroles pour que vous soyez tout à fait dans le vrai. Mais parlons plutôt de l’affaire elle-même, messieurs, et dites-moi pourquoi vous avez publié cet article? Ne croyez-vous pas qu’il contient autant de calomnies que de mots? Mon avis, messieurs, est que vous avez commis une vilenie.
– Permettez!…
– Mon cher monsieur…
– Ah! mais cela!… cela!… s’écrièrent à la fois les visiteurs en donnant des signes d’agitation.
– Pour ce qui est de l’article, répliqua Hippolyte de sa voix criarde, je vous ai déjà dit que ni moi ni d’autres ne l’approuvons. L’auteur, le voici (il montra le boxeur assis à côté de lui). Son factum est, je le reconnais, inconvenant, écrit par un ignorant et dans un style qui sent son militaire en retraite. C’est un sot et un chevalier d’industrie, d’accord; je le lui répète tous les jours en face. Néanmoins il était à moitié dans son droit: la publicité est un droit légal qui appartient à tout le monde et, par conséquent, à Bourdovski. S’il y mêle des inepties, c’est sous sa responsabilité personnelle. Quant à la protestation que j’ai élevée tout à l’heure au nom de nous tous contre la présence de vos amis, je crois nécessaire, messieurs, de vous déclarer qu’elle n’avait d’autre but que d’affirmer notre droit; au fond nous désirions qu’il y eût des témoins et, avant d’entrer, nous étions déjà tous les quatre d’accord sur ce point. Nous acceptons ces témoins quels qu’ils soient, même si ce sont vos amis; comme ils ne peuvent méconnaître le bon droit de Bourdovski (vu que ce bon droit est d’une évidence mathématique), il est préférable que ce soient vos amis; la vérité ne s’en imposera qu’avec plus de clarté.
– C’est exact; nous en étions convenus ainsi, confirma le neveu de Lébédev.
– Alors, si telle était votre intention, pourquoi avoir fait un pareil tapage dès les premiers mots de notre entretien? objecta le prince surpris.
Le boxeur avait une furieuse envie de placer son mot. Il intervint sur un ton d’aimable entrain (on pouvait conjecturer que la présence des dames faisait sur lui une forte impression).
– En ce qui concerne l’article, prince, dit-il, je reconnais que j’en suis effectivement l’auteur, bien que mon maladif ami vienne d’en faire l’éreintement, ce que je lui pardonne, comme le reste, vu son état de faiblesse. Mais je l’ai écrit et fait imprimer sous forme de correspondance dans le journal d’un de mes bons amis. Seuls les vers ne sont pas de moi; ils sont dus à la plume d’un humoriste en renom. Je me suis borné à lire l’article à Bourdovski; encore ne lui ai-je pas tout lu; il m’a tout de suite autorisé à le publier. Convenez que je n’avais même pas besoin de son consentement pour le faire. La publicité est un droit universel, noble et bienfaisant. J’espère, prince, que vous-même êtes trop libéral pour en disconvenir…
– Je n’en disconviens pas, mais vous avouerez que dans votre article il y a…
– Il y a des passages un peu forts… c’est ce que vous voulez dire? Mais ils sont justifiés, en quelque sorte, par des considérations d’intérêt social, reconnaissez-le vous-même; et puis, peut-on laisser passer pareille occasion? Tant pis pour les coupables; l’intérêt de la société avant tout! Pour ce qui est de certaines inexactitudes ou, pour mieux dire, de certaines hyperboles, vous conviendrez encore que ce qui importe principalement, c’est l’initiative, le but poursuivi, l’intention. L’essentiel, c’est de donner un exemple salutaire, quitte à débattre ensuite les cas particuliers. Enfin, quant au style, mon Dieu, c’est le genre humoristique; tout le monde écrit comme cela, reconnaissez-le vous-même! Ha ha!
– Mais vous avez fait fausse route, messieurs, s’exclama le prince, je vous l’affirme. Vous avez publié l’article avec l’idée que je ne voudrais absolument rien faire pour M. Bourdovski. Vous avez, dans cette supposition, cherché à m’intimider et à tirer vengeance de moi. Mais qu’en savez-vous? J’ai peut-être l’intention de donner satisfaction à Bourdovski. Et je vous le dis maintenant d’une façon positive, devant toutes les personnes présentes: telle est en effet mon intention…
– Enfin! voilà une parole sensée et noble, émise par un homme sensé et très noble! proclama le boxeur.
– Mon Dieu! soupira involontairement Elisabeth Prokofievna.
– C’est intolérable! gronda le général.
– Permettez, messieurs! laissez-moi exposer l’affaire, supplia le prince. Il y a environ cinq semaines, j’ai reçu à Z. la visite de Tchébarov, votre mandataire et homme d’affaires, monsieur Bourdovski. Vous avez fait de lui un portrait, très séduisant dans votre article, monsieur Keller, ajouta en riant le prince qui s’était tourné vers le boxeur. – Cependant le personnage ne m’a pas plu du tout. J’ai compris du premier coup que ce Tchébarov avait été l’instigateur de toute l’affaire et qu’il vous y avait peut-être engagé, monsieur Bourdovski, en abusant de votre simplicité, soit dit en toute franchise.
– Vous n’avez pas le droit… je… je ne suis pas si simple…, bafouilla Bourdovski tout décontenancé.
– Vous n’avez nul droit d’émettre de pareilles suppositions, proféra d’un ton sentencieux le neveu de Lébédev.
– C’est souverainement affreux! glapit Hippolyte. C’est une supposition blessante, mensongère et sans aucun rapport avec l’affaire.
Le prince s’empressa de se disculper.
– Pardon, messieurs, pardon. Je vous en prie, excusez-moi. J’avais pensé qu’il serait préférable de s’exprimer, de part et d’autre, avec une entière sincérité. Mais il en sera comme vous le voudrez. J’ai répondu à Tchébarov qu’étant absent de Pétersbourg je priais sans retard un ami de suivre cette affaire et que je vous aviserais du résultat, vous, monsieur Bourdovski. Je vous dirai sans ambages, messieurs, que c’est justement l’intervention de Tchébarov qui m’a fait flairer une escroquerie… Oh! ne vous offensez pas, messieurs! pour l’amour du Ciel! ne vous offensez pas! s’écria le prince effrayé de voir se raviver l’émoi de Bourdovski et les protestations de ses compagnons. – Quand je dis que la réclamation me paraissait une escroquerie, cela ne saurait vous viser personnellement. N’oubliez pas que je ne connaissais alors aucun de vous; j’ignorais même vos noms. Je n’ai jugé l’affaire que d’après Tchébarov. Je parle d’une manière générale, car… si vous saviez seulement combien on m’a trompé depuis que j’ai reçu cet héritage!
– Prince, vous êtes terriblement naïf, observa le neveu de Lébédev sur un ton de sarcasme.
– Et vous êtes, en outre, prince et millionnaire! Donc, en dépit de la bonté et de la simplicité de cœur que vous pouvez avoir, vous ne sauriez échapper à la loi générale, renchérit Hippolyte.
– C’est possible, c’est bien possible, messieurs, acquiesça rapidement le prince, encore que je ne comprenne pas de quelle loi générale vous parlez. Mais je continue et vous prie de ne pas vous échauffer inutilement; je vous jure que je n’ai pas la moindre intention de vous offenser. Qu’est-ce que cela signifie, messieurs? On ne peut pas dire une parole de sincérité sans que vous vous rebiffiez?
«D’abord, j’ai été stupéfait en apprenant l’existence d’un «fils de Pavlistchev» et la situation misérable dans laquelle, au dire de Tchébarov, il se trouvait. Pavlistchev a été mon bienfaiteur et l’ami de mon père. (Ah! monsieur Keller, pourquoi avez-vous, dans votre article, écrit des choses aussi fausses au sujet de mon père? Jamais il n’a détourné les fonds de sa compagnie et jamais il n’a maltraité aucun de ses subordonnés; j’en suis profondément convaincu; comment votre main a-t-elle pu écrire une calomnie pareille?) Et ce que vous avez dit de Pavlistchev est tout à fait inadmissible. Vous prétendez que cet homme si noble a été un débauché et un caractère léger. Vous avancez cela avec autant d’assurance que si c’était la vérité. Or c’était l’homme le plus chaste qui fût au monde! C’était en outre un remarquable savant: il a été en correspondance avec nombre de personnalités scientifiques et il a donné beaucoup d’argent dans l’intérêt de la science. Pour ce qui est de son cœur et de ses bonnes actions, vous avez eu raison d’écrire que j’étais alors presque un idiot et ne pouvais rien en comprendre (toutefois je parlais et entendais le russe). Mais je suis maintenant capable de juger tout ce dont j’ai le souvenir…
– Permettez, cria Hippolyte, ne tombons-nous pas dans un excès de sentimentalité? Nous ne sommes pas des enfants. Vous vouliez aller au fond de l’affaire; il est neuf heures passées, ne l’oubliez pas!
– Soit, messieurs, je le veux bien, accorda aussitôt le prince. Après un premier mouvement de défiance, je me dis que je pouvais me tromper et que Pavlistchev avait peut-être eu un fils. Mais ce qui me paraissait à peine croyable, c’était que ce fils pût aussi légèrement et, disons-le, aussi publiquement dévoiler le secret de sa naissance et déshonorer sa mère. Car Tchébarov m’avait déjà menacé de faire un scandale…
– Quelle sottise! s’écria le neveu de Lébédev.
– Vous n’avez pas le droit… vous n’avez pas le droit, s’exclama Bourdovski.
– Un fils n’est pas responsable de l’inconduite de son père, et la mère n’est pas coupable, jeta de sa voix perçante Hippolyte très excité.
– C’était, à mon sens, une raison de plus pour l’épargner, fit timidement observer le prince.
– Vous n’êtes pas seulement naïf, prince; peut-être passez-vous les bornes de la simplicité, dit avec un rire méchant le neveu de Lébédev.
– Et quel droit aviez-vous?… interrogea Hippolyte d’une voix qui n’avait plus rien de naturel.
– Aucun, aucun! se hâta d’ajouter le prince; ici vous avez raison, je l’avoue. Mais cela a été plus fort que moi. Aussitôt après, j’ai réfléchi que mon impression personnelle ne devait pas influer sur l’affaire. Dès lors que je me tenais pour obligé de donner satisfaction à M. Bourdovski par reconnaissance envers la mémoire de Pavlistchev, le fait d’estimer ou non M. Bourdovski ne changeait rien à cette obligation. Si je vous ai parlé de mon hésitation, c’est seulement, messieurs, parce qu’il m’avait semblé peu naturel qu’un fils révélât aussi publiquement le secret de sa mère… En un mot, ce fut surtout cet argument qui me convainquit que Tchébarov devait être une canaille, dont les supercheries avaient entraîné M. Bourdovski dans cette escroquerie.
– Ah! cela passe toute mesure! s’écrièrent les visiteurs; quelques-uns même se levèrent impulsivement.
– Messieurs! C’est ce même argument qui me fit conjecturer que ce malheureux M. Bourdovski devait être un simple d’esprit, un homme sans défense, à la merci des manigances des escrocs; je n’en avais donc que plus impérieusement le devoir de lui venir en aide en tant que «fils de Pavlistchev», et cela de trois manières: d’abord en contrecarrant auprès de lui l’influence de Tchébarov, ensuite en le guidant avec dévouement et affection; enfin en lui remettant dix mille roubles, c’est-à-dire, d’après mon calcul, l’équivalent de l’argent que Pavlistchev a dépensé pour moi.
– Comment! dix mille roubles seulement? s’écria Hippolyte.
– Allons, prince, vous n’êtes pas fort en arithmétique; ou plutôt vous êtes trop fort, avec vos airs d’ingénu! s’écria le neveu de Lébédev.
– Je n’accepte pas ces dix mille roubles, déclara Bourdovski.
– Antipe, accepte! chuchota rapidement le boxeur en se penchant derrière la chaise d’Hippolyte. Accepte! on verra après.
– Faites excuse, monsieur Muichkine! hurla Hippolyte, comprenez bien que nous ne sommes pas des imbéciles; nous ne sommes pas les fieffés imbéciles que paraissent supposer vos invités, ces dames qui nous regardent avec un sourire de mépris, et surtout ce monsieur de la haute société (il désigna Eugène Pavlovitch), que je n’ai naturellement pas l’honneur de connaître, mais sur lequel j’ai entendu différentes choses…
– Permettez, permettez, messieurs! vous m’avez encore une fois compris de travers! dit le prince avec feu. D’abord, dans votre article, monsieur Keller, vous avez très inexactement évalué ma fortune: je n’ai pas touché des millions; je n’ai peut-être que la huitième ou la dixième partie de ce que vous me supposez. En second lieu, on n’a pas dépensé en Suisse pour moi des dizaines de milliers de roubles: Schneider recevait six cents roubles par an, encore cette somme n’a-t-elle été versée que pendant les trois premières années. Quant aux jolies gouvernantes, Pavlistchev n’est jamais allé en chercher à Paris; c’est encore une calomnie. Je pense que la somme totale dépensée pour moi a été très inférieure à dix mille roubles, mais j’ai admis ce chiffre. Vous reconnaîtrez vous-même qu’en acquittant une dette, je ne puis offrir à M. Bourdovski plus que le montant de cette dette, quelque sollicitude que je lui porte; le sentiment de la plus élémentaire délicatesse m’empêche d’avoir l’air de lui faire une aumône alors que je lui règle son dû. Je ne m’explique pas, messieurs, que vous ne compreniez pas cela! Mais je voulais faire davantage en donnant à cet infortuné M. Bourdovski mon amitié et mon appui. Je voyais bien qu’il avait été trompé; autrement il ne se serait pas prêté à une vilenie comme l’est, par exemple, la publicité donnée par l’article de M. Keller à l’inconduite de sa mère… Mais pourquoi vous fâchez-vous encore, messieurs? Nous finirons par ne plus nous comprendre du tout. Eh bien! j’avais deviné juste! Je me suis maintenant convaincu par mes propres yeux que ma conjecture était parfaitement fondée, conclut le prince en s’animant et sans remarquer que, tandis qu’il s’efforçait de calmer ses interlocuteurs, l’exaspération de ceux-ci ne faisait que croître.
– Comment? De quoi êtes-vous convaincu? demandèrent-ils rageusement.
– D’abord j’ai pu voir à mon aise M. Bourdovski et je me rends maintenant compte par moi-même de ce qu’il est… C’est un homme innocent, mais que tout le monde trompe. C’est un être sans défense… et que j’ai, par conséquent, le devoir d’épargner.
«Ensuite, Gabriel Ardalionovitch, que j’avais chargé de suivre cette affaire et dont j’étais depuis longtemps sans nouvelle, à cause de mon voyage et de ma maladie pendant les trois jours que j’ai passés à Pétersbourg, Gabriel Ardalionovitch, dis-je, vient de me rendre compte de ses recherches il y a une heure, dès notre première entrevue. Il m’a déclaré avoir percé à jour tous les desseins de Tchébarov et posséder la preuve que mes suppositions à l’égard de celui-ci étaient fondées. Je sais parfaitement, messieurs, que bien des gens me considèrent comme un idiot. Tchébarov, ayant entendu dire que j’avais l’argent facile, a pensé qu’il me duperait très aisément en exploitant mon sentiment de reconnaissance à l’égard de Pavlistchev.
«Mais le fait principal – voyons, messieurs, écoutez-moi jusqu’au bout! – le fait principal, c’est qu’il est maintenant démontré que M. Bourdovski n’est pas du tout le fils de Pavlistchev! Gabriel Ardalionovitch vient de m’apprendre à l’instant cette découverte et il assure qu’il en a des preuves positives. Qu’en dites-vous? On a peine à croire cela après toutes les avanies que l’on m’a faites! Et entendez-moi bien: il y a des preuves positives. Je n’y crois pas encore moi-même; je ne puis y croire, je vous l’assure. Je doute encore, parce que Gabriel Ardalionovitch n’a pas eu le temps de me donner tous les détails. Mais il y a un fait qui est maintenant hors de doute, c’est que Tchébarov est une canaille. Il n’a pas seulement trompé le pauvre M. Bourdovski, mais aussi vous tous, messieurs, qui êtes venus ici dans la noble intention de soutenir votre ami (car il a besoin qu’on le soutienne, cela je le comprends fort bien). Il vous a tous impliqués dans une escroquerie, car cette affaire, au fond, n’est pas autre chose!
– Comment! une escroquerie!… Comment! il n’est pas le «fils de Pavlistchev»?… Comment cela se peut-il?… s’écria-t-on de divers côtés. Toute la bande de Bourdovski était en proie à une consternation indicible.
– Mais naturellement, une escroquerie! S’il est maintenant établi que M. Bourdovski n’est pas le «fils de Pavlistchev», sa réclamation devient une pure escroquerie (dans le cas, bien entendu où il aurait connu la vérité). Mais le fait est précisément qu’on l’a trompé; j’insiste là-dessus pour le disculper et je prétends que sa simplicité le rend digne de pitié et l’empêche de se passer d’un appui. Autrement il y aurait lieu de le considérer, lui aussi, comme un escroc dans cette affaire. Mais je suis déjà convaincu qu’il n’y comprend rien. J’ai été moi aussi dans cet état jusqu’à mon départ pour la Suisse; je balbutiais des paroles incohérentes; je voulais m’exprimer, les mots ne venaient pas… Je me rends compte de cela; je puis d’autant mieux compatir à son mal que je suis presque dans la même situation que lui. J’ai donc le droit d’en parler.
«Pour terminer, bien qu’il n’y ait plus maintenant de «fils de Pavlistchev» et que tout cela se réduise à une mystification, je n’en maintiens pas moins ma résolution et reste prêt à lui verser dix mille roubles, en souvenir de Pavlistchev. Avant l’arrivée de M. Bourdovski, je voulais affecter cette somme à la fondation d’une école pour honorer la mémoire de Pavlistchev: mais maintenant l’argent peut être indifféremment destiné à l’école ou à M. Bourdovski, puisque ce dernier, s’il n’est pas le «fils de Pavlistchev», est tout de même quelque chose qui s’en rapproche, car il a été si cruellement trompé qu’il a pu croire l’être en effet.
«Écoutez donc Gabriel Ardalionovitch; messieurs, finissons-en; ne vous fâchez pas, ne vous agitez pas et asseyez-vous. Gabriel Ardalionovitch va vous expliquer toute l’affaire et je brûle, je le confesse, d’en connaître les détails. Il dit qu’il est même allé à Pskov, chez votre mère, monsieur Bourdovski, qui n’est pas du tout morte comme le prétend l’article qu’on vient de lire… Asseyez-vous, messieurs, asseyez-vous!»
Le prince prit lui-même place et réussit à faire rasseoir les turbulents amis de M. Bourdovski. Depuis dix ou vingt minutes il avait parlé avec chaleur, d’une voix forte, pressant impatiemment son débit, se laissant emporter et s’efforçant de dominer les exclamations et les cris. Maintenant il regrettait amèrement que certaines expressions ou allégations lui eussent échappé. Si on ne l’avait pas excité, poussé à bout en quelque sorte, il ne se serait pas permis d’exprimer ouvertement et brutalement quelques-unes de ses conjectures ni de se laisser aller à des accès de franchise superflus. Dès qu’il fut assis, il se sentit le cœur étreint d’un douloureux repentir: non seulement il se reprochait d’avoir «offensé» Bourdovski en le déclarant publiquement atteint de la maladie pour laquelle il avait lui-même suivi un traitement en Suisse, mais encore il se faisait grief de s’être comporté avec grossièreté et manque de tact en lui proposant les dix mille roubles destinés à l’école comme une aumône et en présence de tout le monde. «J’aurais dû attendre et les lui offrir demain, en tête à tête, pensait-il; maintenant la maladresse est sans doute irréparable! Oui, je suis un idiot, un véritable idiot!» conclut-il dans un accès de honte et de mortification.
Alors, sur son invitation, Gabriel Ardalionovitch qui, jusque-là, s’était tenu à l’écart et n’avait pas desserré les dents, s’avança, prit place à côté de lui et se mit à rendre compte, d’une voix claire et posée, de la mission qui lui avait été confiée. Les conversations cessèrent aussitôt, et tous les assistants, surtout les amis de Bourdovski, prêtèrent l’oreille avec une extrême curiosité.
Gabriel Ardalionovitch s’adressa, tout d’abord, à Bourdovski qui, visiblement troublé, fixait sur lui, avec toute son attention, un regard chargé de surprise.
«Vous ne nierez sans doute pas et ne contesterez pas sérieusement que vous êtes né juste deux ans après le légitime mariage de votre respectable mère avec le secrétaire de collège [88] Bourdovski, votre père. Il est très facile d’établir à l’aide de documents la date de votre naissance; la falsification de cette date, si blessante pour vous et pour votre mère, dans l’article de M. Keller ne s’explique que par l’imagination de celui-ci, qui pensait ainsi servir vos intérêts en rendant votre droit plus évident. M. Keller a déclaré vous avoir lu l’article au préalable, mais pas en entier… il est hors de doute qu’il ne vous a pas lu ce passage.
– En effet, je ne lui ai pas lu, interrompit le boxeur; mais tous les faits m’ont été communiqués par une personne bien informée et je…
– Pardon, monsieur Keller, reprit Gabriel Ardalionovitch, laissez-moi continuer. Je vous promets que nous parlerons en temps voulu de votre article; alors vous me fournirez vos explications; pour le moment il est préférable de suivre l’ordre de mon exposé. Tout à fait par hasard et grâce au concours de ma sœur, Barbe Ardalionovna Ptitsine, j’ai obtenu de son amie intime, Véra Alexéïevna Zoubkov, veuve et propriétaire, communication d’une lettre que feu Nicolas Andréïévitch Pavlistchev lui avait écrite, il y a vingt-quatre ans, lorsqu’il était à l’étranger. Après m’être mis en rapport avec Véra Alexéïevna, je me suis adressé, sur ses indications, à un colonel en retraite nommé Timoféï Fiodorovitch Viazavkine, parent éloigné et grand ami du défunt. J’ai réussi à obtenir de lui deux autres lettres de Nicolas Andréïévitch, écrites également à l’étranger. La confrontation des dates et des faits relatés dans ces trois documents établit, avec une rigueur mathématique contre laquelle ne saurait prévaloir ni objection ni doute, que Nicolas Andréïévitch a vécu alors à l’étranger pendant trois années et que son départ avait eu lieu exactement un an et demi avant votre naissance, monsieur Bourdovski. Votre mère, comme vous le savez, n’est jamais sortie de Russie… Je ne vous lirai pas ces lettres en raison de l’heure avancée; je me borne pour l’instant à consigner le fait. Mais si vous voulez, monsieur Bourdovski, prendre pour demain rendez-vous chez moi et amener vos témoins (en aussi grand nombre qu’il vous plaira) avec des experts en écriture, je suis certain de vous obliger à convenir de l’évidente vérité de ce que j’avance. Cette vérité une fois admise, il va de soi que toute l’affaire s’écroule d’elle-même.
De nouveau un mouvement de profonde émotion s’empara de tous les assistants. Bourdovski se leva brusquement de sa chaise.
– S’il en est ainsi, j’ai été trompé, oui trompé, mais pas par Tchébarov, et cela remonte loin, très loin! Je ne veux pas d’experts et n’irai pas chez vous. Je vous crois; je renonce à ma prétention… je refuse les dix mille roubles… adieu!…
Il prit sa casquette et, repoussant sa chaise, fit mine de s’en aller.
– Si vous le pouvez, monsieur Bourdovski, dit d’un ton doucereux Gabriel Ardalionovitch, restez encore un peu, ne seraient-ce que cinq minutes. Cette affaire offre encore des révélations de la plus haute importance, surtout pour vous, et en tout cas extrêmement curieuses. Mon avis est que vous ne pouvez vous dispenser d’en prendre connaissance et que vous vous féliciterez peut-être vous-même d’avoir tiré tout cela au clair…
Bourdovski s’assit sans dire mot, la tête un peu inclinée, dans l’attitude d’un homme profondément absorbé. Le neveu de Lébédev, qui s’était levé pour sortir avec lui, se rassit également; il semblait perplexe, bien qu’il n’eût perdu ni son sang-froid ni son aplomb. Hippolyte était sombre, triste et passablement ahuri. Il fut d’ailleurs pris à ce moment d’une si violente quinte de toux que son mouchoir en fut tout maculé de sang. Le boxeur avait l’air médusé.
– Ah! Antipe, s’écria-t-il sur un ton d’amertume, je te l’ai bien dit l’autre jour…, avant-hier, que tu pouvais, en effet, ne pas être le fils de Pavlistchev!
Des rires étouffés saluèrent cet aveu; deux ou trois personnes ne se contenant plus pouffèrent bruyamment.
– Le détail que vous venez de nous révéler a son prix, monsieur Keller, continua Gabriel Ardalionovitch. Néanmoins je suis en mesure d’affirmer, d’après les renseignements les plus exacts, que M. Bourdovski, tout en connaissant parfaitement la date de sa naissance, ignorait que Pavlistchev eût fait ce séjour à l’étranger, où il a passé la plus grande partie de sa vie, ne revenant en Russie qu’à de courts intervalles. En outre, ce départ était une chose trop insignifiante en elle-même pour être restée, plus de vingt ans après, dans la mémoire des plus proches amis de Pavlistchev; à plus forte raison dans celle de M. Bourdovski, qui n’était pas encore né à cette époque. Certes, une enquête sur ce voyage paraît maintenant n’offrir plus rien d’impossible, mais je dois avouer que la mienne aurait pu ne pas aboutir et que le hasard l’a singulièrement favorisée. Pareille enquête n’eût eu pratiquement presque aucune chance de succès si elle avait été menée par M. Bourdovski et même par Tchébarov, à supposer que l’idée leur en fût venue. Mais ils ont pu aussi ne pas y penser…
– Permettez, monsieur Ivolguine, l’interrompit avec colère Hippolyte, à quoi bon tout ce galimatias? (Excusez-moi.) L’affaire est désormais claire et nous reconnaissons le fait principal. Pourquoi cette pénible et blessante insistance? Vous désirez peut-être tirer vanité de l’habileté de vos recherches, faire valoir aux yeux du prince et aux nôtres vos talents d’enquêteur et de fin limier? Ou bien vous avez l’intention d’excuser et de disculper Bourdovski en démontrant qu’il s’est mis dans ce mauvais cas par ignorance. Mais c’est une insolence, mon cher monsieur! Bourdovski n’a que faire de votre absolution et de votre justification, vous devriez le savoir. C’est une offense pour lui, et il n’a pas besoin de cela dans la situation pénible et gênée où il se trouve présentement. Vous auriez dû deviner, comprendre cela…
– C’est bien, monsieur Térentiev, en voilà assez! coupa Gabriel Ardalionovitch; calmez-vous, ne vous échauffez pas; vous êtes, je crois, très souffrant? Je compatis à votre mal. Si vous le désirez, j’ai fini, ou pour mieux dire je me résigne à abréger des faits qu’il n’eût pas été inutile, à mon sens, de faire connaître dans leur intégralité, ajouta-t-il en notant dans l’assistance un mouvement qui ressemblait à de l’impatience.
«Pour éclairer toutes les personnes qui s’intéressent à cette affaire je tiens seulement à établir, preuves en main, que, si votre mère, monsieur Bourdovski, a été l’objet des attentions et de la sollicitude de Pavlistchev, c’est uniquement parce qu’elle était la sœur d’une jeune domestique du pays que Nicolas Andréïévitch avait aimée dans sa première jeunesse et qu’il eût certainement épousée si elle n’était morte subitement. J’ai des preuves tout à fait convaincantes de ce fait, qui est très peu connu ou même complètement oublié. Je pourrais en outre vous expliquer comment votre mère, quand elle n’avait que dix ans, fut recueillie par M. Pavlistchev qui prit son éducation à sa charge et lui constitua une dot importante. Ces marques d’attachement donnèrent naissance à des appréhensions dans la très nombreuse parenté de M. Pavlistchev, où l’on crut même qu’il allait épouser sa pupille. Mais, arrivée à l’âge de vingt ans, votre mère fit un mariage d’inclination en épousant un fonctionnaire du service de l’arpentage, nommé Bourdovski. De cela aussi je puis produire les preuves. J’ai également recueilli des données précises qui établissent que votre père, monsieur Bourdovski, qui n’avait aucun sens des affaires, abandonna l’administration après avoir touché les quinze mille roubles constituant la dot de votre mère et se lança dans des entreprises commerciales. Il fut dupé, perdit son capital et, n’ayant pas la force de supporter ce revers, se mit à boire; il ruina ainsi sa santé et mourut prématurément après sept ou huit années de mariage. Votre mère, d’après son propre témoignage, est restée au lendemain de cette mort dans la misère et elle aurait été perdue sans l’aide généreuse et soutenue de Pavlistchev, qui lui a fait une rente annuelle de six cents roubles. D’innombrables témoignages attestent ensuite que, dès votre enfance, il eut pour vous la plus vive affection. De ces témoignages, confirmés d’ailleurs par votre mère, il ressort que cette prédilection fut surtout motivée par le fait que, dans votre prime jeunesse, vous étiez bègue et paraissiez malingre et chétif. Or Pavlistchev, comme j’en ai acquis la preuve, a eu toute sa vie une tendresse particulière pour les êtres maltraités ou disgraciés par la nature, surtout quand c’étaient des enfants. Cette particularité est, à mon avis, de la plus haute importance dans l’affaire qui nous occupe.
«Enfin je puis me vanter d’avoir fait une découverte capitale: la très vive affection que nourrissait pour vous Pavlistchev (grâce auquel vous êtes entré au collège et avez poursuivi vos études sous une direction spéciale) fit naître peu à peu, parmi ses parents et amis, l’idée que vous deviez être son fils et que votre père légal n’avait été qu’un mari trompé. Mais il est essentiel d’ajouter que cette présomption ne prit la force d’une conviction formelle et générale que dans les dernières années de la vie de Pavlistchev, lorsque son entourage commença à craindre qu’il ne fît un testament et lorsque, les antécédents étant oubliés, il n’était plus possible de les reconstituer. Il est probable que cette conjecture est venue à vos oreilles, monsieur Bourdovski, et qu’elle a conquis votre esprit. Votre mère, dont j’ai eu l’honneur de faire personnellement la connaissance, était elle aussi au courant de cette rumeur, mais elle ignore encore (et je le lui ai caché) que vous-même, son fils, vous y avez ajouté foi. J’ai trouvé à Pskov, monsieur Bourdovski, votre très respectable mère malade et dans l’extrême dénuement où l’a laissée la mort de Pavlistchev. Elle m’a appris avec des larmes de reconnaissance que, si elle vivait encore, c’était grâce à vous et à votre aide. Elle fonde sur votre avenir de grandes espérances et croit avec ferveur que vous réussirez…»
– Voilà qui passe la mesure, à la fin! s’écria le neveu de Lébédev perdant patience. À quoi bon tout ce roman?
– C’est d’une révoltante inconvenance! s’emporta Hippolyte.
Mais Bourdovski ne souffla mot et ne bougea même pas.
– À quoi bon? Pourquoi? riposta avec un sourire insidieux Gabriel Ardalionovitch, qui préparait une conclusion mordante. – Mais d’abord pour que M. Bourdovski puisse maintenant se convaincre que Pavlistchev l’a aimé, non par instinct paternel, mais par magnanimité. Ce seul fait demandait déjà à être établi, puisque M. Bourdovski a confirmé et approuvé tout à l’heure, après la lecture de l’article, les assertions de M. Keller. Je dis cela parce que je vous tiens pour un galant homme, monsieur Bourdovski. En second lieu, il apparaît maintenant qu’il n’y a eu aucune intention d’escroquerie, même de la part de Tchébarov. Je tiens à insister sur ce point, car, il y a un moment, dans le feu de la discussion, le prince a dit que je partageais son sentiment sur le caractère frauduleux de cette malheureuse affaire. Au contraire, tout le monde ici a été de bonne foi; Tchébarov est peut-être un grand escroc, mais dans le cas présent il n’a été qu’un chicaneur retors à l’affût d’une occasion. Il espérait gagner beaucoup comme avocat, et son calcul était non seulement habile, mais fondé: il tablait sur la facilité avec laquelle le prince donne de l’argent, sur la noble vénération que celui-ci porte à la mémoire de feu Pavlistchev, enfin (et surtout) sur sa conception chevaleresque des obligations d’honneur et de conscience.
«Quant à M. Bourdovski, on peut dire qu’en raison de certaines de ses convictions, il s’est laissé influencer par Tchébarov et son entourage au point de s’engager dans cette affaire presque en dehors de tout intérêt personnel, pour servir en quelque sorte la cause de la vérité, du progrès et de l’humanité. Maintenant que tous les faits sont tirés au clair, il est patent qu’en dépit des apparences M. Bourdovski est un homme probe; le prince peut donc lui proposer, de meilleur gré encore qu’il ne le faisait tout à l’heure, son aide amicale et le secours effectif dont il a parlé à propos des écoles et de Pavlistchev.
– Arrêtez, Gabriel Ardalionovitch, taisez-vous! s’écria le prince sur un ton de véritable effroi…
Mais il était déjà trop tard.
– J’ai dit, j’ai dit par trois fois que je ne voulais pas d’argent, fit rageusement Bourdovski. Je ne le prendrai pas… pourquoi? je n’en veux pas… Je m’en vais!…
Et il courait déjà sur la terrasse lorsque le neveu de Lébédev l’attrapa par le bras et lui dit quelque chose à voix basse.
Il revint alors précipitamment sur ses pas et, tirant de sa poche une grande enveloppe non cachetée, il la jeta sur une petite table qui était à côté du prince.
– Voilà l’argent!… Vous n’auriez pas dû oser me l’offrir!… L’argent!
– Ce sont les deux cent cinquante roubles que vous vous êtes permis de lui envoyer comme aumône par l’entremise de Tchébarov, expliqua Doktorenko.
– Dans l’article il n’est question que de cinquante roubles! s’exclama Kolia.
– Je suis coupable, dit le prince en s’approchant de Bourdovski, oui, très coupable envers vous, Bourdovski, mais je ne vous ai pas envoyé cette somme comme une aumône, croyez-le bien. Je suis encore coupable maintenant… Je l’ai été tantôt. (Le prince était tout déconcerté; il paraissait fatigué et affaibli, ses paroles étaient incohérentes.) J’ai parlé d’escroquerie… mais cela ne vous concernait pas; j’ai fait erreur. J’ai dit que vous étiez… malade comme moi. Mais non, vous n’êtes pas comme moi… vous donnez des leçons, vous soutenez votre mère. J’ai dit que vous aviez déshonoré votre mère, or, vous l’aimez; elle-même le dit… je ne savais pas… Gabriel Ardalionovitch ne m’avait pas parlé de tout cela tantôt… J’ai eu tort. J’ai osé vous offrir dix mille roubles, mais j’ai mal fait; j’aurais dû m’y prendre autrement, et maintenant… ce n’est plus possible, car vous me méprisez…
– Mais c’est une maison de fous! s’écria Elisabeth Prokofievna.
– Sûrement, c’est une maison de fous! confirma d’un ton acerbe Aglaé qui ne pouvait plus se contenir.
Mais ses paroles se perdirent dans un brouhaha général; tout le monde parlait et discutait maintenant à haute voix; les uns se querellaient, les autres riaient. Ivan Fiodorovitch Epantchine était outré et attendait Elisabeth Prokofievna avec un air de dignité offensée. Le neveu de Lébédev voulut placer un dernier mot.
– Eh bien! oui, prince! il faut vous rendre cette justice que vous savez tirer de votre… mettons, de votre maladie (pour employer un mot poli). Vous avez offert si adroitement votre amitié et votre argent qu’il n’est plus possible à un homme d’honneur de les accepter sous aucune forme.
– Permettez, messieurs! s’exclama Gabriel Ardalionovitch qui, entre temps, avait ouvert l’enveloppe contenant l’argent. C’est trop d’ingénuité ou trop d’adresse… Vous devez savoir du reste le terme qui convient.
– Il n’y a pas deux cent cinquante roubles ici, mais cent seulement. Je le constate, prince, pour éviter tout malentendu.
– Laissez, laissez cela! dit le prince à Gabriel Ardalionovitch en faisant un geste de la main.
– Non, ne laissez pas cela! riposta aussitôt le neveu de Lébédev. Votre «laissez cela» est une offense pour nous, prince. Nous ne nous cachons pas, nous nous expliquons ouvertement: oui, il n’y a ici que cent roubles, et non deux cent cinquante; mais est-ce que cela ne revient pas au même?
– Non, cela ne revient pas au même, répliqua Gabriel Ardalionovitch avec un accent de candide surprise.
– Ne m’interrompez pas; nous ne sommes pas si bêtes que vous le pensez, monsieur l’avocat! s’écria le neveu de Lébédev dans un mouvement de colère et de dépit. Il va de soi que cent roubles ne sont pas la même chose que deux cent cinquante; mais ce qui importe ici, c’est le principe, le geste; s’il manque cent cinquante roubles, ce n’est qu’un détail. L’essentiel, c’est que Bourdovski n’accepte pas votre aumône et qu’il vous la jette à la figure, très illustre prince! Sous ce rapport, il est indifférent qu’il s’agisse de cent ou de deux cent cinquante roubles. Il en a refusé dix mille, vous l’avez vu; s’il était malhonnête il n’aurait même pas rapporté ces cent roubles! Les cent cinquante roubles qui manquent ont été remis à Tchébarov pour le défrayer de son voyage quand il est allé trouver le prince. Libre à vous de vous moquer de notre maladresse et de notre ignorance en affaires; vous avez d’ailleurs fait tout votre possible pour nous tourner en ridicule; mais ne vous permettez pas de dire que nous sommes des gens malhonnêtes! Mon cher monsieur, nous répondons tous de ces cent cinquante roubles vis-à-vis du prince; dussions-nous lui verser la somme rouble par rouble, nous la lui restituerons, intérêts compris. Bourdovski est pauvre, ce n’est pas un millionnaire; et Tchébarov lui a présenté sa note après son voyage. Nous espérions gagner… Qui, à sa place, n’en aurait pas fait autant?
– Comment, qui? s’exclama le prince Stch…
– C’est à devenir folle! s’écria Elisabeth Prokofievna.
– Cela rappelle, fit en riant Eugène Pavlovitch qui avait longuement observé la scène sans bouger, le récent plaidoyer d’un fameux avocat dont le client avait assassiné six personnes pour les voler. Il invoqua la pauvreté pour excuser ce crime et conclut à peu près en ces termes: «Il est naturel que la pauvreté ait mis dans l’esprit de mon client l’idée de tuer ces six personnes; cette idée, qui, à sa place, ne l’aurait pas eue?» Il a dit quelque chose dans ce genre; en tout cas le raisonnement est fort amusant.
– En voilà assez! déclara brusquement Elisabeth Prokofievna toute frémissante de colère, il est temps de mettre fin à ce galimatias!…
Elle était dans un état de surexcitation terrible; la tête rejetée en arrière, l’air menaçant, elle lança un regard de provocation à toute l’assistance, où elle ne distinguait plus maintenant amis et ennemis. Son irritation trop longtemps contenue se déchaînait enfin; il lui fallait livrer bataille, tomber au plus tôt sur n’importe qui. Ceux qui la connaissaient comprirent sur le coup que quelque chose d’extraordinaire se passait en elle. Ivan Fiodorovitch dit, le lendemain, sur un ton péremptoire au prince Stch… que ces accès la prenaient parfois, mais qu’ils revêtaient rarement, – peut-être une fois tous les trois ans, jamais davantage, – un pareil degré de violence.
– Assez, Ivan Fiodorovitch! Laissez-moi! s’écria Elisabeth Prokofievna; pourquoi m’offrez-vous maintenant votre bras? Vous n’avez pas su m’emmener plus tôt hors d’ici; vous êtes le mari, le chef de famille, vous auriez dû m’entraîner par les oreilles si j’avais été assez sotte pour refuser de vous obéir et de vous suivre. Vous auriez au moins dû penser à vos filles! Maintenant je trouverai mon chemin sans vous, après une avanie dont je rougirai pendant toute une année… Attendez, je dois encore remercier le prince!… Merci, prince, du régal que tu nous as procuré! Et dire que je suis restée là à écouter ces jeunes gens!… Quelle bassesse! quelle bassesse! Un chaos, un scandale, tels qu’un cauchemar n’en donne pas idée! Est-ce qu’il y a beaucoup de gens comme cela?… Tais-toi, Aglaé! Silence, Alexandra! Ce n’est pas votre affaire!… Ne tournez pas comme cela autour de moi, Eugène Pavlovitch, vous m’énervez!… Ainsi, mon petit, tu trouves encore le moyen de leur demander pardon? fit-elle en s’adressant de nouveau au prince. – «Pardonnez-moi, leur dit-il, de m’être permis de vous offrir une fortune»… Et toi, insolent, qu’as-tu à lire? lança-t-elle brusquement au neveu de Lébédev. «Nous refusons, dit celui-ci, la somme offerte; nous exigeons, nous ne quémandons pas!» Comme s’il ne savait pas que cet idiot ira, dès demain, leur offrir de nouveau son amitié et son argent! N’est-ce pas que tu iras? Iras-tu, oui ou non?
– J’irai, répondit le prince d’une voix douce et contrite.
– Vous l’avez entendu? Voilà bien sur quoi tu comptes! s’écria-t-elle en reprenant Doktorenko à partie. C’est comme si tu avais déjà cet argent en poche. Si tu fais le magnanime, c’est uniquement pour nous esbroufer… Non, mon ami, cherche ailleurs tes dupes; moi, j’ai de bons yeux… je vois tout votre jeu!
– Elisabeth Prokofievna! s’écria le prince.
– Allons-nous-en, Elisabeth Prokofievna! Il est plus que temps; emmenons le prince avec nous, proposa le prince Stch… en souriant et en affectant le plus grand calme.
Les demoiselles se tenaient à l’écart. Elles semblaient presque effrayées; le général, lui, l’était positivement. L’étonnement se lisait sur tous les visages. Quelques-uns de ceux qui étaient restés en arrière riaient sous cape et chuchotaient. La physionomie de Lébédev exprimait la suprême extase.
– Les scandales et le chaos, madame, on les trouve partout, énonça le neveu de Lébédev, non sans une expression de gêne.
– Pas à ce degré-là! Non, mon ami, pas à ce degré là! répliqua Elisabeth Prokofievna avec une exaspération convulsive. – Mais laissez-moi donc tranquille! dit-elle à ceux qui s’efforçaient de la raisonner. Si, comme vous-même, Eugène Pavlovitch, venez de nous le raconter, un avocat a pu déclarer en plein tribunal qu’il trouvait fort naturel qu’on assassinât six personnes sous l’impulsion de la misère, cela prouve que les temps sont venus. Je n’avais jamais entendu chose pareille. Maintenant tout devient clair pour moi. Tenez, ce bègue (elle montra Bourdovski qui la regardait avec stupeur), est-ce qu’il n’est pas capable d’assassiner? Je parie qu’il assassinera quelqu’un. Il se peut qu’il ne prenne pas les dix mille roubles, qu’il les refuse par acquit de conscience; mais il reviendra la nuit, t’égorgera et volera l’argent dans ta cassette, toujours par acquit de conscience! Pour lui ce ne sera pas un acte criminel; ce sera un «accès de noble désespoir», un «geste de négation», ou le diable sait quoi!… Fi!… Le monde est à l’envers, les gens marchent la tête en bas. Une jeune fille élevée sous le toit paternel saute en pleine rue et crie à sa mère: «Maman, j’ai épousé l’autre jour un tel, Karlitch ou Ivanitch; adieu!» Est-ce que vous trouvez cela bien? Est-ce digne, est-ce naturel? La question féminine? Tenez, ce gamin (elle indiqua Kolia) m’a soutenu l’autre jour qu’en cela consistait justement la question féminine. Admettons que ta mère ait été une sotte, tu n’en dois pas moins la traiter humainement!… Pourquoi êtes-vous entrés tout à l’heure avec cet air provocant qui semblait dire: «Nous avançons, ne bougez plus! Accordez-nous tous les droits, mais ne vous permettez pas un mot en notre présence. Témoignez-nous tous les égards, même les plus inouïs; mais vous, nous vous traiterons plus mal que le dernier des laquais!» Ils cherchent la vérité, ils se fondent sur le droit; mais cela ne les empêche pas de calomnier le prince, dans leur article, comme des mécréants. «Nous exigeons, nous ne quémandons pas; vous n’aurez de nous aucune parole de reconnaissance parce que, ce que vous ferez, vous le ferez pour l’apaisement de votre propre conscience». Voilà une belle morale! Comment ne comprends-tu pas que, si tu te dispenses de toute reconnaissance, le prince peut te riposter que, lui non plus, ne se sent lié par aucun sentiment de gratitude envers la mémoire de Pavlistchev, vu que, de son côté, Pavlistchev n’a agi que pour la satisfaction de sa propre conscience. Or tu n’as compté que sur la reconnaissance du prince à l’égard de Pavlistchev. Il ne t’a pas emprunté d’argent; il ne te doit rien; sur quoi tablais-tu si ce n’est sur cette reconnaissance? Alors pourquoi répudies-tu ce sentiment? C’est de l’aberration! Voilà des gens qui accusent la société de cruauté et d’inhumanité parce qu’elle entoure de honte la fille séduite. Ce faisant, ils reconnaissent que la malheureuse souffre de la société. Comment peuvent-ils, dans ces conditions, livrer sa faute par la voie des journaux à la malignité publique et prétendre qu’elle ne pâtira point de cette publicité? C’est de la démence, de l’infatuation! Ils ne croient ni à Dieu ni au Christ. Mais la vanité et l’orgueil les rongent au point qu’ils finiront par s’entre-dévorer; c’est moi qui vous le prédis! N’est-ce pas de l’absurdité, de l’anarchie, un scandale? Après cela, voilà ce sans-vergogne qui implore leur pardon! Existe-t-il beaucoup de gens comme eux? Vous ricanez: est-ce parce que j’ai eu la honte de me commettre avec vous? Oui, j’ai eu cette honte, 1 il n’y a plus à y revenir… Quant à toi, propre à rien (cette apostrophe s’adressait à Hippolyte), je te défends de rire de moi! Il a à peine le souffle et il débauche les autres. Tu m’as corrompu ce gamin (elle désigna de nouveau Kolia); il ne rêve que de toi; tu lui inculques l’athéisme;’tu ne crois pas en Dieu et tu es encore, mon petit monsieur, en âge d’être fouetté! Le diable soit de vous!… Alors c’est vrai, prince Léon Nicolaïévitch, tu iras demain chez eux? tu iras? répéta-t-elle presque à bout de souffle.
– J’irai.
– En ce cas-là, je ne veux plus te connaître!
Elle fit un brusque départ, mais se retourna soudain et montrant Hippolyte:
– Tu iras également chez cet athée? – Pourquoi prends-tu l’air de te moquer de moi? s’écria-t-elle sur un ton qu’on ne lui connaissait pas, en fonçant sur Hippolyte, dont le sourire narquois l’avait mise hors d’elle.
– Elisabeth Prokofievna! Elisabeth Prokofievna! Elisabeth Prokofievna! s’exclama-t-on de tous côtés.
– Maman, c’est honteux! s’écria Aglaé d’une voix forte.
Elisabeth Prokofievna avait bondi sur Hippolyte et lui ayant saisi le bras, le lui serrait avec force d’un geste impulsif, tandis qu’elle le dévisageait d’un regard furibond.
– Ne vous alarmez pas, Aglaé Ivanovna! fit posément Hippolyte; votre maman se rendra bien compte qu’on ne s’attaque pas à un moribond… Je suis d’ailleurs prêt à lui expliquer pourquoi je riais;… je serais bien aise de pouvoir…
Mais une terrible quinte le secoua, qu’il fut un moment sans pouvoir réprimer.
– Voilà un mourant qui n’arrête pas de faire des discours! s’écria Elisabeth Prokofievna en lâchant le bras d’Hippolyte et en le regardant avec une sorte d’effroi essuyer le sang qui lui était monté aux lèvres. – Qu’as-tu à dire? Tu ferais mieux d’aller te coucher…
– C’est ce que je vais faire, répondit Hippolyte d’une voix faible et voilée, presque dans un chuchotement. – Sitôt rentré à la maison je me coucherai… Je mourrai dans quinze jours, je le sais. Le docteur B… [89] me lui-même me l’a déclaré la semaine passée… C’est pourquoi, si vous le permettez, je vous dirai deux mots d’adieu.
– Tu perds la tête, je pense? Quelle sottise! Il faut te soigner. Le moment n’est pas aux discours. Va, va te mettre au lit! s’exclama Elisabeth Prokofievna alarmée.
– Je me mettrai au lit et ce sera pour ne plus me relever, fit Hippolyte en souriant. Hier déjà, je voulais me coucher pour attendre la mort, mais je me suis accordé un sursis de deux jours, puisque mes jambes peuvent encore me porter… afin de venir aujourd’hui ici avec eux… Mais je suis bien fatigué…
– Alors assieds-toi, assieds-toi! pourquoi restes-tu debout? fit Elisabeth Prokofievna en lui avançant elle-même une chaise.
– Je vous remercie, articula Hippolyte d’une voix éteinte. Asseyez-vous en face de moi et causons… Il faut absolument que nous causions, Elisabeth Prokofievna, j’insiste maintenant là-dessus…, ajouta-t-il en souriant de nouveau. Songez que c’est la dernière journée que je passe au grand air et en société; dans quinze jours je serai certainement sous terre. C’est donc en quelque sorte mon adieu aux hommes et à la nature. Bien que je ne sois guère sentimental, je suis très content, le croiriez-vous? que cela se passe ici, à Pavlovsk; au moins je vois la verdure, les arbres.
– Mais quelle loquacité! dit Elisabeth Prokofievna dont l’effroi croissait de minute en minute. – Tu es tout fiévreux. Tout à l’heure tu t’es égosillé, tu as glapi; maintenant tu respires à peine, tu es à court de souffle.
– Je ne vais pas tarder à me reposer. Pourquoi ne voulez-vous pas déférer à mon suprême désir?… Savez-vous que je rêvais depuis longtemps de me trouver avec vous, Elisabeth Prokofievna? J’ai beaucoup entendu parler de vous… par Kolia, qui est presque seul à ne pas m’abandonner… Vous êtes une femme originale, excentrique; je viens de m’en apercevoir… Savez-vous que je vous ai même un peu aimée?
– Seigneur! Et dire que j’ai été sur le point de le frapper!
– C’est Aglaé Ivanovna, si je ne me trompe, qui vous en a empêchée? C’est bien votre fille Aglaé Ivanovna? Elle est si belle que, sans l’avoir jamais vue, je l’ai reconnue tout à l’heure du premier coup d’œil. Laissez-moi du moins contempler la beauté pour la dernière fois de ma vie, fit Hippolyte avec un sourire gauche et gêné. Vous êtes ici avec le prince, avec votre mari et toute une société. Pourquoi refusez-vous d’accéder à mon dernier désir?
– Une chaise! s’écria Elisabeth Prokofievna, qui prit elle-même un siège et s’assit vis-à-vis d’Hippolyte. – Kolia, ordonna-t-elle, reconduis-le sur-le-champ à la maison; demain je ne manquerai pas moi-même de…
– Avec votre permission, je demanderai au prince de me faire donner une tasse de thé… Je me sens très las. Tenez, Elisabeth Prokofievna, vous vouliez, je crois, emmener le prince prendre le thé chez vous? Eh bien! restez ici, passons un moment ensemble; le prince nous fera sûrement servir le thé à tous. Excusez-moi d’en disposer ainsi… Mais vous êtes bonne, je le sais. Le prince également… Nous sommes tous de si bonnes gens que c’en est comique…
Le prince s’exécuta. Lébédev sortit en toute hâte de la pièce; Véra lui emboîta le pas.
– Et c’est la vérité! dit résolument la générale. Parle si tu veux, mais plus doucement, et sans t’exalter. Tu m’as attendrie… Prince! tu n’aurais pas mérité que je prisse le thé chez toi, mais passons; je resterai; toutefois je ne ferai d’excuses à personne! À personne! Ce serait trop bête!… Au demeurant, si je t’ai malmené, prince, pardonne-moi; si tu le veux, bien entendu. D’ailleurs je ne retiens personne, ajouta-t-elle d’un air tout à fait courroucé à l’adresse de son mari et de ses filles, comme si elle avait à leur endroit quelque grief redoutable; – je saurai bien rentrer à la maison toute seule…
Mais on ne la laissa pas achever. Tout le monde s’approcha et s’empressa autour d’elle. Le prince pria aussitôt les assistants de rester à prendre le thé et s’excusa de ne pas l’avoir fait plus tôt. Le général Epantchine lui-même poussa l’amabilité jusqu’à murmurer quelques paroles apaisantes; il demanda avec prévenance à Elisabeth Prokofievna si elle n’aurait pas froid sur la terrasse. Il fut même sur le point de questionner Hippolyte sur le temps depuis lequel il était inscrit à l’Université, mais il se retint. Eugène Pavlovitch et le prince Stch… devinrent tout à coup pleins d’affabilité et d’enjouement. Les physionomies d’Adélaïde et d’Alexandra, tout en conservant une expression de surprise, reflétèrent aussi le contentement. Bref, tous étaient visiblement heureux que la crise d’Elisabeth Prokofievna fût passée. Seule Aglaé gardait un visage renfrogné et se tenait silencieusement assise à distance. Les autres personnes de la société restèrent; aucune ne voulut se retirer, pas même le général Ivolguine; mais Lébédev lui chuchota quelque chose qui dut lui déplaire, car il s’effaça dans un coin.
Le prince s’approcha aussi de Bourdovski et de ses compagnons pour les inviter, sans excepter personne. Ils marmonnèrent d’un air rogue qu’ils attendraient Hippolyte, puis se retirèrent aussitôt dans un angle de la terrasse, où ils se rassirent côte à côte. Lébédev avait dû faire préparer depuis longtemps déjà le thé pour les siens, car on le servit immédiatement. Onze heures sonnaient.
Hippolyte trempa ses lèvres dans la tasse de thé que lui présenta Véra Lébédev, reposa cette tasse sur un guéridon, puis jeta autour de lui un regard gêné, presque égaré.
– Voyez ces tasses, Elisabeth Prokofievna, fit-il avec volubilité; elles sont en porcelaine et, je crois même, en très belle porcelaine. Lébédev les tient toujours sous vitre dans un petit meuble; on ne s’en sert jamais… elles faisaient évidemment partie de la dot de sa femme… c’est l’habitude… Il les a sorties aujourd’hui, en votre honneur bien entendu, tant il est content…
Il voulut ajouter quelque chose, mais les mots ne lui venaient plus.
– Le voilà confus, je m’y attendais, chuchota vivement Eugène Pavlovitch à l’oreille du prince. – C’est dangereux, n’est-ce pas? C’est l’indice certain que sa méchanceté va lui suggérer quelque excentricité, telle qu’Elisabeth Prokofievna elle-même n’y pourra tenir.
Le prince l’interrogea du regard.
– Vous ne craignez pas les excentricités? continua Eugène Pavlovitch. Moi non plus; je les souhaite même, ne serait-ce que pour la punition de notre bonne Elisabeth Prokofievna. Il faut que cette punition lui soit infligée aujourd’hui; je ne veux pas m’en aller avant. Vous semblez avoir la fièvre?
– Je vous répondrai plus tard; ne m’empêchez pas d’écouter. C’est vrai, je ne me sens pas bien, répondit le prince d’un air distrait et impatient. Il venait d’entendre prononcer son nom. Hippolyte parlait de lui.
– Vous ne le croyez pas? disait celui-ci avec un rire nerveux. Je m’y attendais. Le prince, lui, me croira d’emblée et ne marquera aucun étonnement.
– Tu l’entends, prince? dit Elisabeth Prokofievna en se tournant vers lui. Tu l’entends?
On riait autour d’eux. Lébédev faisait des mines inquiètes et tournaillait devant la générale.
– Il prétend que ce grimacier, ton propriétaire,… a revu l’article de monsieur, cet article que l’on a lu ce soir et qui te concerne.
Le prince regarda Lébédev avec surprise.
– Pourquoi te tais-tu? reprit Elisabeth Prokofievna en frappant du pied.
– Eh bien! murmura le prince, les yeux toujours fixés sur Lébédev, je constate déjà qu’il a en effet revu l’article!
– Est-ce vrai? fit Elisabeth Prokofievna en se tournant avec vivacité vers Lébédev.
– C’est la pure vérité, Excellence, répondit l’interpellé avec une parfaite assurance et en plaçant la main sur son cœur.
– C’est à croire qu’il s’en vante! s’exclama la générale qui avait sursauté sur sa chaise.
– Je suis un homme bas, un homme bas! balbutia Lébédev, qui se mit à se frapper la poitrine en courbant progressivement la tête.
– Qu’est-ce que cela me fait que tu sois bas? Il pense qu’il suffit de dire «je suis bas» pour se tirer d’affaire. Prince, je te le demande encore une fois: tu n’as pas honte de frayer avec ce joli monde? Jamais je ne te pardonnerai.
– Le prince me pardonnera! proféra Lébédev d’un air convaincu et attendri.
Keller s’approcha précipitamment d’Elisabeth Prokofievna et, lui faisant face, dit d’une voix éclatante:
– C’est par pure générosité, madame, et pour ne pas trahir un ami compromis que j’ai passé tout à l’heure sous silence la révision qu’il a faite de l’article, bien qu’il ait proposé, comme vous l’avez entendu, de nous jeter au bas de l’escalier. Pour rétablir la vérité, je reconnais m’être effectivement adressé à lui moyennant six roubles. Je ne lui ai pas demandé de revoir le style, mais de me révéler, comme d’une source autorisée, des faits dont la plupart étaient ignorés de moi. Tout ce qui a été écrit sur les guêtres du prince, sur son appétit assouvi aux frais du professeur suisse, sur les cinquante roubles mentionnés à la place des deux cent cinquante réellement donnés, toute cette information est de son cru; c’est pour cela et non pour corriger le style qu’il a touché les six roubles.
– Je dois faire remarquer que je n’ai revu que la première partie de l’article! interrompit Lébédev avec une impatience fébrile et d’une voix pour ainsi dire rampante, tandis que les rires redoublaient autour de lui. – Quand nous sommes arrivés à la moitié, nous avons cessé d’être d’accord; nous nous sommes même querellés à propos d’une idée que j’avais émise; si bien que j’ai renoncé à corriger la seconde partie. Je ne puis donc être tenu pour responsable des incorrections qui y fourmillent.
– Voilà ce qui le préoccupe! s’écria Elisabeth Prokofievna.
– Permettez-moi de vous demander quand l’article a été retouché? dit Eugène Pavlovitch à Keller.
– Hier matin, répondit docilement celui-ci. Nous avons eu une entrevue sur laquelle nous nous sommes engagés, de part et d’autre, à garder le secret.
– C’était au moment où il se traînait devant toi en protestant de son dévouement! Quel monde! Tu peux garder ton Pouchkine; et que ta fille ne se montre pas chez moi!
Elisabeth Prokofievna voulut se lever mais, voyant qu’Hippolyte riait, elle dirigea sur lui sa colère.
– Eh quoi! mon cher, tu t’es promis de me tourner ici en ridicule?
– Dieu m’en préserve! répliqua Hippolyte avec un sourire contraint. – Mais je suis surtout frappé par votre incroyable excentricité, Elisabeth Prokofievna. J’avoue que j’ai amené exprès l’affaire de Lébédev. Je prévoyais l’impression qu’elle ferait sur vous; sur vous seule, car le prince, lui, ne manquera pas de pardonner; il l’a sûrement déjà fait… Peut-être même a-t-il trouvé une excuse à l’acte de Lébédev; n’est-il pas vrai, prince?
Il était haletant; à chaque mot son singulier état d’émotion s’accentuait.
– Eh bien?… fit avec emportement Elisabeth Prokofievna que le ton de sa voix avait frappée. – Eh bien?
– J’ai déjà entendu raconter à votre sujet beaucoup de choses du même genre… avec une vive joie… j’ai appris à vous porter la plus haute estime, continua Hippolyte.
Il parlait avec l’air de vouloir exprimer tout autre chose que ce qu’il disait. Son débit trahissait, en même temps qu’une intention de sarcasme, une agitation désordonnée; il jetait autour de lui des regards soupçonneux, s’embrouillait et se perdait à chaque mot. Avec sa mine de phtisique, ses yeux étincelants et son regard exalté, c’était plus qu’il n’en fallait pour retenir sur lui l’attention générale.
– Même en ne sachant rien du monde (ce que je reconnais), j’aurais pu m’étonner de vous voir, non seulement rester vous-même dans une société comme la nôtre, que vous jugez peu convenable, mais encore laisser ces… jeunes filles écouter une affaire scabreuse, quoique la lecture des romans leur ait déjà tout appris. Au surplus il se peut que je ne sache pas… car mes idées s’embrouillent; mais en tout cas, personne, hormis vous, ne serait resté… sur la demande d’un gamin (oui, un gamin je le reconnais aussi) à passer la soirée avec lui et… à prendre part à tout… quitte à en rougir le lendemain… (je conviens du reste que je m’exprime de travers). Tout ceci me paraît fort louable et profondément respectable, encore que le visage de votre mari exprime clairement combien Son Excellence est choquée de ce qui se passe ici… Hi, hi!
Il éclata de rire, s’embrouilla tout à lait, puis fut secoué par une quinte de toux qui, pendant deux minutes, l’empêcha de continuer.
– Le voilà maintenant qui étouffe! fit d’un ton froid et sec Elisabeth Prokofievna, en le regardant avec une curiosité dénuée de sympathie. – Allons, mon petit, en voilà assez! Il est temps d’en finir.
– Laissez-moi aussi vous faire observer une chose, mon petit monsieur, intervint Ivan Fiodorovitch, outré et perdant patience. Ma femme est ici chez le prince Léon Nicolaïévitch, notre voisin et commun ami. Ce n’est pas, en tout état de cause, à vous, un jeune homme, qu’il appartient de juger les actions d’Elisabeth Prokofievna ni d’exprimer à haute voix, en ma présence, ce que vous croyez lire sur mon visage. Est-ce compris? Et si ma femme est restée ici, continua-t-il en s’échauffant au fur et à mesure qu’il parlait, c’est plutôt, monsieur, par l’effet d’une surprise et d’une curiosité bien compréhensible à la vue des singuliers jeunes gens d’aujourd’hui. Moi aussi je suis resté, comme je reste parfois dans la rue lorsque j’aperçois une chose que l’on peut considérer comme… comme… comme…
– Comme une rareté, vint à la rescousse Eugène Pavlovitch.
– C’est cela, c’est le mot juste, fit avec empressement Son Excellence, empêtrée dans la recherche d’une comparaison.
– En tout cas, ce qui me semble surtout étonnant et afflictif – si la grammaire me permet d’employer ce terme, – c’est que vous n’ayez même pas su comprendre, jeune homme, qu’Elisabeth. Prokofievna n’était restée maintenant avec vous que parce que vous étiez malade – en tenant pour exact que vous soyez sur le point de mourir. Elle a agi, pour ainsi dire, par compassion, en entendant vos apitoyantes paroles. Aucune souillure, monsieur, ne pourra jamais atteindre son nom, ses qualités, son rang social… Elisabeth Prokofievna! conclut le général rouge de colère, si tu veux partir, nous dirons adieu à notre bon prince et…
– Je vous remercie de la leçon, général, interrompit Hippolyte avec un accent de gravité inattendu et en fixant sur Ivan Fiodorovitch un regard songeur.
– Allons-nous-en, maman, cela peut encore durer longtemps! proféra, en se levant, Aglaé sur un ton de colère et d’impatience.
– Encore deux minutes, si tu le veux bien, mon cher Ivan Fiodorovitch, dit avec dignité Elisabeth Prokofievna en se tournant vers son mari. – Je crois qu’il est en proie à un accès de fièvre et qu’il a tout bonnement le délire; je le vois à ses yeux; on ne peut pas l’abandonner dans cet état. Léon Nicolaïévitch, ne pourrait-il pas passer la nuit chez toi, pour qu’on n’ait pas aujourd’hui à le traîner à Pétersbourg? Cher prince [90], vous ne vous ennuyez pas? ajouta-t-elle en s’adressant inopinément au prince Stch… – Viens ici, Alexandra, recoiffe-toi un peu, ma chère.
Elle lui arrangea les cheveux, bien que ceux-ci ne fussent nullement en désordre, puis elle l’embrassa; c’était la seule raison pour laquelle elle l’avait fait approcher.
– Je vous croyais capable d’un certain développement mental,… reprit Hippolyte sortant de sa rêverie… Oui, voilà ce que je voulais vous dire, ajouta-t-il avec la satisfaction d’un homme qui se remémore une chose oubliée; voyez Bourdovski: il veut sincèrement défendre sa mère, n’est-ce pas? Et au bout du compte il la déshonore. Voyez le prince: il désire venir en aide à Bourdovski et c’est de bon cœur qu’il lui offre sa plus tendre affection et de l’argent; peut-être même est-il le seul de nous tous qui n’éprouve pas de répulsion pour lui. Or, les voilà dressés l’un contre l’autre comme de véritables ennemis… Ha! ha! ha! Vous haïssez tous Bourdovski parce que, selon votre jugement, il se comporte avec sa mère d’une manière choquante et inélégante, n’est-ce pas? C’est cela? C’est bien cela? Vous êtes tous furieusement attachés à la beauté et à l’élégance des formes; pour vous c’est la seule chose qui compte, n’est-il pas vrai? (Il y a longtemps que je soupçonnais que vous ne teniez qu’à cela.) Eh bien! sachez qu’aucun de vous, peut-être, n’a aimé sa mère comme Bourdovski aime la sienne! Vous, prince, je sais qu’à l’insu de tout le monde, vous avez envoyé par Gania de l’argent à cette femme. Eh bien! je suis prêt à parier que Bourdovski vous accusera maintenant d’avoir manqué de tact et d’égards vis-à-vis de sa mère. Oui, en vérité! Ha! ha! ha!
Le rire convulsif dont il avait accompagné ces derniers mots fut interrompu par un nouvel accès d’oppression et par une quinte de toux.
– Allons, c’est tout? Tu as dit tout ce que tu voulais? Alors va maintenant te mettre au lit; tu as la fièvre, fit Elisabeth Prokofievna impatientée et qui ne détachait pas de lui son regard inquiet. – Ah! mon Dieu! le voilà qui recommence!
– Vous riez, il me semble? Pourquoi riez-vous toujours de moi? Je l’ai bien remarqué, fit soudain Hippolyte en s’adressant à Eugène Pavlovitch sur un ton d’irritation.
Ce dernier riait en effet.
– Je voulais seulement vous demander, monsieur… Hippolyte… excusez, j’ai oublié votre nom de famille.
– Monsieur Térentiev, dit le prince.
– Ah oui! Térentiev; merci, prince; on me l’a dit tantôt, mais ce nom m’était sorti de la mémoire… Je voulais vous demander, monsieur Térentiev, si ce qu’on m’a rapporté de vous est exact: vous estimez, paraît-il, qu’il vous suffirait de parler au peuple, de votre fenêtre, pendant un quart d’heure, pour que la foule fût aussitôt acquise à vos idées et se mît à vous suivre?
– Il est fort possible que j’aie dit cela,… répondit Hippolyte en s’efforçant de rappeler ses souvenirs… Oui, je l’ai sûrement dit! ajouta-t-il tout d’un coup en s’animant de nouveau et en fixant résolument Eugène Pavlovitch. – Qu’en déduisez-vous?
– Absolument rien; je n’ai demandé cela qu’à titre de renseignement.
Eugène Pavlovitch se tut. Hippolyte le regardait toujours comme s’il attendait anxieusement la suite.
– Eh bien! as-tu terminé? demanda Elisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch. Dépêche-toi de finir, mon ami; il est temps qu’il aille dormir. Ou alors tu ne sais comment t’en sortir?
Elle était vivement agacée.
– Je serais enclin à ajouter ceci, reprit Eugène Pavlovitch en souriant: tout ce que j’ai entendu dire à vos camarades, monsieur Térentiev, tout ce que vous venez vous-même d’exposer avec un indiscutable talent se ramène, selon moi, à la théorie qui prétend faire triompher le droit avant tout, au-dessus de tout, voire à l’exclusion de tout, peut-être même sans avoir cherché au préalable en quoi consiste ce droit. Il se peut que je me trompe.
– Vous vous trompez certainement; je ne vous comprends même pas… Et après?
D’un angle de la terrasse monta un murmure. Le neveu de Lébédev grommelait quelque chose à mi-voix.
– Je n’ai presque plus rien à dire, reprit Eugène Pavlovitch. Je voulais seulement faire remarquer qu’il n’y a qu’un pas de cette théorie à celle du droit du plus fort, qui est le droit du poing et de l’arbitraire individuel; c’est ainsi, soit dit en passant, que les choses se sont très souvent réglées en ce monde. Proud’hon s’est arrêté à cette théorie de la force qui crée le droit. Pendant la guerre de Sécession, beaucoup de libéraux, et des plus avancés, ont pris parti pour les planteurs, sous ce prétexte que, les nègres, en tant que nègres, devant être regardés comme inférieurs à la race blanche, le droit du plus fort appartenait à celle-ci…
– Eh bien?
– Je vois par là que vous ne contestez pas le droit du plus fort.
– Après?
– Au moins vous êtes conséquent. Je tenais seulement à faire observer qu’il n’y a pas loin du droit du plus fort au droit des tigres et des crocodiles, voire à celui des Danilov et des Gorski.
– Je ne sais… Après?
Hippolyte n’écoutait Eugène Pavlovitch que d’une oreille. Il disait eh bien? après? par routine de conversation, sans mettre dans ces mots ni intérêt ni curiosité.
– Je n’ai rien à ajouter… C’est tout.
– Au fond je ne vous en veux pas, conclut Hippolyte d’une manière tout à fait inattendue.
Et presque inconsciemment il sourit et tendit la main à Eugène Pavlovitch.
Celui-ci, d’abord surpris, affecta un air fort sérieux pour toucher la main qu’Hippolyte lui tendait, comme s’il acceptait son pardon.
– Je ne puis m’empêcher, ajouta-t-il sur le même ton respectueux mais ambigu, de vous remercier de l’attention que vous m’avez témoignée en me laissant parler, car j’ai eu bien souvent l’occasion de constater que nos libéraux ne permettaient pas aux autres d’avoir une opinion personnelle et qu’ils ripostaient sur-le-champ à leurs contradicteurs par des insultes ou par des arguments encore plus regrettables…
– Voilà qui est parfaitement juste! dit le général Ivan Fiodorovitch; puis, les mains derrière le dos, il se retira vers l’extrémité de la terrasse, du côté de la sortie, et se mit à bâiller d’un air excédé.
– Allons, en voilà assez, mon ami! dit brusquement Elisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch. Vous m’ennuyez…
– Il est temps, fit Hippolyte qui se leva prestement, en esquissant un geste de désarroi et en jetant autour de lui un regard effaré. – Je vous ai retenus; je voulais tout vous dire… je pensais que tous… pour la dernière fois… c’était une fantaisie…
On voyait qu’il s’animait par accès et sortait par intermittence d’un état voisin du délire; rendu alors à la pleine conscience, il rassemblait ses souvenirs et exposait, le plus souvent par bribes, des idées que, depuis longtemps peut-être, il avait mûries et apprises par cœur au cours de ses longues et fastidieuses heures de solitude et d’insomnie passées dans le lit.
– Eh bien! adieu! ajouta-t-il sèchement. Vous croyez qu’il m’est facile de vous dire adieu? Ha! ha!
Il eut un ricanement de dépit en songeant à la maladresse de sa question; puis, agacé de ne pouvoir exprimer tout ce qu’il voulait dire, il cria sur un ton de colère:
– Excellence, j’ai l’honneur de vous inviter à mes obsèques, si toutefois vous daignez répondre à cette invitation, et… je vous convie tous, messieurs, à vous joindre au général!…
Il se remit à rire, mais son rire était celui d’un dément. Elisabeth Prokofievna, atterrée, fit un pas vers lui et le saisit par le bras. Il la regarda fixement, toujours avec le même rire, qui s’était figé en quelque sorte sur son visage.
– Savez-vous que je suis venu ici pour voir les arbres? Les voici… (il montra d’un geste les arbres du parc); cela n’a rien de ridicule, n’est-ce pas? Il me semble qu’il n’y a pas là de quoi rire, ajouta-t-il sur un ton grave en s’adressant à Elisabeth Prokofievna.
Il redevint subitement rêveur, puis, au bout d’un moment, releva la tête et se mit à scruter l’assistance pour y trouver quelqu’un. Ce quelqu’un était Eugène Pavlovitch, qui était tout près de lui, à sa droite, et n’avait pas bougé de place. Mais il l’avait oublié et explorait l’entourage.
– Ah! vous n’êtes pas parti! s’exclama-t-il quand il l’eut enfin aperçu. – Vous avez ri longuement tout à l’heure, à l’idée que je voulais prononcer de ma fenêtre une harangue d’un quart d’heure… Or, mettez-vous dans l’esprit que je n’ai pas dix-huit ans; je suis resté si longtemps la tête sur mon oreiller à regarder par cette fenêtre et à penser… sur toutes choses… que… Les morts n’ont pas d’âge, vous le savez. Cette idée m’est revenue la semaine passée pendant une nuit d’insomnie… Voulez-vous que je vous dise ce que vous redoutez par-dessus tout? C’est notre sincérité, malgré le mépris que vous avez pour nous! C’est encore une pensée qui m’est venue la nuit quand je reposais sur mon oreiller… Vous croyez que j’ai voulu me moquer de vous tout à l’heure, Elisabeth Prokofievna? Non, telle n’était pas mon intention; je ne voulais faire que votre éloge… Kolia a dit que le prince vous avait traitée d’enfant… c’est bien trouvé… Mais voyons,… je voulais encore ajouter quelque chose…
Il se cacha le visage dans les mains et réfléchit un moment.
– Ah! j’y suis: quand vous vous êtes disposés à faire vos adieux, j’ai pensé soudain: voilà des gens que jamais, jamais plus je ne reverrai. Je ne reverrai pas non plus les arbres. Je n’aurai plus sous les yeux que le mur en briques rouges de la maison Meyer… en face de ma fenêtre… Eh bien! me suis-je dit, explique-leur tout cela… essaye de le leur faire comprendre; voici une beauté…, toi, tu es un mort; présente-toi comme tel, déclare-leur qu’«un mort peut parler sans retenue»… et que la princesse Marie Alexéïevna n’en dira rien [91], ha! ha!… Vous ne riez pas? demanda-t-il en jetant autour de lui un regard de défiance. Je vous dirai que, lorsque je reposais sur cet oreiller, bien des idées me sont venues… Je me suis convaincu, entre autres, que la nature était très moqueuse… Vous avez dit tout à l’heure que j’étais athée; mais savez-vous que la nature… Pourquoi vous êtes-vous remis à rire? Vous êtes bien cruels! proféra-t-il brusquement en arrêtant sur son auditoire un regard de tristesse et d’indignation. – Je n’ai pas corrompu Kolia, acheva-t-il sur un ton tout différent de gravité et de conviction, comme si un autre souvenir lui traversait l’esprit.
– Personne, personne ne se moque de toi ici, calme-toi! lui dit Elisabeth Prokofievna assez tourmentée; demain on fera venir un nouveau médecin; le premier s’est trompé. Mais assieds-toi, tu ne tiens pas sur tes jambes! Tu as le délire… Ah! qu’allons-nous faire de lui maintenant? s’écria-t-elle affolée en l’installant dans un fauteuil…
Une petite larme brillait sur sa joue.
Hippolyte resta comme stupéfait; il leva la main, l’allongea, timidement et toucha cette petite larme. Un sourire d’enfant passa sur son visage.
– Je… vous… fit-il allègrement, – vous ne savez pas combien je vous… Tenez! Kolia me parle toujours de vous avec un tel enthousiasme… J’aime son enthousiasme. Je ne l’ai pas corrompu! Je ne laisse que lui comme dépositaire de mes pensées… J’aurais voulu que tout le monde partageât ce legs, mais il n’y avait personne, personne… J’aurais voulu aussi être un homme d’action; j’en avais le droit;… que de choses j’aurais encore voulues! maintenant, je ne désire plus rien, je ne veux plus rien désirer; je me suis juré de ne plus rien souhaiter; que les autres cherchent sans moi la vérité! Oui, la nature est moqueuse! Pourquoi – ajouta-t-il avec feu, – pourquoi crée-t-elle les êtres les meilleurs pour se moquer ensuite d’eux? Voilà comment elle procède: lorsqu’elle a montré aux hommes le seul être qui ait été reconnu pour parfait en ce monde… elle lui a donné pour mission de prononcer des paroles qui ont fait couler tant de sang que, si ce sang avait été versé en une seule fois, il aurait étouffé l’humanité! Il est heureux que je meure! Moi aussi, peut-être, j’aurais proféré quelque affreux mensonge sous l’impulsion de la nature!… Je n’ai corrompu personne… Je voulais vivre pour le bonheur de tous les hommes, pour la découverte et la propagation de la vérité… Je regardais, de ma fenêtre, le mur de la maison Meyer en pensant que je n’aurais qu’à parler pendant un quart d’heure pour convaincre tous les hommes, oui, tous! Et voici qu’une fois dans ma vie, il m’a été donné de me trouver en contact, non pas avec le monde, mais avec vous. Qu’en est-il advenu? Rien! Il en est advenu que vous me méprisez. C’est donc que je suis un imbécile, un inutile, et qu’il est temps que je disparaisse! Et je n’aurai réussi à laisser derrière moi aucun souvenir: pas un écho, pas une trace, pas une œuvre! Je n’ai pas propagé une seule conviction!… Ne vous riez pas d’un imbécile! Oubliez-le! Oubliez tout! Oubliez, je vous en prie; ne soyez pas cruels! Savez-vous que, si je n’étais pas tombé phtisique, je me serais tué?…
Il paraissait vouloir parler encore longtemps, mais il ne put achever et, s’écroulant dans son fauteuil, il couvrit son visage de ses mains et se mit à pleurer comme un petit enfant.
– Qu’allons-nous en faire maintenant, dites-moi? répéta Elisabeth Prokofievna.
Et, se précipitant vers lui, elle lui prit la tête et la serra très fort contre sa poitrine. Il sanglotait convulsivement.
– Allons, allons! Allons, ne pleure pas, en voilà assez! tu es un bon petit; Dieu te pardonnera à cause de ton ignorance. Allons, assez! sois homme,… après cela tu auras honte…
– J’ai là-bas, dit Hippolyte, en s’efforçant de relever la tête, un frère et des sœurs, pauvres petits innocents… Elle les pervertira! Vous, vous êtes une sainte,… vous êtes une enfant vous-même, sauvez-les! Arrachez-les à cette… elle… c’est une honte… Oh! venez-leur en aide, secourez-les; Dieu vous le rendra au centuple; faites-le pour l’amour de Dieu, pour l’amour du Christ!
– Décidez-vous à dire ce que nous devons faire maintenant, Ivan Fiodorovitch! s’écria avec colère Elisabeth Prokofievna. Ayez la bonté de sortir de votre majestueux silence. Si vous ne prenez pas une résolution, sachez que je passerai toute la nuit ici. J’en ai assez de subir votre bon plaisir et votre tyrannie!
Elle parlait avec exaltation et emportement; il lui fallait une réponse immédiate. Dans des conjonctures semblables, les assistants, même s’ils sont nombreux, gardent généralement le silence et se tiennent sur une curiosité passive; ils évitent de se déclarer, quittes à énoncer leur opinion longtemps après. Parmi les personnes présentes, il y en avait qui seraient bien restées là jusqu’au matin sans proférer un seul mot; c’était le cas de Barbe Ardalionovna, qui s’était tenue à l’écart durant toute la soirée, sans desserrer les dents, mais extrêmement attentive – sans doute avait-elle ses raisons – à tout ce qui se disait.
– Ma chère amie, déclara le général, mon avis est qu’une garde-malade serait ici plus utile que toute votre agitation. Et il serait désirable qu’un homme sobre et de confiance passe ici la nuit. En tout cas il faut demander au prince de donner des ordres… et laisser tout de suite le malade se reposer. Demain on pourra de nouveau s’en occuper.
– Il va être minuit; nous partons. Vient-il avec nous ou reste-t-il chez vous? demanda Doktorenko au prince sur un ton acerbe.
– Si vous le voulez, vous pouvez rester auprès de lui, dit le prince. Il y a assez de place.
– Excellence, fit à l’improviste M. Keller en interpellant le général avec emphase, s’il faut un homme de confiance pour passer la nuit, je me sacrifierai volontiers pour mon ami… c’est une telle âme! Il y a longtemps, Excellence, que je le considère comme un grand homme! Mon éducation, certes, a été manquée; mais lui, quand il critique, ce sont des perles, des perles qui sortent de sa bouche, Excellence!
Le général se détourna avec un geste accablé.
– Je serai enchanté qu’il reste; assurément il lui est difficile de repartir, fit le prince en réponse aux questions lancinantes d’Elisabeth Prokofievna.
– Tu dors, je crois? Si tu ne veux pas t’en charger, mon ami, je le transporterai chez moi. Ah! mon Dieu! lui-même tient à peine sur ses jambes! Serais-tu malade, prince?
Elisabeth Prokofievna s’était attendue l’après-midi à trouver le prince sur son lit de mort. En le voyant sur pied, elle s’était exagéré son rétablissement. Sa crise récente, les souvenirs poignants qui s’y rattachaient, la fatigue et les émotions de cette soirée, d’abord au sujet du «fils de Pavlistchev», ensuite à propos d’Hippolyte, tout cela avait exacerbé l’émotivité maladive du prince au point de le mettre dans un état voisin de la fièvre. En outre, un nouveau souci, une nouvelle appréhension même, se lisait maintenant dans ses yeux: il regardait Hippolyte avec inquiétude, comme s’il s’attendait encore à une autre explosion de sa part.
Soudain Hippolyte se leva affreusement pâle; son visage décomposé exprimait une honte effroyable, accablante, qui se manifestait surtout dans le regard haineux et apeuré qu’il promenait sur l’assistance et dans le sourire égaré et sournois qui crispait ses lèvres frémissantes. Puis il baissa les yeux et, avec le même sourire, il se traîna d’un pas chancelant vers Bourdovski et Doktorenko qui l’attendaient à l’issue de la terrasse; il allait partir avec eux.
– Voilà justement ce que je redoutais! s’écria le prince. Cela devait arriver.
Hippolyte se tourna brusquement vers lui dans un accès de fureur qui fit palpiter tous les traits de son visage.
– Ah! c’est ce que vous redoutiez! «Cela devait arriver», dites-vous! Eh bien! sachez que, s’il est ici un homme que je haïsse, – hurla-t-il d’une voix perçante dont les sifflements s’accompagnaient de jets de salive, – (je vous hais tous, tous!) cet homme, c’est vous! vous, âme de jésuite, âme mielleuse, idiot, millionnaire bienfaisant; je vous hais plus que tous et tout au monde! Il y a longtemps que je vous ai deviné et que j’ai commencé à vous haïr; du jour où j’ai entendu parler de vous, je vous ai exécré du plus profond de mon âme… C’est vous qui m’avez attiré dans ce piège! C’est vous qui avez déchaîné en moi cet accès! Vous avez poussé un moribond à se couvrir de honte; c’est vous, oui! vous, qui êtes responsable de ma bassesse et de ma pusillanimité! Je vous aurais tué si j’avais dû continuer de vivre. Je n’ai que faire de vos bienfaits; je n’en veux recevoir de personne; vous m’entendez, de personne! J’ai eu un accès de délire; vous n’avez pas le droit de triompher de cela!… Je vous maudis tous une fois pour toutes.
Il resta à court de souffle.
– Il a eu honte d’avoir pleuré! murmura Lébédev à Elisabeth Prokofievna. «Cela devait arriver!» Quel homme que le prince! il a lu au fond de son âme…
Mais Elisabeth Prokofievna ne daigna pas le regarder. Elle était campée fièrement et, la tête rejetée en arrière, dévisageait «ces gens de rien» avec une curiosité méprisante. Lorsque Hippolyte eut fini de parler, le général esquissa un haussement d’épaules; elle le toisa alors, d’un air courroucé, des pieds à la tête, comme pour lui demander compte de ce mouvement, puis elle se tourna aussitôt vers le prince.
– Merci, prince, ami excentrique de notre maison, merci pour l’agréable soirée dont nous vous sommes tous redevables. Je présume que vous êtes maintenant dans la joie à l’idée d’avoir réussi à nous associer, nous aussi, à vos folies… En voilà assez! cher ami; merci du moins de nous avoir donné une occasion de vous bien connaître!…
Avec des gestes de dépit elle se mit à arranger sa mantille en attendant le départ de «ces gens-là». Sur ces entrefaites un fiacre vint les prendre, amené par le fils de Lébédev, le collégien, que Doktorenko avait envoyé un quart d’heure auparavant chercher un véhicule. Le général crut aussitôt devoir ajouter un petit mot aux paroles que sa femme venait de prononcer:
– Le fait est, prince, que, moi-même, je ne m’attendais pas… après tout… après toutes nos relations d’amitié,… puis enfin, Elisabeth Prokofievna…
– Voyons, comment peut-on le traiter ainsi! s’écria Adélaïde, qui s’approcha avec empressement du prince et lui tendit la main.
Il lui sourit d’un air égaré. Soudain un chuchotement précipité lui fit à l’oreille une sensation de brûlure; c’était Aglaé qui lui murmurait:
– Si vous ne mettez pas à l’instant ces vilaines gens dehors, je vous haïrai toute ma vie, toute ma vie, et vous seul!
Elle paraissait hors d’elle-même, mais se détourna avant que le prince eût eu le temps de la regarder. Au reste il n’y avait plus personne à mettre à la porte: tant bien que mal, on était arrivé à caser le malade dans la voiture et celle-ci venait de partir.
– Est-ce que cela va durer encore longtemps, Ivan Fiodorovitch? Qu’en pensez-vous? Aurai-je encore longtemps à subir ces malfaisants garnements?
– Mais, ma chère amie,… moi je suis naturellement disposé… et le prince…
Ivan Fiodorovitch tendit tout de même la main au prince puis, sans laisser à celui-ci le temps de la lui serrer, il se précipita derrière Elisabeth Prokofievna qui descendait les marches de la terrasse en manifestant bruyamment sa colère. Adélaïde, son fiancé et Alexandra firent au prince des adieux d’une sincère cordialité. Eugène Pavlovitch était avec eux; c’était le seul qui fût de bonne humeur.
– Ce que je prévoyais est arrivé! murmura-t-il avec son sourire le plus aimable. – Il est seulement regrettable, mon pauvre ami, que vous ayez eu aussi à en pâtir.
Aglaé sortit sans dire adieu au prince.
Cependant cette soirée ménageait une nouvelle surprise; Elisabeth Prokofievna devait encore subir une rencontre des plus inattendues.
Elle n’était pas au bas de l’escalier conduisant au chemin (qui faisait le tour du parc) qu’un brillant équipage, une calèche attelée de deux chevaux blancs, passa au trot devant la villa du prince. Deux dames en grande toilette occupaient la voiture, qui s’arrêta brusquement à dix pas plus loin. Une des dames se retourna vivement, comme si elle venait de distinguer une personne de connaissance qu’elle avait un urgent besoin de voir.
– Eugène Pavlovitch, c’est toi? s’écria-t-elle d’une voix claire et harmonieuse, qui fit tressaillir le prince et peut-être aussi quelqu’un d’autre. – Ah! que je suis heureuse de te trouver enfin! J’ai envoyé à deux reprises des exprès chez toi, en ville. Ils t’ont cherché toute la journée!
Eugène Pavlovitch s’arrêta au beau milieu de l’escalier comme frappé de la foudre. Elisabeth Prokofievna fit halte également, mais sans donner les mêmes signes de stupeur que lui; elle toisa l’insolente personne avec la même hauteur, le même mépris glacial qu’elle avait témoignés cinq minutes plus tôt aux «gens de rien», puis tourna aussitôt son regard scrutateur vers Eugène Pavlovitch.
– J’ai une nouvelle à t’annoncer, continua la même voix. Ne te tourmente pas pour les traites de Koupfer. Rogojine les a rachetées sur ma demande au taux de trente pour cent. Tu peux encore être tranquille pour trois mois. Quant à Biskoup et à toute cette racaille, nous nous arrangerons sûrement à l’amiable. C’est dire que tout va pour le mieux. Réjouis-toi! À demain!
La calèche repartit et ne tarda pas à disparaître.
– C’est une folle! s’écria Eugène Pavlovitch, qui, tout rouge d’indignation, jetait autour de lui des regards stupéfaits. – J’ignore totalement ce qu’elle a voulu dire. Quelles traites? Qui est cette personne?
Elisabeth Prokofievna le fixa encore pendant deux secondes, puis elle fit volte-face et se dirigea vers sa maison, suivie de tous les siens. Une minute après, Eugène Pavlovitch vint retrouver le prince sur la terrasse. Il était en proie à une vive émotion.
– Sincèrement, prince, vous ne savez pas ce que cela veut dire?
– Je n’en sais rien, répondit le prince, lui-même péniblement affecté.
– Non?
– Non.
– Je n’en sais pas davantage, repartit Eugène Pavlovitch dans un éclat de rire. – Cette histoire de traites ne me concerne pas, je vous en donne ma parole d’honneur!… Mais qu’avez-vous donc? Vous semblez défaillir?
– Oh! non, non; je vous assure que non…
Deux jours passèrent avant que l’irritation des Epantchine fût complètement apaisée. Selon son habitude, le prince s’attribuait beaucoup de torts et s’attendait sincèrement à un châtiment; cependant il s’était, dès le début, convaincu qu’Elisabeth Prokofievna ne pouvait lui en vouloir pour de bon et que s’était plutôt à elle-même qu’elle en avait. Aussi ne sut-il plus à quoi s’en tenir et devint-il tout triste quand il vit qu’on lui gardait encore rigueur au bout de trois jours. Divers autres incidents l’entretenaient dans l’inquiétude. L’un d’eux surtout avait, pendant ces trois jours, progressivement surexcité son caractère défiant. (Car le prince se reprochait, ces derniers temps, de tomber dans deux extrêmes: une «absurde et intempestive» confiance alternant avec une «sombre et basse» défiance). Bref, au bout du troisième jour, l’incident de la dame excentrique qui avait interpellé Eugène Pavlovitch du fond de sa calèche avait pris dans son esprit des proportions effrayantes et énigmatiques. L’énigme se traduisait pour lui (sans parler d’autres aspects de l’affaire) par cette pénible question: la responsabilité de la nouvelle «extravagance» lui incombait-elle, ou était-ce seulement la faute de… Mais il n’allait pas jusqu’à prononcer un nom. Quant aux initiales N. PH. B., ce n’avait été, croyait-il, qu’une plaisanterie innocente et tout à fait enfantine, sur laquelle l’on ne pouvait en conscience, ni même en simple honnêteté, arrêter sa pensée.
D’ailleurs, le lendemain même de cette scandaleuse «soirée», dont il se regardait comme la «cause» principale, le prince eut le plaisir de recevoir dans la matinée la visite du prince Stch… et d’Adélaïde qui rentraient d’une promenade: «ils étaient surtout venus pour prendre des nouvelles de sa santé». Adélaïde avait remarqué en pénétrant dans le parc un magnifique vieil arbre, très touffu, dont le tronc était creux et lézardé et dont les branches longues et noueuses portaient une jeune frondaison; elle voulait à tout prix le dessiner! Elle ne parla presque que de cet arbre pendant la demi-heure que dura sa visite. Le prince Stch… se montra aimable et gracieux comme à son ordinaire; il questionna le prince sur le passé et évoqua des événements qui remontaient à leurs premières relations, si bien que l’on ne parla presque pas des incidents de la veille.
Enfin, n’y tenant plus, Adélaïde avoua en souriant qu’ils étaient venus incognito; elle n’en dit pas davantage mais cet aveu suffisait pour laisser comprendre que ses parents, et surtout Elisabeth Prokofievna, étaient plutôt mal disposés à l’égard du prince. Toutefois, durant leur visite, ni Adélaïde ni le prince Stch… ne soufflèrent mot de la générale, d’Aglaé, ni même d’Ivan Fiodorovitch.
Lorsqu’ils repartirent pour achever leur promenade, ils n’invitèrent pas le prince à les accompagner. Quant à le prier de passer les voir, il n’en fut même pas question. Adélaïde laissa échapper à ce propos une réflexion significative; parlant d’une de ses aquarelles que le désir lui était soudain venu de montrer au prince, elle dit: «Comment faire pour que vous puissiez la voir plus tôt? Attendez! Je vous l’enverrai aujourd’hui même par Kolia s’il vient à la maison; ou alors demain, au cours de ma promenade avec le prince, je l’apporterai moi-même». En suggérant cette solution elle semblait heureuse d’avoir tranché la question avec adresse et à la satisfaction de tout le monde.
Presque au moment de prendre congé, le prince Stch… eut l’air de se rappeler brusquement quelque chose:
– À propos, demanda-t-il, ne savez-vous pas, mon cher Léon Nicolaïévitch, qui était la personne qui a interpellé hier Eugène Pavlovitch du fond de sa calèche?
– C’était Nastasie Philippovna, dit le prince; ne l’avez-vous pas reconnue? Mais je ne sais pas avec qui elle était.
– Je la connais pour en avoir entendu parler répondit vivement le prince Stch… Mais qu’a-t-elle crié? J’avoue que c’est une énigme pour moi… pour moi et pour les autres.
En disant ces mots le prince Stch… exprimait un étonnement manifeste.
– Elle a parlé de je ne sais quelles traites d’Eugène Pavlovitch, répondit le prince avec beaucoup de simplicité; ces traites sont passées, sur sa demande, des mains d’un usurier à celles de Rogojine, qui accordera un délai à Eugène Pavlovitch.
– C’est bien ce que j’ai entendu, mon cher prince, mais cela n’a pas le sens commun! Eugène Pavlovitch n’a pu signer aucune traite! Avec une fortune comme la sienne… Cela lui est arrivé autrefois, il est vrai, à cause de sa légèreté; je l’ai même aidé à sortir d’embarras… Mais qu’un homme qui a une pareille fortune signe des traites à un usurier et s’inquiète de leur échéance, c’est chose impossible. Et il est également impossible qu’il soit à tu et à toi avec Nastasie Philippovna et entretienne avec elle des rapports aussi familiers. C’est là que se trouve l’énigme principale. Il jure qu’il n’y comprend rien, et je le crois tout à fait. C’est pourquoi, mon cher prince, je désirais vous demander si vous ne saviez rien à ce sujet. Je veux dire: si quelque bruit n’est pas arrivé par hasard à vos oreilles?
– Non, je ne sais rien de cette affaire, et je vous affirme que je n’y suis pour rien.
– Ah! prince, quel homme vous êtes aujourd’hui! Je ne vous reconnais franchement pas. Ai-je pu avoir l’idée que vous eussiez pris une part quelconque à une pareille affaire? Allons, vous n’êtes pas dans votre assiette.
Il le serra contre lui et l’embrassa.
– Une part quelconque à une «pareille affaire»? reprit Léon Nicolaïévitch. Mais je ne vois là aucune affaire.
– Sans aucun doute cette personne a voulu nuire d’une manière ou d’une autre à Eugène Pavlovitch en lui attribuant devant témoins des pratiques qui ne sont et ne peuvent être les siennes, répondit le prince Stch… sur un ton assez sec.
Le prince Léon Nicolaïévitch parut troublé mais continua à fixer sur son interlocuteur un regard interrogatif. Ce dernier garda le silence.
– Mais ne s’agit-il pas tout bonnement de traites? N’est-ce pas, à la lettre, de traites qu’il a été question hier? murmura enfin le prince avec une pointe d’impatience.
– Voyons, je vous le dis et vous pouvez en juger vous-même: que peut avoir de commun Eugène Pavlovitch avec… elle et, encore moins, avec Rogojine? Il a, je vous le répète, une immense fortune; je le tiens de source sûre; en outre, il est assuré d’hériter de son oncle. Tout simplement Nastasie Philippovna…
Le prince Stch… s’interrompit de nouveau: il était évident qu’il n’en voulait pas dire davantage sur la jeune femme devant Léon Nicolaïévitch.
Ce dernier, après un moment de silence, demanda brusquement:
– Cela ne prouve-t-il pas en tout cas qu’il la connaît?
– C’est bien possible; il a été assez volage pour cela! Au reste, s’ils se sont connus, c’est dans le passé; cela doit remonter à deux ou trois ans. À cette époque-là il était encore en relation avec Totski. Maintenant ils ne sauraient avoir rien de commun et, de toutes façons, ils n’ont jamais été intimes au point de se tutoyer. Vous savez vous-même qu’elle n’était pas ici jusqu’à ces derniers temps et qu’elle demeurait introuvable. Beaucoup de gens ignorent même encore sa réapparition. Il n’y a pas plus de trois jours que j’ai remarqué son équipage.
– Un équipage magnifique! dit Adélaïde.
– Oui, magnifique.
Les deux visiteurs se retirèrent en témoignant au prince les sentiments les plus affectueux, on peut même dire les plus fraternels.
De cette visite se dégageait, pour notre héros, une indication capitale. Sans doute il avait eu de forts soupçons depuis la nuit précédente (et peut-être même avant); toutefois il n’avait pas osé jusque-là tenir ses appréhensions pour justifiées. Maintenant il y voyait clair: le prince Stch…, tout en donnant de l’événement une interprétation erronée, n’en côtoyait pas moins la vérité et devinait, en tout cas, l’existence d’une intrigue. (D’ailleurs, pensait le prince, il sait peut-être parfaitement à quoi s’en tenir, mais il ne veut pas le laisser paraître et fait semblant de se fourvoyer.) Une chose sautait aux yeux: c’est qu’ils étaient venus (surtout le prince Stch…) dans l’espoir d’obtenir quelque éclaircissement; s’il en était ainsi, c’est qu’ils le regardaient comme ayant trempé dans l’intrigue. En outre, si l’affaire était telle et revêtait une pareille importance, c’était la preuve qu’elle poursuivait un but redoutable; mais quel but? Terrible question! «Et comment la détourner de ce but? Il est impossible de l’arrêter quand elle est décidée à atteindre ses fins!» Cela, le prince le savait par expérience. «Une folle! c’est une folle!»
Mais c’était trop de mystères dans une même matinée; tous demandaient à être tirés au clair sur-le-champ, ce qui plongeait le prince dans un profond abattement. La visite de Véra Lébédev, portant dans ses bras la petite Lioubov, lui procura quelque distraction; elle bavarda gaiement pendant un certain temps. Puis vint sa jeune sœur qui resta bouche bée, et enfin le fils de Lébédev; le collégien lui affirma que l’«Étoile Absinthe» qui, dans l’Apocalypse [92], tombe sur terre à la source des eaux, préfigurait, selon l’interprétation de son père, le réseau des chemins de fer étendu aujourd’hui sur l’Europe. Le prince ne voulut pas ajouter foi à cette assertion et on convint d’interroger là-dessus Lébédev lui-même à la première occasion.
Véra Lébédev raconta au prince que Keller s’était installé chez eux depuis la veille et que, d’après toutes les apparences, il ne les quitterait pas de sitôt, ayant trouvé là une société qui lui convenait et s’étant lié d’amitié avec le général Ivolguine. Il avait déclaré qu’il ne restait chez eux que pour parfaire son instruction.
D’une manière générale le prince prenait de jour en jour plus de plaisir au commerce des enfants de Lébédev. Kolia ne parut pas de la journée: il était allé de bon matin à Pétersbourg (Lébédev était également parti dès l’aube pour certaines affaires personnelles.)
Mais la visite que le prince attendait avec le plus d’impatience était celle de Gabriel Ardalionovitch, qui devait venir sans faute dans le courant de la journée. Il arriva entre six et sept heures du soir, aussitôt après le dîner. En l’apercevant, le prince pensa avoir enfin devant lui quelqu’un qui devait connaître au vrai tous les dessous de l’affaire. Et comment Gania ne les aurait-il pas connus, lui qui avait sous la main des auxiliaires comme Barbe Ardalionovna et son mari? Mais les relations entre le prince et lui étaient d’un caractère un peu spécial. Ainsi le prince l’avait chargé de l’affaire Bourdovski en le priant instamment de s’en occuper. Cependant, en dépit de cette marque de confiance et de ce qui s’était passé entre eux auparavant, il y avait toujours certains sujets de conversation qu’ils évitaient en vertu d’une sorte d’accord tacite. Le prince avait parfois le sentiment que Gabriel Ardalionovitch, pour son compte, eût peut-être désiré voir s’établir entre eux une amitié et une sincérité sans réserve. Ce jour-là, par exemple, en le voyant entrer, il eut l’impression que Gania jugeait le moment venu de briser la glace et de s’expliquer sur tous les points (le visiteur était toutefois pressé; sa sœur l’attendait chez Lébédev pour une affaire urgente à régler entre eux).
Mais si Gania s’attendait vraiment à une série de questions impatientes, à des révélations involontaires et à des épanchements intimes, il était dans une profonde erreur. Pendant les vingt minutes que dura sa visite, le prince parut absorbé et presque distrait. Il ne formula pas les questions ou, pour mieux dire, l’unique question importante qu’attendait Gania. Aussi celui-ci jugea-t-il opportun de s’exprimer, de son côté, avec plus de retenue. Il n’arrêta pas de parler avec enjouement et volubilité; mais, dans son bavardage léger et amène, il se garda d’aborder le point essentiel.
Il raconta entre autres choses que Nastasie Philippovna n’était à Pavlovsk que depuis quatre jours et qu’elle avait déjà attiré sur elle l’attention générale. Elle habitait chez Daria Alexéïevna, dans une petite et confortable maison de la rue des Matelots, mais elle avait peut-être la plus belle calèche de Pavlovsk. Autour d’elle s’était déjà formée toute une cour de soupirants, jeunes et vieux; parfois des cavaliers escortaient sa voiture. Fidèle à ses anciennes habitudes, elle était très regardante sur le choix de ses relations [93] et n’admettait auprès d’elle que des invités triés sur le volet; ce qui ne l’empêchait pas d’être entourée d’une véritable garde du corps, prête à prendre sa défense en cas de besoin. À cause d’elle un quidam en villégiature à Pavlovsk avait déjà rompu ses fiançailles, et un vieux général avait presque maudit son fils. Elle emmenait souvent, dans ses promenades en voiture, une charmante jeune fille de seize ans, parente éloignée de Daria Alexéïevna; cette jeune fille chantait avec talent et sa voix attirait, le soir, l’attention du voisinage sur leur maison. Au demeurant, Nastasie Philippovna avait beaucoup de tenue; elle s’habillait simplement mais avec un goût parfait qui, avec sa beauté et son équipage, excitait la jalousie de toutes les dames.
– L’incident baroque d’hier – laissa échapper Gania – était sans aucun doute prémédité et ne saurait être retenu à sa charge. Pour trouver à redire à sa conduite il faut chercher la petite bête ou recourir à la calomnie; ce qui, d’ailleurs, ne tardera pas.
Il s’attendait à ce que le prince lui demandât pour quelle raison il regardait l’incident de la veille comme prémédité, et aussi pourquoi on ne tarderait pas à recourir à la calomnie.
Mais le prince ne posa aucune question sur ces deux points.
Gania fournit ensuite des renseignements détaillés sur le compte d’Eugène Pavlovitch, sans que le prince l’eût davantage interrogé; c’était d’autant plus étrange que ce sujet intervenait sans rime ni raison dans la conversation. Selon lui, Eugène Pavlovitch n’avait pas été en relation auparavant avec Nastasie Philippovna; même actuellement, c’était à peine s’il la connaissait pour lui avoir été présenté trois ou quatre jours plus tôt à la promenade. Et il était douteux qu’il fût allé chez elle, même une fois et en compagnie d’autres personnes.
Pour ce qui est des traites, la chose était possible (Gania la tenait même pour certaine). Assurément Eugène Pavlovitch avait une grande fortune, mais «il régnait un certain désordre dans la gestion de ses biens»… Il tourna court et n’en dit pas plus long sur ce curieux chapitre. Hormis l’allusion rapportée plus haut, il ne revint pas non plus sur la sortie que Nastasie Philippovna avait faite la veille.
À la fin Barbe Ardalionovna vint chercher Gania, mais ne resta chez le prince qu’une minute, pendant laquelle elle trouva le temps d’annoncer (sans avoir été non plus questionnée) qu’Eugène Pavlovitch passait la journée et peut-être le lendemain à Pétersbourg et que son mari (Ivan Pétrovitch Ptitsine) y était également, sans doute pour s’occuper aussi des affaires d’Eugène Pavlovitch; évidemment, il y avait quelque chose là-dessous. En partant, elle ajouta qu’Elisabeth Prokofievna était aujourd’hui d’une humeur massacrante et qu’Aglaé – chose plus étrange – s’était brouillée avec toute la famille, non seulement avec son père et sa mère mais même avec ses deux sœurs; «cela n’était pas bien du tout». Après qu’elle eut donné, comme incidemment, cette nouvelle (qui était pour le prince de la plus haute importance), elle et son frère prirent congé. De l’affaire du «fils de Pavlistchev» Gania ne souffla mot, soit par feinte modestie, soit pour «ménager les sentiments du prince». Celui-ci ne l’en remercia pas moins encore une fois de la peine qu’il s’était donnée pour terminer cette affaire.
Enchanté de se trouver enfin seul, le prince descendit de la terrasse, traversa la route et pénétra dans le parc; il voulait réfléchir et avait une décision à prendre. Or, cette décision était justement de celles auxquelles on ne réfléchit point mais que l’on prend tout de go: il avait une soudaine et terrible envie de tout planter là, de s’en aller précipitamment, sans même dire adieu à personne, et de retourner là d’où il venait, dans l’éloignement et la solitude. Il pressentait que, s’il restait encore à Pavlovsk, ne fût-ce que quelques jours, il s’enliserait irrémédiablement dans ce milieu dont il ne pourrait désormais se détacher. Mais il ne s’accorda pas dix minutes de réflexion et convint incontinent que la fuite était «impossible» et qu’elle constituerait presque une lâcheté; les problèmes qui s’imposaient à lui étaient tels qu’il n’avait plus le droit de ne pas les résoudre ou, tout au moins, de ne pas consacrer toutes ses forces à leur trouver une solution. C’est dans cet état d’esprit qu’il rentra chez lui, n’ayant pas consacré plus d’un quart d’heure à sa promenade. À ce moment il se sentit tout à fait malheureux.
Lébédev était toujours absent, en sorte que, dans la soirée, Keller réussit à s’introduire chez le prince. Il n’était pas ivre mais en veine d’épanchements et de confidences. Il déclara d’emblée qu’il venait lui raconter toute sa vie et que c’était dans cette intention qu’il était resté à Pavlovsk; il n’y aurait pas eu moyen de le mettre à la porte; il ne serait parti pour rien au monde. Il voulut se lancer dans un discours long et décousu, mais dès les premiers mots il passa à la conclusion et avoua qu’il avait perdu «toute ombre de moralité» (uniquement par absence de croyance en Dieu) au point d’en être arrivé à voler.
– Pouvez-vous, dit-il, vous imaginer une chose pareille!
– Écoutez, Keller, à votre place je n’avouerais pas cela, hors le cas de nécessité absolue, commença le prince. – Au surplus il est bien possible que vous vous calomniiez intentionnellement.
– Je ne dis cela qu’à vous, à vous seul, et uniquement en vue de contribuer à mon développement moral. Je n’en reparlerai à personne et j’emporterai mon secret dans la tombe. Mais, prince, si seulement vous saviez combien il est difficile, à notre époque, de se procurer de l’argent! Où en prendre? Permettez-moi de vous poser la question. On ne reçoit qu’une réponse: «apporte-nous de l’or et des diamants, nous te prêterons là-dessus». De l’or et des diamants, c’est-à-dire ce que je n’ai justement pas; pouvez-vous vous figurer cela? J’ai fini par me fâcher et après un moment j’ai dit: «Et sur des émeraudes, m’avancerez-vous de l’argent?» – «Oui, sur des émeraudes nous en avancerons». – «C’est bon, ai-je fait en prenant mon chapeau pour sortir; le diable vous emporte, gredins que vous êtes!» Ma parole!
– Vous aviez donc des émeraudes?
– Des émeraudes? Ah! prince! vous regardez encore la vie avec une sérénité et une ingénuité que l’on peut qualifier de pastorales!
Le prince éprouvait moins de pitié pour Keller que de honte à entendre ses confidences. Une pensée lui traversa l’esprit: «Ne pourrait-on pas faire quelque chose de cet homme en exerçant sur lui une influence salutaire?» Il écarta toutefois, pour diverses raisons, l’idée que cette influence pût être la sienne, non par modestie, mais à cause de sa manière particulière d’envisager les faits. Ils prirent peu à peu tant d’intérêt à s’entretenir ensemble qu’ils ne songèrent plus à se séparer. Keller mit un empressement peu commun à confesser des actes dont il semblait impossible qu’un homme pût faire l’aveu. À chacune de ces confidences il affirmait qu’il se repentait sincèrement et que son cœur était «plein de larmes»; ce qui ne l’empêchait pas d’étaler ses fautes sur un ton de fierté et parfois d’une manière si comique que le prince et lui finissaient par rire comme des fous.
– L’essentiel, dit enfin le prince, c’est qu’il y a en vous une confiance d’enfant et une rare franchise. Savez-vous que cela suffit à vous faire pardonner bien des choses?
– J’ai l’âme noble, noble et chevaleresque! confirma Keller avec attendrissement. Mais voilà, prince, cette noblesse n’existe qu’idéalement et pour ainsi dire en puissance; elle ne se traduit jamais dans les faits. Pourquoi cela? je ne puis le comprendre.
– Ne désespérez pas. Maintenant on peut dire avec certitude que vous m’avez dévoilé le fond de votre âme; du moins il me semble qu’il est impossible d’ajouter quoi que ce soit à tout ce que vous m’avez révélé. N’est-il pas vrai?
– Impossible? s’écria Keller sur un ton de commisération; oh! prince, vous jugez encore les hommes avec les idées d’un Suisse.
– Se peut-il que vous ayez encore quelque chose à ajouter fit le prince mi-confus, mi-étonné. Mais, dites-moi un peu, Keller, ce que vous attendiez de moi en me faisant ces confidences et pourquoi vous êtes venu?
– Ce que j’attendais de vous? D’abord votre simplicité d’âme a son charme; il est agréable de passer un moment à converser avec vous; je sais du moins que j’ai devant moi un homme d’une vertu éprouvée, en second lieu… en second lieu…
Il resta court.
– Peut-être vouliez-vous m’emprunter de l’argent? dit le prince d’un ton très sérieux et avec une franchise où perçait une pointe de timidité.
Keller tressaillit; il regarda le prince droit dans les yeux d’un air stupéfait et frappa violemment du poing sur la table.
– Voilà bien votre manière de confondre les gens! Ah! prince, vous témoignez d’une ingénuité et d’une innocence telles que l’âge d’or n’en a pas connues; et tout à coup votre profonde pénétration psychologique traverse un homme comme une flèche. Mais, permettez, prince, ceci appelle une explication, car je… je m’y perds pour tout de bon! Il va de soi qu’au bout du compte, mon intention était bien d’emprunter de l’argent, mais vous m’avez posé la question comme si vous ne trouviez à cela rien de répréhensible, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle.
– Oui… de votre part c’était tout naturel.
– Et cela ne vous révolte pas?
– Mais… pourquoi donc?
– Écoutez-moi, prince: je suis resté à Pavlovsk depuis hier soir, d’abord en raison de la considération particulière que je porte à l’archevêque français Bourdaloue [94] (on a débouché des bouteilles chez Lébédev jusqu’à trois heures du matin); ensuite et surtout (je vous jure par tous les signes de la croix que je dis la pure vérité) parce que je voulais vous faire ma confession générale et sincère dans l’intérêt de mon développement moral. C’est sur cette pensée que je me suis endormi, les yeux pleins de larmes, vers les quatre heures du matin. Croirez-vous maintenant un homme plein de nobles sentiments? Au moment même où je m’assoupissais, inondé de larmes au dedans comme au dehors (car enfin j’ai sangloté, je me le rappelle!), une idée infernale m’a assailli: «si, en fin de compte, je lui empruntais de l’argent après m’être confessé à lui?» C’est ainsi que j’ai préparé ma confession comme un petit plat aux fines herbes arrosées de larmes, destiné à vous amadouer et à vous préparer à un emprunt de cent cinquante roubles. Ne trouvez-vous pas cela de la bassesse?
– À coup sûr les choses ne se sont pas passées ainsi: il s’agit simplement d’une coïncidence. Deux pensées se sont croisées dans votre esprit; c’est un phénomène courant et avec lequel je ne suis moi-même que trop familiarisé. Je crois que ce n’est pas bon et, voyez-vous, Keller, c’est la chose que je me reproche le plus. Ce que vous venez de dire, je puis le prendre pour moi. Il m’est même parfois arrivé de penser – poursuivit le prince du ton réfléchi d’un homme que cette question intéressait profondément – que tout le monde était ainsi, et de voir là un argument à ma décharge, car rien n’est malaisé comme de réagir contre ces doubles pensées; j’en parle par expérience. Dieu sait d’où elles viennent et comment elles surgissent! Mais voilà que vous appelez cela crûment de la bassesse. Je vais donc recommencer à appréhender ce genre de phénomène. En tout cas je n’ai pas qualité pour vous juger. Je ne crois toutefois pas que le mot bassesse soit ici à sa place; qu’en pensez-vous? Vous avez recouru à la ruse en cherchant à me tirer de l’argent par vos larmes, mais vous-même jurez que votre confession avait encore un autre but, un but noble et désintéressé. Quant à l’argent, il vous en faut pour faire la noce, n’est-ce pas? Et cela, après une confession comme celle que vous venez de faire, c’est évidemment une défaillance morale. Mais comment s’arracher en un instant à l’habitude de la débauche? C’est impossible. Alors quoi? Le mieux, c’est de s’en remettre là-dessus au jugement de votre conscience; qu’en pensez-vous?
Le prince fixait sur Keller un regard extrêmement intrigué. Il était clair que la question du dédoublement de la pensée le préoccupait depuis longtemps.
– Après de semblables paroles, je ne m’explique pas comment on a pu vous qualifier d’idiot! s’exclama Keller.
Le prince rougit légèrement.
– Le prédicateur Bourdaloue n’aurait pas ménagé son homme, tandis que vous, vous m’avez épargné et jugé avec humanité. Pour me punir et pour vous prouver combien je suis touché, je renonce aux cent cinquante roubles. Je me contenterai de vingt-cinq. C’est ce dont j’ai besoin, du moins pour deux semaines. Je ne reviendrai pas vous demander de l’argent avant quinze jours. Je voulais faire plaisir à Agathe, mais elle ne le mérite guère. Oh, mon cher prince, que le Seigneur vous bénisse!
Sur ces entrefaites, Lébédev, qui revenait de Pétersbourg, entra. Il fronça les sourcils en voyant le billet de vingt-cinq roubles dans les mains de Keller. Mais celui-ci, se sentant en fonds, se hâta de disparaître. Lébédev se mit aussitôt à le dénigrer.
– Vous êtes injuste; il s’est sincèrement repenti, finit par observer le prince.
– Mais que vaut son repentir? C’est exactement comme le mien hier soir: «je suis bas, je suis bas». Ce ne sont que des mots.
– Ah! ce n’étaient que des mots? Et moi qui pensais…
– Eh bien, tenez! à vous et à vous seul je dirai la vérité, parce que vous pénétrez le cœur de l’homme: chez moi, les paroles et les actes, le mensonge et la vérité s’entremêlent avec une parfaite spontanéité. C’est dans la vérité et les actes que se manifeste mon repentir, croyez-moi ou ne me croyez pas, je vous jure que c’est comme cela; quant aux paroles et aux mensonges, ils me viennent d’une pensée infernale (qui ne me quitte pas l’esprit) par laquelle je me sens poussé à tromper les gens et à tirer profit même de mes larmes de repentir! Je vous donne ma parole qu’il en est ainsi! Je ne dirais pas cela à un autre, il rirait ou cracherait de dégoût; mais vous, prince, vous me jugerez humainement.
– Eh mais! c’est exactement ce que me disait l’autre il y a un instant, s’écria le prince, et vous avez tous deux l’air de vous vanter! Je n’en reviens pas; toutefois il est plus sincère que vous, qui faites du mensonge un véritable métier. Allons, assez de simagrées, Lébédev! ne mettez pas la main sur votre cœur. N’avez-vous pas quelque chose à me dire? Ce n’est jamais pour rien que vous venez…
Lébédev se mit à faire des grimaces et à se recroqueviller.
– Je vous ai attendu toute la journée pour vous poser une question; ne serait-ce qu’une fois dans votre vie, dites-moi du premier mot la vérité: avez-vous pris une part quelconque hier à l’incident de la calèche, oui ou non?
Lébédev se livra à de nouvelles contorsions; il commença à ricaner, puis se frotta les mains et finit par éternuer; mais il ne se décida pas à prononcer un mot.
– Je vois que vous y avez pris part.
– Oh! rien que d’une manière indirecte! Je dis la pure vérité. Mon seul rôle dans l’affaire a consisté à faire savoir en temps opportun à une certaine personne qu’il y avait du monde chez moi et que tel et tel s’y trouvaient.
– Je sais que vous avez envoyé là-bas votre fils; lui-même me l’a dit tantôt. Mais que signifie cette intrigue? s’écria le prince sur un ton d’impatience.
– Je n’y suis pour rien, fit Lébédev avec des gestes de dénégation; cette intrigue est l’œuvre d’autres personnes; et c’est, pour autant dire, plutôt une fantaisie qu’une intrigue.
– Mais de quoi s’agit-il? expliquez-vous, pour l’amour du Christ! Se peut-il que vous ne compreniez pas que cette affaire me touche directement? Vous ne voyez pas que l’on cherche à noircir Eugène Pavlovitch?
– Prince! très illustre prince! s’exclama Lébédev en recommençant à se contracter, vous ne me permettez pas de vous dire toute la vérité; j’ai déjà essayé plus d’une fois de vous l’exposer, mais vous ne m’avez jamais laissé continuer…
Le prince se tut et réfléchit.
– Soit, dites-moi la vérité, proféra-t-il avec peine et sur un ton qui laissait deviner une violente lutte intérieure.
– Aglaé Ivanovna… commença aussitôt Lébédev.
– Taisez-vous! taisez-vous! lui cria le prince avec emportement. Il était rouge d’indignation et peut-être aussi de honte. – C’est impossible; tout cela est absurde et inventé par vous ou par des fous de votre espèce. Je vous défends de m’en reparler jamais!
Tard dans la soirée, vers onze heures, Kolia arriva avec une moisson de nouvelles, les unes de Pétersbourg, les autres de Pavlovsk. Il raconta sommairement celles qui venaient de Pétersbourg (qui concernaient surtout Hippolyte et l’incident de la veille), se réservant d’en reparler plus tard, dans sa hâte de passer aux nouvelles de Pavlovsk. Il était rentré de Pétersbourg trois heures auparavant et, sans aller chez le prince, s’était rendu tout droit chez les Epantchine. «C’est terrible ce qui se passe là-bas!» Et comme de raison, la cause première du scandale était l’incident de la calèche; mais il était certainement survenu un autre événement que ni lui ni le prince ne connaissaient. «Il va de soi que je me suis gardé d’espionner ou d’interroger personne; on m’a d’ailleurs bien reçu, mieux même que je ne m’y attendais; mais on n’a pas dit un mot, prince, à votre sujet!» Et voici la nouvelle sensationnelle: Aglaé venait de se brouiller avec les siens à propos de Gania. On ne connaissait pas les détails de la querelle, mais on savait que Gania en était la cause (vous imaginez-vous cela?); la dispute, ayant été violente, devait avoir un motif sérieux. Le général était rentré tard, l’air maussade; il ramenait Eugène Pavlovitch, qu’on avait reçu à bras ouverts et qui s’était montré plein de bonne humeur et d’affabilité. Une nouvelle encore plus importante était celle-ci: Elisabeth Prokofievna avait mandé Barbe Ardalionovna, qui se trouvait auprès de ses filles, et, sans éclat, lui avait interdit pour toujours l’accès de sa maison; cette défense avait d’ailleurs été faite sous la forme la plus polie; «je le tiens de Barbe elle-même», ajouta Kolia. Lorsqu’elle sortit de chez la générale et fit ses adieux aux demoiselles, celles-ci ne savaient pas que la maison lui était fermée pour toujours et qu’elle les quittait définitivement.
– Cependant Barbe Ardalionovna est venue chez moi à sept heures, fit le prince interloqué.
– Et c’est vers les huit heures qu’on l’a invitée à ne plus revenir. J’en suis peiné pour Barbe et pour Gania… Sans doute ils sont toujours à intriguer, c’est une habitude dont ils ne pourraient se passer. Je n’ai jamais pu savoir ce qu’ils manigançaient et je ne tiens pas à le savoir. Mais je vous assure, mon bon, mon cher prince, que Gania a du cœur. C’est un homme perdu sous bien des rapports, mais il y a en lui des mérites qui valent qu’on les découvre et je ne me pardonnerai jamais de ne pas l’avoir compris plus tôt… Je ne sais pas si je dois continuer à fréquenter les Epantchine après ce qui s’est passé avec Barbe. Dès le premier jour, il est vrai, j’ai gardé ma complète indépendance et mes distances; mais tout de même cela demande réflexion.
– Vous avez tort de vous apitoyer sur votre frère, fit remarquer le prince. Si les choses en sont arrivées là, c’est que Gabriel Ardalionovitch est devenu dangereux aux yeux d’Elisabeth Prokofievna; donc, certaines de ses espérances se confirment.
– Quelles espérances? Que voulez-vous dire? s’écria Kolia stupéfait. N’auriez-vous pas l’idée qu’Aglaé… Cela ne se peut pas!
Le prince garda le silence.
– Vous êtes terriblement sceptique, prince, poursuivit Kolia au bout d’une ou deux minutes. J’observe que, depuis quelque temps, vous tombez dans un scepticisme exagéré; vous commencez à ne plus croire à rien et à tout supposer… Mais ai-je ici employé correctement le mot «sceptique»?
– Je pense que oui, bien que je n’en sois pas très sûr moi-même.
– Néanmoins je reprends ce mot; j’en ai trouvé un qui rend mieux sa pensée! s’écria soudain Kolia. Vous n’êtes pas un sceptique, vous êtes un jaloux! Gania vous inspire une jalousie infernale à cause d’une fière demoiselle.
Là-dessus Kolia se leva d’un bond et se mit à rire comme jamais peut-être il n’avait ri. Son hilarité redoubla quand il vit que le prince rougissait. Il était ravi de penser que celui-ci était jaloux à cause d’Aglaé. Mais il se tut dès qu’il remarqua que sa peine était sincère. Ils se mirent alors à parler avec beaucoup de gravité; leur entretien se prolongea encore une heure ou une heure et demie.
Le lendemain, le prince alla à Pétersbourg où une affaire urgente le retint jusqu’à l’après-midi. Au moment de rentrer à Pavlovsk, vers les cinq heures, il rencontra Ivan Fiodorovitch à la gare. Celui-ci le saisit vivement par le bras et, tout en jetant à droite et à gauche des regards craintifs, le fit monter avec lui dans un wagon de première classe. Il brûlait de l’entretenir d’une question importante.
– D’abord, mon cher prince, ne m’en veuille pas; si tu as quelque chose contre moi, oublie-le. J’étais hier sur le point de passer chez toi, mais je ne sais pas ce qu’Elisabeth Prokofievna en penserait… Chez moi, c’est un véritable enfer; on dirait qu’un sphinx énigmatique s’est installé sous notre toit; moi je suis là à n’y rien comprendre. Pour ce qui est de toi, tu es, à mon avis, le moins coupable de nous tous; encore que tu sois la cause de bien des complications. Vois-tu, prince, la philanthropie est chose agréable, mais point trop n’en faut. Peut-être en as-tu déjà fait toi-même l’expérience. Certes, j’aime la bonté et j’estime Elisabeth Prokofievna, mais…
Le général parla longtemps encore sur ce ton, mais son langage était singulièrement décousu. On voyait qu’il était alarmé et troublé au plus haut degré par un phénomène tout à fait incompréhensible.
– Pour moi il n’est pas douteux que tu sois étranger à tout cela, dit-il enfin en remettant un peu de clarté dans ses propos. – Mais je te prie, en ami, de ne pas venir nous voir pendant quelque temps, jusqu’à ce que le vent ait tourné. En ce qui concerne Eugène Pavlovitch, s’écria-t-il avec feu, tout ce qu’on raconte n’est que calomnie inepte, la calomnie des calomnies! Nous sommes en présence d’une diffamation, d’une intrigue, d’un plan pour tout bouleverser et nous brouiller les uns avec les autres. Tiens, prince, je te le dis à l’oreille: entre Eugène Pavlovitch et nous, aucun mot n’a encore été prononcé, comprends-tu? Rien ne nous lie présentement. Mais ce mot peut être proféré; il peut l’être bientôt, et même d’un moment à l’autre. C’est cela que l’on veut empêcher. Pourquoi? dans quelle intention? je ne me l’explique pas. Cette femme est déconcertante, excentrique; j’en ai une telle peur que j’en perds presque le sommeil. Et cet équipage, ces chevaux blancs… voilà bien ce que les Français appellent le chic! Qui lui procure ce train de vie? Ma parole, j’ai eu l’autre jour la coupable pensée de soupçonner Eugène Pavlovitch. Mais il est évident que cela ne tient pas debout. Alors pourquoi cherche-t-elle à mettre la brouille entre nous? Voilà l’énigme! Pour retenir auprès d’elle Eugène Pavlovitch? Mais je te répète et te jure qu’il ne la connaît pas et que les traites sont une invention. Et quelle effronterie de le tutoyer ainsi à travers la rue! C’est tout simplement un coup monté! Il est clair que nous devons repousser cette manœuvre avec mépris et redoubler d’estime pour Eugène Pavlovitch. C’est ce que j’ai déclaré à Elisabeth Prokofievna. Maintenant je te ferai part de mon intime pensée: je suis profondément convaincu qu’elle cherche par là à tirer de moi une vengeance personnelle à cause de ce qui s’est passé naguère, tu te rappelles? Et cependant je n’ai jamais eu de torts envers elle. Je rougis rien qu’à y penser. À présent la voici de nouveau en évidence, alors que je la croyais définitivement disparue. Où est donc passé ce Rogojine? je vous le demande un peu. Je pensais qu’elle était devenue depuis longtemps Mme Rogojine.
Bref le général ne savait à quel saint se vouer. Pendant près d’une heure que dura le trajet, il monologua, faisant lui-même les demandes et les réponses, serrant les mains du prince et réussissant du moins à le convaincre qu’il n’avait pas l’ombre d’un soupçon sur lui. C’était, pour le prince, le point essentiel. Finalement il parla de l’oncle d’Eugène Pavlovitch, qui était à la tête d’une administration à Pétersbourg. «C’est, dit-il, un septuagénaire qui occupe une situation en vue; c’est un viveur et un gourmet; bref un vieillard encore fringant… Ha! ha! Je sais qu’il a entendu parler de Nastasie Philippovna et qu’il a même brigué ses faveurs. Je suis allé le voir tantôt; il ne reçoit pas en raison de sa santé, mais il est riche, riche; il a de l’influence et… Dieu lui prête vie encore longtemps! mais enfin c’est Eugène Pavlovitch qui héritera de toute sa fortune… Oui, oui… mais tout de même j’ai peur… Il y a dans l’air un mauvais sort qui plane comme une chauve-souris et j’ai peur, j’ai peur…»
C’était vers les sept heures du soir, le prince s’apprêtait à faire sa promenade dans le parc, quand tout à coup Elisabeth Prokofievna surgit seule sur la terrasse, se dirigeant vers lui.
– Premièrement, fit-elle, ne va pas supposer que je sois venue pour te demander pardon. Quelle sottise! Toi seul as tous les torts.
Le prince garda le silence.
– Es-tu coupable, oui ou non?
– Ni plus ni moins que vous. D’ailleurs ni vous ni moi n’avons péché par intention. Il y a trois jours, je me suis cru coupable. Maintenant, à la réflexion, je me rends compte qu’il n’en est rien.
– Ah! c’est ainsi que tu es! C’est bon, assieds-toi et écoute; car je n’ai pas l’intention de rester debout.
Tous deux s’assirent.
– Secondement, pas un mot de ces méchants garnements. Je n’ai que dix minutes pour parler avec toi; je suis venue pour avoir un renseignement (tu croyais, toi, Dieu sait quoi?) et, si tu souffles un seul mot de ces impudents gamins, je me lève et je m’en vais; c’en sera fini entre nous.
– Bien, répondit le prince.
– Permets-moi de te poser une question: as-tu envoyé une lettre à Aglaé, il y a deux mois ou deux mois et demi, aux environs de Pâques?
– Euh… oui.
– À propos de quoi? Que contenait cette lettre? Montre-là!
Les yeux d’Elisabeth Prokofievna étincelaient et elle frémissait d’impatience.
– Je n’ai pas cette lettre, répondit le prince étonné et affreusement intimidé. Si elle existe encore, c’est Aglaé Ivanovna qui l’a…
– Ne ruse pas! Que lui as-tu écrit?
– Je ne ruse pas et je n’ai rien à craindre. Je ne vois pas pourquoi il ne m’aurait pas été permis de lui écrire…
– Tais-toi! tu parleras après. Qu’y avait-il dans la lettre? Pourquoi as-tu rougi?
Le prince réfléchit un moment.
– Je ne connais pas vos pensées, Elisabeth Prokofievna. Je vois seulement que cette lettre vous cause beaucoup de déplaisir. Convenez que je pourrais refuser de répondre à une semblable question. Mais pour vous prouver que je n’ai rien à craindre au sujet de cette lettre et que je ne regrette ni ne rougis de l’avoir écrite (en disant cela le prince devint deux fois plus rouge), je vais vous la réciter, car je crois m’en rappeler le contenu par cœur.
Et le prince répéta presque mot pour mot le texte de la lettre.
– Quel galimatias! Quel sens donnes-tu à ces sottises? demanda d’un ton bourru Elisabeth Prokofievna qui avait écouté avec une extrême attention.
– Je ne le sais pas très bien moi-même; ce que je sais, c’est que mon sentiment était sincère. J’avais là-bas des moments de vie intense et d’espérances démesurées.
– Quelles espérances?
– Il m’est difficile de l’expliquer, mais ce n’étaient point celles auxquelles sans doute vous songez en ce moment. Ces espérances… en un mot, se rapportaient à l’avenir et à la joie de penser que, peut-être, là-bas je n’étais pas un étranger. Je me sentais heureux d’être revenu dans ma patrie. Par un matin ensoleillé j’ai pris la plume et je lui ai écrit cette lettre. Pourquoi est-ce à elle que j’ai écrit? je ne le sais. Il y a parfois des moments où l’on veut avoir un ami auprès de soi; sans doute est-ce ce sentiment qui m’a guidé… ajouta le prince après un silence.
– Serais-tu amoureux?
– Mon Dieu non. Je… je lui ai écrit comme à une sœur. J’ai même signé du nom de frère.
– Hum! bien imaginé; je comprends!
– Il m’est très pénible de répondre à de pareilles questions, Elisabeth Prokofievna.
– Je le sais, mais cela m’est parfaitement indifférent. Écoute, dis-moi la vérité comme si tu parlais devant Dieu: mens-tu ou ne mens-tu pas?
– Je ne mens pas.
– Tu dis la vérité quand tu affirmes que tu n’es pas amoureux?
– Il me semble que c’est absolument vrai.
– Ah! il te «semble»! C’est le gamin qui a transmis la lettre?
– J’ai prié Nicolas Ardalionovitch de…
– Le gamin, le gamin! interrompit avec colère Elisabeth Prokofievna. Je ne connais pas de Nicolas Ardalionovitch. Le gamin!
– Nicolas Ardalionovitch…
– Le gamin, te dis-je!
– Non, ce n’est pas un gamin, c’est Nicolas Ardalionovitch, répliqua le prince sans élever la voix mais d’un ton ferme.
– Bon, cela va bien, mon petit. Je te revaudrai cela!
Elle contint son émoi pendant une minute pour reprendre haleine.
– Et que signifie «le chevalier pauvre»?
– Je n’en ai pas idée; cela s’est passé en mon absence; sans doute quelque plaisanterie.
– C’est charmant d’apprendre tout cela d’un coup! Mais se peut-il qu’elle se soit intéressée à toi? Elle-même t’a traité de «petit avorton» et d’«idiot».
– Vous auriez pu vous dispenser de me le répéter, fit observer le prince d’un ton de reproche et presque à voix basse.
– Ne te fâche pas. C’est une fille autoritaire, une écervelée, une enfant gâtée. Si elle s’éprend de quelqu’un, elle lui fera affront en public et lui rira au nez. J’ai été moi-même comme cela. Seulement, je t’en prie, ne chante pas victoire; elle n’est pas pour toi, mon petit; je me refuse à le croire; cela ne sera jamais! Je le dis pour que tu en prennes dès maintenant ton parti. Écoute: jure-moi que tu n’as pas épousé l’autre.
– Que dites-vous là, Elisabeth Prokofievna? fit le prince en sursautant d’étonnement.
– Mais n’as-tu pas été sur le point de l’épouser?
– J’ai été sur le point de l’épouser, murmura le prince en courbant la tête.
– Alors c’est d’elle que tu es amoureux? Tu es venu ici pour elle, pour cette femme?
– Ce n’est pas pour l’épouser que je suis venu ici, répondit le prince.
– Y a-t-il au monde quelque chose de sacré pour toi?
– Oui.
– Jure que tu n’es pas venu pour épouser cette femme?
– Je le jure sur ce que vous voudrez.
– Je te crois; embrasse-moi. Enfin je respire librement. Mais sache bien qu’Aglaé ne t’aime pas; prends tes dispositions en conséquence; elle ne sera jamais ta femme tant que je serai de ce monde. Tu as entendu?
– J’ai entendu.
Le prince était devenu si rouge qu’il ne pouvait regarder Elisabeth Prokofievna en face.
– Mets-toi bien cela dans la tête. Je t’ai attendu comme la Providence (tu ne le méritais guère!), j’ai arrosé, la nuit, mon oreiller de larmes – oh! pas à cause de toi, mon petit ami, rassure-toi! j’ai un autre chagrin, qui est éternellement le même. Mais voici pourquoi je t’ai attendu avec tant d’impatience: je crois encore que c’est Dieu lui-même qui t’a envoyé vers moi comme un ami et un frère. Je n’ai auprès de moi personne, sauf la vieille Biélokonski, qui elle-même est partie; d’ailleurs en vieillissant elle est devenue bête comme un mouton. À présent réponds-moi simplement par un oui ou par un non: sais-tu pourquoi elle a lancé cette exclamation l’autre jour du fond de sa calèche?
– Ma parole d’honneur, je n’y étais pour rien et je ne sais rien.
– Suffit! je te crois. À présent j’ai une autre opinion à ce sujet, mais hier matin encore je tenais Eugène Pavlovitch pour responsable de tout ce qui s’est passé. J’ai eu cette idée toute la journée d’avant-hier et toute la matinée d’hier. Maintenant, j’ai fini par me ranger à leur avis: il est évident qu’on s’est moqué de lui comme d’un benêt; comment, pourquoi, à quelle fin? le geste, en lui-même, est déjà suspect et déshonnête. En tout cas il n’épousera pas Aglaé, c’est moi qui te le dis! Il a beau être un excellent homme, ce n’en sera pas moins comme cela. Déjà avant cet incident j’étais hésitante; maintenant mon parti est bien pris: «Couchez-moi d’abord dans mon cercueil et mettez-moi en terre; après cela vous marierez votre fille», voilà ce que j’ai signifié aujourd’hui à Ivan Fiodorovitch en scandant mes mots. Tu vois quelle confiance j’ai en toi; tu le vois?
– Je le vois et je comprends.
Elisabeth Prokofievna fixa sur le prince un regard pénétrant; peut-être brûlait-elle de connaître l’impression produite sur lui par ce qu’elle venait de dire au sujet d’Eugène Pavlovitch.
– Tu ne sais rien de Gabriel Ivolguine?
– C’est-à-dire… je sais beaucoup de choses.
– Savais-tu, oui ou non, qu’il était en relations avec Aglaé?
– Je l’ignorais totalement, répondit le prince avec un mouvement de surprise. – Comment, vous dites que Gabriel Ardalionovitch est en relations avec Aglaé Ivanovna? C’est impossible!
– Oh! c’est tout récent. C’est sa sœur qui pendant tout l’hiver lui a frayé la voie. Elle a travaillé comme un rat.
– Je n’en crois rien, répéta avec conviction le prince qui était resté un moment songeur et troublé. – Si cela était, je le saurais sûrement.
– Tu crois sans doute qu’il serait venu te l’avouer en pleurant dans ton gilet? Quel innocent tu fais! Tout le monde te berne comme un… comme un… Et tu n’as pas honte de lui accorder ta confiance? Est-ce que tu ne vois pas qu’il se moque de toi dans les grandes largeurs?
– Je sais bien qu’il me trompe parfois, dit à mi-voix le prince, non sans une certaine répugnance. – Et il n’ignore pas que je le sais…
Il n’acheva pas sa pensée.
– Ainsi il le sait et il continue à lui faire confiance! Il ne manquait que cela! D’ailleurs c’est ce qu’on peut attendre de toi. Et moi qui m’en étonne! Bonté divine! Il n’y en a pas deux comme toi. Fi donc! Sais-tu que ce Gania ou cette Barbe l’ont mise en relations avec Nastasie Philippovna?
– Qui? s’exclama le prince.
– Aglaé.
– Je ne le crois pas. Ce n’est pas possible. À quelle fin?
Il s’était levé d’un bond.
– Moi non plus, je ne le crois pas, encore qu’il y en ait des preuves. C’est une fille capricieuse, fantasque, écervelée! Une fille méchante, méchante, méchante! Je te le répéterai pendant mille ans, qu’elle est méchante! Elles sont toutes comme cela maintenant, mes filles, même cette poule mouillée d’Alexandra; mais celle-là m’a déjà échappé des mains. Cependant je ne le crois pas non plus. Peut-être parce que je ne veux pas le croire, ajouta-t-elle comme en aparté; puis, interpellant brusquement le prince: – Pourquoi n’es-tu pas venu? Pourquoi es-tu resté trois jours sans venir? répéta-t-elle sur un ton d’impatience.
Le prince se mit à énumérer ses raisons; mais de nouveau elle lui coupa la parole.
– Tout le monde te prend pour un imbécile et te leurre! Tu étais hier en ville; je parie que tu es allé te mettre à genoux devant ce gredin pour le supplier d’accepter tes dix mille roubles!
– Nullement; l’idée ne m’en est même pas venue. Je ne l’ai pas vu; au surplus ce n’est pas un gredin. J’ai reçu une lettre de lui.
– Montre-la!
Le prince tira de son portefeuille un billet qu’il tendit à Elisabeth Prokofievna. Le billet était ainsi conçu:
«Monsieur, je n’ai certainement pas, aux yeux du monde, le moindre droit de faire étalage d’amour-propre. Le monde me considère comme trop insignifiant pour cela. Mais la manière de voir du monde n’est pas la vôtre. Je ne suis que trop convaincu, monsieur, que, peut-être, vous valez mieux que les autres. Je ne partage pas l’avis de Doktorenko et je m’écarte de lui sur ce point. Je n’accepterai jamais un kopek de vous; mais vous avez secouru ma mère et je suis, de ce fait, tenu de vous avoir de la reconnaissance, encore que ce soit là une faiblesse. En tout cas, je suis revenu sur l’opinion que j’avais de vous et j’ai cru de mon devoir de vous en aviser. Là-dessus je présume qu’il ne saurait plus y avoir entre nous aucune relation. – Antipe Bourdovski».
«P. -S. – L’argent qui manque pour compléter les deux cents roubles que je vous dois [95] vous sera sans faute remboursé avec le temps.»
– Quelle ineptie! conclut Elisabeth Prokofievna en jetant le billet. Cela ne valait pas la peine d’être lu. De quoi ris-tu?
– Convenez que cette lecture vous a quand même fait plaisir.
– Comment? Du plaisir à lire ce prétentieux galimatias? Tu ne vois donc pas que tous ces gens-là sont égarés par l’orgueil et la vanité?
– Oui, mais tout de même il a reconnu ses torts, il a rompu avec Doktorenko; cela lui a coûté d’autant plus que sa vanité est plus grande. Oh! quel petit enfant vous faites, Elisabeth Prokofievna!
– Est-ce que tu as envie que je te donne une gifle?
– Non, je n’y tiens aucunement. Je constate seulement que la lecture de ce billet vous a remplie d’aise et que vous vous en défendez. Pourquoi avoir honte de vos sentiments? Vous êtes en tout comme cela.
– Ne mets plus désormais les pieds chez moi! s’écria Elisabeth Prokofievna en bondissant, pâle de colère. Que le bout de ton nez ne paraisse pas au seuil de ma porte.
– Et dans trois jours c’est vous-même qui viendrez me rechercher… Voyons, n’avez-vous pas honte? C’est de vos meilleurs sentiments que vous rougissez; pourquoi? Vous ne réussissez qu’à vous faire souffrir vous-même.
– Je serais sur mon lit de mort que je ne t’appellerais pas! J’oublierai ton nom. Je l’ai oublié.
Elle s’écarta précipitamment du prince.
– Avant vous, on m’avait déjà interdit d’aller vous voir! lui cria-t-il.
– Quoi? Qui te l’a interdit?
Elle fit une brusque volte-face, comme si on l’avait piquée avec une aiguille. Le prince hésitait à répondre, sentant qu’il avait lâché une parole inconsidérée.
– Qui te l’a interdit? vociféra Elisabeth Prokofievna hors d’elle-même.
– C’est Aglaé Ivanovna qui me défend…
– Quand cela? Parle, mais parle donc!
– Ce matin, elle m’a fait savoir que je ne devais plus jamais mettre les pieds chez vous.
Elisabeth Prokofievna fut comme médusée; cependant elle se mit à réfléchir.
– Comment! par qui te l’a-t-elle fait savoir? Par le gamin? De vive voix? s’écria-t-elle soudain.
– J’ai reçu un billet, dit le prince.
– Où est-il? Donne-le! Tout de suite!
Le prince, après s’être recueilli un instant tira de la poche de son gilet un méchant bout de papier sur lequel était écrit:
«Prince Léon Nicolaïévitch, si, après tout ce qui s’est passé, vous avez l’intention de m’étonner en venant nous voir dans notre villa, soyez assuré que je ne serai pas de celles qui prendront plaisir à votre visite. – Aglaé Epantchine».
Elisabeth Prokofievna resta un moment pensive, puis, se précipitant sur le prince, elle le prit par la main et l’entraîna avec elle.
– Tout de suite! Viens! À l’instant même! s’écria-t-elle en proie à une agitation et à une impatience extrêmes.
– Mais vous allez m’exposer à…
– À quoi? Innocent! Benêt! C’est à croire que tu n’es même pas un homme! Allons, je verrai tout moi-même par mes propres yeux…
– Laissez-moi au moins prendre mon chapeau.
– Le voilà, ton sale chapeau; allons! tu n’es même pas fichu de t’en choisir un avec goût!… Elle a écrit cela… elle a écrit cela après la scène de tantôt… dans l’emportement, balbutia Elisabeth Prokofievna en entraînant le prince à sa suite et sans le lâcher une seconde. – Tantôt j’ai pris ton parti; j’ai dit tout haut que tu étais un imbécile de ne pas venir… Sans cela elle n’aurait pas écrit un billet aussi sot, un billet aussi indécent! Indécent de la part d’une jeune fille noble, bien élevée, intelligente, oui intelligente! Hum! continua-t-elle,… peut-être aussi est-elle dépitée que tu ne viennes pas; c’est possible; mais elle ne s’est pas avisée qu’on n’écrit pas ainsi à un idiot qui prend tout au pied de la lettre, comme c’est d’ailleurs arrivé. Pourquoi tends-tu l’oreille? s’écria-t-elle en s’apercevant qu’elle en avait trop dit. – Il lui faut un bouffon dans ton genre; il y a longtemps qu’elle n’en a pas eu; voilà pourquoi elle te recherche! Je suis ravie, oh mais! ravie à la pensée qu’elle va te ridiculiser! Tu ne l’as pas volé. Et elle est habile à ce jeu-là, ah! cela oui!…
1868-1869