Qu'est-ce qui nous pousse à agir?
Il avance délicatement sa dame. L'homme à lunettes d'écaille affronte l'ordinateur Deep Blue IV dans la vaste salle feutrée du palais des Festivals de Cannes pour le titre de champion du monde d'échecs. Sa main tremble. Il fouille, fébrile, sa poche. Il voulait s'arrêter de fumer. La tension est trop forte.
Tant pis.
Une cigarette est portée à sa bouche. Une suave odeur de tabac caramélisé envahit sa gorge, sort par ses narines et s'exhale, effleurant les velours des rideaux, des fauteuils rouges, se répandant en nuage mordoré dans la salle, formant des volutes en anneaux qui se tordent doucement en dessinant des huit infinis.
En face: l'ordinateur, imposant cube d'acier d'un mètre de hauteur, est bouillant. Il s'en dégage une odeur d'ozone et de cuivre chaud qui filtre à travers sa grille d'aération.
L'homme est pâle et épuisé.
Je dois gagner, pense-t-il.
Sur plusieurs écrans géants, des caméras de télévision retransmettent en direct son visage émacié au regard fiévreux.
Etrange spectacle que cette salle luxueuse où se tiennent près de mille deux cents personnes, bouche bée, observant un homme qui ne dit rien, qui n'accomplit aucun geste. Rien qu'un homme qui réfléchit.
Sur la scène, du côté gauche: un fauteuil carmin où siège le joueur assis en tailleur.
Au milieu: une table, un jeu d'échecs, une pendule de bakélite à deux cadrans.
Du côté droit: un bras mécanique articulé, relié par un câble à un gros cube argenté marqué de l'inscription en lettres gothiques DEEP BLUE IV. Une petite caméra posée sur un trépied permet à l'ordinateur de voir l'échiquier. La pendule émet le seul bruit net. Tic. Tac. Tic. Tac.
Cela fait une semaine que cette confrontation dure. Et ils jouent aujourd'hui depuis six heures. Nul ne sait plus si dehors il fait jour ou nuit. Soudain un bourdonnement incongru. Une mouche a pénétré dans la salle.
Ne pas se déconcentrer.
L'homme est à égalité avec la machine. Trois parties gagnées pour chacun. Celui qui remportera celle-ci remportera le match. Il essuie la sueur qui perle sur son front et écrase son mégot.
En face, le bras articulé se déploie. Le cavalier noir est déplacé par la main mécanique.
«Echec au roi» s'inscrit sur l'écran de Deep Blue IV.
Rumeur dans la salle.
Le doigt d'acier appuie ensuite sur le bouton de la pendule. Elle égrène ses secondes, rappelant à l'homme aux lunettes d'écaille qu'il lutte aussi contre le temps.
Réfléchissant plus vite, l'ordinateur a pris une bonne avance.
La mouche tournoie. Elle profite de l'immense plafond de la salle pour faire des loopings vertigineux qui la rapprochent chaque fois un peu plus de l'échiquier.
L'homme entend la mouche.
Rester concentré. Surtout rester bien concentré.
La mouche revient.
L'homme essaie de ne pas se laisser perturber.
Bien regarder le jeu.
L'échiquier. L'œil de l'humain. Derrière: le nerf optique. L'aire visuelle du lobe occipital. Le cortex.
Dans la matière grise du joueur, c'est le branle-bas de combat. Des millions de neurones sont activés. Sur toute leur longueur, de minuscules décharges électriques fusent puis lâchent leurs neuromédiateurs aux extrémités. Cela génère de la pensée rapide et intense. Des idées galopent telles des centaines de souris affolées dans l'immense grenier labyrinthique de son cerveau. Comparaison de la situation actuelle des pièces à celle de parties passées, victoires et défaites. Inventaire des coups futurs probables. L'influx repart en sens inverse.
Le cortex. La moelle épinière. Le nerf du muscle du doigt. L'échiquier de bois.
L'homme dégage son roi blanc. Ce dernier est temporairement sauvé.
Deep Blue IV resserre l'iris du diaphragme de sa caméra vidéo.
«Fonction analyse. Démarrage. Calcul.»
L'échiquier. L'objectif de la caméra vidéo de l'ordinateur. Derrière: le câble optique. La carte mère. La puce centrale.
A l'intérieur de la puce informatique: une ville tentaculaire remplie de microscopiques avenues de cuivre, d'or et d'argent au milieu de buildings en silicium. Les influx électriques circulent dans tous les sens comme des voitures pressées.
La machine cherche à donner le plus vite possible le coup de grâce. Comparaison de la situation actuelle à des millions de fins de parties enregistrées.
Après avoir testé et évalué tous les coups possibles, Deep Blue IV indique son choix. Son bras mécanique déplace la tour noire pour boucher la dernière case de fuite du roi.
A l'humain de jouer.
Tic. Tac.
La pendule soulève davantage le drapeau du temps.
Vite. Ce serait trop stupide de perdre à la pendule.
La mouche se pose carrément sur le jeu.
Tic. Tac. Tic. Tac, fait la pendule.
«Bzzzz», profère insidieusement la mouche tout en se frottant les yeux avec ses pattes avant.
Ne pas penser à la mouche.
Sans évaluer complètement le coup, la main de chair avance vers son roi puis au dernier moment se ravise et joue autre chose.
Le fou.
D'un geste preste l'homme soulève la pièce et écrase la mouche posée sur une case blanche. Le doigt appuie ensuite sur la pendule pour relancer le temps dans le camp adverse. A quelques secondes près, le drapeau allait choir. Le silence devient oppressant.
Les deux ventricules du cœur de l'homme battent de manière saccadée. Comme au ralenti, ses poumons soufflent une sphère d'air dans les cordes vocales. Sa bouche s'ouvre.
Le temps s'arrête.
– Echec et mat, lâche-t-il.
Rumeur dans la salle.
L'ordinateur vérifie qu'il n'existe plus d'échappatoire puis, délicatement, le bras d'acier saisit son roi et le couche sur le côté en signe de résignation.
Dans la salle du palais des Festivals de Cannes une immense ovation s'élève, suivie d'applaudissements frénétiques.
Samuel Fincher vient de vaincre l'ordinateur Deep Blue IV qui détenait jusque-là le titre de champion du monde d’'échecs!
Ses paupières s'abaissent pour le calmer.
J'ai gagné.
Quand ses paupières remontent, Samuel Fincher aperçoit devant lui une vingtaine de journalistes. Ils se sont précipités pour lui tendre des micros et des magnétophones.
– Docteur Fincher, docteur Fincher! S'il vous plaît!
Déjà l'organisateur du match leur fait signe de retourner à leur place, il annonce que Fincher va prendre la parole.
Un groupe d'ingénieurs vient débrancher Deep Blue IV qui, après avoir fait clignoter quelques diodes, cesse de ronronner et s'éteint.
Le joueur monte sur l'estrade derrière un pupitre placé sur le côté droit.
Les applaudissements redoublent.
– Merci, merci, dit Samuel Fincher, levant les mains en geste d'apaisement.
La demande provoque l'effet contraire: les acclamations s'amplifient et, après une première vague d'applaudissements chaotiques, tout le monde se rejoint dans un rythme binaire pour applaudir à l'unisson.
Le joueur patiente en s'essuyant le front avec un mouchoir blanc.
– Merci.
Enfin les applaudissements commencent à décroître.
– Si vous saviez comme je suis heureux d'avoir remporté ce match! Oh, bon sang, si vous saviez comme je suis heureux! Ma… Ma victoire, je la dois à un ressort secret.
La salle est attentive.
– Théoriquement un ordinateur est toujours plus fort qu'un homme parce que l'ordinateur n'a pas d'état d'âme. Après un coup gagnant, l'ordinateur n'est ni joyeux ni fier. Après un coup raté, il n'est ni déprimé ni déçu. L'ordinateur ne possède pas d'ego. Il n'éprouve pas de rage de vaincre, il ne se remet pas en question, il n'en veut même pas personnellement à son adversaire. L'ordinateur est toujours concentré, il joue toujours au mieux de ses possibilités sans tenir compte des coups passés. Voilà pourquoi les ordinateurs de jeu d'échecs battent systématiquement les humains… tout du moins jusqu'à aujourd'hui.
Le docteur Fincher sourit, comme gêné d'énoncer une vérité aussi simple.
– L'ordinateur n'a pas d'états d'âme, mais… il n'a pas de «motivations» non plus. Deep Blue IV savait qu'il ne bénéficierait pas d'un surplus d'électricité ou de logiciel s'il gagnait.
Quelques rires fusent dans la salle.
– Il n'avait pas peur d'être débranché s'il perdait. Alors que moi… j'étais mo-ti-vé! Je voulais venger la défaite du champion Léonid Kaminsky ici même l'année dernière alors qu'il affrontait Deep Blue III et encore avant je voulais venger Garry Kasparov battu à New York par Deeper Blue en 97. Car je considère ces revers comme autant d'affronts non seulement pour ces joueurs mais pour toute l'espèce humaine.
Samuel Fincher essuie ses lunettes avec son mouchoir, les rechausse et fixe le public.
– J'avais peur d'être obligé de reconnaître que désormais nous nous montrerions, nous humains, toujours moins intelligents aux échecs que les machines. Mais un homme motivé n'a pas de limite. C'est parce qu'il était motivé qu'Ulysse a traversé la Méditerranée, affrontant mille périls. C'est parce qu'il était motivé que Christophe Colomb a traversé l'Atlantique. C'est parce qu'il était motivé qu'Armstrong a franchi l'espace pour gagner la Lune. L'humanité sera condamnée le jour où les humains n'auront plus envie de se surpasser. Aussi, vous tous qui m'écoutez, posez-vous cette question: «Mais au fait, qu'est-ce qui me donne envie de me lever le matin pour entreprendre des choses? Qu'est-ce qui me donne envie de faire des efforts? Qu'est-ce qui me pousse à agir?»
Le docteur Samuel Fincher balaie la salle de son regard exténué.
– Quelle est votre motivation principale dans la vie… voilà peut-être la question la plus importante.
Il baisse les yeux, comme pour s'excuser de s'être exprimé avec autant de véhémence.
– Merci de votre attention.
Il descend de l'estrade et traverse une foule dense qui se range en une haie d'honneur tandis qu'il rejoint sa fiancée, Natacha Andersen.
Après un dernier salut au public, le couple s'engouffre dans une voiture de sport noire et s'enfuit dans une volute de poussières devenues stroboscopiques sous le crépitement des appareils photo.
Le soir même, le docteur Samuel Fincher est retrouvé mort dans sa villa du Cap-d'Antibes. La nouvelle est annoncée au journal télévisé de minuit. La caméra dévoile les lieux du décès tandis qu'on entend, en voix off, le journaliste:
– … Le drame s'est déroulé quelques heures après sa victoire au championnat du monde d'échecs.
La caméra balaye la luxueuse entrée et le salon.
– … cette affaire est d'autant plus mystérieuse que les enquêteurs n'ont constaté aucune trace d'effraction…
La caméra s'attarde sur les éléments de la pièce, meubles et objets d'art. On remarque plusieurs tableaux de Dali et des sculptures représentant des philosophes de la Grèce antique.
– … La victime ne présente pas la moindre blessure.
La porte de la salle de bains s'ouvre et Natacha Andersen apparaît entre deux policiers. Elle dissimule son visage du mieux qu'elle peut pour ne pas être filmée. Même sans maquillage, elle conserve dans ces instants terribles une grâce rare.
Un homme en complet vert apparaît, donnant des directives aux policiers qui envahissent la villa. Le journaliste l'interroge:
– Commissaire, pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé?
– Nous avons été avertis du décès il y a à peine une heure.
– Qui vous a appelés?
– Mademoiselle Andersen.
– Qui a provoqué sa mort?
– Mademoiselle Andersen.
– Vous plaisantez!
– Elle prétend qu'elle l'a tué… en faisant l'amour.
Le commissaire a un geste d'impatience.
– L'enquête est en cours. Nous vous apporterons plus d'informations dès que nous aurons les résultats des examens du médecin légiste. Merci de dégager le passage.
Le journaliste retrace brièvement la carrière du docteur Samuel Fincher. «Neuropsychiatre, diplômé de l'université de médecine de Nice, il s'est vite élevé dans la hiérarchie des hôpitaux. On lui a confié, à quarante-deux ans, la direction de l'hôpital Sainte-Marguerite située sur l'une des îles de Lérins. Là il a agrandi les bâtiments et instauré les règles d'une nouvelle psychiatrie, qui ont fait l'objet de controverses virulentes de la part de ses pairs, notamment parisiens.
Alors que la plupart des grands joueurs d'échecs ont débuté dès leur prime enfance, ce joueur tardif est devenu en un an Maître puis Grand Maître d'échecs. Il y a trois mois, Samuel Fincher a vaincu le champion Léonid Kaminsky. Et a enchaîné avec la victoire de ce jour sur Deep Blue IV qui a rendu aux humains le titre envié de meilleur joueur d'échecs du monde.»
Sont alors rediffusées des images du match qui s'est déroulé le jour même et des extraits du discours du gagnant.
Le journaliste rappelle ensuite la carrière de Natacha Andersen, top model danois: après deux mariages tumultueux avec un tennisman puis un acteur, elle était devenue la fiancée du neuropsychiatre surdoué des échecs.
Le journaliste conclut sur une phrase qu'il paraît avoir mûrement réfléchie:
– Est-il possible que celle qu'on a surnommée «Les plus belles jambes du monde» ait vaincu «Le meilleur cerveau du monde»? Si cette étrange hypothèse se confirmait, ce serait, en tout cas, une singulière «mort d'amour».
La caméra suit précipitamment le brancard qui descend vers l'ambulance. Le journaliste, profitant de la confusion, soulève la couverture pour dévoiler le visage de la victime.
Zoom rapide sur le visage du défunt.
Les traits du docteur Samuel Fincher présentent tous les signes de l'extase absolue.
– «… mort d'amour».
A 954,6 kilomètres de là, le son et l'image sont réceptionnés par une antenne parabolique. L'antenne achemine les signaux jusqu'à un écran de téléviseur. Une oreille et un œil châtain en sont les derniers récepteurs. Un doigt presse le bouton d'arrêt du magnétoscope. Le journal des actualités de minuit vient d'être enregistré.
Le possesseur du doigt reste un moment à digérer ce qu'il vient de voir et d'entendre. Puis il saisit d'une main un vieil agenda, de l'autre un combiné téléphonique et compose nerveusement un numéro. Il hésite, raccroche puis saisit son pardessus. Il sort.
La pluie s'est mise à tomber et la nuit se fait froide. Il marche vers les lumières d'une avenue. Une voiture surmontée d'une inscription lumineuse s'approche doucement.
– Taxi!
Les essuie-glaces raclent bruyamment le pare-brise. Un immense nuage noir déverse des gouttes d'eau grosses comme des balles de ping-pong qui ne rebondissent pas et s'écrasent lourdement sur les pavés.
L'homme se fait déposer devant une maison de Montmartre fouettée par des rafales de vent humide. Il vérifie l'adresse. Il grimpe les étages, débouche sur un palier. Derrière la porte, il perçoit un bruit de punching-ball et une musique syncopée.
Il appuie sur la sonnette surmontée du nom LUCRÈCE NEMROD. Au bout d'un moment, la musique s'arrête. Il entend des pas, des serrures qui se déverrouillent.
Le visage d'une jeune fille en sueur apparaît dans l'entrebâillement.
– Isidore Katzenberg…
Elle le contemple, surprise. Une mare entoure ses chaussures.
– Bonsoir, Lucrèce. Puis-je entrer?
Elle n'ôte toujours pas la chaînette, continuant à le fixer comme si elle n'en revenait pas de cette visite tardive.
– Puis-je entrer? répète-t-il.
– Qu'est-ce que vous faites là?
Elle a l'air d'une souris.
– Vous me vouvoyez? Il me semble qu'on se tutoyait la dernière fois.
– «La dernière fois», comme vous dites, c'était il y a trois ans. Et depuis je n'ai eu aucune nouvelle de vous. Nous sommes redevenus des étrangers l'un pour l'autre. Donc on se vouvoie. C'est à quel sujet?
– Un travail.
Elle hésite puis consent à dégager enfin sa chaînette de sécurité et invite l'homme à entrer.
Elle referme la porte derrière lui. Il accroche son pardessus mouillé à la patère.
Isidore Katzenberg examine avec intérêt l'appartement. Il a toujours été amusé par la diversité des centres d'intérêt de la jeune journaliste scientifique. Il y a des posters de films aux murs, en général des films d'action américains ou chinois. Le punching-ball occupe le centre du salon à côté d'une table basse jonchée de revues féminines.
Il s'assoit dans le fauteuil.
– Je suis vraiment surprise par votre visite.
– J'ai conservé un excellent souvenir de notre enquête sur les origines de l'humanité.
Lucrèce hoche la tête.
– Je vois. Moi non plus, je n'ai pas oublié.
Des images furtives de leur précédente enquête en Tanzanie sur les traces du premier homme resurgissent dans sa mémoire. Elle l'observe avec plus d'attention. Un mètre quatre-vingt-quinze, plus de cent kilos: un géant maladroit. Il semble avoir un peu maigri.
Quelque chose le préoccupe, il a dû se faire violence pour venir ici.
Il relève ses fines lunettes dorées et la scrute lui aussi avec attention. Avec ses longs cheveux roux ondulés retenus par un ruban de velours noir, ses yeux vert émeraude en amande, ses petites fossettes et son menton pointu, elle est comme une de ces beautés évanescentes des tableaux de Léonard de Vinci. Il la trouve mignonne. Pas belle, mignonne. Peut-être l'âge. Trois ans ont passé. Elle avait vingt-cinq ans lors de leur dernière enquête, à présent elle doit donc en avoir vingt-huit.
Elle a changé. Elle est moins garçon manqué et plus jeune fille. Pas encore femme.
Elle porte une veste chinoise de soie noire à col mao qui cache son cou mais dévoile l'arrondi de ses épaules. Sur tout le dos de la veste, un tigre rouge se déploie.
– Alors, quel genre de «travail» me proposez-vous?
Isidore Katzenberg cherche quelque chose dans la pièce. Il repère le magnétoscope, se lève, introduit dans la fente la cassette qu'il tenait à la main et appuie sur la touche Lecture.
Ensemble ils revoient le compte rendu de la mort de Fincher telle qu'elle a été annoncée aux dernières actualités télévisées.
La cassette parvient en bout de course et affiche une pluie bruyante assez similaire à la météo de la rue.
– C'est pour me montrer les informations que vous venez me déranger à 1 heure du matin?
– Selon moi, on ne peut pas «mourir d'amour».
– Tsss… je reconnais bien là votre manque de romantisme, mon cher Isidore.
– Au contraire, je prétends que l'amour ne tue pas. Il sauve.
Elle réfléchit.
– Finalement, je trouve ça très beau, ce type «mort d'amour». J'aimerais un jour tuer un homme de plaisir. Le crime parfait dans le bon sens du terme.
– Si ce n'est qu'à mon avis il ne s'agit pas d'un crime mais d'un assassinat.
– C'est quoi la différence?
– L'assassinat est prémédité.
Il tousse.
– Vous vous êtes enrhumé? demande-t-elle. Ce doit être à cause de la pluie. Je vais vous faire un thé à la bergamote avec un peu de miel.
Elle met la bouilloire à chauffer. Il se frictionne et s'ébroue.
– Qu'est-ce qui vous fait dire que c'est prémédité?
– Le docteur Samuel Fincher n'est pas le premier «mort d'amour». En 1899, le président de la République française, Félix Faure, a été retrouvé mort dans une maison de passe. Pour l'anecdote, on rapporte que les inspecteurs en arrivant ont demandé à la mère maquerelle: «Il a encore sa connaissance?» Elle aurait répondu: «Non, elle s'est sauvée par la porte de derrière.»
Lucrèce ne sourit pas.
– Où voulez-vous en venir?
– La police a gardé l'affaire secrète, racontant simplement que le Président était décédé d'une crise cardiaque. Ce n'est que bien plus tard que l'affaire a fini par s'ébruiter hors des commissariats. Le côté «salace» de la mort de Félix Faure a empêché une véritable enquête. Mourir en pleins ébats dans une maison de passe, cela fait ricaner. Du coup, personne n'a analysé cette affaire sérieusement.
– Sauf vous.
– Juste par curiosité, j'avais choisi cette affaire comme sujet de thèse de criminologie quand j'étais étudiant. J'ai retrouvé des documents, des témoignages. J'ai découvert un mobile. Félix Faure allait lancer une campagne anticorruption au sein même de ses services secrets.
Lucrèce Nemrod brandit sa bouilloire et remplit deux bols de thé parfumé.
– Natacha Andersen a avoué avoir tué Samuel Fincher, si je ne m'abuse.
Isidore se brûle la langue en essayant d'avaler trop vite son thé puis il se met à souffler dessus.
– Elle croit l'avoir tué.
Pour se donner une contenance, Isidore Katzenberg réclame une cuillère et se met à la tourner frénétiquement comme s'il voulait refroidir son thé par effet toupie.
– Et vous allez voir, elle sera désormais très courtisée…
– Masochisme? demande Lucrèce en aspirant une gorgée de son breuvage brûlant sans montrer la moindre gêne.
– Curiosité. Fascination pour le mélange Eros, le dieu de l'amour, et Thanatos, le dieu de la mort. Et puis l'archétype de la mante religieuse est fort. Vous n'avez jamais vu de ces insectes femelles qui tuent leur géniteur en leur arrachant la tête durant l'acte? Cela nous fascine parce qu'ils nous rappellent quelque chose de très profondément inscrit en nous…
– La peur de l'amour?
– Disons, l'amour associé à la mort.
Elle termine d'un trait sa tasse de thé encore brûlant.
– Qu'attendez-vous de moi, Isidore?
– Je voudrais que nous travaillions à nouveau en tandem. On enquêterait sur l'assassinat du docteur Samuel Fincher… A mon sens, il faut poursuivre les investigations sur le sujet du cerveau.
Lucrèce Nemrod place ses petits pieds sous ses fesses pour se blottir au creux du divan et repose sa tasse vide.
– Le cerveau?… répète-t-elle, rêveuse.
– Oui, le cerveau. C'est la clef de cette enquête. La victime n'était-elle pas précisément le «meilleur cerveau du monde»? Et puis il y a ça. Regardez.
Il s'approche du magnétoscope, rembobine la cassette pour revenir au discours: «… Ma victoire je la dois à un ressort secret.»
Isidore Katzenberg abandonne sa tasse toujours pleine sur le poste de télévision et fait un arrêt sur image.
– Là, regardez comme son œil brille davantage quand il prononce le mot «motivation». Etonnant, n'est-ce pas? Comme s'il voulait nous donner une indication. La motivation. D'ailleurs je vous pose la question: c'est quoi votre motivation, Lucrèce, dans la vie?
Elle ne répond pas.
– Allez-vous m'aider? demande-t-il.
Elle récupère la tasse de thé de son invité sur le téléviseur et va la ranger dans l'évier.
– Non.
Dans un même élan, elle décroche le chapeau encore humide d'Isidore, son pardessus, puis se dirige vers le magnétoscope pour en sortir la cassette.
– Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un assassinat. C'est un simple accident. Une crise cardiaque due au surmenage et au stress du championnat. Quant aux troubles du cerveau, c'est vous qui en souffrez et cette maladie porte un nom: my-tho-ma-nie. Ça se soigne. Il suffit d'arrêter de voir du fantastique partout et de prendre la réalité telle qu'elle est. Sur ce… merci d'être passé.
Il se lève lentement, surpris et déçu.
Soudain elle s'immobilise, comme tétanisée, et plaque sa main contre sa joue.
– Vous avez un problème?
Lucrèce Nemrod ne répond pas. Le visage convulsé, elle se tient la mâchoire à deux mains.
– Vite, vite une aspirine! gémit-elle.
Isidore fonce dans la salle de bains, fouille dans l'armoire à pharmacie, trouve le tube blanc et en tire un cachet qu'il apporte avec un verre d'eau. Elle l'avale goulûment.
– Encore. Un autre. Vite. Vite.
Il obtempère. Peu après, le signal de la douleur est anesthésié par le produit chimique. Son nerf cesse d'irradier ses tempes. Doucement, Lucrèce se reprend. Elle respire amplement.
– Fichez le camp! Vous ne voyez pas? Je me suis fait arracher une dent de sagesse avant-hier… J'ai mal, très mal, je veux être seule. (Je déteste qu'on me voie faible. Qu'il s'en aille!) Partez! partez!
Isidore recule.
– Bien, je crois que vous venez de découvrir la première motivation de nos actes: faire cesser la douleur.
Elle lui claque la porte au nez.
C'est la réunion du mardi de l'hebdomadaire Le Guetteur moderne. Tous les journalistes sont réunis dans le bureau central très design. Chacun, à tour de rôle, doit proposer ses sujets pour les semaines à venir, et Christiane Thénardier, la chef du service Société, les écoute dans son large fauteuil de cuir.
– On fait vite, dit-elle en passant la main dans ses cheveux blonds décolorés.
De gauche à droite, chaque journaliste expose sa proposition de sujet. Le responsable de la rubrique «éducation» suggère un article sur l'analphabétisme. On serait passé en dix ans de 7 % de la population qui ne sait ni lire ni écrire à 10%. Et ce chiffre est en croissance exponentielle. Sujet accepté.
Pour la rubrique «écologie», la journaliste Clotilde Plancaoët propose un article sur les méfaits des antennes de téléphones portables, lesquelles émettent des ondes nuisibles. Sujet refusé. L'un des actionnaires du journal étant précisément un fournisseur de réseau téléphonique, il est hors de question d'en dire du mal.
Un sujet sur la pollution des rivières par les engrais? Refusé, trop technique. La journaliste n'a pas d'autre sujet en réserve et, dépitée, elle préfère sortir.
– Suivant, lance Christiane Thénardier négligemment.
Pour la rubrique «science», Franck Gauthier propose un article destiné à dénoncer ceux qu'il nomme «les charlatans de l'homéopathie». Il explique qu'il compte également régler leur compte aux acupuncteurs. Sujet accepté.
– Tiens, Lucrèce, ça va mieux, tes dents de sagesse? chuchote Franck Gauthier en voyant sa collègue de la rubrique «science» s'asseoir à côté de lui.
– Je suis allée chez le coiffeur, du coup ça devient supportable, murmure-t-elle.
Gauthier regarde avec étonnement sa collègue.
– Le coiffeur?
Lucrèce se dit que les hommes ne comprendront jamais rien à la psychologie féminine. Elle ne se donne donc pas la peine d'expliquer qu'aller chez le coiffeur, ou acheter de nouvelles chaussures, est le meilleur moyen pour une femme de se remonter le moral et donc tout le système immunitaire.
Arrive le tour de Lucrèce Nemrod.
La jeune journaliste scientifique a prévu plusieurs sujets. Elle présente d'abord la vache folle.
– Déjà fait.
– La fièvre aphteuse? Ce sont quand même des milliers de moutons qu'on massacre pour faire des économies de vaccin!
– On s'en fiche.
– Un sujet sur le sida? Il y a encore des millions de morts et, depuis la trithérapie, plus personne n'en parle.
– Justement: ce n'est plus à la mode.
– La communication olfactive des plantes? On s'est aperçu que certains arbres percevaient la destruction de cellules à côté d'eux. Donc un arbre sent quand il se passe un crime à côté de lui…
– Trop technique.
– Le suicide des jeunes? Il y en a eu douze mille cette année, sans parler de cent quarante mille tentatives. Une association s'est créée pour aider les gens à se suicider, elle s'appelle Exit.
– Trop morbide.
Inquiétude. Sur son carnet, il ne reste plus d'idées. Tous les journalistes la regardent. La Thénardier semble amusée. Les grands yeux verts en amande de la journaliste s'assombrissent.
J'ai trébuché. Clotilde est partie, la place de souffre-douleur est vacante. Cela ne sert plus à rien d'égrener des sujets. Maintenant elle dira non à tout, rien que pour me faire craquer. La seule manière de m'en tirer? Rester professionnelle. Ne pas prendre ces rejets comme quelque chose de personnel. Trouver un sujet qui la force à dire oui. Je n'ai plus qu'une carte à abattre. La dernière.
– Le cerveau, propose-t-elle.
– Quoi, le cerveau? répond sa supérieure hiérarchique en farfouillant dans son sac à main.
– Un article sur le fonctionnement du cerveau. Comment un simple organe parvient à fabriquer de la pensée.
– Un peu vaste. Il faudrait trouver un angle.
– La mort du docteur Fincher?
– Les échecs, tout le monde s'en fiche.
– Ce Fincher était un surdoué. Un explorateur qui a toujours essayé de comprendre comment fonctionne l'intérieur de notre crâne.
La chef de service prend son sac et, d'un coup, le retourne sur son bureau, amoncelant un tas d'objets hétéroclites allant du rouge à lèvres au téléphone portable en passant par un chéquier, un stylo, des clefs, une petite bombe lacrymogène, des médicaments en vrac.
La jeune journaliste poursuit son argumentaire, considérant que tant qu'on ne lui a pas dit non, le oui est possible.
– L'ascension de Samuel Fincher dans le monde des échecs a été fulgurante. Toutes les télévisions du monde ont retransmis l'événement. Et puis tac, il meurt le soir même de sa victoire dans les bras du top model Natacha Andersen. Pas d'effraction. Pas de blessure. Cause apparente de la mort: la jouissance.
La chef du service Société trouve enfin ce qu'elle cherche. Un cigare. Elle le dégage de son étui de cellophane et le hume.
– Mmm… Natacha Andersen, c'est ce superbe mannequin blond aux jambes interminables et aux grands yeux bleus qui a fait la couverture de Belle la semaine dernière, non? Est-ce qu'on a des photos d'elle déshabillée?
Olaf Lindsen, le directeur artistique qui jusque-là griffonnait sur un cahier, se réveille.
– Heu. Non. Malgré sa réputation sulfureuse, ou peut-être justement à cause d'elle, elle n'a jamais voulu poser nue. Seulement en maillot. Au mieux, disons en «maillot mouillé».
Christiane Thénardier tranche le bout de son cigare à l'aide d’une petite guillotine, mâchouille l'extrémité et crache un bout marron dans sa poubelle.
–C'est regrettable. Et en retouchant le maillot à l'ordinateur?
On aurait un procès sur les bras, assure le spécialiste. Or, si je ne m'abuse, les nouvelles directives du journal sont: «Surtout, pas de procès.» On a déjà perdu beaucoup d'argent.
– Bon, alors la photo en maillot la plus dénudée possible, maillot mouillé avec un peu de transparence. On devrait pouvoir dénicher ça.
Christiane Thénardier pointe son cigare vers Lucrèce.
– Ouais, le cerveau, finalement c'est peut-être une bonne idée. Ça devrait pouvoir se vendre. Mais il faudrait axer votre article sur ce qui intéresse les gens. Des anecdotes. Des trucs pratiques. Par exemple les mécanismes chimiques de ce qui se passe dans le cerveau durant l'amour. Je ne sais pas, moi. Les hormones. L'orgasme.
Lucrèce note les recommandations sur son calepin comme s'il s'agissait d'une liste de courses à faire.
– On pourrait aussi parler des trous de mémoire. Ça, ce serait plutôt pour notre public plus âgé. On n'aura qu'à rajouter un petit test pratique pour vérifier si on doit consulter un médecin. Vous pourrez me dégoter ça, Olaf? Une image compliquée, et puis un questionnaire test sur l'image. On a des photos de ce Fincher?
Le directeur artistique hoche la tête.
– Parfait. Comment pourrait-on appeler ce dossier… disons… «Les problèmes du cerveau»? Non, mieux: «Les mystères du cerveau.» Ouais, on pourrait titrer ça: «Les mystères du cerveau» ou «Révélations sur les derniers mystères du cerveau». Et avec la photo de Natacha Andersen à moitié nue et un échiquier par transparence, ça peut faire une couverture qui accroche.
Lucrèce est soulagée.
Ça a marché. Merci, Isidore. Maintenant il faut ferrer la prise. Pas de geste brusque, mais occuper le terrain, sinon elle va donner le sujet à Gauthier.
– Le docteur Samuel Fincher et Natacha Andersen habitaient sur la Côte d'Azur, à Cannes. Il serait peut-être judicieux que j'aille enquêter là-bas, dit la jeune journaliste.
La Thénardier prend un air plus circonspect.
– Vous savez bien que, dans le cadre des restrictions budgétaires, nous nous efforçons de réaliser tous les reportages à Paris.
La chef de rubrique fixe sans aménité la jeune journaliste scientifique.
– Mais bon… Remarquez, si le sujet fait la Une… on fera peut-être une exception. Soyons clairs: pour les notes de frais, pas d'excès. Et veillez à faire inscrire chaque fois la TVA, hein?
Les deux femmes se défient du regard. Lucrèce n'a plus la prunelle qui brille.
La Thénardier respecte ceux qui lui tiennent tête. Elle méprise ceux qui s'inclinent devant elle.
– Est-ce que je peux me faire aider d'un free lance? demande Lucrèce Nemrod.
– Qui?
– Katzenberg, signale-t-elle, relevant la tête.
– Il existe encore, celui-là? s'étonne la chef de rubrique.
La Thénardier écrase lentement son cigare.
– Je n'aime pas ce type. Il ne joue pas le jeu. Il est trop solitaire. Trop prétentieux. Le qualificatif exact, c'est «arrogant». Avec ses petits airs supérieurs de Monsieur-je-sais-tout, il m'énerve. Vous savez que c'est moi qui l'ai fait virer de ce service?
Lucrèce connaît par cœur l'histoire d'Isidore Katzenberg. Ancien policier, expert en criminologie, il s'était montré un virtuose des analyses d'indices. Il avait essayé d'accorder davantage d'importance à la science dans les enquêtes policières mais ses chefs l'avaient jugé trop indépendant et avaient peu à peu cessé de lui confier des affaires. Isidore Katzenberg s’était alors reconverti dans le journalisme scientifique en mettant sa connaissance des techniques d'investigation policière au service de ses enquêtes journalistiques. Le lectorat du Guetteur moderne avait fini par l'apprécier tout particulièrement, d'où son surnom, donné par un courrier des lecteurs, de «Sherlock Holmes scientifique», repris ensuite par ses collègues. Mais, un jour, il avait été surpris par un attentat terroriste aveugle dans le métro parisien, il s'en était tiré de justesse parmi les corps démembrés. Dès lors, il s'était voué à une croisade personnelle contre la violence. Il ne voulait plus écrire sur autre chose.
Isidore Katzenberg s'était alors replié sur sa tanière. Seul, il avait entrepris une étrange quête: penser le futur de l'humanité. Il avait donc tracé sur une feuille large comme un mur une arborescence simulant tous les futurs possibles. Sur chaque branche il y avait inscrit un «si». «Si» l'on choisit de privilégier la société de loisir, «si» les grandes puissances entrent en guerre, «si» l'on choisit de privilégier le libéralisme, le socialisme, le robotisme, la conquête spatiale, la religion, etc. Racines, tronc, branches représentaient dans l'ordre le passé, le présent et le futur de l'espèce. Dans cet arbre des possibles il prétendait chercher la VMV, la Voie de la Moin dre Violence, en analysant tous les avenirs probables pour ses congénères.
Lucrèce tient bon.
– Isidore Katzenberg est encore très apprécié par nos lecteurs, c'est un nom associé aux enquêtes approfondies du journal, il me semble.
– Non, nos lecteurs l’ont oublié. Un journaliste qui ne publie pas pendant plus d'un an n'existe plus. Nous produisons un art éphémère, ma chère. Et puis, vous savez, votre Isidore a été un peu commotionné par son attentat dans le métro. A mon avis, sa tête en a été affectée.
La Thénardier le craint.
– J'y tiens, articule Lucrèce.
Les sourcils se lèvent d'étonnement.
– Et moi je vous dis que je n'en veux pas, de votre Katzenberg. Si vous voulez faire l'enquête à deux, allez-y avec Gauthier, c'est votre partenaire logique!
Gauthier hoche la tête.
– Dans ce cas, je préfère démissionner, annonce Lucrèce.
Surprise dans l'assistance. La Thénardier lève le sourcil.
– Vous vous prenez pour qui, mademoiselle Nemrod? Votre statut ici ne vous autorise même pas à démissionner. Vous n'êtes qu'une pigiste. C'est-à-dire rien.
Le regard de Lucrèce se fige. Le trou laissé par sa dent de sagesse arrachée émet une douleur lancinante. Faisant appel à sa volonté, elle tente de la maîtriser.
Pas maintenant la dent, pas maintenant.
– Je crois qu'on s'est tout dit.
Lucrèce se lève en rangeant ses papiers.
Ma bouche ne doit pas grimacer.
La Thénardier la regarde différemment. De la surprise, plus que de la colère, marque son visage. Lucrèce se sent comme une petite souris qui aurait tiré les moustaches d'une lionne et qui continuerait à la braver. Ce n'est pas très intelligent mais c'est amusant.
J'aurai eu le plaisir de faire ça au moins une fois dans ma vie.
– Attendez, lance la Thénardier.
Ne pas se retourner.
– Dites donc, vous montez vite en mayonnaise, vous. Ce nest pas pour me déplaire. J'étais un peu comme ça, moi aussi, quand j'étais plus jeune. Revenez.
S'asseoir gentiment, ne pas laisser entrevoir sa satisfaction.
Bon… si vous y tenez tant, vous pouvez vous faire aider par Katzenberg, mais que ce soit bien clair: pas de notes de frais pour lui et aucune mention de son nom dans l'article. Il vous aidera à enquêter mais il n'écrira pas. Est-ce que vous croyez que, dans ces conditions, il acceptera?
– Il acceptera. Je le connais, il ne fait pas ça pour la gloire ni pour l'argent. Vous savez, pour lui, l'unique question importante, la seule qui l'obnubile actuellement c'est: «Qui a tué Fincher?»
M. Jean-Louis Martin était un homme ordinaire.
Il fait beau en avril à Cannes.
Entre le festival du jeu et le festival du cinéma, la ville connaît une courte semaine de répit.
Un side-car Guzzi pétaradant et fumant longe la Croisette. Il passe devant les grands palaces qui ont fait le renom de la ville: le Martinez, le Majestic, l'Excelsior, le Carlton, le Hilton. L'engin de métal est conduit par une jeune fille en manteau rouge, le visage mangé par des lunettes d'aviateur et un casque de cuir rond sur la tête. Dans la nacelle, un homme corpulent est pareillement accoutré, si ce n'est qu'il porte, lui, un manteau noir.
Les deux motards se garent devant l'Excelsior. Ils s'époussettent longuement, ôtent leurs tenues de route et se dirigent vers l'accueil. Ils choisissent la suite avec vue sur la mer la plus chère.
Ça fera les pieds à la Thénardier.
Ils avancent, tel un couple princier. Ils gagnent leur appartement sans mot dire, un groom ouvre les volets et dévoile le splendide panorama de la mer, de la plage et de la Croisette. Face à eux, l'eau brille, comme saupoudrée d'étoiles.
Quelques courageux se baignent déjà dans la Méditerranée encore fraîche.
Lucrèce Nemrod commande deux cocktails de fruits.
– Je ne crois pas à votre thèse de l'assassinat. Je suis ravie de réaliser cette enquête pour le journal mais je compte bien vous prouver que vous avez tort. Il n'y a pas eu d'assassinat. Le docteur Samuel Fincher est bel et bien «mort d'amour».
En bas, des voitures klaxonnent bruyamment.
– Je reste persuadé que la motivation est la clef de cette affaire, soutient Isidore Katzenberg, ignorant sa remarque. J'ai mené ma petite enquête sur les motivations auprès de quelques personnes que j'ai interrogées depuis notre dernière entrevue. A chacune j'ai posé la même question: «Et vous, qu'est-ce qui vous pousse à agir?» En général, la première motivation demeure: cesser de souffrir.
Le groom réapparaît. Il apporte deux verres colorés coiffés d'une petite ombrelle, d'une cerise confite et d'une tranche d'ananas.
Lucrèce avale une gorgée ambrée et essaie de ne pas penser à sa dent de sagesse qui l'élancé encore.
– Et vous qu'est-ce qui vous pousse à agir, Isidore?
– En ce moment c'est l'envie de résoudre cette énigme, vous le savez bien, Lucrèce.
Elle se ronge un ongle.
– Je commence à vous connaître. Il n'y a pas que cette raison-là.
La petite souris est maligne.
Lui ne se retourne pas et continue de fixer l'horizon.
– C'est vrai. J'ai une deuxième motivation plus personnelle.
Elle avale la cerise confite.
– Hum… J'ai l'impression que je perds la mémoire. Par exemple, quand je commence une phrase et qu'on m'interrompt, souvent je perds le fil et je ne me rappelle plus du tout ce que je disais. De même, je commence à avoir des difficultés à mémoriser les codes chiffrés, que ce soit les codes d’entrée des immeubles ou même ceux de mes cartes bleues… Ça m'inquiète. J'ai peur que mon cerveau ne fonctionne plus parfaitement.
Près de la fenêtre, la jeune femme se replace sur ses coudes, face à la mer.
L'éléphant perd la mémoire.
– Peut-être êtes-vous surmené. Et puis il y a tant de codes à retenir, de nos jours… Maintenant il y en a même dans les voitures, dans les ascenseurs, dans les ordinateurs.
– J'ai subi un examen à la clinique de la mémoire, à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière, à Paris. Ils n'ont rien trouvé. En enquêtant sur cette affaire, j'espère mieux comprendre ma propre cervelle. Ma grand-mère paternelle a eu la maladie d'Alzheimer. A la fin, elle ne me reconnaissait plus. Elle me saluait: «Bonjour, monsieur, qui êtes-vous?» A mon grand-père, elle disait: «Vous n'êtes pas mon mari, il est beaucoup plus jeune et beaucoup plus beau que vous.» II en était très affecté. Elle-même, ses crises passées, souffrait de savoir ce qui lui arrivait. Rien que d'y songer m'épouvante.
Au loin, le soleil jaune devient orange. Des nuages argentés passent dans le ciel. Les deux journalistes restent un long moment à contempler l'horizon, appréciant d'être à Cannes à une période où tous les Parisiens sont encore engoncés dans leur ville grisâtre.
Instant de repos et de silence.
Lucrèce se dit que tous les gens pensent en permanence et que des milliers d'informations sont ainsi perdues. Nous ne connaissons de leurs pensées que ce qu'ils en expriment.
Isidore sursaute et, brusquement, consulte sa montre.
– Vite, c'est l'heure des actualités!
– Qu'est-ce que cela a de si urgent? s'insurge Lucrèce.
– J'ai besoin de savoir ce qu'il arrive dans le monde.
Les titres sont déjà passés et apparaissent maintenant les images détaillant chaque sujet. «Grève des professeurs de lycée. Ils réclament une augmentation de salaire.»
Des images de la manifestation s'affichent sur l'écran cathodique.
– En voilà dont la motivation est toujours la même, ricane Lucrèce, blasée.
– Vous vous trompez. En fait, ce qu'ils veulent, ce n'est pas de l'argent c'est du respect. Avant, être professeur c'était être une personne importante, maintenant non seulement ils affrontent des élèves qui ne les estiment plus mais l'administration leur demande de livrer un combat ingrat: remplacer des parents démissionnaires. On les présente comme des assoiffés de vacances et de privilèges, alors que ce qu'ils demandent c'est juste un peu plus de reconnaissance. Croyez-moi, s'ils le pouvaient ils réclameraient «Plus de respect» sur leurs banderoles et non pas «Plus d'argent». En fait, les véritables motivations des individus ne sont pas toujours celles qu'ils avancent.
Le commentateur poursuit sa litanie:
«En Colombie un laboratoire clandestin financé par les cartels a mis au point un nouveau stupéfiant qui crée une accoutumance instantanée. Ce produit, déjà très prisé en Floride, est introduit dans les sangrias lors des fêtes étudiantes. Il annihile le libre arbitre de ceux qui le consomment. Du coup, beaucoup de plaintes pour viols.»
«En Afghanistan, le Conseil gouvernemental taliban a décidé d'interdire aux femmes d'aller à l'école et d'être soignées dans les hôpitaux. Il leur est de même interdit de sortir sans tchador, de parler aux hommes. Une femme a été lapidée par la foule parce qu'elle portait des chaussures de couleur claire.»
Lucrèce s'aperçoit qu'Isidore paraît bouleversé.
– Pourquoi faut-il que tous les soirs à vingt heures vous regardiez ces horreurs?
Isidore ne répond pas.
– Qu'est-ce qui ne va pas, Isidore?
– Je suis trop sensible.
Elle éteint la télévision.
Il la rallume d'un geste agacé.
– Trop facile. J'aurais l'impression d'être lâche. Tant qu'il y aura un seul acte de sauvagerie dans le monde, je ne pourrai pas être vraiment détendu. Je refuse de faire l'autruche.
A l'oreille, elle lui murmure:
– Nous sommes descendus ici pour une enquête criminelle précise.
– Justement. Ça me donne à réfléchir. Nous enquêtons sur la mort d'un seul homme alors que, chaque jour, des milliers se font assassiner dans des circonstances plus ignobles encore, souligne-t-il.
– Si on n'enquête pas sur celui-là, ce sera des milliers… plus un. Et c'est peut-être parce que tout le monde se dit que, de toute façon, ça n'y changera rien, que le nombre de meurtres ne cesse de croître et que personne n'enquête réellement sur aucun.
Touché par l'argument, Isidore consent à éteindre la télévision. Il ferme les yeux.
– Vous me demandiez quelle est ma motivation? Je crois que c'est de manière plus large: la peur. J'agis pour que la peur cesse. Depuis que je suis enfant, j'ai peur de tout. Je n'ai jamais été tranquille, c'est peut-être pourquoi mon cerveau fonctionne si fort. Pour me défendre contre les dangers, qu'ils soient réels ou imaginaires, proches ou lointains. Par moments j'ai l'impression que ce monde n'est que fureur, injustice, violence et pulsion de mort.
– Vous avez peur de quoi?
– De tout. J'ai peur de la barbarie, j'ai peur de la pollution, j'ai peur des chiens méchants, j'ai peur des chasseurs, j'ai peur des femmes, j'ai peur des policiers et des militaires, j'ai peur de la maladie, j'ai peur de perdre la mémoire, j'ai peur de la vieillesse, j'ai peur de la mort, j'ai même parfois peur de moi-même.
A ce moment, un bruit le fait sursauter. C'est une porte qui claque. Une femme de ménage surgit. Elle vient déposer des pralines au chocolat fourrées à la liqueur de cerise. Une douceur offerte avant le sommeil. Elle s'excuse, s'empresse et s'éclipse en claquant la porte.
Lucrèce Nemrod sort un carnet et note:
«Donc première motivation: la cessation de la douleur. Deuxième motivation: la cessation de la peur.»
M. Jean-Louis Martin était un homme vraiment très ordinaire. Mari modèle d'une femme sachant préparer à la perfection le veau Marengo, père de trois filles turbulentes, il vivait dans la banlieue de Nice où il exerçait un métier qui lui convenait parfaitement: responsable du service contentieux à la BCRN, Banque du Crédit et du Réescompte Niçois.
Son travail quotidien consistait à entrer dans l'ordinateur central de la banque la liste de tous les clients dont le compte était négatif. Il accomplissait sa tâche avec calme et détachement, satisfait de ne pas avoir à les appeler au téléphone pour les sommer, comme le faisait son voisin de bureau, Bertrand Moulinot.
– Chère madame, nous constatons avec étonnement que votre compte est débiteur. Nous sommes désolés d'avoir à vous rappeler à l'ordre…, entendait-il à travers la cloison en polystyrène.
Le samedi soir, les Martin aimaient bien regarder ensemble, affalés dans les divans, l'émission «Quitte ou double».
Quitte: je m'arrête là, je gagne peu mais au moins je suis sûr de ne pas rentrer bredouille. Double: je continue, je prends des risques et je peux décrocher le gros lot.
Voir l'angoisse des joueurs au moment où ils étaient sur le point de tout perdre ou tout gagner les ravissait. Ils se demandaient ce qu'ils auraient fait à leur place.
Tout le drame des êtres qui ne savent pas s'arrêter, qui ne savent pas choisir et qui pourtant veulent braver leur chance, parce qu'ils se considèrent exceptionnels, était là.
Et la foule les encourageait toujours à prendre des risques. «Double! Double!» criait-elle. Et les Martin criaient avec eux.
Les dimanches pluvieux, Jean-Louis Martin aimait jouer aux échecs avec Bertrand Moulinot. Il ne se définissait que comme un «pousseur de bois» mais, comme il disait: «Je préfère réussir une jolie chorégraphie de bataille que d'obtenir une victoire à tout prix.»
Lucullus, son vieux berger allemand, savait que l'heure de la partie d'échecs était propice aux caresses. Il percevait d'ailleurs indirectement la partie, les caresses devenant plus rudes lorsque son maître était en difficulté et plus douces lorsqu'il menait.
Après la bataille, les deux hommes aimaient déguster un alcool de noix, pendant que leurs femmes, qui ne travaillaient pas, se retrouvaient dans un coin du salon pour discuter à haute voix de l'éducation comparée de leurs enfants et des possibilités de promotion de leurs maris.
Jean-Louis Martin aimait aussi s'essayer à la peinture à l'huile, sur des thèmes de son idole picturale: Salvador Dali.
La vie s'écoulait ainsi paisiblement, sans qu'il en ressente vraiment le cours. La banque, la famille, le chien, Bertrand, les échecs, «Quitte ou double», la peinture de Dali. Les vacances lui apparaissaient presque comme un moment de trouble venant rompre un rythme bienfaisant.
Il ne souhaitait qu'une chose: que demain soit un autre hier. Et chaque soir, en s'endormant, il se disait qu'il était le plus heureux des hommes.
Ilronfle!
Lucrèce a du mal à s'endormir. Elle ouvre la porte de la chambre d'Isidore, l'observe qui sommeille.
On dirait un bébé géant.
Elle hésite, le secoue.
Il émerge doucement d'un rêve où il avançait dans de la neige poudreuse avec des chaussures de ville neuves qui craquaient afin d'atteindre une petite chaumière mal éclairée.
Elle allume la lumière du plafond. Il tressaille et entrouvre l'œil gauche.
– Mmhh? Où suis-je?
Il reconnaît Lucrèce.
– Quelle heure est-il? demande le journaliste en s'étirant.
– Deux heures du matin. Tout est calme et j'ai envie de dormir.
Il ouvre complètement l'œil gauche.
– C'est pour cela que vous me réveillez? Pour me dire que vous avez envie de dormir?
– Pas seulement.
Il grimace.
– Vous ne seriez pas insomniaque, Lucrèce?
– J'ai été somnambule, jadis. Mais cela fait longtemps que je n ai pas eu de crise. J'ai lu que, durant les crises de somnambulisme, on vit ce que l’on rêve. J'ai lu aussi que, lorsqu on coupe la jonction entre les deux hémisphères du cerveau des chats, ils se mettent à mimer les yeux clos ce qu'ils rêvent. Vous y croyez?
Il s'affale, et relève le drap pour se protéger de la lumière.
– Bien. Bonne nuit.
– Vous savez, Isidore, je suis très contente de faire cette enquête avec vous mais vous ronflez. C'est le bruit qui m'a réveillée et c'est pour cela que je suis là.
– Ah? Excusez-moi. Vous voulez qu'on prenne deux suites séparées?
– Non. Mais placez-vous bien sur le flanc. Comme cela, le voile du palais ne vibrera plus au fond de votre gorge. Ce n'est qu'une question de discipline.
Elle essaie de prendre son air le plus avenant.
– Désolé, OK, je vais essayer, marmonne-t-il.
Etonnant comme les hommes, même les plus charismatiques, présentent une sorte de résignation naturelle devant les femmes qui savent ce qu'elles veulent, pense Lucrèce.
– Pourquoi m'écoutez-vous? demande-t-elle, curieuse.
– Peut-être que… Le libre arbitre de l'homme consiste à choisir la femme qui va prendre la décision à sa place.
– Pas mal. Et puis j'ai faim. Nous n'avons pas dîné hier soir. Pourquoi ne pas nous faire servir un plateau-repas? Qu'en pensez-vous, Isidore?
Elle sort son calepin, étudie sa liste puis rajoute avec entrain:
– Dans la troisième motivation je mettrais la faim. Là, par exemple, j'écoute mon corps et il me dit qu'il réclame de la nourriture et qu'il ne dormira qu'après. Je ne peux plus rien faire d'autre. Me rassasier devient essentiel pour moi. Donc… Un: la cessation de la douleur; deux: la cessation de la peur; trois: la cessation de la faim.
Isidore marmonne quelques mots incompréhensibles et se renfonce sous les couvertures. Elle le dégage pour l'obliger à l'écouter.
– La faim… C'est une motivation primordiale de l'humanité, non? La faim c'est ce qui fait que l'on a inventé la chasse, l'agriculture, les silos, les réfrigérateurs…
Il l'écoute à moitié.
– Le sommeil c'est aussi important, dit-il en se soulevant sur un coude et en mettant la main en écran au-dessus de ses yeux pour les protéger de la lumière. Nous pourrions regrouper dans une troisième grande motivation un groupe comprenant la faim, le sommeil, la chaleur: les besoins de survie.
Elle rectifie sur son calepin puis saisit le combiné téléphonique afin de passer commande au room-service.
– Moi je vais prendre des spaghettis. Vous voulez manger quoi?
– Rien pour moi, merci. Je préférerais dormir, dit-il en tentant de réprimer un bâillement et de tenir ses paupières ouvertes.
– Qu'est-ce qu'on fait demain? questionne Lucrèce guillerette.
Il a du mal à rouvrir les yeux.
– Demain? répète-t-il, comme si c'était une notion difficile à appréhender.
– Oui «demain», dit-elle en insistant sur le mot.
– Demain on va voir le corps de Fincher. Vous pouvez éteindre, s'il vous plaît?
Apaisement de l'obscurité.
Il s'affale sur son lit et, après s'être énergiquement tourné sur le côté, il serre son édredon contre sa poitrine, et s'endort sans ronfler.
Comme il est gentil, pense-t-elle.
Il rêve qu'il marche toujours dans la neige avec ses chaussures neuves qui craquent. Il pénètre dans la chaumière. Lucrèce est à l'intérieur.
La vie de Jean-Louis Martin bascula un dimanche soir. Il se promenait tranquillement avec sa femme, Isabelle, après un dîner qui avait été suivi d'une partie d'échecs chez son ami Bertrand.
C'était l'hiver, il neigeait. A cette heure tardive, la rue était déserte. Ils marchaient précautionneusement pour ne pas glisser. Soudain un vrombissement de moteur. Des pneus miaulèrent, ne trouvant pas d'adhérence sur le sol verglacé. Sa femme évita de justesse le bolide. Pas lui.
Il eut à peine le temps de comprendre ce qui arrivait que, déjà, il était fauché et projeté en l'air. Tout lui sembla se dérouler au ralenti.
Etonnant le nombre d'informations qu'on peut percevoir dans ces instants infimes. De là-haut il eut l'impression de tout voir, et notamment sa femme qui le regardait bouche bée, alors que son chien, lui, n'avait même pas levé le museau et se demandait où était passé son maître.
La voiture fila sans s'arrêter.
Il était encore en suspension et pensait très vite. Puis, juste après l'étonnement vint la douleur. Autant sur le coup il n'avait rien senti, comme s'il avait verrouillé tous les nerfs pour que le message n'arrive pas, autant maintenant il ressentait le choc comme une vague d'acide qui se déversait partout dans son corps.
Une douleur terrible. Une immense brûlure. Comme la fois où il s'était pris deux cent vingt volts dans la main en saisissant un fil électrique dénudé. Ou quand cette voiture qui reculait lui était passée sur le bout des orteils. Il s'en souvenait. Cela avait irradié jusqu'au sommet de son crâne. Et puis une névralgie faciale avait incendié le réseau des nerfs de son visage. Tout un passé de «douleurs soudaines et intenses» remontait en lui. Un bras cassé dans une chute de cheval. Les doigts coincés dans une charnière de porte. Un ongle incarné. Un enfant qui lui tire vigoureusement les cheveux dans une bataille de récréation. Dans ces moments-là on ne pense qu'à une chose: que cela s'arrête. Que cela s'arrête tout de suite.
Avant qu'il ne retombe au sol il eut une deuxième pensée fulgurante:
Morgue de Cannes. Elle se trouve au 223, avenue de Grasse, sur les hauteurs de la ville. C'est un bâtiment ouvragé qui, de l'extérieur, évoque davantage une belle villa qu'un lieu de mort. Une haie de cyprès encercle un jardin décoré de lauriers mauves. Les deux journalistes parisiens entrent. Les plafonds sont hauts et les murs tendus de tapisserie parme et blanche.
Au rez-de-chaussée, les salons funéraires s'alignent et les familles viennent rendre un dernier hommage à leur défunt, maquillé, la peau regonflée par les thanatopracteurs grâce à la résine et au formol.
Pour accéder au sous-sol qui sert de laboratoire médico-légal, Isidore Katzenberg et Lucrèce Nemrod traversent un couloir étroit surveillé par un concierge antillais aux longs cheveux rastas tressés. Il est absorbé dans la lecture de Roméo et Juliette.
– Bonjour, nous sommes journalistes, nous souhaitons rencontrer le médecin légiste chargé de l'affaire Fincher.
Le concierge met du temps avant de leur accorder un regard. Le drame survenu jadis aux amants de Vérone, ainsi qu'à leurs parents, leurs collatéraux et leurs amis a l'air de le bouleverser et c'est avec un air triste qu'il consent à faire coulisser la vitre de l'Hygiaphone qui le protège des importuns.
– Désolé, la consigne est formelle: pas de visite au labo en dehors des juges d'instruction.
Le concierge antillais ferme la vitre et se replonge dans son livre juste au moment où Roméo déclare sa flamme et où Juliette lui explique les problèmes qu'il risque d'avoir avec ses beaux-parents un peu bornés.
Nonchalamment, Isidore Katzenberg sort un billet de cinquante euros et le plaque contre la vitre de l'Hygiaphone.
– Ça vous motive? risque-t-il.
Roméo et Juliette viennent soudain de perdre un peu de leur intérêt.
La vitre coulisse et une main preste sort pour saisir la coupure. Isidore s'adresse alors à sa comparse:
– Notez, Lucrèce, la quatrième motivation: l'argent.
Elle sort son carnet et inscrit.
– Chuuut, on pourrait nous entendre, dit le concierge, inquiet.
Il attrape le billet mais Isidore ne le lâche pas.
– Qu'allez-vous faire de cet argent? demande Isidore.
– Lâchez, vous allez le déchirer!
Les deux hommes serrent le billet et tirent dans des directions opposées.
– Qu'allez-vous faire de cet argent?
– Quelle question! Qu'est-ce que ça peut vous faire?
Isidore maintient sa prise.
– Eh bien… je ne sais pas, moi. Acheter des livres. Des disques. Des films vidéo, répond le gardien.
– Comment pourrait-on appeler ce quatrième besoin? s'interroge à haute voix Lucrèce, amusée par la situation et la gêne du concierge.
– Disons: les besoins de confort. Un: la cessation de la douleur; deux: la cessation de la peur; trois: l'assouvissement des besoins de survie; quatre: l'assouvissement des besoins de confort.
Le concierge tire plus fort sur le billet et l'empoche enfin. Comme pour se débarrasser de ces deux bruyants personnages, il appuie sur le bouton et la grande porte vitrée coulisse dans un feulement.
Lorsque Jean-Louis Martin se réveilla il fut content d'être vivant. Puis il fut content de ne ressentir aucune douleur.
Il vit qu'il était dans une chambre d'hôpital et il se dit qu'il devait présenter, malgré tout, quelques contusions. Sans bouger la tête, il regarda son corps en pyjama et constata qu'il avait ses quatre membres et qu'il n'y avait nulle part de plâtre ou d'attelle. Il fut soulagé d'être «complet».
Il tenta de bouger sa main, mais elle ne répondit pas. Il tenta de bouger son pied. Son pied ne lui obéit pas. Il voulut crier, mais il ne pouvait pas ouvrir la bouche. Plus rien ne fonctionnait.
Quand Jean-Louis Martin prit conscience de son état, il fut épouvanté.
Les seuls actes qu'il pouvait accomplir étaient: voir, et d’un oeil seulement, et entendre, d'une oreille seulement.
Odeur de salpêtre. La morgue est en sous-sol. Couloirs gris. Enfin ils trouvent la bonne porte. Ils frappent. On ne répond pas. Ils entrent. Un homme de haute stature, occupé à insérer une éprouvette dans une centrifugeuse, leur tourne le dos.
– Vous venons pour l'affaire Fincher…
– Qui vous a laissé entrer? Ah, ce doit être le concierge. Cette fois-ci il va m'entendre! Quiconque dispose d'un petit pouvoir en abuse pour exhiber son importance.
– Nous sommes journalistes.
L'homme se retourne. Cheveux noirs ondulés, petites lunettes demi-lunes, il a une belle prestance. Sur la poche de sa blouse est brodé «Professeur Giordano». Il les toise sans aménité.
– J'ai déjà tout dit à la police criminelle. Vous n'avez qu'à vous adresser directement à eux.
Puis, sans attendre de réponse, il récupère l’éprouvette et quitte son bureau pour disparaître dans une autre pièce.
– Il faut trouver sa motivation, chuchote Isidore. Laissez-moi faire.
Le professeur Giordano revient et leur lance un glacial:
– Encore là?
– Nous voudrions rédiger un article sur vous précisément. Un portrait.
Ses traits se détendent légèrement.
– Un article sur moi? Je ne suis qu'un fonctionnaire municipal.
– Vous observez de près ce que l'on cache généralement au grand public. Non seulement la mort, mais les morts étranges. Cela ne vous prendrait pas longtemps. Nous voudrions visiter la salle d'autopsie et vous y photographier dans votre labeur quotidien.
Le professeur Giordano accepte. Il réclame cinq minutes pour récupérer la clef dans sa veste, à un autre étage.
Les deux journalistes examinent les instruments d'analyse autour d'eux.
– Bravo, Isidore. Comment avez-vous su le prendre?
– Chacun sa motivation. Lui c'est la célébrité. Vous n'avez pas remarqué le diplôme derrière lui et les trophées de sport sur la petite étagère? S'il les exhibe, c'est qu'il a un problème d'image. Il est préoccupé par l'estime qu'on lui porte. Un article sur lui dans la presse, du coup, devient une forme de reconnaissance.
– Pas mal vu.
– Chaque humain détient son mode d'emploi. Cela se résume à trouver son levier principal. Pour le repérer il faut percevoir l'enfant qu'il a été et se poser la question: «Qu'est-ce qu'il lui manquait à l'époque?» II peut s'agir des baisers de sa maman, cela peut être des jouets ou, comme pour ce Giordano, l'admiration des autres. Ce type a envie d'épater.
– L'admiration des autres serait selon vous la cinquième motivation?
Isidore examine la centrifugeuse de plus près.
– On pourrait élargir cette notion à la reconnaissance du groupe.
– La socialisation?
– J'inclurais même ce besoin dans une notion plus large de devoir envers les autres. Sous le terme «devoir», j'inclus le devoir envers ses parents, envers ses professeurs, envers ses voisins, envers son pays et puis envers tous les autres êtres humains. Ce professeur Giordano accomplit son devoir de bon fils, bon élève, bon citoyen, bon fonctionnaire et il veut que cela se sache.
Lucrèce sort son calepin et recompte.
– Nous avons donc: un: - la cessation de la douleur; deux: - la cessation de la peur; trois: - l'assouvissement des besoins de survie; quatre: - l'assouvissement des besoins de confort; cinq: - le devoir.
Isidore remarque:
– Ce même «devoir» qui fait que les gens acceptent d'aller à la guerre, supportent les sacrifices. On est éduqué comme un agneau dans le troupeau. Ensuite on ne peut plus quitter le troupeau et on agit pour plaire aux autres moutons du troupeau. C'est pour cela que tout le monde est à la recherche de médailles, d'augmentations de salaire ou d'articles dans les journaux. Une partie de la consommation de nos besoins de confort est liée à cette notion de devoir. On achète télévision et voiture pas forcément parce qu'on en a besoin mais pour montrer aux voisins qu'on appartient bien au troupeau. On essaie d'avoir la plus jolie télévision et la plus jolie voiture pour prouver qu'on est riche et qu'on est un élément méritant du troupeau.
Le professeur Giordano revient, les cheveux laqués et encore mieux peignés, avec une blouse neuve. Brandissant une clef, il leur demande de les suivre dans la salle voisine. Une pancarte indique autopsie. Le médecin légiste enfonce la clef et la porte s'ouvre.
La première information qui les assaille est d'ordre olfactif. Une ignoble odeur de cadavres mêlée à une autre: celle d'un désinfectant au formol et à la lavande. La vapeur de ces infimes particules olfactives pénètre les fosses nasales des journalistes, se dissout dans le mucus qui en recouvre les parois. Les cils neurorécepteurs qui baignent dans ce mucus nasal y piègent les molécules odorantes et les font remonter jusqu'à l'apex, la partie la plus haute du nez. Là, quatorze millions de cellules réceptrices étalées sur deux centimètres carrés analysent l'odeur pour la transformer en signaux qui foncent vers le bulbe olfactif puis vers l'hippocampe.
– Ça pue! clame Lucrèce en se bouchant le nez, imitée très vite par Isidore.
L'odeur n'indispose pas du tout leur hôte, plutôt amusé par cette réaction habituelle aux visiteurs néophytes.
– Normalement, on met un masque à gaz. Mais là tous les corps sont recousus, alors ce n'est pas nécessaire. Je me souviens qu'une fois un collègue avait oublié d'enfiler son masque à gaz avant d'ouvrir le ventre d'un type qui s'était suicidé avec des produits chimiques. II avait mélangé des médicaments, des détergents, des lessives! Le tout avait macéré dans l'estomac et, quand mon collègue a entamé l'autopsie, il en est sorti une vapeur tellement toxique que le pauvre a dû être hospitalisé d'urgence.
Le médecin légiste pouffe tout seul.
Autour d'eux, six tables en inox avec leurs trébuchets en bois blanc pour poser la tête des morts et des rigoles pour évacuer les fluides corporels. Sur quatre tables sont posés des corps recouverts d'une bâche en plastique, seuls les pieds sont visibles et portent une étiquette au gros orteil.
– Un accident de voiture…, signale Giordano avec fatalisme. Ils pensaient qu'ils avaient le temps de doubler le camion avant le virage.
Sur le mur de droite: un immense évier avec des distributeurs de savon à manette et des stérilisateurs d'objets chirurgicaux, une armoire pour ranger les blouses de travail, dans un coin un vidoir pour jeter les déchets organiques, au fond une porte marquée salle des rayons x. entrée interdite. Sur le mur de gauche: des placards réfrigérés portant des lettres de l'alphabet.
– Bon, alors, vous voulez savoir quoi?
– Nous voudrions commencer par une photo devant votre labo avec vos outils, dit Lucrèce qui a bien compris la leçon de mise en valeur de l'interviewé.
Le savant accepte sans trop se faire prier, exhibant des pinces ou un scalpel pour se donner une contenance. Une fois la séance terminée, Lucrèce sort son carnet. Selon vous, Fincher serait mort de quoi?
Le professeur Giordano va vers l'armoire à fiches et en tire un dossier au nom de Fincher. Il contient des photos, des expertises, une cassette audio réalisée lors de l'autopsie, des listes de résultats d'analyses chimiques.
– … d'amour.
– Pouvez-vous être plus explicite? demande Isidore Katzenberg.
L'autre lit son dossier.
– Pupilles dilatées. Veines tendues. Afflux anormal de sang dans le cerveau et le sexe.
– Dans le sexe? s'étonne Lucrèce. On peut détecter ça après la mort?
Giordano paraît satisfait de la question.
– En fait, quand l'homme a une érection c'est qu'un afflux de sang arrive dans son corps caverneux par des artères. Ensuite les veines qui reçoivent ce sang se resserrent pour maintenir la rigidité. Mais le sang ne peut pas stagner trop longtemps dans le corps caverneux, sinon les cellules sanguines manqueraient d'oxygène. C'est pourquoi, même lors d'érections très longues, il se produit de temps en temps un petit ramollissement pour laisser un peu de sang ressortir chercher l'oxygène. Or, dans le cas de Fincher, nous avons trouvé des cellules nécrosées qui ont l'air d'avoir stagné très longtemps.
– Et en dehors des cellules nécrosées l'analyse sanguine a donné quoi? demande Isidore comme s'il voulait changer de sujet.
– Un taux d'endorphines anormalement élevé.
– Cela signifie quoi?
– Qu'il a connu un monumental orgasme. On sait bien que l'orgasme masculin n'est pas forcément lié à l'éjaculation. Il peut y avoir éjaculation sans orgasme et orgasme sans éjaculation. Le seul révélateur de l'orgasme, pour l'homme comme pour la femme, c'est la présence d'endorphines.
– C'est quoi les endorphines? demande Lucrèce, intéressée, en relevant ses longs cheveux roux micro-ondulés.
Le professeur Giordano rajuste ses petites lunettes demi-lunes et observe un peu mieux la jeune femme.
– C'est notre morphine naturelle. C'est la substance sécrétée par notre corps pour nous faire plaisir et pour nous permettre de supporter la douleur. Quand on rit, on diffuse des endorphines. Quand on est amoureux, on émet des endorphines (n'avez-vous jamais remarqué que, lorsque vous vous trouvez à côté d'une jolie personne désirable, vous sentez moins vos rhumatismes?). Quand on fait l'amour, on propage des endorphines. Quand, lors d'un jogging, vous ressentez une sorte d'ivresse, c'est l'endorphine que produit notre corps pour contrebalancer les douleurs musculaires. C'est ce qui donne indirectement le plaisir de courir.
– C'est pour cela qu'il y a des gens accros au jogging? s'étonne Isidore.
– En fait, ils sont accros aux endorphines produites pour supporter la douleur de courir.
Lucrèce note tout avec intérêt sur son calepin. Giordano, voyant que la journaliste s'intéresse à ses propos, poursuit.
– En Chine, on utilisait des biches en captivité. On leur cassait la patte pour obtenir une fracture ouverte des os. Puis on entretenait cette fracture en la recassant dès que les os commençaient à se ressouder. Du coup, l'animal éprouvait une telle douleur que le corps sécrétait naturellement des endorphines pour le soulager. Les Chinois récoltaient alors le sang à la jugulaire et le faisaient sécher. Ils vendaient ensuite cette poudre de sang séché plein d'endorphines comme poudre aphrodisiaque.
Les deux journalistes grimacent.
– C'est ignoble ce que vous racontez! déclare Lucrèce, cessant de prendre des notes.
Le savant n'est pas mécontent d'avoir choqué la jeune fille.
– Les endorphines, on en produit normalement très peu à chaque instant de plaisir et elles disparaissent assez vite, mais Fincher a propagé, lui, une telle décharge qu'il en subsistait encore des traces lorsque j'ai effectué l'analyse du sang. C'est un phénomène rarissime. Il a vraiment dû ressentir un sacré «coup de foudre».
Lucrèce remarque que Giordano fixe sa poitrine, s'empresse de reboutonner son décolleté.
Agacé, Isidore change de sujet.
– Vous pensez que Fincher se droguait?
– J'y ai songé. Les drogues se stockent dans notre graisse et peuvent y demeurer longtemps.
Le médecin légiste indique une représentation d'homme écorché, collée au-dessus de l'évier. L'on y distingue les muscles, les os, les cartilages, les zones de graisse d'un corps humain soigneusement reconstitué.
– Tenez, par exemple, on arrive à retrouver certaines substances comme l'arsenic, le fer, le plomb, des dizaines d'années après leur ingestion, même en dose infime.
– Vous voulez dire que la graisse est composée de strates à la manière d'un chantier archéologique? s'étonne Isidore.
– Exactement. On y retrouve tout ce qu'on a ingurgité, étage dans le temps. En ce qui concerne Fincher, j'ai recherché des traces de drogue dans sa graisse. Ni drogue ni médicament, aucune substance chimique suspecte.
Lucrèce pavoise.
– Nous sommes d'accord, on peut donc «mourir d'amour»…
– Oh oui, bien sûr. Comme certains peuvent mourir de chagrin. Le pouvoir de l'esprit est sans fin. Et, si vous voulez mon avis, cette mort n'est pas seulement physique, elle est surtout psychologique.
Isidore examine les placards réfrigérés marqués des lettres de l'alphabet et désigne le tiroir F.
– On peut voir le corps de Fincher?
Le professeur Giordano secoue la tête.
– Vous n'avez pas de chance, j'ai terminé mon autopsie ce matin et la dépouille est partie en vue d'être rendue à la famille, il y a à peine trois quarts d'heure.
Il soupire, puis reprend:
– Vraiment, cet homme aura réussi sa sortie en beauté. D'abord il devient champion du monde d'échecs, ensuite il meurt d'amour dans les bras d'une des plus belles femmes de la planète. Il y a vraiment des veinards… Sans parler du domaine professionnel.
– Où travaillait-il, déjà?
– A l'hôpital Sainte-Marguerite sur l'une des deux îles de Lérins. Sous sa direction, l'établissement était devenu un des plus grands hôpitaux psychiatriques d'Europe. Gardez-le pour vous, mais moi-même je m'y suis fait soigner pour une dépression.
Isidore soulève un sourcil.
– Je travaillais trop, j'ai craqué.
Le médecin légiste fixe les grands yeux vert émeraude de la journaliste avec une intensité accrue.
– Eh oui, telle est l'époque dans laquelle on vit. Selon les dernières études de l'OMS, la moitié de la population des pays civilisés nécessite une aide psychologique. La France est le pays au monde qui consomme le plus de tranquillisants et de somnifères par habitant. Plus on est intelligent, plus on est fragile. Vous seriez surpris d'apprendre combien de leaders politiques occidentaux ont fait des détours par des hôpitaux psy. Quant à moi, j'ai conservé de mon séjour à Sainte-Marguerite un souvenir très agréable. On y est dans la nature, en bord de mer. C'est très relaxant. Il y a beaucoup de verdure, de feuillages, de fleurs.
– Monsieurmartinmonsieurmartinvousmentendez?
Après avoir traversé le pavillon, puis le conduit auditif externe, ces sons entrèrent en contact avec le cérumen, pâte onctueuse jaune et cireuse destinée à protéger et à entretenir l'élasticité du tympan. L'onde contourna cet obstacle et fît vibrer le tympan proprement dit.
Derrière le tympan: une cavité remplie d'air, la caisse du tympan, avec, à l'intérieur, trois petits osselets. Le premier os appelé «marteau», attaché au tympan, en retransmit le mouvement. Il heurta le deuxième os, «l'enclume», qui, à son tour, mit en mouvement le troisième os nommé «étrier» à cause de sa forme. Cet ensemble de trois osselets permit d'augmenter mécaniquement le stimulus pour amplifier la voix un peu trop faible du médecin.
L'onde fut ensuite transmise dans l'oreille interne jusqu'au limaçon, organe en forme d'escargot comprenant quinze mille cellules nerveuses cillées qui étaient les véritables réceptrices du son. L'onde était désormais transformée en signal électrique qui remonta le nerf auditif jusqu'à la circonvolution de Heschl. Là se trouvait le dictionnaire qui donnait à chaque son une signification.
– Monsieur Martin (c'est moi), monsieur Martin (il insiste parce qu'il craint que je ne l'entende pas), vous m'entendez? (Il attend de ma part une réponse. Que faire? Je ne peux RIEN FAIRE!)
Il battit lamentablement de la paupière.
– Vous êtes réveillé? Bonjour. Je suis le docteur Samuel Fincher. C'est moi qui vais m'occuper de vous. J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est que vous avez survécu à l'accident. Et compte tenu du choc reçu, c'est un vrai miracle. La mauvaise, c'est que votre tronc cérébral a subi une lésion un peu au-dessus du bulbe. Du coup, vous avez ce que nous appelons un LIS. C'est un mot anglais qui signifie Locked-In Syndrome, syndrome de la fermeture intérieure. Votre cerveau fonctionne toujours mais le reste du
système nerveux périphérique ne répond plus.
– Pour Fincher, vous êtes persuadés que c'est un meurtre, hein? demande le médecin légiste.
Isidore approuve du menton.
– Allez, vous m'êtes sympathiques. Et j'ai une dette envers Fincher. Alors je vais vous montrer le «truc».
Il leur adresse un clin d'oeil.
– Vous me jurez que vous ne le répéterez à personne? Et pas de photos, surtout!
Avec des allures de sommelier sur le point de sortir une bouteille d'un grand cru classé, le médecin légiste ouvre la porte de la salle des rayons X au fond. A l'intérieur, à côté des appareils médicaux, les journalistes aperçoivent un autre bureau et une armoire. Giordano les invite à entrer, il ouvre un volet de l'armoire et en extirpe un bocal transparent rempli d'un liquide translucide jaunâtre au centre duquel flotte une boule gris rosé.
– La famille m'a réclamé le corps mais ils ne vérifieront pas s'il est complet. Vous savez, durant l'autopsie on sort les organes, on les examine, on les replace dans un sac plastique dans le corps, on recoud, mais qui va vérifier s'il y a tout? Enfin, voilà, je l'ai gardé. Je compte cependant sur votre discrétion. Après tout, ce n'était pas n'importe qui… On a bien fait pareil pour Einstein.
Il allume la lampe plafonnière rouge destinée aux développements photographiques et ils distinguent le contenu du bocal.
– Le cerveau de Fincher! s'exclame Lucrèce.
Les deux journalistes restent fascinés devant le spectacle de cet appendice nerveux baigné par la lueur rougeâtre. Les circonvolutions forment une frise infinie. Des veines plus foncées s'enfoncent dans les sillons les plus profonds. Le bas du cerveau a été sectionné proprement au ras de la moelle épinière.
Le médecin légiste s'approche du verre, examinant de près son contenu.
– Le cerveau humain est le plus grand de tous les mystères. Le problème, c'est que nous ne disposons que d'un seul outil pour tenter de l'élucider et c'est… précisément notre propre cerveau.
Ils contemplent longuement le cerveau, méditant sur cette phrase.
Lucrèce tend sa carte de visite.
– Si vous découvrez quoi que ce soit de nouveau, n'hésitez pas à m'appeler sur mon portable, dit-elle. Ça ne me dérange jamais, de toute façon mon téléphone est muni d'un vibreur.
Le professeur Giordano saisit le bristol et le glisse négligemment dans sa poche.
Puis il caresse le bocal d'une main distraite.
– J'ai revu plusieurs fois Samuel Fincher avant sa mort. Il était devenu un ami. La dernière fois, je l'ai rencontré par hasard dans un cabaret, Le Joyeux Hibou, où se produisait son frère. Pascal Fincher est hypnotiseur. Ils étaient d'ailleurs tous deux obsédés par la compréhension du fonctionnement du cerveau. Samuel abordait le problème par son côté organique, Pascal par le côté psychologique. Allez voir son numéro d'hypnose, vous réaliserez le pouvoir de la pensée…
Sous l'effet de la chaleur rouge, le cerveau de Fincher tourne très lentement dans le bocal.
Dans l'esprit de Jean-Louis Martin, ce fut bientôt la terreur, la panique, la confusion totale. La voix continuait pourtant à se déverser dans son oreille avec douceur:
– Je sais, ce n'est pas facile. Mais vous êtes ici en de bonnes mains. Vous êtes à l'hôpital Sainte-Marguerite. Et nous sommes à la pointe de la recherche dans les domaines du cerveau et du système nerveux.
Maintenant, il pouvait mesurer l'étendue de la catastrophe. Jean-Louis Martin, ex-employé du service contentieux à la BCRN, pensait, voyait d'un œil, entendait d'une oreille, mais ne pouvait plus bouger le petit doigt pour se gratter. De toute façon, il n'était même plus capable de ressentir la moindre démangeaison… A ce moment précis, il n'eut plus qu'une idée en tête: que tout s'arrête.
Le docteur Samuel Fincher passa une main dont il ne sentit pas le contact sur son front.
– Je sais à quoi vous pensez. Vous voulez mourir. Vous avez envie de vous suicider et, en plus, vous venez de prendre conscience que votre paralysie générale ne vous autorise même pas à en décider. Je me trompe?
Jean-Louis Martin essaya encore de remuer quelque chose quelque part dans son corps et ne parvint une fois de plus qu'à battre de la paupière. C'était, il dut l'admettre, son seul muscle actif.
– La vie… Tout organisme est d'abord motivé par ça: se maintenir en vie le plus longtemps possible. Même une bactérie, même un ver, même un insecte veulent cela. Encore quelques secondes de vie, encore un peu, encore.
Il s'assit près de lui.
– Je sais ce que vous pensez: «Pas moi. Plus moi.» Vous avez tort.
L'iris cuivré de l'œil valide de Jean-Louis Martin s'élargit. Un gouffre noir s'y creusait, exprimant le questionnement. Il n’avait jamais été préparé à affronter une telle situation.
Je suis foutu. Qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment? Personne ne peut supporter cela. Ne pas bouger! Ne pas parler! Ne pas sentir le monde! Je ne peux même pas avoir mal! Tout s'effondre. J'envie les estropiés qui, eux au moins, ne sont qu'estropiés! J'envie les grands brûlés! J'envie les culs-de-jatte qui, eux au moins, ont des mains. J'envie les aveugles qui, eux au moins, sentent leur corps! Je suis l'homme le plus puni de l'histoire de l'humanité. Avant, on m'aurait laissé mourir. Mais là, à cause de leur satané progrès, je vis malgré moi. C'est affreux.
Son oeil, après avoir tourbillonné, s'immobilisa.
Et lui? C'est qui? Que ce médecin a l'air tranquille. Comme s'il savait parfaitement comment gérer ce cauchemar. Il me dit quelque chose. Avantdêtreunmédecin…
– Avant d'être un médecin, je suis un être humain. J'agis en fonction de ma conscience avant d'agir par devoir professionnel ou par peur des problèmes avec la justice. Au-dessus de tout, je respecte le libre arbitre des êtres qui me sont confiés. Aussi, je vous laisse la possibilité de choisir. Si vous décidez de vivre, vous n'aurez qu'à battre une fois de votre paupière valide. Si vous décidez de renoncer à la vie, vous n'aurez qu'à battre deux fois.
Je peux choisir! J'ai donc encore une prise sur le monde. Evidemment je veux mourir.
Comment exprimer mon choix déjà? Ah oui, battre deux fois de ma paupière, l'unique muscle qui agit.
- Prenez votre temps…
Jean-Louis Martin repensa à «avant».
Avant, j'étais heureux.
Faut-il tout perdre pour s'apercevoir qu'on possédait des choses précieuses?
Le docteur Fincher se mordit la lèvre.
Jusqu'ici, tous les LIS auxquels il avait laissé ce choix avaient préféré la mort.
L'œil de Jean-Louis Martin restait étonnamment fixe. Sa pupille s'était complètement réduite pour bien saisir tout ce qu'exprimait le visage du médecin.
Iln 'est pas obligé de faire cela. Il prend des risques. Pour moi. S'il me tue, il risque un jour d'avoir des comptes à rendre. Un autre m'aurait épargné sans me demander mon avis. Au nom du serment d'Hippocrate qui les oblige à sauver à tout prix la vie. C'est le moment le plus étonnant de mon existence et c'est la décision la plus lourde à prendre.
Comme exténué, le médecin releva d'un doigt les lunettes sur le haut de son nez et, les yeux baissés, comme s'il ne voulait pas influencer de son regard son malade, il conclut:
– A vous de décider. Mais je dois vous signaler une chose: si vous décidez de vivre, je ne vous proposerai plus jamais de mourir et je me battrai avec tous mes moyens pour que vous viviez le plus longtemps possible. Réfléchissez bien. Un battement pour oui, deux pour non. Alors, vous choisissez quoi?
– Une salade niçoise sans anchois et avec la vinaigrette à côté. Et pour les tomates il faudrait qu'elles soient épluchées car je ne digère pas leur peau. Et comme vinaigre, vous mettez quoi?
– Vinaigre de framboise, mademoiselle.
– Vous ne pourriez pas mettre plutôt du vinaigre balsamique de Modène? J'adore ça.
Isidore, qui, lui, apprécie beaucoup les mélanges salés-sucrés, commande un avocat crevettes-pamplemousse.
Le serveur note leurs commandes. En plat principal Lucrèce choisit du poulet à la provençale. Mais sans tomate, et avec la sauce à côté. Pas d'oignon non plus. Elle demande si elle peut avoir des haricots verts en guise d'accompagnement à la place des pommes sautées. Cuits à la vapeur, sans graisse, les haricots verts. Le serveur barre, note dans la marge, très patient, comme habitué à accueillir des clients compliqués. Isidore, pour sa part, choisit une lotte au pistou. Et il se réserve pour le dessert.
– Monsieur veut la carte des vins? Nous avons un très bon rosé de Bandol.
– Non. Ce sera un Orangina light et un sirop d'orgeat, tranche Lucrèce.
Avant de partir, le serveur allume les deux bougies qui décorent la nappe. Ils sont attablés dans le restaurant-cabaret du Joyeux Hibou.
La salle n'est pas très grande, tapissée de centaines de masques de visages humains aux yeux grands ouverts. Ils recouvrent les murs et le plafond, donnant l'impression qu'une foule observe les convives sous tous les angles.
Une pancarte surplombe la scène, annonçant: «MAÎTRE PASCAL. HYPNOTISEUR.»
– Vous y croyez, vous, à l'hypnose?
– Je crois au pouvoir de la suggestion.
– C'est quoi la suggestion?
– Quelle est la couleur de la neige?
– Blanche.
– Quelle est la couleur de ce papier?
– Blanc.
– Et la vache elle boit quoi?
– Du lait…
Isidore affiche un petit sourire victorieux.
– Ah zut. C'est pas du lait, c'est de l'eau. Bravo. Vous m'avez bien eue, reconnaît Lucrèce.
On leur apporte des amuse-gueules à base de tapenade pour les faire patienter et ils les grignotent en observant la salle.
Sur leur droite, un homme parle fort et avec conviction dans son téléphone portable, alors qu'en face de lui son compagnon de table s'efforce de garder contenance tout en espérant que son propre appareil sonnera bientôt afin de lui imposer à son tour la même gêne.
Le téléphone portable de Lucrèce vibre sur la table. Isidore Katzenberg lui lance un regard de reproche. Elle regarde qui rappelle grâce au système d'affichage du numéro, ne trouvant pas l'interlocuteur intéressant elle consent à l'éteindre.
– C'était la Thénardier. Je coupe tout, comme cela nous ne serons plus dérangés…, s'excuse-t-elle.
– Le portable c'est la nouvelle impolitesse de notre temps, remarque Isidore.
Autour d'eux, les autres couples mangent en silence. Isidore les scrute en roulant des boulettes de mie de pain.
– Mourir d'amour, mourir d'amour, Giordano en a de bonnes…, bougonne-t-il en happant une boulette.
– Mourir d'amour, parfaitement! Aimer. A-I-M-E-R à s'en faire péter les boyaux de la tête. Evidemment vous êtes trop intellectuel, coupeur de cheveux en quatre, pour comprendre la puissance des sentiments! lui répond Lucrèce Nemrod.
Il boit d'un trait son sirop d'orgeat.
– Fincher est mort assassiné, j'en suis certain. Et pas par Natacha Andersen.
La jeune journaliste scientifique lui prend le menton. Ses grands yeux verts en amande scintillent sous l'éclairage des bougies. Sa poitrine se soulève d'indignation contenue.
– Dites-moi la vérité: avez-vous déjà prononcé seulement une fois la phrase «je t'aime», Isidore?
Il se dégage.
– C'est une phrase attrape-nigaud. La meilleure manière d’embobiner les naïfs. Je crois que, derrière ces mots, on cache juste une volonté de posséder l'autre. Je n'ai jamais voulu posséder qui que ce soit et je n'ai jamais voulu laisser personne me posséder.
– Dommage pour vous… Cela vous sert à quoi de trouver des assassins si vous n'êtes pas capable de trouver l'amour?
Il s'acharne un peu plus sur la mie de pain, la transforme en une énorme boulette qu'il avale, puis assène la phrase qu'il vient de ciseler dans son atelier cérébral personnel:
– L'amour c'est la victoire de l'imagination sur l'intelligence.
Elle hausse les épaules. Elle se dit que son comparse n'est qu'un homme capable de performances cérébrales. Rien de plus. Une cervelle sans cœur.
On leur sert les hors-d'œuvre.
Du bout des doigts, Lucrèce saisit une feuille de salade qu'elle grignote des incisives comme un rongeur.
– Je ne vais pas perdre davantage de temps à Cannes. Je crois que cette enquête n'a plus lieu d'être, mon cher Isidore. L'amour existe, Samuel Fincher l'a rencontré et il en est mort. Grand bien lui fasse. Et j'espère mourir d'amour moi aussi. Demain je remonte à Paris et je vais poursuivre le dossier sur le cerveau à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière où, comme vous me l'avez signalé, ils ont un service neurologique de pointe.
Soudain les lampes s'éteignent, laissant les dîneurs dans la pénombre des bougies.
– Et maintenant comme chaque soir, grand spectacle d'hypnose avec maître Pascal Fincher. Je vous demanderai d'éteindre vos téléphones portables.
Tout le monde fouille dans ses poches et obtempère.
Un homme en smoking noir à paillettes entre sur scène et salue l'assistance.
Lucrèce et Isidore reconnaissent sur son visage beaucoup de traits communs à ceux de son frère décédé. Il est un peu plus grand, ne porte pas de lunettes, se tient plus voûté et semble plus âgé.
Pascal Fincher entame son spectacle par un discours sur le pouvoir de la suggestion. Il évoque le savant russe Pavlov qui réussissait à faire saliver un chien à la seule audition d'une sonnerie.
– Cela s'appelle le conditionnement réflexe. On programme quelqu'un à réagir à un événement donné ou à un instant donné. Ne vous est-il jamais arrivé de vous dire: «Je veux me réveiller à huit heures moins le quart sans l'aide d'un réveil» et de vous apercevoir ensuite qu'effectivement vous vous étiez levé pile à huit heures moins le quart? Pas une minute de plus ni de moins.
Rumeur dans la salle, plusieurs personnes se souviennent en effet d'une telle performance qu'elles croyaient due au simple hasard.
– Vous vous étiez conditionnés tout seuls. Et on se conditionne en permanence. Par exemple à avoir envie d'aller aux toilettes après le petit déjeuner, à avoir faim à l'heure de la pause, à avoir envie d'uriner en entrant dans l'ascenseur qui ramène chez soi, à être prêt à dormir juste après le film du soir.
Les spectateurs rient en se souvenant de ces sensations qu'ils croyaient intimes.
– On est comme des ordinateurs qu'on programme et déprogramme à volonté. Nous nous conditionnons même à nos réussites et à nos échecs futurs. N'avez-vous jamais vu ces gens qui commencent leur phrase par «je suis sûr que je vous dérange mais…»? Ils conditionnent l'autre à les repousser. Et on fait tous ça, sans y réfléchir.
L'hypnotiseur réclame un volontaire pour une expérience pratique. Un grand blond se lève. Pascal Fincher demande qu on l'applaudisse, puis il le place face à lui, lui enjoint de fixer son pendule tout en lui affirmant: «Vos paupières sont lourdes, lourdes, vous ne pouvez plus les ouvrir. Maintenant vous avez chaud, très chaud. Vous êtes dans le désert et vous étouffez dans vos vêtements.»
Quand il a répété plusieurs fois cette rengaine, le cobaye, les yeux toujours fermés, se déshabille jusqu'à se retrouver en slip. Pascal Fincher le réveille alors et le grand blond sursaute, surpris puis honteux de sa nudité. Dans la salle, tout le monde applaudit.
– C'est quoi le truc? demande Lucrèce à son compagnon.
– En fait tout le mérite vient de l'hypnotisé, pas de l'hypnotiseur, explique Isidore. C'est lui qui décide d'obéir à la voix. On pense qu'il n'y a que vingt pour cent de la population hypnotisable. C'est-à-dire capable de faire suffisamment confiance à l'hypnotiseur pour se laisser aller complètement.
Pascal Fincher réclame un nouveau cobaye pour son prochain tour.
– Allez-y, Lucrèce!
– Non, vous, Isidore.
– Mademoiselle est un peu timide, lance-t-il à l'intention de l'artiste.
Pascal Fincher descend prendre la jeune femme par la main pour la guider vers la scène.
– Je vous préviens tout de suite que je ne me déshabillerai pas, annonce fermement Lucrèce, déjà sous les projecteurs.
L'hypnotiseur lui demande de fixer à son tour le pendule de cristal.
– Vous vous sentez de plus en plus fatiguée. Vos paupières sont lourdes, lourdes…
Elle ne quitte pas le pendule des yeux mais sa bouche articule:
– Désolée, ça ne marchera pas sur moi, je crois que je fais partie des quatre-vingts pour cent de la population réfractaire à l'hyp…
– Vous dormez.
Elle se tait et ferme les yeux.
– Vous dormez profondément…, répète Pascal Fincher.
Lorsqu'elle lui paraît suffisamment endormie, l'hypnotiseur demande à Lucrèce son emploi du temps de la veille. Elle hésite à peine:
– Hier j'ai visité la morgue de Cannes.
Ensuite il lui demande ce qu'elle a fait la semaine précédente. Elle s'en souvient. Puis ce qu'elle a fait le mois précédent, puis l'année dernière, le même mois, le même jour. Elle obtempère. Puis il lui demande de revenir dix ans en arrière. Puis vingt, il lui demande de revivre ses premiers jours, puis sa naissance, puis ce qui s'est passé avant. La jeune femme se recroqueville. Il l'aide à s'asseoir sur le sol et elle se love en position fœtale, le pouce dans la bouche.
Il la prie ensuite de revivre sa naissance, et Lucrèce, de plus en plus recroquevillée, se met à respirer difficilement. Elle mime ce qui semble une scène dans laquelle elle s'asphyxie. Elle mime un traumatisme. Soudain elle cesse complètement de respirer. Inquiétude dans la salle. La jeune journaliste scientifique devient toute rouge. Elle tremble. Mais l'hypnotiseur, lui, reste calme. Il passe une main sur les joues de Lucrèce et les caresse en partant du menton comme s'il l'aidait ainsi à sortir d'un lieu où elle étoufferait. Il mime le geste de la hisser par le menton puis les épaules. Elle se déploie un peu. De la main il la rassure, la calme, l'apaise. Il la tire comme pour la dégager d'un goulet trop étroit. Puis, alors qu elle marque une pause, il passe derrière elle et lui octroie de petites tapes dans le dos, de plus en plus fort. Elle se débloque, tousse, et, les yeux toujours fermés, elle pousse un gémissement semblable au vagissement d'un bébé qui vient de naître.
Pascal Fincher s'assoit alors par terre, prend la jeune femme dans ses bras, la berce et chantonne jusqu'à ce qu'elle se calme.
– Maintenant tout va bien. Nous allons remonter le temps.
Il lui enjoint alors de visualiser sa première année, sa première décennie, l'année dernière, le mois dernier, la semaine dernière, hier, il y a une heure. Puis il annonce un compte à rebours de dix à zéro et lui signale qu'à zéro elle rouvrira les yeux, ne se rappellera plus rien mais profitera cependant des effets bénéfiques de cette séance.
Elle ouvre les yeux. Applaudissements hésitants dans la salle. Elle bat des paupières.
– Vous voyez, ça n'a pas marché, dit-elle en reprenant ses esprits.
Pascal Fincher lui prend la main pour qu'on l'applaudisse plus fermement. Lucrèce se laisse faire, étonnée. Il la remercie. Elle regagne sa table.
– Vous avez été formidable, dit Isidore.
– Mais ça n'a pas marché? Hein? Ça a marché? Qu'est-ce qu'il s'est passé? Je ne me souviens de rien.
– Il vous a fait revivre votre naissance. Il y avait un petit blocage chez vous, il l'a résolu.
– Quel genre de blocage?
– La sortie du ventre de votre mère. Vous paraissiez étouffer. Il vous a rassurée. Il vous a fait revivre l'événement dans de meilleures conditions.
Alors, avec détermination, elle enlève son pull à col roulé, puis très lentement le remet en frottant bien son col avec sa tête. Elle recommence plusieurs fois puis consent à s'expliquer:
– J'avais une sorte de phobie. Quand j'enfile des pulls à col roulé, je ne supporte pas de rester la tête coincée dans le col plus de quelques secondes. C'est viscéral. C'est une simple gêne mais elle m'a toujours angoissée. Alors je passe toujours mes pulls très vite. A présent j'ai l'impression d'être guérie de ce petit tourment.
Elle passe et repasse sa tête dans le pull.
L'hypnotiseur réclame maintenant un dernier volontaire pour une expérience plus délicate. Un groupe de trois militaires entrés en plein milieu de la séance, désigne l'un d'eux à grands cris. Après un premier refus, il y va, ne voulant pas passer pour un pleutre.
Pascal Fincher endort rapidement le soldat à l'aide de son pendule de cristal puis lui annonce:
– Lorsque vous entendrez les mots «magnolia indigo» vous compterez jusqu'à cinq, puis prendrez votre chaussure droite, vous irez taper deux fois contre la porte puis vous éclaterez de rire.
Il répète plusieurs fois cette induction, réveille le cobaye et, alors que celui-ci reprend sa place, l'hypnotiseur lance négligemment «magnolia indigo». L'autre se fige, compte dans sa tête, puis enlève sa chaussure, se dirige vers la porte, tape deux fois et éclate de rire.
Le rire est repris par la salle qui applaudit à tout rompre. Ce geste ancien signifie qu'on a envie de prendre l'autre dans ses bras mais, comme il n'est pas tout près, on se tape dans les mains sans parvenir à le saisir.
Le militaire, inquiet, cesse de glousser et, énervé, remet sa chaussure.
– Tel est, lance l'hypnotiseur, le pouvoir de la pensée. Avant je donnais des mots clefs plus simples comme «café au lait» ou «rayon de soleil» mais, trop communs, ils généraient des problèmes dans la vie quotidienne. Aussi j'utilise à présent «magnolia indigo». Dans la conversation courante, il est rarissime de l'entendre.
Comme Fincher prononce encore ces deux mots clefs, le cobaye, qui était en train de renouer son lacet, s'interrompt a nouveau, se fige un instant puis, avec sa chaussure, va taper deux fois contre la porte avant d'éclater de rire.
Applaudissements redoublés. Gêne encore plus forte du cobaye qui secoue la tête en proférant des jurons, et se frappe les fontanelles comme s'il voulait faire sortir un poison de son crâne.
L'hypnotiseur salue. Rideau.
Avant que les deux journalistes aient pu terminer leurs hors-d'œuvre, un serveur a déjà apporté les plats principaux en profitant de leur inattention passagère.
– L'hypnose… Nous n'y avions pas pensé. Et si quelqu'un avait introduit un mot clef dans l'esprit de Fincher?
– Un mot clef… quel mot clef? Magnolia indigo?
La jeune journaliste scientifique cherche rapidement et a un éclair:
– Un mot clef genre: «Je t'aime» avec un conditionnement pour qu'à l'audition de cette phrase son cœur s'arrête, propose-t-elle, ravie. Natacha Andersen l'a prononcé au moment crucial et cela lui a provoqué un spasme.
– C'est vous qui êtes en train de me dire que la phrase «je t'aime» peut devenir un conditionnement mortel! s'étonne Isidore.
Lucrèce est lancée, elle replace chaque pièce du puzzle pour que l'ensemble fonctionne.
– Mieux qu'un spasme: un arrêt cardiaque. Vous m'avez bien dit qu'avec son cerveau on peut maîtriser son cœur, il me semble?
– J'ai vu des yogis le faire. Mais je ne crois pas qu'on puisse arriver jusqu'à l'arrêt total. Il doit y avoir des mécanismes automatiques de survie.
Elle cherche vite autre chose.
– Dans ce cas on pourrait imaginer qu'on l'a programmé à rire jusqu'à ce que mort s'ensuive? suggère Lucrèce. Rire jusqu'à la mort quand le sujet entend les mots «je t'aime»!
Satisfaite de son idée, elle reconstitue toute l'histoire:
– Je crois, mon cher Isidore, que j'ai trouvé le fin mot de cette affaire. Fincher a été tué par son frère Pascal qui l'a hypnotisé préalablement. Il lui a implanté une phrase inductive dans la tête. La plus insidieuse. «Je t'aime.» Natacha Andersen l'a prononcée au moment de l'orgasme. Le cœur s'est arrêté et le champion du monde d'échecs est mort. Du coup, elle a cru que c'était elle qui l'avait tué. C'est le meurtre parfait: pas de présence de l'assassin sur les lieux au moment du crime, pas d'arme, pas de blessure, un seul témoin, et ce témoin se croit la cause de la mort! Sans parler que, comme vous dites, le tout passe pour suffisamment «salace» pour que personne n'enquête sérieusement. Le sexe est encore un tabou. C'est vraiment le crime parfait.
La jeune journaliste, enthousiasmée par son propre raisonnement, mange avec appétit ce qu'il reste de poulet dans son assiette.
– Et le mobile?
– La jalousie. Pascal est moins beau que Samuel. Samuel avait une fiancée top model et, en plus, il avait remporté le championnat du monde d'échecs. Riche, beau, bien accompagné, connaissant la gloire, c'est insupportable. Le frère jaloux a utilisé son talent d'hypnotiseur pour le conditionner à mourir et, comme c'est un vicieux, il s'est débrouillé pour qu'il trépasse dans les bras de sa fiancée.
Elle revient quelques pages en arrière dans son calepin pour revoir ses notes précédentes.
– Nous pourrions ajouter cela comme motivation. Au-dessus de cinq: le devoir, six: la jalousie.
La lotte qui stagne au milieu du pistou dans l'assiette d'Isidore a eu plus de chance que le poulet de batterie à la provençale de Lucrèce, elle a connu la liberté quelques semaines, avant d'être prise au piège dans les filets dérivants.
– La jalousie? Trop précis.
– Elargissons la notion à toutes les émotions qu'on ne sait pas maîtriser parce qu'elles nous dépassent. La jalousie, la vengeance… en fait: la colère. Oui, on pourrait regrouper le tout sous six: la colère. C'est encore plus fort que le devoir. Le devoir c'est ce qui fait que les gens veulent plaire aux autres et s'intégrer à la société, la colère c'est ce qui les pousse à fomenter des révolutions et à changer la société.
– C'est aussi ce qui peut les pousser à… tuer.
Elle note à toute vitesse son explication pour être certaine de ne pas l'oublier.
– Eh bien, dit Lucrèce, voilà une enquête rondement menée. Je reconnais que vous aviez raison de suspecter une mort anormale, pour ma part j'ai trouvé l'assassin et le mobile. Ensemble, nous avons battu un record de vitesse de résolution d'enquête, il me semble. Voilà, tout est fini.
Elle tend son verre pour trinquer mais Isidore ne lève pas le sien.
– Humm… Et vous prétendez que c'est moi qui suis mythomane?
Elle le toise avec dédain.
– La jalousie…, dit-elle. Vous aussi vous êtes jaloux. Parce que je suis plus jeune que vous, je suis une femme, et pourtant c'est moi qui ai trouvé la solution, n'est-ce pas, monsieur Sherlock Holmes?
Ils finissent leurs plats respectifs. Isidore se fabrique une mouillette et sauce son assiette tandis que Lucrèce, du bout de son couteau, trie sur les bords ce qu'elle veut encore manger et ce dont elle ne veut plus. Le reste du poulet reçoit pour sépulture une branche de laurier.
Alentour, les gens commentent le spectacle.
Enfin ils disposent d'un sujet de conversation. A toutes les tables il se crée une division entre ceux qui croient à l'hypnose et ceux qui n'y croient pas, chacun campant sur sa position. «Ce sont des comparses, entend-on. - Ils ont fait semblant. - La fille avait l'air sincère. - Non, elle en faisait trop.»
Le serveur leur propose la carte des desserts. Lucrèce commande un café décaféiné allongé dans une grande tasse avec un pot d'eau chaude à côté, et Isidore une glace à la réglisse.
– Vous avez émis une hypothèse, c’est tout.
– Vous êtes jaloux.
– Heureusement que vous n'êtes pas policière. Pour qu'une enquête soit bouclée, il ne suffit pas d'élaborer une hypothèse, aussi attrayante sort-elle. Il faut des indices, des preuves, des témoignages, des aveux.
– Très bien, allons questionner Pascal Fincher! clame Lucrèce.
Elle réclame l'addition, la note de frais afférente, paie, puis elle demande au patron du night-club de leur indiquer la loge de l'hypnotiseur. Ils frappent trois fois à la porte où est gravé maître pascal fincher. En guise de réponse, la porte s'ouvre à la volée et, avant qu'ils aient pu réagir, l'hypnotiseur bondit hors de sa loge et fuit le night-club dans son peignoir mouillé alors que les trois militaires sont à ses trousses avec à leur tête celui qui a servi de cobaye.
– Magnolia indigo? lance Lucrèce comme si elle espérait que cette phrase arrêterait en plein élan le soldat de tête.
Mais tous sont déjà loin.
Vivre ou mourir?
Jean-Louis Martin gardait son œil ouvert. En lui, mille idées continuaient à se bousculer sans lui permettre de se décider pour autant. Il avait l'impression de ne pas disposer de suffisamment d'informations. Il était anéanti, il en était convaincu, mais ce médecin avait pourtant l'air de savoir ce qu'il faisait.
Dans son esprit, les arguments en faveur du «oui» et ceux pour le «non» s'agglutinaient par paquets afin de peser dans la balance de sa décision.
La vie? Une centaine de diapositives surgirent sur l'écran intérieur projetant des moments agréables de son passé. Vacances en famille alors qu'il était enfant. Découverte des échecs. Découverte de la peinture. Découverte de sa future femme Isabelle. Découverte de son bureau à la banque. Mariage. Premier accouchement de sa femme. Premières vacances avec ses filles. Première vision de l'émission «Quitte ou double».
Quitte ou double…
Ou la mort? Il se voit seul, immobile sur un lit mais filmé sous tous les angles. Et le temps qui passe, d'abord sur l'aiguille de la montre qui tourne de plus en plus vite. Puis par la fenêtre. Le soleil succède à la lune puis au soleil. Cela accélère au point de former comme un spot qui s'allume un coup en soleil un coup en lune. L'arbre qu'il voit depuis sa chambre se couvre de feuilles, puis perd ses feuilles, puis se couvre de neige, puis bourgeonne, puis se couvre de feuilles. Les années, les décennies passent, et lui posé comme un mannequin de plastique sur ce lit avec juste son œil qui bat désespérément alors que personne n'est là.
Il fallait maintenant trancher.
Comme dans un ralenti, la paupière s'abaissa.
Une fois.
Et puis plus rien.
Samuel Fincher sourit.
– Vous voulez donc vivre… Je crois que vous avez pris la bonne décision.
Pourvu que je ne me sois pas trompé.
A gauche, à droite? Isidore et Lucrèce arrivent à un carrefour. Ils ont perdu de vue les militaires. Ils les cherchent, la main en visière sur le front.
– Où sont-ils passés?
Isidore, encore en pleine digestion, respire avec difficulté et bruyamment. Lucrèce, toute fraîche, grimpe sur une voiture pour examiner les alentours de plus haut.
– Là-bas, dit-elle.
Elle indique du doigt la plage.
– Allez-y, Lucrèce, vous êtes plus véloce que moi, je vous rejoindrai.
De toute façon, elle ne l'écoute plus, elle galope.
Son cœur puise à toute vitesse du sang dans les artères, qui se répand dans les artérioles, puis dans les capillaires des muscles des mollets. Ses orteils recherchent la meilleure prise au sol pour mieux projeter son corps en avant.
Pascal Fincher court, lui aussi, à perdre haleine. Il débouche sur une plage déserte à peine éclairée par la lune. Là, les trois militaires le rattrapent et le jettent à terre.
– Magnolia indigo, tente sans conviction l'hypnotiseur.
Mais l'autre se bouche les oreilles et ordonne:
– Il faut que tu m'enlèves ça de l'esprit! Et tout de suite. Je ne vais pas toute ma vie faire l'imbécile avec ma chaussure dès que je rencontrerai quelqu'un qui a vu le spectacle ou qui en a entendu parler!
L'hypnotiseur se relève doucement.
– Débouchez vos oreilles… Je vais arranger ça.
– Pas d'entourloupe, hein?
Le militaire ôte les doigts de ses pavillons mais reste prêt à les renfoncer à la moindre alerte.
– Abracadabra, je vous libère de «magnolia indigo», désormais (il effectue un mouvement de la main), vous ne reagirez plus en entendant «magnolia… indigo».
Le militaire, surpris, attend, comme si quelque chose en lui allait se mettre en branle.
– Allez-y. Répétez, pour voir, demande-t-il.
– Magnolia indigo.
Rien ne se passe. L'autre sourit, content de se voir délivré de ce qui lui semble un maléfice.
– C'est aussi simple? s'étonne le militaire.
– C'est comme un disque dur d'ordinateur. On peut enregistrer un ordre programmé d'une simple induction par la parole. On l'efface de même, essaie d'expliquer l'hypnotiseur en adoptant le ton désolé d'un explorateur s'adressant à des sauvages devant un magnétophone.
– Et abracadabra? questionne l'autre, encore méfiant.
– C'est pour le folklore, les gens y croient davantage quand on prononce des trucs comme ça. C'est tout dans la tête.
L'autre le toise.
– Bon, ça va. Mais je voudrais que cela n'arrive plus à qui que ce soit, ajoute l'ex-cobaye en relevant ses manches et en serrant ses poings.
Ses deux amis empoignent l'artiste pendant que son ancienne victime entreprend de le frapper au ventre. Mais une silhouette se dresse devant la lune.
– Facile, à trois costauds contre un gringalet, raille Lucrèce Nemrod.
Le militaire se retourne.
– Allons, ma petite dame, il commence à se faire tard, il est dangereux de se promener ici la nuit toute seule. Regardez, il y a même des gens, disons, un peu bizarres.
Simultanément, il donne un nouveau coup de poing à l'hypnotiseur: «Toi, dors, je le veux!» Lucrèce Nemrod bondit sur le militaire et lui lance un grand coup de pied dans l'entrejambe.
– Toi, couine, je le veux!
L'autre pousse un cri étouffé. L'un des militaires lâche l'hypnotiseur pour donner un coup de main à son collègue.
Lucrèce se place en position de combat de son art martial personnel, «l'orphelinat kwan-do». Elle tend deux doigts en crochets, recourbés comme s'il s'agissait d'une prolongation armée de son corps. Les deux incisives de la souris. Le militaire lance son pied, elle l'attrape et le propulse en arrière. Puis elle lui saute dessus. Ils roulent sur le côté jusqu'à effleurer les vaguelettes du bord de mer. Elle lève ses deux doigts-crochets et frappe très fort le front. Bruit d'os. Elle percute à nouveau dans l'entrejambe du premier qui reprenait ses esprits. Déjà elle est en position de combat, ses deux doigts durs comme du bois. Le troisième hésite à intervenir. Finalement ils choisissent de partir sans demander leur reste.
Lucrèce rejoint l'hypnotiseur qui est tombé à genoux sur le sable.
– Ça va?
Il se masse le ventre.
– Ça fait partie des petits désagréments professionnels. C'est une manifestation du racisme anti-hypnotiseur.
– «Le racisme anti-hypnotiseur»?
– De tout temps les gens qui ont une certaine connaissance des mécanismes du cerveau ont suscité la peur. Ils ont été accusés de tout. De sorcellerie par les religions. De charlatanisme par les scientifiques. De manipulation mentale. Ce que les gens ne peuvent pas comprendre leur fait peur, et ce qui leur fait peur ils veulent le détruire.
Lucrèce le soutient pour voir s'il arrive à marcher.
– De quoi ont-ils peur?
L'autre sourit de sa bouche blessée.
– L'hypnose, ça fait fantasmer. Ils croient qu'il s'agit d'un pouvoir magique. En tout cas, merci de votre intervention.
– Je vous devais bien ça. Grâce à vous je n'ai plus peur d'enfiler un pull à col roulé.
Instinctivement elle enfonce sa tête dans son col pour bien montrer qu'elle peut désormais rester dans cette position. Isidore surgit, essoufflé.
– Alors, Lucrèce, vous avez attrapé votre «assassin»? ironise-t-il.
Les yeux verts de la journaliste scientifique le fusillent pour le faire taire.
L'hypnotiseur marque un temps d'arrêt, se demandant quel est ce nouveau personnage.
–Isidore Katzenberg. Nous sommes journalistes au Guetteur moderne. Nous enquêtons sur la mort de votre frère.
– Sammy?
– Lucrèce pense que c'est vous qui l'avez tué par jalousie, précise Isidore Katzenberg.
A l'évocation de son frère, l'hypnotiseur a le regard empreint de tristesse.
– Sammy. Ah…Sammy. Nous étions très proches. Ce n'est pas si fréquent entre frères mais c'était le cas. Lui, c'était le sérieux, et moi le saltimbanque. Nous étions complémentaires. Je me souviens qu'une fois je lui ai dit: «Nous sommes comme Jésus-Christ et Simon le magicien, un grand prestidigitateur, ami de Jésus.»
Pascal Fincher s'arrête un instant pour essuyer à nouveau sa lèvre meurtrie.
– Je plaisante à moitié. J'admirais beaucoup mon frère.
– Que faisiez-vous le soir de sa mort? l'interrompit Lucrèce.
– J'étais en scène au Joyeux Hibou, vous pouvez interroger le patron. Et j'ai toute une salle pour témoins.
– Qui aurait pu lui vouloir du mal? questionne Isidore.
Ils s'assoient dans le sable humide et frais.
– Sa réussite était trop éclatante. De plus, sa victoire sur Deep Blue le faisait connaître du grand public, il devenait intouchable. En France, la réussite est toujours mal vue.
– Le clou qui dépasse attire le marteau, ajoute Isidore jamais avare de proverbes.
– Vous croyez qu'il pourrait s'agir d'un assassinat? demande Lucrèce.
– Il avait déjà reçu des menaces, je le sais. Je suis content que vous enquêtiez sur sa mort.
Lucrèce ne veut pas renoncer pour autant à son hypothèse.
– Quelqu'un d'autre que vous aurait-il pu l'hypnotiser pour obtenir une action à effet retard?
Pascal Fincher secoue la tête, navré.
– Je connais l'hypnose. Pour être sous influence hypnotique, il faut renoncer un instant à son libre arbitre et laisser quelqu'un décider à votre place. Or Sammy était tout sauf quelqu'un d'influençable. Il ne dépendait de personne. Son objectif était de réduire la souffrance de ses malades. Un saint laïque.
– Votre «saint laïque» est quand même officiellement mort de plaisir dans les bras d'un top model…, remarque Lucrèce.
Pascal Fincher hausse les épaules.
– Vous connaissez un homme qui saurait lui dire non? Ce physique vaut toutes les séances hypnotiques.
– J'ai un ami qui affirme: «Le libre arbitre des hommes consiste à choisir la femme qui prendra les décisions à leur place», dit Lucrèce.
Isidore, reconnaissant l'un de ses propres aphorismes, rosit.
– Bien vu, admet Pascal Fincher.
– Vous croyez qu'elle aurait pu le tuer? questionne le journaliste.
– Je ne sais pas ce qui l'a tué précisément mais je dirais que, d'une manière générale, c'est son courage. Fincher se battait seul contre tous les archaïsmes. Ce qu'il proposait, c’était de repenser entièrement notre rapport à l'intelligence, à la folie, à la conscience. Dans son discours après sa victoire aux échecs, il a fait référence à Ulysse, mais il était lui-même un aventurier de cette trempe. Et on reconnaît les vrais pionniers au fait que ce sont eux qui se prennent les flèches parce qu'ils sont trop en avant.
Isidore sort des «Bêtises de Cambrai» et en offre pour se remettre de ses émotions. L'hypnotiseur se sert et engouffre plusieurs friandises.
– Je me rappelle une fois l'avoir entendu dire qu'il se sentait menacé. «Ils rêvent d'un monde où tous les hommes seront pareils. Ainsi, ils pourront plus facilement les calibrer, comme du bétail clone, comme des poulets en batterie.» Il disait «ils» en parlant de l'administration à laquelle il rendait des comptes. Il avait rajouté: «Ils ont peur de ceux qu'ils croient fous, mais ils ont encore plus peur de ceux qu'ils croient des génies. En fait, dans le futur, ils rêvent d'un monde bien uniforme où les gens trop intelligents seront obligés de porter sur la tête un casque qui diffusera très fort de la musique d'ascenseur afin de les empêcher de réfléchir tranquillement. Ils mettront des voiles aux femmes trop belles, des gilets de plomb aux gens trop agiles. Et nous serons tous pareils: des êtres moyens.»
Pascal Fincher tourne la tête vers la Méditerranée. Il montre au loin une petite lueur qui pourrait être la lumière d'une étoile si elle n'était aussi nette.
– C'est là-bas… Il s'y passe des choses étranges. Je suis sûr que, de la même manière que j'affronte l'anti-hypnose, lui affrontait…
– Vous pensez à qui?
– Ses collègues. Ses malades. Ses infirmiers. Tous ceux qui redoutent la nouveauté. Il faudrait que vous y alliez.
Tous trois fixent le point lumineux qui semble les appeler.
– Le problème, c'est qu'on n'entre pas comme ça dans un hôpital psychiatrique, remarque Isidore, cherchant des yeux l'île dont la lune commence à éclairer la bordure d'arbres.
Pascal Fincher vérifie avec sa langue qu'une de ses dents ne s'est pas déchaussée.
–Umberto! Umberto est le type du bateau-taxi qui fait la navette avec l'île Sainte-Marguerite depuis le port de Cannes. Il vient me voir tous les vendredis pour ma séance d'hypnose-relaxation collective. Dites-lui que vous venez de ma part. L'hypnotiseur respire fort et fronce le sourcil en fixant l'île au loin, comme un adversaire qu'il voudrait terrasser.
Le cerveau de Jean-Louis Martin apparut en coupe latérale sur l'écran de l'ordinateur.
Pour constater l'étendue des dégâts, le docteur Fincher lui faisait passer une tomographie à émissions de positrons. Grâce à cette technologie de pointe, il pouvait voir tout ce qui fonctionnait ou ne fonctionnait plus dans le crâne de Martin. Le cerveau était représenté par un ovale bleu turquoise.
La mer intérieure où naviguent les idées…
Samuel Fincher demanda à Martin de fermer son œil. Tout son cerveau devint uniformément bleu. Il lui fit ensuite rouvrir l'œil et une tache beige apparut sur le lobe occipital, du côté opposé à l'œil. Une île dans la mer.
Samuel Fincher lui présenta alors le dessin d'une pomme. Et l’île beige grandit un peu et prit une forme plus compliquée.
Puis il lui fit observer une carte postale de Cannes pleine de détails, et la tache beige grandit encore. Il nota que la vision et l'interprétation du monde visuel extérieur fonctionnaient. Toujours avec le même appareil il vérifia son ouïe. Il lui fit entendre un bruit de cloche. Une nouvelle île, de forme plus allongée, apparut dans la zone pariétale située plus en avant. Une musique symphonique lui fit apparaître un archipel d'îlots semblable à l'Indonésie.
Ensuite Fincher testa les autres sens et découvrit qu'ils étaient inopérants. Aucune île n'apparaissait après la piqûre d'une aiguille, le dépôt de jus de citron sur la langue, les vapeurs de vinaigre sous le nez.
Le docteur Fincher vérifia la compréhension proprement dite. Il lui dit «pomme» et la tache beige adopta exactement la même forme que lorsque Jean-Louis Martin avait vu la vraie pomme.
C'était l'une des découvertes récentes obtenues grâce à la tomographie à émissions de positrons. On s'était aperçu que penser à quelque chose ou le voir vraiment activait exactement les mêmes zones du cerveau.
Le docteur Fincher formula des notions simples: «matin pluvieux», «ciel nuageux», puis de plus en plus abstraites: «l'espoir», «le bonheur», la «liberté». Chaque fois, une île ou plusieurs s'éclairaient, indiquant que le terme éveillait des zones précises dans le cerveau de Jean-Louis Martin.
Pour clore la séance, Samuel Fincher voulut vérifier l'humour de son patient. L'humour était selon lui le baromètre général de l'état de santé qualitatif et quantitatif d'un cerveau. Le meilleur pouls de la conscience. Le centre du rire avait été localisé pour la première fois en mars 2000 par Yitzhak Fried, qui, en recherchant la cause de l'épilepsie, avait découvert un point qui déclenchait l'hilarité au niveau du lobe frontal gauche, juste devant la zone du langage.
– C'est dans le jardin d'Eden, Eve demande à Adam: «Est-ce que tu m'aimes?» Et Adam répond: «Est-ce que j'ai le choix?»
Frémissement de l'œil. Le docteur Samuel Fincher examina au ralenti le trajet de la blague dans le cerveau de son malade. Le stimulus partait de la zone d'audition, rejoignait la zone du langage, puis disparaissait.
Cela ne le fait pas rire. Peut-être que cela lui rappelle la problématique du choix de sa propre survie. A moins que cela ne lui rappelle sa femme, pensa le médecin.
Samuel Fincher enchaîna avec une autre blague courte qu'il espéra moins personnelle.
– C'est l'histoire d'un homme qui va voir son médecin et qui lui dit: «Docteur, j'ai des trous de mémoire. - Ah bon, depuis quand?» Et le malade, étonné, demande: «Depuis quand… quoi?»
L'œil frémit différemment.
Pour en avoir le cœur net, Samuel Fincher repassa, là encore, le trajet du stimulus de la blague dans le cerveau au ralenti. Il vit sur la mer bleue du cerveau en coupe les petites îles qui apparaissent puis disparaissent dans les zones d'analyse, de comparaison avec des images connues du médecin, puis de compréhension. Enfin le stimulus termina sa course dans le lobe frontal gauche, dans la zone de l'hilarité.
Cette fois il rit. «Il existe trente-deux effets comiques», disait Bergson. J'en ai trouvé un. Cela le fait rire d'entendre l'histoire de quelqu'un qui a une autre maladie que la sienne.
Le professeur Yitzhak Fried avait aussi repéré qu'après une blague, une autre zone spéciale s'activait, située cette fois dans le bas du cortex préfrontal, une zone qui se déclenchait normalement lorsqu'un cobaye recevait une récompense. Ce fut ce qui se passa à quelques microsecondes près, une fois que la zone d'hilarité eut fini sa danse.
Voilà la preuve que l'humour est perçu comme un signe d'affection.
L œil continuait de vibrer, s'agrandissant par spasmes.
Un éclat de rire intérieur.
L'effet durait.
Samuel Fincher aimait bien cette histoire mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle produise une tache beige aussi large dans cette zone affective. Il se dit que l'humour était subjectif. Qu'on ait envie de faire rire dans un tel endroit à un tel moment décuplait l'effet.
Ce fut probablement à cet instant que le docteur Samuel Fincher acquit la confiance totale de son malade. Il lui donna une tape amicale que celui-ci ne sentit pas.
– Votre cerveau marche parfaitement bien.
Un esprit sain… dans un corps atrophié… mais un esprit sain quand même.
- Voulez-vous que je fasse venir votre famille?
– Pas question. Et n'insistez pas.
En face, le grand barbu surmonté d'une casquette sur laquelle est inscrit capitaine umberto secoue la tête en signe de dénégation.
– Non, je ne peux pas. Ce bateau est strictement réservé aux malades, aux médecins et aux familles des malades. Il n'y a jamais eu aucun journaliste invité sur l'île Sainte-Marguerite. J'ai des consignes.
– Je viens de la part de Pascal Fincher, insiste Isidore, arrivé le premier sur le port de Cannes.
– Ça ne change rien.
Air buté et assuré de son bon droit.
– Alors où faut-il s'adresser pour débarquer sur l'île?
– Désolé mais le service d'accueil est situé à l'intérieur même de l'hôpital. Et ils pratiquent une politique de discrétion. Envoyez-leur un courrier.
Isidore Katzenberg s'approche du bateau et change de sujet.
– Votre bateau a été baptisé le Charon. Dans la mythologie grecque, Charon c'est le passeur, celui qui aide les trépassés à traverser sur sa barque l’Achéron, le fleuve des Enfers.
– Si ce n'est que ce bateau ne fait pas la jonction entre le monde des morts et celui des vivants, mais entre celui de la raison et de la déraison.
Il éclate d'un grand rire tonitruant et fourrage dans sa barbe uniformément blanche.
Isidore s'approche du marin et chuchote:
– Il me semble que le Charon de la mythologie ne consentait à prendre dans sa barque que ceux qui portaient dans leur bouche le prix de leur passage.
Le gros journaliste sort trois billets de dix euros et les introduit entre ses dents.
Le capitaine Umberto note le geste mais demeure imperturbable.
– Je ne suis pas a vendre.
Là-dessus, Lucrèce arrive en courant, en s'attachant les cheveux.
– Ça va, je ne suis pas trop en retard? On embarque tout de suite? demande-t-elle sur le ton de l'évidence.
Le marin reste en arrêt.
Isidore constate l'impact naturel que possède sa comparse.
– Heu… eh bien, dit le marin, j'expliquais à votre collègue que malheureusement…
– Malheureusement? dit-elle en se rapprochant.
Si près, il sent son parfum, ces jours-ci elle porte Eau d'Issey Miyaké. Il sent même l'odeur de la peau de la jeune fille. Elle abaisse ses lunettes de soleil, dévoile ses yeux vert émeraude en amande et le fixe avec effronterie.
Vous êtes quelqu'un qui a envie d'aider les autres. Nous avons besoin de vous et vous n'allez pas nous laisser tomber.
Son regard est juste, sa voix est juste, même la position de son cou est destinée à convaincre.
Sur ce marin bourru, l'effet est imparable.
– C'est bien parce que vous êtes des amis de Pascal Fincher, concède-t-il.
Le moteur se met à ronronner, le capitaine largue les amarres.
– Monsieur fonctionne avec le septième besoin, chuchote Lucrèce, adressant un clin d'œil à son comparse.
Le marin pousse un peu plus les gaz pour impressionner ses invités. L'avant du bateau se soulève légèrement.
Lucrèce reprend son carnet et, à la suite de la sixième motivation, la colère, elle ajoute: septième motivation, la sexualité.
Isidore dégage de sa veste un petit ordinateur de poche pas plus grand qu'un livre et recopie à son tour la liste. En tapotant sur son clavier il note aussi les noms des personnes qu'ils ont rencontrées puis il se branche sur Internet.
Lucrèce se penche.
– La dernière fois que je vous ai vu dans votre château d'eau, il m'a semblé que vous aviez renoncé à la télévision, aux téléphones et aux ordinateurs.
– Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.
Il lui présente son petit jouet et expose ses possibilités. En se branchant sur Internet, le journaliste parvient à obtenir la fiche de Sécurité sociale d'Umberto Rossi, cinquante-quatre ans, né à Golfe-Juan.
Les deux îles de Lérins se dessinent à l'horizon. Tout d'abord Sainte-Marguerite avec son embarcadère et son fort à gauche. Et, juste derrière, Saint-Honorat avec son abbaye de moines cisterciens.
Le Charon n'est pas très rapide et la traversée entre le port de Cannes et l'hôpital Sainte-Marguerite s'éternise.
Umberto brandit une immense pipe en écume de mer sculptée de sirènes enlacées.
– Qu'est-ce qu'il y a comme monde là-dedans! Les gens ont tout pour être heureux mais ils n'arrivent plus à assumer leur liberté alors ils se posent des questions, toujours plus de questions. A la fin, ça fait des nœuds inextricables.
Il allume sa pipe et lâche quelques volutes d'un tabac poivré qui se mêle à l'air fortement iodé.
– Une fois, j'ai rencontré un type qui prétendait être capable de s'arrêter de penser. C'était un moine zen. Il restait immobile, les yeux comme ça, et il prétendait que dans sa tête c'était le vide absolu. J'ai essayé, c'est impossible. On pense toujours à quelque chose. Ne serait-ce qu'à l'idée: «Ah, enfin, je ne pense à rien.»
II s'esclaffe.
– Pourquoi avez-vous cessé d'exercer comme neurochirurgien à l'hôpital Sainte-Marguerite? questionne Isidore.
Le marin laisse échapper sa pipe.
– Co… Co… Comment savez-vous ça, vous?
– Mon petit doigt, répond l'autre, mystérieux.
Lucrèce ne regrette pas d'avoir fait venir son «Sherlock Holmes scientifique». Celui-ci, comme tous les magiciens, ne dévoile pas son stratagème mais il n'est pas mécontent de son petit effet et a conscience que, s'il avouait avoir tout simplement obtenu l'information grâce à son ordinateur branché sur Internet, il perdrait son avantage.
– Vous avez été renvoyé, n'est-ce pas?
– Non. C'était un ac… accident.
Le regard du marin se voile soudain.
– Un accident. J'ai opéré ma mère d'une tumeur cancéreuse au cerveau.
– Normalement il est interdit d'opérer les membres de sa propre famille, rappelle Isidore.
Umberto se reprend.
– En effet, mais elle avait dit que c'était moi ou personne d'autre.
Il crache par terre.
– Je ne sais pas ce qui s'est passé. Elle a sombré dans le coma et ne s'est jamais réveillée.
Le marin ex-chirurgien crache à nouveau.
– Le cerveau, c'est trop délicat, le moindre geste de travers et c'est la catastrophe. Ce n'est pas comme les autres organes où les erreurs sont réparables. Dans le cerveau, à un millimètre près vous rendez quelqu'un handicapé à vie ou dément.
Il tapote sa pipe sur le bord du gouvernail pour la vider de son tabac calciné, et la bourre à nouveau.
Il a du mal à l'allumer dans le vent et il agite nerveusement son briquet.
– Après, je me suis mis à boire. Ça a été la dégringolade. Ma main tremblait et j'ai préféré ne plus toucher à un bistouri. J'ai démissionné. Un chirurgien qui tremble, c'est impossible à recycler, je suis donc passé directement de la case neurochirurgien à la case clochard ivrogne.
Ils regardent l'île Sainte-Marguerite qui grandit à l'horizon. A côté des pins parasols, ils distinguent des palmiers et des eucalyptus, plantes qui profitent du climat particulièrement clément de cette zone de la Côte d'Azur pour se croire en Afrique.
– Ah, vivement que les robots nous remplacent en salle d'opérations. Eux au moins ils n'auront jamais la main qui tremble. Il paraît que ça commence à se répandre maintenant, les robots-chirurgiens.
– Vous étiez vraiment clochard? demande Lucrèce.
– Tout le monde m'avait laissé tomber. Plus personne ne me voyait. Ma puanteur ne me gênait même plus. Je vivais sur la plage de Cannes sous une couverture. Et toutes mes affaires tenaient dans un sac de supermarché que je cachais sous un abri de la Croisette. On dit que la misère est moins pénible au soleil. Tu parles!
Le bateau ralentit un peu.
– Et puis un jour, quelqu'un est venu. Quelqu'un de l'hôpital Sainte-Marguerite. Il m'a dit: «J'ai peut-être quelque chose à te proposer. Que dirais-tu de faire le taxi-navette entre l'hôpital et le port de Cannes? Jusque-là nous utilisions une société privée extérieure, maintenant nous avons envie de disposer de notre propre navette. Tu saurais conduire un petit bateau entre Sainte-Marguerite et le port?» Et voilà comment de neurochirurgien je suis devenu marin.
Lucrèce sort son calepin, inscrit la date.
– Pouvez-vous nous dire comment cela se passe à l'intérieur de l'hôpital psychiatrique Sainte-Marguerite?
Le marin guette l'horizon, l'air inquiet. Il fixe quelques nuages noirs poussés par les vents marins, et les mouettes qui leur couinent autour comme pour leur confier des indications de route. Il rajuste sa veste de loup de mer, fronce ses sourcils épais. Puis ses yeux reviennent vers la jeune journaliste rousse aux yeux verts et il oublie sa préoccupation pour gorger ses rétines de cette image de fraîcheur.
– Avant, c'était un fort. Le fort Sainte-Marguerite. Vauban l'a construit pour protéger la côte des attaques barbaresques. D'ailleurs il présente la forme en étoile caractéristique des fortifications de l'époque. Puis il a servi de prison. Le Masque de fer y a croupi. La télévision y a même produit une émission de jeu. C'est finalement devenu un hôpital psychiatrique.
Il crache par terre.
– Les soldats, les prisonniers, les gens de la télévision, les fous, c'est une évolution logique, non?
Il a à nouveau son grand rire tonitruant. Les vagues se creusent et le bateau tangue davantage.
– Ils ont voulu faire de cet hôpital un établissement pilote. C’est le docteur Samuel Fincher qui a mené cette réforme. L’hôpital Sainte-Marguerite, qui n'était au début installé que dans le fort, s'est agrandi jusqu'à occuper toute l'île.
La Méditerranée commence à secouer plus vigoureusement la barque.
– Nous pensons que Fincher a été assassiné, lance Isidore.
– Qui aurait pu tuer Fincher, selon vous? complète Lucrèce.
– En tout cas, pas quelqu'un de l'hôpital. Tous l'aimaient.
Ils sont maintenant suffisamment proches de l'île pour distinguer les hautes murailles du fort.
– Ah, Fincher! Que Dieu ait son âme. Je ne vous l'ai pas dit mais c'est lui qui est venu me chercher quand j'étais clochard.
Umberto Rossi s'approche de la jeune journaliste.
– S'il a vraiment été assassiné, j'espère que vous trouverez qui l’a tué.
Une immense vague secoue subitement l'embarcation. Lucrèce est déséquilibrée. Umberto s'accroche à son gouvernail en maugréant. Le vent se lève et le bateau est encore plus brinquebalé.
– Tiens, voilà Eole! annonce Umberto.
– Eole? reprend Lucrèce en écho.
– Le dieu des vents. Dans L'Odyssée, vous ne vous souvenez pas?
– Encore Ulysse.
– C'était la référence permanente de Fincher…
Umberto déclame un vers d'Homère.
– «Ils ouvrirent l'outre et tous les vents s'échappèrent, la tempête aussitôt les saisit et les emporta.»
La mer est maintenant complètement démontée. Ils sont cahotés de gauche à droite. De haut en bas.
Dans l'oreille interne de Lucrèce, c'est l'emballement. Derrière sa cochlée, se trouve son organe percepteur des mouvements: l'utricule. C'est une sphère remplie d'un liquide gélatineux, l'endolymphe, dans laquelle flottent de petits cailloux, les otolithes. Sur la paroi inférieure de cette boule sont implantés des cils. Lorsque le bateau tangue, l'utricule bien fixé au crâne bascule dans un sens. L'endolymphe et ses otolithes restent stables, comme une bouteille qu'on incline mais dont la surface reste toujours d'aplomb. Les cils du fond de l'utricule sont alors plies par l'endolymphe et transmettent un signal donnant la position du corps dans l'espace. Mais les yeux envoient une autre information et c'est le mélange des deux signaux contradictoires qui créent la sensation de malaise et l'envie de vomir.
Lucrèce Nemrod se soulage par-dessus le bastingage. Isidore vient la rejoindre.
– C'est horrible comme sensation! clame-t-elle.
– Hum. Dans l'ordre des douleurs il y a: 1) la rage de dents; 2) la colique néphrétique; 3) l'accouchement; 4) le mal de mer.
Le visage de Lucrèce est livide.
– «Alors Poséidon, satisfait, s'en fut préparer quelque tempête en d'autres lieux et, laissée libre d'agir à sa guise, Athéna calma les vagues pour protéger Ulysse», déclame le marin.
Mais la Méditerranée ne s'apaise pas du tout.
Lucrèce trouve la force de relever son visage pour regarder l'immense et sombre forteresse de l'hôpital Sainte-Marguerite.
Ils étaient tous là. Sa femme Isabelle, ses filles, son chien Lucullus, son ami Bertrand Moulinot, quelques collègues de travail.
Samuel Fincher remarqua que Jean-Louis Martin bavait et, délicatement, avec son mouchoir, il lui essuya la commissure des lèvres avant de les laisser entrer.
– Il entend de l'oreille gauche et voit avec l'œil droit mais il ne peut ni s'exprimer ni bouger. Parlez-lui, touchez-lui la main, il pourrait se produire une réaction émotionnelle, annonça-t-il.
Son vieux berger allemand, Lucullus, en tête du cortège se précipita pour lui lécher la main. Ce mouvement spontané d'affection détendit l'atmosphère.
Lucullus. Mon Lucullus.
Ses filles l'embrassèrent.
Comme je suis content de vous voir. Mes chéries. Mes petites chéries adorées.
– Comment ça va, Papa?
Je ne peux pas parler. Lisez dans mon œil ma réponse. Je vous aime. Je suis content d'avoir choisi de vivre pour vous revoir à cette seconde.
– Papa! Hé, Papa, réponds!
– Le médecin a dit qu'il ne pouvait pas parler, rappela sa femme Isabelle en l'embrassant sur la joue.
– Ne t'inquiète pas, mon chéri, on est là. On ne t'abandonnera pas.
Je savais que je pouvais compter sur vous. Je n'en ai jamais douté.
Bertrand Moulinot et quelques collègues de bureau brandirent leurs offrandes: des fleurs, des chocolats, des oranges, des livres. Aucun en fait n'avait clairement compris ce qu'était vraiment ce Locked-In Syndrome. Ils pensaient que c'était une sorte de traumatisme qui serait suivi d'une convalescence comme les autres.
Jean-Louis Martin s'efforçait de rendre son unique œil valide le plus expressif possible. Comme il aurait aimé les rassurer et manifester son plaisir de les voir.
Mon visage doit être comme un masque mortuaire… Depuis que je suis là je n'ai pas vu un miroir. Je me doute que je dois être pâle, livide, hagard. Je dois être laid et fatigué. Et je ne peux même pas sourire.
Isabelle se trompa d'oreille et lui murmura dans la mauvaise:
– Je suis si contente que tu sois…
Elle hésita à peine:
– … vivant.
Le docteur Fincher vous a précisé «oreille gauche» mais c'est oreille gauche pour moi, donc pour vous qui êtes en face c'est oreille droite. La droite!
Heureusement son oreille valide était devenue beaucoup plus sensible et, même si on lui soufflait dans son pavillon mort, il parvenait à distinguer les sons.
Bertrand enchaîna rapidement dans la même oreille:
– Nous sommes tous tellement contents que tu t'en sois tiré, et à la banque on attend ton retour de pied ferme. En tout cas, moi je t'attends pour une prochaine partie d'échecs, dès que tu seras rétabli. Il faut que tu te reposes pour récupérer, hein, ne fais pas le mariolle, n'essaie pas de sortir trop tôt.
Pas de risque.
Et n'étant pas sûr d'avoir été compris, Bertrand fit le geste de bouger une pièce d'échecs et lui donna une tape amicale.
Jean-Louis Martin était rassuré. Tout ce qui lui importait, c'était qu'ils ne l'aient pas oublié.
Ah, mes amis! J'existe donc encore pour vous. Comme c’est important à mes yeux de le savoir.
– Je sais que tu vas t'en sortir, souffla Isabelle, près de son oreille insensible.
– Oui, Papa, reviens vite à la maison, reprirent les trois filles dans le même pavillon.
– Je crois que tu es tombé dans le meilleur service de neurologie d'Europe, dit Bertrand. Ce type qui nous a fait entrer, avec les lunettes et le grand front, il paraît que c'est une pointure.
Mais déjà le docteur Fincher revenait et leur signalait qu'il ne fallait pas fatiguer son patient et que pour aujourd'hui ce serait suffisant. Ils n'auraient qu'à revenir le lendemain. Le bateau-taxi viendrait les chercher à onze heures.
Non, laisse-les encore avec moi. J'ai besoin de leur présence.
– Allez, remets-toi vite, dit Bertrand.
Fincher se mit face à l'unique œil valide de son patient.
– Vous avez là une jolie famille. Bravo, monsieur Martin.
Le malade du LIS baissa lentement sa paupière en signe d'approbation et de remerciement.
– Votre oreille et votre œil sont la base à partir de laquelle je compte reconquérir tout le territoire nerveux. C'est possible.
Le docteur Fincher s'adressait à lui avec une intensité renouvelée.
– En fait, tout dépend de vous. Vous êtes un explorateur. Vous défrichez un territoire inconnu. Votre propre cerveau. C'est le nouvel eldorado du troisième millénaire. Après avoir conquis l'espace, l'homme n'a plus qu'à conquérir sa propre cervelle, la structure la plus complexe de l'univers. Nous, les scientifiques, observons de l'extérieur, vous, vous allez tout expérimenter de l'intérieur.
Jean-Louis Martin eut envie de croire en cette possibilité. Il eut envie d'être un explorateur à la pointe de la connaissance humaine. Il eut envie d'être un héros moderne.
– Vous pourrez réussir si vous êtes motivé. La motivation, voilà la clef de tous les comportements. Je le vérifie en permanence sur mes malades, mais aussi sur les souris de mon laboratoire, et je peux vous le répéter: «Vouloir c'est pouvoir.»
Le capitaine Umberto dévoile un émetteur à infrarouges, deux battants s'écartent et le Charon pénètre dans un petit chenal qui mène à un port aménagé sous le fort dans le creux de la falaise. Ils accostent un ponton de bois.
– Je vais vous attendre là.
En guise d'au revoir, il saisit la main de Lucrèce, la caresse et l'embrasse, puis il lui glisse un objet léger.
Elle regarde ce qu'il y a dans sa main et découvre un paquet de cigarettes.
– Je ne fume plus, dit-elle.
– Prenez quand même. Ça vous servira de sésame. Lucrèce hausse les épaules et range le paquet. Elle remet avec plaisir le pied sur la terre ferme. Ses oreilles internes encore sous le choc lui laissent les jambes flageolantes. Isidore la soutient.
– Respirez bien, Lucrèce, respirez.
Umberto ouvre une grande porte d'acier et les fait entrer à l'intérieur de l'hôpital proprement dit. Il referme la grosse serrure derrière eux. Ils ne peuvent réprimer un infime tressaillement. La peur de l'hôpital psychiatrique.
Je ne suis pas folle, pense Lucrèce.
Je ne suis pas fou, pense Isidore.
Bruit de double tour de la grosse serrure. Et si je devais prouver que je suis sensé, s'inquiète Isidore.
Les deux journalistes lèvent les yeux. La roche est mêlée à de grosses pierres scellées par du ciment. Ils montent.
Ils gravissent les marches avec effort.
En haut, un homme replet à la fine barbe en collier, aux allures d'instituteur et en gros pull de coton, leur barre le chemin, les poings sur les hanches.
– Qu'est-ce que vous fabriquez là, vous!
– Nous sommes journalistes, avance Lucrèce.
L'homme hésite puis se présente.
– Je suis le docteur Robert.
Il les guide vers un escalier abrupt qui mène à une esplanade.
– Nous pouvons effectuer une visite rapide mais je vous demanderai de rester discrets et de ne pas interférer avec les comportements des malades.
Les voici au centre de l'hôpital. Autour d'eux, des gens en vêtements de ville déambulent sur une pelouse en discutant. Ils surprennent une conversation entre deux malades:
– Moi, paranoïaque? Ça ne va pas, ce sont les autres font courir ce bruit…
D'autres, assis, sont en train de lire un journal ou de jouer aux échecs. Dans un coin on joue au football, plus loin on joue au badminton.
– Je sais, cela peut étonner quand on n'est pas de la maison. Fincher a interdit aux malades de traîner en pyjama et il a aussi défendu aux infirmiers et aux médecins de porter la blouse blanche. Ainsi, il a supprimé le fossé entre soigneurs et soignés.
– C'est pas un peu déstabilisant? demande Isidore.
– Au début, moi-même je m'emmêlais les pinceaux. Mais cela oblige à se montrer plus attentif. Le docteur Fincher venait de l'Hôtel-Dieu à Paris. Il avait travaillé avec le docteur Henri Grivois qui a importé en France les nouvelles méthodes de psychiatrie canadiennes.
Le docteur Robert les dirige vers un bâtiment surmonté de l'inscription SALVADOR DALI.
A l'intérieur, au lieu des traditionnels murs blancs d'hôpitaux, il y a des fresques peintes du plancher au plafond.
– La grande idée de Fincher était de rappeler à chaque malade qu'il pouvait transformer son handicap en avantage. Il voulait qu'ils assument leur soi-disant défaillance et qu'ils l'utilisent comme un atout. Chaque pièce est un hommage à l'artiste qui a réussi précisément grâce à sa différence.
Ils pénètrent dans le dortoir Salvador Dali. Isidore et Lucrèce examinent les murs peints, ce ne sont pas que des fresques évoquant l'œuvre de Dali mais des reproductions parfaites de ses tableaux les plus connus.
Le docteur Robert conduit les journalistes vers un autre bâtiment.
– Pour les paranoïaques: Maurits Cornelis Escher.
Les murs sont décorés de fresques représentant des formes géométriques impossibles.
– C'est un vrai musée, cet hôpital. Ces peintures murales sont superbes. Qui a peint ça?
– Pour obtenir ce degré de fidélité par rapport à l'œuvre, nous avons fait appel aux maniaques du bâtiment Van Gogh et je peux vous affirmer que ces copies sont fidèles aux originaux. Comme Van Gogh qui recherchait le jaune parfait et qui reproduisait mille tournesols avec d'infimes tonalités de jaunes différents pour retrouver la meilleure représentation de cette couleur, les malades d'ici peuvent chercher longtemps avant de retrouver la couleur exacte souhaitée. Ils sont perfectionnistes au dernier degré.
Ils poursuivent la visite.
– Pour les schizophrènes: le peintre flamand Jérôme Bosch. Les schizophrènes sont très sensibles. Ils captent toutes les ondes, toutes les vibrations et c'est ce qui les fait souffrir et les rend géniaux.
Ils retournent dans la cour et circulent au milieu des patients divers qui, pour la plupart, les saluent poliment. Certains parlent à haute voix à des interlocuteurs imaginaires.
Le docteur Robert explique:
– Ce qu'il y a de troublant, c'est la similitude de ce qui nous préoccupe, seule l'amplitude diffère. Regardez cet homme, il a la phobie des ondes de téléphones portables, alors il met en permanence ce casque de moto. Mais qui ne s'est jamais interrogé sur leur nocivité potentielle?
Un groupe de maniaques est en train de retoucher une fresque. Le docteur Robert affiche un air satisfait.
– Fincher a innové dans tous les domaines, y compris le travail. Il a observé les malades comme personne avant lui. Avec humilité. Sans idée préconçue. Au lieu de les considérer comme des êtres dont il fallait stopper la capacité de destruction ou de gêne pour l'entourage, il a essayé de valoriser ce qu il y avait de meilleur en eux et a cherché à le renforcer.
Alors il les a mis face à ce que l'humanité produisait de plus beau. De la peinture, mais aussi de la musique, des films, des ordinateurs. Et il les a laissés faire. Ils se dirigeaient naturellement vers l'art, qui exprime leur angoisse ou leur préoccupation, mais aussi leur langage. Au lieu de les enfermer, il les a observés. Au lieu de leur parler de leur handicap, il leur a parlé de la beauté en général. Alors certains ont eu envie d'œuvrer à leur tour.
– Et ça a été facile?
– Très difficile. Les paranos n'aiment pas les schizos, méprisent les hystériques qui le leur rendent bien. Mais dans l'art, ils ont trouvé une sorte de terrain neutre et même de complémentarité. Fincher avait une jolie phrase: «Quand les autres vous font un reproche ils vous renseignent sur ce qui pourrait devenir votre force.»
Une vieille dame, l'air très pressé, accourt vers eux et saute sur la montre de la jeune journaliste pour consulter son cadran.
La jeune journaliste s'aperçoit que la dame a elle-même au poignet une montre. Mais elle tremble tellement qu'elle doit être incapable de la regarder.
– Il est seize heures vingt, dit Lucrèce.
Mais l'autre court déjà dans une autre direction. Le docteur Robert leur confie à l'oreille:
– Maladie de Parkinson. C'est le genre de maladie qu'on commence à soigner avec de la dopamine. Dans cet hôpital on ne soigne pas simplement les troubles de la pensée, on soigne aussi toutes les maladies du système nerveux: les Alzheimer, les épileptiques, les Parkinsoniens.
Un malade vient vers lui, fait une grimace et agite une réglette.
– C'est quoi ça? demande Isidore.
– Le dolorimètre. C'est en quelque sorte le thermomètre de douleur. Quand un malade vous dit qu'il a mal, il n'est pas facile de savoir si sa souffrance nécessite l'utilisation de morphine ou pas. Alors on leur a demandé de graduer la notion de «j'ai mal» de un à vingt. Ils indiquent ainsi leur douleur subjective.
Deux ouvriers sont en train de poser une plaque commémorative à l'effigie de Fincher. En dessous est gravée sa devise: «Un homme motivé n'a pas de limites.»
Les malades se regroupent pour contempler la plaque. Certains semblent très émus. Une dizaine applaudissent.
– Tout le monde l'appréciait ici, reprend le barbu. Quand Fincher a joué son tournoi contre Deep Blue IV, on a installé un grand écran de télévision dans la cour principale, et vous auriez dû voir, c'était l'ambiance des matchs de foot. Tous hurlaient: «Allez, Sammy! Allez, Sammy!» Ils l'appelaient par son prénom.
Le docteur Robert ouvre la porte d'un bâtiment Animalerie et dévoile sur des étagères des centaines de souris en cages.
– Ça vous intéresse?
Lucrèce se penche sur les cages et remarque que la plupart des rongeurs ont le crâne rasé et que des fils électriques leur sortent de la tête.
– Ce sont des souris tests. Nous provoquons des crises d'épilepsie puis nous observons comment les médicaments arrêtent leurs crises. Fincher n'était pas qu'un directeur d'hôpital il restait aussi un scientifique. Avec son équipe il testait de nouvelles voies de recherches.
Les souris sont intéressées par les nouveaux venus et les reniflent à travers les barreaux de leurs cages.
– On dirait qu'elles veulent nous dire quelque chose, remarque subrepticement Lucrèce.
– Celles-ci sont plus intelligentes que la moyenne. Leurs parents étaient des souris de cirque et elles ont été éduquées depuis leur naissance à se sentir à l'aise dans les tests. Ensuite nous les plaçons dans ces cages avec les labyrinthes et les jeux pour vérifier si leur intelligence a été altérée.
Les deux journalistes regardent deux souris qui se battent en se frappant avec leurs petites pattes. L'une des belligérantes finit par saigner du museau.
– Vous pensez que quelqu'un ici aurait pu lui en vouloir? demande Lucrèce.
– Les toxicos. Ce sont les seuls qui ne jouent pas le jeu. Ils se moquent de tout, y compris de Fincher. Ils l'avaient déjà frappé. Eux on ne peut plus les raisonner. Ils sont prêts à tout pour obtenir un peu de leur maudite drogue.
– Prêts à tuer?
Le docteur Robert se tient le menton.
– C'étaient les seuls qui n'appréciaient pas les méthodes de Fincher. Il a d'ailleurs progressivement décidé de virer les plus récalcitrants.
– Comment un toxico aurait-il pu s'attaquer à Fincher, selon vous? demande Isidore.
– En introduisant une substance à effet retard dans son alimentation, par exemple, répond le docteur Robert.
– Au service médico-légal ils n'ont décelé aucun produit toxique.
– Certains sont indécelables. Ici, au labo chimie, nous disposons de substances très subtiles. Elles peuvent agir et disparaître aussi vite.
Lucrèce consigne cette nouvelle piste, un complot des toxicos utilisant un poison indécelable.
–Pouvons-nous voir le bureau de Fincher?
– Impossible.
Isidore a alors la présence d'esprit de prendre le paquet de cigarettes dans la poche de sa comparse et d'en sortir une. L'homme s'en empare prestement.
– Il est interdit d'en apporter mais il n'est pas interdit d'en fumer en cachette. Le problème c'est que nous dormons tous ici alors on n'a pas souvent l'occasion de faire des courses sur la Côte. Merci.
Le docteur Robert allume la cigarette et ferme les yeux de bonheur. Il aspire par à-coups pour pomper plus vite la nicotine.
– Etonnant, un asile de fous sans cigarettes, remarque Isidore, dans les autres hôpitaux psychiatrique que j'ai visités j'ai toujours vu tout le monde fumer…
– Fincher fumait durant le match contre Deep Blue IV, il me semble, rajoute Lucrèce.
– L'exception qui confirme la règle. Pour le match, le degré de nervosité était à son paroxysme. Il a pu craquer.
Lucrèce sort son carnet et note à toute vitesse: Huitième motivation… le tabac?»
Isidore, penché sur son épaule, voit sa remarque et chuchote:
– Non, il faudrait inscrire un groupe plus vaste. Le tabac, l'alcool, les drogues. Disons, les produits à accoutumance, les stupéfiants. Allez-y carrément: 5) le devoir; 6) la colère; 7) la sexualité; et 8) les stupéfiants.
Le docteur Robert est complètement à son bonheur de salir son sang avec l'herbe de Monsieur Nicot. Mais sa cigarette a activé le détecteur de fumée et une sonnerie se déclenche. Il s empresse d'éteindre son mégot, inquiet.
La vieille dame prétendument atteinte de la maladie de Parkinson surgit alors avec deux hommes costauds qui s'emparent du docteur Robert. Se sentant pris, celui-ci aspire goulûment une dernière bouffée de son mégot éteint.
– Alors Robert, il faut encore que tu fasses ton malin!
Le mégot est arraché et jeté à terre. La vieille dame toise le couple.
– Vous vous êtes fait avoir par Robert! Il est doué. Il s'est fait passer pour un médecin, je parie. En fait, il est vraiment docteur mais il est aussi vraiment malade. L'un n'a jamais empêché l'autre. Robert est un être à personnalité multiple. Bonne leçon pour vous: il ne faut pas se fier aux apparences ni au titre.
Elle fait signe au malade de déguerpir. Il s'enfuit, penaud. La vieille dame se tourne vers Lucrèce et Isidore.
– Au fait, vous n'êtes pas de la maison, vous, vous êtes qui, et qu'est-ce que vous faites là?
Ils mettent un temps à prendre conscience qu'ils ont été floués.
– Heu… Nous sommes journalistes, répond Lucrèce.
La vieille dame fulmine.
– Quoi! Des journalistes! Mais on ne veut pas de journalistes ici! Ce doit être Umberto qui vous a amenés jusqu'ici! Cette fois-ci ce sera le dernier avertissement, s'il nous ramène encore des étrangers dans l'enceinte, on le vire!
– Pouvons-nous vous poser une question?
– Désolée, nous n'avons pas le temps. C'est un hôpital, ici. Laissez-nous travailler.
Déjà elle est repartie, et un infirmier les raccompagne vers le ponton.
A cet instant, Isidore se dit qu'il espère ne jamais devenir fou mais que, si un jour il le devient, il souhaite qu'un type comme Fincher s'occupe de lui.
Le docteur Fincher venait régulièrement au chevet de Jean-Louis Martin mais il avait une foule d'autres malades à soigner.
Au départ, Jean-Louis Martin fut donc surtout soutenu par sa famille. Son ami Bertrand Moulinot et ses collègues se relayaient aussi pour lui parler. Son chien Lucullus restait constamment à ses pieds, comme pour le protéger d'un éventuel agresseur.
Ses collègues savaient que le patient les voyait et les entendait. De son côté, Martin s'évertuait à rendre la conversation possible en disant «oui» d'un battement de la paupière et «non» de deux battements.
Sa femme Isabelle lui apprit qu'elle avait porté plainte afin que la police retrouve le chauffard qui l'avait percuté.
– Grâce au témoignage d'une personne qui était à son balcon on connaît maintenant le numéro de la plaque d'immatriculation de la voiture.
L'œil de Jean-Louis s'éclaira.
– … Hélas, il s'agit d'une automobile louée sous un faux nom.
Et puis, les visites des amis s'espacèrent.
Jean-Louis Martin se forçait à croire toutes les explications qu'on lui donnait. Le premier à signifier clairement qu'il ne s'intéressait plus à lui fut son chien, Lucullus. Lui, n'ayant pas d'excuses à fournir, se contentait de ne plus lui lécher la main et de détourner la tête comme s'il n'était pas concerné par cette masse inerte sous le drap qu'on voulait lui faire passer pour son maître. Ça ne lui donnait pas à manger, ça ne lui lançait pas de bâton à ramener, ça ne le caressait pas, donc en tant que chien il ne voyait plus aucune utilité à faire du zèle.
Enfin, les collègues de travail ne vinrent plus. Jean-Louis Martin comprit grâce aux propos gênés de son ami Bertrand Moulinot qu'il avait été remplacé à la banque.
Bertrand lui-même baissa les bras.
La famille s'accrocha de son mieux. Les filles parlaient de retour, de rétablissement, de la chance d'être soigné dans un hôpital aussi spécialisé. Et puis Isabelle s'étonna un jour:
– Tiens, ils t'ont changé de chambre?
Un battement de paupière. Fincher l'avait en effet transféré dans une pièce plus grande afin qu'il puisse «discuter» tranquillement avec les siens.
– Cette chambre-ci n'a pas de fenêtre! s'offusqua Suzanne, la plus jeune de ses filles.
– Pour ce qu'il ressent. Ça ne lui fait ni chaud ni froid, ricana l'aînée.
– Je t'interdis de dire ça!
La mère, choquée, gifla à toute volée la gamine. Jean-Louis Martin battit deux fois de la paupière. Non, ne vous disputez pas.
Mais déjà sa femme s'était éclipsée en entraînant les enfants afin de ne pas lui offrir le spectacle de leur zizanie.
La mer est calme, sur le chemin du retour.
Umberto, renfrogné et hostile, ne leur parle plus et crache régulièrement par-dessus le bastingage, comme s'il se retenait de leur cracher directement dessus.
Visiblement les responsables de l'hôpital n'ont pas perdu de temps pour le sermonner.
– Nous avons eu, somme toute, de la chance qu'ils nous laissent partir sans plus de formalités, déclare Isidore. Je me souviens d'une expérience qui a eu lieu en 1971 à Los Angeles. Dix journalistes avaient décidé de se faire interner dans un hôpital psychiatrique pour y enquêter. Chacun est allé voir son médecin de famille en déclarant qu'il «entendait des voix dans sa tête». Cela a suffi pour qu'ils soient dirigés vers des établissements psychiatriques qui ont automatiquement classé ces symptômes comme étant ceux de la schizophrénie. Les journalistes ont alors consigné soigneusement tout ce qui se passait autour d'eux. Mais quand ils ont estimé leur enquête terminée, certains se sont aperçus qu'on ne les laissait pas sortir. Ils ont dû faire appel à des avocats, aucun médecin ne voulait reconnaître qu'ils étaient sains d'esprit. Il n'y avait que les malades à s'être aperçus que le comportement de ces nouveaux était différent…
Lucrèce laisse ses cheveux roux flotter au vent, respire amplement les embruns pour éviter d'avoir de nouveau la nausée.
– Le corps médical devait être vexé de s'être laissé piéger par des journalistes. A partir du moment où ils sont arrivés avec une étiquette schizophrène sur le dos, le moindre de leurs gestes a été interprété comme typiquement schizophrène.
La Côte d'Azur s'aligne devant eux, avec ses superbes villas surplombant la baie.
– Moi aussi j'ai entendu parler d'une expérience semblable, effectuée celle-là à Paris, reprend Lucrèce qui ne veut pas être en reste. En accord avec l'administration scolaire, des sociologues ont distribué au hasard des bons et des mauvais dossiers à une promotion d'élèves. Les professeurs n'avaient pas été informés de l'expérience. A la fin de l'année, tous les élèves venus avec un dossier de bon élève présentaient de bonnes notes et, inversement, ceux qui avaient été préalablement dotés d'un dossier médiocre n'avaient accumulé que de mauvaises notes.
Vous croyez que ce sont les autres qui nous modèlent? demande Isidore.
A cet instant, le téléphone portable de Lucrèce se met à vibrer. Elle écoute, puis referme l'appareil.
– C'était le professeur Giordano. Il a trouvé quelque chose. Il a laissé un message, il m'attend à la morgue.
– M'attend? Il «nous» attend, corrige Isidore Katzenberg.
– Il n'a demandé que moi.
Le regard d'Isidore se fait plus acéré.
– Je souhaite vous accompagner.
Tu n'es qu'une sale petite gosse qui a tout à apprendre du métier.
– Et moi je souhaite y aller seule.
Tu n 'es pas mon père.
– Je ne comprends pas votre attitude, Lucrèce.
Le capitaine joue avec sa casquette ornée de motifs torsadés en fils d'or en les scrutant d'un air sardonique. Il se souvient maintenant pourquoi il a choisi de demeurer célibataire.
– Je dois vous avouer que cela me contrarie beaucoup, souffle Isidore.
– Tant pis, dit-elle.
– Vraiment?
– Vraiment!
Les yeux vert émeraude étincelants sondent les yeux châtains qui se veulent impassibles.
Après un adieu assez froid au marin, les deux journalistes rejoignent le side-car garé non loin. Isidore veut se taire mais il n'y parvient pas.
– Je crois vraiment qu'il vaut mieux qu'on reste ensemble. S'il y avait le moindre problème…, insiste-t-il.
– Je suis une grande fille capable de se défendre. Je vous l'ai déjà prouvé, il me semble.
– Je me permets d'insister.
Elle enfile rapidement son casque et son grand manteau rouge.
– L'hôtel est tout près, vous n'aurez qu'à y aller à pied! lance-t-elle.
Elle relève ses lunettes d'aviateur, enfourche sa moto, lui tire le visage vers le bas et lui pique un bisou sur le front. Puis elle lui saisit le menton.
– Que cela soit clair entre nous, cher collègue. Je ne suis pas votre élève, ni votre disciple, ni votre fille. Je fais ce que je veux. Seule.
Il soutient son regard et dit:
– Nous avons commencé cette enquête ensemble, sur ma proposition. Croyez-moi, il vaut mieux continuer à rester groupés.
Là-dessus elle remet ses lunettes et lance son bolide dans la circulation du début de soirée, abandonnant son comparse sur le port.
L'abandon fut progressif mais irrémédiable.
Les visites de ses filles se firent plus rares. Elles finirent par ne même plus donner d'excuses.
La dernière personne à lui rendre encore visite fut sa femme Isabelle. Elle n'arrêtait pas de seriner comme un mantra: «J'ai l'impression que tu vas un peu mieux» et: «Je suis sûre que tu vas t'en sortir.» Elle essayait probablement de s'en convaincre elle-même. Elle entra pourtant à son tour dans le cycle des excuses peu crédibles puis finit par ne plus venir du tout. Voir un œil qui s'agite au-dessus d'une bouche qui bave n'était pas vraiment réjouissant.
Et Jean-Louis Martin passa sa première journée sans le moindre contact extérieur. Il se dit qu'il était l'homme le plus malheureux de l'univers. Même un clochard, même un prisonnier, même un condamné à mort avaient un sort plus enviable que le sien. Eux au moins savaient que leur tourment cesserait un jour. Alors que lui n'était plus qu'un être «condamné à vivre». Il savait qu'il continuerait éternellement à stagner aussi immobile qu'un végétal. Même pas. Le végétal, ça pousse. Lui était comme une machine. Un fer à repasser. D’un côté on introduisait de l'énergie par perfusion, de l'autre on surveillait son pouls, mais où était la différence entre la chair et la mécanique qui permettait à cette chair de ne pas disparaître? Il était le premier humain devenu machine et qui pourtant continuait à penser.
Maudit accident de voiture. Ah! si je tenais le type qui m'a mis dans cet état!
Ce soir-là, il songea que rien ne pouvait lui arriver de pire. Il avait tort.
Elle évite de justesse un piéton. Pour aller plus vite, Lucrèce Nemrod décide de rouler sur les trottoirs. Mais elle passe sur un tesson de bouteille et la roue avant de la Guzzi émet un soupir caoutchouté.
– Zut.
Elle dégage avec difficulté la roue accrochée derrière le side-car. Là-dessus il se met à pleuvoir. Quelques jeunes gens lui proposent de l'aide auxquels elle répond par des «non» rageurs.
La roue de dépannage est crevée, elle aussi. La journaliste scientifique donne un grand coup de pied dans la mécanique.
Autour d'elle la pluie tombe de plus en plus dru. Les bateaux au loin sont secoués par l’orage.
Elle fouille dans le side, trouve une bombe anticrevaison et la branche sur la valve.
J'ai toujours réussi sans l'aide de personne. Je suis née sans parents. Ou alors ils se sont tellement vite éclipsés que j'ai pas eu le temps de les voir. Je me suis éduquée seule en lisant des livres, sans l'aide des professeurs, j'ai commencé le journalisme sans l'aide d'une école de journalisme. Maintenant je change ma roue sans l'aide d'un garagiste et je ne veux dépendre de personne. Ah! quand je pense à toutes ces pauvres naïves qui attendent de trouver un mari pour résoudre leurs problèmes! Les contes de fées ont fait beaucoup de mal à ma génération.
Elle vérifie la pression, s'aperçoit que ce n'est pas suffisant et appuie à nouveau sur l'aérosol.
Toutes ces Cendrillons, Blanche-Neige, et autres Belles au bois dormant!
Un camionneur s'arrête et lui propose de l'aide. Dans les secondes qui suivent, il s'enfuit sous une bordée d'injures. La pluie se fait plus froide alors que la lumière du ciel s'éteint progressivement.
Enfin la moto est réparée. Imperturbable sous la pluie, Lucrèce, debout sur le side-car, tente de lancer le démarreur. Celui-ci refuse de partir.
Elle donne une série de coups de mollet.
Enfin un ronronnement étouffé, puis clair résonne dans le soir.
Merci, machine.
Sous la pluie battante elle ne peut cependant rouler vite. Quand elle arrive à la morgue de Cannes, il est déjà vingt-deux heures. Elle prend dans la nacelle son appareil photo et le met en bandoulière.
A cette heure, il n'y a plus que le concierge à l'entrée. L’Antillais aux cheveux rastas est toujours plongé dans la lecture de Roméo et Juliette.
Quand il aperçoit la journaliste, il lui fait un signe lui intimant: «On ne passe pas», et un autre du poignet qui désigne sa montre et qui indique qu'il est trop tard pour laisser entrer qui que ce soit.
Elle tire son gros porte-monnaie relié à son pantalon par une chaînette et, après en avoir détaillé le contenu, dégage avec lassitude un billet de vingt euros.
Sans le moindre commentaire, il empoche le billet, se replonge dans Roméo et Juliette et presse le bouton qui fait coulisser la porte vitrée.
Le bureau de Giordano est fermé à clef mais la salle d'autopsie est ouverte. La pièce est vide. Six corps recouverts de draps blancs reposent sur les tables. Lucrèce remarque que la porte de la salle des rayons X est entrebâillée, laissant filtrer une lumière rouge.
– Professeur Giordano? Professeur Giordano, vous êtes là?
Soudain toutes les lumières s'éteignent.
– Pourquoi tu éteins? demanda le plus jeune des deux infirmiers.
– C'est un légume. Il ne peut ni parler ni bouger. Avec ou sans lumière, pour lui c'est pareil. Autant faire des économies. C'est à force de petites attentions comme celle-ci qu'on arrivera peut-être un jour à combler le trou de la Sécu, plaisanta l'autre.
Le jeune infirmier maugréa:
– Tu es dur.
– Ça fait trente ans que je fais ce boulot. C'est un travail d'esclave. Désolé, je n'ai plus aucune motivation. Alors je m'amuse. Si on ne peut plus jouer avec les clients! Allez, t'inquiète pas. De toute façon il ne pourra pas se plaindre.
– Et si Fincher arrive et trouve la lumière éteinte?
– On sait qu'il passe tous les jours à midi, il suffit de lui remettre la lumière à midi moins dix.
Ainsi commença pour Jean-Louis Martin sa période «sans lumière».
Dans l'obscurité quasi permanente, l'angoisse ne tardait pas à envahir son esprit. Dans le noir il en venait à voir des monstres, et souvent ces monstres aux corps de dragon avaient les visages des deux infirmiers qui éteignaient volontairement la lampe.
Quand la lumière revenait c'était presque douloureux. Ainsi, ils tenaient parole. Dix minutes avant l'arrivée de Fincher, ils appuyaient sur l'interrupteur.
Le premier éblouissement passé, à travers la forte clarté apparaissait peu à peu le plafond. Blanc. Et au milieu de ce plafond blanc une toute petite tache qui passionna vite le malade du LIS. Il examinait cette tache dans les moindres détails. Il en connaissait chaque dégradé de gris, chaque aspérité. Cette tache avait pris pour lui une dimension métaphysique. C'était un univers complet sur lequel son regard zoomait.
Il ne connaissait ni le plan de son quartier d'antan ni l'agencement des placards de son pavillon, mais il n'ignorait rien du moindre millimètre de cette tache d'un centimètre carré qu'il observait avec attention. Et à ce moment, une idée le traversait. Voir était en soi un plaisir immense. Même voir n'importe quoi. Même voir une simple tache.
Le docteur Fincher arriva. Martin aurait voulu lui faire comprendre son calvaire avec les infirmiers. Mais le neurologue n'accomplissait que les gestes thérapeutiques nécessaires. Quand il repartit, les infirmiers éteignirent la lumière.
Noir. Nouvelle apnée visuelle.
Jean-Louis Martin laissait passer les monstres puis, au bout d’une heure, découvrait que, dans le noir, il entendait bien des choses qu'il ne percevait pas lorsqu'il y avait de la lumière: un malade à côté qui respirait fort, la pompe d'une machine à respirer, les infirmiers qui discutaient dans le couloir.
C'est étrange, se dit-il, il faut être privé d'un sens pour s'apercevoir à quel point il est nécessaire.
Ces sons existaient déjà avant mais il n'y faisait pas attention. Maintenant, c'était comme si tout un monde nouveau s'ouvrait à lui. Un monde avec une tache au plafond et des milliers de bruits de fond passionnants.
Après cette découverte, l'angoisse du noir reflua. Et alors que l'émerveillement de la tache durait quelques instants à peine, la détresse d'être dans les ténèbres semblait sans fin. Il en arriva même à penser que, dans le noir, il pourrait mourir sans s'en apercevoir. Il éprouva alors une énorme bouffée de pitié pour lui-même. Et sans que personne le vît, son œil laissa couler une larme un peu acide dans l'obscurité totale.
Elle essaie en vain d'allumer l'interrupteur.
Probablement le fusible commandant cette pièce a-t-il grillé.
Seules les lampes verte et blanche EXIT de sécurité fonctionnent sur le générateur autonome. Elle voit une boîte d'allumettes près d'un bec Bunsen et en frotte une.
Elle pénètre dans la salle des rayons X. Le médecin légiste en blouse blanche est affalé dans un fauteuil et lui tourne le dos.
– Docteur Giordano?
Devant lui, le bocal étiqueté «Samuel Fincher». Lucrèce remarque qu'à présent le cerveau est coupé en deux comme une pomme.
– Docteur Giordano…
Elle lui touche le bras. Le médecin légiste ne bronche pas. Elle fait pivoter le fauteuil pour le contraindre à la regarder. La faible lueur de son allumette éclaire le visage du médecin figé dans une expression de terreur totale. Comme s'il avait vu quelque chose d'abominable. Il a encore la bouche ouverte.
Elle retient un cri et lâche l'allumette. Vite, elle en frotte une autre.
Derrière elle, l'un des corps vient de bouger. Les autres ont leurs pieds nus avec une étiquette attachée à l'orteil. Une paire de chaussures sort du drap mortuaire.
Après avoir repris ses esprits, Lucrèce Nemrod approche l'allumette du visage. Elle examine la victime.
Une main sort du drap, tâtonne sur la table roulante, trouve un scalpel, s'en saisit et découpe le tissu au niveau de ses yeux. Puis elle noue le drap au-dessus de sa tête pour s'en faire un masque.
Lucrèce lui tourne toujours le dos. Elle prend le pouls de Giordano. L'homme au drap sur la tête empoigne le scalpel comme s'il s'agissait d'un poignard.
L'allumette lui brûlant les doigts, Lucrèce la lâche et se retrouve dans l'obscurité. Elle cherche fébrilement sa boîte d'allumettes.
Quand elle en rallume une, l'homme avec le drap sur la tête s'est rapproché. Mais elle ignore toujours sa présence. Elle consulte les papiers sur le bureau.
L'allumette s'éteint.
Elle en frotte une autre mais, dans sa précipitation, la casse. Or c'était la dernière. Elle entend un bruit et se retourne brusquement.
Y a quelqu'un?
L'allumette lui mordille les ongles. Lucrèce tente quand même d'examiner les papiers sur le bureau. L'homme au drap sur la tête est maintenant tout près.
L'allumette lui brûle les doigts.
– Zut et zut et zut! dit-elle.
Elle détecte à nouveau un froissement de tissu derrière elle.
A tâtons, elle récupère son appareil photo et en déclenche le flash dans la direction des bruits. Si les allumettes éclairaient longtemps une étroite zone, le flash illumine une fraction de seconde toute la pièce dans ses moindres détails.
Elle distingue clairement l'homme avec son drap sur la tête et son scalpel à la main. Elle se dégage vite, se tapit derrière une table. Elle veut réutiliser son flash mais celui-ci exige du temps avant de se recharger. Elle se résigne donc à attendre que la petite lumière rouge passe au vert.
Ça y est, c'est vert.
Flash. Lucrèce constate que l'homme la cherche plus à droite. La lumière l'a ébloui. Elle gagne quelques précieuses secondes. Mais lui a repéré maintenant l'origine des éclairs et se précipite vers elle. Elle n'a que le temps de se cacher à nouveau.
Chacun guette l'autre dans le noir.
Dans l'obscurité, je perds mes moyens. Sortir d'ici.
La porte est fermée. Elle secoue la poignée. L'homme se rue sur elle et la plaque au sol. Puis, ayant bien assuré sa prise en appuyant son pied sur le cou de la jeune femme, il darde vers elle la pointe du scalpel.
Un jet d'adrénaline inonde d'un coup ses vaisseaux sanguins, atteint ses extrémités et réchauffe ses muscles. Elle tente de se dégager.
Dans la pénombre à laquelle ses rétines se sont lentement accoutumées, elle discerne la lame aiguisée.
Peur. Tout le sang afflue dans les muscles de ses bras pour repousser le pied qui lui écrase le cou.
Un grand fracas les surprend tous les deux. La porte vient de céder sous un énorme coup d'épaule. Une torche électrique aveugle assaillant et assaillie. L'agresseur hésite puis relâche sa prise pour s'enfuir par le côté.
D'une voix étranglée, Lucrèce articule difficilement:
– Isidore! Ne le laissez pas partir!
Le gros journaliste se précipite pour bloquer l'issue. Mais l'homme est plus agile que lui. Il le bouscule et file sans lâcher son scalpel. Lucrèce reprend peu à peu son souffle.
Isidore examine attentivement le cou du médecin légiste.
– Pas la moindre blessure. Assurément, le scalpel ne l’a pas touché. Giordano est mort de peur en l'apercevant.
Isidore continue de le palper.
– Etonnant. Il vivait en permanence avec la mort des autres et il a complètement disjoncté dès qu'il a été lui-même en danger!
– Ne commencez pas à arborer vos petits airs de «Monsieur vous auriez dû m'écouter»!
– Je n'ai rien dit.
Il trouve le placard à fusibles et relance le courant électrique dans la pièce. La jeune femme cligne les yeux puis sort son carnet.
– Giordano devait être phobique, remarque-t-elle. Il avait une peur maladive de mourir. Quand il a vu le scalpel, son cerveau a préféré s'autodétruire.
Elle s'assoit, fourbue, et se ronge un ongle.
– Ça y est, j'ai compris. D'une manière ou d'une autre le tueur arrive à connaître la phobie de ses victimes.
– Quand on est phobique, le danger réel est amplifié jusqu'à la peur panique, et la peur panique peut entraîner la mort. J'ai lu cette histoire dans une encyclopédie: un marin enfermé dans un container frigorifique était mort de froid parce qu'il croyait avoir froid. Il a décrit son agonie en gravant ce qu'il ressentait sur les murs avec un morceau de verre. Il disait sentir ses extrémités geler. Pourtant, à l'arrivée, quand on a découvert son cadavre, on a constaté que le système frigorifique n'était pas branché. Le marin a cru avoir froid et cette conviction a suffi à le tuer.
– Mmm… Le pouvoir de la pensée, la capacité de s'autoconditionner.
Lucrèce relit ses notes.
– Il faut trouver la phobie de Fincher et nous saurons alors comment il a pu être tué.
Isidore examine le menton de Giordano.
– A une petite différence près…, ajoute-t-il.
– Laquelle, Sherlock Holmes?
– Le visage. Celui de Giordano est figé dans l'expression de la peur absolue alors que, pour Fincher, il s'agissait plutôt de… l'extase absolue.
Chaque seconde provoquait une douleur supplémentaire.
Après une nuit de cauchemar, Jean-Louis Martin fut réveillé brutalement par les deux infirmiers. Le plus âgé ouvrit d'un coup sec sa paupière et l'éblouit de sa lampe de poche pour vérifier que la rétine réagissait.
– J'espère qu'on va mettre ce «légume» au réfrigérateur, marmonna-t-il.
– C'est quoi «le réfrigérateur»? demanda l'autre.
– Une salle spéciale où l’on entasse les gens comme lui pour qu'ils pourrissent sans plus gêner les autres, reprit le plus âgé. Mais il faut l'abîmer encore davantage pour qu'on le considère comme complètement «fané».
L'œil de Jean-Louis Martin s'arrondit d'horreur. Un instant il pensa que les infirmiers allaient le débrancher.
– Tu en as peut-être marre de rester dans le noir?
Le plus âgé échangea l'ampoule normale contre une ampoule de cent watts.
Dès lors, le plafond devint éblouissant. Sous l'intensité de la lumière, la tache disparut à nouveau. Cette lampe puissante asséchait la cornée de Jean-Louis Martin. La paupière n'était pas une protection suffisante contre une aussi puissante agression. Il n'en finissait plus de produire des larmes pour l'humidifier.
Son œil lui brûlait la tête. Au milieu de la nuit, les deux infirmiers refirent leur apparition.
– Ça y est, tu commences à comprendre qui décide les règles, légume? Réponds, un coup pour oui et deux coups pour non.
Deux coups.
– Ah! monsieur joue le fanfaron. Parfait. Ta punition pour l'instant n'a qu'à moitié fonctionné. Tu ne possèdes plus que deux sens en état de marche, l'œil et… l'oreille. Il n'y a pas de raison pour que tu ne sois pas aussi châtié par l'oreille.
Ils le coiffèrent d'un casque de baladeur diffusant en boucle le dernier tube de Gretta Love, Pour que tu m'aimes.
A cet instant, Jean-Louis Martin fut saisi d'une pulsion très forte de haine. Cependant, pour la première fois, son élan n'était pas tourné contre lui-même mais contre les autres. Il avait la rage. Il avait envie de tuer. Dans un premier temps, ses deux infirmiers. Et ensuite, Gretta Love.
Le lendemain matin, son œil et son oreille étaient en feu. Jean-Louis Martin tenta de comprendre, avec le peu de raison qui subsistait par-delà sa colère, pourquoi ces deux types qu'il ne connaissait pas lui voulaient autant de mal. Il se dit que c’était la nature même de l'homme de ne pas aimer son prochain et de prendre plaisir à le faire souffrir. Et à ce moment il transcenda sa haine et eut envie de changer l'humanité tout entière.
Le surlendemain, les infirmiers maladroits firent tomber Jean-Louis Martin sur le linoléum, les perfusions plantées dans ses avant-bras se tendirent et claquèrent. Ses bourreaux le remirent d'aplomb.
– Tu es salaud quand même! dit le plus jeune des deux infirmiers.
– C'est le système qui est salaud. Moi je trouve qu'on devrait tous les euthanasier. Les «légumes» coûtent cher à la société, ils occupent des lits qui pourraient profiter à des malades plus valides. Parfaitement. Avant, on laissait mourir ces gens-là mais, avec le «progrès», comme ils disent, maintenant on les maintient en vie. Malgré eux, en plus. Car je suis convaincu que si ce pauvre type pouvait s'exprimer, il demanderait à mourir. Hein, mon petit légume chéri? Tu veux être braisé ou bouilli?
L'infirmier lui tira les poils des oreilles.
– D'ailleurs, qui tient à lui? Même sa famille ne vient plus le voir. Ce type n'est qu'une gêne pour tout le monde.
Mais nous sommes dans un système de lâcheté généralisée où l'on préfère laisser vivre les parasites plutôt que d'avoir le courage de s'en débarrasser.
A nouveau il eut un geste maladroit et Jean-Louis Martin tomba sur le visage dans un bruit mat.
La porte s'ouvrit. Entra le docteur Samuel Fincher qui, pour une fois, arrivait en avance. Il comprit tout de suite ce qui se passait. Il lâcha sèchement:
– Vous êtes virés!
Puis il se tourna vers son patient.
– Je crois que nous avons des choses à nous dire, fît-il en recalant son malade bien droit sur son coussin.
Merci, docteur. Je ne sais pas si je dois vous remercier de me sauver maintenant ou vous en vouloir de ne pas m'avoir sauvé plus tôt. Quant à nous dire des choses…
- Vous n'aurez qu'à répondre par oui ou non en battant une fois ou deux de la paupière.
Enfin son médecin lui posait les bonnes questions. Rien qu'avec des oui et des non, Martin arriva à faire comprendre toutes les étapes de son récent calvaire.
– Qu'est-ce qui motivait mon frère Sammy? Bonne question.
Tout en parlant, l'hypnotiseur du Joyeux Hibou joue avec une carotte devant un lapin blanc. Le lapin veut prendre la carotte mais, chaque fois, il la retire au dernier moment.
– Ce qui motive tout le monde: se réaliser dans une passion. Nous possédons tous un talent particulier, il faut le déceler et le travailler pour l'exacerber. Cela devient une passion. Elle nous guide, elle nous permet de tout supporter, elle donne un sens à nos vies. Sinon, l'argent, le sexe, la gloire ne sont que des récompenses éphémères.
Lucrèce, emballée, extirpe son calepin et note: «9: la passion personnelle.»
– Sammy disait que la plupart des dépressions étaient dues à une absence de passion personnelle. Ceux qui se passionnent pour le poker, le bridge, les échecs, ceux qui se passionnent pour la musique, la danse, la lecture ou même la vannerie, le macramé, la philatélie, le golf, la boxe ou la poterie ne font pas de dépression.
Tout en parlant, l'hypnotiseur continue de jouer avec sa carotte et son lapin, lequel est de plus en plus frustré de ne pas recevoir sa récompense.
– Pourquoi imposez-vous ce jeu à votre lapin? demande la jeune journaliste rousse.
L'artiste adresse un bisou affectueux à l'animal.
–Qu'est-ce qu'il va être heureux quand je vais enfin lui donner sa carotte, celui-là! Le bonheur c'est aussi ça, l'assouvissement d'un désir exacerbé. D'abord j'installe l'insatisfaction, je construis le désir, je l'entretiens, je l'amplifie, puis j’accorde l'assouvissement. Mmm… je compte améliorer mon tour avec ce lapin blanc. Je le cacherai dans un chapeau. Avez-vous déjà songé à l'abnégation qu'il faut à un lapin ou à une colombe pour attendre sans roucouler ni couiner la fin du tour? Ces animaux vivent compressés au fond d'une boîte ou d'une poche. Ah, qui osera parler de la solitude du lapin attendant le final d'un numéro? Mais pour lui faire accepter tant de patience, il faut d'abord le conditionner. Il faut qu’il m'aime en tant qu'assouvisseur de désirs. Je dois devenir son dieu. Il oubliera que je suis la cause de ses tourments et ne se souviendra que de mon pouvoir de les arrêter.
Pascal Fincher continue de manier sa carotte, en évitant chaque fois les mouvements de pattes de son lapin tout en le retenant par le cou.
– Mais comme, lui, je ne peux pas l'hypnotiser par la parole, je le programme à réagir automatiquement à certains stimuli. La prochaine fois qu'il verra une carotte, il n'aura qu'une envie: m'obéir.
– Vous le préparez à supporter un cauchemar.
– Pas plus que notre société nous prépare à tolérer de rester entassés comme des sardines dans le métro aux heures de pointe. La seule différence, c'est qu'au lieu d'avoir une carotte on reçoit un salaire. Vous qui êtes parisiens, vous devez le savoir.
Le lapin blanc est maintenant au comble du désir. Les oreilles dressées, la moustache tremblante, il se montre de plus en plus expressif dans l'étalage de son envie. Il lance même des coups d'œil à Isidore et Lucrèce, comme s'il voulait leur demander d'intercéder en sa faveur pour obtenir la carotte.
– Nous sommes tous conditionnés et nous sommes tous facilement conditionnables…
– Sauf si on est sur le qui-vive, déclare Lucrèce. Isidore m'a eue, vous m'avez eue, mais maintenant, si je fais attention, vous ne m'aurez plus.
– Ah bon? Voyons, répétez dix fois «bourchette».
Elle obtempère avec méfiance. A la fin, Pascal lui demande juste:
– Et avec quoi mange-t-on la soupe?
– Une fourchette, articule-t-elle précisément comme pour montrer qu'elle ne dira pas bourchette une fois de plus.
Puis comprenant sa méprise, elle tente de revenir sur sa réponse:
– Heu… je voulais dire une cuillère, bien sûr… Zut! Vous m'avez eue.
– Voilà un petit conditionnement rapide. Tout le monde se fait avoir. Vous pouvez le tester sur votre entourage.
Isidore observe la pièce. Toute la décoration est axée sur le thème du cerveau. Il y a des collections de petits jouets chinois constitués de cerveaux en plastique munis de pattes qui sautillent lorsqu'on remonte leur ressort. Il y a des cerveaux en plâtre. Des monstres robots de science-fiction dont la tête est ouverte et le cerveau visible par transparence.
Le lapin blanc commence à montrer des signes d'agressivité et, pour le calmer, Pascal le remet dans sa cage. Il manifeste de plus en plus de nervosité.
– Mon frère a traversé une phase de mutisme de plusieurs années, dit Pascal Fincher. A cause de notre père. C'était un médecin très sensible. Le problème c'est qu'il était alcoolique, et la boisson le rendait tyrannique et suicidaire. Je me souviens qu'une fois, rien que pour nous impressionner, il a saisi un couteau sur la table et s'est tranché les veines du poignet. Il a tranquillement laissé couler son sang dans l'assiette.
– Et alors?
– Ma mère a très bien réagi. Elle a servi la soupe sur le sang et lui a demandé d'un ton calme s'il avait eu une bonne journée. Il a haussé les épaules, déçu de ne pas nous avoir choqués et est allé se panser le poignet. Ma mère était exemplaire de douceur et d'intelligence. Elle savait prendre son mari et elle savait nous protéger des frasques paternelles. Nous l'aimions tant. Parfois mon père ramenait à la maison des clochards ivrognes et nous obligeait à les traiter comme ses amis. Ma mère, impassible, faisait comme si c'étaient des convives comme les autres. C'est peut-être pour cela que, par la suite, mon frère sut si bien parler aux plus misérables.
Mais après un voyage au Bengladesh où il était parti comme médecin bénévole, mon père a basculé dans la drogue. Il s’est arrêté de travailler. Il mentait. Il ne nous manifestait plus le moindre signe d'affection. Mon père était à sa manière un explorateur du cerveau mais, lui, il empruntait le versant sombre, fasciné par les gouffres parsemant le voyage vers le centre de l'esprit. Et il aimait le parcourir en équilibre instable.
Pascal émet un petit rire fluet et triste en se remémorant son géniteur.
– Je crois que c'est lui qui nous a donné ce goût de jouer avec nos cervelles et avec celles des autres. Quel dommage qu'il se soit autodétruit, il avait des intuitions fulgurantes, des diagnostics étonnamment justes. Ah, c'aurait été plus facile s'il avait été une crapule, on l'aurait haï et puis voilà.
– Et le mutisme de votre frère?
– Tout a commencé le soir même du jour où notre paternel s'est tranché les veines à table. Après le repas, nos parents nous ont vite envoyés nous coucher. Dans la nuit, mon frère alors âgé de six ans a entendu des râles. Il a eu peur pour mon père, il s'est précipité dans la chambre des parents et est tombé devant le spectacle de papa et maman faisant l'amour. Je crois que c'est le contraste entre la situation de stress précédente et ce qu'il a perçu comme la bestialité de la scène qui a provoqué le choc. Il est resté comme statufié. Il n'a plus parlé pendant très longtemps. On l'a placé dans un centre spécialisé. Je suis allé le voir là-bas. Il était entouré de véritables autistes de naissance. Je me souviens du médecin qui me conseillait: «Avant de le voir, il vaudrait mieux que vous preniez comme un bain mental pour ne pas le contaminer avec tout le stress du monde extérieur. Il ressent tout si fort.»
Lucrèce prend des notes. L'autisme pourra faire un autre sujet d'article.
– Comment s'en est-il tiré?
– Par une amitié avec un des enfants du centre et son intérêt pour les mythologies. Ulysse Papadopoulos était un gosse que ses parents avaient enfermé dans une cave. Au début Sammy s'asseyait simplement à côté de lui, et ils ne se disaient rien. Puis ils ont commencé à dialoguer par signes, puis avec des dessins. C'était inespéré. Ils avaient inventé leur propre langage qu'ils étaient seuls à comprendre. Deux âmes communiant par-delà la parole. Je peux vous dire que leur remontée parallèle a été vraiment émouvante. Mon père qui, après l'accident, était entré dans une phase d'autoculpabilité, a cessé de chercher à se détruire. Peut-être mon frère l'a-t-il finalement sauvé. Pourtant, il refusait d'aller le voir à l'hôpital. C'est ma mère qui s'y rendait tous les jours. Quant à moi, je ne supportais pas tous ces déments autour de lui. C'est sans doute pour ça que je ne suis pas devenu psy. Pour moi il y a d'un côté les psy et de l'autre les spi.
– Les «spi»?
– Les spirituels, les gens intéressés par la spiritualité. Mon intérêt pour l'hypnose vient de là. Je crois qu'elle est une voie vers la spiritualité. Je n'en suis cependant pas sûr, je tâtonne…
Lucrèce renvoie sa longue chevelure rousse en arrière.
– Vous avez évoqué les mythologies?
– L'autre enfant silencieux, ce fameux Ulysse Papadopoulos, était d'origine grecque. Il lui montrait des livres sur les légendes de son pays. Celles d'Hercule, Enée, Thésée, Zeus, et plus que tout de son homonyme, Ulysse. Cela les faisait rêver tous les deux. Ils s'y sont raccrochés. Et puis mon père est mort. D'hépatite. Son foie avait conservé le souvenir de l’alcool et de la drogue et lui livrait l'addition avec retard. A l’enterrement mon frère et son ami Ulysse se chuchotaient des choses à l'oreille. C'est là que j'ai pris pour la première rois conscience que Sammy était guéri. Les deux enfants s’étaient mutuellement soignés mieux que ne l'aurait fait n’importe quel praticien.
Isidore scrute les notes qu'il a prises sur son ordinateur de poche.
– Qu'est devenue votre mère?
– Après le décès de mon père, elle a comme démissionné de sa propre vie. Un jour mon frère lui a demandé ce qui pourrait lui faire plaisir. Elle a répondu: «Que tu sois le meilleur, que tu surpasses tout le monde avec ton intelligence.»
Isidore tripote un petit jouet-cerveau en plastique.
– Dès lors, il s'est senti motivé…, suggère-t-il.
– C'est peut-être pour ça qu'il est allé aussi loin dans ses études. Dès qu'une épreuve se présentait il fallait qu'il la franchisse, et plus c'était haut plus il était exalté. Ma mère, un matin, ne s'est pas réveillée. Mais j'ai l'impression qu'elle a continué à le hanter…
Pascal Fincher donne la carotte au lapin. Il la dévore à pleines incisives avec une fébrilité typiquement lapine.
– Et vous en êtes où, de l'enquête? questionne Pascal Fincher.
– Nous savons désormais que nous dérangeons quelqu'un, nous sommes face à un véritable assassin et nous disposons d'une pièce à conviction.
Le lapin a fini la carotte et le regarde avec gratitude.
– Je vous aiderai de mon mieux à résoudre cette affaire.
Pascal Fincher ouvre son réfrigérateur et sort le bocal contenant les deux moitiés du cerveau de son frère.
– Le médecin légiste l'avait gardé, la police nous l'a restitué. Comme vous m'en aviez prié, j'ai transmis votre demande au conseil de famille. Ils ont consenti à vous le confier, mais il faudra nous le rendre après l'enquête.
Il se massa les tempes pour se détendre. Pas le moment d'avoir une migraine…
Le docteur Samuel Fincher s'en voulait à la fois d'avoir laissé souffrir un de ses malades et d'avoir permis que sévissent au sein même de son hôpital des infirmiers capables de cruauté. L'urgence était de déplacer Jean-Louis Martin.
– Vous serez mieux protégé dans une chambre collective. Et pour vous distraire, je vais vous faire installer un téléviseur.
Dans l'heure qui suivit on lui attribua un lit dans le bâtiment des hébéphréniques. En fait d'hébéphréniques, il y avait là six personnes avachies qui se réveillaient de temps en temps, nourris par perfusion.
Samuel Fincher fit installer le téléviseur face à son œil valide et munit Jean-Louis Martin d'une oreillette pour qu'il puisse écouter sans déranger ses voisins. Il apprécia les retrouvailles avec la télévision. Quelles richesses de stimuli!
Il y avait justement «Quitte ou double». L'angoisse du joueur sur le point de tout perdre après avoir tout gagné attira automatiquement son attention et le rassura pour des raisons qu'il n'arrivait pas à exprimer. Son échec et son air dépité le ravirent. Durant cette émission, il s'oubliait un peu.
Ensuite ce furent les actualités. Aujourd'hui il y avait au menu: le président de la République française mis en cause dans une affaire de corruption, la famine au Soudan entretenue par les tribus du Nord, le massacre de la famille royale au Népal, la France qui gagne au football, une étude sur les élèves surdoués qui souffrent dans les écoles inadaptées à leurs talents, la Bourse qui remonte, la météo variable, une enquête sur les piercings qui s'infectent et, pour finir, le drame d'un père mis à mort en essayant de défendre son fils, handicapé, contre un groupe d'enfants qui se moquaient de lui. Enfin il cessait de penser à lui. Si la morphine était l'analgésique parfait pour la chair, la télévision se révélait l'analgésique parfait pour l'esprit.
Déambulant dans un couloir désert, à cet instant même Fincher était pensif. Pour licencier les deux infirmiers «indélicats» il savait qu'il aurait à affronter sa propre hiérarchie sans parler des syndicats infirmiers.
La peur du changement est inhérente à l'homme. Il préfère un danger connu à n'importe quelle modification dans ses habitudes.
Le docteur Samuel Fincher jugea pourtant qu'il lui fallait repenser son hôpital non plus comme une administration qu'on gère mais comme un village utopique.
Ilest nécessaire d'évacuer la pulsion de mort de cet endroit. Les malades sont si sensibles. Tout est amplifié. Et les répercussions peuvent être incommensurables.
Il tourna dans un couloir désert. Ce fut alors qu'un patient surgit derrière lui en vociférant, les mains en avant, dirigées vers sa gorge, avec la ferme intention de l'étrangler. Le neuropsychiatre n'eut pas le temps de réagir, l'air ne parvenait déjà plus dans ses poumons.
Je vais mourir maintenant.
Le malade serrait très fort son cou. Il présentait un regard chaviré, des pupilles dilatées.
Fincher le reconnut. Un drogué qui lui avait déjà causé beaucoup de soucis.
Faudra-t-il que l'héroïne, après avoir détruit la cervelle de mon père, me détruise aussi indirectement?
L'autre serrait. Fincher étouffait, quand d'autres malades passant par là sautèrent sur le forcené pour le contraindre a lâcher prise. Mais le drogué se crispait, ne relâchant pas sa proie. Il avait une force inouïe décuplée par la rage.
Autour de lui c'était maintenant le tohu-bohu. De nouveaux malades arrivaient à la rescousse.
Ai-je peur? Non, Je crois que je suis surtout inquiet sur ce qu'ils vont devenir quand je ne serai plus là.
Le drogué lui secoua le crâne comme s'il voulait briser sa colonne vertébrale.
J'ai mal.
Enfin noyé sous la masse des malades qui se jetaient sur lui, le drogué desserra l'étreinte.
Fincher put respirer, tousser, cracher.
Surtout ne pas montrer que cet assaut m'a affecté.
Il tira sur son pull pour le remettre en place.
– Tout le monde reprend ses activités, articula-t-il d'une voix enrouée.
Quatre infirmiers entraînèrent l'agresseur dans la salle d'isolement.
Dans leur suite de l'hôtel Excelsior, Isidore et Lucrèce se reposent.
Les deux moitiés de cervelle rosé clair de Fincher recouvertes de filaments gris flottent dans le bocal.
Lucrèce a inséré des petits morceaux de coton entre ses orteils et, d'une main précise, tout en discutant, elle repeint ses ongles des pieds en rouge carmin. La scène ressemble à une cérémonie où chaque orteil vient tour à tour se présenter, indépendamment de ses voisins, pour recevoir l'onction du vernis.
Isidore approche une lampe de chevet, saisit une loupe et s’empare d'un grand livre.
– Celui qui a tué Fincher et celui qui a essayé de vous tuer savent tous deux quelque chose sur le cerveau que nous ignorons.
– C'est quoi ce bouquin?
– C'était sur le bureau de Giordano. Il était en train de l'étudier quand il est mort.
Isidore Katzenberg feuillette les pages, s'arrête sur une double image en couleur et compare le dessin à ce qu'il voit. Il plonge sa main dans un paquet de sucreries afin de fournir un combustible à sa propre chaudière cérébrale.
Lucrèce Nemrod s'avance, les orteils dressés pour qu'ils ne touchent pas le sol.
– C'est comme un nouveau pays, dit son compagnon. Une planète inconnue. Nous allons la visiter ensemble. J'ai le sentiment que, lorsque nous comprendrons comment fonctionne notre cervelle, nous comprendrons qui est l'assassin.
Elle ne peut réprimer une moue de dégoût. Il poursuit:
– 1450 centimètres cubes de matière grise, blanche et rose. Notre machine à penser. C'est là que tout se crée. Un simple désir peut entraîner la naissance d'un enfant. Une simple contrariété peut provoquer une guerre. Tous les drames et toutes les évolutions de l'humanité s'inscrivent d'abord dans un petit éclair, quelque part dans l'un des méandres de ce morceau de chair.
Lucrèce saisit à son tour la loupe et observe de plus près. Elle est maintenant si proche de la cervelle qu'elle ressent l'impression de marcher sur une planète de caoutchouc rosé couverte de cratères et de fissures.
– Ici, à l'arrière, dit Isidore, cette zone plus sombre c'est normalement le cervelet. C'est là où est en permanence analysée la position du corps dans l'espace et l'harmonie des gestes.
– C'est ce qui nous permet de ne pas tomber en marchant?
– Probablement. Si on s'avance davantage en direction du front, on trouve l'aire visuelle primaire: c'est là que s'élabore la perception des couleurs et des mouvements. Juste devant l'aire visuelle secondaire où se décide l'interprétation des images d'après la comparaison aux images connues.
– Quelle distinction faites-vous entre l'aire primaire et l’aire secondaire?
– Dans la primaire on perçoit l'information brute, dans la secondaire on lui donne un sens.
Le journaliste tourne autour du bocal.
– Remontons encore en avant et nous trouverons l'aire sensitive: reconnaissance du toucher, du goût, de la douleur, de la température.
– Les sens, quoi…
– Avançons encore vers le front. Ici, l'aire auditive: perception et reconnaissance des sons.
– C'est quoi ce truc rosé foncé?
– Mmm… n'allons pas trop vite. Continuons, voici l'aire de la mémoire à court terme. Et puis l'aire motrice primaire qui commande nos muscles.
– Et le langage, c'est où?
Isidore cherche sur sa carte.
– C'est sur le côté, là, dans le lobe pariétal.
Lucrèce s'habitue peu à peu à scruter la cervelle de Fincher.
– Et à l'intérieur?
Isidore tourne la page.
– Au-dessus, la couche superficielle, c'est le cortex. C'est là que s'échafaudent la pensée, le langage.
– Ce n'est qu'une fine peau…
– Fine mais très frisée et remplie de plis. Le cortex est responsable de toutes les fonctions supérieures de l'organisme, et c'est l'homme qui possède le cortex le plus épais de tout le règne animal. Descendons à l'intérieur de la cervelle. Sous le cortex, le système limbique, siège de nos émotions: passions et colères, peurs et joie, c'est là qu'elles se mitonnent. Dans ce livre ils l'appellent aussi notre «cerveau de mammifere» par distinction avec le cortex qui serait notre «cerveau typiquement humain».
Lucrèce se penche pour mieux contempler le système lim-bique.
– Ce serait donc là que quelque chose de bizarre se serait produit chez Fincher.
– Et peut-être aussi chez Giordano. Dans le système limbique existe une structure plus petite nommée l'hippocampe. C'est le réceptacle de notre histoire personnelle. L'hippocampe compare en permanence chaque nouvelle sensation reçue avec toutes celles du passé qu'il a déjà en mémoire.
Lucrèce semble fascinée.
– C'est joli comme dénomination, «l'hippocampe». Les savants l'ont probablement appelée ainsi parce que cette zone ressemble à la bestiole sous-marine…
Isidore tourne les pages du livre de sciences puis revient au bocal.
– La liaison entre les deux hémisphères se réalise par le corps calleux, cette matière blanchâtre qui permet à notre pensée logique de rejoindre notre pensée poétique.
– On dirait quand même un gros morceau de gras de mouton.
– En dessous, les deux grosses boules pourpres ce sont les deux thalamus, le poste de contrôle de l'ensemble du système nerveux. Et encore en dessous l'hypothalamus, le contrôleur du contrôleur. Là se trouve notre horloge biologique interne qui régule notre rythme de vie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, surveille les besoins en oxygène et en eau dans notre sang. C'est l'hypothalamus qui déclenche les sensations de faim, de soif ou de satiété. Chez les hommes il déclenche la puberté et, chez les femmes, il régule le cycle des règles et des fécondations.
Lucrèce commence à entrevoir autre chose dans le bocal qu'un morceau de viande, elle se dit qu'il s'agit plutôt d'un superbe ordinateur organique. Il y a là une horloge, une puce centrale, une carte mère, un disque mémoire. Un ordinateur de chair.
– Et pour finir, encore en dessous, l'hypophyse, l'exécuteur des desiderata de l'hypothalamus. Cette petite glande de six millimètres déverse la plupart des hormones émotionnelles dans le sang pour nous faire réagir aux stimuli extérieurs positifs ou négatifs.
Lucrèce examine à nouveau sa liste des motivations. En fait, se dit-elle, les premiers besoins servent à satisfaire le premier cerveau, le cerveau reptilien, le cerveau de survie: arrêter la douleur, stopper la peur, et se nourrir, se reproduire, être à l'abri. Le deuxième groupe de motivations sert à satisfaire le deuxième cerveau, le cerveau des mammifères, celui des émotions, de la colère, du devoir, de la sexualité, etc. Enfin le troisième cerveau, le cortex, le cerveau typiquement humain, sert à satisfaire le troisième groupe de motivations issues de notre capacité d'imagination: le besoin de passion personnelle par exemple…
Ils observent en silence le cerveau de cet homme exceptionnel.
– Giordano a vu quelque chose là-dedans qui lui a donné envie de nous appeler…
Isidore reprend la loupe.
– Il y a là une multitude de petits trous qui grêlent les différentes zones.
Réveillé soudain par sa propre horloge intérieure, Isidore consulte précipitamment son bracelet-montre comme s'il avait un rendez-vous urgent, puis il allume le téléviseur pour les actualités du jour.
– Excusez-moi, c'est l'heure.
– Vous voulez voir les informations alors qu'on est en pleine enquête?
– Vous le savez bien, c'est ma seule maniaquerie.
– Je croyais que c'étaient les sucreries.
– L'un n'empêche pas l'autre.
Déjà Isidore est plongé dans l'écoute des actualités.
Cela commence par les informations nationales. La chute de la Bourse entraîne des chamailleries entre le Président et le Premier ministre. Il semblerait que cette dégringolade ait été accentuée par des réactions automatiques d'ordinateurs programmés pour vendre les actions lorsque les cours atteignent un certain plancher. Le Premier ministre exige une surveillance minutieuse des logiciels de ces ordinateurs afin qu'ils cessent d'amplifier artificiellement les bons et les mauvais scores des places boursières mondiales.
Election parlementaire. Un politicien de l'opposition annonce que «le problème dans ce pays, c'est qu'il n'y a plus de motivation. Tout le monde ne pense qu'à son petit confort personnel immédiat. On ne se bat plus pour être les premiers mais pour ne pas trop vite être les derniers». Il ajoute «et si ce n'était que ça! les entrepreneurs sont démotivés par les taxes et la paperasserie, les créateurs de richesse sont démotivés par les impôts, tout est fait dans ce pays comme si on voulait juste égaliser tout le monde dans la défaite».
International: le secrétaire général de l'ONU a demandé à la Syrie de modifier ses manuels scolaires d'histoire où l'on apprend aux enfants que les camps de concentration n’ont jamais existé.
– Vous voyez, il n'y a pas que vous qui perdez la mémoire. L'humanité entière souffre de petites «pertes». Bientôt on votera à main levée pour décider si la Première Guerre mondiale a existé et on va peut-être tout réécrire en fonction de ce qui arrange le plus grand nombre.
– Ça ne me console pas vraiment de me retrouver amnésique dans un monde amnésique.
Isidore semble exténué.
– Qu'est-ce qui ne va pas, collègue?
Lucrèce Nemrod lui tend un Kleenex qu'il accepte.
– Tout me traverse et tout me détruit, la cruauté comme la lâcheté.
– Vous n'êtes pas encore blasé? C'est quand-même incroyable, vous avez été capable de mettre en déroute un tueur dément et vous vous effondrez en regardant les actualités.
– Excusez-moi.
Il se mouche.
– Oh et puis zut. Si ça vous met dans de tels états, n'écoutez plus les informations! Je veux bien que les actualités soient votre drogue mais au moins que vous y preniez un peu de plaisir.
Elle éteint la télévision. Il la rallume.
– Je veux savoir ce qui se passe.
– Par moments, il vaut mieux l'ignorer.
– La lucidité est la plus forte de toutes les drogues.
– Alors, devenez indifférent!
– J'aimerais tant.
– Pff, ça change quoi que vous vous lamentiez devant le téléviseur! (Elle lui murmure à l'oreille:) Gandhi disait: «Quand je désespère, je me souviens que tout au long de l'histoire la voix de la vérité et de l'amour a triomphé. Il y a dans ce monde des tyrans et des assassins et pendant un temps ils peuvent nous sembler invincibles. Mais à la fin, ils tombent toujours.»
Le journaliste ne semble pas consolé pour autant.
– Oui mais Gandhi a été assassiné. Et ici et maintenant on n'entend parler que des symptômes de la montée des nationalismes, des fanatismes, des totalitarismes. J'aimerais être insensible. Le terme précis c'est «nonchalant». Ça doit exister, dans le cerveau, l'hormone de la nonchalance. Un hquide qui ferait qu'on prendrait tout à la légère sans être concerné par les drames qui s'abattent sur autrui. Ça doit exister…
– Cela se nomme les calmants. Ça permet de ne plus être anxieux en oubliant le réel. 45 % pour cent de la population en a pris au moins une fois.
Elle lui tend des bonbons.
– Vous êtes trop sensible, Isidore. Cela vous rend… charmant dans un premier temps, mais peu convivial à la longue.
– A quoi ça nous sert d'avoir le cortex le plus développé du règne animal si c'est pour nous comporter ainsi? Ce que nous faisons à nos propres congénères, aucun animal n'oserait le faire à son gibier! Si vous saviez comme j'aimerais être… «bête».
Elle contemple les deux morceaux de cervelle qui flottent dans le bocal transparent.
Isidore augmente le son des actualités.
Mondanités: Billy Underwood, le célèbre rocker français, se remarie pour la seizième fois avec une heureuse élue plus jeune que lui de quarante années.
Lucrèce note que la simple énonciation de cette nouvelle non dramatique (sauf pour l'ex-compagne du chanteur) a le pouvoir de redonner le moral à Isidore.
Sciences: découverte d'un nouveau médicament à base d'une hormone de porc permettant de prolonger la vie humaine. Si les espoirs mis dans le produit se révèlent exacts, les savants espèrent repousser les limites de la vie humaine jusqu'à une moyenne de cent vingt ans contre quatre-vingts actuellement.
Lucrèce se détourne du téléviseur et se rapproche à nouveau du cerveau dans le bocal. Elle sent que la solution réside dans ce morceau de chair pâle.
Enfin on annonce que le célèbre top model Natacha Andersen qui s'était accusé du meurtre du champion d'échecs Samuel Fincher vient d'être libérée, l'«amour» ne figurant pas dans le code pénal en tant qu'arme de première, deuxième ou troisième catégorie.
Dessins animés japonais violents pour enfants, publicité, émission de télé-achat vantant des accessoires ménagers, publicité, recettes de cuisine impossibles à réaliser, publicité, émission de gymnastique impossible à suivre, publicité, jeu «Quitte ou double», publicité, journal de treize heures consacré aux actualités régionales, publicité, émission de sport, publicité, émission de téléréalité avec des gens spécialement sélectionnés pour être représentatifs de la population moyenne, publicité, téléfilm soporifique allemand, publicité, journal de vingt heures axé sur les actualités nationales et internationales, publicité, météo, publicité, grand film d'action américain, publicité, émission d'analyse de la publicité, publicité, émission zapping florilège des meilleurs moments de la télévision, publicité, émission sur la chasse et la pêche.
Voilà ce qui entrait chaque jour avec très peu de variantes dans la tête de Jean-Louis Martin. Sept jours sur sept.
Au début, le malade du LIS appréciait la télévision, cette vieille compagne d'enfance. En restant plus longtemps à la contempler, il se mit à l'étudier avec un peu de recul. Il percevait les intentions cachées des animateurs, des programmateurs des chaînes. Il comprenait comment la télévision devenait un outil fédérateur. Elle influençait les spectateurs pour les persuader de trois injonctions subliminales: restez calmes, ne faites pas la révolution, essayez d’amasser le plus d'argent possible pour pouvoir consommer les derniers produits à la mode qui vous permettront d’épater vos voisins.
Il percevait également une autre action subliminale de la télévision: elle incitait à isoler les individus. C'était subtil.
La télévision incitait les enfants à juger leurs parents rétrogrades et les parents à juger leurs enfants débiles. Elle permettait de tolérer qu'on ne se parle plus à table. Elle faisait croire qu'on pouvait devenir riche simplement en se rappelant la date d'une bataille historique dans un jeu quizz.
Au bout de quinze jours, Jean-Louis Martin ne supportait plus cet objet qui lui enfonçait en permanence dans la tête des messages auxquels il n'adhérait pas.
Il avait connu la monotonie de l'obscurité, la monotonie de la lumière, et maintenant il affrontait la monotonie des idées.
Il le fit comprendre à Fincher.
Le neuropsychiatre lui proposa alors de choisir sa chaîne en exprimant un oui du un non à l'énumération de chacune.
Nouveau ballet ce paupière. Il opta pour la chaîne des documentaires scientifiques.
Dès lors, Jean-Louis Martin ingurgita jusqu'à seize heures de sciences par jour. Enfin il avait trouvé un stimulus dont il était insatiable. Il y avait tellement de sciences différentes, tellement de découvertes étranges, tellement de connaissances à assimiler.
Cette chaîne était un pur festin pour l'esprit. Parce qu'il en avait le temps, parce qu'il en avait l'envie, Jean-Louis Martin, ancien cadre moyen de banque régionale section contentieux, était en train d'apprendre simultanément toutes les sciences seize heures par jour. Parce qu'il n'était dérangé par rien ni personne, son attention était totale du début à la fin de chaque émission. Il mémorisait chaque image. Il mémorisait chaque parole et il constatait que les capacités de son propre cerveau étaient extensibles à l'infini.
Durant cette période d'auto-éducation scientifique, pour la première fois, Jean-Louis Martin se dit: «Finalement tout ne va pas si mal que ça pour moi.» II avait moins peur du lendemain. Plus il apprenait, plus il voulait apprendre. Dès qu'il avait abordé la médecine, il avait voulu connaître la biologie et la physique.
Il se rappelait que, avant lui, Léonard de Vinci, Rabelais ou Diderot avaient eu pour ambition de connaître toutes les sciences de leur époque. Jean-Louis Martin se découvrait la même ambition.
La science, plus que toutes les autres formes d'expression de l'intelligence humaine, était en renouvellement permanent et connaissait une évolution exponentielle, tel un train emballé n'arrêtant jamais d'accélérer. Plus personne ne pouvait le rattraper. Et Jean-Louis Martin avait le privilège d'avoir le temps de suivre tous les épisodes de ses progrès.
Evidemment, il se passionnait plus particulièrement pour tout ce qui avait trait au cerveau et au système nerveux.
Dès lors, son choix fixé, il voulut comprendre les mécanismes profonds de la pensée. Quand il entendait un scientifique expliquer ses recherches, il se posait toujours la même question: «Qu'est-ce qui se passe vraiment dans son propre cerveau? Qu'est-ce qui le pousse à agir?»
Qu'est-ce qui nous pousse à agir?