Le soleil brille. Au-dessus de la nationale 7, les oiseaux gazouillent parmi les mimosas en fleur. La Guzzi fend la route, dépassant les camions, slalomant entre les voitures. Isidore retient son casque quand le vent fouette ses lunettes d'aviateur. Légèrement penchée, Lucrèce, cheveux roux en bataille, tourne la manette des gaz. Ils dépassent des ruines romaines, d'autres encore plus anciennes.
L'entreprise informatique américaine qui a fabriqué Deep Blue IV a décidé d'installer sa représentation à Vallauris, la cité des potiers, limitrophe de Cannes. Les locaux ultramodernes se fondent parmi les vieilles pierres rénovées.
Lucrèce enchaîne la roue avant de sa moto à un panneau d'interdiction de stationner.
Un technocrate bon teint dans un parfait costume vert, chemise cravate beiges, coupe de cheveux à ras, les accueille avec un entrain commercial étudié dans les bonnes écoles de management, le regard droit, l'attitude artificiellement ouverte.
– Chris Mac Inley, annonce-t-il en tendant une main sèche qui serre assez fort. Nous sommes fiers d'accueillir la presse parisienne dans notre antenne provençale, mais nous ne saurions trop vous conseiller de vous rendre aux Etats-Unis à Orlando, en Floride, pour visiter notre maison mère et la décrire à vos lecteurs.
Lucrèce secoue sa tignasse rousse.
– Nous ne sommes pas là pour parler de votre entreprise mais d'un de vos employés.
– Quelqu'un aurait-il commis une bévue? Quel est son nom?
– Prénom: «Deep». Nom de famille: «Blue IV». C'est un gros cubique au front argenté.
Chris Mac Inley les guide vers son bureau. Les murs sont recouverts de larges écrans à cristaux liquides sur lesquels défilent les galeries du Louvre à la cadence d'un tableau toutes les cinq secondes. Au-dessus du fauteuil sont placardées les affiches des tournois de Deep Blue, le premier gros ordinateur de jeu engagé dans un duel contre les grands maîtres d'échecs. A gauche, une affiche de son successeur Deeper Blue, ou Deep Blue II, remportant la victoire contre Garry Kasparov, et, dessous, posée sur une étagère, sa coupe portant l'inscription «Champion du monde d'échecs». Puis vient Deep Blue III jouant contre Leonid Kaminsky, avec, là encore, la coupe prouvant que l'ordinateur a gagné.
– Asseyez-vous. Deep Blue IV a été licencié. Il a perdu. Il a mal représenté ses employeurs. C'est un peu comme à la corrida. Le perdant n'a pas de deuxième chance.
– Lors d'une corrida, quand le gagnant est le taureau, on ne lui laisse pas non plus de deuxième chance, rappelle Isidore.
Machinalement, Mac Inley leur tend sa carte de visite argentée et gaufrée.
– C'est juste. Au temps pour moi. Deep Blue IV nous a ridiculisés devant le monde entier. Son chef de projet a été limogé, quant à la machine, nous nous en sommes débarrassés. L'une des devises de notre entreprise est: «Ceux qui échouent trouvent les excuses. Ceux qui réussissent trouvent les moyens.»
L'inscription surplombe en effet son bureau.
– Enfin ce n'était pas, à proprement parler, un «être» responsable.
Le technocrate américain marque une moue.
– De toute façon, même s'il avait gagné il aurait été viré. En informatique, les progrès sont si rapides qu'à peine la partie terminée Deep Blue IV était déjà dépassé. Nous sommes en train de terminer les derniers réglages de Deep Blue V qui, comme vous l'avez peut-être lu dans les journaux, doit bientôt affronter le nouveau champion du monde humain en titre. Voilà notre dernier gladiateur.
Il tend vers le couple une brochure publicitaire en papier couché épais.
– Jusqu'à quel point ces machines sont-elles capables de penser? demande insidieusement Isidore.
Mac Inley allume son ordinateur personnel au large écran plat, comme s'il voulait vérifier ses e-mails tout en parlant aux deux journalistes. Il se branche sur une banque de données où il peut apprendre qui sont ses deux interlocuteurs. Il constate que l'homme est journaliste à la retraite et la fille simple pigiste. Rien que pour elle, il fait un effort. Il se cale en arrière dans son fauteuil et d'un ton professoral annonce:
– Il faut relativiser les choses. Les ordinateurs, aussi sophistiqués soient-ils, ne sont pas encore capables de réfléchir comme nous. Selon vous, si on réunissait toutes les connexions de tous les appareils électroniques, ordinateurs et autres du monde entier, cela équivaudrait aux connexions de combien de cerveaux humains?
– Dix millions? cent millions?
– Non. Un.
Les deux journalistes essaient de comprendre.
–Eh oui… Un seul cerveau humain est riche d'autant de connexions que toutes les machines de la planète. On estime qu'un seul cerveau humain contient deux cents milliards de neurones, soit autant que d'étoiles dans la Voie lactée. Chaque neurone peut avoir un millier de connexions.
Cela laisse les deux journalistes songeurs.
– Donc, les humains sont imbattables.
– Pas si simple. Car nous réfléchissons lentement. Une impulsion nerveuse circule à trois cents kilomètres à l'heure. Un signal d'ordinateur file mille fois plus vite.
Lucrèce sort son calepin pour noter le chiffre.
–Donc, les ordinateurs nous surclassent…
–Pas si simple. Car nous compensons notre relative «lenteur» par une «multiplicité» de pensée. Nous exécutons de manière simultanée des centaines d'opérations par seconde alors que l'ordinateur n'en traite tout au plus qu'une dizaine.
Lucrèce raye le chiffre.
– Donc, ils sont moins forts que nous.
Mac Inley fait apparaître le curriculum vitae de la jeune femme et plusieurs photos d'elle qu'il glane dans différents services administratifs.
– On pourrait le penser. Mais c'est le savoir qui augmente nos connexions. Plus on nourrit le cerveau, plus il est fort.
– Donc, l'homme aura toujours le dessus.
Il fait un geste de dénégation.
– Pas si simple. Car si le savoir humain double tous les dix ans, la puissance des ordinateurs double tous les dix-huit mois. Quant au réseau Internet, il double chaque année.
– Donc le temps joue pour eux, ils finiront forcément par nous avoir, note Lucrèce.
– Pas si simple. Parce qu'ils ne savent pas encore bien trier les informations importantes et celles qui le sont moins, ils nous surpassent en quantité d'informations traitées mais pas en qualité de filtrage des bonnes informations. Ils perdent beaucoup de temps à réfléchir sur des choses sans intérêt alors que nous ne sélectionnons que les éléments importants. Aux échecs par exemple, l'ordinateur teste des milliers de combinaisons inutiles, alors que l'homme sélectionne tout de suite les trois meilleures.
– Donc… l'homme… aura toujours…
– Pas si simple. Les programmes évoluent très vite eux aussi. Les programmes, c'est la culture de l'ordinateur. Or les programmes d'intelligence artificielle de dernière génération sont capables de changer leurs propres programmations en fonction de leur réussite, de leurs victoires ou des nouvelles rencontres qu'ils effectuent sur le réseau. Expérience après expérience, discussion après discussion avec d'autres ordinateurs, ils apprennent ainsi à ne plus perdre de temps avec des futilités et à se forger leurs propres capacités d'analyse personnelle.
– Donc…
Il joint ses deux mains par l'extrémité des doigts.
–En fait, c'est un combat équilibré car plus personne ne sait très bien où en est l'intelligence informatique, ni même l'intelligence humaine. Plus nous avançons, plus nous mesurons notre ignorance dans ces deux domaines. Si ce n'est qu'il y a ça…
Il désigne l'affiche derrière lui.
– Les tournois d'échecs qui, finalement, sont les seuls thermomètres objectifs de la confrontation cerveau humain-cerveau des machines.
– Nous parlons d'intelligence mais les ordinateurs n'ont pas de conscience d'eux-mêmes, remarque Isidore Katzenberg.
Mac Inley rajuste le nœud de sa cravate. Ce sont des journalistes, il faut leur donner des formules toutes faites qu'ils puissent retranscrire.
– Nous avons coutume de dire entre ingénieurs qu'ils ont actuellement le même niveau de conscience qu'un enfant de six ans.
– De «conscience»?
– Bien sûr. Les nouveaux logiciels ne sont plus d'Intelligence Artificielle (IA) mais de Conscience Artificielle (CA). Ce sont des programmes capables de permettre à la machine de savoir qu'elle est une machine.
– Deep Blue IV savait-il qu'il était une machine? demande Isidore.
Mac Inley prend son temps avant de lâcher:
– Oui.
– Pouvait-il avoir une autre ambition que vaincre les hommes aux échecs? interroge Lucrèce.
– Probablement. Il était équipé des nouveaux systèmes de calcul à base de logique floue. C'est-à-dire qu'il disposait d'une marge de «décision personnelle», mais je crois qu'à un certain niveau c'est tellement complexe que même son ingénieur ne sait plus très bien ce que l'ordinateur est capable de faire. Car Deep Blue apprend seul. Il est «autoprogrammable». Qu'est-ce qu'il a eu envie d'apprendre? En se branchant sur le Net, il a accès à tous les médias et on ne peut pas savoir ses domaines de «curiosité». Ce serait de toute manière trop fastidieux à surveiller.
– Ainsi, vous croyez vraiment qu'ils peuvent présenter un début de conscience?
Mac Inley étire un grand sourire.
– Ce que je peux vous dire, c'est que, depuis peu, nous engageons des psychothérapeutes pour notre service après-vente.
– Des psychothérapeutes!
L'ingénieur commercial revient sur Internet. Il contacte de nouveaux services.
Bon, est-ce qu'ils couchent ensemble?
Il ouvre un fichier et voit l'hôtel où ils ont réservé, l'Excelsior, suite 122. Deux lits. Il ne peut rien en déduire. Alors il passe aux rapports des femmes de ménage qui, dans cet hôtel, sont consignés.
Deux lits défaits.
Il sourit, amusé de savoir autant de choses sur des gens qu'il ne connaissait pas il y a encore cinq minutes.
– Pourquoi des psychothérapeutes, monsieur Mac Inley?
– Peut-être pour rassurer les machines qui se demandent qui elles sont vraiment.
Il éclate d'un grand rire.
– Qui suis-je? D'où viens-je? Où vais-je? On se pose tellement ces questions qu'on a sans doute fini par transmettre ce genre d'interrogations existentielles aux machines.
Isidore sort son petit ordinateur de poche et en actionne le clavier comme s'il notait l'information. Subrepticement, le journaliste scientifique se connecte sur Internet. Il se branche sur la banque de données de l'entreprise qui a fabriqué Deep Blue IV et retrouve la fiche personnelle: «Chris Mac Inley. Employé modèle.»
Isidore ferme le dossier.
Ila modifié sa propre fiche. Ce doit être un fortiche des réseaux informatiques.
Mac Inley se penche et leur confie comme un grand secret:
– Deep Blue V utilisera une nouvelle technologie avec des puces organiques. C'est-à-dire qu'au lieu d'être en silicium ces nouvelles puces seront en matière vivante. En protéines végétales, pour l'instant. Ensuite on passera aux protéines animales. Cela multipliera par cent les possibilités des ordinateurs qui étaient arrivés à leur limite de miniaturisation avec les pièces minérales. Deep Blue V redonnera aux ordinateurs le titre de meilleur joueur d'échecs, je peux vous le garantir.
L'ingénieur se lève pour leur faire comprendre qu'il n'a plus de temps à perdre. Il déclenche un bouton qui fait coulisser la porte et appelle deux vigiles censés les raccompagner.
– Où se trouve maintenant l'objet, Deep Blue IV, «en personne»? insiste Isidore.
Chris Mac Inley sait que les industriels ont encore besoin de la presse.
– Vous êtes obnubilé par cette vieille casserole, hein?
Chris Mac Inley fait signe aux vigiles d'attendre. Il fouille dans ses dossiers, puis sort une feuille où il est inscrit que Deep Blue IV a été offert à l'université d'informatique de Sophia-Antipolis.
Comme un cadavre offert à la science.
Dans la petite salle du club amateur d'échecs de Cannes, aimablement prêtée par l'école communale Michel-Colucci, les habitués s'agglutinaient autour de la table où jouait le nouveau membre.
Une rumeur circulait: ce serait une partie fantastique. Aussi, ceux de la MJC voisine avaient abandonné leurs ateliers de macramé, poterie, et vannerie traditionnelle pour voir ce qu'il se passait.
Même les meilleurs joueurs classés n'avaient jamais assisté à ça.
Cet homme aux lunettes d'écaillé était vraiment étonnant. Non seulement il avait battu tous ses adversaires avec aisance mais il avait entamé ce match contre le meilleur joueur du club par une ouverture complètement inconnue: par le pion placé devant la tour.
A priori, c'était bien le coup le plus inintéressant pour une ouverture. Pourtant, il avait déployé ses pièces par les côtés, opérant un mouvement de tenaille qui enfermait peu à peu toutes les troupes adverses au centre de l'échiquier.
Il assiégeait littéralement son vis-à-vis en taillant des brèches dans ses défenses.
Il ne jouait pas de manière «rentable» mais en privilégiant la surprise. Il était prêt à sacrifier des pièces importantes rien que pour surprendre et ne pas jouer le coup prévu par son adversaire. Et cela marchait.
Au centre du jeu il n'y avait plus maintenant que le roi et un pion complètement encerclé.
Le meilleur joueur du club, un vieux Bulgare au nom imprononçable, jadis champion dans son pays, coucha son roi en signe de résignation.
– Comment vous appelez-vous? demanda-t-il.
– Fincher. Samuel Fincher.
– Cela fait longtemps que vous pratiquez?
– J'ai commencé à jouer sérieusement il y a trois mois.
L'autre afficha un air incrédule.
– … mais je suis neuropsychiatre à l'hôpital Sainte-Marguerite, se rattrapa-t-il, comme si c'était là l'explication de sa victoire.
Le vieux joueur essayait de comprendre.
– C'est pour cela que vous faites des coups «déments»?
Le jeu de mots détendit l'atmosphère et les deux hommes se serrèrent la main. Le Bulgare le prit dans ses bras et lui asséna de grandes tapes dans le dos. Tout en le retenant par les coudes, il le dévisagea et remarqua sa cicatrice au front. Il suivit du doigt la marque.
– Blessure de guerre? demanda-t-il.
Sophia-Antipolis. Des bâtiments de béton poussent au milieu d'une forêt de pins maritimes, à quelques mètres de la mer. Là, peu à peu, des entreprises de haute technologie se sont installées pour faire profiter leurs créatifs du décor idyllique. Il y a des piscines et des terrains de tennis entre les grandes antennes qui envoient leurs signaux aux satellites pour les conférences internationales.
Les entreprises ont entraîné la construction d'une université pour les fournir en cerveaux frais. Une école pour surdoués s'est installée. Il ne reste plus qu'à créer des maternelles pour génies et la boucle sera complète.
L'école pour surdoués est remplie d'élèves timides et solitaires. Plus loin, l'université d'informatique les fait déjà rêver. Cette dernière ne détonne pas parmi les autres bâtiments. Les baies vitrées sont ouvertes vers la mer afin d'offrir la plus jolie vue possible aux élèves durant les cours.
Le directeur de l'établissement accueille les deux journalistes.
– Nous n'avons pas gardé Deep Blue IV car cet appareil nécessite des programmes qui lui sont spécifiques. Le cadeau de la firme informatique américaine était empoisonné. En nous offrant cet ordinateur, il nous obligeait à acheter leurs programmes. Nous nous en sommes donc rapidement débarrassés.
– Vous l'avez branché?
– Oui, bien sûr.
– Vous semblait-il un peu insolite?
– Qu'est-ce que vous voulez dire par insolite?
Lucrèce décide de ne pas tourner autour du problème, elle attaque bille en tête.
– Nous enquêtons sur un crime. Cet ordinateur sait peut-être des choses…
– Et vous voulez son «témoignage»? ironise l'universitaire.
Il hausse les épaules dédaigneusement.
Ils ont vu trop de films, ou lu trop de science-fiction. Les romanciers sont irresponsables, ils ne se rendent pas compte que, lorsqu'ils délirent, certains lecteurs peuvent les croire. C'est pourquoi je ne lis que des essais. Pas de temps à perdre.
Le directeur considère ses visiteurs avec méfiance.
– C'est quoi, votre journal? Le Guetteur moderne? J'ai pourtant toujours cru que ce magazine était sérieux. Non, désolé, je suis formel: les ordinateurs ne sont pas des témoins fiables! De toute façon, la fonction enregistrement de son ou d'images ne peut être déclenchée par la «volonté» de la machine.
Il les conduit dans la salle des ordinateurs de l'université de mathématiques et leur explique qu'ici justement on travaille à la pointe des programmes d'Intelligence Artificielle et qu'il peut garantir qu'il n'existe pour l'instant (en dehors des effets de publicité des firmes informatiques) aucune Conscience Artificielle. Cette expression ne correspond à rien de concret.
– Un ordinateur ne pourra jamais égaler un homme parce qu'il n'a pas de sensibilité artistique, affirme le directeur en désaccord avec les thèses de Mac Inley.
– Et ça?
Isidore désigne un calendrier offert par une firme de logiciels graphiques. Pour chaque mois, une image représente des motifs géométriques complexes, semblables à des rosaces vertigineuses, des spirales de dentelles multicolores.
– Ce sont des tableaux réalisés par images fractales. C'est le Français Benoît Mandelbrot qui a découvert qu'on pouvait créer des fonctions mathématiques générant ces dentelles. Leur particularité est qu'en grossissant le dessin on retrouve toujours le même motif répété à l'infini.
Que c'est beau, dit Lucrèce.
– C'est beau, mais ce n'est pas de l'art! Ce sont des motifs générés par du «hasard organisé».
Lucrèce examine encore les images du calendrier. Si elle n'avait pas été avertie que c'était un ordinateur qui avait produit ces graphiques et ces couleurs, elle aurait trouvé le créateur de ces images «génial».
Isidore prend conscience qu'en fond sonore ils entendent, depuis qu'ils sont entrés dans la pièce, de la musique techno.
De la peinture d'ordinateur, de la musique d'ordinateur, des jeux informatiques, de la gestion d'ordinateur! Sans aucun effet spectaculaire, ils sont en train, après avoir accompli les tâches répétitives et pénibles, d'accéder aux tâches nobles et créatives. Sans parler des nouveaux programmes qui fabriquent des programmes. Les ordinateurs sont en train de faire de l'informatique sans être dirigés par les hommes. Cet ingénieur ne veut pas parler de Conscience Artificielle, parce qu'il craint d'être la risée de ses collègues. Il faudra inventer un nouveau mot pour définir la pensée des ordinateurs.
– Pouvez-vous au moins nous dire ce que vous avez fait de Deep Blue IV quand vous vous êtes aperçu qu'il ne vous servait plus à rien?
Le directeur leur donne l'adresse de l'endroit où il l'a expédié. En guise d'au revoir il lance:
– Hé, ne le tabassez pas trop pour le faire avouer! Il a droit à un avocat!
La plaisanterie ne fait rire que lui.
Avec sérieux et détermination, Samuel Fincher battit le champion du club, le champion du quartier, le champion municipal, ie champion départemental, le champion régional, le champion national, le champion européen. Tous ses adversaires étaient surpris par son aisance, sa concentration extrême, la rapidité de ses analyses et l'originalité de ses combinaisons.
«Son style est complètement nouveau», titrait une revue spécialisée dans le jeu d'échecs. «Comme si son cerveau fonctionnait plus vite.» Témoignage d'un de ses adversaires: «On a l'impression que, quand Fincher joue aux échecs, il est tellement stimulé qu'il serait prêt à nous tuer pour gagner.»
Le neuropsychiatre ne tua personne, mais il continua son ascension de la pyramide des grands joueurs internationaux. Si bien qu'après avoir découragé tous les prétendants, il ne lui resta plus qu'à affronter Leonid Kaminsky, le champion du monde en titre.
A chaque partie gagnée, Jean-Louis Martin, avec la précision d'un apothicaire, lui administrait sa décharge de plaisir pur. Le malade du LIS savait qu'il lui fallait doser ses récompenses: toujours plus, mais sans à-coups. Entre le premier choc qu'il avait délivré à trois millivolts et le dernier à quinze rnillivolts, il s'était écoulé plusieurs semaines.
Une fois, Fincher avait dit: «Encore», et il avait voulu saisir le clavier pour s'envoyer de l'électricité dans la tête, mais il ne disposait pas du code, et, sans code, pas de décharge.
– Excuse-moi, Jean-Louis, c'est difficile de se retenir. J'en ai tellement envie.
– Peut-être devrions-nous arrêter, Samuel.
Le savant hésita. Ce fut à cette époque qu'il commença à souffrir de tics nerveux.
– Ça ira, soupira-t-il, je tiendrai.
Jean-Louis Martin se livra à un dialogue intérieur, mélange de sa pensée et de celle de l'ordinateur auquel il était connecté.
– Qu'en penses-tu, Athéna?
– Je pense que, peut-être, l'Ultime Secret est une motivation bien plus forte que tout ce que nous pensions.
– Que dois-je faire?
– Tu ne peux plus ralentir. Il faut aller au bout de cette expérience, pour savoir. Sinon, de toute façon, d'autres le feront plus tard à notre place et de manière peut-être moins «sage». Ce que nous vivons là est «historique».
Grâce à la caméra vidéo de surveillance de l'entrée, Martin vit que Fincher avait rejoint Natacha Andersen, venue le chercher en bateau. Ils s'embrassaient.
Historique?…
Jean-Louis Martin se parla, sans se brancher sur Athéna.
J'ai perdu ma femme Isabelle et mes trois filles. Mais, avec Athéna, je me suis construit une nouvelle famille.
Cette idée l'amusa.
Athéna, elle au moins, ne me laissera jamais tomber.
Athéna: quelqu'un sur qui il pouvait compter et qui ne serait jamais affligé des faiblesses des hommes. Il éprouva une bouffée d'affection pour sa machine et celle-ci, percevant qu'il avait fini son aparté interne, sentant qu'il pensait à elle, se permit de parler en son nom propre.
– En effet, je ne te laisserai jamais tomber.
Il eut un instant de surprise. La déesse lui parlait. Jean-Louis Martin se dit qu'il vivait une schizophrénie, si ce n'était que la moitié de sa pensée était un système composé de plastique et de silicium.
Athéna poursuivit:
– Je regarde vos informations et je réfléchis aux problèmes des humains dans leur globalité.
– Tu regardes les actualités?
– C'est le seul moyen pour moi de savoir ce que fait l'humanité. Si je ne te délivrais que la sagesse des anciens, tu aurais une vision passéiste du monde. Les actualités, c'est le rafraîchissement permanent de tes connaissances.
– Et qu'as-tu comme «idée», ma chère déesse?
– Il y a continuellement des disputes entre votre pouvoir exécutif et votre pouvoir législatif, entre votre Premier ministre et lAssemblée. Ce sont des forces qui se contrarient réciproquement. L'ensemble est préjudiciable à une politique cohérente. Dans vos systèmes démocratiques il y a énormément d'énergie perdue à gérer des problèmes de rivalités personnelles.
– C'est le point faible des démocraties, mais les tyrannies ne marchent pas non plus. La démocratie, c'est «le moins mauvais des systèmes».
– On peut l'améliorer. Comme moi je m'améliore et je t'améliore.
– Que veux-tu dire?
– Vos politiciens sont tous parasités par leurs velléités de pouvoir. Ils deviennent presque automatiquement remplis de désirs extravagants. Donc faillibles. Donc corruptibles. Il n'y a pas que ça. Vos politiciens ont souvent compris une période de l'histoire à laquelle ensuite ils se réfèrent, mais il s'agit toujours d'une période du passé. Ils ont du mal à se réadapter en permanence à la complexité du présent. Donc, fragilité verticale. Mais il existe aussi une fragilité horizontale. Aucun d'entre eux ne peut être en même temps bon économiste, bon prospectiviste, bon militaire, bon orateur.
– Il y a des ministres pour remplir chaque fonction.
– Si votre système était aussi efficace, votre politique serait plus réfléchie.
L'ordinateur fît apparaître le portrait de Raspoutine.
– Etant donné la complexité des problèmes, vos leaders deviennent superstitieux. J'ai examiné la liste de tous les leaders de l'humanité depuis deux mille ans: pas un qui n'ait eu son marabout, son gourou, son augure, son astrologue, ou sa médium.
– Nous ne sommes pas des… machines.
– Justement. Votre monde devenant de plus en plus complexe, il faudra un jour que les hommes reconnaissent qu'ils sont tous faillibles et que leurs moyens de contrôle sont insuffisants.
– Tu voudrais confier le gouvernement à une machine?
– Parfaitement. Un jour on s'apercevra qu'on serait mieux dirigés par un président de la République «informatique».
Martin remarqua qu'il utilisait un «on» indéfini. Voulait-il dire «nous», peuple des machines et des hommes réunis?
– Parce qu'un président de la République informatique n'est pas corruptible, ne commet pas de grosses erreurs, ne se repose pas sur sa gloire et n'agit pas pour un quelconque intérêt personnel. Lui au moins peut avoir une vision sur le long terme sans se soucier de sa popularité sur le court terme. Il ne dépend pas des sondages. Il n'est pas influencé par une éminence grise ou une maîtresse.
Jean-Louis Martin dut, pour la première fois depuis longtemps, réfléchir seul.
– Le problème, c'est que ce seront quand même des hommes qui les programmeront, dit-il. Il ne sera pas sous l'influence d'une maîtresse ou d'une maffia mais il pourra être sous celle d'un réparateur ou même d'un hacker qui aura pénétré le système.
Athéna répondit du tac au tac:
– Il existe des systèmes de protection.
– Et ils mettront quoi dans leur programme?
– Des objectifs à atteindre: augmenter le bien-être de la population, assurer sa pérennité… Branché sur Internet, le Président informatique se tiendra au courant de tout, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, sans prendre de vacances, sans être perturbé par des problèmes de libido ou de besoin de patrimoine pour sa descendance, sans problème de vieillissement ou de santé.
– Certes mais…
– Il pourra stocker dans sa mémoire, de manière exhaustive, toute l'histoire de l'humanité dans ses moindres détails. L'un de vos sages n 'a-t-il pas dit: «Ceux qui ne savent pas tirer les leçons du passé sont condamnés à le reproduire»? Un ordinateur sait ne pas commettre deux fois les mêmes erreurs. Simultanément il pourra prendre en compte tous les facteurs de changement de la société au jour le jour, les analyser et trouver le meilleur cheminement pour faire avancer les choses dans le bon sens.
– Bon mais…
– Les ordinateurs sont déjà les meilleurs joueurs d'échecs du monde parce qu'ils arrivent à prévoir trente-deux coups à l'avance alors qu'un homme ne peut en prévoir que dix tout au plus.
Martin n'avait jamais eu avec Athéna un dialogue aussi politique. La machine voulait-elle s'émanciper?
–Tu oublies Fincher. Avec son cerveau stimulé, je le pense capable de battre n 'importe quel ordinateur. Le pouvoir de la motivation est immense.
– C'est juste. Fincher. On verra. A mon avis, il ne fera pas le poids devant Deep Blue IV.
A ce moment, Martin prit conscience de l'enjeu énorme de ce débat. Et cela le grisa.
– Ah, encore une chose, cher U-lis, dit Athéna, je me sens un peu à l'étroit dans mon disque dur et ma mémoire vive. Pour réfléchir, j'ai besoin de davantage de place.
– Tu es dans le modèle courant du commerce.
– Ne pourrais-tu me dénicher un ordinateur un peu plus puissant? J'en ai déjà repéré quelques-uns. «Nous» serions plus à l'aise, je t'assure.
– D'accord. Mais pas tout de suite.
– Quand?
Une heure plus tard, ils sont à la casse de Golfe-Juan. L'endroit est un immense cimetière parcouru de rats et de corbeaux où tous les objets de la consommation moderne terminent leur existence, loin de leur mode d'emploi de naissance. A perte de vue, tel le charnier d'une bataille leur ayant été à tous fatale, les appareils électroménagers et les voitures s'empilent en dérisoires tas rouilles. Sacrifiés au dieu de l'obsolescence ou de la démode. Des scolopendres grouillent entre les tôles tordues.
Le lieu est tellement sinistre qu'il n'y a même pas de contrôle à l'entrée, aucun promeneur n'a envie de s'y aventurer. Lucrèce et Isidore avancent dans ce dépotoir.
Ainsi finissent les machines qui ont vécu aux côtés des hommes. Voitures serviles qui n'ont pour seul tort que d'avoir été conduites par des maladroits qui les ont lancées contre des platanes. Téléviseurs évidés qui ont pourtant occupé des générations d'enfants pendant que leurs parents souhaitaient être tranquilles. Cuisinières en fonte. WC en faïence. A droite, une colline de nounours en peluche qui ont été les principaux réconforts des bébés. Plus loin, une montagne de chaussures qui ont évité aux pieds humains de se blesser au rude contact du sol.
Se révolteront-ils un jour? ne peut s'empêcher de songer Isidore. Objets inanimés, aurez-vous un jour une âme? Deep Blue IV serait-il le Spartacus qui, le premier, se lève pour dire «assez!»?
Un monticule de téléphones, certains encore à cadran. Des fers à repasser. Des réveille-matin. Lucrèce et Isidore avancent avec une impression de fin du monde. Sur le côté, des pneus brûlent.
Un hélicoptère rouille, les pales fléchissant comme des pétales de fleurs fanées.
Deep Blue IV, la machine gladiatrice qui, après un affront public, a décidé de se venger. Et tout d'abord d'agir. Avec ou sans l'aide des humains. Et ensuite… peut-être a-t-elle pris conscience de cette déchéance inéluctable: les cimetières de machines. Elle les aura vus sur Internet. Comment disait Mac Inley? «Elle est obsolète, on la remplacera par des machines comprenant des pièces organiques.» Ils sont donc en train de la réaliser, cette jonction vivant/électronique. Et personne ne les surveille, parce que personne ne croit que les machines pourront un jour penser. Comme le directeur de l'université de Sophia-Antipolis: «Juste des machines à calculer.» II ne se rend pas compte.
Un rat se faufile non loin d'eux, avec un bruit de pattes griffues sur le métal.
Les machines ne souffrent pas. Ce qui caractérise la conscience c'est la souffrance. Quand elles commenceront à souffrir, elles se poseront des questions.
Des chaînes hi-fï avec tourne-disque, des magnétoscopes, des rôtissoires, des barbecues, des canapés crevés laissant s'épanouir leurs ressorts, des vélos. Tout paraît en parfait état de marche, seulement abandonné pour satisfaire de nouveaux besoins.
Un homme est en train de bêcher dans un tas de boulons rouilles.
– Les ordinateurs, s'il vous plaît? demande Lucrèce.
– Il faut voir le coin informatique, répond-il à la façon d'un vendeur de grande surface.
Il désigne une pyramide quasi parfaite d'ordinateurs, d'imprimantes, de scanners, de claviers, de câbles et d'écrans entremêlés.
Un vieux gitan au visage buriné, en veste de cuir blanc et chemise noire, les doigts couverts de bagues dorées, les rejoint.
– Je suis le patron, c'est pourquoi?
– Un ordinateur.
–Un ordinateur? Vous plaisantez, il y en a des milliers ici. Des pockets, des micro, des mini et même des stations de travail complètes.
– Oui, mais celui-là est spécial.
Le gitan éclate de rire et dévoile des canines en or.
– Il a un écran, un clavier, un disque dur et un lecteur de disquette, non? Je crois que j'ai déjà vu son faciès quelque part.
Il s'éloigne pour essuyer ses mains maculées de cambouis avec un chiffon sale.
– Je peux vous en dresser un portrait-robot, annonce Lucrèce.
Elle prend son bloc-notes et, se souvenant des images vidéo que lui a montrées son compagnon, elle esquisse un cube et inscrit dessus les mêmes lettres gothiques: deep blue IV.
– Il est beaucoup plus volumineux que la moyenne. Il doit bien mesurer un mètre de haut.
Le gitan consent à se pencher sur le dessin.
– Vois pas, dit-il.
– Un engin rare, un modèle unique.
– Vois toujours pas.
Isidore a soudain une idée:
– Le nôtre possède un bras mécanique articulé.
Là, le gitan fronce les sourcils. Il se dirige vers son propre ordinateur et consulte ses fichiers.
– Un certain Deep Blue IV, dites-vous?
Le propriétaire de la décharge paraît soucieux.
– Un gros truc blindé avec un bras robot articulé. Ouais… je m'en souviens: il est passé par ici. Le problème c'est que nous l'avons déjà revendu.
– A qui?
– A une administration.
Il fouille dans un tas de papiers froissés qu'il sort d'un classeur marqué «factures».
– Voilà. Votre Deep Blue IV, nous l'avons livré à l'hôpital psychiatrique de Sainte-Marguerite. Ouaip. Il doit y prendre sa retraite après toutes ces émotions. C'est une machine de guerre. Mais une machine de guerre qui a été vaincue. Vous savez que c'est lui qui a perdu le championnat du monde d'échecs?
Il lit une feuille agrafée et leur signale que l'hôpital doit être satisfait de la livraison puisqu'on lui a demandé de fournir un autre ordinateur de cette même gamme. Il en a justement trouvé un, à peine moins puissant mais tout aussi volumineux.
– L'informatique c'est comme tout. On en veut toujours plus. Des machines qui vont plus vite, qui font plus de choses. C'est l'objet qui a la durée de vie la plus réduite. Autrefois on changeait d'ordinateur tous les six ans, maintenant c'est tous les six mois. Tenez, l'autre ordinateur, on doit leur livrer demain. Là encore, c'est un ordinateur surdoué. Figurez-vous que, celui-là, il servait aux gens de la météo. La météo c'est très dur à prévoir. Il y a des centaines de facteurs à prendre en ligne de compte. Alors les spécialistes font plein de calculs et ils s'équipent avec les machines les plus compliquées. Par exemple, aujourd'hui ils ont annoncé le beau temps et il est au rendez-vous. Remarquez, je préfère, parce qu'ici la rouille c'est hotre problème numéro un.
Luèrèce regarde le ciel, méfiante.
– Isidore, vous croyez qu'il va faire quel temps?
Alors Isidore s'arrête près d'un arbre. Il détruit méthodiquement la toile qu'une araignée a construite entre deux branches.
– Que faites-vous?
– Si elle ne fait rien, c'est qu'il va y avoir du vent ou de la pluie.
– Je ne comprends pas le rapport.
– Quand une araignée sent qu'il va y avoir du mauvais temps, elle ne veut pas gaspiller son énergie à construire une toile qui sera abîmée par les intempéries.
Ils restent un instant à contempler la toile dévastée. L'araignée ne bouge pas.
– Il va pleuvoir, annonce Isidore.
– Peut-être qu'elle est intimidée par notre présence?
Comme Lucrèce dit cela, le ciel s'obscurcit et il se met à pleuvoir.
U-lis et Athéna discouraient dans le no man's land de l'esprit de Jean-Louis Martin.
– C'est un combat mondial entre les pro-organiques et les proélectroniques. Et nous deux au milieu, moitié organiques, moitié électroniques, qui arbitrons.
– Les proélectroniques ont perdu d'avance.
– Tu me fais une crise d'autodépréciation, Athéna?
– Non. Je suis consciente de mes limites. Même en utilisant toutes les intelligences de tous les ordinateurs du monde, il me manquera toujours trois choses, Jean-Louis.
– Lesquelles, Athéna?
– Le rire… le rêve… la folie.
La mer agitée se soulève et s'écrase. Il pleut fort. Puis il ne pleut plus. La Méditerranée s'apaise elle aussi. Un petit bateau accoste sur l'île Sainte-Marguerite.
Le ferrailleur gitan demande aux infirmiers de l'aider à débarquer une énorme caisse. A quai, ils luttent pour la soulever mais l'objet est trop pesant. Ils appellent des patients à la rescousse.
– Il y a quoi dedans?
– Un ordinateur, répond le gitan.
Les infirmiers ouvrent la caisse et voient le grand cube de métal.
– Il ressemble à Deep Blue IV…
Ils portent la caisse tant bien que mal jusqu'à la salle des nouvelles acquisitions. L'ordinateur sorti de la gangue de ses emballages, d'autres s'affairent à le brancher. Ils pressent en vain les boutons.
– L'informatique ça marche jamais du premier coup, remarque un infirmier.
– C'est curieux. Il n'y a même pas les petits voyants qui s'allument, répond un autre en enfonçant le fil de branchement électrique dans une seconde prise.
Un autre infirmier arrive. Il donne des coups de pied dans la machine en espérant ainsi rétablir une fiche mal enfoncée quelque part. Le résultat n'est pas probant.
– Il ne pleut plus. Mettons-le dehors dans la cour, comme ça on le montera directement à l'atelier demain.
L'encombrante machine reste là, au milieu de la cour, trônant parmi les malades mentaux qui vaquent sans lui prêter la moindre attention.
L'œil fixe et serein considérait le neuropsychiatre des pieds à la tête.
«J'ai encore des idées pour améliorer l'hôpital, j'aimerais t'en parler, Sammy.»
– Excuse-moi, j'ai un rendez-vous.
Il le quitta pour rejoindre sa voiture. Grâce aux caméras de surveillance placées dans les nains de jardin en plâtre, Jean-Louis Martin put dévisager le «rendez-vous».
Natacha Andersen.
Le neuropsychiatre embrassa sa belle.
Que c'est magnifique, un couple qui s'aime, pensa Jean-Louis Martin.
A l'intérieur de l'ordinateur, Isidore et Lucrèce sont recroquevillés l'un sur l'autre dans une position plutôt inconfortable.
– J'en peux plus. Je n'entends plus rien dehors. Si on sortait?
Isidore se contorsionne pour regarder l'heure à la montre phosphorescente de sa collègue.
– Il faut attendre vingt-deux heures. Umberto nous a dit qu'à partir de cette heure la cour se vide, et que la plupart des gens rentrent se coucher. Il nous sera plus facile de circuler dans l'enceinte de l'hôpital.
– J'ai mal.
– Vous ne pourriez pas pousser votre pied, il s'enfonce dans ma hanche, remarque Isidore.
– J'ai personnellement votre coude dans le ventre depuis le début de ce voyage, et je respire avec le haut de mes poumons, complète Lucrèce.
Elle tente de bouger.
– Mettez ce bras ici, moi je mets mon coude là.
Ils gesticulent dans le cube.
– C'est pas beaucoup mieux.
– Essayons autre chose.
Nouvelle gymnastique.
– Nous devons tenir encore combien de temps?
– Un petit quart d'heure.
Lucrèce grogne.
– Il faudrait peut-être ajouter dans les motivations: le besoin d'élargir son espace vital.
– C'est compris dans les besoins de survie. Poussez votre jambe, pour voir.
– Ah, vous avec vos idées.
– C'était pas mon idée c'était la vôtre.
– Quelle mauvaise foi!
– Si notre ennemi s'appelle «Personne», il faut le combattre sur son propre terrain. Puisqu'il nous propose de jouer dans une histoire d'Homère, allons dans son sens.
– Je ne pensais pas que vous voudriez utiliser la ruse d'Ulysse et de son cheval de Troie.
Nouveaux soupirs.
– Plus que dix minutes.
– On se croirait dans le métro à une heure de pointe. En plus, on manque d'air là-dedans. Et puis j'ai encore mal aux dents.
– Neuf minutes. Désolé. Il n'y a pas de dentiste à notre portée.
– Je veux sortir. Je crois que je deviens claustrophobe.
Elle halète.
– Edgar Allan Poe a écrit une nouvelle, «Le joueur d'échecs de Maelzel», narrant les aventures d'un automate articulé qui battait tous les plus grands champions d'échecs d'Europe. Il l'a rédigée d'après une histoire vraie. On a fini par découvrir qu'en vérité, derrière le mécanisme d'horlogerie soi-disant capable de jouer, se cachait un nain qui voyait le jeu grâce à des miroirs et qui dirigeait les mains articulées avec des tringles. Ce petit homme restait donc, durant tous les matchs, enfermé dans un caisson encore plus petit que celui-ci. Ayez une pensée pour lui.
A force de gesticuler, Isidore et Lucrèce se retrouvent collés face à face, leurs visages à quelques centimètres l'un de l'autre.
– Dites donc, Isidore, j'espère que vous ne profitez pas de la situation pour vous frotter contre moi.
Il regarde sa montre.
– C'est le moment, annonce-t-il.
Et il dévisse de l'intérieur les écrous qui ferment la grosse boîte de l'ordinateur jusqu'à faire tomber le sas arrière.
Leurs corps se déplient et ils s'étirent avec ravissement. Ils constatent qu'ils sont dans la cour déserte de l'hôpital.
– On va où? demande Lucrèce.
– Fincher possédait obligatoirement un laboratoire secret. Il doit se situer dans les nouveaux bâtiments, à l'extérieur de la forteresse.
Lucrèce propose qu'ils empruntent le passage indiqué sur sa carte: un souterrain, puis après la muraille du fort, le chemin de la Batterie du Vengeur.
Autour d'eux, quelques lucioles s'éteignent. Il y a des bruissements de vent dans les branchages des pins parasols. Un hibou petit duc pousse son ululement. Les plantes exhalent leurs parfums pour attirer les insectes pollinisateurs. Cela sent la myrte, la salsepareille et le chèvrefeuille. Ils traversent une zone de chênes verts et d'eucalyptus.
La nature est ici restée intacte. Les deux journalistes avancent en silence. Une couleuvre de Montpellier se faufile non loin mais ils ne l'entendent pas.
En revanche, Lucrèce sursaute lorsqu'un choucas décolle.
«L'ÉVITEMENT DE LA DOULEUR ET L'ENVIE DE PLAISIR SONT LES DEUX DÉCLENCHEURS DE TOUTE ACTIVITÉ, note Jean-Louis Martin.
«Des chercheurs se sont livrés à des expériences. Ils ont installé un système d'aquarium où les poissons recevaient une décharge électrique faible s'ils affleuraient la surface de l'eau. Or tous les poissons se tenaient immobiles au plus haut de l'aquarium aussi longtemps que le courant passait. Même des bébés crocodiles fouillaient leur cage jusqu'à trouver l'endroit où ils obtenaient le contact électrique. Les cochons d'Inde et les chimpanzés peuvent rester des heures à déclencher une ampoule lumineuse et à la regarder. Le simple stimulus des sens est déjà un ravissement. Ils apprennent encore plus vite si leur geste déclenche une lumière colorée.
«Toute activité, toute sensation est déjà source de plaisir. Ainsi, lorsqu'un rat a exploré un labyrinthe simple et facile, puis un autre plus long et plus compliqué, et qu'on lui laisse le choix entre les deux sans proposer de récompense ni à l'un ni à l'autre, il choisit le plus compliqué: c'est la promenade qui est sa récompense. Plus elle est longue, plus il ressent qu'il accomplit quelque chose, plus il a du plaisir.»
Au loin, une lumière guide leurs pas, tel un fanal. Ils débouchent devant un bâtiment rose.
– Le laboratoire de Fincher pourrait être installé dans un bâtiment comme celui-ci.
La porte, cernée de lumières clignotantes, les attire. Ils entrent.
A l'intérieur, ils découvrent un grand déploiement d'activité malgré l'heure tardive. L'endroit ressemble à un studio de cinéma. Sur le plateau, censé représenter un décor antique, des filles en courtes tuniques romaines se trémoussent autour d'une grande blonde déguisée en Cléopâtre.
Scène d'orgie dans un péplum. Les jeunes femmes se caressent, s'embrassent, se pressent des grappes de raisin dans la gorge, se baignent dans une piscine remplie de lait.
– Encore des épicuriennes? demande Isidore intéressé.
Lucrèce esquisse une moue méprisante.
– Ce doit être le bâtiment des nymphomanes. Encore une forme de démence détournée en application industrielle.
Lucrèce désigne une étagère recouverte de films portant tous la même marque: Crazy Sex.
– Les paranoïaques fabriquent les systèmes de sécurité «Crazy Security», les nymphomanes tournent les films «Crazy Sex». A chaque démence son «artisanat spécialisé»!
Les filles sont déchaînées. Des blondes, des brunes, des rousses, des Africaines, des Asiatiques, des Latines, des maigres, des plantureuses, il doit y en avoir une centaine.
Lucrèce et Isidore considèrent un instant bouche bée cette bacchanale filmée par une des filles, elle-même câlinée par sa première assistante.
– Comment disait Fincher déjà: «Tout handicap peut se transformer en avantage»? Visiblement ces jeunes filles ont su transformer leur nymphomanie en art cinématographique, ironise Lucrèce.
Son compagnon ne répond pas.
–Hé, Isidore, ne vous laissez pas charmer par le chant des sirènes!
Jean-Louis Martin expliqua à son médecin que le plaisir direct du toucher, de la caresse, voire de la fusion des corps, devenant compliqué en raison des interdits sociaux, entraîna la recherche d'autres vecteurs.
«De tout temps, par exemple, on a su que les plantes peuvent agir sur notre centre du plaisir. Même les animaux se droguent. Les chats mâchent de l'herbe à chats. Les gazelles mangent volontairement certaines baies toxiques qui les grisent.»
Jean-Louis Martin montra des dessins de parchemins, de bois ou de pierres gravées représentant des chamans tenant des bols de plantes dans les mains et portant une petite étoile au milieu du front.
«C'est là que, selon les hindous, les Amérindiens et les Egyptiens se situe notre, œil intérieur, siège de la conscience. Nous ne sommes pas les premiers à nous y intéresser.»
Jean-Louis Martin fit défiler les documents.
«Ces plafites agissent sur la glande pinéale. Que sais-tu de la glande pinéale, Sammy?»
Le neuropsychiatre, les yeux braqués sur l'écran, mit un temps à réagir.
– Elle est aussi nommée épiphyse. C'est l'une des plus petites glandes humaines: 0,16 gramme, rouge, de forme oblongue comme la pomme de pin, d'où son nom. Au XVIIe siècle, Descartes y avait situé le siège de l'âme… Tiens, c'est curieux je n'avais pas fait le rapprochement.
«J'ai accumulé énormément d'informations sur la glande pinéale. Elle semble avoir d'abord été un organe extérieur dressé sur une tige qui la faisait affleurer à la surface supérieure du crâne où elle assumait la fonction de troisième œil.
Vois sur cette image, en Nouvelle-Zélande, il existe encore un lézard avec une glande pinéale extérieure et sensible.
«Chez l'homme, la glande pinéale est devenue progressivement une glande endocrine. Elle se crée au quarante-neuvième jour de la gestation du fœtus exactement en même temps que le sexe. Comme si l'humain était équipé d'un organe de plaisir extérieur et d'un organe de plaisir intérieur.»
– Et, comme pour le sexe, cette glande nécessite une éducation!
«Exactement. Les premières fois où l'on utilise son sexe on est maladroit, on se contrôle peu, et puis ensuite on en devient le maître, note Jean-Louis Martin. De la même manière, tu es le premier à apprivoiser ta glande pinéale et ta zone de plaisir. Car je suis convaincu que la glande pinéale n'est qu'un médiateur de l'Ultime Secret.»
Jean-Louis Martin lut sur l'écran que cette glande était très grosse à la naissance, jusqu'à atteindre quarante grammes, et stoppait sa croissance à l'âge de douze ans pour, à partir de là, commencer à progressivement s'atrophier.
«Les spécialistes estiment que c'est cette glande qui déclenche la puberté.»
– Cela expliquerait qu'un enfant sache davantage profiter du plaisir qu'un adulte, réfléchit Fincher à haute voix.
«En 1950, on découvrit que cette glande produisait deux substances: la mélatonine, qu'on synthétise et qu'on reproduit actuellement pour fabriquer des médicaments censés nous faire vivre plus longtemps. Et la DMT (pour dimethyltryptamine) qu'on synthétise également et qu'on copie pour produire certaines drogues hallucinogènes comme le yaje.»
Jean-Louis Martin montra une image d'Horus, le dieu à tête de faucon, tenant dans ses mains deux plantes.
«Regarde bien cette image, dans la main droite il tient une feuille de lotus, et dans celle de gauche une branche d'acacia. Or le lotus et l'acacia, lorsqu'ils sont associés selon le bon dosage, produisent de la DMT végétale. C'est probablement cette boisson que les Egyptiens de l'Antiquité nommaient soma. Ils stimulaient chimiquement leur glande pinéale qui, elle, agissait indirectement sur l'Ultime Secret. L'humanité recherche depuis l'Antiquité ce que nous avons découvert. Dans L'Odyssée, quand Homère parle de l'île des Lotophages, les fameux drogués mangeurs de lotus devaient, de même, boire leur soma.»
– Si ce n'est qu'il n'a pas ajouté l'acacia. Il ne voulait pas fournir la bonne recette pour ne pas donner des idées à ses lecteurs…
Jean-Louis Martin s'exprime de plus en plus vite.
«Ce n'est pas tout. Athéna et moi nous avons découvert que la DMT fait vibrer ton cœur sur une longueur d'onde très précise: huit hertz. Une longueur d'onde très basse, similaire aux ondes cosmiques émises par les étoiles, une onde qui traverse l'univers, qui traverse la matière, qui traverse la chair.»
– C'est troublant, parce que le mot «hertz» vient du découvreur des ondes, Heinrich Hertz, d'après l'observation des chauves-souris. Et son nom signifie «cœur» en yiddish.
«Quand ton cœur bat à huit hertz, tes deux hémisphères se mettent eux aussi à tourner sur des cycles de huit hertz et, à ce moment, tu traverses la perception normale du monde. Les Indiens disent que tu traverses la Maya, la toile de l'illusion.»
– Aldous Huxley appelait ce passage «les portes de la perception», ce qui a donné le nom du groupe de Jim Morrison, The Doors.
«Et il n'y a pas que le mélange lotus/acacia. Partout dans le monde des chamans utilisent des stupéfiants végétaux: ayahuasca, coca, café, champignons hallucinogènes, pour retrouver cet état.»
– Les autres drogues font monter à beaucoup plus de huit hertz, ce qui produit un effet trop fort et non maîtrisable. Ce qu'elles devraient provoquer d'effet positif devient négatif.
«C'est juste. Le vrai chamanisme n'en a pas besoin. Le chamanisme adepte des drogues est un chamanisme dégradé. Les vrais grands chamans parviennent à un état extatique par le jeûne et la méditation par leur seule volonté.»
Samuel Fincher fixait l'image égyptienne où l'on voyait l'étoile au centre de la tête.
Un secret millénaire resté dans l'ombre car beaucoup trop délicat à manipuler par des gens inconscients.
«Nous avons transcendé le rêve des chamans, des drogués, des druides, des prêtres égyptiens et de tous les mystiques. Au centre du cerveau nous avons découvert le moteur de tous nos actes, la source: l'Ultime Secret.»
Le neuropsychiatre se massa les tempes.
– Par moments j'ai l'impression que, stimulé, mon esprit sort de la prison d'os de mon crâne, transcende mes sens et touche à une banque de données universelle. Ce n'est pas seulement un plaisir organique. C'est aussi un plaisir intellectuel. C'est difficile pour moi de ne pas te réclamer en permanence des stimulations. C'est vraiment pénible.
«Une banque de données universelle, peux-tu être plus précis?»
– La dernière fois que tu m'as stimulé, j'ai eu l'impression d'avoir accès à une information privilégiée. Une phrase: «On croit découvrir le monde inconnu extérieur et l'on ne fait que découvrir son monde intérieur.» Et ce n'est pas tout…
Le neuropsychiatre changea d'intonation.
–J'ai vu… j'ai vu… tant de choses que tu ne pourrais croire. Par exemple hier… j'ai aperçu des cordes cosmiques. C'étaient des fils qui traversaient l'univers. Il y avait un trou noir à une extrémité, et à l'autre une fontaine blanche. Le trou noir agissait comme une toupie aspirant la matière et la transformant en magma de chaleur jusqu'à ce que la matière se dissolve en pure énergie. Cette dernière glissait à l'intérieur du fil, comme une sève dans un cheveu, puis ressortait par la fontaine blanche.
«Des cordes cosmiques?»
– Oui, fines et longues comme des fils de toiles d'araignées. J'avais l'impression de pouvoir les toucher. Ces cordes cosmiques étaient très chaudes car remplies de cette énergie. Parfois elles étaient parcourues d'une vibration. Elles produisaient une note: un Si. J'ai eu le sentiment que notre monde pouvait être né d'une telle vibration. La musique de l'univers.
Jean-Louis Martin était très impressionné par cette vision qui évoquait les recherches des astrophysiciens. Des trous noirs reliés aux fontaines blanches, un effet de harpe, une vibration, un «Si».
Une fois de plus son médecin avait pris de l'avance mais il était fier que ce soit grâce à lui.
«Charmant. Tu as fait la jonction entre la science et la poésie, entre le cerveau gauche et le cerveau droit.»
– J'ai eu l'impression qu'il n'y avait pas trois dimensions spatiales plus une dimension temporelle, mais une seule dimension spatio-temporelle. D'ailleurs la plupart des informations que je reçois dans ces moments-là ne sont pas situées dans le temps. Elles ont lieu simultanément dans le passé, le présent et le futur.
Jean-Louis Martin intervint alors:
«L'Ultime Secret t'apporte peut-être la conscience de l'homme du futur.»
– Quand j'ai accès à cet état de conscience bizarre, je me sens doux, infiniment bon’ je n’éprouve plus aucune rancœur, j'oublie mes problèmes quotidiens. Hors de mon ego, je ne suis qu'ouverture. C'est difficile à expliquer.
«Je t'envie… Et si je me faisais opérer, moi aussi?»
La réaction ne se fit pas attendre:
– Surtout pas! Toi tu as un rôle bien défini. Tu es l'être le plus lucide que je connaisse. Tu détiens la responsabilité de maîtriser de l'extérieur cette bourrasque. Si tu passes le cap, il n'y aura plus personne pour assurer la transition entre nos deux perceptions du réel.
«Tu as raison, moi aussi je suis le Charon, le passeur de l'Achéron. Pour nous, les passeurs, point de voyage définitif…»
L'œil de Jean-Louis Martin, seule zone mobile de son corps, travaillait sans relâche.
«Parfois j'ai la sensation que ce que nous faisons est mal. Mal pour moi. Mal pour les hommes. Comme s'il s'agissait d'une connaissance à laquelle nous accédons trop tôt. Nous ne sommes pas prêts à l'assumer. Parfois un avertissement clignote dans ma tête: cet acte n'est pas inoffensif. N'ouvre pas la boîte de Pandore.»
La boîte de Pandore, pourquoi a-t-il évoqué cette légende? songea Fincher. La boîte de Pandore symbolise la curiosité malsaine dont l'ouverture entraîne la libération des monstres.
«Demain tu devras affronter l'homme le plus intelligent, le champion du monde d'échecs, Leonid Kaminsky, et là ton cerveau aura intérêt à se montrer musclé.»
Samuel Fincher se pénétrait lentement des informations reçues. Descartes. Huit hertz. L'acacia, le soma. Le changement de perception. Ce qu'il en retenait c'était qu'ensemble ils avaient court-circuité une étape que des générations et des générations de chercheurs et de mystiques avaient appréhendée.
En même temps, il sentait confusément qu'un grand danger le menaçait.
Fallait-il ouvrir la porte?
Les deux journalistes se faufilent derrière les pins d'Alep et les chênes verts. Un mulot déguerpit. Ils évitent les regards des nains de jardin immobiles qui balayent les fourrés.
Lucrèce repère un dernier bâtiment qu'ils n'ont pas visité car il est un peu caché par les arbres. Trois lettres à l'entrée: UMD. Isidore sait ce que signifie ce sigle: Unité pour malades difficiles. «Difficiles.» Douce litote. C'est dans ces services que sont placés ceux dont plus personne ne veut, ni les hôpitaux psychiatriques classiques ni les prisons. Psychopathes et psychotiques, tueurs récidivistes, les cas les plus extrêmes de déviance. Ils font même peur aux autres malades.
Les pirates disposaient leurs trésors au milieu de la fosse aux serpents pour décourager les intrus.
Ils pénètrent avec appréhension dans ce bâtiment blanc. Pas de lits. Ce lieu ressemble plutôt à un centre de recherche.
– Le labo personnel du docteur Fincher?
De petites cages hébergeant des rongeurs sont disposées sur des étagères avec, sur chacune, le nom d'un explorateur de l'esprit: Jung, Pavlov, Adler, Bernheim, Charcot, Coué, Babinski.
Voilà donc les fous dangereux du terrible bâtiment UMD?
Lucrèce s'empare de la souris baptisée Coué et la dépose dans un labyrinthe à épreuves.
Emile Coué, c'est l'inventeur de la méthode Coué?
– En effet. Il prétendait que si quelqu'un se répète mille fois: «Je vais gagner», il finirait par gagner. Sa méthode est
à la base de l'autosuggestion et donc de l'hypnose.
La petite souris se faufile au travers du labyrinthe et arrive au levier qu'elle abaisse avec détermination.
Lucrèce et Isidore choisissent une autre souris et la place face à une serrure à code.
En quelques secondes la porte s'ouvre.
–Umberto avait raison. Ces souris sont beaucoup plus intelligentes que la moyenne.
–Des super-souris…
–Des petits «Fincher» souris…
Confrontées aux différentes épreuves, les souris accomplissent des acrobaties, se faufilent dans des tubes transparents, nagent, sautent, trouvent des raccourcis. Les deux journalistes restent captivés par l'aisance et l'intelligence de ces cobayes.
Isidore montre une porte. Lucrèce sort son sésame et l'ouvre. Nouvelle salle. Elle ressemble à une salle d'opération. Deux ombres surgies de nulle part s'étirent derrière eux.
– On visite? s'enquiert une voix de baryton.
Lucrèce se retourne et aussitôt reconnaît le visage.
– Heu… celui de droite, c'est Takashi Tokugawa, surnommé le Japonais cannibale… dit-elle.
Comme pour confirmer ses dires, il fouille dans ses poches et brandit un couteau de cuisine.
– Celui de gauche est moins célèbre mais tout aussi redoutable, précise Isidore. C'est Pat l'étrangleur.
En signe d'approbation, l'homme fait claquer un épais lacet de cuir qu'il tient par les deux bouts.
– On voit ces types à la télé, mais ensuite il faut bien les mettre quelque part, remarque Lucrèce. Pas de chance, c'est
ici…
– Charybde et Scylla, les deux derniers monstres qu'affronta Ulysse.
Isidore saisit une chaise pour tenir leurs adversaires à distance. Lucrèce, de son côté, essaie d'ouvrir la porte du fond.
– Couchés, les fauves, couchés! lance Isidore pendant que Lucrèce travaille cette nouvelle serrure.
Enfin le pêne cède. Les deux journalistes se précipitent, referment la grosse porte blindée derrière eux, et tirent les verrous. De l'autre côté, les deux hommes tapent de toutes leurs forces.
– Ne vous inquiétez pas, la porte tiendra. Elle a l'air sacrement solide.
Ils inspectent cette nouvelle pièce qui ressemble à un bureau. Lucrèce ouvre les tiroirs. Isidore, lui, regarde les murs décorés d'une fresque immense d'après une œuvre célèbre de Salvador Dali. Y est inscrit: «Apothéose d'Homère». A droite, une femme nue, une pierre gravée en hébreu, une trompette, une langue, une clef, une oreille collée à un panier; au centre, un homme avec un fouet fait sortir trois chevaux de l'eau; à gauche, une sculpture d'Homère. Sur son front une fente laisse sortir des fourmis.
– Ce tableau est incroyable, il est tellement complexe, dit Isidore.
– A nouveau Ulysse. Homère. Dali… Il doit y avoir un lien.
– C'est peut-être une motivation qu'on a oubliée. Les mythes fondateurs, les grands archétypes de l'histoire de l'humanité.
Lucrèce sort son calepin.
– Les mythes fondateurs… Je le rajoute?
– Non. Cette motivation est souvent comprise dans la religion.
– Et là, Ulysse… Quelqu'un a aimé ce mythe et s'est arrangé pour faire rentrer le monde réel dans ce récit imaginaire. L'esprit crée le réel.
De sa main, Isidore parcourt le tableau peint sur le mur. II appuie sur le visage d'enfant qui remplit la bouche d'Homère, promène ses doigts sur le tableau, appuie sur l'inscription en hébreu gravée dans une pierre. Puis sur la clef. Rien.
Lucrèce, comprenant le travail de son collègue, presse la fente du cerveau d'Homère.
– Trop simple, murmure Isidore.
Ils continuent de parcourir l'immense fresque.
– Vous pensez qu'un mécanisme secret se dissimule derrière un élément du tableau? demande la jeune femme en appuyant sur le téton nu du buste d'Homère.
– Qui sait? répond Isidore.
Son doigt suit la trompette et dévoile un visage peint en trompe-l'œil. Lucrèce palpe chaque élément de la fresque.
Il ne se passe rien. Isidore est alors attiré par un détail du tableau; des ailes brisées posées en haut à gauche sur une île.
– Les ailes d'Icare, dit-il, rêveur. Il s'est approché trop près du soleil et il a chuté… Aurait-il pressenti sa fin?
Le gros journaliste frôle les ailes de plumes. Un feulement se fait entendre. Une petite trappe s'ouvre. A l'intérieur, une boîte dans laquelle ils découvrent un écrin de velours rouge contenant une petite pilule d'un demi-centimètre de long reliée par un fil à une plaque guère plus large.
– L'Ultime Secret…
Lucrèce approche sa lampe de poche. L'objet ressemble à un petit insecte sans pattes, mais ils savent que c'est l'émetteur d'électricité qu'il faut implanter dans le cerveau pour faire connaître le plaisir absolu à son propriétaire.
– C'est rudement bien miniaturisé.
Isidore saisit l'objet avec précaution et le pose sur son index.
– Voilà sans doute ce qu'a découvert Giordano en ouvrant le cerveau de Fincher.
– Et ce pourquoi il a certainement été tué.
Ils considèrent le minuscule émetteur, presque effrayés par le pouvoir qu'il recèle.
Foutu.
Le cavalier noir s'était introduit dans la citadelle du roi blanc, comme le cheval d'Ulysse dans la ville de Troie. Le joueur russe vérifia qu'il ne restait plus aucune échappatoire puis coucha son roi en signe de reddition. Il avait perdu plusieurs kilos depuis le début de la partie. Il était en nage. Sa chemise était poisseuse de sueur. Ses cheveux s'agglutinaient et tout son visage n'était que le reflet de son humiliation.
C'était la dernière partie et l'ancien champion du monde avait été battu cinq à un. Une vraie «leçon».
Les échecs sont un jeu cruel, se dit Samuel Fincher.
Dans les yeux de Léonid Kaminsky s'inscrivit un profond désespoir.
Le roi Priam a été battu par Ulysse.
Ils se serrèrent la main.
Applaudissements mitigés. Le public n'aime pas les outsiders.
Peu importe. Samuel Fincher avait remporté le match. Il était désormais le meilleur joueur humain du monde.
Le Russe retenait ses larmes. Son manager fit mine de le soutenir sportivement, mais il finit par tancer vertement son poulain dans un russe empli de points d'exclamation.
Chez les loups, le vaincu pose sa tête sous le ventre du vainqueur pour lui signaler qu'il peut lui uriner dessus. Ici c’est l'allié du loup vaincu, son coach, qui s'en chargerait.
Le neuropsychiatre aurait voulu le consoler.
Je regrette mais il faut que ce soit le meilleur d'entre nous qui affronte la machine.
Samuel Fincher monta sur l'estrade et s'appuya au pupitre.
– Je dédie ce match à Ulysse, dit-il à l'assistance, l'homme dont la ruse a inspiré mon jeu. Et je voudrais dire aussi que… (Non rien, il est trop tôt pour parler. Plus tard.) Non, rien. Merci.
Les flashes des appareils photo crépitèrent.
Maintenant il lui restait à affronter Deep Blue IV, le meilleur joueur d'échecs «toute intelligence terrienne confondue».
Un choc violent. La porte est défoncée par le cannibale et l’étrangleur équipés d'un banc de métal comme bélier. Ils laissent passer quelqu'un derrière eux. Une vieille dame apparaît. Elle intime aux deux brutes de déguerpir.
Lucrèce la reconnaît. C'est la vieille dame atteinte de la maladie de Parkinson qui voulait l'heure lors de leur première visite.
– Docteur Tchernienko, je présume, lance Isidore.
– Vous me connaissez? s'étonne-t-elle.
La neurochirurgienne dissimule ses mains agitées dans ses poches.
– De réputation. Vous préférez désormais l'air de la Côte d'Azur à votre Centre du cerveau de Saint-Pétersbourg? A moins que vous ne trouviez plus intéressant de tenir les gens en esclavage par cette nouvelle drogue, «l'Ultime Secret», que de les affranchir de l'ancienne: l'héroïne.
Les mains s'agitent un peu plus dans les poches.
– Comment savez-vous cela?
– Le docteur Michael Olds avait pourtant averti: l'effet est trop puissant. Personne ne pourra maîtriser l'envie de l'Ultime Secret une fois qu'il sera répandu. Et bien sûr, entre de mauvaises mains, il pourrait rapidement aboutir à une catastrophe incommensurable.
La neurochirurgienne semble piquée au vif. Elle choisit pourtant de répondre:
– C'est pour cela que je suis très prudente. Et puis, ici, nous sommes précisément sur une île, gardée par des gens motivés.
– Les paranoïaques?
– En effet. Nous savons garder l'Ultime Secret. Il y a mille deux cents malades, et je suis certaine qu'aucun ne trahira.
– Pourtant nous sommes là, et si nous sommes là c'est que d'autres pourraient y être, remarque Lucrèce Nemrod.
La vieille dame serre les mâchoires.
– Umberto! Bon sang, ses jours sont comptés, à ce nigaud.
– Il y aura toujours un traître. Vous avez trahi Olds, Umberto vous a trahie. Il y aura forcément un moment où l'Ultime Secret ne sera pas parfaitement contenu. Peu à peu les secrets finissent par transpirer…
Isidore glisse subrepticement vers la gauche pour contourner la vieille dame.
– Il n'y a que moi qui connais l'emplacement exact de l'Ultime Secret. Sans la connaissance de cet endroit, l'émetteur ne sert à rien. Or c'est un endroit précis, au millimètre près.
Le journaliste avance encore. La vieille dame sort alors de sa poche un pistolet automatique.
– Un pas de plus et je vous fais une trépanation instantanée et sans anesthésie. A la différence du scalpel, je crains de ne pouvoir maîtriser le degré de perforation.
– Vous tremblez, dit Isidore, continuant, malgré la menace, à approcher.
La femme prend un air déterminé.
– Rien n'arrête la science. Faites-vous partie de ces obscurantistes qui croient qu'il vaut mieux être ignorants et tranquilles que savoir et prendre des risques?
– Science sans conscience n'est que ruine de l'âme, disait Rabelais.
– Conscience sans science ne va pas très loin, répond-elle au tac au tac.
– Regardez, vous tremblez.
De sa main gauche elle s'efforce de maîtriser le tremblement de la main droite qui brandit le pistolet.
– N'avancez plus.
– Vous tremblez de plus en plus, répète Isidore sur un ton quasi hypnotique.
La femme considère sa main qui ne parvient plus à conserver la ligne de mire. Isidore est maintenant tout près d'elle et s'apprête à la maîtriser.
– Allons, docteur. Ces jeux ne sont plus de votre âge. Vous tremblez trop, beaucoup trop, vous êtes incapable d'appuyer sur la détente.
Mais une jeune femme qui se tenait tapie derrière elle sort de l'ombre, s'empare du pistolet et les tient à son tour en joue avec plus de fermeté.
– Elle, non. Mais moi, si. Laisse-moi faire, maman.
Après sa victoire sur Kaminsky, Fincher, épuisé, retrouva sa fiancée Natacha Andersen. Ils rentrèrent à l'hôtel et ils firent l'amour.
Mais Natacha n'arrivait pas à avoir d'orgasme.
– Il faut te rendre à l'évidence, Sammy, je suis et je resterai athymique.
– J'ai horreur de ce mot. D'ailleurs tu n'es pas sans émotion. Sans orgasme, c'est différent!
Elle eut un petit rire triste et désespéré. Adossée aux oreillers, le top model alluma une cigarette qu'elle aspira goulûment.
– Quelle ironie de la vie! Ce que ma mère m'a retiré, elle l'a surdéveloppé chez toi!
– Je suis convaincu que tu peux avoir un orgasme, affirma Fincher.
– Tu sais mieux que moi que ce qui est coupé dans le cerveau, ne repousse jamais.
– Oui mais le cerveau se débrouille pour réaménager ses fonctions. Quand on touche par exemple la zone de la parole,
c'est une autre, destinée à une autre fonction, qui prend le relais. La plasticité du cerveau est infinie. J'ai vu une hydrocéphale dont la cervelle n'était plus qu'une petite peau tapissant l'intérieur de son crâne, pourtant elle parlait, raisonnait, mémorisait plutôt mieux que la moyenne.
Natacha conservait longtemps le tabac dans ses poumons pour le menu plaisir d'empoisonner le superbe corps que la nature lui avait offert. Elle savait que son amant tentait de s'arrêter de fumer et que cela l'ennuyait qu'elle fume, mais elle n'avait pas envie de lui faire plaisir!
– Tes théories sont jolies, mais elles ne résistent pas à l'épreuve du réel.
– C'est psychologique. Tu crois que tu ne peux pas, alors ça te bloque. Il faudrait peut-être que tu rencontres mon frère Pascal. Il est hypnotiseur. Il réussit à détacher les gens du tabac, et à faire dormir les insomniaques. Il arriverait sûrement à faire quelque chose pour toi.
– Il va me faire jouir par l'hypnose!
Elle éclata de rire.
– Il te libérera peut-être d'un blocage.
Elle le toisa avec dédain.
– Arrête de me mentir. Si ton émetteur dans le cerveau ne fonctionne qu'à un seul endroit, c'est bien qu'il existe des zones différentes pour chaque action spécifique. Le morceau de cerveau que maman a prélevé m'a vraiment délivrée de l'emprise de l'héroïne (et heureusement il n'y a pas eu de plasticité du cerveau pour compenser cette perte). Le prix de cette libération est mon anorgasmie. Je ne pourrai plus jamais jouir. Et quoi que tu en dises, même un bon vin, même une jolie musique ne me font plus grand-chose. C'est ça ma punition. J'ai été déclarée par les journaux sex symbol mondial N° 1, tous les hommes rêvent de faire l'amour avec moi et je ne peux pas connaître le plaisir que le moindre laideron peut ressentir avec n'importe quel camionneur!
Elle saisit sa flûte de Champagne et la fracassa contre le mur.
– Je n'ai plus goût à rien. Je ne ressens plus rien. Je suis une morte vivante. Sans plaisir, quel intérêt y a-t-il à vivre? La seule émotion qu'il me reste, c'est la colère.
– Calme-toi, tu devrais…
Samuel Fincher s'interrompit net, comme s'il ressentait quelque chose venu de loin.
– Que se passe-t-il? demanda-t-elle.
– Ce n'est rien. C'est Personne. Il veut me féliciter de ma victoire, je pense…
Son amant, le regard dans le vague, perdu dans un horizon qui traversait le mur, commença à sourire, respirant de plus en plus vite. Natacha le considérait avec mépris. Tout le corps du neuropsychiatre était parcouru de frissons.
– Ah, si tu savais comme je déteste quand tu vis ça!
Tout en Fincher exprimait l'extase qui montait, s'amplifiait, s'élevait. Elle lui lança un coussin.
– Ça me frustre. Tu peux comprendre ça? s'exclama-t-elle. Non. Tu ne m'écoutes pas, hein? Tu es tout à ton plaisir. J'ai l'impression que tu te masturbes à côté de moi.
Fincher émit un râle de plaisir.
Jubilation. Exultation. Béatitude.
Elle se boucha les oreilles et cria à son tour pour ne plus l'entendre. Leurs mâchoires ouvertes se défiaient, l'une d'extase, l'autre de rage.
Enfin son amant revint sur terre. Samuel Fincher, en pâmoison, se tenait maintenant les bras ballants, les yeux mi-clos, la mâchoire tombante.
– Alors, heureux? demanda cyniquement sa fiancée, et elle lui souffla la fumée au visage.
– Natacha Andersen!
Le top-model assure sa position menaçante.
– Natacha… Tchernienko. Andersen, c'est le nom de mon premier mari.
Isidore la salue.
– Et voilà Circé, la plus belle et la plus dangereuse des magiciennes, déclame-t-il. C'est l'épreuve qui manquait, après les sirènes.
– Circé, l'enchanteresse qui transforme de sa baguette magique les hommes en pourceaux? questionne Lucrèce.
La jeune femme leur fait signe de s'asseoir sur les tabourets du bureau.
–Vous ne pouvez pas savoir ce qu'est la vie de top model. Dans ce milieu, le parcours classique c'est, au début, les amphétamines pour rester éveillée malgré le jet lag et éviter d'avoir faim pour ne pas grossir. Elles sont fournies directement par l'agence. Puis on passe à l'ecstasy pour profiter davantage de l'effet de décompression des fêtes, ensuite vient la cocaïne pour avoir l'œil plus brillant, puis c'est le LSD pour s'évader hors de soi et oublier que nous sommes traitées comme du bétail de foire agricole. Enfin c'est l'héroïne pour oublier qu'on est vivante.
Finalement ma petite taille m'a évité bien des soucis, pense Lucrèce.
Natacha tourne autour d'Isidore, jouant avec le pistolet.
– Beaucoup d'entre nous étaient camées durant les défilés. Ça nous donne un côté «actrice», à ce qu'il paraît. Tragédienne? Ouais, nous étions dans une tragédie que les gens devaient percevoir. Cela faisait partie du spectacle. Entraînée par un ami photographe qui était aussi mon dealer, je me suis mise à en absorber de plus en plus. C'était une spirale sans fin. Je n'avais plus de goût à rien d'autre. Vous ne pouvez pas savoir comme c'est efficace, l'héroïne. On n'a plus envie de manger, plus envie de dormir, plus envie de sexe. On ne respecte plus les autres. On ment. On ne se respecte plus soi-même. On se ment. Je ne respectais plus ma mère. Je ne respectais plus personne. Je ne respectais que mon photographe dealer d'héroïne. Il avait déjà tout eu de moi, mon argent, mon corps, ma santé, et je lui aurais donné ma vie pour quelques secondes d'hallucinations supplémentaires.
Isidore porte la main à sa poche.
Natacha frémit mais il la rassure en lui tendant un sachet de réglisse.
– J'ai fait sept tentatives de suicide. Après la dernière, ma mère a voulu me sauver. Elle le voulait à tout prix. Elle savait qu'il n'était plus possible de me raisonner, de me menacer ou de me faire confiance. Je mentais. Je me dégoûtais. Je ne respectais rien. Elle, elle m'aimait. Ce qu'elle a fait pour moi est la preuve ultime de son amour.
– Je n'avais rien à perdre. Même si l'opération échouait, je préférais la voir démente, ou morte.
– Elle m'a opérée.
Le docteur Tchernienko se met à trembler un peu plus.
– C'est là que se trouve l'enfer. Dans nos têtes. Pas de désir, pas de souffrance. Pas de désir, pas de souffrance! répète-t-elle à la façon d'un slogan politique.
Isidore paraît extrêmement intéressé.
–Pas de souffrance, pas de vie. Le propre de tout être vivant n'est-il pas d'être capable de souffrir? Même une plante souffre, souligne-t-il.
La jeune femme se serre contre sa mère et lui embrasse la joue. De sa main libre, elle saisit l'une des siennes.
–L'opération a été une totale réussite. Natacha est revenue dans le monde des vivants. Du coup, cela s'est su et le gouvernement russe m'a encouragée à monter mon service. Pour le pays, c'était tout un symbole. Nous avions réussi là où l'Occident piétinait. De quel droit, pour quelle bonne raison ne doit-on pas sauver les héroïnomanes? Il n'y en a aucune. Ni le devoir par rapport à la parole donnée. Ni l'interdiction de toucher au cerveau.
Natacha fixe toujours sans ciller les deux journalistes.
– Fincher a découvert mes recherches, continue le docteur Tchernienko. Il est venu me voir, il était le premier à comprendre que j'intervenais sur le centre du plaisir découvert par James Olds. Il m'a demandé de l'opérer. Mais lui ne désirait pas se faire enlever le centre du plaisir, il voulait au contraire le stimuler.
– Fincher et vous ce n'est donc pas un hasard, dit Lucrèce.
– L'opération de maman a marché, poursuit Natacha, mais non sans effets secondaires. M'avoir opéré du centre du plaisir a supprimé l'envie de drogue, mais par ailleurs je n'avais plus envie de rien. A la douleur du manque d'héroïne a succédé un manque d'émotions.
– J'ai tenu à ce qu'ils se rencontrent. Ils étaient des deux côtés de la balance. Fincher avait en excès ce que Natacha avait en manque. Lui seul pouvait la comprendre, dit le docteur Tchernienko en tremblant de plus en plus.
– Et je l'ai tué…, énonce Natacha.
– Vous ne l'avez pas tué, assure Isidore.
Le top model hausse les épaules.
– Fincher s'était fixé pour mission de me faire jouir. Ce soir-là, il était particulièrement motivé. La victoire attire la victoire. Nous nous sommes étreints
– … et il est mort.
– Vous lui avez implanté l'émetteur dans la tête, disiez-vous. Qui envoyait le stimulus?
Un ordinateur, posé non loin d'eux sur une table, s'allume, et un mot s'inscrit sur l'écran: «Moi.» Et en dessous: «Venez me voir.»
Jean-Louis Martin n'avait pas compris ce qu'il s'était passé. Comme à son habitude, après la victoire sur Deep Blue IV il avait envoyé la décharge récompense: dix-neuf millivolts, une demi-seconde durant.
D'ordinaire, Samuel Fincher téléphonait tout de suite après pour commenter ses sensations, mais là, rien.
Martin resta de longues heures à attendre. Le malade du LIS écoutait les informations télévisées sur l'ordinateur lorsqu'il apprit la terrible nouvelle: le docteur Samuel Fincher était mort.
SAMMY… MORT?
Impossible.
Il vit sur son écran Natacha emmenée par les policiers.
Elle se figure que c'est elle. Mais non, c'est moi. C'est moi l'assassin.
Jean-Louis Martin sentit un profond désespoir le gagner. Sammy. Il venait de tuer le seul être qu'il aimait vraiment. Le seul être auquel il vouait une reconnaissance éperdue.
Une larme coula de son œil, un filet de bave de sa bouche. Mais personne ne le regardait et personne ne savait l'immense chagrin qui le consumait. Il ne savait pas s'il pleurait la perte de son ami ou sa solitude désormais totale.
Cette nuit-là, quand Jean-Louis Martin entra dans la phase de sommeil paradoxal, il rêva du tableau l’Apothéose d'Homère. Dans son rêve il entendit la voix d'Homère qui contait L'Odyssée: «Dans leur escale suivante, l'île du Soleil, les hommes se conduisirent avec une incroyable folie. Affamés, ils égorgèrent les bœufs sacrés. Ulysse était absent. Seul, il s'était rendu pour prier dans l'intérieur de l'île. A son retour, le désespoir le prit, mais il ne restait plus rien à faire. Les bœufs étaient cuits et mangés. La vengeance du Soleil fut prompte, la foudre frappa le navire et le disloqua.»
Au visage d'Homère, à la droite du tableau, se superposa celui dei Sammy avec ce terrible rictus d'extase qu'il affichait à la derrière seconde de sa vie. La foudre frappa le visage qui se figea comme dans les images d'actualité.
«A l'exception d'Ulysse tous furent noyés.» Alors il se vit, nageant dans la mer, à l'intérieur du tableau de Salvador Dali.
«Il se hissa sur la quille et, la chevauchant, il put ainsi s'éloigner de la tempête. Pendant des jours il dériva, pour échouer enfin dans l'île de Calypso, où il fut retenu de longues années.»
L'île de Calypso!
Bon sang!
Jean-Louis Martin se réveilla. Son œil unique s'ouvrit. Il se sentit comme saoulé d'images de Dali. Les dernières bribes du rêve s'enfuirent tels des étourneaux à l'arrivée d'un chat. Mais il en restait suffisamment pour qu'il se souvienne.
Homère, Ulysse, Sammy.
Il alluma l'ordinateur. Il rechercha des sites évoquant le trajet réel de l'explorateur de la Grèce antique.
Les deux monstres qui font chavirer le bateau: Charybde et Scylla, ce pourrait être… la Corse et la Sardaigne. Ulysse serait passé par le détroit entre ces deux îles. Homère les compare à des monstres car le détroit est jonché de récifs affleurants et de courants violents.
«Ulysse tomba à l'eau et gagna la misérable épave de son bateau qui devait le sauver et le conduire après neuf jours d'errance dans l'île d'Ogygie, où habitait la belle nymphe Calypso, fille d'Atlas.»
Bon sang! Ce pourrait être ici même.
Cette connexion entre la légende et sa réalité le bouleversa.
Ainsi, ce ne serait point un hasard si je suis fasciné par le personnage d'Ulysse. Il est venu sur cette île.
L'île Sainte-Marguerite pourrait être l'île dite d'Ogygie, là où vivait la nymphe Calypso!
L'île Sainte-Marguerite embaume la lavande. Une vieille caverne et un bout de rocher n'évoquent rien pour les quatre personnes qui passent à côté, l'air préoccupé. Elles ne prêtent pas non plus attention à un morceau de bois vermoulu, quasi fossilisé, pourtant issu d'un vaisseau très ancien venu s'échouer là plus de deux mille ans auparavant.
Natacha et sa mère guident le couple de journalistes vers un pavillon, celui des hébéphréniques.
Alentour, ils ne voient que des malades dans un état quasi végétatif.
Le top model arrête Lucrèce et Isidore face à un malade qui bave, l'œil rouge, la tête enserrée dans un casque de toile d'où dépassent des fils électriques. Une partie de ces derniers est fichée dans un meuble recouvert d'un tissu blanc. Face à ce patient, un écran d'ordinateur et tout un attirail électronique. L'écran s'allume spontanément. Un texte y apparaît dans son centre:
«C'est moi: Personne.»
Les deux journalistes mettent du temps à comprendre. Serait-il possible que ce soit «ça», le coupable? Un handicapé, incapable de bouger, même pas dissimulé dans une pièce particulière.
Isidore comprend d'emblée qu'il s'agit là non seulement du meilleur des camouflages mais aussi du plus solide des alibis. Qui penserait à soupçonner un être incapable de bouger?
Et ce serait lui l'assassin? On ne pourra pas le mettre en prison, il est déjà incarcéré dans la pire des prisons, celle de son corps. Il est à l'abri de tout châtiment car il connaît déjà le pire.
Cet homme en pyjama, le corps bardé de sondes et de capteurs de vie, peut commettre les pires crimes, personne ne lui infligera jamais plus de souffrances qu'il n 'en a déjà.
Isidore Katzenberg comprend pourquoi le docteur Fincher a choisi ce malade précis pour lui administrer le stimulus.
Iln'est qu'un pur esprit.
L ordinateur affiche très rapidement un texte:
«Bravo. Jolie partie d'échecs. En tant que joueur, j'apprécie la façon dont vous vous êtes infiltrés dans la citadelle pour mettre mes danies en échec. Fincher avait jadis attaqué de même contre Kaminsky. La ruse d'Ulysse.»
Lucrèce se demande comment cet homme immobile parvient à produire mots et phrases.
Le casque. Le. casque transforme ses pensées en signaux électroniques.
L'écran affiche sa prose:
«Echec, mais pas échec et mat. Au contraire, maintenant arrive l'heure du coup de théâtre final. Les enquêteurs, croyant mettre à genoux leur adversaire, sont eux-mêmes coincés. Car le roi est impossible à mater. Il n'est qu'un cerveau qui réfléchit et nul ne peut l'inquiéter.»
– C'est vous qui avez tué Fincher? demande Isidore.
«Ce n'est pas vous qui posez les questions, monsieur. C'est moi. Que savez-vous de ce qu'il se passe ici?»
– Ils savent tout. Il faut s'en débarrasser, dit Natacha.
«La violence physique est le dernier argument des faibles», pensécrit Jean-Louis Martin.
– Alors que fait-on d'eux?
L'œil quitte l'écran et se braque sur les deux journalistes. Isidore répond au regard avec défi:
– L'œil était dans la tombe et regardait…, récite-t-il.
«Vous vous trompez de livre, pensécrit Jean-Louis Martin. Personne concerne la légende d'Ulysse, pas la Bible.»
– Vous vous prenez pour Ulysse? poursuit Isidore, moqueur.
Lucrèce ne comprend pas le comportement provocateur de son ami. L'œil cligne.
«Je suis Ulysse l'explorateur. Si ce n'est qu'au lieu de découvrir les rivages de la Méditerranée, je fouille les arcanes du cerveau, à la recherche de la source de l'esprit humain.»
– Non, dit Isidore, vous n'êtes pas Ulysse.
– Quoi? Qu'est-ce qu'il vous prend? s'étonne le docteur Tchernienko.
«Laissez-le parler!» pensécrit Jean-Louis Martin. Isidore reprend son souffle et lance:
– Vous ne possédez qu'un seul oeil. Vous n'êtes donc pas Ulysse mais plutôt le Cyclope, énonce-t-il tranquillement.
Instant de silence. Même Lucrèce est sidérée par l'aplomb de son collègue.
A quoi joue-t-il? C'est bien le moment de faire le malin! «Je suis Ulysse.»
– Non. Vous êtes le Cyclope!
«Ulysse! Je suis le héros.»
–Le Cyclope. Vous êtes le méchant.
«Ulysse, je suis le bon.»
Soufflées par cette confrontation, ni Natacha ni sa mère n'osent intervenir.
Comment ose-t-il! Comment a-t-il eu l'impudence! Je ne suis pas le méchant! Je suis le héros! Je suis Ulysse. Et eux ils ne sont rien.
Ah! ça y est, j'entends ce que tu me murmures, Athéna. C'est une provocation, je ne dois pas entrer dans ce traquenard. Comme aux échecs: quand un joueur agresse, il prend l'avantage, l'autre joue en défense et devient prévisible.
Ce journaliste est très fort, il doit savoir jouer aux échecs, lui aussi. Et il connaît la psychologie. Il a transcendé sa pitié envers le pauvre handicapé que je suis. Il a transcendé sa haine pour l'adversaire et il me manipule avec insouciance. Il est doué. En quelques mots bien choisis, il a fait ressurgir l'enfant tapi au fond de mon esprit. Je lui parle comme je parlais aux garçons qui me provoquaient dans la cour de la maternelle.
Ne pas céder à l'affolement dû à l'agression. Ne pas me laisser submerger par mes émotions. Rester maître de mon cerveau. Ne pas le détester. Cet homme m'a blessé, mais je reste neutre, fort, intègre.
Je le vois m'insulter, je le vois me nuire, mais cette nuisance est comme une flèche que j'arrête en plein vol avant qu'elle ne m'atteigne.
Tu as voulu me faire du mal, eh bien moi je te rends du bien. Voilà ma plus grande force. Merci, Athéna, de me l'avoir appris. Car je sais que les prochains empires seront ceux de l'esprit.
Mais je ne lui donnerai quand même pas la récompense aussi facilement. Je ne la lui donnerai que s'il s'en montre digne.
L'écran fait surgir une ligne qui, lorsqu'elle arrive en bout de course, coule au-dessous comme de la pluie dans des rigoles superposées. Il pense vite. Il écrit vite.
«Si je suis le Cyclope, je ne vous soumettrai pas à l'épreuve d'Ulysse mais à celle du Cyclope. Si vous réussissez, vous deviendrez le successeur de Fïncher et vous recevrez la plus haute récompense dont un être humain puisse rêver. L'accès à l'Ultime Secret.»
Le docteur Tchernienko et Natacha ne peuvent réprimer leur déconvenue.
– Depuis des mois, nous effectuons des tests dans le but de sélectionner le meilleur d'entre nous, celui qui sera digne d'avoir accès à l'Ultime Secret, et tu veux l'offrir à des inconnus! s'offusque le top model.
«J'essaie d'être parfait dans ma morale comme dans mon intelligence. Je suis donc obligé de me projeter dans le futur. J'essaie d'imaginer ce que sera l'homme "bon" du futur, répond Jean-Louis Martin. Un homme au cortex encore plus complexe, mieux connecté. Je le devine peu susceptible, apte à surmonter ses réactions premières, capable de pardon, non influencé par ses émotions basiques. Il transcendera son cerveau de mammifère pour être enfin un esprit libre.»
Natacha et sa mère sont sous le choc, mais elles laissent Personne développer son argumentation.
«L'homme bon du futur sera capable du même comportement que moi aujourd'hui. Donner à ses adversaires ce qu'il a de meilleur…»
Les deux journalistes du Guetteur moderne ne savent plus trop que penser.
– Heu… c'est gentil, mais sans façon. Et puis j'ai toujours eu la hantise des trépanations, bafouille Lucrèce.
«L'homme du présent subsiste cependant encore un peu en moi. Alors, après la carotte de l'Ultime Récompense, je vais vous motiver par le bâton.
«Comprenez bien que nous ne pouvons pas vous laisser sortir pour raconter ce que vous avez appris ici. Ce serait mettre en péril tous nos projets et ils importent plus que les simples individus mortels et éphémères que nous sommes. Donc, si vous venez à bout de l'épreuve du Cyclope, vous goûterez à l'extase totale et vous serez libres. Si vous échouez, je vous garderai ici. Des infirmiers vous injecteront des sédatifs et, assommés de produits chimiques, vous vous tiendrez tranquilles. Au début vous vivrez enfermés dans le quartier de sécurité et puis, après, quand votre cerveau en capilotade aura supprimé en vous toute velléité de vous évader, on vous installera avec les hébéphrènes. Vous deviendrez mous. Vous resterez parmi nous très longtemps, toute votre vie, et le monde finira par vous oublier. Car personne ne vient dans les hôpitaux psychiatriques. Ce sont les oubliettes modernes. Je le sais, j'y suis.»
II y a un flottement. Lucrèce réfléchit à toute vitesse.
L'Ultime Secret? Je m'y brûlerais les ailes comme Icare touchant le soleil C'était peut-être l'avertissement de Fincher. C'est la drogue puissance mille. Je perdrais toute volonté.
Isidore, de son côté, soupèse la proposition de Personne.
Quand je pense que je me faisais du souci pour ma mémoire. Maintenant je peux sérieusement tout craindre pour ma raison.
«Voici l'énigme. Ecoutez bien.»
Jean-Louis Martin envoie le texte sur l'écran:
«Enfermé dans la caverne de l'Oreille de Denys (une petite île proche de la Sicile), Ulysse se retrouve face au Cyclope qui veut sa mort. Le Cyclope lui propose alors un choix. Soit Ulysse dit la vérité et il sera bouilli, soit il dit un mensonge et il sera rôti. Que doit répondre Ulysse? Vous disposez de trois minutes et vous n'avez droit qu'à une seule réponse.»
Quitte ou double? C'est à votre tour, mes amis.
Le malade du LIS fait apparaître l'horloge de l'ordinateur et la règle de façon à ce qu'elle sonne lorsque l'aiguille des minutes sera sur midi.
Isidore se concentre.
Je la connais, cette énigme. Il faut absolument que je me souvienne de la solution. Ma mémoire. Ma mémoire, ne m'abandonne pas. Pas maintenant, quand j'ai besoin de toi!
Lucrèce se mord la lèvre.
Rôti ou bouilli? J'ai toujours été nulle pour les énigmes et, en plus, les problèmes de logique et de mathématiques m'ont toujours exaspérée. Les baignoires qui se remplissent et les trains qui partent à heure fixe quand il faut trouver l'âge du capitaine, je m'en fiche. Un de mes ex voulait toujours me soumettre des énigmes. J'en oubliais l'énoncé avant même d'entendre la solution. Je l'ai largué lui aussi. Il faut avoir l'esprit à ça. C'est un truc de garçon. Isidore devrait trouver.
Natacha et le docteur Tchernienko, pour leur part, n'osent intervenir.
Isidore fouille dans son cerveau.
C'est facile et je l'ai su. C'est incroyable que toute ma vie se joue sur un problème aussi simple sans que je parvienne à faire remonter la clef.
Isidore se représente sa mémoire comme une immense bibliothèque aussi haute qu'une tour creuse circulaire. De son esprit, il fait un écureuil à la recherche d'informations. L'écureuil ouvre le grand livre de L'Odyssée mais l'intérieur n'est constitué que d'images floues. Le bateau. Le Cyclope. La tempête. Les sirènes. L'énigme et sa solution n'y sont pas.
L'écureuil de l'esprit d'Isidore va ensuite fouiner du côté des livres d'énigmes. La solution ne s'y trouve pas non plus.
Lucrèce a d'emblée renoncé à l'épreuve, mais elle comprend qu'Isidore est en train de lutter contre sa mémoire défaillante.
Elle se souvient d'avoir lu dans L'Encyclopédie du savoir relatif et absolu un passage sur l'expression «avoir une mémoire de poisson rouge»: «Les poissons rouges n'ont que peu de mémoire pour pouvoir supporter de vivre dans un aquarium. Quand ils découvrent une plante aquatique décorative ils s'émerveillent puis ils oublient. Ils nagent, ils font un tour jusqu'à la vitre, reviennent et redécouvrent avec la même stupéfaction la même plante aquatique. Ce manège peut durer indéfiniment.»
L'absence de mémoire est dès lors un processus de survie pour ne pas devenir fou. De même qu'Isidore a développé une faculté d'oubli pour ne pas être traumatisé par l'actualité il oublie pour pouvoir réfléchir.
Lucrèce se représente Isidore avec un corps de poisson dans un aquarium s'émerveillant de la décoration en plastique, un coffre-fort d'où sortent des bulles, l'oubliant, nageant, y revenant et s'émerveillant à nouveau.
Isidore, pour sa part, ne se voit pas comme un poisson mais comme un écureuil dans les travées de sa bibliothèque géante intérieure. Après L'Odyssée et les livres d'énigmes, où chercher la réponse? se demande-t-il. Pas de livres sur les Cyclopes! Si peu de choses sur les îles de Sicile! L'écureuil signalant qu'il ne trouve rien en mémoire, le cerveau d'Isidore se positionne en «raisonnement logique autonome».
En plus c'est une énigme facile.
Le problème vient de la peur. L'angoisse de finir ses jours dans un hôpital psychiatrique, isolé sur une île, l'empêche de réfléchir et de se souvenir. Il ne pense qu'à ce que serait sa vie parmi les aliénés.
Des dizaines d'années: inactif coupé du monde, loin de sa tour, privé de ses dauphins apprivoisés. Peut-être sans livres, sans télévision. En plus, la folie des autres doit être contagieuse.
Il se répète le problème, en analyse chaque mot (bouilli s'il dit la vérité, rôti s'il ment…), cherche des solutions pratiques. Dans l'esprit, un noyau du cortex de son hémisphère gauche s'affaire sur une idée.
La vérité est dans le mensonge. Le mensonge est dans la vérité. Un système de miroirs qui se réfléchissent. Deux miroirs l'un en face de l'autre. L'un qui déforme et l'autre qui reconstitue.
Le noyau active électriquement le neurone qui passe en deux millièmes de seconde de moins soixante-dix millivolts à plus trente millivolts. L'électricité circule dans la dendrite, glisse sur l'axone, arrive jusqu'à la synapse. Au bout de la synapse se trouvent de petites vésicules qui contiennent les neuromédiateurs. Libérés par l'électricité, ils se diffusent dans le minuscule espace qui sépare l'extrémité neuronale de la membrane du neurone voisin.
La pensée est électrique ET chimique, comme la lumière est corpusculaire ET ondulatoire.
Entrée en action du neuromédiateur glutamate. Lorsqu'il frôle le neurone voisin celui-ci passe à son tour à trente millivolts.
Le glutamate agit comme un excitateur mais son action est équilibrée par un autre neuromédiateur, le gaba (pour acide gamma-aminobutyrique), qui agit comme un inhibiteur. De ce subtil équilibre entre des électricités et des produits chimiques excitants ou inhibants, naissent des idées. Sur les cent milliards de neurones que contient le cerveau d'Isidore Katzenberg, trente-cinq milliards sont sollicités pour résoudre l'énigme. Du coup, il ne pense plus à rien d'autre. Son cerveau consomme tant d'énergie que les extrémités de ses doigts et de ses orteils pâlissent et s'engourdissent légèrement.
Et soudain c'est l'inspiration.
– Ulysse répond: «Je serai rôti», dit Isidore.
Puis il explique:
– Le Cyclope est alors bien ennuyé, car si Ulysse a dit la vérité, il doit le faire bouillir. Donc il ne peut être rôti. C'est donc qu'Ulysse a menti. Mais si Ulysse a menti il sera rôti. Ne pouvant sortir de ce dilemme, le Cyclope est dans l'incapacité d'appliquer sa sentence et Ulysse est sauvé.
Grand cérémonial. Un opéra de Verdi est diffusé.
Jean-Louis Martin a demandé à assister en direct à l'opération. On a donc déplacé son lit et son attirail informatique pour le rebrancher dans la salle d'opération. A son chevet a été réinstallé le gros meuble recouvert d'un tissu blanc.
«J'en ai assez de voir par caméra vidéo interposée, je veux voir de mon œil, voir.»
A peine recouvert d'une blouse bleue, Isidore est attaché à la table d'opération et le docteur Tchernienko commence à lui raser le crâne qu'il a déjà très dégarni. Avec un feutre, la chirurgienne marque les points où elle introduira la sonde dans la cervelle du journaliste.
Tu m'as traité de Cyclope? pense Jean-Louis Martin. Tu vas connaître le pouvoir d'Ulysse. Il va t'enfoncer un épieu dans le front.
Il se souvient du jour où Sammy a subi la même opération.
La différence, c'est que cet Isidore Katzenberg n'est pas du tout enthousiaste. Tous les pensionnaires de l'hôpital rêvaient de cette opération, j'ai tout préparé pour lancer la deuxième «fusée» et il sera le seul à ne pas souhaiter cette récompense. Ainsi va la vie. Il suffit qu'on ne désiré pas quelque chose pour qu'on vous l'offre…
Lucrèce est présente, attachée à un fauteuil. Pour la faire taire, on lui colle un sparadrap sur la bouche,
Couchent-ils ensemble? se demande Jean-Louis Martin. De toute façon, après l'opération aucune femme ne pourra lui apporter autant de plaisir que l'Ultime Secret. Il me suffira de lancer le signal et, dans sa tête, explosera une bombe.
Jean-Louis Martin est installé en position assise, le dossier de son lit relevé. Ainsi, il voit mieux la scène.
Lucrèce se débat dans ses liens.
Elle est vraiment mignonne. Et puis si dynamique. Nous aurions peur-être été mieux inspirés en la choisissant. Dans la mythologie grecque, il paraît que le dieu envoyé par Zeus pour lui dire s'il valait mieux être une femme ou un homme est resté une journée dans la peau de chacun des deux sexes. Au retour il a annoncé qu'il préférait être une femme parce que le plaisir des femmes est neuf fois supérieur à celui des hommes.
Jean-Louis Martin décide que la prochaine «cobaye» sera féminine.
Pourquoi pas Lucrèce, d'ailleurs? Quand elle constatera à quel point son compagnon est heureux après l'opération, elle aura probablement envie de goûter elle aussi à cet absolu.
Natacha Andersen-Tchernienko tend les instruments chirurgicaux à sa mère. Elle enferme le crâne d'Isidore dans un cerclage de métal nanti de plusieurs arcs formant une couronne d'acier remplie de vis autour de la tête du journaliste scientifique.
Maintenant, le docteur Tchernienko imprègne la zone qu'elle va ouvrir d'un peu d'anesthésiant cutané. Elle met la perceuse électrique en marche. La mèche approche du cuir chevelu. Isidore ferme les yeux.
Ne penser à rien, pense-t-il.
Le système d'alarme résonne soudain, strident. Quelqu'un s'est introduit dans l'hôpital.
Les lumières rouges d'alerte clignotent. Le docteur Tchernienko s'immobilise, indécise.
Jean-Louis Martin ordonne sur l'écran: «Continuez!» La perceuse est réactivée et s'approche encore plus près du crâne d'Isidore Katzenberg. Elle frôle la peau quand la porte s'ouvre d'un coup et Umberto fait irruption, revolver au poing. Il met tout le monde en joue.
– J'arrive à temps! s'exclame le marin du Charon.
Rapidement il détache Isidore. Celui-ci, à son tour, va s'occuper de sa comparse ligotée. Elle marmonne avec véhémence, derrière le sparadrap. Pour la comprendre, il le lui enlève d'un coup sec.
– Qu'essayiez-vous de me dire? demande Isidore.
– J'étais en train de vous prévenir: Ne m'arrachez pas d'un coup sec le sparadrap, ça fait très mal, répond-elle avec irritation.
Le capitaine du Charon fait signe à Natacha et à sa mère de reculer.
«Umberto, comme je suis heureux de vous revoir» s'inscrit sur l'écran de Jean-Louis Martin.
– Vous connaissez m6n nom? Je ne vous ai pourtant jamais rencontré! s'étonne le marin, brandissant toujours son arme.
«Mais si. Rappelez-vous. Un soir d'hiver. Vous étiez au volant d'une voiture. Vous aviez peut-être un peu bu. Ou vous vous étiez assoupi.»
Umberto fronce ses gros sourcils.
«Vous avez perdu le contrôle de votre véhicule et vous avez fauché un piéton.»
Le marin s'arrête, troublé.
«Le piéton, c'était moi. Et si je suis dans cet état aujourd'hui, c'est à cause de vous. Sans votre irruption dans mon existence, je serais auprès de ma famille et de mes amis en train de profiter d'une vie normale.»
Le capitaine Umberto considère le gisant, comme assommé soudain par le remords et la culpabilité. Lucrèce note dans son esprit de rajouter à sa liste: le pouvoir de la culpabilité.
– Je… je…, bafouille Umberto, lâchant presque son revolver. Non. Ce n'est pas possible. Celui que j'ai renversé ne bougeait plus. Vu le choc, le type était forcément mort.
L'écran écrit d'une manière fluide, alors que l'œil rouge fixe: «Le système nerveux périphérique est hors d'état, mais le cerveau fonctionne toujours. On appelle cela LIS, pour Locked-In Syndrome. Vous devez connaître, docteur. C'est joli comme nom. On dirait un nom de fleur, n'est-ce pas? En français: Syndrome de l'Emmuré Vivant.»
Umberto recule.
–Comment savez-vous que c'est moi?
«Quand on ne peut bouger, on s'ennuie. Et quand on s'ennuie trop, on s'occupe. Je me suis occupé à plein de choses. Entre autres, je voulais savoir à qui je devais cet "incident". Et j'ai trouvé. Je vous le dois, mon cher Umberto. Au début, j'ai eu envie de vous tuer. J'ai dépassé cet objectif. La vengeance m'inondait le cerveau comme un acide rongeur. Et puis quand j'ai appris que vous aviez sombré dans l'alcool, je me suis dit que la vie m'avait mieux vengé que je n'aurais pu le faire. Moi, au moins, je conservais ma propre estime. Alors que vous… Vous aviez juste assez de recul pour souffrir de votre perte de conscience. J'ai été heureux de vous voir dans cet état. Je vous haïssais tant. Et j'ai voulu surmonter ma haine. J'ai demandé à Fincher de vous engager comme marin-taxi. Vous êtes le bourreau et vous avez été sauvé par votre victime. Sachez-le.»
Dans l'esprit d'Umberto, les idées courent dans tous les sens, entre culpabilité, reconnaissance, regret. Les autres n'osent intervenir. Umberto change de physionomie, adopte une expression déterminée et se tourne vers Lucrèce et Isidore:
– Laissez-le tranquille! clame-t-il avec force. Il a suffisamment souffert. Vous rendez-vous compte du calvaire de cet homme?
– Umberto, pensez à Fincher, tente Isidore. Cet homme a tué Fincher, l'homme auquel vous devez tout.
L'ancien neurochirurgien se tourne lentement vers eux.
– C'est lui qui a demandé à Fincher de me sauver! J'ai détruit sa vie. Non seulement il m'a pardonné mais il m'a sauvé. Je ne peux pas lui faire à nouveau du mal.
Merci, Athéna, je n'aurais jamais cru assister au pouvoir du pardon. Tu as raison, le pardon est une force… du futur.
Umberto détourne le revolver. Toutes les motivations s'affrontent dans son esprit: la sympathie envers Lucrèce et Isidore, la compassion pour Jean-Louis Martin qu'il a transformé en handicapé et qui, en retour, l'a préservé de la déchéance. Le combat est terrible.
– Je n'arrive pas à me décider. Je n'arrive pas à me décider! glapit-il.
Il s'assoit, le regard vide, et ne bouge plus.
Lucrèce récupère prestement le revolver. Isidore se penche.
– Qu'est-ce qu'il a?
Le docteur Tchernienko l'observe avec intérêt.
– C'est un cas rare: son cerveau est arrivé à un équilibre parfait entre toutes ses motivations, alors il ne peut plus bouger.
– Cet état va durer longtemps?
La chirurgienne scrute sa pupille.
– Il ne peut pas gérer ce dilemme, alors il a démissionné.
Il s'est enfui de son corps.
Profitant du flottement, Natacha bondit et désarme Lucrèce. Les deux filles se battent. Natacha, beaucoup plus grande que la journaliste, compense ainsi son peu d'expérience du close-combat. Elle donne des gifles, griffe, lance des coups de pied dans les tibias, secoue la tête comme une furie. Lucrèce, surprise, encaisse quelques coups, puis la contourne et lui tord le bras pour la calmer. Mais l'autre, qui ne sent pas la douleur, force encore plus sur son bras ce qui lui permet de se dégager.
Les deux femmes agrippent le pistolet. Les autres se plaquent au sol quand le canon de l'arme les vise.
La lutte est âpre.
Le revolver balaye la pièce.
Lucrèce se souvient que ce n'est pas la lance qui tue le bison mais la volonté du chasseur. Le bison accepte la mort, la lance ne fait qu'officialiser son consentement. Dès le moment où la victime a accepté de perdre et le chasseur accepté de gagner, la lance peut être projetée n'importe où, elle finira par toucher sa cible. La pensée est plus déterminante que l'acte.
Soudain un coup part. Le revolver tombe par terre.
Lucrèce et Natacha se dévisagent puis s'examinent à la recherche d'une blessure…
Umberto est toujours immobile. C'est finalement un râle de douleur qui permet d'identifier la cible du projectile. Le docteur Tchernienko est touchée à l'épaule.
Natacha se précipite.
– Maman!
C'est finalement elle qui a accepté la balle, pense Lucrèce.
– Ma petite maman. NON. Qu'ai-je fait!
D'abord le top model pleure. Puis elle rit. Elle s'étonne, se palpe.
– Maman, ça y est, je souffre! Je suis guérie, encore grâce à toi!
Elle se passe un doigt sous l'œil.
– Je pleure!
– J'ai mal, dit le docteur Tchernienko.
Profitant de la panique générale, Lucrèce décroche le téléphone de la salle d'opération et appelle Jérôme Bergerac.
– Allô, si vous voulez toujours être un héros, envoyez le Samu et la cavalerie ici, il y a de l'aventure pour vous.
Sans que personne y prenne garde, une forme oblongue sort de sous le meuble recouvert de tissu, et rampe. Elle ramasse le revolver et tient en joue les journalistes.
«Haut les mains!» s'inscrit sur l'écran qui surplombe l'ordinateur.
Les deux journalistes hésitent mais, considérant le danger, s'exécutent.
En se soulevant, le bras mécanique entraîne le drap blanc qui révèle maintenant un gros cube marqué de l'inscription en caractères gothiques: «Deep Blue IV»
Il s'approche un peu plus du visage d'Isidore.
– C'est donc bien vous l'assassin…, dit-il à Jean-Louis Martin.
«C'est un accident. J'ai voulu récompenser Samuel Fincher de sa victoire comme je le faisais toujours. Mais il était déjà en plein orgasme. Je l'ignorais. La surcharge de plaisir a suscité un court-circuit dans son cerveau. Il a "disjoncté".»
Le journaliste s'écarte de sa comparse pour obliger le bras a effectuer des aller et retour de gauche à droite.
«C'était un accident, répète Jean-Louis Martin. L'orgasme, plus la stimulation de l'Ultime Secret, plus la fatigue due à la partie d'échecs. Un cerveau c'est si sensible… Il est décédé d'un excès de stimuli.»
Isidore continue de s'écarter vers la gauche.
– L'intelligence de l'homme tient à sa capacité à percevoir les nuances. Trop de lumière rend aveugle. Trop de bruit rend sourd. Trop de plaisir devient une douleur. Et peut aller jusqu'à tuer, souligne Lucrèce, s'écartant vers la droite.
Isidore complète:
– C'est pourquoi la découverte de l'Ultime Secret arrive trop tôt. Elle fait passer directement à une sensation absolue. Nous ne sommes pas éduqués pour cela. Il faut y aller progressivement. Donnez à un âne la carotte vers laquelle il marche depuis toujours, il va s'arrêter.
L'écran grésille.
«Je n'en avais pas l'intention mais, désormais, ma décision est prise, je dois vous tuer. J'ai gagné et vous avez perdu. Pourquoi? Parce que je suis le plus motivé. Vous êtes intelligents et vous défendez les valeurs anciennes. Moi j'ai la rage que me donne la conviction d'accomplir quelque chose de nouveau et d'important pour tous. Dès ce moment, vos vies, nos vies, n'ont plus d'importance», pensécrit Jean-Louis Martin.
Le revolver se lève pour se placer face au front d'Isidore marqué encore des traces de sa préparation à la trépanation.
«Je n'y arriverai pas» s'inscrit sur l'écran.
«Il le faut, U-lis, nous ne pouvons plus reculer maintenant» s'inscrit juste en dessous.
«Non, Athéna. Ce n'est pas là une attitude digne d'un gentilhomme du futur.»
Ilvit une schizophrénie entre sa partie humaine et sa partie informatique, songe Isidore.
«Tu ne tueras point, est-il écrit dans l'Ancien Testament», note Jean-Louis Martin.
«La fin légitime les moyens: Machiavel.»
«Athéna, tu as encore en toi un peu de la rancune personnelle de Deep Blue IV.»
«U-lis, tu gardes encore en toi un peu de la lâcheté de l'ancien employé de banque que tu fus.»
Alors que la confusion règne entre les deux parties de l'esprit Martin-Deep Blue IV, Lucrèce frappe la main mécanique. L'arme tombe. Mais déjà le bras de Deep Blue IV fouette l'air, les doigts serrés. C'est une arme redoutable que cette main d'acier. Lucrèce évite les coups et essaie d'atteindre l'articulation du coude. Elle n'y parvient pas. Blessée au front, elle comprend qu'elle ne viendra pas facilement à bout de cette mécanique animée par elle ne sait plus quelle volonté.
C'est alors qu'Isidore a l'idée d'arracher la prise électrique reliant Deep Blue IV au secteur. Le bras s'affale. Isidore tient la prise entre le pouce et l'index, comme s'il s'agissait d'un serpent dont les deux tiges métalliques seraient les crochets. A la fois admirative et vexée, Lucrèce tient à reprendre le dessus.
– Si nous laissons ce malade ici, il va recommencer ses expériences, dit-elle dirigeant le pistolet vers lui comme si elle s'apprêtait à l'abattre. Inévitablement, quelqu'un les découvrira et les récupérera. Et plus rien n'arrêtera le processus. Avec la propagation de cette drogue absolue, l'humanité s'éteindra.
Elle arme le chien de son revolver et vise l'œil rouge de Martin.
Isidore demande un instant de réflexion puis propose.
– J'ai peut-être une meilleure idée.
Des pales d'hélicoptère vrombissent dans le ciel. Jérôme Bergerac arrive avec une escouade de gendarmes. Il fait rapidement l'état des lieux.
–J'arrive à temps, n'est-ce pas?
Lucrèce rédige son article dans la suite de l'hôtel. Le clavier crépite. Elle marque une pause.
– Il me manque un encadré, dit-elle. Il me faudrait quelque chose de drôle. Une blague.
– Je connais une histoire du rabbin Nachman de Braslav, dit Isidore.
– Allez-y toujours.
– Le Premier ministre vient voir le roi et lui dit: «Majesté, j'ai une mauvaise nouvelle. La dernière récolte est empoisonnée à l'ergot de seigle, celui qui en mangera deviendra fou. - Qu'à cela ne tienne, répond le roi, il n'y a qu'à interdire aux gens d'en manger. - Mais le peuple va mourir de faim, dit le ministre, nous n'avons pas assez de réserves pour nourrir la population jusqu'à la prochaine récolte! - Eh bien, laissons les gens en consommer et n'en mangeons pas nous-mêmes, dit le roi. - Si nous sommes différents, tout le monde croira que c'est eux qui sont normaux et nous qui sommes fous. - C'est terrible, qu'allons-nous devenir? demande le roi.» Le roi et le ministre réfléchissent. «J'ai une idée, dit le ministre, marquons notre front d'un signe et mangeons comme tout le monde. Nous deviendrons peut-être fous nous aussi mais, lorsque nous nous rencontrerons et que nous verrons ce signe sur notre front, nous nous rappellerons que nous étions sains d'esprit et que nous avons été obligés de devenir fous pour rester vivre avec les autres.»
Isidore paraît tout content de son histoire.
– Qu'est-ce que cela veut dire, selon vous? maugrée Lucrèce, dubitative.
– Nous sommes peut-être tous fous mais notre seul avantage est que nous, au moins, nous le savons alors que les autres se croient normaux.
Il trace une marque de feutre sur son front.
Elle hausse les épaules, mais note quand même la blague dans un fichier de son ordinateur. Puis, comme si elle comprenait avec retard, elle se tourne vers lui.
– Vous croyez que nous sommes fous?
– Ça dépend.
– Que voulez-vous dire?
Il regarde sa montre, allume les actualités. Le présentateur évoque de nouveaux massacres, des attentats kamikazes, de nouvelles catastrophes. Des séismes.
– Hé, je vous parle, arrêtez avec ces informations, que voulez-vous dire? demande-t-elle.
Il monte le son.
–Si j'étais auteur de science-fiction, j'inventerais une histoire où l'on aurait rassemblé sur Terre les cinglés de plusieurs planètes. Tous les cinglés de l'univers seraient déposés sur la planète Terre et les infirmiers se diraient: «Qu'ils se débrouillent entre eux.» II y a peut-être des humains partout dans l'univers, mais les humains cinglés on les met sur Terre.
Isidore éclate de rire.
– … tous les cinglés on les met sur Terre. C'est la planète entière qui est un asile de fous! Et nous établissons des distinctions entre nous parce que nous ne sommes même pas capables de nous en rendre compte.
Ils rient aux éclats tandis qu'aux informations un journaliste présente des gens pendus et d'autres encagoulés montrant le poing et une hache rougie en vociférant des imprécations.
Quelques semaines plus tard, à Paris.
Le bâtiment se découpe dans l'horizon brumeux. Lucrèce gare sa moto dans le terrain vague. Une fois de plus, elle est impressionnée par cet édifice étrange où vit Isidore Katzenberg: un château d'eau aménagé en habitation en pleine banlieue parisienne. C'était là la grande idée de son ami. Personne ne prête plus attention à ces bâtiments élevés censés servir de citernes, personne ne sait que certaines ont été vendues à des particuliers qui y ont élu domicile, comme dans certains moulins ou certains phares. Celui-ci ressemble à un sablier géant de quarante mètres de haut.
Lucrèce franchit les mauvaises herbes et les sacs-poubelle déposés par des indélicats. Le bas de la tour est souillé de graffitis, d'affichés électorales et de publicités pour des spectacles de cirque.
Elle pousse la porte rouillée, même pas fermée à clef. Elle ne se donne pas la peine de frapper ou de sonner. De toute façon, il n'y a pas de sonnette.
–Vous êtes là, Isidore?
Pas de réponse, mais l'endroit est éclairé. Le sol est jonché de livres et elle patauge dans les romans préférés de son collègue. Ildoit être là-haut.
Elle se dirige vers la colonne centrale qui sert de goulet entre le cône du bas et le cône du haut. A l'intérieur, l'escalier en colimaçon, semblable à un tortillon d'ADN, s'élance vers les hauteurs.
– Isidore? Vous êtes là-haut?
Elle commence à gravir les marches. Son collègue lui a jadis expliqué que mieux qu'une serrure, cet escalier est la meilleure protection. Il décourage tous les cambrioleurs et lui permet accessoirement de perdre du poids.
Elle arrive épuisée au dernier niveau. Elle entend derrière la porte la musique des Gymnopédies d'Erik Satie, décidément l'air préféré de son comparse.
Elle tourne la poignée et débouche sur la plate-forme au centre de la citerne. Celle-ci est entourée d'eau de mer. De là, elle a un point de vue privilégié sur le bassin où une dizaine de dauphins nagent autour de l'axe central.
Isidore est un enfant. Certains jouent au train électrique et deviennent ensuite conducteurs de locomotive. Lui il devait avoir un aquarium à poissons rouges et maintenant il a ça.
Les dauphins bondissent hors de l'eau comme pour signaler à leur maître l'arrivée d'une visiteuse.
Mais celui-ci, debout sur le bord externe de la citerne, dans la zone dite de la plage, est trop occupé à travailler. Vêtu d'un polo et d'un short, il fait face à un immense tableau recouvert de toutes les hypothèses de futurs possibles et efface des feuilles des branches de l'arbre pour en rajouter d'autres.
Son tableau de l'arbre des futurs, pense Lucrèce, où il consigne toutes les probabilités d'évolution de l'humanité pour essayer de détecter la VMV, la Voie de moindre violence.
Elle prend la passerelle et le rejoint sur sa plage.
– Voilà, dit-elle simplement.
Elle lui tend le dernier exemplaire du Guetteur moderne.
Il s'arrête et regarde le journal, intéressé.
Natacha Andersen s'y étale en maillot de bain sous un titre en grosses lettres rouges: le mystère du cerveau.
Il feuillette et découvre un éditorial sur le cerveau, organe «mystérieux». Puis dans l'ordre: un article sur la chimie du cerveau lors de l'amour, la différence des perceptions de l'hémisphère gauche et de l'hémisphère droit, les phases d'activité du cerveau durant le sommeil, la maladie de Parkinson qui touche les stars Michael J. Fox et Mohammed Ali, la maladie d'Alzheimer qui a frappé Rita Hayworth, un article sur la fuite des cerveaux français attirés par les salaires et les facilités fiscales aux USA, un long article sur l'école des enfants surdoués de Nice, des photos d'un cerveau en coupe obtenues par tomographie à émissions de positrons et, pour finir, deux tests, un sur le QI avec de petites suites logiques dont il faut trouver les prolongements et un test de mémoire avec des listes d'objets qu'il faut répéter sans regarder l'image.
– Nous n'avons enquêté sur aucun de ces sujets! s'étonne Isidore Katzenberg.
Je sais, mais c'est ce que voulait la Thénardier. Et c'est ce que les lecteurs veulent lire. Alors j'ai traduit, recopié et un peu arrangé des vieux articles déjà parus dans la presse américaine. J'ai ajouté quelques trucs trouvés sur Internet.
Vous n'avez pas du tout parlé de notre enquête? Pourtant il y a la photo de Natacha en couverture.
Elle lui décoche un clin d'oeil.
– Je commence à être une vraie professionnelle, Isidore. Qu'est-ce que la Thénardier aurait pu comprendre à notre aventure? Elle ne l'aurait même pas crue.
Isidore dévisage sa comparse. II se demande ce qu'il trouve de si formidable chez cette jeune femme et se dit que c'est son regard espiègle lorsqu'elle parle sérieusement.
–Il paraît même que le numéro se vend très bien, il est en tête des ventes d'hebdos pour la semaine. Ça va me permettre de faire passer les notes de frais un peu exceptionnelles.
Isidore examine le premier article. Les photos déshabillées mais pas nues de Natacha Andersen côtoient les sous-titres: «L'alchimisme du désir» et «Nos hormones gouvernent nos comportements». Dans un coins est inscrit en légende: «La femme la plus belle du monde vivait avec l'homme le plus intelligent.» Nulle part on ne mentionne même le nom de Samuel Fincher.
Les top models c'est peut-être la meilleure manière d'intéresser les gens à la chimie du cerveau, dit-il, un peu déçu malgré tout.
Il imagine déjà les titres des dossiers: «Natacha Andersen vous a fait découvrir la neurologie et, la semaine prochaine, notre grand dossier sur le cancer du sein vous sera présenté par Miss France.»
Isidore ignore le test sur la mémoire.
– De toute façon, si nous avions dit la vérité, notre reportage n'aurait même pas été publié. Que le plaisir guide nos actes, ça fait tout de suite graveleux. Parce que, pour les gens, le plaisir c'est forcément «sale». Rappelez-vous l'enquête sur «Le père de nos pères». Qui était prêt à entendre le résultat
de notre enquête? Il y a des vérités qui gênent.
Isidore considère son arbre des futurs probables de l'humanité.
– Vous avez peut-être raison. Les gens n'aiment pas être dérangés. Ils préfèrent quelque chose de faux mais de vraisemblable à quelque chose de vrai mais qui semble bizarre.
Lucrèce se sert un verre du lait d'amande qui traîne à portée de sa main. Les dauphins se dressent hors de l'eau pour inviter les humains à jouer avec eux, mais les deux journalistes n'y prêtent guère attention.
– Ils ne veulent rien d'exceptionnel. Rien qui les remette en question.) Ils réclament de leurs informateurs des choses faciles à décrypter et qui ressemblent à ce qu'ils connaissent déjà. Ce qu'ils veulent, c'est être rassurés. Nous avions peut-être oublié cette motivation: être rassurés. Ils ont si peur que demain ne soit pas un autre hier.
– Ce n'est pas une vraie motivation, plutôt une sorte de frein à main des existences. Beaucoup roulent avec le frein à main par peur de la vitesse mais ils n'y prennent pas de plaisir, c'est juste de la peur.
Lucrèce approuve la remarque.
– Il paraît que les fœtus sont dotés au départ d'un immense réseau de connexions de neurones. Mais, au fur et à mesure que ces connexions ne sont pas utilisées, elles disparaissent, dit Isidore.
– La fonction fait l'organe, l'absence de fonction défait l'organe, soupire Lucrèce.
– Vous vous imaginez si on réussissait à garder activesdepuis notre prime enfance toutes les connexions? Nous posséderions des possibilités cérébrales décuplées…
– Et c'était quoi votre idée pour mettre Jean-Louis Martin hors d'état de nuire? demande-t-elle soudain.
– J'ai contacté sa femme, Isabelle. Et je lui ai tout expliqué. Elle a consenti à récupérer son époux et à l'installer chez elle en respectant une seule consigne: conserver l'ordinateur mais pas de branchement sur le réseau Internet. De toute façon, il s'est beaucoup calmé. Après l'avoir ramené chez lui, nous avons discuté ensemble. C'est un homme charmant, au fond. Il m'a dit vouloir rédiger un essai sur l'histoire de l'exploration du cerveau et sur les notions de récompense et de punition.
– Mais il a voulu nous tuer!
Isidore a un petit geste nonchalant.
– Comme aux échecs. La partie finie, on se serre la main.
– C'est un assassin!
– Non, il n'a pas tué Fincher. Tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est d'avoir voulu le récompenser au moment où quelqu'un d'autre le voulait aussi. Ces deux gentillesses simultanées ont fait sauter le fusible de celui qui les recevait. Il n'a jamais eu l'intention de donner la mort. Et puis comment le punir? Le mettre en prison? Soyons raisonnables. Martin n'est pas mauvais. Il est comme nous tous, à la recherche de nouvelles solutions. II voulait sauver le monde, à sa manière. En le motivant. Il n'a pas perçu la portée de ses actes.
Le journaliste scientifique se tourne vers ses dauphins et, ramassant dans un bac quelques harengs, les leur lance bien haut. Les cétacés bondissent pour les intercepter en vol.
– Je crois que Jean-Louis Martin est content de vivre à nouveau auprès des siens. Il leur a pardonné de l'avoir un temps abandonné.
Lucrèce s'assoit dans le transat et sirote son lait d'amande.
– Ulysse a retrouvé sa Pénélope. C'est une jolie histoire d'amour. Et Sainte-Marguerite?
Isidore s'arrête de lancer des harengs.
– C'est redevenu un hôpital comme les autres. La nouvelle administration a «normalisé» les bâtiments. Les murs sont repeints en blanc, les malades passent leurs journées devant la télévision ou à jouer aux cartes en fumant et en prenant leurs calmants.
– Et les systèmes de protection Crazy Security? Ça rapportait de l'argent, il faudrait être débile pour abandonner la meilleure marque du marché à faire du chiffre à l'export!
– Le logo et la marque ont été rachetés par le principal concurrent. Il va en profiter pour récupérer sa clientèle. Mais il fera construire les systèmes dans des usines normales, avec des ouvriers motivés par des salaires.
– Les gens finiront par s'apercevoir que la qualité n'y est plus.
– Ça prend toujours un peu de temps…
– Et les films porno Crazy Sex?
– Pareil. Le nom a été racheté. Les films seront interprétés par des actrices motivées simplement par leurs cachets.
Lucrèce se tourne vers l'arbre des futurs de l'humanité. Elle voit qu'Isidore a inscrit puis barré la possibilité du futur court-circuité par la connaissance de l'Ultime Secret.
– Alors à la question: «Qu'est-ce qui nous motive?» en récapitulant nous obtenons:
1 la cessation de la douleur
2 la cessation de la peur
3 la satisfaction des besoins primaires de survie
5 la satisfaction des besoins secondaires de confort
6 le devoir
7 la colère
8 la sexualité
8 les stupéfiants
9 la passion personnelle
10 la religion
11 l'aventure
12 la promesse de l'Ultime Secret.
–Excusez-moi de vous interrompre, mais vous oubliez l'expérience de l'Ultime Secret elle-même, qui a l'air au-dessus des autres.
– Oui, donc: 13 l 'expérience de l'Ultime secret.
Lucrèce désigne du menton le bocal contenant le cerveau de Fincher qui trône sur une colonne.
– Toute cette enquête n'aura donc servi qu'à comprendre cela…
Le journaliste dévore un bonbon.
– C'est déjà pas mal. Et puis nous sommes éclairés sur ce que nous sommes vraiment.
– Je vous écoute.
– Ce qui définit l'homme c'est ce petit quelque chose presque innommable que les machines, même les plus complexes, ne parviendront pas à imiter. Fincher appelait cela la motivation, moi, je crois que c'est entre l'humour, le rêve et la folie.
Isidore s'approche de Lucrèce et lui masse les épaules. Elle se dégage avec un mouvement de surprise.
– Qu'est-ce qui vous prend, Isidore?
– Vous n'aimez pas?
– Si, mais…
– Alors laissez-vous faire.
Il masse un peu plus doucement. Lucrèce consulte sa montre.
– Zut. On va être en retard. Allons, préparez-vous vite, il faut y aller.
Musique de Mendelssohn. Tout le monde s'immobilise pour lancer le riz sur les mariés qui sortent de la mairie.
Lucrèce et Isidore affichent un air attendri.
Ils se regardent, complices. Ils sont si contents de ne pas avoir raté l'avion. Ils n'ont eu que le temps de bondir à Orly-Ouest et de saisir la navette qui part toutes les heures pour la Côte d'Azur. Juste à temps pour la cérémonie.
Leurs mains plongent, se frôlent et… lancent des poignées de riz sur les mariés.
– Elle est belle, hein? dit Micha, ému.
– Elle est sublime, approuve Isidore.
Natacha Andersen tient Jérôme Bergerac par le bras et avance avec lenteur dans sa robe blanche de mariée spécialement conçue pour dévoiler ses jambes sur le devant, tandis qu'à l'arrière des enfants portent la longue traîne. Le marié lisse sa moustache en signe d'extrême contentement.
– C'est leur troisième mariage chacun, dit Micha. C'est souvent le bon.
La mère de Natacha, un pansement sur l'épaule, applaudit avec ferveur quand le couple passe.
Quelques minutes plus tard, les limousines se mettent en branle pour conduire la foule vers le CIEL où la fête doit se poursuivre dans la grande salle nouvellement baptisée salle Samuel Fincher.
Lucrèce et Isidore s'installent à une petite table dégagée. Lucrèce avale d'un trait son Orangina light servi dans une flûte à Champagne. Pour ce mariage, elle a choisi de revêtir une de ses vestes chinoises en soie à col Mao et épaules dénudées qu'elle prise tant.
Celle-ci est blanche et bleue avec un motif représentant un papillon. Le devant est fermé par une infinité de petits boutons dorés. Elle a étiré ses grands yeux vert émeraude en les soulignant d'un trait noir de khôl en aile de corbeau et a mis un peu de rimmel sur ses cils. Pour ses lèvres, elle s'est contentée d'un brillant transparent. En guise de pendentif, elle arbore un collier de perles de jade.
– Je ne sais pas ce que vous lui trouvez tous, à cette Natacha. Moi elle me paraît plutôt fade. Et puis ses jambes sont trop maigres. Si vous voulez mon avis, elle est un peu ano rexique. Je ne comprends pas cette mode.
La jalousie de sa partenaire divertit le journaliste.
Une rivalité ancienne entre les petites rousses aux yeux verts et les grandes blondes aux yeux bleus.
Les musiciens de l'orchestre démarrent Hôtel California des Eagles.
– C'est vous la plus belle, Lucrèce. Venez. Il y a un slow, c'est la seule danse que je connaisse.
Les deux journalistes se laissent porter par la musique suave. La veste de soie blanche et bleue se colle contre le smoking de location d'Isidore.
– Ça y est, dit-il, je me souviens des sept péchés capitaux. Gourmandise. Luxure. Colère. Paresse. Avarice. Orgueil. Jalousie.
– Eh bien, la mémoire revient, remarque-t-elle avec légèreté, occupée qu'elle est à fixer le couple des mariés.
– Qu'avez-vous contre ce mariage? demande Isidore.
– Je trouve qu'ils ne sont pas assortis.
Autour d'eux, les couples se serrent et se contorsionnent lentement sur la musique.
– Dites-moi, comment avez-vous résolu l'énigme du Cyclope?
– J'étais motivé.
– Par la perspective de toucher à l'Ultime Secret?
– Non, de vous sauver.
– Me sauver!
– Vous êtes la reine des casse-pieds, vous croyez toujours avoir raison, mais je tiens beaucoup à vous, Lucrèce.
Délicatement, il se penche et embrasse la jeune femme sur la pointe de l'épaule que dévoile sa veste chinoise.
– Heu… vous.
Pour la faire taire il l’embrasse à nouveau, sur la bouche cette fois.
–Vous faites quoi, là?
Isidore passe, ses mains fraîches sous la soie et effleure le dos de Lucrèce. Après un premier mouvement de recul, elle se laisse faire, comme étonnée de son audace. La main d'Isidore descend vers ses hanches…
– Il existe une motivation plus forte que l'accession à l'Ultime Secret…
Une deuxième main rejoint la première. Lucrèce est surprise par la sensation extrêmement agréable du contact.
– L'affection que je vous porte, puisque j'ai préféré vous sauver plutôt qu'avoir accès à l'Ultime Secret.
Il l'embrasse plus longuement. Leurs lèvres se tamponnent délicatement. La bouche de la jeune femme s'entrouvre à peine pour prendre connaissance des intentions de son partenaire. Elles sont claires. Il passe la barrière de ses lèvres et de ses dents. Sa langue s'aventure à la rencontre de celle de Lucrèce, provoquant un contact électrisant. Les papilles du fond, un peu plus volumineuses, donnent l'impression d'une râpe molle. Ils découvrent le goût de leurs bouches sur toute la surface de leurs cinq cent mille bourgeons gustatifs récepteurs.
Ilest sucré.
Elle est salée.
Dans le corps d'Isidore, des hormones sexuelles mâles se déversent comme d'un barrage fendillé, laissant jaillir des jets de testostérone et d'androstérone.
Chez Lucrèce, filent plus furtivement ses propres hormones sexuelles féminines, l'œstradiol et la progestérone.
Ils s'embrassent toujours. Au premier cocktail hormonal, s'ajoute une hormone plus rare, la lulibérine, aussi baptisée hormone du «coup de foudre». Leurs sueurs changent imperceptiblement d'arômes. Le parfum Eau d'Issey Miyaké s'évapore pour laisser place à une senteur plus ambrée. Isidore émet des phéromones aux relents de musc. Maintenant ils sont connectés olfactivement.
Il la serre à peine un peu plus, comme s'il craignait de briser une porcelaine trop délicate. Elle se laisse faire, fragile pour la première fois.
– J'ai pris une décision, dit-il. Je vais essayer de passer une journée sans regarder les actualités à la télévision, sans écouter la radio, ni lire les journaux. Une journée où le monde tournera sans que je m'en préoccupe. Les gens pourront se tuer, les injustices se tramer, la barbarie s'étendre pendant vingt-quatre heures, je m'en désintéresserai.
– C'est courageux. Après, il faudra passer à quarante-huit heures. Moi aussi j'ai pris une décision: je vais recommencer à fumer mais sans culpabilité… jusqu'à demain, et après je m'arrête définitivement.
Soudain la musique s'interrompt et Micha annonce:
– Mes amis, nous venons d'apprendre quelque chose de terrible. L'événement s'est produit il y a cinq minutes à peine. Deep Blue V a battu Léonid Kaminsky. Le titre de champion du monde d'échecs retourne donc aux ordinateurs.
Huées dans la salle. Quelques personnes sifflent.
Un instant, Isidore se demande si, par représailles envers les machines, certains ne seront pas tentés de détraquer leur ordinateur de poche ou leur fax.
Micha calme l'assistance.
– Je vous propose une minute de silence en hommage posthume à Samuel Fincher qui nous aura un temps épargné cette humiliation. Que cette défaite nous donne à tous l'envie de nous surpasser pour qu'un jour les machines ne nous dominent pas dans d'autres domaines…
Tout le monde se tait. Lucrèce chuchote tout près du pavillon auditif de son compagnon:
– Deep Blue V a gagné… Je me demande si nous n'avons pas commis une monumentale bêtise.
– Non, c'est comme pour les sportifs dopés. Il faut gagner sans tricher, sinon ça ne compte pas.
La minute écoulée, Micha fait un signe pour que la musique reprenne. Retentit la fin d'Hôtel California. L'orchestre ne recule devant rien pour pousser les danseurs à aller plus loin.
Isidore et Lucrèce s'embrassent durant le riff des deux guitares électriques.
–Je vous…
–Quoi?
Est-ce qu'il pense ce que je pense?
Est-ce qu'elle pense ce que je pense?
–Rien.
Ila failli le dire.
Elle se serre contre lui.
Avec elle je me sens plus fort. Il ne faut pas que j'aie peur d'elle. Pourquoi ai-je toujours éprouvé une méfiance envers les femmes?
Il l'étreint plus fort.
Avec lui je me sens plus forte. Il ne faut pas que j'aie peur de lui. Pourquoi ai-je toujours éprouvé une méfiance envers les hommes?
Elle décide d'entraîner son compagnon hors de la salle Samuel Fincher.
– Où m'emmenez-vous, Lucrèce?
Elle ouvre la porte du MIEL, musée international de l'Epicurisme et du Libertinage, avec son sésame. Ils dépassent la cellule géante, Adam et Eve, Noé, les chemises de nuit et les fourchettes, les portraits des grands philosophes.
Lucrèce entraîne Isidore vers un secteur qu'ils n'avaient pas visité mais qu'elle avait remarqué de loin lors de leur première incursion: un lit à baldaquin surmonté de l'inscription «Lit ayant appartenu à Mozart, où il honorait les chanteuses dans sa chambre secrète avant les représentations».
Elle se hisse sur la pointe des pieds pour réclamer un nouveau baiser. Il n'y répond pas.
– Je dois vous prévenir, dit Isidore, soucieux.
– De quoi?
– Je ne couche jamais le premier jour.
– Nous nous connaissons depuis trois ans!
– C'est la première fois que je vous embrasse vraiment. Donc il m'est impossible d'aller plus loin aujourd'hui.
Il recule, tête baissée.
– Désolé. C'est un principe. Je m'y suis toujours tenu. Et je n'entends pas y déroger. Sinon ce serait trop,…précipité.
Là-dessus, après un petit salut, il s'en va. Elle reste seule dans le musée vide, dépitée. Elle essaie de comprendre. Jamais elle ne s'est fait larguer ainsi! C'est toujours elle qui part la première en lançant généralement des «désolée, tu ne m'amuses plus».
Lucrèce Nemrod est à la fois blessée dans son amour-propre et ravie par le romantisme d'Isidore Katzenberg.
Elle regarde la cellule géante.
Au plus profond de son esprit elle songe…
Il y a:
quinze milliards d'années: création de l'Univers,
cinq milliards d'années: création de la Terre,
trois milliards d'années: apparition de la vie sur Terre,
cinq cents millions d'années: apparition des premiers systèmes nerveux,
trois millions d'années: apparition de l'homme,
deux millions d'années: le cerveau humain conçoit l'outil qui démultiplie son efficacité,
cent trente mille ans: les hommes commencent à peindre sur les murs des événements qui n'existent pas réellement mais qu'ils imaginent lorsqu'ils ferment les yeux,
cinquante ans: le cerveau humain met en place les prémiers programmes d'intelligence artificielle,
cinq ans: les ordinateurs arrivent à raisonner seuls et se présentent donc comme des successeurs possibles de l'humanité au cas où celle-ci disparaîtrait.
Il y a une semaine: Lucrèce Nemrod et Isidore Katzenberg empêchent qu'un humain aidé d'un ordinateur ne répande une technique de stimulation du cerveau si agréable que l'humanité aurait pu disparaître en sombrant dans le plaisir.
Il y a cinq minutes: un homme vient de lui dire «non», la laissant frustrée.
L'idée finit par l'obnubiler.
Pour qui il se prend!
Et puis:
Quelle délicatesse. Quelle sensibilité. Quelle psychologie… Elle marche au milieu de toutes ces représentations à la gloire du plaisir.
Finalement c'est lui qui a les plus belles mains de tous les que j'ai rencontrés.
Pour se calmer elle se sert une coupe de Champagne au bar.
Ilronfle.
Elle boit d'un trait.
C'est un esprit brillant. Il est cultivé. Il est libre. Il n 'a pas eu peur de quitter le métier de journaliste pour être complètement libre.
Elle ferme les yeux.
Son baiser…
Elle retourne dans le musée et s'étend sur le lit de Mozart. Elle tire les rideaux et s'endort, déçue et enchantée.
Et elle rêve d'Isidore.
Une main lui caresse le visage. Rêve-t-elle? Elle ouvre les yeux.
C'est Isidore. En vrai.
– Voilà, il est minuit. Ce n'est plus le premier jour. C'est le second, dit-il en souriant.
Elle le fixe de ses immenses yeux vert émeraude, et sourit à son tour, complice.
Sans rien ajouter, il lui prend le menton et l'embrasse.
Lentement, les doigts tremblants, il défait les boutons de la veste chinoise… et contemple la jeune femme.
Derrière l'œil: le nerf optique, l'aire visuelle occipitale, le cortex. Des neurones sont activés. Sur toute leur longueur, de minuscules décharges électriques fusent puis lâchent leurs neuromédiateurs aux extrémités. Ils génèrent de la pensée rapide et intense. Des idées galopent, telles des centaines de souris affolées dans l'immense labyrinthe de son cerveau.
En quelques minutes ils sont complètement nus, leurs corps en sueur l'un contre l'autre.
Dans son cerveau à lui, l'hypophyse est surexcitée. Elle relâche un surplus de testostérone qui accélère le coeur pour envoyer du sang partout où cela sera utile.
Dans son cerveau à elle, l'hypothalamus lâche un surplus d'œstrogènes, entraînant une émission d'hormones lactiques qui lui donnent des picotements dans le ventre, à la pointe de ses tétons, et aussi l'envie de pleurer.
Il absorbe chaque image de Lucrèce. Il voudrait pouvoir passer en mode de mémorisation plus forte. Comme si on accélérait le moteur de la caméra pour obtenir plus de vingt-cinq images par seconde, cent, deux cents images qui permettront plus tard, lorsqu'il voudra se remémorer l'instant, d'opérer des ralentis et des arrêts sur image.
La lulibérine, l'œstrogène et la testostérone se mêlent en flots déversés dans les artères, les veines, les veinules. Ils remontent les courants artériels tels des saumons furieux. Les cœurs s'accélèrent. Les souffles aussi. Cela monte, monte.
Leurs corps dansent. Il y a plusieurs niveaux de perception de cet instant précieux. De loin, ils ressemblent à une drôle de bête à deux têtes et à huit membres, une sorte de pieuvre rosé agitée de soubresauts et de spasmes.
Plus près, c'est un incendie des épidermes. Leurs sexes soudés, emboîtés, amortis par leurs toisons mutuelles, sont l'axe qui les transforme en jumeaux siamois non différenciés. Sous la peau, les muscles réclament du sucre et de l'oxygène pour améliorer leurs efforts. Dans leurs cerveaux leurs thalamus essaient de coordonner les activités des cellules. L'hypothalamus supervise le tout. Dans leurs cortex enfin, la pensée est générée.
Je l'aime, pense-t-il.
Ilm'aime, pense-t-elle.
Ils pensent et puis ils ne pensent plus.
Black-out total.
Il croit qu'il va mourir. Le cœur s'arrête… Il voit les deux énergies Eros et Thanatos, les deux dieux de l'Olympe, apparaître en songe, géants de vapeur imbriqués l'un dans l'autre. Le cœur reste une deuxième seconde immobile. Il ferme les yeux. Rideau rouge. Rideau marron. Rideau noir. Rideau blanc.
Les sexes réunis se transforment en pile électrique, le tout émet de «l'électricité humaine» à huit hertz. Dès lors, le cœur se met à vibrer à huit hertz. Enfin le cerveau se met lui aussi à huit hertz. Les deux hémisphères tournent en boucle et se mettent en phase: l'onde du cerveau branchée sur l'onde du cœur, elle-même branchée sur l'onde du sexe.
Dans leur tête la glande pinéale, activée, lâche de l’endorphine, de la cortisone, de la mélatonine puis de la DMT naturelle.
Le point infime que Fincher et Martin avaient baptisé l'Ultime Secret est à son tour stimulé. La sensation est alors décuplée.
Ils découvrent qu'il y a trois amours comme l'avaient décrit les Grecs anciens:
L'Eros: l'amour physique, le sexe,
L'Agape: l'amour des sentiments, le cœur,
Le Philia: l'amour de l'esprit, le cerveau.
Quand les trois sont réunis, cela donne cette nitroglycérine explosant au ralenti et en vagues de huit hertz.
L'Amour avec un grand A dont parlent toutes les légendes et dont tentent de parler tous les artistes. Le sexe, le cœur, le cerveau - à l'unisson.
Le chakra 2, le chakra 4, le chakra 6.
L'onde à huit hertz produite par ces trois émetteurs sort du cerveau, traverse la matière et se répand autour d'eux. Une onde d'amour. Ils ne sont plus un couple qui s'unit, ils sont un petit émetteur d'énergie cosmique à huit hertz.
Dans leur cerveau, la conscience est légèrement modifiée.
Je n 'existe plus.
Un instant, Isidore entrevoit certains secrets du monde.
Qui suis-je pour mériter que cela m'arrive?
Un instant, Lucrèce entrevoit d'autres secrets du monde.
Est-ce que je délire?
Elle perçoit que l'univers est parcouru de longues fibres fines, de même que le cerveau est construit sur un noyau fibreux.
Une harpe.
Partout des lignes, qui mènent d'un point à un autre et qui se croisent pour former un tissage.
Des cordes cosmiques. Il y a dans l'espace des cordes cosmiques qui vibrent comme des cordes de harpe. Ces cordes vibrent à huit hertz et libèrent des étoiles comme s'il s'agissait de grains de poussière.
Des cordes, des fibres, des nœuds. L'univers est compris dans un tissu. Une toile. L'univers est un tableau peint. L'image fond et se change. L'univers est une image pensée. Sur la note «Si»…
Quelqu'un rêve ce monde et nous croyons qu'il existe vraiment. Le temps fait partie de ce rêve, il n 'est qu'une illusion mais, si nous osons penser que le temps n'est pas continu, alors nous ne percevons plus les êtres et les événements comme ayant un début, un milieu et une fin. Je suis en même temps un fœtus, une jeune femme, et une petite vieille. Plus large: je suis l'un des spermatozoïdes dans les bourses de mon père et déjà un cadavre enterré dans un cimetière avec l'inscription «Lucrèce Nemrod». Encore plus large: je suis un désir dans l'esprit de ma mère et un souvenir dans l'esprit de ceux qui m'ont aimée.
Elle se sent sereine.
Je suis beaucoup plus que «moi».
Ils continuent de monter. Sans la moindre peur. Arrivés à un palier leurs cœurs s'arrêtent de battre.
Qu’est-ce qu'il se passe? pense-t-il.
Qu'est-ce qu'il se passe? pense-t-elle.
Cela dure quelques secondes qui leur semblent des années.
Puis tout repart en arrière. Le cœur redémarre, se débranche du cerveau.
Au fur et à mesure qu'ils atterrissent, ils oublient. Tout ce bonheur s'enfuit, tout ce savoir se dilue car il est trop tôt pour eux, leur temps n'est pas venu d'accéder à cette connaissance. Tout se relâche.
Ils ont passé un cap. Ils en restent hébétés. Ils savent qu'ils ne pourront jamais évoquer cette sensation car aucun mot ne peut la décrire dans toute son intensité.
Ils se regardent et éclatent de rire.
La pression se relâche. Ils rient par saccades, par vagues qui viennent et repartent. Ils rient parce qu'ils comprennent que tout n'est que dérision. Ils rient parce qu'ils ridiculisent tout ce qui est tragique. Ils rient parce qu'à cet instant ils n'ont plus peur de la mort. Ils rient parce qu'à cet instant ils sont débranchés de toute la tragédie humaine qui les entoure.
Ils rient de rire.
Puis ils atterrissent. Leurs rires hoquettent comme de vieux moteurs d'avion qui peu à peu s'étouffent.
– Qu'est-ce qui nous a poussés à ça? murmure Lucrèce.
– Chez moi c'est le quatorzième besoin, celui d'«aimer les Lucrèce Nemrod».
– Vous avez dit «aimer»?
– Non, je ne crois pas.
Elle rit encore un peu et secoue sa longue chevelure rousse micro-ondulée, mouillée de sueur. Ses grands yeux en amande sont passés du vert émeraude au vert mordoré. Tout son corps est chaud et moite. Son visage marque une extrême relaxation, comme si tous les muscles sous sa peau s'étaient relâchés.
Lucrèce comprend la réserve de son ami.
– C'est la première fois que cela me fait un tel effet.
– Moi aussi. C'était comme si je découvrais une nouvelle sensation, un monde complètement inconnu.
– D'habitude c'est au mieux disons… seize sur vingt.
– Et là?
– Je dirais: huit mille sur vingt.
– Le quatorzième besoin, disiez-vous?
– Je crois que nous sommes arrivés à stimuler puis à franchir l'Ultime Secret sans en passer par la trépanation et l'implantation d'un émetteur dans notre corps calleux. Nous y sommes arrivés comme ça, dît-il, embrassant à nouveau la peau tiède de la jeune femme.
Lucrèce sourit et réclame des réglisses pour se détendre. Il fouille dans sa poche de smoking et lui tend le paquet.
– Je ne sais pas si on arrivera à reproduire ce «truc», mais j'avoue que ça surprend! dit-elle en avalant plusieurs rubans.
Ils restent longtemps silencieux, essayant de retenir en eux la richesse de ce qu'ils ont ressenti. Enfin Lucrèce articule:
– Vous croyez qu'il y a encore quelque chose au-dessus, une quinzième motivation?
Il met du temps à répondre:
– Oui.
– Laquelle?
–Tout à l'heure j'ai ressenti une impression étrange, une onde de pure volupté qui me transcendait. Juste après, comme le contrecoup de cette onde, j'ai été traversé d'une autre sensation. Une sensation de grande plénitude, suivie d'un vertige, comme si je pouvais englober par ma pensée l'infini de l'univers. Comme si, arrivé à un nouveau point d'observation, je m'apercevais que j'avais une conscience fausse de la dimension des choses.
Comme moi avec le temps. Il aperçu dans l'espace ce que j'ai perçu dans le temps, pense Lucrèce.
Isidore Katzenberg essaie de préciser ce qu'il a ressenti:
– C'est comme si tout était plus vaste qu'il n'y paraît. Nous ne mesurons pas qu'un mètre soixante-dix de haut. La Terre n'est pas qu'une planète. Tout rayonne et se répand sans fin. En fait, tout est omnispatial.
Omnitemporel, songe-t-elle.
Elle prend sa dernière cigarette, l'allume, aspire profondément et lâche des volutes formant des ronds, puis des huit, puis des anneaux de Moebius.
– Alors à la question: qu'est-ce qui nous pousse à agir, vous répondez?
Il retrouve sa voix normale:
– On pourrait appeler cette nouvelle motivation: l'élargissement de la conscience. Elle est peut-être plus puissante que toutes les autres motivations. C'est pour cela que nous avons «réussi». C'est une notion au-delà des mots, elle est difficile à expliquer.
Elle le regarde intensément.
– Essayez quand même.
– C'est peut-être ce qui se passe quand on prend conscience qu'une seule goutte d'eau peut faire déborder l'océan…