Le vent.
Le mistral souffle dans les oliviers et pousse une neige jaune de flocons de mimosas. Semblables à des punching-balls, les cyprès se courbent puis reviennent narguer les bourrasques. Le ciel bleu marine est parcouru de nuages zébrés de tramées grises et violettes. Le soleil décide de se cacher définitivement derrière la mer alors que la Guzzi se gare devant une majestueuse villa du Cap-d’Antibes. A travers la grille d'entrée on peut distinguer la demeure. Conçue à la façon d'un vaisseau, cette maison tout en marbre noir est décorée de colonnes corinthiennes et de cariatides d'albâtre. Dans le parc, ceint d'un haut mur, quelques statues grecques semblant sorties d'une épave sous-marine surveillent les allées et venues. Sur la sonnette qui jouxte la grille s'inscrivent sobrement les deux noms: Fincher-Andersen.
Lucrèce Nemrod appuie sur la touche. Aucune réponse. Elle insiste plusieurs fois.
– Ma mère me disait toujours: «Un, s'informer. Deux, réfléchir. Trois, agir.» Commençons par examiner les lieux, annonce Isidore Katzenberg.
Ils font le tour de la propriété. Ils ne découvrent aucun passage, mais aperçoivent dans un angle un muret plus bas.
Lucrèce grimpe dessus. Une fois en haut, elle aide son comparse, qui se hisse avec beaucoup plus de difficultés.
Ils traversent le parc sans encombre. Aucune alarme ne se déclenche. Aucun chien ne se précipite à leurs basques. Les statues ne bronchent pas mais semblent les regarder.
Lucrèce toque en vain à la porte, puis revient sur ses pas, exhibe un rossignol et commence à travailler la serrure. Laquelle finit par céder. Les deux journalistes avancent prudemment, allument leur lampe-torche et en balayent l'entrée.
– Ma mère me disait de me comporter ainsi parce que je faisais souvent le contraire. D'abord j'agissais. D'où une catastrophe. Puis je réfléchissais: comment la cacher? Puis je m'informais des possibilités de la réparer.
Lucrèce récupère alors de justesse en plein vol une statuette de porcelaine que son compagnon a bousculée par mégarde. Ils éclairent le couloir, qui mène à un petit salon. Des tableaux sont pendus aux murs, tous signés du même artiste.
– Dites donc, il aimait bien Salvador Dali, notre neuropsychiatre.
– Moi aussi j'aime bien Dali, dit Isidore, c'est un génie.
L'appartement de Fincher est immense. Ils traversent le salon aperçu aux actualités télévisées, le jour de son décès. Ils découvrent une armoire à vins contenant des bouteilles d’une valeur inestimable. Une cave à cigares. Une vitrine pleine de cendriers piochés dans les palaces du monde entier.
– Vins précieux, cigares, grands hôtels, votre saint laïque et sa copine savaient vivre! remarque Lucrèce.
Ils passent dans une autre pièce. Celle-ci est consacrée aux jeux. Il y a encore des copies de tableaux de Dali mais, cette fois, il s'agit de tableaux centrés sur le thème des illusions optiques. Leur titre et leur année de création sont gravés dessous sur des plaques de cuivre: Le Grand Paranoïaque, une huile sur toile de 1936 où, si l'on regarde bien, un visage étrange apparaît progressivement parmi la foule; L'énigme sans fin, une huile sur toile de 1938 où un chien et un cheval figurent au milieu d'un lac; Le Visage de Mae West, utilisé comme appartement surréaliste, une gouache de 1935. Sur des étagères, toutes sortes de casse-tête chinois, et de jeux d'esprit. A côté, la bibliothèque. A gauche: des rayonnages consacrés aux grands explorateurs. Livres illustrés, video discs, sculptures. A droite: un coin voué à la Grèce antique. Le centre est entièrement réservé aux livres sur le thème d'Ulysse. Des analyses symboliques de L'Odyssée, l’Ulysse de James Joyce, une carte représentant le trajet probable du marin grec.
– Ulysse, encore Ulysse, vous croyez que cette obsession pourrait constituer un indice?
– Peut-être, mais nous aurions alors trop de suspects: le Cyclope, les Lestrygons, Calypso, Circé, les sirènes…
– … sans parler de Pénélope.
Ils gravissent l'escalier et débouchent dans une quatrième pièce tendue celle-ci de velours rouge, avec au centre un lit rond à baldaquin recouvert de draps chiffonnés et de dizaines de coussins. Il y a un miroir au-dessus du lit.
– C'est la chambre à coucher?
Ils entrent avec précaution.
Lucrèce ouvre un placard et découvre plusieurs ensembles de lingerie coquine ainsi que, dans des tiroirs, une collection d’objets destinés à des fantasmes sexuels compliqués.
– La septième motivation avait l'air de beaucoup les préoccuper, plaisante Lucrèce en tripotant un gadget articulé dont elle ne comprend pas bien l'usage.
Elle se penche ensuite sur des chaussures à talons stylets.
– Ça m'irait?
– Un rien vous habille, Lucrèce.
Elle fait la moue.
– Non, je suis trop petite.
– Vous faites des complexes.
– Sur ma taille oui.
Isidore s'empare d'un album de photos. Lucrèce vient les regarder par-dessus son épaule.
– La Thénardier voulait des photos d'Andersen toute nue chuchote-t-elle, là elle est carrément en corset ou en tenue latex. On n'a qu'à ramener ça. En couverture, ça pourrait faire un tabac.
– Ce serait du vol, Lucrèce.
– Et alors? J'étais cambrioleuse avant d'être journaliste.
– Moi j'étais policier avant d'être journaliste. Je ne vous laisserai pas les emporter.
Ils remarquent des clichés d'une fête avec toujours les mêmes personnes et, au-dessus, un sigle: CIEL.
– Le CIEL? Vous en avez déjà entendu parler?
– Ce doit être une association locale. Voyez plus loin l'appellation en clair: Club International des Epicuriens et Libertins.
Isidore poursuit son examen. Sur plusieurs photos, Natacha Andersen et Samuel Fincher posent à l'occasion de festivités du CIEL.
– Ça paraît un truc de sexe, un club échangiste ou quelque chose comme ça. Ah, décidément la septième motivation est puissante.
– Et vous, Lucrèce, qu'est-ce qui vous motive? demande à brûle-pourpoint Isidore.
Elle ne répond pas.
Une sonnerie stridente les fait sursauter. Un téléphone. Les deux journalistes ne bougent pas. A côté d'eux, un autre bruit. Comme des draps qu'on remue. Ils n'avaient pas remarqué que, sous le tas de draps et de coussins empilés sur le lit, il y avait un corps.
Natacha Andersen se réveille. Eux se précipitent derrière la porte. Le top model maugrée et presse deux coussins contre sa tête pour ne plus entendre la sonnerie. Le téléphone continue cependant de retentir. La jeune femme se résigne à se lever.
– Dormir. J'aimerais tant dormir. Tout oublier. Ne plus avoir de mémoire. Dormir. On ne peut pas me laisser dormir! Bon sang!
Elle enfile un peignoir de soie et se dirige en traînant les pîeds vers le téléphone. Elle ôte les boules Quiès de ses oreilles et serre le combiné contre sa joue. Le temps qu'elle décroche, la sonnerie s’est arrêtée.
– Un, s'informer. Deux, réfléchir. Trois, agir, disiez-vous? On ne s'est pas assez informés, chuchote Lucrèce.
– Elle a dû avaler des tranquillisants pour récupérer. Regardez, il y a tout un assortiment de tubes sur la table de chevet.
Les journalistes se réfugient dans la penderie. Natacha Andersen passe devant eux en bougonnant, et se considère dans le miroir.
– Miroir, mon bon miroir, dis-moi si je suis toujours la plus belle?
Elle éclate d'un rire nerveux et se dirige vers la salle de bains. Elle ouvre les robinets de la baignoire, déverse du gel moussant, puis empile ses cheveux en chignon sur sa tête. Elle se déshabille et aventure un orteil dans l'eau pour en vérifier la température. Trop chaude. Elle grimace et augmente le débit d'eau froide. En attendant, elle prend des poses devant le miroir.
Natacha Andersen, nue, effectue quelques torsions avec son corps comme pour en éprouver la souplesse, puis elle se penche vers la glace et se masse le visage. Enfin elle examine ses fesses pour vérifier qu'elle n'a toujours pas de cellulite, remonte un peu ses seins en imaginant l'effet qu'ils feront avec son nouveau soutien-gorge.
– Je pensais que votre motivation principale était de résoudre les énigmes, murmure Lucrèce.
– Une motivation n'en empêche pas une autre.
Là-bas, Natacha Andersen se baisse encore pour tester l'eau du bain et, trouvant la température à son goût, elle s'y allonge. Elle saisit sur une tablette un grand couteau aiguisé. Isidore est sur le point d'intervenir. Mais la jeune femme ne se sert de son arme que pour découper des tranches fines de concombre qu'elle dépose négligemment sur ses joues et ses yeux.
– Filons, dit Lucrèce.
Ils entreprennent de sortir de leur cachette quand le téléphone se remet à sonner. Vite, ils retournent derrière la porte.
Natacha se décide à sortir de la baignoire, s'enveloppe d'un peignoir en éponge et va décrocher.
–Oui. Ah, c'est toi… c'est toi qui as appelé tout à l'heure? Non, j'ai pris des cachets pour dormir, que me veux-tu?… Un hommage? Bien sûr c'est gentil mais… bien sûr je sais que… Mmm… Bon ça se passera où, au CIEL je suppose? C'est-à-dire que j'essaie d'éviter de trop me montrer… Mmm… Mmhhh… bien sûr, bien sûr. Oui je suis touchée. Oui, je pense que cela aurait fait plaisir à Sammy… Bon… quel jour et quelle heure? Attends, je vais chercher mon agenda.
Natacha Andersen se rend à l'étage du dessous.
Lucrèce et Isidore ne peuvent toujours pas s’enfuir. Lucrèce se penche à l'oreille de son complice.
– Le CIEL… libertin, je vois ce que c'est, mais… c'est quoi un épicurien?
– Quelqu'un qui se revendique de la pensée du philosophe grec Epicure.
– Et qui était Epicure?
– Un homme dont la devise était: profite à fond de chaque instant.
Sa télévision lui était soustraite! Il ne rêvait pas? Le docteur Fincher venait de lui supprimer sa télévision adorée! Il battit des paupières d'inquiétude. Heureusement le médecin s'empressa de lui expliquer qu'il lui apportait un objet de remplacement. Et quel objet…
– C'est un ordinateur avec une interface oculaire à la place de la souris à boule.
Samuel Fincher installa auprès de son malade un moniteur d'ordinateur ainsi qu'une caméra posée sur un trépied qu'il plaça tout près de son œil.
Au début, Jean-Louis Martin ne comprit pas très bien en quoi cette machine pouvait lui être utile. Et puis le professeur Fincher lui expliqua qu'il s'agissait d'un prototype, utilisé jusque-là pour une dizaine de personnes dans le monde. La caméra enregistrerait les mouvements de son œil et en reproduirait instantanément les mouvements sur l'écran d'ordinateur. Chaque fois qu'il remuerait son œil, la caméra le percevrait et transmettrait le signal qui déplacerait une flèche sur l'écran. Lorsque l'œil regarderait à droite, la flèche glisserait à droite, lorsque l'œil regarderait vers le haut, la flèche remonterait, etc. Pour cliquer il lui suffirait de battre une fois sa paupière. Et deux fois pour double-cliquer. Le docteur Fincher activa l'ordinateur.
Jean-Louis Martin se montra d'abord fort maladroit. La flèche virait d'un coup à gauche ou à droite, filait en diagonale, et il lui était très difficile de la positionner précisément. Il avait aussi des difficultés à cliquer. Lorsqu'il manquait un mouvement de curseur, il clignait des yeux d'énervement, ouvrant ainsi immanquablement un programme qu'il lui fallait ensuite refermer.
Mais en quelques heures à peine, le malade du LIS parvint à maîtriser son œil. Il utilisa pour cela un stratagème personnel: il imagina qu'un rayon laser partait de sa pupille pour frapper l'écran et y diriger la flèche.
Jean-Louis Martin fit l'inventaire des programmes proposés dans son ordinateur. Il constata qu'il pouvait faire apparaître un clavier sur l'écran et que, dès lors, il lui était possible, en positionnant la flèche sur les touches, de taper des textes. C'était comme si son esprit, jadis prisonnier dans la minuscule prison de son crâne, pouvait passer une main à travers les barreaux.
Le lendemain, quand le docteur Fincher se présenta, de son œil valide, Jean-Louis Martin fit apparaître sur l'écran un texte qu'il avait rédigé et tapé lui-même. D'abord un énorme «MERCI» en corps gras 78 times roman, répété sur trois pages. Puis un «Docteur Fincher vous m'avez fait le plus beau cadeau dont je pouvais rêver! Avant je ne faisais que penser, maintenant je m'exprime!»
Le docteur Fincher murmura à son oreille:
– Je regrette de ne pas avoir pensé à vous en doter plus tôt.
Jean-Louis Martin ouvrit un fichier de texte et commença à écrire du plus vite qu'il pouvait. La tâche était ardue et les erreurs de frappe fréquentes. Son œil était humide d'excitation.
«On peut parler?»
– Bien sûr, articula le médecin, intrigué.
«Il me reste combien de temps à vivre?» interrogea l'oeil en se démenant.
– Il n'y a pas de limite. Tout dépend de votre envie de vivre. Si vous renoncez psychologiquement, je crois que vous dépérirez très vite. Voulez-vous vivre, Jean-Louis?
«Maintenant… oui.»
– Bravo.
«J'ai envie de raconter au monde ce que je ressens. C'est tellement… tellement…», la flèche partit dans tous les sens comme si, sous l'émotion, Martin ne maîtrisait plus ses muscles oculaires.
Ce soir-là, Jean-Louis Martin entama son récit autobiographique qu'il intitula: «Le monde intérieur.»
Il racontait dans ce manuscrit qu'à force de n'avoir plus qu'à réfléchir et méditer, il avait saisi la puissance exorbitante de la pensée.
«Il n'y a que trois choses: Les actes, les paroles et les pensées. Contrairement à ce qui est dit partout, je crois que la parole est plus forte que les actes et la pensée plus forte que la parole. Bâtir ou détruire sont des actes. Pourtant, dans l'immensité du temps et de l'espace, cela signifie peu. L'histoire de l'humanité n'est qu'une suite de monuments et de ruines érigés dans les clameurs puis les pleurs. Alors qu'une pensée bâtisseuse ou une pensée destructrice peuvent se répandre sans fin à travers le temps et l'espace, générant une multitude de monuments et de ruines.»
C'était comme si son cerveau dansait, courait, sautait dans cette prison.
«Les idées sont comme des êtres vivants dotés d'une autonomie propre. Elles naissent, elles croissent, elles prolifèrent, elles sont confrontées à d'autres idées et elles finissent par mourir. Et si les idées, comme les animaux, avaient leur propre évolution? Et si les idées se sélectionnaient entre elles pour éliminer les plus faibles et reproduire les plus fortes? J'ai vu à la télévision que le professeur Dawkins avait utilisé le concept d'«Idéosphère». Jolie notion. Cette idéosphère serait au monde des idées ce que la biosphère est au monde des animaux. Par exemple, Dieu. Le concept de Dieu est une idée qui est née un beau jour et n'a plus cessé ensuite d'évoluer et de se propager, relayée et amplifiée par la parole, l'écriture, puis la musique, puis l'art, les prêtres de chaque religion la reproduisant et l'interprétant de façon à l'adapter à l'espace et au temps dans lesquels ils vivent. Mais les idées, plus que les êtres vivants, mutent vite. Par exemple, l'idée de communisme, issue de l'esprit de Karl Marx, s'est répandue en un temps très court dans l'espace jusqu'à toucher la moitié de la planète. Elle a évolué, muté, puis s'est finalement réduite pour ne concerner que de moins en moins de personnes à la manière d'une espèce animale en voie de disparition. Mais, simultanément, elle a contraint l'idée de «capitalisme à l'ancienne» à muter elle aussi. Du combat des idées dans l'idéosphère surgissent nos paroles, puis nos actes. Donc toute notre civilisation.»
Il se relut. Son œil s'égara sur l'écran de l'ordinateur et cela lui donna encore une idée.
«Actuellement les ordinateurs sont en passe de donner aux idées une accélération de mutation. Grâce à Internet, une idée peut se répandre plus vite dans l'espace et le temps et être plus rapidement encore confrontée à ses rivales ou à ses prédatrices. L'homme a l'exorbitant pouvoir de créer des idées à partir de sa simple imagination. Ensuite il doit les éduquer et les éliminer lui-même lorsqu'elles sont négatives ou potentiellement destructrices.»
De son œil unique il regarda les autres malades autour de lui.
«Les pauvres. L'homme a peut-être jadis été télépathe, mais la vie en société l'a contraint à perdre cette capacité.»
L'oreille, affinée par sa période dans le noir, entendait des infirmiers dialoguer au loin. Ils parlaient d'une personne absente qu'ils critiquaient vertement.
«Ils ne sont pas conscients de la portée de leurs paroles. Sinon ils ne les gaspilleraient pas ainsi.»
Jean-Louis Martin émit beaucoup d'idées sur le thème des idées.
Au bout de quelques semaines l'ensemble constitua un manuscrit de près de huit cents pages. Le docteur Fincher le lut, le trouva bon et l'envoya à plusieurs éditeurs parisiens. Ils lui répondirent cependant que le sujet n'était plus à la mode. En 1998, le journaliste parisien Jean-Dominique Bauby, victime d'un accident vasculaire, avait écrit Le Scaphandre et le papillon sur le thème de la maladie du LIS. Or il avait rédigé son livre en interrompant une secrétaire qui, pour chaque lettre, déclinait l'alphabet. La méthode était plus spectaculaire que celle de Jean-Louis Martin avec son interface oculaire informatique.
Jean-Louis Martin s'étonna de découvrir que, même dans les grands malheurs, si on n'est pas le premier, on n'intéresse personne.
Le CIEL est situé sur les hauteurs de Cannes, à une dizaine de kilomètres à peine de la Croisette. De l'extérieur, le bâtiment ressemble à une vieille ferme provençale avec ses champs d'oliviers et de figuiers. L'endroit fleure bon la garrigue, avec des relents de sauge et de lavande. Le portail de bois rugueux et l'avertissement «Attention chiens hargneux» ne sont cependant pas là pour rassurer les visiteurs. Une plaque de cuivre plus petite indique: CIEL. Club international des Epicuriens et Libertins.
Lucrèce tire sur une chaînette reliée à une clochette. Ils entendent des bruits de pas venant de loin avant qu'une petite fenêtre coulisse.
– C'est à quel sujet? demande un œil bleu.
– Nous sommes journalistes, annonce Lucrèce.
Un gros molosse aboie comme s'il comprenait ce mot. Derrière, l'homme retient difficilement son chien.
–Nous sommes un club «privé». Nous ne souhaitons pas de publicité.
Isidore reprend de justesse:
– … nous sommes désireux d'adhérer personnellement à votre club «privé».
Un temps. Les aboiements s'estompent.
L'animal est éloigné. Les pas reviennent et plusieurs serrures se déverrouillent les unes après les autres.
A l'intérieur, le lieu est vaste et très luxueux. Les décorations sont chargées, beaucoup de dorures, de miroirs, de tableaux. Derrière les murs du mas provençal ils se retrouvent dans un intérieur raffiné. Des meubles en bois précieux ornent l'entrée. Il fait frais.
L'homme qui leur ouvre la porte est un grand maigre aux cheveux bruns mais à la barbe grise ourlée et au visage ovale tout en longueur.
–Désolé, mais nous tenons à rester discrets, dit-il. Nous nous méfions des journalistes. On a déjà raconté tellement de contre-vérités sur nous.
Une immense statue de marbre représentant Epicure en pied et en toge domine l'entrée, gravée de sa célèbre devise Carpe diem. Cet Epicure ressemble étrangement à l'homme qui les accueille. Même nez pointu, même menton long, même physionomie grave, même barbe à bouclettes.
Leur hôte leur tend la main.
– Je m'appelle Michel. Pour vous inscrire, remplissez ce formulaire. Comment avez-vous entendu parler de notre club?
– Nous étions des amis de Samuel Fincher, lâche Lucrèce.
– Des amis de Sammy! Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Les amis de Sammy seront toujours les bienvenus au CIEL.
Michel prend Lucrèce par la main et l'entraîne vers une arrière-salle où des gens préparent un repas.
– Sammy! Nous organisons justement une grande fête en son honneur samedi. Sa mort a été pour nous tellement…
– Pénible?
– Non: révélatrice! Son décès devient maintenant pour nous tous, épicuriens, un objectif à atteindre: mourir comme Sammy, mourir d'extase! Comment rêver d'une fin plus extraordinaire que la sienne? Le bonheur final et on tire le rideau. Ah, sacré Sammy, il a toujours eu beaucoup de chance… Heureux dans son métier, heureux dans son couple, champion du monde d'échecs et pour clore le tout: l'apothéose de sa mort!
– Nous pouvons visiter? interrompt Isidore.
Le maître des épicuriens lance un regard soupçonneux au gros journaliste.
– Monsieur est votre mari?
Il prononce le mot comme s'il s'agissait d'une grossièreté.
– Lui? Non. C'est… c'est mon grand frère. Nous ne portons pas le même nom car j'ai conservé celui de mon premier mari.
Isidore n'ose pas contredire sa partenaire et prend un bonbon pour s'empêcher de parler. Le président du club des épicuriens est soulagé.
– Ah? Vous êtes donc tous les deux… célibataires. Je vous le demande car je dois vous avouer que nous comptons beaucoup de célibataires parmi nous et qu'ils n'aiment pas trop voir des couples mariés qui se comportent de manière trop… bourgeoise. Ici nous revendiquons la liberté. C'est le fameux L du Ciel. Epicuriens et libertins.
Ce disant, il guigne la jeune journaliste.
– C'est aussi pour cela que nous avons voulu nous inscrire ici… monsieur… Michel, susurre-t-elle.
– Monsieur Michel! Grands dieux! Appelez-moi Micha. Ici, tout le monde m'appelle Micha.
– Pouvez-vous nous faire visiter votre club, monsieur… Micha? répète Isidore.
Le maître des lieux les entraîne alors vers une porte surmontée de l'inscription MIEL: Musée international de l'épicurisme et du libertinage.
– L'épicurisme est une philosophie. Tout comme le libertinage est une attitude, expose-t-il. C'est dommage que ces concepts aient pris une connotation aussi graveleuse.
Il les conduit vers le premier élément du musée: une sculpture représentant une cellule humaine en résine transparente.
– Avant de devenir directeur à plein temps de ce club, j'enseignais la philosophie dans un lycée de Nice.
Lucrèce et Isidore observent la cellule.
– Ma théorie est que tout a pour objectif final le plaisir. Le plaisir est une nécessité vitale. Même la cellule la plus basique agit par plaisir. Son plaisir est de recevoir du sucre et de l'oxygène. Elle se débrouille donc pour que l'organisme qui la surplombe lui envoie sans cesse plus de sucre et d'oxygène. Tous les autres plaisirs sont dérivés de ce besoin primaire.
Ils tournent autour de la sculpture ovale translucide.
– Le plaisir est l'unique motivation de tous nos actes, reprend Micha à l'intention de Lucrèce. D'ailleurs, j'ai bien vu tout à l'heure que votre frère tirait discrètement un bonbon de sa poche. C'est bien. C'est un geste épicurien. Il accorde à ses cellules un surplus de sucre rapide instantané qui doit les réjouir. En même temps, il ne tient pas compte de la morale des dentistes qui lui serinent probablement: «Attention aux caries.»
Les visiteurs parviennent à une image biblique où l'on voit Adam et Eve manger la pomme.
– Les fruits! Un cadeau sucré de Dieu. Cette image est déjà en soi la preuve que Dieu nous a voulus «êtres de plaisir». Manger n'est pas un acte automatique. S'il n'y avait pas de plaisir gustatif à manger, nous serions-nous donné tant de mal pour grimper cueillir les fruits au sommet des arbres puis nous échiner à planter des graines, les arroser, les récolter?
Micha les entraîne vers d'autres représentations de la Bible mettant en valeur Noé et ses enfants.
– S'il n'y avait pas de plaisir à faire l'amour, cela viendrait-il à l'idée d'un homme de déployer tous ces efforts pour séduire une femme, la convaincre de se déshabiller, de se laisser toucher? Supporterait-elle de se laisser pénétrer?
Des sculptures de plus en plus coquines s'alignent devant eux. Isidore et Lucrèce passent devant des dessins de scènes moyenâgeuses. Micha commente:
– Contrairement à ce qu'on pense, l'homme du passé était plus à l'aise dans son plaisir que l'homme moderne. En Occident, le schisme peut se situer au XVIe siècle. Avec les guerres de religion et la surenchère dans la pruderie entre la chrétienté et le protestantisme, les gens commencent à prendre leurs distances les uns des autres. Le Moyen Age, époque considérée comme sombre depuis l'historien Michelet, était pourtant beaucoup plus sensuelle que la Renaissance. Jusqu'au xvr siècle, le sexe était considéré comme un besoin naturel normal.
Micha désigne une image de nourrice.
– Certaines nourrices avaient alors l'habitude de masturber les jeunes enfants pour les calmer et les aider à s'endormir. Ce n'est que bien plus tard que la masturbation fut accusée de provoquer des maladies et même des démences. Pour ne pas avoir d'érection, il était de bon ton, dans les familles bourgeoises, de mettre un anneau de métal autour du prépuce.
Il montre des anneaux de métal. Lucrèce s'aperçoit qu'ils ont des pointes tournées vers l'intérieur.
– Avant, dans beaucoup de villes françaises, les bourgmestres finançaient l'ouverture de maisons closes pour «l'équilibre de leurs concitoyens et l'éducation des jeunes».
Des gravures représentent des intérieurs de ces lieux de débauche.
– Les moines n'étaient pas obligés à l'abstinence, il n'y avait que le mariage qui leur était interdit, pour ne pas éclater les propriétés de l'église.
Ils voient des images de scènes de bains publics.
– Dans les étuves, sortes de hammams construits au centre des villes, des hommes et des femmes se baignaient nus. L'Eglise devra accuser ces lieux de transmettre le choléra et la peste pour les discréditer. Ils seront finalement tous fermés vers l'an 1530.
Plus loin des images de grands lits. Micha désigne une gravure.
– Les gens dormaient nus, le plus souvent en famille. Les lits étaient suffisamment larges pour qu'on y invite aussi les servantes et les visiteurs de passage. On se doute que les corps se touchaient, ne serait-ce que pour se réchauffer mutuellement. Mais voilà qu'au XVI siècle apparaît le premier élément anti-plaisir: la chemise de nuit.
Il montre une chemise de nuit ancienne.
– Avec ce vêtement inutile, les gens perdent l'habitude de se coucher nus, de se toucher les peaux, de se caresser, de se masser. La duchesse de Bretagne rapporte même que, pour faire l'amour, les femmes de la noblesse portaient des chemises de nuit avec un trou rond au niveau du sexe. Et au-dessus du trou étaient brodées des images pieuses. Avec la chemise de nuit, vient la pudeur, puis la honte d'exposer son corps. Les gens se baignaient et se lavaient même en chemise de nuit. Chacun chez soi, chacun dans son lit, chacun dans sa chemise de nuit.
La visite se poursuit avec la vision d'une fourchette et d'un mouchoir disposés sous une cloche de verre.
– C'est aussi à cette époque que se développent deux autres catastrophes anti-épicuriennes: le mouchoir et la fourchette. Avec le premier on cessait de toucher son propre nez, avec le second les aliments. Le sens du toucher ne servait plus à rien. Le plaisir commença à devenir tabou.
Ils s'arrêtent devant la lithographie d'un saint en train de se faire dévorer par des lions dans une arène romaine.
– Et voilà le camp adverse. Lui aussi a commencé à frapper très tôt. Le contraire de l'épicurisme, c'est le stoïcisme.
Micha fait une grimace en prononçant le mot.
– Le stoïcien a dénaturé sa recherche du plaisir. L'épicurien veut le plaisir ici et maintenant. Le stoïcien se figure que la douleur dans le présent lui garantit un plus grand plaisir dans le futur. Et plus il souffre maintenant, plus il est persuadé qu'il sera récompensé demain. C'est irrationnel, mais tel est bien le drame de la perversion humaine.
Micha les dirige vers une photo de montagne avec un portrait d'homme exhibant ses doigts gelés.
– Et l'alpiniste qui gravit l'Everest, pourquoi croyez-vous donc qu'il accomplit cet exploit? Il a froid, il souffre, mais il fait ça parce qu'il pense qu'on va l'aimer beaucoup plus ensuite. Ah, comme je déteste les héros!
– Certains font ça par romantisme, temporise Lucrèce.
– Le romantisme est le suprême argument pour légitimer l’anti-hédonisme. L'amour impossible c'est peut-être romantique, mais moi je préfère l'amour possible. Quand une fille me dit non, je passe à une autre. Si j'avais été le Roméo de la pièce de Shakespeare j'aurais vite repéré les problèmes avec les parents de Juliette et, pour ne pas me prendre la tête, je serais parti en draguer une autre.
– Vous n'aimez pas les stoïciens, vous n'aimez pas les héros, vous n'aimez pas les romantiques, bref vous n'aimez pas tout ce qui fait les belles histoires, souligne Lucrèce.
– Pourquoi souffrir? Quelle cause mérite qu'on renonce au confort et à la jouissance? Je vous l'affirme, le combat pour le plaisir n'est ni évident ni gagné d'avance. Epicure en son temps disait: «Le sens de la vie est de fuir la souffrance.» Mais regardez tous ces gens qui se donnent tellement de mal et de mauvaises raisons pour provoquer et supporter leur détresse.
– Peut-être pour cet autre plaisir: se plaindre, lâche sobrement Isidore.
Micha leur indique un lieu surmonté de l'inscription: GALERIE DES EXPLOITS. Là s'étalent des photos de gens dégustant des brochettes en haut de volcans, ou d'hommes en train d'être massés par d'accortes Asiatiques.
– Le plaisir c'est aussi une mise en scène, précise Micha. Parfois, pour bien apprécier un mets délicat, nos membres se privent de manger pendant deux jours. De même, nous allons, comme vous le voyez sur ces photos, écouter de la musique en haut des volcans, ou faire l'amour sous l'eau munis de bouteilles de plongée. La volonté de plaisir est aussi source d'invention.
Ils passent devant des portraits de grands adeptes des plaisirs: Bacchus, Dionysos. Une gravure représentant Rabelais jeune et surmontée de sa devise: «Fais ce que voudras.» La Bruyère: «Il faut rire avant que d'être heureux. De peur de mourir sans avoir ri.»
– Les grands évolutionnistes du XIXe siècle, tels Herbert Spencer et Alexander Bain, l'avaient bien compris pour qui l'aptitude au plaisir fait partie de la sélection naturelle des espèces. Déjà, à l'époque, ils avaient établi la notion de «survie du plus apte à jouir», bien plus subtile que celle de «survie du plus fort».
Micha révèle une grande bibliothèque où s'alignent des volumes aux titres évocateurs, eux-mêmes regroupés par colonnes: «Plaisirs simples», «Plaisirs compliqués», «Plaisirs solitaires», «Plaisirs en groupe».
– Ici nous tentons de dresser la liste exhaustive de tout ce qui nous a apporté des satisfactions particulières. Cela va de se gratter une piqûre de moustique jusqu'à partir dans une navette spatiale, en passant par lire le journal au café, se promener au bord d'une rivière, se baigner dans du lait d'ânesse ou faire des ricochets avec des galets. Il faut avoir l'humilité de reconnaître qu'une vie réussie n'est qu'une collection de petits moments de plaisir.
– Peut-être que la plus grande ennemie de la notion de plaisir est la notion de bonheur, déclare Lucrèce soudain philosophe.
Le directeur du CIEL marque un vif intérêt pour cette remarque.
– En effet. Le bonheur est un absolu qu'on espère atteindre dans le futur. Le plaisir est un relatif qu'on peut trouver tout de suite.
Micha les dirige vers un bar ou un majordome en livrée leur sert à sa demande une pâte vert fluo laquelle entoure une autre pâte rosé fluo, celle-ci renfermant une gelée ocre.
– C'est quoi?
– Goûtez.
Lucrèce approche le bout de sa langue qu'elle a toute pointue. Pas de signal gustatif net. Normal, l'extrémité de la langue ne perçoit que le sucré et il faut au moins 0,5 % de sucre pour qu'elle déclenche cette sensation.
Lucrèce affiche une moue dubitative mais Micha insiste. Elle saisit alors une cuillère et, comme si elle s'apprêtait à ingurgiter un médicament nécessaire, elle avale d'un trait une bonne quantité de cet aliment suspect et multicolore. Ses lèvres ourlées se referment sur l'expérience gustative. Elle ferme les yeux pour bien percevoir. Sa langue est recouverte de petites protubérances roses, les papilles. A l'intérieur de chaque papille se trouvent des bourgeons, amas de cellules nerveuses ovoïdes, percés d'un pore à leur partie supérieure. Les messages nerveux qu'ils transmettent au cerveau sont interprétés, selon le goût de l'aliment, en sucré, salé, acide ou amer. Le bout de la langue perçoit plus précisément le sucré, et la base, l'amer. Le salé et l'acide sont perçus par les flancs de la langue.
Dans ce qu'elle mange, Lucrèce perçoit un peu tout à la fois, d'abord le salé, puis le sucré, finalement présent. Puis l'amer. Puis l'acide.
– C'est délicieux, reconnaît-elle. C'est quoi?
– Une pâtisserie japonaise à base de haricots rouges. J'étais sûr qu'elle vous plairait.
De son côté, Isidore, toujours amateur de sucreries classiques, commande une glace pistache à la chantilly.
– Vous aimez la chantilly? Normal. Cette crème a le goût du lait de la mère. Nous cherchons sans cesse à régresser pour redevenir des bébés. Parce qu'ainsi on fait un avec la mère, un avec l'univers. On est surpuissant. Avant neuf mois le bébé se figure qu'il est tout. Nous gardons la nostalgie de ce moment d'illusion. Nous le retrouvons un peu dans la chantilly.
Isidore remue sa glace jusqu'à la transformer en une bouillie ragoûtante mêlant chantilly et fruits.
– Finch… euh… Sammy parlait souvent de motivation, lance Isidore.
– Pourquoi parler de motivation? Parlons de plaisir, répond Micha. La cessation de la douleur est un plaisir. La cessation de la peur est un plaisir. Manger, dormir, boire, faire l'amour sont des plaisirs. Sammy n'était pas adepte de la motivation. Il était adepte du plaisir. Mais le mot «plaisir» est aujourd'hui tellement suspect qu'il ne pouvait pas se risquer à le prononcer. Pourtant c'est, j'en suis convaincu, le mot auquel il pensait quand il répétait après sa victoire sur Deep Blue IV l'expression «motivation». Sa mort en est la preuve ultime. Et je dois vous dire que la formule est rentrée dans notre jargon: «se faire finchériser» signifie déjà se faire tuer d'extase durant l'acte d'amour.
– Vous pensez donc qu'il est mort d'amour? demande Lucrèce en remarquant une nouvelle pancarte derrière elle:
«Le péché plutôt que l'hypocrisie».
– Bien sûr. C'est un gigantesque orgasme qui lui a ravagé le cerveau!
– J'entends qu'on parle d'orgasme, puis-je me joindre à la conversation, n'est-ce pas?
Un homme aux allures de dandy anglais les rejoint. Cheveux poivre et sel, il arbore une moustache en pointe dont il tortille l'extrémité droite d'une main. Il est vêtu d'un costume de lin, chemise blanche et foulard de soie négligemment noué autour du cou. Visage excessivement bronzé, même pour un habitant de la Côte d'Azur, ses gestes sont un peu maniérés mais gracieux.
– Je vous présente Jérôme, un pilier de notre club.
– Dis donc, Micha, tu m'avais caché qu'il y avait de nouvelles adhérentes aussi «éveillantes des sens».
– Le dénommé Jérôme propose un baise-main à Lucrèce.
– Jérôme Bergerac. Pour vous servir, dit-il.
Et il tend sa carte de visite sur laquelle est en effet inscrit: «Jérôme Bergerac, milliardaire oisif». Lucrèce trouve l'idée assez amusante.
– C'est quoi un «milliardaire oisif»? demande la jeune fille.
Il s'installe à côté d'eux, replace son monocle sur son oeil droit et plisse sa joue pour bien le caler.
–Un jour, j'étais sur mon voilier de vingt-cinq mètres, entouré de trois call-girls, une rousse, une blonde, une brune. Elles étaient bronzées comme des croissants chauds, la plus âgée avait vingt-deux ans. Je venais de faire l'amour avec chacune à tour de rôle et, avec les trois simultanément, je sirotais une coupe de Champagne en regardant au loin les îles recouvertes de cocotiers, la mer turquoise et le coucher de soleil orange, et je me suis dit: «Bon, et maintenant je fais quoi?» J'ai eu un grand coup de blues. J'ai pris conscience que j'étais au sommet de ce que pouvait m'offrir la société humaine et que je ne pouvais pas monter plus haut. Comme ces élèves qui obtiennent vingt sur vingt et qui n'ont donc plus de possibilités de faire mieux. Cette prise de conscience m'a démoralisé, alors j'ai cherché ce qu'il y avait au-dessus du sommet et j'ai trouvé le CIEL, n'est-ce pas?
Micha sort une bouteille de Champagne et ils portent tous un toast.
– Au CIEL!
– À Epicure!
– À Sammy…
Jérôme marque un temps.
– J'ai bien connu Sammy, dit Jérôme. C'était un homme de grand cœur. Il avait la chance de se battre pour une noble cause: la mise en valeur des qualités de l'homme qui surpassera toujours la machine. Ce n'était pas un épicurien bêta comme on en voit ici, qui confondent épicurisme et égoïsme, si tu me permets, Micha. Sammy croyait vraiment que l'épicurisme était une voie vers la sagesse, n'est-ce pas?
Il fait tourner son verre.
– Nous évoquerons son souvenir à la fête de samedi, annonce Micha. Natacha m'a aussi confirmé sa présence.
– Nous pourrons venir? demande Lucrèce.
– Bien sûr, maintenant que vous êtes membres…
Jérôme Bergerac s'efface à regret, non sans avoir esquisse un baiser dans l'air.
Le docteur Samuel Fincher était stupéfait que nul ne s'intéresse au livre de Jean-Louis Martin. Pour le consoler de son échec dans le monde de l'édition, Fincher fit venir un informaticien qui ajouta un autre gadget: une connexion Internet.
De cette façon, Jean-Louis Martin était à même non seulement de recevoir des informations mais aussi d'en émettre directement sans avoir besoin d'un intermédiaire.
Son esprit prisonnier de l'hôpital pouvait enfin en franchir les murs. Après la main, c'était le bras qui passait à travers les barreaux pour aller grappiller des informations.
En cherchant sur un moteur de recherche à «Maladie du LIS», il découvrit un site consacré à cette maladie. Son autre nom était «Syndrome de l'Emmuré Vivant». Les médecins avaient décidément l'art de la formule percutante. Etrange malédiction qui le faisait se retrouver à l'endroit même, le fort Saint-Marguerite, où était enfermé jadis le Masque de fer.
Il découvrit également sur le site qu'un Américain du nom de Wallace Cunningham, souffrant des mêmes symptômes que lui, avait reçu un traitement nouveau.
Dès 1998, les neurologues Philip Kennedy et l'informaticienne Mélodie Moore de l'université Emory avaient implanté dans son cortex des électrodes capables d'enregistrer les signaux électriques du cerveau et de les transformer en ondes radio elles-mêmes convertibles en langage informatique. Ainsi, rien qu'en pensant, Wallace Cunningham dirigeait un ordinateur et communiquait avec le monde entier.
A sa grande surprise, Martin constata que, grâce à ses implants cérébraux, la frappe de l'Américain était fluide et qu'il écrivait pratiquement à la vitesse de la parole.
Le LIS français et le LIS américain dialoguèrent en anglais.
Mais dès qu'il lui signala qu'il était atteint de la même maladie que lui, Wallace Cunningham lui répondit qu'il ne voulait plus poursuivre cette conversation. En fait, il reconnut qu'il ne souhaitait plus parler qu'à des bien-portants. Il considérait que là résidait l'avantage d'Internet: on n'y était plus jugé sur son apparence. Il souhaitait surtout ne pas créer un village virtuel d'handicapés. «D'ailleurs, votre pseudonyme, le Légume, est révélateur. Il montre l'image que vous avez de vous-même. Moi je me fais appeler Superman!…»
Jean-Louis Martin ne trouva rien à répondre. Il réalisa soudainement qu'il n'existait pas que les prisons physiques mais aussi les prisons des préjugés. Au moins, Cunningham lui avait fait prendre conscience de ses limites.
Il en parla avec Fincher. Son œil preste se mit à courir sur l'écran pour désigner les lettres de l'alphabet qui allaient lui servir à composer des mots.
«J'ai l'impression que notre pensée n'est jamais libre», écrivit-il.
– Qu'entendez-vous par là? demanda le neuropsychiatre.
«Je ne suis pas libre. Je m'autodévalue. Nous fonctionnons avec un système de préjugés. Nous entretenons des idées préconçues sur le réel et nous nous débrouillons pour que le réel confirme ces idées. J'avais commencé à en parler dans mon livre mais je ne suis pas allé assez loin.»
– Allez-y maintenant, ça m'intéresse.
Patiemment, Fincher attendait que Martin développe sa pensée. Les phrases étaient longues à venir.
«L'école, nos parents, notre entourage nous forgent des grilles de lecture préconçues du monde. Nous regardons tout à travers ces prismes déformants. Résultat: personne ne voit ce qui se passe vraiment. Nous ne voyons que ce que nous avons envie de voir au préalable. Nous réécrivons sans cesse le monde pour qu'il confirme nos préjugés. L'observateur modifie ce qu'il observe.» La remarque amusa le neuropsychiatre qui l'observa différemment.
«Pour moi, être malade est une défaite. Pour moi, être handicapé est une honte. Quand je communique avec les autres, je leur demande inconsciemment de me le rappeler. Je ne peux pas m'en empêcher.»
Le savant était impressionné par l'efficacité de Jean-Louis Martin. Il tapait maintenant presque aussi vite qu'une secrétaire. Il était à peine en dessous de la vitesse d'élocution normale. La fonction crée l'organe. Le temps passé à écrire ses livres ne lui avait pas donné la gloire littéraire mais lui avait apporté une vivacité étonnante.
– En prendre conscience, c'est déjà commencer à se libérer de ses préjugés, répondit-il.
«En fait, nous ne laissons pas le réel exister. Nous arrivons avec des croyances et, si le réel les contredit, nous nous débrouillons pour le comprendre de travers. Par exemple, si je suis persuadé que les gens vont me repousser parce qu'ils s'apercevront que je suis handicapé et qu'ils ne me repoussent pas, je me mettrai à interpréter de travers la moindre de leur allusion pour pouvoir dire: «Vous voyez, ils me repoussent parce que je suis handicapé.»
– C'est le principe de la paranoïa. La peur fabrique le danger.
Samuel Fincher essuya la bave qui coulait derechef.
«C'est pire que ça. Nous agressons le réel. Nous inventons en permanence une réalité confortable rien que pour nous, et si cette réalité ne s'accorde pas à celle des autres nous nions celle des autres!»
L'œil de Jean-Louis Martin exprimait la colère ou bien l'enthousiasme, nul n'aurait pu trancher. «Je crois que nous sommes tous fous, docteur. Car nous déformons le réel et nous sommes incapables de l'accepter tel qu'il est. Les gens qui paraissent les plus sympathiques aux autres sont ceux qui sont les plus aptes à dissimuler leur perception du réel pour donner l'impression qu'ils acceptent celle des autres. Si nous révélions tous ce que nous pensons vraiment nous ne ferions que nous disputer.»
Il marqua un temps.
«C'est peut-être cela, ma plus terrible prise de conscience: je me croyais handicapé physique et, en réfléchissant vraiment, je m'aperçois que je suis un handicapé mental. Je ne suis pas capable d'appréhender le monde.»
Le docteur Fincher ne répondit pas tout de suite.
«Existe-t-il quelqu'un capable d'accepter la réalité nue, telle qu'elle est vraiment, sans vouloir la pré-penser?» insista Jean-Louis Martin.
– Je dirais que c'est l'objectif de vie d'un homme sain d'esprit. Accepter le monde tel qu'il est et non pas tel qu'on croit qu'il est ou tel qu'on voudrait qu'il le devienne.
«Pour ma part, je crois que c'est nous qui inventons le réel. C'est nous qui rêvons de qui nous sommes. C'est notre cerveau qui nous transforme en six milliards de dieux à peine conscients de nos pouvoirs. Je vais donc décider de ma manière de penser le monde et me penser moi-même. Et à partir de maintenant je décide de me prendre pour un type formidable dans un monde passionnant et inconnu contre lequel je n'ai aucun préjugé», écrivit alors Jean-Louis Martin.
Samuel Fincher considéra différemment son malade. Où était passé le préposé au service contentieux de la Banque du crédit et du réescompte niçois? Martin était vraiment comme une chenille qui se transformait en papillon, sauf que ce n'était pas le corps mais l'esprit qui déployait ses ailes multicolores.
– Vous commencez à m'impressionner, Martin.
«Cette nuit, j'ai fait un rêve, dit le malade. J'ai rêvé qu'il y avait un salon chic où tout le inonde faisait la fête. Et, je ne sais pas pourquoi, vous étiez au milieu avec une immense tête, une tête de géant grande de trois mètres de haut.»
Samuel Fincher lui prit la main.
– Le rêve est précisément le seul moment où nous sommes libres. Du coup, nous laissons nos idées vaquer à leur guise. Votre rêve ne signifie rien, si ce n'est que peut-être vous me surestimez.
Il est midi et le CIEL est en pleine ébullition. Les limousines moirées se garent les unes derrière les autres devant le mas provençal, siège du club d'épicuriens. Des gens très chics en descendent. Les femmes en robes haute couture déploient leurs éventails et arrangent leurs chapeaux. Il fait chaud.
Isidore et Lucrèce arrêtent leur side-car. Ils se débarrassent de leurs casques et de leurs lunettes d'aviateur et dévoilent leurs tenues de soirée sous leurs manteaux rouge et noir. Robe fendue pourpre pour Lucrèce, veste verte et chemise ample de popeline beige pour Isidore. Lucrèce troque ses bottes de moto contre deux escarpins noirs à talons hauts qu'elle enfile sur ses bas résille. Isidore conserve ses mocassins. Il regarde sa compagne qu'il n'avait jusqu'alors jamais vue ainsi vêtue. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout une gamine, elle fait carrément «vamp». Ses longs cheveux roux rehaussés par sa robe fendue pourpre font davantage ressortir ses yeux vert émeraude à peine soulignés d'eye-liner noir. Un rouge à lèvres brillant donne à son visage un éclat nouveau. Grâce à ses hauts talons, elle a grandi de plusieurs centimètres.
– Ce sont des chaussures neuves et elles me serrent. Entrons vite que je puisse m'en délivrer, avoue-t-elle, mal à l'aise.
Les deux journalistes se glissent dans la file de ceux qui attendent pour entrer dans la fête, alors que résonne une musique symphonique dans les haut-parleurs extérieurs.
Jérôme Bergerac vient les saluer, veste de cachemire et monocle à la main. Il leur propose de leur montrer sa «Mimi».
– C'est votre compagne?
Le milliardaire les entraîne derrière le mas. Là, posée au centre du champ, ils aperçoivent la dénommée Mimi. C'est une montgolfière qui s'enfle progressivement sous l'effet d'un immense ventilateur soufflant sur des tuyères enflammées pour remplir la membrane d'air chaud. La toile s'élève et la montgolfière révèle sa forme: une sphère sur laquelle s'affiche, sur trois mètres de haut, le visage de Samuel Fincher.
– C'est en hommage à Sammy. Ainsi, il continue d'être près de nous. Le remplissage d'air chaud est un peu long mais je pense que d'ici la fin de la fête Mimi pourra servir à l'apothéose finale, n'est-ce pas?
Jérôme accorde un nouveau baise-main à la jolie journaliste scientifique.
– Alors, toujours aussi riche et oisif?
– Toujours.
– Si vous avez de l'argent en trop, je veux bien vous aider.
– Ce ne serait pas vous rendre service. L'argent, quand on n'en a pas, on imagine que c'est la solution à tous les maux et, lorsqu'on en a, comme c'est mon cas, on découvre une grande béance. Vous voulez que je vous raconte la meilleure? La semaine dernière j'ai pris un billet de loto, comme ça, juste pour faire un acte de «pauvre», eh bien j'ai gagné. Le monde est ainsi, il n'y a que si on n'a pas besoin de quelque chose qu'on l'obtient. Par exemple, là, j'aimerais ne pas avoir besoin de vous…
Isidore marque des signes d'impatience.
– Dis donc, ma «sœur», je crois que la fête commence à l'intérieur. Il ne faudrait pas rater le début.
Ils entrent et retrouvent Micha qui indique à un chargé de la sécurité que même si ces deux-là ne font pas encore partie des habitués il peut les laisser entrer.
Le couple s'assoit à une table dorée. Aussitôt Lucrèce profite que la longue nappe cache ses pieds pour envoyer promener ses chaussures. Elle masse ses orteils endoloris par le cuir trop étroit. Elle se dit que même si, comme en Chine ancienne, on n'oblige pas les femmes à compresser leurs pieds dans des bandelettes, l'homme occidental s'est néanmoins débrouillé, par le jeu de la mode, pour faire souffrir les femmes par leur point le plus sensible: les pieds. Elle déploie ses petits orteils peints en éventail et les caresse pour les consoler de ce qu'elle leur impose au nom de la beauté et de la grâce.
Un majordome leur distribue un carton répertoriant le programme: de la nourriture, des discours, des surprises.
Tout le monde est assis, les portes se ferment. L'Hymne à la joie, de Beethoven, retentit tandis que la scène s'éclaire, Micha monte sur l'estrade et se place face au pupitre, ses notes à la main. Il entame un court exposé sur le thème du plaisir.
Le président du CIEL rappelle le devoir de plaisir de tout être humain. «Aime-toi toi-même et tu connaîtras les cieux et les dieux», déclame-t-il en paraphrasant Socrate qui, lui, commence par «Connais-toi toi-même». Il conspue les stoïciens, les romantiques, les héros, les martyrs et tous les masochistes qui n'ont pas compris que le plaisir immédiat est le principal moteur de la vie.
– Dieu aime nous voir jouir, conclut-il.
Applaudissements.
– Merci. Régalez-vous. Si cela vous plaît: mangez avec les doigts! Et n'oubliez pas: le péché vaut mieux que l'hypocrisie.
Des serveurs en livrée apportent un caviar rare accompagné d'un champagne millésimé. Les petits œufs de poisson craquent sous la dent puis leur jus se répand dans la bouche. Le Champagne finit de noyer les petits fœtus condamnés et l'alcool libère quelques essences de raisin blanc qui s'ajoutent à la sensation de pétillant. Elles remontent à l'arrière du palais et déclenchent alors les capteurs olfactifs, tel un parfum.
Micha rappelle que la soirée est dédiée au souvenir du docteur Samuel Fincher.
– Mais au-delà de toute l'admiration que nous pouvons porter à Fincher le psychiatre réformateur, le neurologue inventif, à Fincher le joueur d'échecs génial, c'est Fincher l'épicurien exemplaire jusqu'à la mort que je voudrais saluer ici.
– Mes amis, mes amis. Je vous le répète, nous ne sommes pas là pour être malheureux, a fortiori nous ne sommes pas là pour mourir malheureux. Que le visage de Samuel Fincher soit un phare qui nous guide. Mourir heureux. Mourir de plaisir. Mourir comme Fincher!
Nouvelle ovation.
– Merci. Encore une chose. Nous avons l'immense privilège de compter parmi nous Natacha Andersen.
Le top model se lève alors que résonne partout dans la salle l’Hymne à la joie. Les acclamations redoublent. Tout en applaudissant comme les autres, Lucrèce Nemrod se penche vers Isidore Katzenberg.
– Je la trouve glaciale. Je n'ai jamais compris pourquoi les hommes sont si attirés par ces grandes blondes Scandinaves.
– Peut-être qu'elles représentent un challenge. C'est précisément parce qu'elles ont l'air insensibles qu'on a envie de les faire vibrer. Regardez Hitchcock, il n'aimait que les blondes froides parce qu'il affirmait que quand elles font quelque chose qui sort un peu de l'ordinaire cela paraît tout de suite extraordinaire.
Natacha Andersen se penche sur le micro.
– Bonsoir. Samuel aurait apprécié d'être là parmi vous pour cette fête. Quelques instants avant sa mort, alors que nous conversions dans la voiture, il m'a dit: «Je crois que nous vivons une période de transition, tout devient possible, il n'y a plus de limite technique à l'expansion de l'esprit humain, les seuls ralentisseurs de cet élargissement sont nos peurs, nos archaïsmes, nos blocages, nos préjugés.»
Applaudissements.
– J'aimais Samuel Fincher. C'était un esprit de lumière. C'est tout ce que j'ai à dire.
Elle se rassoit et la fête commence. Les serveurs apportent de grands plateaux de nourritures froides et chaudes. Les lumières s'éteignent. Haendel succède à Beethoven. Il aide à mieux digérer.
Discrètement, Isidore et Lucrèce se glissent près de Natacha Andersen.
– Nous effectuons une enquête sur la mort de Fincher.
– Vous êtes de la police? demande le top model sans même leur accorder un regard.
– Non, nous sommes journalistes.
Natacha Andersen les toise sans aménité.
– Nous pensons que c'est un assassinat, lâche Isidore.
Elle étire un sourire désabusé.
– Je l'ai vu mourir dans mes bras. Il n'y avait personne d'autre dans la pièce, relate-t-elle en détournant la tête pour voir si elle ne repère pas quelques amis avec lesquels discuter plus agréablement.
– Nos sens nous trompent parfois, insiste Lucrèce. Le médecin légiste qui l'a autopsié a été assassiné au moment où il était sur le point d'apporter un élément nouveau à l'enquête.
Natacha Andersen se contient et articule très posément:
– Je vous préviens, si vous racontez quoi que ce soit qui porte atteinte à mon image ou à l'image de mon ex-compagnon, je vous envoie mes avocats.
Le regard bleu métallique du top model défie le regard vert émeraude de la journaliste. Les deux jeunes femmes se fixent sans sourire, avec intensité.
– Nous sommes là pour essayer de vous aider, tempère Isidore.
– Je vous connais, vous et ceux de votre espèce. Vous êtes là pour essayer de profiter de mon nom pour rédiger un article racoleur, tranche Natacha Andersen.
Micha arrive alors pour présenter des invités à la jeune veuve. Lucrèce et Isidore s'éloignent.
– Vous ne l'aimez pas, hein? C'est normal. Les jolies filles sont toujours haïes, s'amuse Isidore.
Lucrèce hausse les épaules.
– Vous savez ce que je désirerais le plus à cette seconde?
«… Le même implant cérébral que Wallace Cunningham.»
Fincher regarda son malade.
–Désolé, cette opération coûte très cher. Dans cet hôpital, on me réduit chaque jour un peu plus les crédits. A mon avis, les responsables de l'administration préfèrent donner de l'argent pour les prisons car cela permet de rassurer ainsi le «bourgeois-contribuable-électeur». Les fous, on préfère les oublier.
L'œil de Martin brilla. Il se livra à sa gymnastique oculaire.
«Et si je trouve les moyens d'enrichir cet hôpital?»
Le médecin se pencha sur son malade et lui murmura à l'oreille:
– De toute façon, je n'ai pas le savoir-faire. Toute trépanation est délicate. La moindre petite erreur peut avoir des conséquences importantes.
«Je suis prêt à prendre le risque. Etes-vous d'accord pour m'accorder cette intervention si je me débrouille pour transformer cet hôpital en entreprise prospère?»
A l'instant où Samuel Fincher donnait son accord, il restait pourtant dubitatif.
Jean-Louis Martin ne pouvait exprimer par son visage sa conviction, mais il inscrivit le plus rapidement qu'il put:
«Rappelez-vous, Samuel, vous m'aviez dit que vous vouliez aller plus loin dans les réformes. Je suis prêt à vous aider.»
– Vous ne vous rendez pas compte de la difficulté à faire bouger les choses, ici.
«Ce n'est pas parce que c'est difficile qu'on ne le fait pas, c'est parce qu'on ne le fait pas que c'est difficile. Je suis sûr qu'il y a déjà eu des réussites mais on les a oubliées. Faites-moi confiance.»
Le neuropsychiatre cligna de l'œil, en signe d'assentiment.
Jean-Louis Martin le regarda quitter la pièce et espéra être à la hauteur de son défi.
Il envisagea le problème sous tous ses aspects. Il chercha d'abord des exemples dans l'histoire.
Dans l'Antiquité, chez les Grecs, on jetait à la mer, lors d'une cérémonie, les idiots du village pour expier les péchés de la communauté. Au Moyen Age, on tolérait l'«idiot» du village mais on jugeait et on brûlait comme sorciers ceux qu'on estimait possédés.
En 1793, alors que la Révolution française mettait en ébullition les rues de Paris et que soufflait un vent de changement dans tous les secteurs de la vie sociale, le docteur Philippe Pinel, un jeune médecin, ami de Condorcet, devint directeur de l'hôpital de Bicêtre, le plus grand asile de fous de France. Il découvrit là le statut des aliénés de l'époque. Enfermés dans des cellules sombres, quand ce n'était pas dans des cages d'un mètre carré, battus, enchaînés toute leur vie, les fous étaient traités comme des animaux. Pour les calmer on leur faisait des saignées, on les plongeait dans des bains glacés, on les forçait à avaler des purgatifs. Après qu'on eut détruit la prison de la Bastille, Philippe Pinel proposa de profiter de l'ère nouvelle pour ouvrir également les asiles d'aliénés. Au nom de la liberté, l'expérience fut tentée.
Jean-Louis Martin raconta l'histoire de Philippe Pinel à Samuel Fincher et lui proposa de poursuivre plus loin l'expérience de ce révolutionnaire.
– Qu'est-il arrivé ensuite?
«Les libérés de Pinel ont réclamé pour la plupart d'être réintégrés dans les hôpitaux.»
– Donc c'a été un échec.
«Philippe Pinel n'était pas allé assez loin. Que les aliénés soient dehors ou dedans ne change rien, ce qui importe c'est ce qu'ils font. Pinel revendiquait le fait que les fous sont des humains normaux. Non, ils ne sont pas normaux, ils sont différents. Il faut donc non pas les "normaliser" mais les confirmer dans leur spécificité. Je suis certain qu'on peut transformer les handicaps des malades en avantages. Oui, ils sont dangereux, oui, certains sont suicidaires, intolérants, nerveux, destructeurs, mais c'est cette énergie négative qu'il faut inverser pour la transformer en énergie positive. L'énergie inépuisable de la folie.»
Isidore boit son verre d'un trait.
– Qu'est-ce qui vous ferait plaisir?
– Une cigarette!
Lucrèce Nemrod se lève, se dirige vers un convive voisin et revient avec une ultra-light mentholée. Elle l'aspire avec volupté.
– Vous fumez, Lucrèce?
– Tous ces épicuriens ont fini par me convaincre de la justesse de leur slogan, Carpe diem. Comment traduisiez-vous cela, déjà? «Profite de chaque instant comme si c'était le dernier.» Après tout, il peut nous arriver quelque chose de terrible à chaque instant. Si la foudre s'abat à cette seconde sur moi, je me dirai: «Quel dommage que je n'aie pas davantage profité des cigarettes.» Alors tant pis pour ma santé, je m'y remets.
Lentement elle aspire une bouffée et la conserve dans ses poumons le plus longtemps possible avant de la faire ressortir par ses narines.
– Cela fait combien de temps que vous avez arrêté?
– Trois mois. Trois mois tout juste. Mais cela ne sert à rien. J'ai choisi un métier de forte tension où je serai de toute manière amenée à rechuter, alors autant le faire ici, dans le temple du «laisser-aller».
Isidore sort son ordinateur de poche et note. Elle lui envoie par inadvertance un peu de fumée au visage et il toussote.
– Notre société est modifiée par des plantes. Le tabac, mais aussi le café du matin qui nous réveille, le chocolat dont certaines personnes sont complètement accros, le thé, la vigne et le houblon fermenté qui nous permettent d'atteindre l'ivresse, et puis le chanvre, la marijuana, les dérivés de la sève de pavot qui donnent tous les stupéfiants. Les plantes prennent leur revanche. Le huitième besoin…
Lucrèce ferme les yeux, absente, pour bien ressentir tout le plaisir de chaque bouffée de nicotine. La fumée pénètre dans son palais, passe sa gorge, dépose une fine pellicule de poussières irritantes sur la muqueuse propre, puis descend dans la trachée. Enfin elle surgit dans les alvéoles de ses poumons. Là il reste encore du goudron résiduel d'il y a trois mois et celui-ci reçoit avec ravissement cette arrivée inespérée de vapeur toxique. La nicotine passe rapidement dans le sang, remonte au cerveau.
– Cela valait presque le coup de s'en priver pour cette seconde. Ah, si vous saviez comme j'apprécie chaque bouffée, je crois que je vais fumer cette cigarette jusqu'au filtre. Ne me dites rien. Ne me dérangez plus, laissez-moi savourer cet instant.
Isidore hausse les épaules.
Que pourrais-je lui dire? Que si elle fume régulièrement cela détruira son système de régulation du sommeil, que cela détruira son système de régulation de l'humeur, que cela détruira son système de régulation du poids et que désormais elle sera esclave de la nicotine et du goudron au risque de ne plus pouvoir dormir et de devenir aigrie?Qu 'elle encrasse toutes ses alvéoles pulmonaires, ses veines, ses cellules? De toute façon les fumeurs n'écoutent plus personne, ils considèrent que leur plaisir leur donne tous les droits.
Il essaie de penser à autre chose et cherche sur le carton la suite des réjouissances. Sur leur gauche un homme âgé et corpulent embrasse à pleine bouche une jeune fille toute mince. Visiblement, eux n'ont pas trouvé de sujet de conversation mais l'absence de dialogue ne les gêne pas outre mesure.
Lucrèce est comme dégoûtée par sa cigarette. Elle l'écrase.
Le tabac me laisse un goût de saleté et d'amertume. Pourquoi est-ce que je fume?
Dans les semaines qui suivirent, Martin se plongea dans l'histoire de la psychiatrie tout en analysant sa propre situation. Il se lança dans des schémas, des calculs, des diagrammes. Après avoir pris en compte les forces de résistance de l'administration, il inclut dans l'équation l'inertie des malades. Considérés comme des ratés par la société, ils avaient une piètre image d'eux-mêmes. Jean-Louis Martin était donc conscient qu'il fallait restaurer leur propre estime, les valoriser et leur proposer de devenir les acteurs de leur destin. Il prit en compte que tout le monde ne jouerait pas facilement le jeu, mais dans son architecture il n'avait besoin que d'un noyau actif de départ. Il savait qu'ensuite cela ferait tache d'huile.
Nous respecterons de toute manière le libre choix des malades. Il faut que l'énergie vienne d'eux.
Jean-Louis Martin fit part de ses réflexions à son médecin.
Il a peut-être résolu mon problème, se dit Fincher, émerveillé. Il a raison, la folie est une énergie créatrice comme les autres. Et comme toutes les énergies, il suffit de la canaliser pour faire tourner les moteurs.
Ils avaient réussi à raviver l'idée de Philippe Pinel. Dans les semaines qui suivirent, ils passèrent à la phase d'application pratique. Samuel Fincher donna les consignes pour permettre aux malades d'œuvrer. L'élan de départ était donné. Ils arrivèrent à convaincre des partenaires extérieurs.
En quelques mois, l'argent commença à affluer progressivement. L'hôpital faisait des bénéfices.
Dès lors Samuel Fincher dut s'acquitter de sa promesse à Jean-Louis Martin. Il contacta l'équipe américaine du centre médical de l'université Emory, à Atlanta. Grâce à Internet et aux caméras vidéo, les savants américains purent suivre les étapes successives de l'opération proprement dite que Samuel Fincher confia au meilleur neurochirurgien de l'hôpital. Une fois qu'il eut compris les instructions, aidé de ses assistants il commença par passer le cerveau de Martin au scanner afin de localiser les zones du cortex les plus actives lorsqu'il pensait. Puis, sans ouvrir complètement le crâne, juste en le trépanant par deux trous infimes, ils implantèrent deux cônes en verre creux de deux millimètres, chacun dans une des régions repérées au scanner. Ces cônes contenaient une électrode et celle-ci était enduite d'une substance neurotrophique prélevée sur le corps de Martin et qui permettait au tissu de se régénérer et d'attirer les neurones.
Ainsi, les neurones voisins, en étendant leurs terminaisons dans le cerveau, rencontraient et entraient en contact avec ces deux électrodes. Les neurones étaient pareils à des lierres grimpants cherchant partout où s'agripper, où se connecter, où se renouveler. En quelques jours, la rencontre s'accomplit. Les dendrites des neurones découvrirent les électrodes, firent alliance, et bientôt les neurones trouvèrent leur prolongement dans le fil de cuivre fin. Un véritable buisson de ronces neuronales s'accumulait autour des cônes de verre. Etonnante fusion entre l'organique et l'électronique.
Ces électrodes étaient elles-mêmes reliées à un émetteur placé entre l'os du crâne et la peau, sous le cuir chevelu. Il avait fallu au préalable insérer une batterie extra-plate, elle aussi affleurant sous la peau pour alimenter l'émetteur.
Le chirurgien avait alors placé à l'extérieur un électroaimant entretenant la batterie et un récepteur radio qui recevait les signaux émis par son cerveau. Ceux-ci étaient amplifiés et transformés en données compréhensibles par un ordinateur. Le plus difficile avait été l'étalonnage. A chaque type de pensée, il fallait faire correspondre un mouvement sur l'écran de l'ordinateur. Au bout de plusieurs jours, Jean-Louis Martin, l'œil rivé sur l'écran, parvint à atteindre, avec sa pensée, la même vitesse de mouvement du curseur que celle de son œil surveillé par la caméra. Mais il n'arrivait pas à la dépasser.
Samuel Fincher posa la question à l'équipe américaine qui lui expliqua qu'il fallait tout simplement rajouter des électrodes. Plus on repérait de zones du cortex actives et plus on y implantait d'électrodes, plus on augmentait la célérité de l'expression de la pensée. Cunningham en recelait quatre. Quelques jours plus tard, le chirurgien rouvrit donc le crâne de son patient et y ajouta deux nouvelles électrodes, puis encore plus tard deux autres. Maintenant la cervelle de Jean-Louis Martin était truffée de six petits cônes de verre. Ses pensées s'exprimaient avec de plus en plus de fluidité.
«Ça marche! écrivit le malade. Il faudrait inventer un nouveau verbe pour décrire ce que je fais. Tout ce que je pense s'inscrit automatiquement sur l'écran quand je le veux. Comment pourrait-on appeler cela: pensécrire?»
– Je pensécris, tu pensécris, il pensécrit?
«Oui. Joli néologisme.»
Après les mots, ce furent les phrases qui s'enchaînèrent tel un robinet qu'on ouvre progressivement pour en laisser couler la pensée.
Samuel Fincher était le premier étonné par la réussite de cette expérience.
Jean-Louis Martin avait la sensation que son esprit était sorti de son crâne lors de son premier branchement sur l'ordinateur, puis était sorti de l'hôpital lors de son premier branchement sur Internet et, maintenant, grâce à son implant, s'était élargi à l'ensemble du réseau informatique mondial.
Son œil ne s'épuisant plus à zigzaguer à la recherche des lettres pouvait enfin se concentrer sur l'écran. D'une manière quasi instantanée, Martin fit apparaître une phrase. «Un petit pas dans ma cervelle, un grand pas pour l'humanité, n'est-ce pas, docteur?»
– Oui, sans doute…, répondit Samuel Fincher.
Et, à cet instant, subjugué par la célérité d'expression de son patient, il se demanda s'il n'était pas devenu une sorte de docteur Frankenstein et s'il détiendrait toujours la maîtrise de cet étonnant malade immobile dont la pensée était si créative.
«Je crois que l'électronique accroîtra la puissance du cerveau, comme l'outil a accru la puissance de la main.»
Au moment où il disait cela, sous son crâne les dendrites des neurones continuaient à s'accumuler au bout des cônes d'électrodes, telles des plantes rampantes ayant découvert un point d'eau.
Dans l'immense salle de réception du CIEL, les invités dansent sur une valse de Strauss. Les robes, soie et mousseline, virevoltent tandis que les hommes tournoient dans leurs smokings amidonnés. Les gens rient et sourient. Il n'y a pas de stress. Douce nonchalance de l'épicurisme.
Et si l’aboutissement de l'activité sociale était cela: de la nourriture fine, des femmes jeunes et belles en robes étincelantes, des musiques joyeuses? Pourquoi toujours être anxieux? Pourquoi souffrir?
Isidore dévisage un homme étonnamment tranquille. Il n'a pas une ride. L'épicurisme semble lui profiter. Il se tient auprès d'une femme tout aussi sereine… Un couple sans frustration, sans inquiétude, qui veut juste apprécier l'instant en oubliant l’ailleurs et le futur.
Comme cela doit être agréable de ne pas prendre tout à cœur et de n'être là que pour profiter des bonnes choses rien que pour soi, en ignorant les autres. Mais en suis-je seulement capable?
Le couple danse. Et Isidore se dit qu'ils engendreront des enfants, qui n'auront pas non plus le poids du monde sur les épaules. Des générations de gens tranquilles.
Jérôme Bergerac les a rejoints, une bouteille de Dom Pérignon à la main. Il verse le nectar dans des flûtes ciselées.
Un grand fracas secoue alors la salle.
La porte d'entrée est défoncée, une vingtaine de jeunes gens habillés de cuir noir, casque de moto noir sur la tête, nantis de boucliers noirs et de manches de pioches, déboulent soudain.
– C'est quoi, une attraction? demande Isidore.
Jérôme Bergerac fronce le sourcil.
– Non. Ce sont les Gardiens de la vertu…
Grâce à Internet et à sa nouvelle interface rapide, Jean-Louis Martin put voir ce que devenaient sa femme et ses enfants. Il lui suffit de se brancher sur les caméras de vidéo-surveillance de l'école et du bureau de sa femme. Même s'ils l'avaient abandonné, il continuait à penser à eux. «Un type formidable», ça pardonne et ça continue d'aimer sa famille. Il se sentit ragaillardi comme s'il reprenait en main son destin.
Isabelle, son épouse, avait parlé d'une agence où avait été louée la voiture qui l'avait percuté. Passé expert dans l'art de surfer sur Internet, Jean-Louis Martin retrouva le fichier de l'agence de location et découvrit le numéro de permis de conduire puis le vrai nom de son «tueur»: Umberto Rossi, un ancien docteur de Sainte-Marguerite. Jean-Louis Martin se dit que le monde était petit et que certains rendez-vous sont peut-être révélateurs. Mais Rossi avait démissionné. Il rechercha son adresse et s'aperçut qu'il n'avait plus de domicile.
Finalement il le retrouva sur un fichier de police recensant les sans-domicile fixe. Après avoir quitté l'hôpital, Umberto Rossi avait progressivement sombré. Il n'était désormais plus qu'une loque qui cuvait son vin sur la plage de Cannes lorsque la police ne l'embarquait pas pour un épouillement ou une cure forcée de désintoxication. La fiche de police signalait qu'il rangeait ses affaires sous le troisième banc de la Croisette. Grâce à une caméra de ville, et la ville de Cannes en était bien garnie, il put l'attendre et le voir. L'ex-neurochirurgien, barbu et pouilleux, titubait, une bouteille de mauvais rosé à la main.
Jean-Louis Martin observait ce clochard. C'était donc à cause de ce misérable qu'il avait perdu l'usage de son corps. Une terrible envie de le détruire l'envahit.
Grâce à la puissance de son esprit dont les yeux étaient les milliers de webcams de par le monde, et les mains tous les bras des disques durs eux-mêmes branchés sur des robots, il savait qu'il en était désormais capable. Il pouvait le broyer dans une porte automatique. Il pouvait rédiger un fichier de police qui le ferait passer pour le plus dangereux des pervers. Son bourreau était à portée de sa volonté de destruction.
Mais une idée traversa alors Martin.
Je possède un esprit surdimensionné, il me faut une morale surdimensionnée.
Il eut une longue discussion avec Fincher. De ce dialogue, il ressortit qu'il serait peut-être judicieux d'enrichir l'esprit de Martin d'un programme d'intelligence artificielle qui lui permettrait non seulement de réfléchir plus vite et plus loin dans le temps, mais l'aiderait aussi à élaborer «une nouvelle morale» pour l'homme du futur.
Le malade du LIS récupéra le programme d'intelligence artificielle utilisé par les aiguilleurs du ciel pour éviter que les avions ne croisent leurs trajectoires. C'était le programme le plus perfectionné et le plus sûr. Ensuite, ensemble, Fincher et Martin programmèrent l'ordinateur pour le doter d'un système expert comprenant les «valeurs humaines». Ils commencèrent par introduire dans la zone racine les dix commandements de l'Ancien Testament: tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu ne convoiteras point, etc.
C'est étrange, remarqua Samuel Fincher, ce ne sont pas des impératifs, ce sont des futurs. Comme si l'Ancien Testament annonçait une prophétie: un jour quand tu seras plus éveillé, tu comprendras et tu n'auras plus envie de tuer, de voler ou de convoiter.
Ils éliminèrent cependant les commandements liés à l'obéissance à Dieu. Pour l'instant, la notion de «Dieu» était la limite d'incompétence des ordinateurs. Ils la remplacèrent par des valeurs d'obéissance à l'homme.
Aux commandements de l'Ancien Testament, ils ajoutèrent le commandement du Nouveau: aimez-vous les uns les autres. Puis, pour booster l'ensemble, ils retranscrivirent le Tao tö king: Qui s'incline sera redressé, qui se tient creux sera rempli, qui subit l'usure se renouvellera. Plus le poème Si de Rudyard Kipling: «Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie et sans dire un mot te mettre à rebâtir ce qu'il t'a fallu cent ans pour construire, si tu peux aimer sans cesser d'être sage…» Ils ajoutèrent les notions qu'ils jugèrent judicieuses des grands courants de pensée des cinq continents.
Au final, ce logiciel d'intelligence artificielle se révéla un recueil de sagesse mise en perspective. Martin et Fincher ajoutèrent quelques postulats personnels à l'usage de l'homme du futur: principes d'ouverture d'esprit, principes d'acceptation de la différence, principes de curiosité devant la nouveauté, principes de proposition systématique de dialogue.
Le programme ainsi enrichi devint l'inconscient électronique de Martin.
Samuel Fincher proposa de le baptiser Athéna, en référence à la déesse de la sagesse qui conseillait Ulysse.
Ainsi pourvu de sa «morale assistée par ordinateur», le malade du LIS revint vers l'image d'Umberto Rossi. Il n'avait même plus besoin d'exprimer sa question, déjà Athéna lui soufflait son conseil, doux comme une plume qui caresse son cortex: «Si quelqu'un t'a fait du mal, assieds-toi au bord de la rivière et attends de voir passer son cadavre», disait Lao Tseu.
Jean-Louis Martin savait que la vie avait puni son agresseur bien mieux qu'il n'aurait pu le punir lui-même.
Soudain il prit conscience que le châtiment d'Umberto Rossi était pire que la mort. Il était devenu un déchet qui se faisait honte à lui-même et pour lequel chaque seconde était une douleur.
Je ne lui en veux plus. L'alcool est peut-être une affliction pire que la maladie du LIS. Moi au moins j'ai toute ma tête. Moi au moins j'ai une volonté qui peut s'exprimer. Moi au moins je peux réfléchir et j'ai su garder ma dignité. Je suis quelqu'un de bien.
Sa vision s'élargissait.
Il réfléchit longtemps à cette expression: «Quelqu'un de bien.»
Athéna, aide-moi à savoir: que ferait quelqu'un de bien dans ma situation?
Elle lui répondit.
Bon. Je lui pardonne, arriva-t-il à penser.
Mais cela n'était pas suffisant par rapport à la nouvelle image qu'il voulait avoir de lui-même.
Qu'est-ce qui est mieux que «quelqu'un de bien»?
Une mécanique vertueuse s'était mise en route et ne pouvait plus stopper.
Que ferait quelqu'un de formidable?
Il ne se contenterait pas de pardonner. Il ferait plus. Il - aïe… c'était comme s'il avait peur d'exprimer cette pensée. Il… sauverait celui qui lui avait fait du mal.
Non, Ça quand même je ne peux pas. C'est trop.
Il repensa à Fincher. A cette phrase: «Vous savez que vous m'impressionnez.» Il avait commencé à l'impressionner. Il fallait aller plus loin. L'impressionner encore plus. Pardonner. Et… sauver son pire ennemi. Ça, c'était impressionnant.
«Si quelqu'un t'a fait du mal, assieds-toi au bord de la rivière et attends de voir passer son cadavre», disait Lao Tseu. «…mais s'il est encore agonisant, sauve-le de la noyade», compléta-t-il.
Tout se bousculait dans sa tête, l'esprit d'Athéna fusionnant avec le sien.
«La sauvegarde d'Umberto Rossi sera la preuve que je suis capable de maîtriser ma colère, ma vengeance et mes émotions. Je deviendrai maître de moi-même et de mon destin à partir de ce pardon», pensécrivit-il.
Jean-Louis Martin parla d'Umberto Rossi à Fincher.
«Il faudrait lui trouver un travail. C'était quand même un bon neurochirurgien. Il a cumulé les malheurs, il a perdu sa dignité, il a perdu sa raison. Il a peut-être même des méfaits sur la conscience. Je vous en prie, faites quelque chose pour lui, Sammy.»
Samuel Fincher n'essaya pas d'en savoir plus mais il comprit que la demande était d'importance.
Dès lors, libéré du poids de sa vengeance, Jean-Louis Martin, qui se considérait désormais comme un «type formidable», décida de devenir un explorateur de l'esprit. Ayant vaincu sur le territoire des émotions, il voulait maintenant impressionner Fincher en le battant sur son propre terrain, la connaissance du plus beau et du plus délicat des joyaux de la nature: la pensée humaine.
Beuglement.
Un manche de pioche part et fait éclater l'arcade sourcilière d'un homme de la sécurité qui cherche à repousser les nouveaux arrivants. Poings fermés. Hurlements. Jurons. Eructations.
D'autres gardiens du CIEL s'interposent et tentent d'arrêter les envahisseurs.
– Les Gardiens de la vertu?
Jérôme Bergerac ne semble pas inquiet. Il se beurre un toast qu'il garnit d'une belle tranche de saumon fumé.
– Ce sont de jeunes étudiants de bonne famille inscrits à la faculté de droit de Nice, pour la plupart, n'est-ce pas?
Le milliardaire continue à leur verser du Champagne.
– Ils nous détestent car nous faisons tout ce qu'ils n'osent pas faire. Leur chef se fait appeler «Deus Irae», la colère de Dieu. C'est un mystique. Il se rend régulièrement à Tolède, en Espagne, pour s'autoflageller lors des processions religieuses de pénitents noirs. Eh oui, ça existe encore. Mais ce n'est pas le pire. Nous allons sûrement avoir droit à son petit discours moralisateur.
En effet, un grand escogriffe monte sur une table, renverse ce qui se trouve sur la nappe et hèle un instant ses troupes.
– VADE RETRO SATANAS! lance-t-il en levant son poing en direction de Micha.
Ledit Micha est blotti dans un coin, entouré d'un bon nombre d'employés de la sécurité.
– Je suis le chien de berger surgi pour vous mordre les mollets car vous vous êtes égarés. Moutons, retournez à la bergerie, proclame Deus Irae, ici vous êtes en perdition. Le plaisir ne peut être le but de la vie! Le seul but de la vie est la vertu. Nous sommes les Gardiens de la vertu.
– Tais-toi, fiche le camp! Chacun fait ce qui lui plaît, rétorque un convive.
– Je suis venu vous avertir avant que vous ne soyez encore plus en danger. Vous devriez me remercier. Je préférerais, certes, ne pas être ici. Mais c'est mon devoir.
– Il paraît que six pour cent de la population ne parvient pas à bien synthétiser les neuromédiateurs du plaisir. La faute en incomberait à un déficit en dopamine et en noradrénaline, soupire Isidore.
Le tribun vertueux articule posément, tel un professeur instruisant des élèves chamailleurs.
– Le sida est le premier avertissement pour ceux qui se livrent au péché de luxure.
Il bouscule un couple enlacé.
–La vache folle est le second avertissement pour ceux qui se livrent au péché de gourmandise.
Il expédie dans les airs un plat en sauce.
– Bientôt d'autres suivront. Craignez la colère de Dieu!
Quelques épicuriens semblent en effet sensibilisés par ce discours.
– Ça n'a pas l'air de vous inquiéter, vous, remarque Lucrèce s'adressant au milliardaire.
– C'est normal, dès qu'on exerce une action dans un sens, il se produit une réaction en sens inverse. Même le plaisir est une notion discutable. L'Eglise s'est bâtie sur la culpabilité et l'évocation de la douleur des martyrs. Elle a pu construire ses cathédrales grâce à l'argent des nobles qui achetaient leur place au paradis en 999, par peur du passage au nouveau millénaire. Cela a constitué une fortune colossale. L'argent de la peur de l'apocalypse. Ce n'est pas pour que des gens comme nous osent s'amuser impunément. Regardez la société moderne, elle ne fonctionne que par interdits.
Les hommes en noir commencent à tout casser avec leurs manches de pioche.
Des épicuriens préfèrent partir, alors que d'autres enlèvent leur veste et saisissent des chaises en guise d'arme. Les deux groupes se font face, épicuriens contre vertueux.
Au signal, Deus Irae charge au travers des convives qui brandissent leurs chaises comme des lances à quatre bouts.
– C'est quoi, leur motivation à eux?
– Deus Irae se revendique d'Origène.
– Après Homère et Epicure: Origène. Décidément, le monde antique est toujours présent, dit Isidore, peu intéressé par la bataille.
– Qui est Origène? demande Lucrèce.
Jérôme Bergerac continue de beurrer paisiblement ses toasts tandis que des cris de douleur et de rage retentissent depuis l'entrée.
– Origène vivait au III siècle après J.C. et était évêque d'Antioche. C'était un brillant exégète de la Bible. Un jour, il est parti dans le désert pour rencontrer Dieu. Il ne trouva personne. Alors il proclama que Dieu n'existait pas et se mit à vivre dans la débauche. Et puis, au bout de plusieurs mois d'excès de toutes sortes, il décida de laisser une deuxième chance à Dieu de se manifester. Il retourna dans le désert et affirma enfin l'avoir trouvé. Il dressa alors la liste de tout ce qui empêche l'homme de suivre la voie divine et inventa la notion de «péchés capitaux». Il en dénombra six. Plus tard, l'Eglise en rajoutera un septième.
– C'est lui l'inventeur des sept péchés capitaux?
– Parfaitement. Enfin, pour éviter d'être soumis à la tentation, il se castre.
Satisfait de son petit exposé sur cet étonnant personnage, Jérôme Bergerac fouille parmi les mignardises afin d'en extraire quelques pâtisseries chocolatées.
– C'est quoi, déjà, les sept péchés capitaux?
Isidore et Jérôme cherchent ensemble à se les remémorer, sans vraiment y parvenir.
– La luxure et la gourmandise, ensuite je me souviens plus.
C'est tellement anti-épicurien de s'en souvenir, n'est-ce pas?
Le pugilat bat son plein. Les hommes en noir renversent les gâteaux à la crème.
– Pourquoi faut-il que tout ce qui est agréable dans la vie se retrouve soit illégal, soit immoral, fasse grossir ou entraîne l'agression des grincheux? soupire Lucrèce.
– Ça serait peut-être trop facile autrement, n'est-ce pas? suggère Jérôme Bergerac.
– Des militaires contre l'hypnose, des étudiants réactionnaires contre le plaisir, et si votre Deus Irae était pour quelque chose dans la mort de Fincher? Après tout, il était le porte-drapeau de la victoire des épicuriens. Voilà des gens qui avaient une motivation pour agir contre lui. Je vais leur demander…
– Allez-y, je vous regarde, l'encourage Isidore, se calant sur sa chaise comme devant un spectacle.
La journaliste scientifique fonce dans la mêlée. Isidore ponctionne quelques mignardises dans l'assiette de Bergerac.
– Ce n'est pas la première fois que cela arrive, annonce le milliardaire oisif. Je me demande parfois si cette agitation n'est pas organisée par Micha, histoire de mettre un peu de piquant dans la soirée et de rendre les épicuriens plus conscients de la cause, n'est-ce pas?
– C'est le cas? demande le journaliste, la bouche pleine.
– Non. Ceux-là sont de vrais militants de la Ligue de vertu.
– Ils ont l'air déterminés.
– Le propre des gens malheureux est de ne pas supporter que d'autres s'amusent. Ils voudraient que tout le monde soit comme eux. La souffrance est plus facile à partager que le plaisir…
Isidore et Bergerac trinquent alors que Lucrèce virevolte dans la mêlée avec ses deux doigts en fourche qui fouettent et frappent. A cause de ses chaussures à talons hauts elle évite les grands mouvements de jambes et de pieds, se contentant de coups de genoux.
– Elle se bat rudement bien, dites donc, commente le milliardaire.
– Elle a appris à l'orphelinat. D'ailleurs elle appelle son art martial: l'orphelinat kwan-do.
– C'est quand même une frêle jeune fille. Je vais l'aider, annonce Bergerac.
– Je reste ici pour veiller sur les sacs à main, plaisante Isidore. Désolé, mais j'ai aussi ma religion et c'est la non-violence.
Lucrèce, déchaînée, s'approche de Deus Irae et l'attire en un combat singulier. Elle le maîtrise facilement.
– Qui t'envoie? Parle!
– Je suis le chien de berger venu pour mordre les mollets des brebis égarées, répète Deus Irae.
Autour d'eux c'est la pagaille.
Lucrèce Nemrod ne se rend pas compte que quelqu'un s'approche d'elle. Avant qu'elle ait pu réagir, un mouchoir enveloppe son nez et sa bouche. Elle aspire des vapeurs de chloroforme. La substance volatile pénètre ses narines, entre dans son sang et monte très vite au cerveau. Elle se sent tout à coup exténuée, quelqu'un la soulève et l'emporte, profitant de la confusion générale.
Elle rêve qu'elle se fait kidnapper par un prince charmant.
Samuel Fincher et Jean-Louis Martin étaient en train de devenir les meilleurs amis du monde. Samuel Fincher s'exprimait par la voix. Jean-Louis Martin lui répondait de sa pensée branchée sur l'appareillage informatique.
Ils conversèrent et Fincher constata que Martin devenait de plus en plus érudit en sciences, en psychiatrie en particulier. Ce fut Martin qui lui conseilla de décorer les salles en fonction des pathologies.
«Ils voient en permanence du blanc, cela les renvoie à leur vide intérieur. Pourquoi ne pas les entourer des images de beauté produites par des peintres soi-disant "malades" qui ont sublimé leur maladie pour la transformer en art? Moi par exemple je me sens dans l'onde du peintre Salvador Dali», pensécrivit le malade du LIS.
Jean-Louis Martin se connecta sur le Net, chercha un site de banques de données d'images et fit apparaître un tableau de Dali sur son écran d'ordinateur.
«Vous vous rappelez notre discussion sur nos préjugés qui fabriquent le réel? C'est le talent de Dali. Il a énormément travaillé sur les illusions d'optique. Il nous montre que notre cerveau ne cesse de tout interpréter et nous empêche de voir. Regardez ce tableau. Cherchez Voltaire dans le décor», suggéra-t-il.
Samuel Fincher examina l'image sans y réussir. Jean-Louis Martin lui désigna le visage de l'écrivain qui apparaissait en trompe l'œil sur la gauche de la peinture.
«Docteur, faites peindre les murs de motifs inspirés de ces tableaux!»
– Par qui?
«Par vos pensionnaires. Les obsessionnels par exemple. Animés par leur perfectionnisme, ils ne se fatigueront pas et y mettront tout leur cœur. Je suis sûr que cela leur fera plaisir de décorer l'endroit où ils vivent.»
Samuel Fincher accepta l'expérience et le résultat fut au-dessus de tout ce qu'il espérait. Les malades restaient des heures à observer, interpréter, tenter de comprendre l'œuvre de Dali.
Je dois reconnaître que vous avez des idées intéressantes, admit le praticien.
«Ce n'est pas moi, c'est l'étude du cerveau qui me l'a enseigné. Pourquoi ne pas valoriser la différence? Utilisons leur folie comme un avantage et non comme un inconvénient.»
Jean-Louis Martin lui expliqua que Victor Hugo, Charles Baudelaire, Vincent Van Gogh, Théodore Roosevelt, Winston Churchill, Tolstoï, Balzac ou Tchaïkovski avaient tous été traités pour psychose maniaco-dépressive, une maladie qui se caractérise par des phases de grand abattement suivies de phases d'excitation. Or on a découvert qu'en période de crise, les psychomaniaques fabriquent une dose anormale de noradrénaline, et que la production de ce neuromédiateur permet des communications beaucoup plus rapides expliquant leur créativité.
«Vous croyez que je suis fou, docteur?»
– Non. Vous êtes juste un «passionné». Et vos passions m'intéressent.
Jean-Louis Martin fit alors part à son neuropsychiatre de ses deux plus grandes passions: la peinture de Salvador Dali, et les échecs. En bougeant son œil, Jean-Louis Martin fit apparaître l'image d'un tableau de Dali.
«Regardez ce tableau, Le Christ de saint Jean de la Croix. Dali a eu l'idée de représenter le Christ vu de haut, en contre-plongée. En fait, du point de vue de Dieu. Personne n'y avait pensé avant lui…»
Il fut encore plus éloquent en parlant du jeu d'échecs. Les échecs étaient selon lui un moyen pour l'homme de se rappeler qu'il était probablement lui-même une pièce dans un jeu géant dont il ignorait les règles.
«Les échecs poussent à la spiritualité, car ils nous font comprendre qu'il existe une lutte entre deux énergies, les blancs et les noirs, qui symbolisent le bien et le mal, le positif et le négatif. Ils nous font comprendre que nous avons tous un rôle et des capacités différentes, pion, fou, dame ou cheval, mais que, selon l'endroit où l'on se trouve, nous pouvons tous, même les simples pions, provoquer le mat final.»
Le docteur Fincher n'avait jamais jusque-là porté d'intérêt aux échecs. Peut-être parce que personne ne l'y avait vraiment initié, il considérait ce jeu comme une perte de temps, un dérivatif pour petits garçons aimant la guerre. La manière dont Jean-Louis Martin lui en parla le fascina.
«Vous devriez jouer aux échecs. C'est le jeu des dieux…»
– Vous êtes déiste?
«Bien sûr. Pas vous?»
– Pour moi, Dieu est issu du rêve des hommes.
«Je suis moins cartésien que vous, Fincher. Au bout de la science on retrouve l'irrationnel. Je crois que Dieu est l'hypothèse indispensable pour expliquer tout ce qui existe. Je ne le définis naturellement pas comme un vieil homme barbu géant assis sur le soleil, mais plutôt comme la dimension qui nous dépasse.»
– Croyez-vous que des pièces d'échecs puissent créer les joueurs qui les manipulent?
«Qui sait? Je crois que Dieu est en chacun de nous. Dans nos têtes. C'est le trésor caché. Vous savez, ce que j'aimerais, docteur, c'est trouver l'endroit précis où nous avons placé Dieu dans notre cerveau. Peut-être même découvrir la formule chimique du dieu rêvé qui siège dans nos esprits. Selon moi, il est ici.»
Il fit apparaître une carte du cerveau en fichier image chargé sur Internet.
– Laissez-moi deviner. Vous allez l'installer dans le cortex? La zone qui fait la spécificité de l'homme?
«Non, pas du tout.»
Avec son esprit, il promena la flèche dans la carte du cerveau.
«Je le mets là, au centre, pile entre nos deux hémisphères. Dieu est forcément au centre de tout. Il est le lien entre nos deux cerveaux. Le cerveau du rêve et le cerveau de la logique. Le cerveau de la poésie et le cerveau du calcul. Le cerveau de la folie et le cerveau de la raison. Le cerveau féminin et le cerveau masculin. Dieu réunit. C'est le Diable qui divise. D'ailleurs le mot diable vient du grec diabolos: qui désunit, divise. Je le mets donc ici, sous le système limbique, dans le corps calleux.
Samuel Fincher s'assit plus près de son malade.
«Qu'est-ce qu'il y a, docteur?»
– Rien. Ou plutôt si. C'est incroyable, j'ai l'impression qu'en dehors de la pratique neurologique pure, vous en savez presque autant que moi.
«Parce que cela m'intéresse, docteur, c'est tout. Je me sens motivé. Nous sommes des explorateurs du dernier continent inconnu, c'est vous-même qui avez prononcé cette formule. Salvador Dali et les échecs me semblent des petits portails pour pénétrer les mystères du cerveau. Mais il y en a d'autres. Vous-même devez disposer de vos propres portails.»
Samuel Fincher lui parla alors de sa passion pour les auteurs de la Grèce antique, Socrate, Platon, Epicure, Sophocle, Aristophane, Euripide, Thales…
– Les Grecs avaient compris le pouvoir de la légende. Chaque dieu, chaque héros est un vecteur pour nous faire appréhender un sentiment, une émotion, une folie. L'Olympe est notre propre esprit et ses dieux sont autant de facettes particulières de l'humain à visiter. De toutes les légendes, L'Odyssée d'Homère me semble la plus évocatrice. Elle a été écrite au VIIIe siècle avant J-C. Le mot «odyssée» traduit en fait le mot «Ulysse» en grec.
Contrairement à Hercule, réputé pour sa force, Ulysse brille par son intelligence.
«Ulysse? Racontez-moi à nouveau son voyage», pensécrivit Jean-Louis Martin.
Alors Fincher narra comment Ulysse eut l'idée de construire et d'offrir un cheval de bois géant pour pénétrer avec ses hommes dans la cité troyenne et y massacrer dans la nuit tous ses habitants.
«Vous voyez, Sammy, un cheval de bois comme dans le jeu d'échecs…»
– Je veux bien reconnaître que c'est là en effet une illustration de votre théorie sur les joueurs d'échecs divins qui manipulent les hommes. Poséidon, dieu des mers, et Athéna, déesse de la sagesse, se livrent une guerre en utilisant des mortels.
«Nous sommes dans une dimension, mais il doit y en avoir d'autres, au-dessus et au-dessous. Peut-être aussi en dedans…»
Samuel Fincher relata ensuite comment, après la victoire d'Ulysse, Poséidon décida d'égarer dans le brouillard les navires du roi d'Ithaque.
«Coup des noirs.»
– Athéna apparut alors à Ulysse pour lui conseiller de se rendre sur l'île d'Eole, où on lui offrit une outre renfermant tous les vents contraires.
«Coup des blancs.»
– Mais son équipage ouvrit l'outre et la tempête se déchaîna.
«Coup des noirs.»
– Ulysse et ses marins furent entraînés si loin de leur route qu'il mit dix-sept ans à regagner son foyer.
«Comme un accident qui vous éloigne de ceux qui vous sont chers», évoqua Jean-Louis Martin.
L'ex-préposé au service contentieux de la Banque du crédit et du réescompte niçois redécouvrit avec émerveillement le récit d'Ulysse. Il croyait pourtant connaître cette histoire mais, dans la bouche de Fincher, chaque péripétie du voyage du héros antique s'éclairait différemment.
La voix de Fincher s'estompa alors qu'il expliquait le retour du marin parmi les siens, déguisé en mendiant. Il conta enfin sa vengeance: tirer à l'arc sur les prétendants de sa femme Pénélope.
De son œil intimidé, Jean-Louis Martin tapa ce qui soudain lui semblait la révélation.
«Ulysse = U-lis.»
Le médecin ne comprit pas tout de suite.
«U, le préfixe grec qui signifie "non" comme u-topie, ou u-chronie. U-lysse, c'est le contraire du LIS. L'exemple d'Ulysse m'aidera à lutter contre ma maladie.»
Samuel Fincher sourit devant ce jeu de mots inattendu.
Ulysse! Il veut s'appeler Ulysse. Comme mon ami d'enfance. Se pourrait-il que ce ne soit qu'une coïncidence? S'il savait ce qu'évoqué pour moi ce nom: Ulysse!
«Mais il me manquera toujours quelque chose: c'est la pratique. Tout ça est intellectuel. Il me faudrait un contact avec la matière.»
– Qui sait, peut-être qu'un jour on branchera sur Internet des mains capables d'agir.
«C'était mon espoir. Ça ne l'est plus. L'esprit meut la matière. Avec Internet, ma pensée peut provoquer des événements dans le monde entier.»
– Quelle est votre motivation, actuellement?
«Vous éblouir. Vous faire découvrir quelque chose sur le cerveau, moi le handicapé total, quelque chose que vous ne connaissez pas.»
– On ne peut pas remplacer aussi facilement dix ans d'études universitaires et quinze de pratique en milieu hospitalier.
«Qui veut peut. La phrase est de vous, il me semble. Je cherche et je trouverai.»
Jean-Louis Martin commença par changer de pseudonyme. «Le légume» était mort, maintenant il n'avait plus de complexe. Il décida d'être le héros du film de sa vie. Il était Ulysse, l'U-lis. Le temps était venu pour lui d'être fort, maître de sa pensée, maître de son cerveau.
Ne plus subir, se dit-il.
Il laissa son esprit se déployer sur le Net à la manière d'un grand navigateur s'élançant sur les courants marins. Athéna se tenait à côté de lui.
Quand Lucrèce Nemrod ouvre les yeux, elle aperçoit une jambe et une chaussure.
Sa bouche est encore pâteuse, à cause du chloroforme. Elle constate qu'elle est prise dans une camisole de force, les bras noués derrière son dos par des manches trop longues.
La souris est piégée.
Elle se débat. Elle remonte des yeux la chaussure et la jambe, et enregistre qu'elles appartiennent au capitaine Umberto et qu'elle est à bord du Charon.
– Umberto! Libérez-moi tout de suite.
Elle se déhanche mais la camisole est fixée serré.
–Ça n'a pas été facile de mettre la main sur ce matériel vétusté dans un hôpital qui lutte contre les archaïsmes, soupire Umberto, consentant enfin à se tourner vers elle. Alors j'ai couru les brocantes. C'est pratique, non?
Elle voit par le hublot qu'il se dirige vers les îles de Lérins. Elle se débat.
– Lâchez-moi!
Elle tape de l'épaule contre la paroi.
– Calmez-vous ou je vais être obligé de vous administrer une piqûre sédative. Nous allons à l'hôpital et tout ira bien.
– Je ne suis pas folle.
– Je sais. C'est ce que vous dites tous. Je me demande si cette phrase n'est pas celle qui permet de détecter à tous les coups les malades mentaux.
Et il éclate de rire.
– C'est vous qui êtes fou! Ramenez-moi tout de suite à Cannes. Vous vous rendez compte de ce que vous faites?
– Est-ce le sage qui rêve qu'il est un papillon ou le papillon qui rêve qu'il est un sage?
L'ancien neurochirurgien allume sa pipe et lâche quelques bouffées opaques.
– Libérez-moi! ordonne-t-elle.
– La liberté est seulement l'idée qu'on s'en fait dans nos têtes.
Il augmente la vitesse de la turbine du Charon pour se dépêcher vers le fort Sainte-Marguerite qui se dessine à l'horizon.
– Umberto! C'est vous qui m'avez attaquée dans la morgue, n'est-ce pas?
Le marin ne répond pas.
– Par moments, Charon met un pied sur la berge et sert de représentant d'un monde dans l'autre.
– Le Charon de la mythologie réclamait un sou d'or pour passer l'Achéron. Que diriez-vous de mille euros pour me ramener au port?
– Il y a des motivations plus fortes que l'argent. Vous oubliez que j'ai été un ancien médecin avant d'être un ancien clochard.
– Si vous ne me libérez pas tout de suite je porterai plainte, et vous risquez d'avoir des ennuis avec la justice.
– Encore faudrait-il que vous puissiez joindre votre avocat. Désolé, la carotte ne fonctionne pas, mais le bâton non plus.
– Vous n'avez pas le droit de me séquestrer. Je suis journaliste. Je ne sais si vous vous rendez compte de…
– Non, mademoiselle Nemrod, je ne m'en rends pas compte, la galanterie, les bonnes manières, la peur du qu’en dira-t-on et de ce que la presse dira de moi, je m'en tamponne. Vous ne savez pas ce que c'est que de devenir SDF. Ça remet les pendules à zéro.
– Vous devez me ramener! enjoint-elle d'une voix décidée.
Une injonction, un ordre, une culpabilisation, il faut que je pénètre ses protections.
– C'est votre devoir!
Il bascule sa grande pipe en écume de mer sur l'autre côté de sa bouche.
– Je me souviens d'une expérience sur le «devoir», comme vous dites, réalisée dans les années 50 par le professeur Stanley Milgram. Il a réuni des étudiants volontaires. Ils avaient le droit d'infliger des chocs électriques à une personne si elle se trompait dans un questionnaire banal de type Quiz concernant les capitales des pays et les fleuves. Ils étaient autorisés à punir les mauvaises réponses, et ce de plus en plus douloureusement au fur et à mesure que l'interrogé multipliait les erreurs. Cette expérience avait pour but de mesurer jusqu'où un être ordinaire se révèle capable de torturer son prochain lorsqu'il y est autorisé par une institution officielle. En réalité, il n'y avait pas de chocs, des acteurs étaient engagés pour mimer la souffrance. Mais quatre-vingts pour cent des volontaires testés sont allés jusqu'à infliger des chocs électriques de quatre cent cinquante volts, correspondant à une intensité mortelle pour l'homme. Alors quand vous me parlez de «devoir», je ricane. Moi je ne me sens de devoir ni envers ma patrie ni envers ma famille, je n'en ai plus, ni envers qui que ce soit.
Encore quelques leviers à tester. Comment le mettre en colère?
Elle cherche dans sa mémoire ce qu'elle sait de son histoire.
Ila été neurochirurgien. Il a opéré sa mère. Ça s'est mal passé. Il a dû se sentir culpabilisé. Il a dû être culpabilisé. Par ses collègues.
– Ils se sont moqués de vous, à l'hôpital, après votre opération ratée?
– Vous ne m'aurez pas comme ça. Je n'éprouve aucune rancœur envers les gens de l'hôpital. Je vous rappelle que ce sont eux qui me font travailler.
– J'ai compris. Vous voulez abuser de moi.
Il hausse les épaules.
– Certes, vous me plaisez beaucoup, mais il existe des motivations plus fortes que la sexualité.
– L'alcool, la drogue?
– Vous me prenez pour qui, mademoiselle Nemrod? Un ex-poivrot qui peut rechuter? J'ai une motivation plus forte que l'alcoolisme. Quant à la drogue je n'aime pas le goût de l'herbe et je n'aime pas les piqûres.
– C'est quoi, alors, ce qui vous motive?
– «L'Ultime Secret.»
– Jamais entendu parler. C'est une nouvelle drogue?
Il saisit sa pipe et joue avec.
– C'est beaucoup plus que ça! C'est ce à quoi tout humain aspire sans même oser se l'exprimer. La plus intense, la plus merveilleuse, la plus grande de toutes les expériences qu'un humain puisse connaître. Mieux que l'argent, mieux que le sexe, mieux que les drogues.
Lucrèce tente d'imaginer de quoi il peut s'agir mais ne trouve rien.
– Qui donne «l'Ultime Secret»?
Il prend un air mystérieux et souffle:
–Personne…
Et le marin éclate d'un grand rire tonitruant.
Les autres malades autour de lui étaient immobiles, comme des momies dans leurs sarcophages de fils et de sondes. Leurs regards étaient perdus dans le vague, mais Jean-Louis savait qu'ils le jalousaient car le docteur Fincher venait le voir régulièrement et qu'il possédait un ordinateur, Internet, le pouvoir de s'exprimer.
Le malade du LIS ne ressentait pas de rancœur envers ses voisins, il les plaignait plus qu'autre chose. Il se disait que, dès qu'il serait suffisamment fort, il leur donnerait à eux aussi un moyen de s'exprimer. C'était là le sens de son combat: que plus personne ne souffre autant que lui-même avait souffert.
Il alluma avec son esprit l'écran d'ordinateur et, tel Superman changeant de costume dans une cabine téléphonique, le LIS se transforma en U-lis, navigateur sur Internet.
Son esprit furetait, galopait, s'arrêtait, discutait, observait l'immense toile mondiale tissée par les millions d'internautes.
Chose extraordinaire: plus il s'ouvrait au monde, plus il s'oubliait. Par moments, quand sa pensée était trop occupée à explorer la masse de savoir accumulée par tous les humains, il en arrivait même à oublier sa maladie. Il n'était que pure pensée. Athéna, logiciel informatique et bienfaitrice minérale, le renvoyait d'article en article, de site en site. Elle se montrait une parfaite aide à penser.
Une ombre sur l'écran. Un visage face à son visage. Samuel Fincher se penchait sur lui. Devant ses yeux s'étalait une thèse de doctorat sur des recherches de pointe en neurologie: les greffes de cellules souches issues de fœtus surnuméraires. Athéna y avait déjà souligné quelques passages qu'elle considérait comme déterminants.
–Bravo!
«Ce n'est pas que moi, c'est aussi Athéna.»
–Athéna est un logiciel mais ce n'est qu'un logiciel.
«Les ordinateurs évoluent vite. Ils sont désormais des bébés impatients.»
–Jolie formule.
«Non, c'est la vérité, ils veulent accéder au niveau au-dessus, c'est ce qui les motive. Ils veulent marcher. Ils veulent parler. Ils veulent grandir. J'utilise Athéna. Mais Athéna m'utilise aussi. C'est une déesse enfant. Elle veut, grâce à moi, s'émanciper, je le sens. C'est pourquoi elle est si motivée pour m'aider.»
Jean-Louis Martin fouilla longtemps tous les sites s'intéressant au cerveau et aux dernières découvertes dans le domaine du système nerveux. Mais il s'aperçut vite qu'en dehors des nouveaux systèmes d'imagerie (spectrographie infrarouge, tomodensitométrie par ordinateur, imagerie par résonance magnétique nucléaire, tomographie par caméra à positrons) la neurologie progressait lentement. Les greffes de neurones de fœtus apportaient beaucoup d'espoir mais elles ne donneraient des résultats au mieux que dans cinq ans. On découvrait chaque jour de nouvelles hormones sans application pratique.
En fait, c'était peut-être l'informatique qui apportait le plus de connaissances sur les mécanismes du cerveau humain. Martin s'aperçut que, chaque fois qu'on découvrait une machine, on analysait le cerveau sur ce modèle.
Lorsque l'homme découvrit l'horloge, il compara le cerveau à une horloge. Lorsqu'il découvrit le moteur à vapeur, il compara le cerveau à un moteur. Quand il découvrit les premières machines à calculer, il analysa le cerveau à la manière d'une calculatrice. Quand il découvrit l'holographie, il compara la mémoire à une image holographique. Puis vinrent les ordinateurs. A chaque génération de puces plus perfectionnées correspondaient des programmes plus intelligents capables d'exploiter cette puissance de calcul.
Athéna se tut durant cette prise de conscience mais il savait qu'elle partageait son point de vue. Pour elle, il n'y avait pas de doute.
«L'ordinateur est l'avenir du cerveau humain.»
Le capitaine Umberto soulève la jeune journaliste sur son épaule et la dépose sur une civière. Il l'immobilise avec des courroies, puis la recouvre de la tête aux pieds d'une couverture. Deux hommes viennent alors la porter.
Ils ne veulent probablement pas que les autres malades me voient entrer, pense Lucrèce.
Elle devine que ses porteurs gravissent des marches puis déambulent dans des couloirs. Enfin on la libère de sa couverture. Un homme la palpe, découvre son téléphone portable et le carnet de notes dans la poche spéciale qu'elle s'était fait coudre. Il scrute devant elle toutes les pages. Puis il consulte tous les numéros de téléphone qu'elle a en mémoire sur son portable et les retranscrit sur un cahier. Enfin il range les deux objets dans un tiroir qu'il ferme à clef. Il fait alors signe aux autres de l'emporter. On la pousse dans une pièce. On lui délie les bras. La porte se referme.
La pièce est vide, il n'y a qu'un lit en fer scellé au mur avec des poignées pour y passer des sangles et un wc avec une pédale qui trône au centre. Les murs sont couverts d'une toile capitonnée de couleur crème. En face il y a une vitre et, derrière, une caméra et un écran d'ordinateur.
Lucrèce se libère de la camisole et détend ses bras avec soulagement. Avec sa robe de soirée pourpre en strass, ses bas résille et ses chaussures à talons hauts, elle dépareille dans le décor. Elle s'assoit sur le couvercle de la cuvette et enlève ses chaussures pour se sentir plus à l'aise. Elle se masse les pieds à travers ses bas.
L'écran d'ordinateur s'éclaire soudain et une phrase s'y inscrit.
«Pourquoi enquêtez-vous sur Fincher?»
La caméra allume un petit point rouge témoin sous son objectif, preuve qu'elle est activée.
– A qui je parle?
«C'est moi qui pose les questions. Répondez.»
– Sinon quoi?
«Nous avons besoin de savoir pourquoi vous enquêtez sur Fincher. Que vous a dit Giordano au téléphone?»
– Il m'a dit que Fincher était mort d'amour, mais le fait que vous ayez envoyé Umberto pour le tuer et que vous m'ayez kidnappée m'incite à penser le contraire. Merci pour l'info. Maintenant je n'ai plus de doute, il s'agit d'un assassinat.
Elle frappe du poing contre la vitre mais le verre est très épais et elle ne réussit qu'à se meurtrir.
– Vous n'avez pas le droit de me retenir ici contre mon gré! Isidore doit être à ma recherche. De toute façon, j'ai envoyé une enveloppe avec le début de mon enquête à mon journal et ils le publieront s'ils n'ont pas de mes nouvelles. Vous avez plutôt intérêt à me libérer.
L'écran d'ordinateur scintille.
«A qui d'autre avez-vous parlé?»
– C'est vous qui avez tué Fincher?
«Ce n'est pas vous qui posez les questions.»
Ils ne peuvent rien contre moi.
La caméra effectue une mise au point et son iris se referme alors que ses optiques glissent pour zoomer sur le visage de la jeune femme.
Je les inquiète. Donc, c'est moi qui détiens les atouts. Ne pas se laisser impressionner.
Prenant son élan elle lance un puissant coup de pied contre la vitre. Aucun effet autre que de produire un bruit détonant et affirmer ainsi sa détermination.
«Calmez-vous. En attendant que vous deveniez plus loquace, vous resterez enfermée dans cette cabine. Avez-vous entendu parler de l'isolation sensorielle? C'est la pire chose qu'on puisse infliger à un cerveau. Rien lui donner à manger, rien à voir, rien à sentir, rien à entendre, rien à lire: c'est l'affamer. Nous sommes en permanence dans la joie de recevoir des informations par le biais de nos sens. Le moindre stimulus ravit notre cerveau car il lui donne du grain à moudre. Et dans notre vie normale, nous accueillons en permanence des milliers de stimuli. Nous sommes des enfants gâtés, en matière de stimuli sensoriels, et nous n'en avons même pas conscience. Mais si cette fête permanente des sens qu'on considère comme normale s'arrête, nous sommes désemparés. J'espère que nous n'aurons pas à vous infliger ce traitement trop longtemps et que vous vous montrerez vite coopérative. Vous verrez, l'immobilité est une expérience très déstabilisante dans un monde où l'agitation est la règle.»
Nouveau coup de pied dans la vitre. Elle entreprend de taper par à-coups, tel le bûcheron qui à force de répéter le même geste espère que l'arbre va céder.
– Vous n'avez pas le droit!
«C'est vrai. Et si vous saviez comme je regrette d'être obligé de le faire.»
Elle s'arrête et approche son visage à quelques centimètres à peine de la vitre et de l'objectif de la caméra.
– Vous êtes bizarre, vous ou qui que ce soit qui vous cachez derrière cet écran. Je vous sens gêné. Est-ce moi qui vous gêne? Est-ce le fait d'être obligé de me faire souffrir qui vous gêne? On dirait qu'il y a plusieurs personnalités en vous.
Ne pas subir. Garder l'initiative.
Alors que, jusque-là, les réponses s'inscrivaient presque automatiquement après ses phrases, celle-ci met plus de temps à venir.
– A qui je parle? s'énerve Lucrèce.
Nouveau recul et elle frappe avec ses poings contre la vitre.
– Qui est derrière la vitre? qui?
Alors l'écran consigne:
«Si un jour quelqu'un vous le demande, vous direz que mon nom est… Personne.»
Là-dessus, la pièce s'éteint.
Jean-Louis Martin se mit à rivaliser avec des programmes de jeux d'échecs informatiques et comprit vite qu'ils avaient dépassé l'homme grâce à leur capacité de calcul.
Il analysa ensuite le match de mai 1997 où Garry Kasparov avait été battu trois parties à deux par Deeper Blue dans la salle du Millenium de New York.
Ce jour-là nous avons perdu une bataille essentielle. Le meilleur des humains n'a pu égaler une machine.
Le malade du LIS entreprit dès lors d'étudier les processus de réflexion des programmes de jeux d'échecs de dernière génération. Et il se mit à étudier les balbutiements de cette nouvelle discipline qu'on nommait «la conscience artificielle».
A cet instant, Jean-Louis Martin eut envie que son esprit ne soit plus enfermé dans son corps de chair inopérant mais dans un corps d'acier indestructible.
«Personne»?
Drôle de nom, songe Lucrèce.
Et si ce n'était pas un homme?
Elle a certes vu le film 2001, l'Odyssée de l'espace, de Stanley Kubrick, avec son ordinateur Hal qui se révoltait contre les hommes.
Et là ce pourrait être… Deep Blue IV.
Inconcevable. Il faudrait qu'une machine possède une volonté, une intention, une prise de conscience de son «moi».
Même Samuel Fincher l'avait clairement énoncé lors du match: «Les machines n'ont pas d'états d'âme, elles ne veulent ni supplément d'électricité ni supplément de programmes. C'est là leur force et leur faiblesse.»
En tout cas, l'hypothèse de Deep Blue IV a au moins le mérite de fournir un mobile valable: la vengeance. S'il y a quelqu'un qui avait des raisons d'en vouloir à Fincher c'était bien ce tas de ferraille…
Deep Blue IV, l'assassin?
Mais comment aurait-il pu repérer sa victime? Un ordinateur ne peut rien voir…
Quoique…
Un ordinateur branché sur Internet pourrait utiliser les multiples possibilités des réseaux informatiques. N'importe quel ordinateur pourrait avoir accès aux images de toutes les caméras publiques, toutes les webcams, les moindres vidéos de surveillance. N'importe quel ordinateur pourrait surveiller un individu, le suivre, percevoir ses instants de vulnérabilité.
La journaliste pense avoir mis le museau dans une affaire beaucoup plus importante qu'elle ne le pensait de prime abord.
Un enjeu mondial. Les hommes contre les machines.
Reste à savoir comment un ordinateur branché sur le réseau, ayant repéré sa victime, peut tuer à distance durant un acte d'amour entre humains?
Comment Deep Blue IV a-t-il pu assassiner son vainqueur?
Lucrèce Nemrod essaye de visualiser la scène. Samuel Fincher et Natacha Andersen sont nus. Ils sont au lit.
Au ioin, un ordinateur malveillant, Deep Blue IV, motivé par l'esprit de vengeance, les épie grâce à une caméra de surveillance, peut-être une simple webcam posée sur un ordinateur personnel.
Bon sang!
Fincher a peut-être utilisé un gadget électronique branché sur le réseau Internet.
Cette hypothèse a l'avantage de tout expliquer.
Natacha aurait cru de bonne foi que c'était elle la meurtrière. Mais pourquoi n'est-elle pas morte elle aussi? Quand on touche quelqu'un qui s'est électrocuté on est électrocuté à son tour…
Fincher avait peut-être un cœur plus fragile. Quant au top model, elle a dû penser que c'était un effet naturel. Un orgasme.
Elle se souvient d'avoir eu elle-même, au sommet de son plaisir, un instant de complet black-out. La petite mort. Ça ne durait jamais assez longtemps.
Le scénario de l'ordinateur tueur, aussi bizarre soit-il, commence à tenir. Les pièces du puzzle s'emboîtent les unes avec les autres dans l'esprit de la jeune journaliste scientifique.
Pas la peine d'aller chercher la science-fiction, la technologie actuelle permet, elle en est certaine, de comprendre ce genre de situation. Tout tient au fait qu'on sous-estime les ordinateurs, les jugeant incapables de «penser». Pourtant de plus en plus d'articles scientifiques signalent qu'ils deviennent capables de réfléchir comme des «enfants».
Un «enfant électronique» a tué l'homme le plus intelligent pour vérifier son pouvoir. Ou parce que celui-ci lui a flanqué une raclée devant tout le monde. Un enfant avec une mémoire électronique qui n'oublie jamais.
Les idées se recoupent, se complètent, se juxtaposent pour former une chaîne logique. Elle se sent comme un pion dans une partie d'échecs, dont elle commence à peine à entrevoir les règles. Tout ce qu'elle constate c'est que ni son charme ni son agilité au combat ne peuvent plus lui être d'aucune aide.
Et maintenant elle est prisonnière des noirs.
Si elle avait su qu'Isidore l'entraînerait dans un tel cauchemar, elle y aurait réfléchi à deux fois.
Tu parles d'une enquête scientifique!
Quoique…
La jeune journaliste voit déjà le titre «La vengeance de Deep Blue IV» ou «L'assassin était un ordinateur».
Avec ça, j'ai le prix Pulitzer!
Pour l'instant il lui faut trouver un moyen de sortir d'ici avant de devenir folle.
Sa dame blanche était menacée.
Samuel Fincher examina la partie. Il dégagea cette pièce pour la placer au centre du jeu. Là il savait qu'elle bloquait toutes les tentatives d'attaque de son adversaire.
Le neuropsychiatre aimait bien jouer avec Jean-Louis Martin. Aux échecs, les pièces ambassadrices de l'esprit du médecin jouaient contre les pièces ambassadrices de l'esprit du malade. Il n'y avait plus que ces deux cerveaux se confrontant à exacte égalité de chances de gagner.
La partie se poursuivit et finalement Jean-Louis Martin l'emporta facilement malgré cette dame blanche pourtant bien placée.
– Bravo.
«Je vous bats parce que vous êtes un débutant, mais j'ai joué contre un programme d'ordinateur qui me bat, lui, à tous les coups.»
– Ainsi, vous avez trouvé votre maître?
«Oui, cela me trouble, d'ailleurs. Je me demande si les machines ne sont pas plus douées que nous. En stratégie, en tout cas. Mais tout n'est-il pas de la stratégie? Une plante qui pousse est une stratégie de conquête du milieu. Un enfant qui grandit est une stratégie d'un ADN pour se reproduire.»
– Intéressant. Mais vous poussez un peu loin le bouchon, il me semble.
Samuel Fincher replaça son adversaire un peu mieux d'aplomb sur ses coussins.
«Pour l'instant, le titre de champion du monde a été remporté par Deeper Blue contre Kasparov. Peut-être que le sens de l'histoire réclame un triomphe de la machine parfaite contre l'homme imparfait. Nous avons vaincu le singe, l'ordinateur le venge.»
Samuel Fincher jeta un coup d'oeil aux autres malades alentour, des hébéphréniques qui, eux, n'avaient pas le privilège de ce genre de dialogue. La plupart regardaient pensivement les fresques de Salvador Dali, trouvant dans ces figures étranges l'imaginaire qui manquait à leur quotidien.
– Non, nous serons toujours plus forts que les machines, et vous savez pourquoi, Jean-Louis? A cause des rêves. Les machines ne rêvent pas.
«Quel est l'intérêt du rêve?» demanda le malade du LIS.
– Le rêve nous permet de nous réinitialiser. Chaque soir, durant notre phase de sommeil paradoxal, nous recevons dans nos têtes des images, des idées. Et, en même temps, nous nous libérons de tout ce qui a essayé de nous conditionner dans la journée. En Russie, durant les périodes de purges staliniennes, le supplice le plus répandu était d'empêcher les gens de dormir, pour les empêcher de rêver. Privés de rêve, nous perdons toute notre force intellectuelle. Même Ulysse, dans le récit d'Homère, entend les conseils d'Athéna durant ses rêves. Les ordinateurs ne rêvent pas, les ordinateurs ne font qu'accumuler du savoir, sans être réinitialisés. Les ordinateurs sont bloqués sur un système de pensée qui fonctionne par accumulation et non pas par sélection.
«Cela change. Il paraît que des laboratoires ont mis au point une "conscience artificielle"».
– Tant que les savants n'auront pas inventé des ordinateurs capables de rêver, l'homme trouvera toujours le moyen d'avoir le dessus sur la machine.
Il désigna les tableaux de Salvador Dali qui tapissaient les murs.
– Quel ordinateur serait capable de peindre ça?
«Dans le cas de Dali, ce n'est pas uniquement le rêve qui définit l'intelligence humaine, c'est aussi sa capacité de folie.»
Le neuropsychiatre encouragea son malade à développer son idée.
«La folie, et même la bêtise. Pour être proches de nous, les ordinateurs devraient être capables de commettre des… bêtises. J'en discutais hier avec Athéna. Elle me disait qu'elle se rendait bien compte que les ordinateurs effaroucheront les hommes tant qu'ils auront la prétention d'être parfaits. Elle proposait de créer non plus de l'intelligence artificielle mais de la "bêtise artificielle"».
Le neuropsychiatre ajusta ses lunettes d'écaillé.
– La bêtise artificielle?
«J'entrevois un futur où les ordinateurs auront non seulement une conscience propre non programmée à l'avance par les hommes, mais en plus des états d'âme, une sensibilité typiquement informatique. Un futur où il y aura des psychothérapeutes qui les rassureront, qui essaieront de comprendre leurs névroses. Bref, je vois un futur où les ordinateurs seront capables d'être fous et de produire des œuvres comme celles de Dali.»
Etait-ce Athéna qui parlait ou U-lis? Jamais Jean-Louis Martin n'était allé aussi loin dans ses prospectives.
– Désolé, dit le neuropsychiatre, je crois pour ma part que le cerveau humain sera toujours inégalable. L'informatique aura toujours ses limites. Nous ne serons pas sauvés par les ordinateurs. Ils ne seront pas nos successeurs dans le domaine de l'évolution de la conscience.
Alors Jean-Louis Martin lança à nouveau son esprit sur les flots des réseaux informatiques, traquant dans les recoins des universités et des laboratoires les dernières recherches qui l'aideraient à impressionner son mentor.
Elle frappe de plus en plus fort contre la vitre.
– Hé, Personne! Personne!
La pièce se rallume, l'écran aussi.
«Etes-vous enfin décidée à parler?»
– J'ai compris qui vous êtes. Vous êtes un ordinateur. C'est pourquoi vous me parlez par écran interposé. Vous n'existez pas vraiment. Vous n'êtes qu'une machine qui répète des mots qu'on lui a programmés.
«Non.»
– Alors montrez-vous. A moins que vous ne soyez trop monstrueux pour vous présenter devant moi. Je suis sûre que vous n'êtes pas humain, d'ailleurs vos phrases ne sont pas celles d'un être humain. Vous pensez comme une machine.
La meilleure défense c'est l'attaque. Même enfermée dans une pièce capitonnée, même face à un ordinateur, elle n'oublie pas qu'il s'agit toujours de deux esprits qui réfléchissent et, à aucun moment, en dépit de sa situation, elle n'a décidé qu'elle devait perdre.
– Vous êtes une machine. La preuve, c'est que si vous étiez un homme vous seriez sensible à mon charme.
Ce disant, elle se penche légèrement pour que la caméra plonge dans son décolleté agrémenté d'un soutien-gorge compensé.
Voyons comment il réagit à la septième motivation.
«Vous êtes très belle, en effet.»
Il semblait commencer à se justifier. Comme s'il craignait d'être pris pour Deep Blue IV.
– Vous êtes un fichu tas de ferraille, avec des disques durs, des cartes mères, des transistors à l'intérieur. Ça n'a pas de libido, le silicium!
«Je suis un homme.»
– Vous êtes Personne. C'est vous-même qui l'avez dit.
«Je suis Personne mais… je suis encore un homme.»
– Alors venez ici que je vous voie. Venez que je vous touche. Si vous venez me parler en face je vous dirai tout ce que vous voulez savoir, promis!
Silence.
«Ce n'est pas vous qui êtes en position d'imposer vos conditions.»
– Dégonflé.
«Ce qui importe n'est pas qui je suis mais qui vous êtes. Vous êtes journaliste. Vous avez commencé à vous infiltrer chez nous. A recueillir des informations sur nous. Je veux savoir jusqu'où vous êtes allée et à qui vous en avez parlé. J'ai tout mon temps. Si vous ne voulez pas nous aider vous resterez ici des jours, des semaines, peut-être des mois. Vous risquez de perdre la raison.»
Elle colle son visage contre la vitre, comme si elle voulait voir l'objectif de la caméra qui la regarde.
– Je ne suis déjà pas très raisonnable. Je crois qu'en cherchant bien je suis à 12 % narcissique, à 27 % anxieuse, à 18 % schizoïde, à 29 % histrionique, à 14 % passive-agressive, et en plus, depuis peu, je me suis remise à fumer.
Elle souffle de l'air dans sa direction, ce qui a pour effet de dessiner un mur de vapeur qui rend la vitre opaque.
«Je vous félicite d'arriver à faire de l'humour dans cette situation. Mais je ne crois pas que vous montrerez autant d'arrogance après plusieurs jours d'enfermement. A vous de choisir.»
Elle crie:
– Hé, Deep Blue IV, c'est quoi qui te motive?
La lumière s'éteint. Plus d'images. Plus de sons. Juste une vague odeur de sueur. Sa propre odeur.
Grâce à la gigantesque toile électronique d'Internet, Jean-Louis Martin voyageait par l'esprit dans le monde entier, lisant les articles scientifiques, les livres, les thèses, regardant les reportages, écoutant les interviews.
Son attention se focalisait sur la recherche d'une découverte extraordinaire. Quelque chose de nouveau, d'encore plus fort que les ordinateurs à intelligence artificielle de la dernière génération.
C'était une griserie étrange d'avoir accès à tant et tant de savoir. Jadis la censure empêchait les informations intéressantes d'émerger, maintenant c'était l'avalanche d'informations qui produisait le même effet. Trop d'informations tuent l'information.
Mais il avait l'aide d'Athéna qui sélectionnait pour lui les sites les plus intéressants. Et puis il avait du temps.
Il savait que, quelque part, dans un recoin de l'immense banque de mots et d'images que recelait Internet, il devait y avoir quelque chose que ne connaissait pas Fincher et qui l'impressionnerait. Il chercha longtemps.
Jusqu'au jour où son attention fut attirée par une expérience étrange qui s'était déroulée en 1954 dans un laboratoire des Etats-Unis.
Un accident. Comme le stipule la loi de Murphy, les grandes découvertes sont faites par erreur. Ensuite les scientifiques inventent le soi-disant raisonnement logique qui a conduit à cette découverte. C'est ainsi qu'ils créent leurs propres légendes.
Là, c'était une erreur qui débouchait sur une information vraiment étonnante. Plus qu'étonnante. Troublante. Plus que troublante… Peut-être déterminante. Pourquoi cette trouvaille n'avait-elle pas éclaté au grand jour?
Jean-Louis Martin mena son enquête et comprit.
L'inventeur avait été effrayé par l'étendue de sa propre découverte et avait souhaité l'étouffer.
Quel dommage. Et quelle exaltation à comprendre sa portée véritable. C'était comme si, en tant que prédateur, il avait surpris un gibier attaché qui l'attendait, qui ne se défendait pas et qu'aucun autre prédateur n'avait daigné manger.
L'esprit de Jean-Louis Martin avait faim, alors il s'empara de la proie et la mangea. La digestion fut lente.
Après avoir accumulé beaucoup d'informations sur cette expérience extraordinaire, il finit par constituer un dossier. Comment et pourquoi c'était arrivé. Ce que cela induisait. Comment utiliser cette découverte pour avancer encore plus loin.
Lorsque son dossier fut complet, il le rangea proprement dans un fichier d'ordinateur.
Il fallait trouver un nom pour cette découverte, puisque son inventeur n'avait même pas daigné la baptiser. Sans la moindre hésitation, Jean-Louis Martin l'intitula: «L'Ultime Secret.»
Un peu pompeux, certes, mais ce n'était pourtant rien par rapport aux immenses horizons qu'ouvrait à son avis cette trouvaille.
Jean-Louis Martin décida d'en parler à Samuel Fincher et de lui expliquer comment ils pourraient utiliser différemment cette invention.
Le docteur Fincher ne comprit pas tout de suite mais, quand il comprit, il fut à son tour très impressionné.
– Sidérant! s'exclama-t-il.
Mais il précisa aussitôt:
– Si l'inventeur a renoncé à poursuivre ses recherches, c'est qu'il a perçu le danger d'une telle découverte. Vous rendez-vous compte, Jean-Louis, de sa portée?
L'œil de Jean-Louis Martin s'agita.
«C'est comme la découverte du feu, ou du nucléaire, cela peut chauffer ou cela peut brûler. Tout dépend de l'usage qu'on en fait.»
Lucrèce Nemrod est fatiguée de taper contre les murs de sa prison capitonnée. Elle attaque la vitre en se repérant au toucher. Avec ses ongles elle essaie de défaire les jointures. En vain.
Bon. Il n'y a rien à faire, c'est du solide.
Attendre.
Dormir.
Elle n'arrive pas à dormir. Elle reste dans le noir, les yeux grands ouverts. Elle se souvient de ce que disait «Personne»: «Ne pas nourrir un cerveau est la pire chose qu'il puisse lui arriver.»
II faut penser. Il faut organiser son cerveau afin que, même s'il ne se passe rien à l'extérieur, il fonctionne à l'intérieur. Elle se focalise sur l'enquête. Tout tient à cette question a priori simple: «Qu'est-ce qui nous pousse à agir?» Simple mais qui ouvre tant de perspectives…
Elle se dit que sa liste des motivations explique toute l'histoire de l'humanité.
Elle imagine le premier homme des cavernes. Il se bat contre un fauve, il est mordu, il est blessé, il a mal, il a envie de s'en sortir et que la douleur s'arrête, alors il saisit une branche, en frappe le fauve et invente ainsi l'outil.
C'est l'assouvissement du premier besoin: la cessation de la douleur, qui fait démarrer l'humanité. Puis il fuit dans les plaines et il craint d'être attaqué par d'autres fauves. L'orage gronde. La nuit le plonge dans les ténèbres. Alors il se réfugie dans les cavernes et invente ainsi la notion d'abri. C'est l'assouvissement du second besoin: la cessation de la peur.
Puis il a soif. Alors il cherche des sources. Puis il a faim. Alors il chasse et il se livre à la cueillette. Puis il est fatigué. Alors il invente le lit et le feu qui empêche les prédateurs de pénétrer dans la caverne durant son sommeil. C'est la troisième motivation: la satisfaction des besoins primaires de survie.
Là se produit la bascule. Il passe des besoins aux envies. Par «envie» de confort, l'homme quitte les cavernes, construit des huttes, des cabanes, des maisons et devient architecte. Par «envie» de place, il déclare la guerre et envahit le territoire de son voisin. Par envie de moins se fatiguer à chercher des cueillettes, il devient agriculteur. Par envie de ne plus se fatiguer à labourer les champs, il invente l'attelage des bœufs. (Lucrèce a lu dans L’Encyclopédie du savoir relatif et absolu que si la lettre a commence l'alphabet, c'est parce qu'elle représente dans la plupart des langues anciennes une tête de bœuf à l'envers. Le bœuf est la première source d'énergie et donc l'origine de la civilisation.) Après les bœufs, les chevaux, puis les moteurs. Quatrième motivation donc: la satisfaction des besoins secondaires de confort.
Qu'y a-t-il ensuite dans sa liste? La cinquième motivation: le devoir. Devoir envers le professeur: les vingt années passées à l'école. Devoir envers la famille: le mariage. Devoir envers la patrie: les impôts. Devoir envers le patron: l'entreprise. Devoir envers le gouvernement: le vote.
Et pour assurer une soupape à la cocotte-minute en cas de surchauffe, la sixième motivation: la colère. Colère qui génère le besoin de justice. Peu à peu, grâce à la colère, s'établissent les tribunaux, les juges, la police, qui canalisent cette colère de manière à la rendre socialement non destructrice. Et si cela ne suffit toujours pas, la colère entraîne les révolutions.
Septième motivation: la sexualité…
Elle songe que son système de classement des motivations n'est pas vraiment chronologique ni croissant. Ces leviers sont, de nos jours, pour chaque individu, placés différemment selon son libre arbitre. La sexualité est à l'origine une motivation primaire de reproduction de l'espèce. Il faudrait presque la situer juste après la soif, la faim, le sommeil. C'est d'abord un besoin. Ensuite seulement elle se transforme en envie. Envie de perpétuer sa propre espèce. Envie de laisser une trace de son passage sur Terre. Et puis cette énergie basique s'est muée en autre chose. Elle s'est élargie. La sexualité est devenue un moyen de vérifier son pouvoir de séduction, de comprendre le sexe opposé. Envie d'être rassurée, envie d'être touchée, envie d'être caressée, qui n'est plus seulement une envie de reproduction. Juste un besoin de sociabilité. Peut-être l'ancien réflexe d'épouillage des grands singes qui se réconcilient en se cherchant des poux dans la fourrure.
La caresse est-elle une motivation à part entière? Non. Juste un confort lié à la sexualité…
Tout en y réfléchissant, Lucrèce se masse les pieds et cela lui fait énormément de bien.
La caresse.
Lucrèce Nemrod pousse un soupir. Le mot «caresse» lui donne une envie de sensations tactiles. Mais, autour d'elle, il n'y a que la toile capitonnée.
Elle se concentre.
La sexualité est une motivation forte. Elle peut changer l'histoire. Pour une femme, Hélène, les Grecs et les Troyens se sont entretués pendant des années. Pour séduire Cléopâtre, César a affronté le Sénat romain. Combien d'œuvres d'art n'ont-elles été créées que pour impressionner une femme?
La libido guide le monde?
Huitième motivation: les stupéfiants, et tous les produits chimiques qui nous font agir malgré notre volonté. Une envie artificielle qui devient un besoin qui dépasse les autres. Au début les gens y goûtent par curiosité, convivialité, sociabilité. Les paradis artificiels envahissent ensuite tout l'esprit au point d'annihiler le libre arbitre et de faire reculer le premier besoin: la survie.
Neuvième motivation: la passion personnelle. Elle est différente pour chacun. Tout d'un coup on focalise sur une activité a priori banale et cette activité devient la chose la plus importante du monde. Un art. Un sport. Un métier. Un jeu.
Elle se souvient avec quelle hargne les filles de l'orphelinat jouaient la nuit, au poker, à la lumière de bougies, en misant leur maigre argent de poche. Le monde s'arrêtait à ce que réservaient les cartes: paire, double paire, brelan, quinte, full. Comme si leur vie entière dépendait de ces morceaux de cartons illustrés.
Cela n 'a pas de sens dans l'histoire biologique de l'homme. Et pourtant cela prend tant d'importance…
Même sa collection de poupées. Elle représentait la famille qu'elle n'avait jamais eue. Une passion encombrante. Des poupées pas toujours jolies, en tissu, en porcelaine ou en plastique, auxquelles elle avait donné des noms. Elle leur cousait des vêtements avec plus d'affection qu'une mère pour ses enfants. Car elle en avait exactement cent quarante-quatre, de ces poupées. Elle n'en avait échangé aucune. Et après les poupées, prolongation logique, elle s'était mise à collectionner les amants. Peut-être une centaine aussi. Non, moins. Si, pour ses poupées, elle connaissait le chiffre exact, pour ses amants c'était plus flou. Elle aurait aimé que, comme les timbres, on puisse les échanger. «Je t'échange un des jumeaux que j'ai en double contre ton bodybuildé albinos aux yeux rouges.»
C'est aussi par passion personnelle que j'enquête maintenant. Après les poupées, les amants, je collectionne les enquêtes; enquête sur les origines de l'humanité, enquête sur le fonctionnement du cerveau. Ma collection ne fait que commencer mais c'est ma passion personnelle.
Elle se ronge les ongles dans le noir.
Dixième motivation…
Le capitaine Umberto avait parlé de «l'Ultime Secret». Il le décrivait comme une motivation plus forte que la drogue, comme la motivation la plus intense.
Deep Blue IV aurait, dans ce cas, profité de sa super-intelligence informatique pour combiner des molécules et inventer une drogue nouvelle. Une drogue plus puissante que les stupéfiants traditionnels. Il dominerait ainsi la population de l'hôpital, les médecins, les infirmiers, les malades.
L'Ultime Secret…
Samuel Fincher en aurait-il usé?
Serait-ce lié à sa mort?
L'hypothèse de la super-drogue indécelable lui semble plus logique que celle du gadget branché sur le réseau. Cela expliquerait de surcroît que Natacha n'ait rien vu et se soit crue coupable.
Mais cela l'avance à quoi de comprendre maintenant?
Elle est enfermée dans une pièce capitonnée, dans ce qu'il faut bien appeler un asile de fous, sur une île cernée par la mer.
Il faut que je conserve à tout prix ma raison, se dit-elle. La pire chose qui puisse m'arriver serait de devenir folle à mon tour. Si je manifeste le moindre signe de folie, personne ne me croira plus.
Lucrèce Nemrod se ronge un ongle jusqu'au sang. Cette douleur lui tient l'esprit éveillé.
Que faire pour ne pas perdre la tête?
Explorer. Jean-Louis Martin n'arrêta pas d'explorer autour du thème de l'Ultime Secret. Le filon était maigre mais il découvrit qu'il n'y avait pas que l'inventeur de l'Ultime Secret à préserver son trésor caché. Tous ceux qui avaient travaillé de près ou de loin avec lui, tous ceux qui étaient au courant de la portée de l'Ultime Secret avaient passé une sorte d'accord leur interdisant de poursuivre les recherches sur ce thème trop sensible.
L'Ultime Secret était bien caché.
Pour une fois que la science faisait preuve de retenue, cela méritait d'être noté.
Jean-Louis Martin trouva cependant la brèche. La thèse sur l'Ultime Secret était restée dans la fonction corbeille d'un vieil ordinateur dorénavant inutilisé mais encore branché sur le Net, avec sa corbeille pleine…
Un accident avait permis de découvrir l'Ultime Secret, un pacte en avait interdit la divulgation, et une recherche fortuite l'aidait à en connaître le contenu.
Cependant il n'en savait pas assez.
Il lança donc des programmes-agents de recherches plus précis qui furetaient dans tous les hôpitaux, laboratoires, universités du monde. «Une chaîne est solide par son maillon le plus faible», pensait-il. Il devait y avoir quelques dizaines de personnes dans le monde à avoir approché l'inventeur de l'Ultime Secret. Sur ces quelques dizaines, il devait forcément y en avoir une qui, avec le temps, trahirait le pacte. Une assistante peut-être. Une secrétaire. Des gens dans l'entourage de l'inventeur. Des compagnons de beuverie auxquels il aurait confié son secret dans un instant d'abandon. Une maîtresse qu'il aurait voulu impressionner.
Même en matière de science, aucun tabou ne peut être imposé indéfiniment.
Jean-Louis Martin, plus déterminé que jamais, lisait tout, regardait tout, inspectait tout. Athéna, de son côté, faisait de même cent fois plus vite.
Tout ce qui passait dans un fichier, tout ce qui passait devant une webcam ou une caméra de surveillance et qui pouvait avoir ne serait-ce qu'un vague rapport avec l'Ultime Secret était lu et stocké.
Je dénicherai le maillon faible, se disait-il.
Lucrèce hurle.
Comment ne pas devenir folle dans le noir? Elle se rappelle tous ces moments où elle a éprouvé la peur dans l'obscurité. A l'orphelinat, quand elle s'est retrouvée dans les caves et que sa lampe de poche s'est éteinte. Comme elle avait crié! Quand elle jouait à colin-maillard, les yeux bandés. Les yeux apportent tellement d'informations. La lumière constitue déjà une drogue. C'est la première sensation à la sortie du ventre de la mère. Ensuite seulement vient l'air. Et dès qu'on a goûté à ces deux-là on ne peut plus s'arrêter. Sa naissance n'avait pas été sans difficulté. Sa tête coincée à la sortie. L'hypnose lui avait permis de se le remémorer… Le pouvoir du cerveau est énorme. Lui seul recèle toutes les solutions. Toutes les illusions. Tous les pouvoirs.
Le cerveau humain est la structure la plus complexe de l'univers.
Elle a lu dans L'Encyclopédie du savoir relatif et absolu une phrase sur laquelle elle n'a plus cessé de réfléchir: «Le réel c'est ce qui continue d'exister lorsqu'on cesse d'y croire.» Donc on peut inventer du réel temporaire.
Elle se souvient aussi du texte d'un écrivain dissident russe, Vladimir Boukovski, qui racontait que, pour supporter la torture, il s'imaginait en train de construire sa maison «virtuelle» dans sa tête. Quand la douleur devenait insupportable il allait s'y réfugier et, là, plus personne ne pouvait l'atteindre.
Le pouvoir de la pensée. Si c'était bon pour les prisonniers du goulag c'est bon pour moi.
Lucrèce Nemrod ferme les yeux.
Elle oublie ce qu'il lui arrive.
Elle oublie où elle est.
Elle entreprend de construire dans son esprit sa maison idéale. Mieux encore: un château. Puisqu'il n'y a pas de limite à l'imaginaire, autant en profiter. Elle commence par dessiner le plan de son palais dans sa tête, puis en creuse les fondations. Ensuite elle bâtit les murs avec des pierres de taille. Puis elle installe les fenêtres, les portes, le toit. Elle aménage les jardins extérieurs et les jardins intérieurs. Elle place une petite piscine au centre de la cour centrale.
Maintenant, la décoration proprement dite. Des verrières donnant sur la cour, ainsi tout devient translucide à l'intérieur et opaque à l'extérieur.
Beaucoup de plantes vertes. Des meubles japonais en bois précieux qu'il faudra au préalable laquer à la cire de miel teinte en noir. Elle aligne ensuite les parquets, répartit les tapis d'Orient dans les chambres d'amis, choisit des tentures. Son cerveau est enfin en pleine activité.
Son ordinateur travaillait sans relâche.
Jean-Louis Martin, pressé de trouver, finit par créer lui-même ses agents informatiques capables de traquer l'information sur le Net.
Athéna l'assistait, déesse minérale bienveillante et omniprésente.
Il se mit donc à récupérer de petits programmes qu'il modifia lui-même pour satisfaire ses besoins. En hommage à Ulysse, il baptisa ces nouveaux agents informatiques: ses «marins». Et tous ses «marins» étaient à la recherche non pas d'Ithaque, mais de l'Ultime Secret.
Les programmes qui activaient le cœur de ses «marins» étaient issus des dernières découvertes en intelligence artificielle, ils étaient donc capables de se reproduire et de s'améliorer pour atteindre un objectif donné. La première génération de «marins» se dispersa n'importe comment sur le réseau informatique à la recherche d'indices. Ensuite, sans aucune intervention humaine, ces centaines de «marins» firent le point, et désignèrent parmi eux les cinq à avoir obtenu les meilleurs résultats. Les autres disparurent et les gagnants furent autorisés à se reproduire. Ils fabriquèrent alors des centaines de programmes similaires à eux-mêmes mais encore plus spécialisés dans les domaines qui leur avaient valu leur élection.
Jean-Louis Martin avait eu l'idée de fabriquer ses «marins» en s'inspirant du darwinisme: sélection des meilleurs, encouragement des plus forts, aide aux plus doués et abandon de tous les incompétents.
Ce n'était certes pas un mécanisme moral mais, dans le domaine informatique, les programmes ne possédaient pas encore de conscience politique, songea-t-il.
La deuxième génération de marins se sélectionna elle-même de façon à permettre aux cinq meilleurs de donner naissance à des programmes beaucoup plus spécialisés dans leur recherche. Les marins de troisième génération profitaient ainsi de toute l'expérience et de toutes les connaissances des générations précédentes.
Il fallut quinze générations de marins pour parvenir à produire une bande de surdoués, qui finirent par toucher au but.
Celui-ci se trouvait en Russie, à Saint-Pétersbourg, au centre du cerveau dirigé par le docteur Tchernienko. Là, grâce à plusieurs indices infimes mais qui se recoupaient, les agents informatiques déduisirent que l'Ultime Secret avait été utilisé pour des expériences sur l'homme.
Les neurones de Lucrèce font du mieux qu'ils peuvent avec le stock de sucres qu'ils trouvent dans les graisses de la jeune fille.
Pour réfléchir et pour gérer sa peur, ils ont besoin de sucres lents, malheureusement, mode des magazines féminins oblige, Lucrèce consomme essentiellement des fibres et des légumes, pratiquement pas de pâtes, encore moins de beurre, de crème, de sucre, toutes ces choses qui ravissent les neurones et leur permettent de bien fonctionner.
Elle ne sait combien d'heures se sont écoulées. Elle a faim. Sa langue clappe dans le vide.
Comment ça fait quand on est fou…
Ne pas penser à ma situation, penser à mon château.
Son imaginaire choisit les lustres pour le petit salon, le grand salon, la salle à manger. Pour les chambres, des appliques; pour les bureaux, des halogènes. Une grande bibliothèque. Un sauna. Une salle de télévision avec écran géant. Une salle de billard. Une salle de sport avec tout le matériel pour se muscler. Mais arrive un moment où elle ne peut plus ajouter de meubles, sinon l'ensemble serait trop chargé, où elle ne peut plus ajouter de pièces, sinon elle se sentirait perdue dans un trop grand château.
Il manque pourtant quelque chose.
Un homme. Un homme, c'est le complément idéal d'un château.
Un homme, ça réchauffe le lit, ça peut accessoirement offrir des fleurs, faire la vaisselle, vous tenir blottie en regardant la télévision.
Jean-Louis Martin contacta le docteur Tchernienko à Saint-Pétersbourg via son adresse e-mail et lui signala qu'il souhaitait en savoir plus sur ses expériences sur le cerveau.
Il ne reçut pas de réponse.
Il lui expédia ensuite un fax. Athéna guida son écriture. Sans plus de résultat.
Comme le malade du LIS ne pouvait pas parler et que, de toute façon, il savait qu'il n'aurait aucun crédit face à une scientifique, il finit par raconter toute l'histoire à Samuel Fincher.
Lui contacta facilement son homologue russe, lui parla. En dépit d'un premier contact poli, elle refusa là encore toute communication sur ses recherches.
Athéna attira l'attention sur le point faible de la vie de cette femme, ce docteur Tchernienko. Certes, ce n'était pas très gentil comme méthode, mais Athéna avait aussi inscrit dans son programme la phrase de Machiavel: «La fin justifie les moyens.»
Grâce à ce moyen de persuasion, le savant français parvint à convaincre la Russe de coopérer en lui promettant de n'utiliser l'Ultime Secret que pour des expériences limitées et totalement contrôlées.
Le docteur Tchernienko accepta de leur donner l'emplacement de l'Ultime Secret, chez les souris. Un emplacement en trois dimensions, repérable au dixième de millimètre près. Elle leur envoya par e-mail le plan d'un cerveau de souris et une flèche indiquant l'endroit exact avec leurs coordonnées en hauteur, en largeur, en profondeur.
«Et voilà la carte du trésor», pensécrivit Jean-Louis Martin.
Ils contemplèrent le plan comme s'il s'agissait d'une formule magique.
– C'est dans le corps calleux! Le corps calleux est le cerveau le plus ancien. C'est le premier organisme du système nerveux, et il enregistre toutes les expériences de la naissance à deux ans. Après, des couches de cerveau s'ajoutent et se plaquent dessus. Chaque couche apporte un niveau de complexité, mais le plus important est caché au plus profond de nous… Tu avais raison, Jean-Louis.
Samuel Fincher avait effectué durant sa période d'études de petites opérations chirurgicales. Il sélectionna donc une souris, une capucine à tête noire et corps blanc, une espèce très débrouillarde utilisée normalement pour les numéros de cirque. Il fixa avec des lanières de caoutchouc la souris sur un support de liège, les pattes en croix.
Le neuropsychiatre lui rasa le haut du crâne puis prit quelques mesures avec une règle millimétrée et les inscrivit au feutre sur sa peau. Il anesthésia la souris afin que l'opération ne la traumatise pas et ne change pas les données. Il installa ensuite une caméra vidéo pour que le malade du LIS suive à distance le déroulement de l'expérience.
Il prit une scie circulaire osseuse et découpa finement le haut de la calotte crânienne de l'animal, comme s'il s'agissait du sommet d'un œuf coque. Le cerveau palpitant apparut sous l'éclairage des lampes. Lobotomie.
– Tu m'entends, Jean-Louis?
«Oui, je t'entends, Samuel», s'inscrivit sur l'écran fixé au-dessus de la caméra.
– Tu vois?
«Oui. Je dois t'avouer que je ne suis pas habitué à voir ça et je trouve cela un peu répugnant. Mais je pense que je suis de toute façon incapable de vomir.»
Samuel Fincher s'était accoutumé à parler à cette caméra avec écran comme s'il s'agissait de son ami en chair et en os.
– Maintenant tu fais partie de notre confrérie, cher collègue.
L'objectif zooma sur la souris.
«Tu es sûr que tu ne vas pas la tuer?» s'inscrivit sur l'écran,
Le docteur Fincher vérifia les données médicales.
– Le pouls est bon et toutes les fonctions vitales semblent correctes.
«J'ai le trac.»
La souris capucine avait une allure un peu étrange, avec son cerveau à l'aîr.
– C'est toi qui as eu l'idée, Jean-Louis.
«De toute façon, l'enjeu est suffisamment important pour que nous tentions le coup…»
Samuel Fincher approcha alors ses instruments du cerveau à vif.
Jean-Louis Martin suivait avec avidité le déroulement de l'événement.
Cela lui rappelait une autre expérience neurologique qu'il avait observée sur le Net, effectuée sur des souris par l'équipe du professeur Weissman de l'Université de Stanford. Ils avaient greffé dans leurs cerveaux des neurones provenant de cellules souches d'embryons humains. Les neurones humains, plus dynamiques du fait de leur jeunesse, avaient envahi les zones occupées par les neurones de souris, si bien que ces souris avaient proprement été dotées d'une cervelle humaine que les savants comptaient ponctionner pour aider les malades atteints de la maladie d'Alzheimer ou de Parkinson.
Le malade du LIS essaya d'imaginer une souris avec un cerveau humain. Certes elle avait été nantie d'une réserve de cellules nerveuses fraîches, mais c'était quand même un être avec le potentiel d'une pensée humaine.
Il eut soudain un vertige, la science-fiction était dépassée par la réalité. A l'aube du troisième millénaire, tout devenait vraiment possible; donner un cerveau humain à des souris ou toucher à l'Ultime Secret.
Le monde est en train de changer, une simple idée surgissant d'un imaginaire peut se révéler plus terrible qu'une bombe atomique. Il n'y a plus de morale, il n'y a que des expériences. Et qui osera évoquer le statut des souris au «cerveau humanisé»?
Il observe la souris en croix et cela lui rappelle l'œuvre de Salvador Dali: Le Christ observé par son père.
Nous sommes tout-puissants. Il va nous falloir davantage de conscience pour mesurer la portée de nos actes. Sommes-nous prêts?
Samuel Fincher est lui tellement concentré sur ses gestes qu'il ne se pose aucune question. Il a comme seul souci de réussir l'opération et que la souris se réveille indemne.
Après avoir bâti son lieu de vie idéal, Lucrèce dresse l'inventaire de ses ex pour choisir le compagnon idéal. Mais ils avaient tous de bonnes raisons d'être devenus des ex. Elle change de registre et passe en revue ses acteurs préférés.
Non, ils seront narcissiques et exigeront que je les admire.
Elle décide de changer ses critères de sélection.
Il faudrait qu'il me fasse rire. Oui, un homme d'esprit. C'est bien.
Alors elle imagina l'homme sonnant à la porte d'entrée de son château avec un bouquet de fleurs et une bouteille de Champagne. Elle lui faisait visiter son antre et commentait les lieux, avec des précisions sur des œuvres d'art célèbres qu'elle faisait surgir à volonté sur les murs de rocaille. Son bien-aimé allumait ensuite sans difficulté un feu dans la cheminée, déclenchait une musique douce, et versait son Champagne dans des coupes de cristal de Bohême.
La souris se réveilla deux heures plus tard.
– Je crois que nous avons réussi.
L'opération achevée, le neuropsychiatre replaça à la manière d'un couvercle la calotte crânienne, l'agglomérant avec une nouvelle glu chirurgicale qui permettait de recoller les os.
Une prise électrique sortait à présent du sommet du crâne du rongeur, lui donnant l'allure d'un musicien cyberpunk.
Tous ses sens semblaient parfaitement fonctionner. Elle était capable de courir, ses yeux suivaient les objets qui passaient devant elle. Elle savait se défendre contre l'attaque d'un stylo avec ses pattes. Comme, à bien y regarder, des poils blancs sur sa tête noire formaient une barbe évocatrice, Samuel Fincher et Jean-Louis Martin décidèrent de la baptiser «Freud».
Il ne restait plus qu'à tester le levier. Le neuropsychiatre brancha un fil électrique sur la prise et il envoya une faible décharge. Après un instant d'immobilisation surprise, Freud parut nerveuse. Elle agita sa patte droite fébrilement.
«Elle souffre?»
– Je ne sais pas. Elle a l'air plutôt étonnée par cette sensation.
«Comment savoir si elle aime ou si elle n'aime pas?»
Le plus simple était encore de lui confier le levier. Samuel Fincher en disposa un face aux pattes du rongeur et relia les fils à la pile électrique. Freud vint le renifler avec méfiance, mais n'y toucha pas. Alors l'humain, avec deux doigts, activa le levier pour lui en montrer l'effet.
La souris se figea, comme électrocutée. Elle avait compris.
«Ça lui a fait mal?»
Dès que les deux doigts humains lui laissèrent le champ libre, elle empoigna à pleines pattes le levier et le descendit. Elle obtint ainsi une décharge. Elle releva l'appareil et s'en administra aussitôt une seconde. Puis une troisième.
– On dirait qu'elle aime, commenta le neuropsychiatre.
La souris n'arrêtait plus de descendre et de relever le levier avec frénésie. On aurait dit qu'elle pompait l'eau d'un puits pour en faire remonter un élixir qu'elle seule percevait.
Petite musique douce. Il lui masse les épaules. Il la caresse. Puis elle l'invite à poursuivre leurs ébats dans sa chambre.
Samuel Fincher introduisit Freud dans une cage à deux sorties. D'un côté, le levier qui stimule l'Ultime Secret. De l'autre, une femelle en chaleur.
Ils sont sur le lit.
Lucrèce sent ses doigts timides effleurer son épiderme. Penser sentir ou sentir vraiment stimule exactement les mêmes zones dans son cerveau. Ensuite son invité la déshabille très lentement, dévoilant ses dessous en dentelle bleu marine.
Elle montra ses fesses rendues écarlates par le désir. Ses glandes sudoripares lâchèrent un cocktail de phéromones sexuelles aux relents opiacés.
Freud renifla en direction de la femelle, il la regarda. Celle-ci se dandinait et couinait, conviant ce jeune mâle à des ébats prometteurs.
Très lentement, il saupoudre son corps de petits baisers en lui murmurant des «je t'aime» dans le pavillon de l'oreille.
Freud regardait la femelle souris qui adoptait maintenant des positions suggestives. Il agita ses oreilles rondes et son museau proéminent capable de déceler les phéromones. Les moustaches frémirent.
Je ne sais pas ce que c'est mais c'est intéressant, se dit Freud.
Il repéra au fond de l'autre passage le levier.
Quant à ça, ça a l'air encore plus intéressant.
Alors qu'elle est nue, son invité soulève la couette et ils s'y blottissent tous deux comme sous une hutte. Ses caresses se concentrent sur ses zones érogènes, ni trop vite ni trop lentement. Elle l'embrasse goulûment, le déshabille rapidement et se serre fort contre son corps. Elle sent sa chair palpiter contre la sienne.
Freud n'hésita pas une fraction de seconde et fonça vers le levier. La femelle, furieuse, lui lança des invectives en langage souris. Mais Freud n'en eut cure. Pour lui, rien n'égalait l'intérêt qu'il portait au levier.
Elle observe son invité et le juge un peu niais. Elle réfléchit.
Mmmhh… Non, ce genre de gentil toutou, ça me lassera vite.
Aussitôt il disparaît.
Alors qu'est-ce qu'il me faut? Un réalisateur de cinéma. Quelqu'un qui invente des mises en scène pour me surprendre. J'aurais l'impression d'être dans un film ou dans un roman dont je serais l'héroïne.
Elle fait apparaître un metteur en scène qui aussitôt instaure un décor, des lumières, des costumes. Les dialogues deviennent plus subtils, les gestes sont chorégraphiés. A nouveau des amants nus sur son lit. Quelques bougies, de l'encens, la musique souligne chaque événement. Avec les miroirs que le metteur en scène dispose instantanément, Lucrèce profite de plusieurs angles de vue sur elle-même et son partenaire.
Bof. Il finira par me lasser aussi.
Soudain elle constate que les hommes ne sont décidément pas à sa hauteur.
Ils sont tous tellement prévisibles.
Du coup elle n'introduit plus aucun homme dans son château rêvé.
Elle s'installe dans la salle de musculation et pratique du sport dans sa tête. Mais le sport, même imaginaire, donne soif et faim. Elle a envie de manger. Elle imagine un énorme réfrigérateur qu'elle ouvre et qui est rempli de victuailles. C'est rassurant. Elle invite alors des copines pour un festin. Elle prépare des «trucs qui font grossir». Du gratin dauphinois, des lasagnes, des quiches lorraines, des tomates farcies (sans la peau qu'elle digère mal), des brochettes de poulet à la sauce saté, un soufflé au saumon. Et le plus pervers de tous les plats: du cassoulet toulousain avec son confit d'oie et ses haricots gras (ça, même en songe, elle ne se l'autorisait pas jusque-là!).
Samuel Fincher et Jean-Louis Martin répétèrent l'expérience, cette fois-ci non plus avec une femelle en chaleur mais avec de la nourriture. Ils privèrent Freud de manger pendant deux jours. Puis Samuel Fincher le remit dans la cage aux deux sorties. D'un côté un tas de mets alléchants: fromage, pomme, gâteau aux amandes. De l'autre, le levier.
Elle est assise avec ses meilleures amies en train de manger et de parler de leur sujet favori: les hommes. Elles sirotent du café en se gavant de gros gâteaux à la crème. Soudain un manque se fait sentir. Une cigarette. Elle demande à ses amies si elles en ont une et les autres répondent «oui bien sûr». Elles lui donnent du feu, elle fume. Et pourtant son corps demeure inassouvi en nicotine. Lucrèce réclame alors de nouvelles cigarettes qu'elle aspire toutes en même temps. Elle ajoute sur ses bras des patchs à la nicotine. Elle s'en met partout. Mais il lui manque toujours de la nicotine dans le sang. Ses amies lui donnent des chewing-gums à la nicotine. Elle est toujours en manque.
Quelque chose d'étonnant se passe: les murs se lézardent. Ses amies se lézardent. La nourriture pourrit à toute vitesse. Ses amies, effrayées, voient des morceaux de leurs corps tomber comme si elles étaient atteintes de la lèpre. Tout pourrit autour d'elle et se désagrège.
Elle seule reste intacte dans un monde lisse à l'infini, une sorte de boule de billard gigantesque. Seule sur une planète lisse, sans la moindre étoile ou la moindre lune dans le ciel. Une immense sensation d'angoisse l'envahit. Elle se réveille, ouvre les yeux dans le noir. Vite, il faut reconstruire le château imaginaire. Elle s'y emploie, remonte un à un chaque mur, pose le toit. Elle rappelle ses amies. Elles arrivent gentiment avec un chariot rempli de milliers de paquets de cigarettes. Elle les fume dix par dix. Et se sent encore en manque. Le toit du château s'effrite. Les murs s'effondrent comme un château de sable. Ses amies se transforment en petits crabes serrant dans leurs pinces une cigarette fumante. Elle les saisit, et les crabes s'enfoncent dans le sable. Elle se retrouve de nouveau seule près d'un tas de sable avec son immense besoin de nicotine dans le sang.
Elle se réveille à nouveau.
Si je n 'arrive pas à me construire un imaginaire intérieur suffisamment solide, mon psychisme va s'effondrer. Je vais devenir folle.
Elle sait qu'après le rêve viendront les hallucinations, après les hallucinations viendra l'angoisse, après l'angoisse les problèmes psychomoteurs. Il ne faut pas se laisser aller. Penser. Organiser sa pensée. Bâtir une pensée solide qui résiste au temps.
Elle tombe à terre et ne bouge plus.
Un rai de lumière. Il provient de l'œil-de-bœuf. On regarde si elle dort.
Ne pas bouger.
La porte s'ouvre et un infirmier dépose un plateau-repas. Elle ne sait pas quelle heure il est, mais elle reconnaît l'odeur d'un petit déjeuner. Une nuit entière s'est donc écoulée. Elle entrouvre l'œil gauche.
Son cortex occipital voit l'homme. Son cortex temporal associatif lui dit: «C'est l'occasion ou jamais.» Son cortex préfrontal complète: «Il faut le mettre hors service sans que cela fasse de bruit, sans qu'il referme la porte, sans qu'il donne l'alerte.» Son cortex moteur envoie alors très vite un signal aux muscles concernés par l'affaire. Leur puissance est dosée au plus fin.
Avant que l'homme ait pu refermer la porte, elle est debout et lui décoche un coup de pied à la pointe du menton dans un mouvement qui à la fois déchire sa robe pourpre et étend l'infirmier raide au sol.
Elle enfile ses chaussures, saisit une tartine beurrée, la dévore en courant et file dans les couloirs. La mie de la tartine est mâchée, mouillée de salive, elle se transforme en une boule qui descend dans son œsophage, arrive dans l'estomac. Les sucs gastriques la dissolvent. La boule de nourriture descend dans l'intestin où les enzymes tirent les sucres de la farine cuite qui traversent la paroi intestinale et se répandent dans ses veines. Ces sucres sont acheminés vers la zone la plus haute de Lucrèce, sa tête. Son cerveau n'a jamais été aussi content de réfléchir et d'entreprendre des actions dans le réel. Un cerveau nourri dans un corps qui agit. Elle sent tous ses lobes qui se réveillent. Le premier cerveau, le cerveau reptilien qui contrôle ses pulsions vitales de survie, goûte le moindre souffle d'air, le moindre contact de ses pieds sur le sol, la moindre vision d'un couloir.
Son cerveau limbique, celui qui n'apparaît que chez les mammifères et qui gère la mémoire et l'apprentissage, cherche à se souvenir de chaque endroit qu'elle traverse, à analyser les lieux, se cacher au moindre bruit.
Enfin son cerveau cortical lui permet de forger une stratégie pour sortir de cet enfer.
Tout est stratégie.
Analyse, synthèse, logique, ruse. Elle est prête à agir pour se tirer de là.
La deuxième boule de mie de la tartine qui descend dans l'œsophage sert à nourrir les muscles de ses jambes, très sollicités eux aussi.
Elle rase les murs pour éviter les caméras de surveillance.
Freud était un peu perturbée.
Fincher et Martin décidèrent de mettre un parcours au point pour observer jusqu'à quel point Freud était capable de se surpasser afin d'atteindre le levier qui délivrait une décharge dans la zone dite de l'Ultime Secret.
Le neuropsychiatre avait disposé une caméra dans son laboratoire pour que Jean-Louis Martin suive tout. En retour, Jean-Louis Martin lui adressait ses remarques et celles-ci apparaissaient sur un écran au-dessus de la paillasse.
La souris, d'abord surprise, aperçut au loin dans le labyrinthe transparent le levier et commença à galoper dans cette direction.
Elle pénètre dans le bureau du fond. Par la fenêtre, elle constate qu'il fait encore nuit. Le soleil ne s'est pas encore levé. Il faut vite en profiter. La pendule indique 6 heures. Tout le monde dort. Elle a un peu de temps devant elle. Elle tente d'utiliser le téléphone mais celui-ci n'a qu'une ligne interne. Il ne faut pas rêver: les malades ne sont pas censés communiquer avec l'extérieur.
Mon portable dans le tiroir.
Elle s'empare d'un fil de fer et commence à trafiquer la serrure
La première épreuve était une porte dont les deux battants étaient retenus par un nœud qu'il fallait défaire. Motivée par la vision du levier, la souris utilisa ses pattes et ses dents pour déchirer méthodiquement les fils.
Le pêne cède. Le tiroir s'ouvre et elle récupère rapidement son téléphone portable. Elle tente d'appeler Isidore mais l'appareil est inutilisable car sa batterie est à plat.
Elle remarque un placard avec des bacs à fiches. Celles-ci portent le nom de tous les malades qui ont été soignés ici: du boulanger au maire de la ville, du préposé aux postes aux milliardaires dont le yacht a mouillé dans le port de Cannes. Tant ont trébuché un jour ou l'autre et sont venus à Sainte-Marguerite. En haut de chaque fiche, une photo, à côté de chaque photo un questionnaire rempli à la main. Les questions portent sur les peurs, sur les espoirs, sur les déceptions, sur les traumatismes de chacun.
Une colonne stipule: «Racontez le moment le plus pénible que vous ayez vécu avant l'âge de dix ans.»
Ils disposent ainsi du fameux levier originel dont parle Isidore, ce traumatisme d'enfance qui sert de moteur mais peut aussi agir comme frein.
Elle continue d'éplucher les cartons, fascinée. Ce qu'elle voit, c'est un troupeau d'humains anxieux qui n'arrivent pas à s'assumer et qui ont d'autant plus de chances de craquer qu'ils se posent des questions.
L'intelligence est parfois notre faiblesse. C'est un peu, se dit-elle, comme si on avait dopé les moteurs des voitures et que, du coup, les pilotes n'arrivaient plus à maîtriser leur trajectoire. Plus le moteur est rapide, plus ils ont peur et plus ils ont d'accidents. Nous sommes peut-être trop intelligents. Peut-être qu'il faudrait s'arrêter d'évoluer, et faire le point.
Cette idée lui apparaît soudain comme la plus iconoclaste: renoncer à la progression exponentielle du pouvoir humain pour mieux la comprendre.
Nous sommes en passe de transmettre notre «intelligence» aux machines comme une patate chaude qui nous brûle les doigts. On s'en débarrasse parce qu'on ne sait pas le gérer. Einstein disait qu'on n'utilise que dix pour cent de notre cerveau, c'est peut-être déjà trop.
Il y a tellement de fiches. Benzodiazépines, antidépresseurs et somnifères sont les paravents du désastre.
Elle repère l'heure: six heures huit. Il faut faire vite. Son infirmier lui a apporté de quoi se nourrir à six heures parce qu'il voulait être sûr qu'elle serait en train de dormir (il ne pouvait pas savoir que le besoin de cigarette, ravivé par sa récente rechute, allait la réveiller si tôt), mais d'autres infirmiers sont peut-être aussi à l'œuvre dès l'aurore. A sept heures, la cour sera remplie de monde. Il faut profiter de ce reste de quiétude du petit matin.
Elle lacère le bas de sa robe pourpre pour libérer ses jambes. Elle entend un bruit, sans doute des infirmiers qui approchent. Elle passe par la fenêtre.
La souris se posa sur ses pattes arrière pour atteindre la nouvelle épreuve: une issue placée en hauteur. Elle trouva l'énergie de sauter pour y accéder plus vite.
La voilà dans la cour. Un homme passe. Malade ou aide-soignant? Impossible de les distinguer. Elle se tapit dans le premier bâtiment à sa portée.
Ici, les murs sont ornés de tableaux naïfs du Douanier Rousseau. Ils représentent des personnages se tenant par la main dans des prairies bucoliques couvertes de fleurs aux couleurs franches.
Un malade l'a entendue entrer. Il se lève.
– Tiens, la journaliste! Bonjour, vous allez bien?
– «Docteur» Robert! Ça va, merci, et vous?
Avant qu'elle ait pu anticiper quoi que ce soit, il lui saute dessus. Plusieurs malades viennent l'aider.
Freud déboucha dans un nouveau sas encombré d'autres souris mâles. Elle comprit vite qu'il allait lui falloir jouer des pattes et des incisives pour passer. Elle bouscula ses congénères avec d'autant plus de rage qu'elle voyait le levier approcher.
Submergée par la masse de ses assaillants, elle ne peut plus bouger. Ils la tiennent par les bras et par les jambes.
– Robert, laisse-moi partir et je te filerai des cigarettes, clame Lucrèce Nemrod.
Robert évalue la proposition.
– Des cartouches entières. Des sans filtres! insiste la jeune journaliste scientifique.
– Je sais que ce n'est pas bon pour la santé, déclame le patient. Je me suis fait engueuler, la dernière fois, à cause de toi. Si tu ne m'avais pas proposé des cigarettes, je n'aurais pas été engueulé. Je déteste me faire engueuler.
– Excuse-moi, Robert.
Il tape sur le mur avec véhémence.
– Tes excuses ne valent rien! Tu veux encore me tenter avec des cigarettes! Diablesse!
Il roule des yeux en respirant fort.
– Je croyais que cela te ferait plaisir.
– Bien sûr que cela me fait plaisir. Evidemment que cela me ferait énormément plaisir. Les cigarettes, elles m'obsèdent, j'en rêve la nuit, j'en mime des bouffées le jour… Mais…
Il se calme, se recueille.
– Mais c'est rien par rapport à mon envie d'accéder à l'Ultime Secret!
Il a prononcé ce mot comme s'il s'agissait d'une grâce. Les autres se calment aussi, comme si cette évocation était déjà en soi un apaisement.
– L'Ultime Secret?
– C'est ce que nous offre Personne.
– Qui est Personne?
Tout le monde grogne.
– Elle ne sait pas qui est Personne! répètent certains malades.
– Toi, par contre, on sait tous qui tu es. Tu es une sale espionne! Tu es venue ici pour dire du mal de l'hôpital dans les journaux et pour qu'il soit fermé. Vous êtes tous pareils, vous les journalistes! Dès que quelque chose est beau et pur, vous crachez dessus.
Lucrèce commence à être inquiète.
– Non. Je suis avec vous.
– «Personne» nous a signalé ton intrusion. Il m'a personnellement reproché de t'avoir laissé entrer. Alors on va te faire quelque chose qui t'ôtera toute envie de nous embêter. Vous êtes d'accord?
Tous les fous se mettent à approuver. Certains poussent des grognements bizarres. D'autres sont défigurés de tics.
Robert attrape délicatement le menton pointu de la jeune femme comme pour l'ausculter. Elle le fixe de ses grands yeux vert émeraude. Normalement, quand elle fixe les hommes ainsi, en s'installant dans sa beauté, ils perdent leurs moyens.
– Lucien va s'occuper de toi!
Lucrèce a un mauvais pressentiment.
– Lucien! Lucien! Lucien! répètent les autres.
– Au secours!
– Tu peux crier, dit Robert. Ici, personne ne viendra t'aider, au mieux, tu attireras d'autres gens qui voudront s'amuser avec toi.
– Lucien! Lucien! Lucien! scandent les malades.
Le dénommé Lucien est un grand gaillard avec une petite tête aux cheveux effilochés et un sourire qui lui déforme le visage. Il arrive en cachant quelque chose dans son dos. Il saisit une cheville de la journaliste de la main gauche. Elle se débat mais les autres fous assurent la prise.
Elle le contemple de ses grands yeux verts effrayés. Qu'a-t-il dans le dos? Un couteau? Des pinces? Ce doit être un sadique! Lucien exhibe alors l'objet: une plume de pintade.
Ouf, ce n'était que ça…
Elle est rassurée, mais l'autre fait une grimace étrange.
– Aimez-vous les chatouilles, mademoiselle? Ma petite obsession à moi ce sont les chatouilles.
Il approche la plume de la plante des pieds de Lucrèce. Doucement il effleure cette partie délicate de sa personne avec la pointe de la plume de pintade. La fine surface de la peau des pieds de la jeune femme est recouverte de deux mille capteurs thermiques, cinq mille capteurs tactiles, et trente filets nerveux sensibles à la douleur. Le contact appuyé, balayant, tournant, persistant, déclenche les corpuscules de Pacini logés dans les tissus sous-cutanés. Le stimulus remonte la jambe, accéléré par l'autoroute du nerf sciatique, rejoint la colonne vertébrale, la moelle épinière, arrive dans le cerveau reptilien, celui qui ne peut pas raisonner. A l'intérieur, les neurones sur-stimulés commencent par lâcher de l'endorphine.
Lucrèce ressent une irrépressible envie de rire. Des zones de son cerveau court-circuitent. Elle ne peut plus se raisonner et elle éclate de rire tout en parvenant à articuler un:
– Non, pas ça! Vous n'avez pas le droit.
Mais Lucien s'applique à perfectionner sa chatouille. Elle ne peut pas prévoir son prochain geste. La fine peau de sa plante des pieds est parcourue de zigzags. Elle rit, elle rit.
Son sang est plein d'endorphines mais, au bout de cette endorphine, le phénomène s'inverse.
Après le plaisir, la douleur. L'endorphine laisse la place à la substance P et à la bradykinine, hormone transmettant la souffrance. Simultanément, pour contenir cette hormone, son cerveau produit de la neurotensine.
Elle n'a pas conscience de cette alchimie intérieure, mais ses soubresauts se font plus violents alors que sa bouche s'ouvre de manière syncopée pour chercher de l'air et qu'elle pleure tout en grimaçant entre deux éclats de rire.
C'est intenable. Elle en vient à souhaiter une douleur simple et franche au lieu de cette confusion dans ses sensations.
Et si Fincher était mort comme ça? Sous les chatouilles? Quelle mort horrible!
Elle se débat entre les mains des fous qui la serrent de plus en plus fort.
Que cela s'arrête, c'est trop!
Autour d'elle les malades rient aussi, mais de manière plus étrange. Voir le corps de cette mignonne jeune femme extérieure à l'hôpital sous l'emprise du plus pervers d'entre eux leur donne un sentiment de revanche sur le monde des «normaux» qui les a rejetés.
– Nous allons lui faire disjoncter la tête, clame un petit au regard cauteleux.
Robert apparaît comme le plus calme. Elle le perçoit avec son cortex, mais son cerveau reptilien a maintenant complètement explosé et transmis l'incendie de neuromédiateurs au cerveau limbique.
Sa gorge est en feu, ses yeux pleurent à ruisseau.
Il faut que je reprenne le contrôle de mon cerveau. Je ne vais pas échouer pour des chatouilles!
Pourtant même sa pensée travaille plus difficilement. Quelque part dans son cortex, une partie de son cerveau a envie de s'abandonner à cette sensation de rire permanent. Après tout, mourir de rire est une belle mort.
Elle se cabre et se démène.
Une autre partie de son cortex décide qu'il faut aménager à toute vitesse un camp de repli pour sa pensée. Un endroit qui échappera à l'emprise de la chatouille.
Trouver une solution pour se tirer de là, s'inscrit en capitales sur le tableau de ce QG d'urgence.
Penser à quelque chose de triste.
Christiane Thénardier.
Le visage hautain et suffisant apparaît dans son aire visuelle occipitale.
Enfin elle s'arrête de rire.
Lucien, inquiet de la perte de son pouvoir, saisit l'autre pied.
Lucrèce ne bouge plus.
Les malades, étonnés de voir quelqu'un maître de son esprit, ont un mouvement de recul. Pour eux, garder sa raison en un tel moment est très impressionnant. Cela suffit pour qu'elle se dégage en bousculant les hésitants et les surpris. Mais Robert déclenche la sonnerie d'alerte.
Freud était arrivée à faire peur à toutes les souris mâles. Motivée par le levier, elle avait déjà blessé sérieusement plusieurs congénères et sa sauvagerie avait suffi à impressionner les autres, au point qu'elles se tenaient à distance. Alors, délicatement, Freud empoigna le système de serrurerie de cette nouvelle pièce et en dégagea le loquet. Elle referma derrière elle pour ne plus être dérangée par ces concurrentes ignorantes du pouvoir du levier.
LE LEVIER…
Freud arriva dans une zone où elle fut obligée de s'aplatir pour avancer.
Fincher s'émerveillait de la débrouillardise de son cobaye.
– Elle devient géniale, dit-il.
«Elle est motivée, ajouta Martin. Les épreuves l'obligent à développer des talents nouveaux.»
– Tu as raison. Pour passer plus vite, elle se montre plus attentive, elle réfléchit plus rapidement. Elle a les dendrites toujours excitées et, du coup, ses réseaux de neurones deviennent de plus en plus complexes pour satisfaire à cette suractivité cérébrale.
«L'Ultime Secret rend plus intelligent.»
Lucrèce galope. Elle arrive dans un dortoir qui se termine en impasse.
Fichue.
Mais deux bras la soulèvent et l'attirent vers une trappe en trompe-l'oeil dissimulée dans une fresque peinte d'après un tableau de Van Gogh. La trappe se referme vite. La voici dans un grenier.
Face à elle, se tient une svelte fille brune aux grands yeux noirs brillants. Pas le choix, il faut lui faire confiance. Ses poursuivants sont déjà en dessous.
– Je m'appelle Ariane. Vous cherchez à vous évader, hein?
Elle entend des pas. Ses poursuivants s'éloignent.
– On peut le dire comme ça.
– Moi j'hésite.
– Eh bien, le temps que vous trouviez ce que vous avez envie de faire…, dit la journaliste en se dirigeant vers la trappe.
Mais l'autre la retient par le bras. Elle appuie sur un interrupteur et éclaire le grenier.
– Je crois aux signes. Si vous êtes venue sur ma route, c'est que je dois partir.
Ariane s'approche avec des allures de conspiratrice.
– Je ne suis plus folle. Je suis guérie mais ils ne s'en sont pas aperçus.
Elle précède Lucrèce sur la voie de la liberté mais le plafond est de plus en plus bas, et elles sont obligées d'avancer à quatre pattes.
Freud grimpa par une trappe jusqu'à un couloir en plastique.
Les deux jeunes femmes sortent par un vasistas qui ouvre sur le toit. De là elles descendent en s'accrochant au tuyau d'évacuation des eaux de pluie.
– Nous quittons le fort?
– Fincher a agrandi l'hôpital devenu trop étroit. Les malades dorment dans les dortoirs que vous avez vus, mais ils travaillent dans de nouveaux bâtiments hors du fort.
Les deux filles courent entre les arbres. Elles se retournent, s'assurant qu'on ne les suit plus. Allée des Eucalyptus, chemin des Faisans et, soudain, les voici devant un grand bâtiment moderne caché derrière les arbres. La porte est blindée. Deux caméras de vidéo-surveillance surplombent l'entrée.
– Où sommes-nous?
– C'est l'atelier des paranoïaques.
Ariane salue en minaudant la caméra vidéo à sa gauche et plusieurs gâches électriques cliquettent avant que la porte s'ouvre.
A l'intérieur, Lucrèce découvre des centaines d'établis où des gens travaillent sur des ordinateurs et des machines compliquées.
– Les paranoïaques ont si peur d'être agressés qu'ils inventent sans cesse de nouvelles machines de défense ultraperfectionnées. C'était la grande idée de Fincher: utiliser les spécificités psychologiques des malades.
Lucrèce, très impressionnée, observe tous ces gens qui œuvrent avec passion à dessiner des plans de machines tortueuses et elle comprend que, mus par leurs obsessions, ils sont beaucoup plus efficaces et motivés que n'importe quel ouvrier «normal».
– Ils ne travaillent pas pour de l'argent. Ils ne travaillent pas pour leur retraite. Ils ne travaillent pas pour la gloire. Ils travaillent parce que c'est ce qui leur fait le plus plaisir.
Lucrèce est en effet surprise par cet élément presque incongru: ils ont tous le sourire aux lèvres. Certains sifflotent ou chantonnent gaiement.
C'en est presque «indécent».
– Fincher disait: «La folie est un dragon furieux qui a poussé dans nos têtes. Nous souffrons parce que nous essayons de tuer cet intrus. Au lieu de le tuer, nous ferions mieux de l'utiliser comme monture. Il nous mènerait alors bien plus loin que nous ne pouvons l'imaginer.»
Ariane guide Lucrèce à travers les travées. Des malades aux mimiques différentes sont appliqués à remplir des plans de mesures et de formules compliquées.
– Eux, ce sont les autistes. On l'ignore souvent mais certains sont d'excellents calculateurs. Nous, nous calculons en utilisant uniquement notre mémoire instantanée, alors qu'eux se servent aussi de leur mémoire permanente. Ils définissent et mesurent les dimensions des machines.
Les autistes les saluent rapidement pour se replonger immédiatement dans leurs calculs savants.
Elles découvrent ensuite une zone où des gens en blouses blanches immaculées, coiffés de lampes semblables à celles des dentistes, travaillent sur des mécanismes miniaturisés.
– Les maniaques assemblent les machines inventées par les paranoïaques et calculées par les autistes. Ils sont tellement soigneux. Et d'une telle précision.
Des hommes et des femmes, la langue tirée, ajustent des pièces de plastique et de métal en vérifiant plusieurs fois que l'alignement est parfait.
– Ensuite cela revient aux paranoïaques qui vérifient le matériel dans cette zone de tests. Pour eux, aucune vérification n'est superflue. Nous avons 0,0001 % de matériel défectueux. Record mondial battu.
Des malades scrutent à la loupe les détails de chaque pièce, vérifient le travail irréprochable des maniaques et testent la solidité des assemblages.
– Tout cela sert à quoi? demande la journaliste scientifique en croisant deux lambeaux de sa robe du soir pour ne pas trop attirer l'attention sur ses cuisses.
– Ces machines sont ensuite commercialisées. Elles s'exportent très bien, dans le monde entier. Elles rapportent de l'argent, beaucoup d'argent. Vous n'avez jamais entendu parler des systèmes de sécurité domotique Crazy Security?
– Crazy…
– Crazy veut dire «fou», en anglais. On ne pourra pas dire qu'on trompe les clients, glousse Ariane.
Lucrèce considère un groupe de paranoïaques munis de lunettes optiques de visée qui manipulent un laser pour forer un minuscule trou dans lequel ils déposent un composant électronique miniaturisé.
– Ça me dit vaguement quelque chose. Je crois que j'ai vu des publicités dans un journal: «Avec Crazy Security, la sécurité est garantie». C'est ça?
– Exact. Toutes les machines Crazy Security sont fabriquées sur l'île Sainte-Marguerite.
Ariane désigne un secteur où des machines assemblées par des maniaques et vérifiées maintes fois par des paranoïaques sont enveloppées sous plusieurs couches de polystyrène et emballées dans des caisses de carton renforcé.
Un asile de fous transformé en usine high-tech…
– C'est grâce à l'argent de la vente des systèmes Crazy Security que Fincher a pu bâtir ces bâtiments annexes. C'est un cercle vertueux. Plus nous produisons, plus nous sommes riches: plus nous sommes riches, plus nous fabriquons des ateliers pour les malades et plus nous produisons.
– Mais ils ne sont pas payés?
– Ils se fichent de l'argent. Ce qu'ils veulent, c'est exprimer leur talent, si on leur proposait de se reposer, ils risqueraient de devenir violents!
Lucrèce observe ces malades qui travaillent avec enthousiasme, s'appliquent, réfléchissent sans cesse à la façon d'accomplir encore mieux leur tâche. Elle songe que Fincher a peut-être vraiment mis le doigt sur une nouvelle conception du travail: le «travail motivé».
Malgré le danger qui rôde, Lucrèce ne peut s'empêcher de rester à observer l'atelier.
– Ne travaillent que ceux qui le souhaitent et dans le domaine qu'ils souhaitent, précise Ariane. Mais pratiquement tout le monde a envie d'oeuvrer. Les gens ici insistent pour rester plus longtemps dans les ateliers. Ils râlent quand vient l'heure de se coucher. Et je peux vous dire que, si la marque Crazy Security a autant de succès, ce n'est pas un hasard. Aucun ouvrier normal ne pourrait parvenir à un tel niveau d'efficience. Les paranoïaques rajoutent un tas de systèmes de sécurité aux systèmes de sécurité. Tous les câblages sont doublés pour que l'ensemble continue à fonctionner même en cas de panne. Les points faibles sont protégés par des coques d'acier. Vous avez vu les petits trous sur les côtés? Ce sont des détecteurs de chocs supplémentaires qui ne sont même pas signalés sur l'appareil. Ils les installent juste par conscience professionnelle. Ah, si les gens savaient que ce sont des soi-disant «fous» qui ont construit les mécanismes qui les protègent!
Lucrèce voit des machines de sécurité destinées à des voitures, des maisons, des bateaux, des villas. Sur sa droite des étagères où des nains de jardin équipés d'yeux à infrarouges s’alignent comme à la parade. Plus loin de faux arbres avec des caméras à la place de fruits. Des sculptures pleines de détecteurs. Des autoradios avec code numérique. Des volants électrocuteurs. Des capteurs de présence par rayonnement thermique.
On se croirait dans l'antichambre d'une armée d'agents secrets.
Ariane ne semble pas partager complètement son engouement.
– Ce sont aussi eux qui ont construit le système de sécurité de l'hôpital, explique-t-elle. C'est pourquoi il n'y a plus besoin de gardiens. Chacun sait qu'il est impossible de s'échapper de l'île maintenant qu'elle est surveillée par les systèmes de détection des paranoïaques.
Lucrèce se sent un peu lasse.
– C'est précisément pourquoi je vous ai amenée ici, ajoute Ariane, c'est dans l'œil du cyclone qu'on est le mieux protégé.
Elle tire sur la manche d'un rouquin qui cligne sans cesse les yeux comme s'il avait peur de tout. Il sursaute.
– Pierrot, tu peux nous apprendre à déjouer vos systèmes de sécurité, s'il te plaît?
– Tu ne veux quand même pas t'évader, j'espère? Tu ne serais pas en train d'essayer de me tromper?
Ariane bafouille, désarçonnée.
Lucrèce comprend vite le problème et prend Pierrot par le bras.
– Vous avez raison. On vous trompe, on vous ment. En fait, la situation est plus grave qu'elle n'en a l'air.
Aussitôt d'autres paranoïaques qui, obsession oblige, ont développé une ouïe plus fine que la moyenne, approchent et les encerclent.
– Il y a un complot contre vous, invente rapidement Lucrèce.
Le rouquin cille deux fois plus vite. Il serre le poing.
– Je le savais, enrage un autre paranoïaque derrière lui. C'était pas normal, tout ça. Tout allait trop bien pour que ça continue.
– Ils ont tué Fincher. C'est un assassinat, murmure Lucrèce. Les coupables vont ensuite tuer tous ceux de Sainte-Marguerite. Parce qu'ils refusent de reconnaître vos qualités et de remettre en question leurs méthodes. La réussite de Sainte-Marguerite les obligerait à reconnaître que vous, les soi-disant «fous», vous êtes plus forts que les autres.
– Les fous? Il y a des fous ici? demande un malade non seulement paranoïaque mais susceptible.
– Tu sais bien que c'est ainsi que nous appellent nos ennemis! répond un autre.
– Il y a un complot contre nous! Je le savais, reconnaît le plus proche des paranoïaques.
La rumeur est maintenant générale, plus personne ne travaille.
– Il y a des traîtres à l'intérieur de l'enceinte, ils vont vous faire disparaître les uns après les autres, continue Lucrèce. Moi je suis journaliste, et je viens pour avertir mes lecteurs que ce que vous faites est admirable et qu'il faut stopper vos ennemis avant que toute l'expérience de Fincher ne soit perdue.
Les malades grondent d'indignation.
Après avoir insufflé la colère, Lucrèce tempère:
– Calmez-vous. L'heure n'est point encore à l’action. Il faut agir discrètement. Je dois sortir d'ici pour chercher de l'aide. Aidez-moi et continuez ensuite à faire semblant de n'être au courant de rien, et nous les aurons par surprise.
Aussitôt Pierrot, qui semble le leader des paranoïaques, entraîne les deux femmes dans une pièce adjacente.
– Ici c'est le central informatique, annonce-t-il. Toutes les caméras de contrôle convergent vers ce lieu. Des centaines d’écrans sont surveillés par ces vingt personnes qui ne laissent rien échapper.
Pierrot indique à ces vingt surveillants que tout est sous contrôle.
– D'abord, je vais couper l'alarme, dit-il.
Il manipule quelques boutons.
– Ensuite je déclencherai le système de détection à l'autre bout de l'île. Ainsi, ils perdront du temps à vous chercher dans la mauvaise direction. Enfin je vais débrancher tous les détecteurs du coin. Vous n'aurez qu'à rejoindre la côte sud. Jetez-vous à l'eau et, après, il ne vous restera plus qu'à nager jusqu'à l'île Saint-Honorat. Les moines cisterciens de l'abbaye vous aideront à rentrer à Cannes. C'est faisable. Partez par le toit, c'est plus sûr.
Pierrot téléphone, règle un écran, manipule un clavier et fait un geste signifiant que la voie est libre. Lucrèce l'observe avec inquiétude. Le malade appuie enfin sur une manette et une échelle électrique automatique descend. Ariane et Lucrèce grimpent aux barreaux.
La souris monta à l'échelle.
Là se trouvait la zone la plus difficile: des lames de rasoir. Pour avancer, Freud était obligée de se blesser mais elle semblait insensible à la douleur. Elle était attirée par la lumière de la manette. Elle glissa et tomba. Remonta. Dérapa à nouveau.
Ariane et Lucrèce rampent sur le toit du bâtiment des paranoïaques et s'écorchent aux tessons de bouteilles posés là pour raison de sécurité. Les deux filles sautent alors dans un bosquet et courent vers la côte sud.
Elles escaladent des rochers et se retrouvent au sommet d'une falaise en à-pic.
– Qu'est-ce qu'on fait maintenant? demande Ariane avec inquiétude.
– Il faut sauter dans la mer, annonce Lucrèce. De ce côté cela me semble plus facile, nous éviterons aisément les rochers. Mais il faut nous lancer bien en avant pour éviter les petits récifs qui affleurent et qui risquent de nous blesser.
Les deux filles se penchent et contemplent, vingt mètres plus bas, la mer qui vient s'écraser avec fracas contre la dentelle de pierre.
– J'ai le vertige. Je n'arriverai jamais à sauter.
– J'ai le vertige aussi, si ça peut vous rassurer. C'est tout dans la tête. Ne regardez pas en bas et sautez sans réfléchir.
Ariane et Lucrèce s'apprêtent à sauter mais soudain un haut-parleur ordonne, de l'intérieur d'un nain de jardin proche:
– Ariane, reviens! Si tu ne rentres pas immédiatement tu n'auras jamais accès à l'Ultime Secret!
La jeune femme est piquée au vif.
– C'est quoi l'Ultime Secret? demande Lucrèce.
– C'est la Récompense Absolue, répond l'autre avec anxiété.
– Reviens, Ariane, et ramène «l'invitée».
Ariane semble bouleversée.
– La Récompense Absolue… Peux-tu être plus explicite?
– Il y a quelque chose qui s'appelle l'Ultime Secret et qu'on dit être la plus belle chose du monde. C'est plus fort que tout. Plus fort que toutes les motivations, plus fort que toutes les ambitions, plus fort que toutes les drogues. C'est le nirvana. C'est l'expérience qui transcende tout.
Ariane parle comme si elle n'était plus maîtresse d'elle-même. Dans son esprit tout est de plus en plus confus. Elle considère différemment sa compagne.
Autour d'elles des malades surgissent pour les attraper. A leur tête il y a les paranoïaques et surtout Pierrot.
Comprenant qu'il s'est fait berner par la journaliste, il lui en veut d'autant plus.
–Empare-toi d'elle, Ariane! Si tu veux un jour avoir accès a l'Ultime Secret, arrête-la! crie-t-il dans le haut-parleur.
Un tic déforme la bouche d'Ariane.
Lucrèce a un élan pour se jeter dans la mer, mais Ariane la retient par le poignet.
La journaliste tire mais la prise de la cyclothymique est solide.
– Lâche-moi, Ariane!
L'autre lui répond d'une voix bizarre:
– Aujourd'hui j'ai lu mon horoscope dans le journal. Il était écrit: «Ne laissez pas tomber vos amis.»
Les fous et les infirmiers se rapprochent de plus en plus.
Lucrèce n'a plus le choix. Elle mord de toutes ses dents le bras d'Ariane qui lâche prise.
Enfin libre, elle subit la loi de l'attraction terrestre qui l'attire très rapidement vers le bas. Elle ferme les yeux, entend l'air siffler autour de ses oreilles.
Freud dérapa, glissa et tomba dans l'eau.
Ariane se penche pour distinguer ce qui se passe en bas. Elle se mord la lèvre inférieure.
– J'aurais peut-être pas dû la laisser tomber, j'aurais pas dû…, soupire-t-elle.
– Te tourmente pas, elle va remonter.
Les malades et les infirmiers attendent mais Lucrèce ne réapparaît pas.
– A cette hauteur, elle s'est sûrement empalée sur une pointe rocheuse, c'est pour cela que rien ne remonte à la surface, estime un aide-soignant.
Ariane grimace.
– J'aurais pas dû, j'aurais pas dû…
Tous se penchent, guettent la surface des flots mais ceux-ci sont trop secoués par les vagues pour qu'on distingue par transparence un corps enfoncé dans les rochers. Pierrot ne manifeste aucun signe de pitié.
– Bien fait, dit-il. Elle s'apprêtait à tout révéler dans la presse.
Ariane persiste à croire à la survie de sa compagne d'évasion. Elle continue à scruter la surface de la mer tandis que les autres malades se retirent les uns après les autres pour reprendre leur activité.
– Allez, viens, lui dit Pierrot.
Ariane hésite, puis le suit.
«Ça sait nager, les souris?»
La souris suffoqua, se débattit. Elle s'enfonçait dans l'eau à force de s'agiter de manière inefficace.
Samuel Fincher et Jean-Louis Martin hésitaient à intervenir: c'aurait été fausser l'expérience.
La surface des flots est déserte. Le ressac des vagues contre les rochers affleurants ne cesse pas. Un morceau d'étoffe pourpre taché de sang s'échoue sur la plage.
Freud finit par remonter. La souris vit le levier au loin, se calma, trouva une méthode pour nager. Elle arriva dans une zone où elle fut obligée de s'engouffrer dans un tunnel sous l'eau pour continuer en avant. Freud, qui, il y a encore quelques minutes à peine, n'avait encore jamais vu d'eau et ignorait qu'elle pouvait même nager, fonça en apnée et s'engagea dans le tunnel.
Ariane, par acquit de conscience, revient sur la falaise d'où a chu la journaliste. Elle aperçoit l'étoffe ensanglantée.
Elle reste immobile à fixer la surface de l'eau. Des crabes en dessous filent comme pour rejoindre un festin.
Tout ce qui peut aller mal va mal. Quoi que je fasse je me trompe. Il n'y a que dans les films que les gens finissent par rejaillir des eaux.
La Méditerranée s'agite et son remous devient assourdissant. Ariane fixe encore la surface mais soudain un épais brouillard marin poussé par les vents envahit tout. L'air devient opaque. De son promontoire, Ariane ne voit même plus la surface de l'eau recouverte d'un gris cotonneux. Elle respire, soupire, hésite à plonger elle aussi, mais la sonnerie annonçant que le petit déjeuner va être servi dans le réfectoire la retient.
Freud nagea souplement dans le tunnel transparent aquatique. Elle s'aida de sa longue queue rosé pour se propulser dans cet élément finalement moins hostile qu'elle ne le préjugeait. La seule gêne était qu'elle ne pouvait plus utiliser ses récepteurs olfactifs et que, du coup, elle se sentait handicapée de son sens principal.
Mais à travers l'eau elle ne perdait pas de vue l'objectif: le levier enchanté qui la narguait au loin.
Un nez affleure la surface. Lucrèce, cachée dans un creux protégé par les rochers, respire en ne laissant dépasser que ses narines.
Dans ces moments-là, se dit-elle, j'aimerais avoir un nez plus long pour faire périscope.
Ses longs cheveux roux affleurent autour d'elle comme des algues. A travers l'eau, elle distingue Ariane qui s'en va.
Ah, toi, je t'en ficherais, des horoscopes! Quoique se faire balancer par une balance… finalement j'aurais dû me méfier.
Profitant du brouillard qui s'abat maintenant au ras des flots comme une nappe de coton, la journaliste nage vers l'île Saint-Honorat.
Par chance, les deux îles sont suffisamment proches pour qu’on puisse franchir le bras de mer. Pierrot avait raison.
La souris Freud nageait.
Enfin elle touche la deuxième des îles de Lérins: l'île Saint-Honorat.
Elle sort toute ruisselante sur la plage, naïade déterminée sortant de la brume. Dans sa chute elle a été éraflée par des rochers pointus et sa cuisse gauche est marquée d'une balafre.
Une habitation se présente au-dessus des vignes et des oliviers. Elle s'achemine dans cette direction. A l'intérieur elle découvre une distillerie dont la porte est surmontée d'un écusson vert avec, en armoiries, deux feuilles de palmiers entourant une mitre d'évêque. «Abbaye de Lérins. Liqueur Lerina», est-il inscrit en caractères gothiques. Plus loin: CONGRÉGATION CISTERCIENNE DE L'IMMACULÉE CONCEPTION.
A cette heure l'endroit est vide, elle ressort et repère le vieux monastère. On dirait une mission espagnole comme on en trouve au Mexique.
Murs blancs, hauts palmiers, tuiles rouges et, surmontant le tout, la tour pointue de l'église. Il est encore tôt, et pour l'instant tout est silencieux. Elle s'aventure dans la chapelle où prient une trentaine de moines, en soutane blanche recouverte d'un plastron noir, le crâne tonsuré. Tous sont agenouillés.
Le plus âgé aperçoit la jeune femme égarée et interrompt sa prière. Tous les moines se retournent alors d'un coup, comme mus par un commandement télépathique collectif, et la dévisagent avec stupéfaction.
– Aidez-moi. Aidez-moi, dit-elle, je dois rejoindre au plus vite le port de Cannes.
Pas de réaction.
– Je vous demande assistance.
Un moine de petite taille pose un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.
Plusieurs frères l'entourent et, sans un mot, la saisissent par les coudes et la tirent hors de la chapelle. Le petit moine saisit une ardoise et une craie et inscrit:
«Nous avons fait vœu de silence et vœu de chasteté. Donc pas de bruit et pas de femme ici.»
II souligne chaque mot, puis la phrase tout entière.
Bon sang, se dit-elle, ils vont me laisser tomber à cause de leurs principes religieux.
–C'est de l'assistance à personne en danger. N'avez-vous pas pour devoir, comme chaque être humain, de sauver les êtres en détresse? A fortiori les femmes et les orphelins. Je suis femme et en plus orpheline! Vous avez le devoir de m'aider.
La cinquième motivation fonctionnera-t-elle? Le petit moine efface l'ardoise et note en gros caractères: «Nous avons le devoir de vivre dans la paix du Seigneur.» Lucrèce, épuisée, blessée, ruisselante, les regarde. Elle articule soigneusement comme si elle s'adressait à des sourds-muets.
– Alors vous êtes pires que les autres. Vous allez m'abandonner de peur que je ne trouble votre paix! Vous savez quoi? éructe-t-elle. Je vais ajouter dans ma liste une nouvelle case. Au-dessus de 8 les stupéfiants, et de 9 la passion personnelle, je vais mettre 10 la religion.
Les moines s'interrogent mutuellement du regard.
Ils la considèrent avec un air indulgent. Le moine qui tient l’ardoise lui propose de s'asseoir. Il va chercher une serviette-éponge et la lui tend. Elle se déshabille lentement. Deux moines échangent des coups d'œil affolés.
Voyant la blessure à sa cuisse, un moine lui tend un pansement qu'il dépose, après une hésitation, sur la plaie. Puis on lui propose un vêtement sec: une robe de bure. Elle l'accepte.
Un petit moine lui sert un verre de liqueur Lerina. Elle le vide d'un coup pour se redonner des forces et trouve la saveur bien agréable.
En souriant, le religieux lui dédie son regard le plus apaisant. Il note avec sa craie:
«Pourquoi êtes-vous là, mademoiselle?»
– Je suis en fuite.
Il efface et écrit, le visage figé dans un sourire forcé: «La police?»
– Non, les gens de l'île d'en face!
«Vous êtes donc une malade de l'hôpital Sainte-Marguerite?»
–Non, je suis journaliste au Guetteur moderne.
Le moine fixe ses grands yeux vert émeraude comme pour mieux comprendre la situation.
– Je sais que ce n'est pas facile à croire, dit-elle, mais j'enquête sur le neuropsychiatre champion d'échecs mort d'amour dans les bras du top model danois. Je suis journaliste et je ne suis pas folle.
Comment prouver qu'on n'est pas fou? C'est impossible.
– Elle dit vrai.
Un homme qui n'est pas en tenue de moine, mais en pull et Jean, vient d'arriver. Même sans sa tenue de cuir noir, elle le reconnaît: Deus Irae, le chef des Gardiens de la vertu.
– Ah! Vous me reconnaissez? Dites-leur donc que je ne suis pas folle.
– Elle n'est pas folle.
Sans la quitter du regard il ajoute:
– C'est une amie avec laquelle j'avais rendez-vous, elle s'est juste trompée d'entrée.
Le moine prend un air dubitatif. Mais c'est un langage qu'il peut comprendre. Deus Irae sait assurément qu'il vaut mieux dire un mensonge crédible qu'une vérité compliquée.
«Vous pouvez rester ici, mais ce sera quarante euros par jour», note-t-il sur son ardoise.
– Puis-je donner un coup de téléphone? s'enhardit Lucrèce Nemrod.
– Ils n'ont pas de téléphone, répond Deus Irae.
– Comment font-ils pour avertir s'il y a un problème?
– Ils n'ont jamais de problème. Vous êtes le premier «problème» qu'ils affrontent depuis des siècles. Saint-Honorat est un lieu épargné des tourments du monde. Et puis le téléphone est un outil pour parler, or ils ont tous fait vœu de silence.
– Logique. J'aurais dû y penser.
– Ils ne veulent pas être tentés par le brouhaha qui sévit à l'extérieur. Ils n'ont pas non plus de télévision, pas d'Internet, pas de radio, pas de femmes. La vraie tranquillité, quoi.
Deus Irae affiche un air mi-méprisant mi-réjoui:
– Cependant je crois qu'ils disposent d'un fax pour les réservations.
Le moine hoche la tête en signe d'approbation.
Deus Irae hausse les épaules comme s'il condescendait à accorder un dernier caprice à la jeune femme avant qu'elle ne devienne raisonnable.
– Ecrivez quelque chose et ils l'enverront.
Elle rédige un message à Isidore et lui signale où elle se trouve. Elle inscrit le nom et le numéro de téléphone sur un papier.
– En attendant, vous pouvez aller prendre un déjeuner au réfectoire, suggère Deus Irae en l'accompagnant vers le bâtiment.
– Et vous-même, que faites-vous là?
– Retraite. Je prends trois jours de retraite tous les mois. Pour faire le point et être au calme. Ici, c'est un lieu sacré. Je sais que nous n'avons pas les mêmes convictions mais vous pouvez me faire confiance, vous êtes en sécurité. La violence s'arrête à l'extérieur de cette enceinte.
Ils parviennent au réfectoire. Les moines ayant terminé la prière sont assis autour d'une longue table. Ils se tournent à l'arrivée de la jeune femme.
C'est elle.
Ils lui sourient gentiment.
Sans tenir compte de tous ces regards qui la suivent, elle avance, impavide. Deus Irae propose à la jeune femme une place sur un banc de chêne. Autour d'eux circulent des pichets de lait, des pots d'avoine et de miel. Lucrèce observe les visages et se demande ce qui a amené ces hommes ici.
– Ne les jugez pas trop vite, Mademoiselle, ce sont de braves gens. Oubliez leur allure un peu archaïque et ne voyez en eux que des êtres qui ont voulu quitter le jeu parce qu'il leur semblait trop épuisant. A leur manière, ils sont heureux. Et qui peut prétendre être heureux de nos jours?
– Il y a une phrase de l'Evangile qui dit «heureux les simples d'esprit» et se termine par «le royaume des cieux leur appartient».
Il ne relève pas l'allusion.
Elle avale le lait et les flocons d'avoine avec dégoût, mais elle a tellement faim après sa douloureuse traversée entre les deux îles qu'elle ne fait pas la difficile.
– Que maniganciez-vous à l'hôpital? lui demande Deus Irae.
– Ils ont fait là-bas une découverte capitale, peut-être une nouvelle drogue, qui leur permet de manipuler le cerveau des gens.
Deus Irae semble ne plus prêter attention à ses propos, il déclame:
– C'est un problème, de nos jours, étant donné qu'il n'y a plus de confesseur, on a transféré le pouvoir d'apaiser les âmes aux psy. Mais que peuvent les psy? Seulement déculpabiliser les patients. Et comme par hasard c'est toujours le client qui a raison. Pour eux c'est toujours la faute des autres, de la société, des parents, des amis. Ils font ce qui leur apporte un plaisir immédiat sans se soucier du mal que cela provoque. Ensuite ils courent voir le psy pour qu'il leur dise qu'ils ont bien agi.
Le chef des Gardiens de la vertu serre le poing.
– C'est pour cela que vous avez attaqué le CIEL?
– Non, eux, c'est encore autre chose. Ce sont des licencieux, dit-il. Si leur mouvement faisait tache d'huile, on aboutirait à une société de décadence, comme j'en ai vu un échantillon en Thaïlande à Pattaya. Vous connaissez Pattaya? C'est une ville balnéaire de la côte Sud. J'y ai été en touriste quand j'étais jeune et cela a été un choc. Imaginez une ville entière de la taille de Cannes entièrement vouée aux plaisirs. Partout des prostituées, partout des jeux d'argent, des combats de boxe violents, des alcools, des drogues. Des filles de quatorze ans qui louent leurs corps non plus à la passe ou à la nuit mais à l'année ou à la décennie, à d'immondes individus libidineux qui en abusent. J'ai vu des charters entiers de cadres supérieurs qui débarquent là-bas par un vol direct. J'ai vu des garçons de treize ans se battre à la boxe thaïlandaise, le corps recouvert de pommade analgésique pour ne pas sentir les coups. Ils meurent à quinze ans d'hémorragies internes provoquées par les coups. J'ai vu des strip-teaseuses qui décapsulaient des bouteilles de Coca avec leur sexe. D'autres introduisaient un serpent vivant dans leur corps. (Lucrèce frissonna de dégoût à cette idée.) Est-ce le futur que l'on peut souhaiter à l'humanité?
Deus Irae lui ressert de l'avoine qu'elle mange sans même en avoir conscience.
– Tous les gens ne sont pas comme ça. Nous avons tous été éduqués pour ne pas céder systématiquement à nos pulsions les plus primaires. Sinon le monde entier serait déjà comme votre Pattaya, affirme Lucrèce.
– Le Club des épicuriens fait de plus en plus d'émulés. Et c'est d'autant plus dommageable que le véritable Epicure prônait au contraire les petits plaisirs simples et la vie dans le culte de la justesse d'esprit.
– Je sais: Descartes n'était pas cartésien. Epicure n'était pas épicurien, dit-elle la bouche pleine de bouillie de lait-avoine-miel.
– C'est Lucrèce, votre homonyme masculin, et l'élève d'Epicure qui en écrivant la biographie de son maître lui a donné ce côté «Profite-de-tout». Parce que Lucrèce était, lui, un jouisseur.
– Et vous vous revendiquez d'Origène, n'est-ce pas?
– Origène était un grand exégète de la Bible et des Evangiles, un homme de courage et de conviction.
– Il a inventé les sept péchés capitaux et il s'était castré, il me semble.
Elle frissonne comme si elle avait froid. Il remplit son verre d'eau claire.
– Castré? Cela n'a jamais été prouvé. De même qu'on n'est pas sûr que ce soit lui qui ait inventé les sept péchés capitaux. On ne connaît de l'Histoire que ce qu'en racontent les historiens.
– Juste pour mémoire, c'est quoi déjà les sept péchés capitaux?
– La luxure, la gourmandise… Mmm… Tiens, c'est vrai, je les ai oubliés moi aussi, mais ça va me revenir.
Il lui tend une corbeille de fruits.
– Non, merci. Ce que je voudrais c'est un café, serré de préférence.
Des moines leur font signe de parler plus bas.
Deus Irae chuchote:
– Il n'y a pas de café ici. Calmez-vous.
Elle essaie pourtant de se «réunir». Elle ferme les yeux. Elle sent l'odeur de vieille pierre recouverte par celle de l'avoine mouillée de lait et, au-delà, les mimosas en fleur.
– Pourquoi toujours courir? Pourquoi toujours se battre? dit-il en lui prenant la main.
Elle la retire prestement comme au contact d'une plaque brûlante.
– Je ne sais pas, dit-elle, agacée. Parce que c'est le monde qui est comme ça, et qu'on est dans le monde.
– Il y a un proverbe hindou qui dit: «Pas de désir pas de souffrance.» C'est le leitmotiv de toutes les mystiques d'ailleurs. Et réfléchissez-y. Essayez de repérer un à un vos désirs au fur et à mesure qu'ils vous arrivent à l'esprit. Puis identifiez-les clairement et renoncez-y. Vous verrez comme vous vous sentirez plus légère.
Quel est son plus fort désir actuellement? Révéler ce qui se passe dans l'hôpital Sainte-Marguerite au monde! Elle y renonce un instant. Quel est son second désir? Se reposer dans un lit après toutes ces émotions. Elle y renonce. Quel autre désir encore? Retrouver Isidore (Il me rassure). Avoir la reconnaissance de la Thénardier pour la qualité de son article (rien que pour la moucher, cette gueuse).
Et puis en vrac: se marier avec un prince charmant. (Mais qu'il la laisse libre.) Avoir des enfants adorables. (Mais qui ne lui prennent pas trop de temps.) Plaire à tous les hommes. (Mais qu'aucun ne se sente de droits sur elle.) Rendre les autres filles jalouses. (Mais qu'elles l'admirent.) Etre célèbre. (Mais qu’on respecte sa vie privée.) Etre comprise. (Mais que par les gens intelligents.) Ne pas vieillir. (Mais avoir de plus en plus d’expérience.) Une cigarette. Se ronger les ongles des pieds. Plus elle y pense, plus elle s'aperçoit qu'elle vit en permanence avec des dizaines de gros désirs, plus une centaine de petits plaisirs permanents qui lui picotent le cortex.
–Lâchez tout, dit Deus Irae. Faites retraite. Peut-être devriez-vous restez plus longtemps ici. Au calme.
Il lui reprend la main. Cette fois elle ne réagit pas. Il saisit alors ses deux mains et les place dans le creuset des deux siennes.
Elle garde les yeux fermés et se répète dans sa tête:… au calme.
Quand elle relève les paupières il y a trois personnages supplémentaires dans son champ de vision.
Elle n'a pas de mal à les reconnaître: Robert, Pierrot et Lucien. Un moine la montre du doigt, tandis qu'elle déchiffre sur son ardoise: «Suivez-moi, je sais où elle est.» Le cerveau de la jeune journaliste lui envoie une grosse giclée d'adrénaline pour réveiller toutes les cellules qui commençaient à s'assoupir.
Deus Irae lui serre les poignets pour la maintenir immobile. Mais elle lui décoche sous la table un coup de pied dans le tibia qui lui fait lâcher prise. Elle renverse le banc de chêne et bondit lestement vers la porte. Elle qui n'a plus eu de désirs pendant quelques secondes en a soudain un très vif, très simple: s'échapper.
– Vivez dans la peur de la colère de Dieu, mécréante! Dans la peur de la colère de Dieu! Il est là-haut, il nous regarde! répète Deus Irae, transfiguré.
Les moines se signent comme si l'apparition de ces trois chevaliers vengeurs était pour eux le signe d'une punition céleste. Une femme a voulu les déranger, elle doit payer.
Lucrèce atteint la porte latérale avant que les autres n'aient pu la saisir, elle dévale les escaliers de pierre. Elle ne se retourne pas mais entend les pas précipités derrière elle.
Des moines gravissant l'escalier en sens inverse tentent de l'attraper. Elle vole entre eux.
Ils n'ont pas envoyé le fax et ils ont averti l'hôpital! J'ai failli me faire avoir. La force de l'envie de retraite probablement, sans parler de la voix mielleuse de Deus Irae. Il se trompe. Nous sommes immergés dans un univers en mouvement. Ralentir, c'est reculer.
Elle galope vers le sud pour rejoindre le monastère fortifié qu'elle voit au loin. Mais les autres sont déjà là. Pas le choix. Se protégeant de sa bure elle fracasse un vitrail représentant saint Honorât et court vers la mer.
L'eau l'a sauvée une fois, l'eau la sauvera peut-être une deuxième. Le brouillard toujours présent l'enveloppe pour la cacher à ses poursuivants. Elle enlève sa robe de bure qui la ralentit et nage dans une brasse parfaite en direction du large.
Maintenant il n'y a plus d'île où s'abriter, il me faut juste échapper à la menace immédiate.
Mais Umberto, qui attendait dans son bateau le retour des trois malades, la voit et lance aussitôt son moteur.
Elle nage plus vite dans l'eau et le brouillard mélangés. Le bruit du moteur se fait plus présent.
Ça n'en finira donc jamais.
Le Charon n'a pas grande difficulté à gagner de la distance sur la jeune femme.
Elle soutient sa brasse avec l'énergie du désespoir.
Umberto bloque son gouvernail, maintient les gaz et se place sur le rebord de son esquif pour l'attraper à la gaffe.
Elle nage.
Il lève sa gaffe.
Elle plonge, remonte. Il ajuste son geste… et c'est lui qui est assommé.
Etonnée, la journaliste s'immobilise et lève la tête.
La souris Freud vit enfin ce qu'elle espérait tant, le levier qui lui enverrait la décharge dans le cerveau. Elle lança ses petites pattes en avant et…
… saisit une ancre!
Que fait une ancre marine dans le ciel? Au-dessus, elie entend une voix connue:
– Montez vite, Lucrèce!
Isidore.
Elle grimpe le plus prestement qu'elle peut à la corde reliée à l'ancre. Derrière, elle reconnaît son compagnon d'enquête ainsi qu'une autre silhouette: Jérôme Bergerac. Ils sont venus l'aider à bord de la montgolfière surmontée du portrait de Samuel Fincher. Le milliardaire lui fait un baisemain.
Elle se serre contre son gros comparse qui l'engloutit dans ses bras.
– Isidore.
Lucrèce.
– Je suis si… (heureuse) soulagée.
– Et moi donc… je me suis fait tellement de… (d'angoisse) de souci pour vous.
Ils se serrent l'un contre l'autre.
Ce doit être karmique: quand je suis près de ce type je me sens mieux. Il a dû être mon père, mon mari, mon frère ou mon fils dans une vie précédente.
Il la presse fort contre lui.
Cette fille ne m'attirera que des ennuis.
La souris pressa fort le levier. Elle s'envoya une décharge, puis deux, puis trois, puis quatre. C'était si bon. Elle n'arrêtait plus.
– Freud l'a bien mérité, déclara Fincher.
«Cela marche!» s'émerveilla Jean-Louis Martin.
Ils surveillaient Freud, l'un avec ses yeux organiques, l'autre par le truchement de l'objectif de sa caméra vidéo.
La souris soulevait et abaissait le levier comme si elle se livrait à un exercice de musculation dans une petite machine de training adaptée à sa taille. Ses biceps, d'ailleurs, commençaient à gonfler tant elle y mettait de hargne.
«Mais elle n'arrête pas!»
Freud avait ses yeux rouges révulsés d'excitation, de la salive coulait sur la commissure de son museau et stagnait en gouttelettes sur le fil de ses moustaches. Elle râlait de bonheur tout en appuyant avec rage sur le levier comme si elle regrettait chaque fois de n'obtenir qu'une seule décharge. Le levier, qui, au début, émettait un bruit de trépan, cliquetait comme une crécelle tant il était secoué vite et violemment.
– Il faut couper le courant.
Samuel Fincher appuya sur l'interrupteur.
La souris resta atterrée, comme choquée.
«Elle a l'air sonnée.»
Le savant proposa au rongeur du fromage.
Freud ne bougeait plus.
Samuel se pencha, inquiet. La souris saisit alors le levier et continua à donner des coups de manette pour bien faire comprendre qu'elle voulait cela et rien que cela.
Pour s'excuser de ne pas lui en prodiguer davantage, le savant la caressa.
– Allons, Freud, sois raisonnable. Tu as eu ta dose de plaisir. Ça ira pour aujourd'hui.
La souris, frustrée, se dressa alors sur deux pattes et bondit pour planter ses deux incisives pointues dans la chair rosé jusqu'à l'os.
– Aïe, elle m'a mordu!
Freud se mit en position de combat, prête à lutter pour son dû. Son poil était hérissé, ses oreilles dressées en signe de défi. Les yeux rouges rageurs fixaient l'humain.
Samuel Fincher fut obligé d'aller chercher des pinces spéciales pour maîtriser Freud qui griffait l'air de dépit tout en émettant des sifflements terribles au travers de ses incisives menaçantes.
Jérôme Bergerac, costume de tweed, chaussures de golf, gants en peau de pécari, règle les tuyères qui crachent des flammes. Ils s'élèvent jusqu'à une hauteur qui satisfait l'aérostier.
– J'ai froid, dit Lucrèce.
Il lui tend comme à regret une couverture pour qu'elle se sèche.
Le ciel commence à se dégager, éparpillant les moutons de brouillard. De là-haut, les deux journalistes et le milliardaire voient les deux îles de Lérins, Sainte-Marguerite et Saint-Honorat. Les deux morceaux de terre ressemblent à deux cerneaux de noix allongés. Ou peut-être à deux hémisphères cérébraux.
D'un côté la folie, de l'autre la religion. Deux refuges pour les esprits tourmentés, songe Lucrèce Nemrod.
Des petits voiliers, triangles blancs sur la mer bleu marine, commencent à fendre les eaux, alors que la plage se remplit de points rose clair en maillots.
– Ici, on sera hors de portée de tout gêneur.
Ils relèvent rapidement l'ancre. Lucrèce se roule dans la couverture et se gare dans un coin de la nacelle tressée en osier. Elle s'aperçoit d'un des grands inconvénients de la montgolfière: les tuyères sont si brûlantes qu'elles chauffent le haut de la tête alors qu'en même temps l'altitude entraîne un refroidissement des pieds. Elle se frotte les orteils. Jérôme Bergerac lui tend de grosses chaussettes et des moufles.
– Comment m'avez-vous retrouvée, Isidore?
Isidore lui frotte les pieds à travers les chaussettes.
J'aime quand il me fait ça.
– Toujours le vieux truc du téléphone portable. Comme vous êtes branchée sur le vibreur, je savais que le son n'alerterait pas vos kidnappeurs. Ensuite je n'ai plus eu qu'à appeler les services des télécoms pour me livrer à une triangulation entre les trois émetteurs-récepteurs cellulaires qui avaient réagi à mon appel et j'ai pu définir le périmètre. L'hôpital Sainte-Marguerite a été facilement repéré. La police rechignait à intervenir à cause des autorisations. Alors j'ai fait appel à notre ami, ici présent, pour qu'il nous prête son engin de locomotion aérien.
Le milliardaire montre avec fierté leur vaisseau de l'air.
– Pas un engin: Mimi!
Elle lève les yeux et, la main en visière, elle reconnaît le visage de Samuel Fincher qui s'étale sur la surface de la membrane chaude. Même si elle voulait oublier l'objet de son enquête, le visage géant de la victime serait là pour le lui rappeler.
– Tous mes remerciements, monsieur le «milliardaire oisif»!
Jérôme Bergerac lisse sa moustache.
– De moins en moins oisif grâce à vous, ma chère Lucrèce… Quelle chance vous avez! L'aventure. Voilà la motivation la plus forte. Le danger. Surmonter des épreuves. Faire justice. Vous avez conscience de votre chance, n'est-ce pas?
– Ça a aussi quelques petits désagréments, parfois, soupire-t-elle en suçotant une écorchure à l'avant-bras provoquée par les roches.
Il lui tend un sandwich-club où s'entassent, entre deux toasts de pain de mie, de fines tranches de blanc de poulet mayonnaise, des tomates, des concombres, des feuilles de laitue, du cheddar, des cornichons. Elle prend soudain conscience que, depuis le début de l'enquête, elle a mangé à n'importe quelle heure, un peu n'importe quoi.
– Vous n'auriez pas une cigarette?
– Dans une montgolfière c'est proscrit. Il y a trop de substances inflammables.
Isidore examine avec les jumelles la surface des flots. En bas, Umberto se redresse en se tenant la tête, il les regarde.
Lucrèce observe la nacelle où est inscrit sur l'osier le nom «Mimi» entouré d'une guirlande de feuilles de laurier tressée.
– Il n'y a pas de gouvernail?
– Ce n'est pas un dirigeable. Quand on part en montgolfière, on ignore où l'on va atterrir. On se laisse pousser par les vents. Cependant, pour cette mission, j'ai disposé ce petit réacteur de jet-ski modifié pour pouvoir vous chercher plus aisément. C'est en l'orientant qu'on est arrivés à se placer juste au-dessus de vous et c'est ainsi que nous allons regagner la côte.
Il appuie sur le démarreur pour lancer le moteur du réacteur, mais celui-ci, après avoir toussé trois fois, ne veut plus émettre le moindre ronronnement.
– C'est pas le moment de nous laisser tomber!
Jérôme se bat en vain contre le mécanisme de son réacteur.
– Nous voilà redevenus de simples aérostiers, explique-t-il avec un geste fataliste. Tout ce qu'on peut faire c'est monter ou descendre pour rejoindre un courant aérien. C'est quand même assez aléatoire. En attendant qu'un vent nous pousse vers les terres, nous pourrions trinquer à ce sauvetage in extremis. Tout est bien qui finit bien, n'est-ce pas?
Il décapite une bouteille avec un sabre de marin et leur tend des verres.
– Je propose que nous inscrivions l'aventure comme une nouvelle motivation, annonce Isidore.
– Non, dit Lucrèce, on ne peut pas la classer parmi les nouvelles motivations. L'aventure est liée à la quatrième motivation: s'occuper, ne pas s'ennuyer. Et puis, de mon côté, j'ai déjà pu rajouter en 10: la religion. La religion peut être plus motivante que les stupéfiants et le sexe.
– L'attrait de l'aventure peut être plus fort que la religion, rétorque Bergerac. Regardez le nombre de moines qui abandonnent leur sacerdoce pour se lancer dans un tour du monde, n'est-ce pas?
Isidore tend un carnet neuf à sa compagne et sort son propre ordinateur de poche. Il ajoute avec deux doigts sur sa liste personnelle des grandes motivations: 10, la religion et 11, l 'aventure.
Lucrèce affiche toujours une expression peu enthousiaste.
– Il ne s'agit pas d'une liste exhaustive, concède Isidore. Disons qu'à travers elle nous pouvons suivre l'évolution d'un être. Au début, il pense à faire cesser la douleur comme un bébé qui pleure quand il a fait pipi dans ses couches et que cela l'irrite, ensuite il pense à faire cesser la peur, toujours comme un enfant qui pleure quand il a peur du noir, puis il grandit et il appelle quand il a faim, puis quand il a envie de s’amuser. Plus grand, il a envie d'avoir de bonnes notes à l’école, et de casser la figure à celui qui lui a volé son ballon dans une cour de récréation. Adolescent, il a envie d'embrasser sa voisine de classe, et de fumer des pétards. Adulte, il désirera peut-être la religion ou l'aventure. Ce que nous retraçons, dans cette hiérarchie des motivations, ce n'est pas seulement l'histoire de l'humanité, c'est le parcours d'un individu. Et si vous, ma chère Lucrèce, avez raison: après la drogue, un individu peut être tenté par la religion, Bergerac n'a pas tort non plus: après la religion, il peut être encore davantage tenté par l'aventure avec un grand A. Gardons les deux.
– L'aventure est un absolu, rappelle le milliardaire. Ce picotement que vous avez dû ressentir tout à l'heure alors que vous avez aperçu notre ancre. Ça a dû être merveilleux.
– Je ne sais pas. Dans ces moments-là on ne pense pas à analyser ses sensations. On pense juste à sauver sa peau.
Le milliardaire la dévisage avec tendresse tout en lissant simultanément les deux pointes de ses moustaches.
– Comme je vous envie! Vous avez été tellement gâtée par l'Aventure que vous êtes déjà presque blasée… Vous rendez-vous compte à quel point vous êtes privilégiée? Il y a des gens qui paient une fortune des stages de survie rien que pour vibrer à la moitié de ce que vous avez vécu et, à aucun moment, ils n'oublient qu'ils jouent pour du beurre et que leurs épreuves s'arrêteront. Mais vous! Vous vous ébattez dans le vrai danger! Votre vie, votre enquête sur la mort de Fincher est un film extraordinaire en Cinémascope!
– C'est un point de vue, consent Lucrèce. Je veux bien noter 10, la religion, 11, l 'aventure.
Jérôme reprend sa main et la baise avec encore plus d'ardeur.
– Je n'ai que deux mots à dire. Merci. Et encore.
Comme pour lui répondre, le mistral s'accentue dans les cordages et les mouettes se mettent à pousser des piaillements aigus. Isidore observe avec préoccupation les petits rubans accrochés aux cordages.
– Qu'est-ce qui ne va pas?
– Le vent souffle dans la mauvaise direction.
En effet, la montgolfière revient vers l'hôpital dont le toit est maintenant couvert de monde.
– Vous ne pouvez vraiment pas diriger cette montgolfière?
Le milliardaire règle plusieurs cordages.
– Il faut se laisser pousser par les courants aériens. On observe le vol des oiseaux et les mouvements des nuages. On en déduit la direction des courants. En montant et en descendant, on place alors la montgolfière dans celui de son choix.
– Eh bien, il me semble qu'il y a un courant vers la terre un peu au-dessus de nous, signale Lucrèce.
– Le problème, c'est que nous avons mis du temps à vous trouver. Je n'ai plus beaucoup de gaz. Et avec vous à bord… croyez bien que je ne veux en rien critiquer votre poids, l'engin ne peut plus monter. Ou alors il faudrait lâcher du lest, n'est-ce pas.
Déjà les gens de l'hôpital se massent sur la tour la plus haute du fort Sainte-Marguerite et lancent des tuiles cassées dans leur direction.
Lucrèce reconnaît Pierrot parmi les furieux. D'un jet de pierre bien ajusté, il frappe l'image de Fincher au front et perce la toile.
Aussitôt tous les malades mentaux poussent une clameur de victoire. La montgolfière redescend un peu et rejoint un courant qui les entraîne encore plus vite vers l'hôpital.
Les malades sont de plus en plus excités.
– Nous perdons de l'altitude. Il faut lâcher encore du lest. Mes tuyères sont poussées au maximum.
Ils jettent un petit réfrigérateur par-dessus la nacelle, ils jettent l'ancre, ils jettent les bouteilles de Champagne vides puis pleines. L'engin remonte un peu mais se rapproche pourtant de l'hôpital Sainte-Marguerite de façon inexorable. Les malades alignent les tuiles comme autant de munitions. Les morceaux d'argile pleuvent. Isidore et Lucrèce les ramassent et les rejettent par-dessus la nacelle.
Pris d'une envie de se surpasser, Jérôme Bergerac s'élance sur le cordage, rejoint le filet qui enveloppe la masse du ballon de sa montgolfière et, alors que les tuiles pleuvent autour de lui, il recoud le visage de Samuel Fincher.
– Quel courage! s'étonne Lucrèce.
– Il fait cela pour vous épater. C'est ça, le romantisme. Vous êtes à vous seule une motivation forte, chère collègue.
Recousue, «Mimi» reprend de la hauteur. Les tuiles ne peuvent plus rien contre eux. Jérôme Bergerac redescend sous les applaudissements de ses invités. Courbette. Les tissus suspendus aux cordages indiquent que les vents ont tourné.
– Merci! Décidément, il n'y a rien au-dessus du frisson de l'aventure.
– Si, il y a quelque chose au-dessus, dit Lucrèce, tirant son nouveau calepin. Vous les avez vus, infirmiers et malades unis pour lutter contre les intrus. Vous les avez vus, prêts à tomber du toit pour nous empêcher de rejoindre la terre. Et moi je les ai vus à l'intérieur. Cet hôpital fonctionne comme une république indépendante. La république des fous… Et ils ont une motivation qui les soude. Elle leur sert de drapeau, d'hymne, de police, d'idéal politique.
Isidore fronce un sourcil. Il sort son ordinateur de poche pour noter l'information. La jeune journaliste scientifique poursuit:
– Une motivation plus forte que l'Aventure: la promesse de l'accès à l'Ultime Secret.
– C'est quoi, l'Ultime Secret? demande Bergerac.
– Ce que je sais, c'est qu'ils sont prêts à tout pour l'obtenir. Même si nous ignorons encore de quoi il s'agit, nous devrions l'inscrire au-dessus de tout ce que nous connaissons jusqu'ici. Douzième motivation: la promesse de l'Ultime Secret.
D'autres souris prirent le relais de Freud. Ces pionnières de la spéléologie du cerveau furent baptisées: Jung, Pavlov, Adler, Bernheim, Charcot, Coué, Babinski. Avec ces cobayes, Samuel Fincher et Jean-Louis Martin s'aperçurent que les souris étaient tellement motivées pour accéder à l'Ultime Secret qu'elles comprenaient tout très vite. Elles arrivaient même à utiliser le langage des symboles avec plus de talent que des animaux jugés généralement les plus proches de l'intelligence de l'homme tels les chimpanzés, les porcs ou les dauphins.
– C'est la carotte. Nous fonctionnons tous avec la carotte et le bâton. Mais là nous avons trouvé la super-carotte. L'ultime récompense. Et par conséquent, ne pas l'obtenir devient l'ultime punition, commenta Fincher.
En effet, les souris, en dehors de leur période d'apprentissage, présentaient tous les symptômes du manque. Elles ne pensaient qu'à ça. Agressives, elles mordaient les barreaux de leurs cages.
– Simple question de dosage et d'éducation. Elles finiront par se contrôler, dit Samuel Fincher. C'est toute la notion de plaisir différé qu'elles sont en train de découvrir. Si on donne tout tout de suite, on n'apprécie pas. Maïs si on ménage des plages d'attente entre deux récompenses, la gratification prend d'autant plus de sens.
Samuel Fincher saisit par la queue une souris, la petite Jung, la sortit de sa cage, et la déposa dans le creux de sa main. Elle semblait supplier qu'il la renvoie dans la machine à tests d'intelligence afin d'avoir accès au levier.
– J’ai envie d'effectuer l'expérience sur un être humain.
Un instant de silence.
– Vous vous imaginez, Jean-Louis, si un être humain était motivé comme ces souris? Il pourrait assurément se surpasser au-delà de tout.
«Mais qui accepterait de se laisser trépaner pour qu'on fouille une zone inconnue de son cerveau?»
– Moi, dit Fincher.
Il perçut alors un bruit curieux. C'était Freud. Ils l'avaient laissée cinq minutes sans surveillance et la souris, profitant de sa liberté, s'était octroyé tant de chocs dans son cerveau qu'elle en était morte.
– Détendez-vous.
L'hypnotiseur Pascal Fincher s'adresse à toute la salle, pleine à craquer, du Joyeux Hibou. C'est la séance de relaxation collective du vendredi soir.
– Vous déliez vos ceintures, vous délivrez vos pieds de vos chaussures, vous fermez vos yeux et vous vous détendez complètement.
Les spectateurs libèrent leurs corps.
– Trouvez une position confortable dans votre fauteuil et relaxez-vous. Prenez conscience de votre respiration et apaisez-la doucement. Prenez conscience de vos battements de cœur et ralentissez-les progressivement. Respirez avec le ventre. Oubliez vos soucis de la journée. Oubliez qui vous êtes. Pensez à vos pieds et imaginez la couleur rouge. Vous ne sentez plus vos pieds. Pensez à vos genoux et imaginez la couleur orange. Vous ne sentez plus vos genoux. Pensez à vos cuisses et imaginez la couleur jaune et vous ne sentez plus vos cuisses. Pensez à votre tête et imaginez la couleur mauve et vous ne sentez plus votre tête.
Les yeux fermés, tous semblent dormir. Leurs tempes battent moins vite. Quelques personnes pour lesquelles les inductions n'ont pas fonctionné contemplent leurs voisins en ricanant, mais l'hypnotiseur leur fait signe de ne pas déranger ou de quitter la salle. Ils obtempèrent sans réveiller les autres.
–Vous vous sentez léger, léger. A chaque respiration vous vous détendez un peu plus, vous êtes de plus en plus détendu, de plus en plus léger. Maintenant vous allez visualiser un escalier qui va vous mener au fond de vous-même. Visualisez bien l'escalier, sa rampe, ses marches. Maintenant descendez une marche et sentez comme l'effet de relaxation devient plus profond. Descendez une deuxième marche et percevez la détente. Chaque marche franchie vous introduit dans un état encore plus agréable de repos, de ressourcement. Vous étiez à la marche zéro, vous en êtes maintenant à la marche trois, puis quatre, puis cinq, puis six. A la marche dix, vous êtes dans un état de relaxation profonde. Nous allons descendre encore plus profondément dans votre esprit et dans votre cerveau. Quand nous serons à la marche vingt, vous serez dans un état de réelle hypnose.
Il décompte lentement.
– Maintenant vous êtes dans la zone d'hypnose… vous vous sentez parfaitement bien…
La porte du fond s'ouvre. L'hypnotiseur a un geste de contrariété. Il avait pourtant spécifié que nul ne devait plus entrer une fois la séance commencée. Le nouvel arrivant lui adresse un signe de connivence pour signifier qu'il ne dérangera en rien.
Pascal Fincher reconnaît l'homme et n'insiste pas. C'est Isidore Katzenberg.
Le journaliste scientifique s'assoit auprès d'un participant qui n'est autre qu'Umberto Rossi. Pascal Fincher leur avait dit que le marin assistait systématiquement à la séance d'hypnose du vendredi, il n'avait pas menti. Le marin, les yeux fermés, sourit. L'hypnotiseur poursuit:
– Maintenant vous allez imaginer que vous marchez à cet étage. Vous vous retrouvez dans une avenue et il y a un cinéma où une file de gens attendent pour voir un film. Vous regardez l'affiche et vous vous apercevez que c'est un film drôle que vous vouliez voir depuis longtemps. Vous prenez votre billet et entrez. Pour chacun, ce film sera différent. Mais pour chacun il sera irrésistible. Le générique commence. Regardez le film. C'est le film le plus hilarant que vous ayez jamais vu.
L'assistance reste un instant immobile, et soudain des gens commencent à sourire puis à rire, les yeux toujours fermés. Ils s'esclaffent d'une manière désordonnée au début mais peu à peu ils rient au même moment, comme s'ils voyaient se dérouler le même film avec les mêmes gags.
Isidore Katzenberg, profitant de l'état hypnotique d'Umberto Rossi, lui susurre à l'oreille:
– Maintenant vous allez me raconter ce qu'est l'Ultime Secret.
Le marin s'arrête de rire et ouvre d'un coup les yeux. La remontée brutale du niveau «endormissement hypnotique» à «réel hostile» lui provoque une douleur à la nuque. L'hypnose, tout comme la plongée sous-marine, exige des paliers de décompression. Il reconnaît Isidore, récupère ses chaussures et s'enfuit en bousculant quelques spectateurs hypnotisés qui réagissent mal, eux aussi, à ce réveil brutal.
Pascal Fincher parle plus fort pour couvrir cette perturbation:
– Vous regardez toujours le film, sans tenir compte des bruits étrangers que vous entendez.
Umberto s'apprête à rejoindre une issue, mais Bergerac lui barre le chemin. Le marin change de cap. C'est maintenant Lucrèce qui le bloque. Il reste une troisième sortie: les toilettes. Lucrèce, Isidore et Jérôme Bergerac sont à ses trousses. Ils débouchent ensemble dans une cour pleine de poubelles. Umberto se dissimule derrière une benne et sort un revolver. Sans hésiter il leur tire dessus. Le milliardaire crie de loin:
– Plan deux! Plan deux!
– C'est quoi déjà, le plan deux? demande la jeune femme.
– Ecoutez, Lucrèce, ce n'est vraiment pas à moi qu'il faut le demander, avec mes trous de mémoire, je ne me souvenais même pas qu'il y avait un plan un.
Lucrèce sort à son tour son revolver et tout en visant dans la direction d'Umberto Rossi glisse à son comparse:
– J'ai réfléchi à votre histoire de trous de mémoire, dit- elle. Je pense que c'est votre cerveau qui les suscite pour se protéger. Vous êtes tellement sensible que cela vous empêcherait d'être efficace si vous vous rappeliez tout ce qui ne va pas. Que ce soit dans le monde ou dans votre vie. Vous avez besoin d'oublier les atrocités du passé et du présent. Votre cerveau s'est donc résolu à ce travail d'amnésie volontaire.
– Nous en reparlerons plus tard, dit Isidore.
Umberto déguerpit. Ils se lancent à sa poursuite. A nouveau il tire et à nouveau ils se cachent dans une encoignure, Umberto s'engouffre dans une ruelle adjacente. Il bouscule des passants avant de se réfugier derrière une porte cochère et de réajuster son tir. Jérôme Bergerac le bombarde de boîtes de conserve graisseuses et fonce, criant toujours:
– Plan deux! Plan deux!
– C'est le problème des excessifs, grogne Isidore. Il était excessif dans son épicurisme et là, si vous voulez mon avis, il est prêt à devenir casse-cou au-delà du raisonnable.
Ln effet, le milliardaire s'élance et Umberto lui envoie une balle de 7,65 mm qui lui érafle l'épaule.
– Je suis touché, annonce Jérôme avec une expression à la fois épouvantée et ravie.
– Assez perdu de temps, tranche Isidore.
Il contourne la cour et surprend Umberto en lui enfonçant un goulot de bouteille de bière dans les reins.
– Assez joué. Haut les mains… Umberto.
Il lui passe les menottes qu'il avait dans sa poche.
– Au secours! clame Jérôme Bergerac.
La jeune journaliste s'approche.
– J'étais prêt à risquer ma vie pour vous, Lucrèce, souffle-t-il, comme à l'agonie.
Lucrèce examine la blessure.
– Hmmm… Ce n'est rien. A peine une égratignure. Prenez mon mouchoir pour ne pas tacher votre costume Kenzo.
Elle se tourne ensuite vers Umberto, et l'attrape par le col.
– Alors, c'est quoi l'Ultime Secret?
Il reste dans son mutisme, condescendant juste à sourire.
Jérôme Bergerac le saisit par le col.
Il veut lui donner un coup de poing mais Isidore le retient.
– Pas de violence.
– Je connais mes droits, annonce sobrement l'ex-neurochirurgien. Vous n'êtes pas de la police. Vous n'avez même pas le droit de me passer des menottes. Et je vais porter plainte.
– C'est vrai on n'est pas de la police mais je pense qu'ils apprécieront de mettre la main sur l'assassin du docteur Giordano, mon kidnappeur (car moi aussi je vais porter plainte) et l'assassin de Fincher.
A ces mots l'autre réagit brutalement. Il vocifère.
– Je n'ai pas tué Fincher!
– Il faudra le prouver, souligne Jérôme Bergerac.
– Natacha a bien précisé qu'elle était seule et…
– Oui, mais avec l'Ultime Secret on peut tuer des gens à distance il me semble…, dit Lucrèce.
Umberto hausse les épaules.
– Vous ne savez pas ce qu'est l'Ultime Secret.
– Alors dis-le-nous, nous t'écoutons, objecte Lucrèce.
Isidore s'approche.
– Je crois que vous n'avez pas compris une chose, Umberto. Nous sommes dans la même équipe. Nous aimons Samuel Fincher et ce qu'il a accompli. Nous voulons savoir ce qui lui est arrivé.
– Je n'ai aucune raison de vous aider, soutient l'autre en baissant les yeux.
– Si: la reconnaissance envers l'homme qui vous a sorti de la fange.
Cette fois-ci le marin semble touché. Jérôme Bergerac croit bon d'ajouter:
– Allons Umberto, t'es foutu…
Isidore dégage rapidement le milliardaire et prend le marin entre quatre-z-yeux.
– Qu'est-ce qu'ils te promettent là-bas? Un travail? Une drogue? Peut-être as-tu peur d'eux? Qu'est-ce que tu leur dois?
Il reprend force.
– Ils m'ont sauvé.
– Pas eux! Samuel Fincher t'a sauvé! clame Isidore. C'est à lui que tu dois tout. Et tu veux laisser sa mort non élucidée? Quelle ingratitude!
Le marin pose la tête entre ses mains menottées.
Jérôme Bergerac, n'y tenant plus, revient à l'attaque.
– Pose-toi la question, si le fantôme de Samuel Fincher était là, qu'est-ce qu'il te conseillerait, de garder le silence?
Lucrèce a son tour croit bon de s'en mêler.
– Tu as parlé d'un certain «Personne», qui est-il? Allez ne le fais pas pour nous, fais-le pour Fincher. Que justice lui soit rendue.
Dans le cerveau du neurochirurgien, c'est désormais la confusion la plus totale. La culpabilité, le remords, le ressentiment, la peur de la prison, l'envie de l'Ultime Secret, la reconnaissance envers l'hôpital et celle qu'il éprouve particulièrement pour Fincher se confrontent en des joutes terribles dans l'arène de son libre arbitre. Dilemme. Il grimace de douleur comme si toutes les phrases prononcées le tenaillaient. Isidore comprend qu'il faut désormais inverser la vapeur pour obtenir un effet de chaud-froid. Après avoir détruit les anciens repères, il faut maintenant accompagner, rassurer, conforter.
– Allez viens, on va aller manger un morceau et tu vas nous raconter depuis le début.
Le milliardaire ajoute:
–Ecoutez les amis, je vous invite tous au restaurant du CIEL. Tant qu'à recevoir des confidences, autant le faire dans un cadre confortable, n'est-ce pas?
Saint-Pétersbourg, huit heures du matin. Il neigeait à petits flocons sur le tarmac gris où atterrit l'Iliouchine d'Aeroflot.
Dans la cabine, un panneau en anglais appelait les passagers à soutenir la compagnie russe qui s'affirmait fièrement la dernière à leur permettre de fumer en vol, défiant ainsi les recommandations des autorités civiles de l'aviation internationale.
Pour sa part, cela faisait déjà plusieurs mois que le docteur Samuel Fincher avait décidé de s'arrêter de fumer et cette permissivité ne l'enchantait guère. Toute sa travée flottait en effet dans un brouillard nauséabond.
Pourquoi faut-il que le bonheur des uns fasse forcément le malheur des autres…
L'avion glissa doucement sur la piste pour rejoindre son terminal.
Personne pour l'attendre à l'aéroport. Samuel prit un taxi, une grosse Lada verte, avec un chauffeur en tricot de laine à fleurs. Celui-ci voulait à tout prix lui vendre un assortiment de ses possessions. Cela allait de boîtes d'œufs de saumon sauvage à sa fille cadette, en passant par des cartouches de cigarettes américaines et des rouleaux de roubles à taux de change avantageux.
Dans la voiture, Samuel Fincher étudia les notes que lui avait transmises Martin. La trépanation qui permettait d'atteindre l'Ultime Secret était pratiquée à l'Institut du cerveau humain depuis décembre 1998. Le ministère de la santé russe annonçait en 1999 que cent vingt patients toxicomanes avaient été traités dans ce centre.
Le chauffeur de taxi se gara et, après avoir mûrement observé son client dans le rétroviseur, annonça un chiffre en dollars.
L'Institut du cerveau humain de Saint-Pétersbourg était une vieille bâtisse construite à l'époque stalinienne et qui avait servi à traiter les prisonniers politiques récalcitrants. Le portail était rouillé mais la neige cachait la plupart des traces ocre. Fincher marcha dans l'épais manteau glacé et se présenta à l'accueil.
Des infirmiers plaisantaient en regardant la télévision dans la salle de repos. Enfin on lui présenta son homologue russe, le docteur Tchernienko.
Après les politesses d'usage, elle lui posa un pouce sous l’œil et releva les manches de sa chemise pour mieux examiner ses avant-bras. Dans un français approximatif dont elle n’arrivait pas à prononcer les r, elle s'étonna:
– Mais vous n'êtes pas drogué? Pourquoi insistez-vous tant pour que je touche à votre cervelle?
Le neuropsychiatre français lui expliqua qu'il ne voulait pas détruire la zone mais au contraire la stimuler. Il lui confia dans les détails son plan et, à quelques conditions près, elle accepta d'y participer.
Samuel Fîncher fut donc hospitalisé comme n'importe quel malade. On lui alloua une chambre, une tablette, un pyjama vert au sigle de l'hôpital.
Il discuta avec quelques-uns des autres patients. C'étaient en général des jeunes gens qui avaient découvert les paradis artificiels dans les foyers étudiants ou dans les casernes de l'armée rouge. Pour une centaine de roubles à peine, on s'y procurait de l'héroïne trafiquée en provenance du Tadjikistan, d'Afghanistan, ou de Tchétchénie.
Une nouvelle manière de faire la guerre: empoisonner le sang des enfants.
La plupart avaient subi des cures de désintoxication mais avaient rechuté. On ne renonce pas facilement à l'héroïne.
Beaucoup avaient déjà multiplié les tentatives de suicide jusqu'à ce que leurs parents lisent dans les journaux les encarts publicitaires vantant l'Institut du cerveau humain de Saint-Pétersbourg. Pour dix mille dollars on proposait une opération de la dernière chance.
Les malades qui l'entouraient étaient donc des enfants de familles aisées. Désœuvrés, ils jouaient aux cartes, regardaient la télévision dans la salle commune, traînaient dans les couloirs. Tous avaient le crâne rasé, entouré de bandelettes plus ou moins tachées de sang. Certains exhibaient des cicatrices entre les tatouages, preuve que leur vie de junkie ne s'était pas déroulée sans tracas. Leurs bras étaient recouverts de traces de piqûres.
Le jour J, un infirmier rasa le crâne de Samuel Fincher et l'habilla d'une blouse blanche. Le docteur Tchernienko examina la cartographie du cerveau de ce patient français grâce à l'imagerie à résonance magnétique, le seul appareil un peu moderne de l'hôpital.
Pas de lésion, pas de tumeur. Tout semblait en ordre.
On le conduisit dans le bloc opératoire.
Fincher s'allongea sur la table d'opération.
Une jeune infirmière, dont il ne distinguait que les grands veux gris derrière son masque de toile, armée de pinces à linge, installa un drap autour de sa tête, à la façon d'une immense corolle. Elle ajouta un paravent pour lui masquer l'opération.
Les assistants chirurgiens coiffèrent le docteur Samuel Fincher d'un casque d'acier conçu spécialement pour cette intervention et qui ressemblait à un instrument de torture médiéval. Le docteur Tchernienko équipa ce casque de tiges coulissantes de métal. Puis elle serra les vis pour assurer une parfaite stabilité de l'instrument sur le crâne.
– C'est pour être sûre de la localisation, expliqua-t-elle.
Elle signala à son homologue qu'elle préférait ne pas pratiquer d'anesthésie générale car elle avait besoin de savoir ce qu'il ressentait pendant l'opération.
– Nous vous demanderons parfois de dire ou de faire des choses pour vérifier votre éveil.
Il frémit lorsqu'elle brandit la scie électrique circulaire. Mais il s'était rendu à l'évidence: les hôpitaux russes disposaient de moins de matériels de pointe que les hôpitaux d'Europe ou d'Amérique. De même pour l'azote liquide: elle utilisait une pompe à pneus de voiture, qu'on actionnait au pied.
Ils n'ont pas les moyens de se payer une pompe chirurgicale électrique!
Dans son dos, le docteur Tchernienko lui demanda de commencer un décompte de vingt à zéro. Il sentit qu'on lui fouillait le crâne avec un coton humide. Contact froid, probablement enduit d'un désinfectant ou analgésique local. Il commença à compter: Vingt, dix-neuf.
Un second coton mouillé succéda au premier. Il entendit la scie qui se mettait en marche et déglutit sa salive.
– Dix… huit, dix… sept.
Pour la science. Pour le cerveau. Martin a supporté son opération, je peux bien supporter cette épreuve à mon tour.
– Seize, quinze.
Au moment où la scie entra en contact avec son cuir chevelu, les récepteurs de contact épidermique furent activés. C'était pointu et tranchant.
– Ça ne fera pas mal, assura la chirurgienne.
Tu parles! C'est ce qu'on dit tous. J'ai déjà mal.
Il grimaça et ne put, durant la creusée, se retenir de lâcher un «Ouille!».
Le docteur Tchernienko s'arrêta.
– Ça ne va pas?
– Si si, continuez. Quatorze, treize.
Pour la science.
Il serra plus fort les mâchoires. Il ne ressentait rien sur sa peau mais percevait la traction mécanique sur son crâne. Un peu comme lorsqu'il s'était fait arracher sa dent de sagesse. L'anesthésiant local agissait mais la pression sur ses os se répandait dans tout le corps.
Penser à autre chose. L'infirmière. Ses yeux gris.
Maintenant sa tête vibrait.
Ça fait vraiment très mal. Penser à autre chose. Penser à l'infirmière.
Comprenant qu'il avait besoin d'elle, elle lui prit la main.
Sa main est fraîche. Mais je n'arrive pas à oublier ce qu'il se passe là-haut. ils m'ouvrent la tête. je suis peut-être en train de faire une bêtise monumentale. Je m'étais pourtant juré de ne jamais m'allonger sur un billard sauf si c'était indispensable. Ce n'est pas indispensable. Et cela fait vraiment très mal.
Deux mains gantées déplacèrent sa tête sur le coussin comme si elles n'arrivaient pas à déterminer le meilleur angle pour la scie.
Ils ne savent pas s'y prendre.
L'infirmière se pencha et il vit qu'elle était dotée d'une poitrine proéminente qu'elle laissait entrevoir sous sa blouse. Son œil glissa furtivement derrière l'étoffe jusqu'à distinguer la dentelle blanche qui retenait la chair galbée dont il devinait la douceur. La scie se remit en marche avec un bruit de roulette de dentiste.
Mal. Penser à autre chose. Les seins de l'infirmière. L'humour et l'amour sont deux analgésiques puissants. Se raconter une blâme. C'est l'histoire d'un fou qui… qui se fait faire un trou dans la tête pour s'aérer les idées.
Les yeux gris, sentant le regard appuyé sous son cou, refermèrent instinctivement la blouse, sans pour autant la boutonner.
Continuer à compter.
– Douze, onze.
L'infirmière regarda au-dessus du drap et ce qu'elle vit la fit grimacer.
L'autre sensation pénible qu'il perçut fut une odeur d'os brûlé provoquée par le frottement de la lame d'acier surchauffée.
L’odeur de ma tête qu on ouvre.
Il vit aussi comme un nuage de poussière et il sut que c’était la sciure de sa boîte crânienne. En bas, il vit choir des tampons de coton imbibés de sang.
– Dix, neuf, huit.
L'odeur de la poussière d'os était maintenant insupportable, l'infirmière n'arrivait plus à sourire tellement ce qu'elle voyait la choquait.
Elle doit être nouvelle dans le service.
On l'avait sans doute choisie pour sa beauté. Le petit «plus» russe qui faisait oublier la vétusté du matériel. On l’avait peut-être sélectionnée dans un concours de Miss tee-shirt mouillé. Il ne restait plus qu'à ajouter une musique de balalaïka. Les yeux gris. La pompe à pneus de voiture. Les cotons imbibés. Miss décolleté plongeant. Et la sensation qu'on vous ouvre l'esprit.
L'infirmière se hissa sur la pointe des pieds et il contempla encore mieux ses seins par l'échancrure de sa blouse. Il savait que penser à une jolie fille produit des endorphines aptes parfois à remplacer avantageusement un analgésique. En cyrillique, était brodé sur sa blouse un nom qui devait être Olga.
Je vais te montrer mon cerveau, Olga. C'est vraiment la partie la plus intime de moi-même et je ne l’ai pour l'instant révélé à aucune femme. Ça c'est du strip-tease de mec, et je peux t'affirmer qu'aucun Chippendale n'aurait le courage d'aller si loin…
– Sept-six-cinq-quatre-trois-deux-un-zéro, articula-t-il à toute vitesse!
La sensation de morsure brûlante cessa et laissa place à une sensation de fraîcheur.
Ça y est, ils avaient fini de scier.
Les cotons rouges tombaient comme une neige pourpre. A nouveau des tractions sur le crâne. Ils devaient poser des écarteurs à crémaillère.
Tu es belle, Olga. Que fais-tu ce soir après l'opération? Tu n’'as rien contre les gens qui ont le crâne lisse et un petit bandeau blanc autour?
Il avait envie de plaisanter pour vaincre son autre envie: celle de hurler. Comme par inadvertance, le docteur Tchernienko posa le morceau de crâne scié dans un bac en inox à portée de son propre regard. Cela ne dura qu'une seconde, le temps que l'infirmière comprenne la méprise et place «ça» autre part. Mais il avait vu, et cette image le glaça: c'était un rectangle incurvé, de cinq centimètres de long sur trois de large, beige sur le dessus et blanc en dessous, semblable à un carré de noix, mais avec des rainures rouges sur sa face antérieure.
L'infirmière sourit derrière son masque, ce qui se manifesta par une inclinaison supplémentaire de ses yeux. Puis elle revint observer, subjuguée par ce qu'elle voyait.
Sa boîte crânienne était ouverte et des inconnus, dissimulés derrière des masques de chirurgien, étaient penchés dessus. Que voyaient-ils?
Une cervelle avec des câpres, des oignons et du vinaigre balsamique. Elle est apportée par le serveur sur un plat d'argent. Isidore fixe ce bout de chair rosé luisant qui atterrit dans son assiette et, dégoûté, repousse le mets.
– C'est de la cervelle de mouton. Je croyais que ce serait une bonne idée, dit Jérôme Bergerac. Pour nous remettre dans le sujet, n'est-ce pas?
– Je suis plutôt végétarien, élude Isidore.
– Ça me rappelle trop de souvenirs, ajoute Umberto délaissant lui aussi le plat.
Seule Lucrèce mange avec entrain.
– Désolée, mais toutes ces émotions m'ont ouvert l'appétit et j'ai encore très faim.
Elle découpe une belle tranche qu'elle mâche avec ravissement. Jérôme Bergerac sert du mouton-rothschild 1989 à température ambiante dans les verres de cristal.
– Alors, Umberto, racontez-nous tout.
Umberto fait tourner le vin dans son verre tout en en scrutant la robe d'un œil expert.
– Vous êtes connaisseur, n'est-ce pas? demande Jérôme Bergerac en se lissant l'extrémité droite de la moustache.
– Non, j'étais ivrogne.
Lucrèce recentre sur le sujet:
– Alors que s'est-il passé?
Umberto consent à parler:
– Comme vous le savez, après l'accident avec ma mère j'ai démissionné de l'hôpital. Puis je suis devenu clochard et là j'ai été récupéré par Fincher comme marin taxi. Un soir où je devais attendre que Fincher ait fini de travailler pour le ramener à Cannes, j'ai remarqué qu'il était anormalement en retard. Je me suis dit qu'il devait être plongé dans ses expériences et qu'il n'avait pas vu l'heure tourner. Alors j'ai voulu aller le chercher.
Umberto prend un air mystérieux.
– Il n'était pas dans son bureau. Il n'était pas au labo. Mais j'y suis resté car des éléments avaient été modifiés. Il y avait des souris dans des cages avec dessus des noms: Jung, Pavlov, Adler, Bernheim, Charcot, Coué, Babinski, etc. Les cobayes avaient tous une petite antenne qui dépassait de leur crâne. J'ai approché ma main des souris et rien qu'à leur attitude j'ai compris qu'elles n'étaient pas normales. Trop nerveuses. Elles avaient le même comportement que les cocaïnomanes. Très vives, mais en même temps très paranoïaques. Comme si elles percevaient tout plus fort et plus rapidement que les autres. Pour en avoir le cœur net, j'ai pris une souris et je l'ai introduite dans un labyrinthe mobile aléatoire qui définit chaque fois un cheminement différent.
Normalement elles mettent au mieux quelques minutes à sortir de ce genre d'épreuve, mais là, en une dizaine de secondes, elle avait trouvé le centre et agitait un levier de manière spasmodique. J'étais évidemment très intrigué. C'est à ce moment que Fincher est entré. Je savais qu'il était parti en séminaire en Russie. Il était «bizarre».
Le cerveau palpitait à travers le trou béant. Les veines battaient.
–Ça va, docteur Fincher?
–J'ai un de ces mal de crâne…, essaya de plaisanter le neuropsychiatre français.
–Olga?
L'infirmière lui prit le pouls. Puis alla vérifier les différents appareils de contrôle. Tout semblait bien fonctionner.
Ça tire. J'ai mal. Est-ce que je peux dire que j'ai mal? Ça changera quoi? Ils ne vont pas s'exclamer: «Dans ce cas on arrête tout et on reprend demain.»
Les écarteurs furent réglés de manière à élargir légèrement le trou dans le cerveau. Les compresses imbibées de sang formaient une petite montagne sur son côté gauche alors que, sur son côté droit, l'infirmière lui tenait toujours la main.
Le docteur Tchernienko sortit la longue tige de métal qui lui servirait de sonde. Mais, à la place des deux tuyaux déverseurs d'acétone, elle fixa à l'extrémité le petit gadget que venait de lui amener le patient français.
Elle réclama la radiographie du cerveau de Fincher et une assistante partit la chercher. Mais elle revint quelques minutes plus tard en annonçant par signes qu'on ne la retrouvait plus. Elle avait cherché partout. Echanges de mots secs en russe évoquant la gabegie des hôpitaux remplis de personnel pistonné et incompétent. Cependant le docteur Tchernienko, comprenant qu'il était du plus mauvais effet de se quereller dans une langue étrangère, qui plus est devant un malade Conscient, décida d'improviser. Pas question d'ajourner l'opération d'un malade au cerveau ouvert… Elle remplacerait le savoir par le souvenir. Où était la zone? Il lui semblait se rappeler les chiffres précis de la localisation.
Lentement elle enfonça la sonde. D'abord les méninges, ces trois couches superposées de tissus membraneux qui protègent l'encéphale. Elle fendit la dure-mère, cette membrane plus épaisse. En dessous, elle traversa l'arachnoïde, ainsi nommée car elle est aussi fine qu'une toile d'araignée. L'arachnoïde, formée de deux peaux, contenait les cent cinquante centimètres cubes de liquide céphalo-rachidien.
Un peu de ce liquide dégoulina sur le front de Samuel Fincher. Un instant il avait espéré que ce liquide tiède soit de la sueur, mais non, il reconnut l'humeur. Il savait que grâce à ce liquide le cerveau neutralisait les effets de la gravité mais pouvait aussi encaisser des chocs.
Nous avons un cerveau qui flotte dans du liquide pour se protéger. Notre planète intérieure est entourée de sa mer.
L'infirmière s'empressa de l'essuyer.
– Spassiba, dit-il.
C'était le seul mot qu'il connaissait en russe.
Merci, c'est finalement le mot le plus utile dans toutes les langues.
La chirurgienne poursuivit sa descente. Encore en dessous, elle transperça la plus profonde et la plus molle des méninges: la pie-mère. La sonde était maintenant à deux millimètres de profondeur sous la surface du cerveau. En plein dans la matière grise du cortex.
– Tout va bien?
Il arriva à articuler:
– Jusqu'ici tout va bien.
Elle enfonça progressivement de plusieurs centimètres, traversant la matière rosé pour rejoindre la matière blanche reliant les deux hémisphères. Il eut la sensation qu'on enfonçait un drain dans un puits de pétrole.
Penser à autre chose. Si la Terre est vivante, si la Terre est un être conscient, Gaïa, comme le prétendaient les Grecs de l'Antiquité, peut-être que chaque fois qu'on lui troue la peau pour aspirer son sang-pétrole elle ressent cela,… Nous, les humains, sommes les vampires qui suçons le sang de la terre pour en remplir le réservoir de nos voitures.
La sonde continuait à s'enfoncer millimètre par millimètre. Elle était dans le corps calleux.
– Très bien. Pour être plus sûr de la mettre au bon endroit je vous demanderai de me dire ce que vous ressentez.
Le docteur Tchernienko vérifia les mesures sur son casque à tige métallique graduée. Elle nota l'emplacement où se trouvait la sonde. Puis elle appuya sur un interrupteur électrique qui ressemblait assez à celui de sa chambre à coucher. Il ressentit une démangeaison.
– Qu'est-ce qu'il se passe, là?
– Sensation de chatouille au bras. Ce n'est pas désagréable.
Bon sang, elle ne sait pas où c'est!
Elle déplaça un peu la sonde vers la droite. Cela lui sembla durer une éternité.
– Et la?
Juste au moment où elle posait cette question, il éprouva une perception nouvelle.
– Je me sens, comment dire, très nostalgique. J'ai une montée de tristesse inexpliquée. J'ai… j'ai envie de pleurer.
Derrière son masque de toile, le professeur Tchernienko proféra un juron incompréhensible en russe.
Il sentit la sonde qui s'inclinait pour fouiller une autre zone de son cerveau.
Il songea à des images de pierres gravées par les Incas où l’on voit des hommes pratiquer une trépanation. Il se souvint que des crânes ont été retrouvés avec des trous carrés parfaitement découpés et ensuite refermés avec des plaques d'or, datés de plus de deux mille cinq cents ans.
Elle toucha une autre zone.
– Je… je… c'est affreux… je n'y vois plus rien de l'œil droit!Elle va me détruire des zones saines!
L'infirmière lui serra plus fort la main. Elle surveilla les cadrans de contrôle puis passa son doigt devant son visage pour vérifier s'il le suivait du regard.
La sonde manipulée bougea vers l'arrière. L'image revint instantanément dans l'œil droit.
Ouf.
Puis le docteur Tchernienko appuya de nouveau sur son interrupteur électrique.
– Et là, vous sentez quoi?
Du citron.
– Ça picote la langue. Une sensation acide.
– On n'est pas loin, on va trouver, on va trouver.
Elle enfonça légèrement la tige, toucha un autre point. Contact électrique. Samuel Fincher broya la main de l'infirmière. Panique.
– Arrêtez tout de suite ça!
– Excusez-moi.
Le docteur Tchernienko prit sa calculette et fît différents réglages sur le casque. Elle parla très vite en russe à ses trois assistants. Comme si soudain elle prenait les choses en main.
En fait, elle était exténuée. Elle cherchait dans sa mémoire les coordonnées de l'Ultime Secret. Jamais elle n'avait voulu le noter quelque part. La mémoire humaine est le meilleur coffre-fort, songeait-elle souvent. Mais que faire quand le coffre a disparu? Certes, il y avait les coordonnées qu'elle avait données pour la souris, mais ce n'était pas exactement pareil. Et il fallait la localisation précise, sinon elle allait tâtonner encore longtemps et lui faire ressentir des picotements étranges un peu partout dans le corps.
Elle ferma les yeux, fouilla dans sa mémoire comme si une équipe de policiers cherchait dans un appartement l'arme du crime. L'envie de bien faire la bloquait peut-être. Elle respira amplement. Un assistant passa un tampon d'ouate pour lui éponger la sueur.
Soudain elle eut une illumination. Les trois mesures en largeur, en longueur et en profondeur s'affichèrent dans son esprit.
– Et là?
– Ah, là, c'est «plutôt agréable». Un parfum de vacances.
Un parfum de jasmin.
Derrière lui, ça parlait russe avec animation. Le docteur Tchernienko, à l'aide d'un feutre, traça directement sur le voltmètre: «Parfum?»
Est-ce qu'on est dans la zone de l'Ultime Secret?
– Et si j'augmente l'électricité, quel effet?
– Comme si j'écoutais Edvard Grieg. J'adore la musique de Grieg.
La chanson pour Solveig. On ne connaît que Mozart et Beethoven, Grieg est un très grand.
Elle nota «musique?» et traça un trait. Puis elle augmenta un peu plus le voltmètre.
– Vous sentez quoi?
– Comme si je mangeais un gâteau. Une tarte aux mirabelles. J'adore les tartes aux mirabelles.
Une tarte aux mirabelles au plus profond. Au-dessus, la musique de Grieg. Au-dessus, le parfum de jasmin. Au-dessus, le citron. Et puis encore au-dessus dans le réel: la main, les yeux gris et les seins d'Olga. Je vais bien.
Le docteur Tchernienko marqua sur sa sonde «Sucrerié?». Elle surveillait l'aiguille du voltmètre. Encore quelques millivolts pour voir.
Là, c'est comme quand j'ai vu mon premier film erotique à douze ans.
Le docteur Tchernienko nota et régla le voltmètre un cran au-dessus. Encore des millivolts.
– Là, c'est mon premier baiser à la petite Marie-Noëlle.
Olga battit des cils. Elle sourit et ses yeux gris remontèrent sur ses tempes tandis que sa poitrine se soulevait pour exhaler un soupir de satisfaction. Elle serra à nouveau fermement sa main.
Une invitation?
Le docteur Tchernienko était tendue. Une assistante lui tamponna à nouveau le front. Les petites compresses imbibées de sang ne s'accumulaient plus par terre. Le bouton du voltmètre fut tourné d'un cran.
Fincher éprouva la même sensation que lorsqu'il faisait l'amour. Un orgasme. Mais un orgasme qui, au lieu de ne durer que quelques secondes, se prolongeait longtemps. Ses pupilles se dilatèrent. Elles semblèrent fixer au-delà d'Olga. Très au-delà.
Le Paradis? Un paradis…
L'opéré ferma les yeux comme s'il souffrait. La chirurgienne redouta un excès de douleur et s'arrêta. Fincher ordonna d'un ton très sec:
– N'arrêtez pas, continuez!
Elle augmenta un peu l'intensité électrique. L'orgasme de ruisseau devint rivière. Puis torrent. Les chutes du Niagara.
– Tout va bien, monsieur Fincher?
Le paradis… Il éclata de rire puis il cessa car elle avait coupé le contact.
– Encore, encore! demanda-t-il.
Cette imbécile ne va pas s'arrêter là. Je suis en train de tout découvrir. De tout comprendre. C'est ici que tout aboutit. Là se trouve la source de toutes les sensations. La source pure d'où viennent tous les ruisseaux, les fleuves et les torrents.
Le docteur Tchernienko apparut dans son espace visuel, le visage dubitatif, la commande du voltmètre à la main.
– Vous êtes sûr que tout va bien, monsieur Fincher?
Il supplia:
– S'il vous plaît… par pitié. Encore…
Ou je te massacre.
– Non, c'est trop dangereux.
S'il te plaît, tourne ce bouton au maximum. Arrêtez de me chatouiller, je veux la sensation intense, brute, totale. Je sais qu’elle y est! Pas loin. Encore! Plus fort!
– Je crois que cela suffit pour aujourd'hui, monsieur Fincher.
– NOOONNN, ÇA NE SUFFIT PAS!
Il se leva d'un bond, emportant avec lui le casque de métal, les écarteurs, les ciseaux de serrage, les draps de protection. Dans son élan, il arracha tous les fils des capteurs.
Il était debout en blouse d'hôpital. Le drap sur le dessus de son crâne était rabattu, masquant la vue, il le repoussa violemment en arrière.
Tout le monde recula.
Le docteur Samuel Fincher éructa:
– JE VEUX ÇA ENCORE!!!!
Son regard était celui d'un fauve enragé. Du revers de la main, il renversa toutes les fioles à sa portée et elles se brisèrent sur le carrelage dans un bruit de cristal.
– ENCORE!
D'un coup la chirurgienne arracha le fil qui conduisait l'électricité dans la sonde. Saisi d'une colère terrible, il fonça vers le voltmètre pour le rebrancher. Olga repoussa le générateur qui se fracassa en tombant. Il la jeta sur la table parmi les scalpels et les cotons rouges.
Mais déjà cinq infirmiers entraient et saisissaient le forcené. Il les expédia facilement contre les murs.
Personne ne m'arrêtera. J'en veux. Encore.
– Encore un peu?
– Oui, volontiers, avec plaisir. Merci.
Jérôme Bergerac verse à nouveau du vin vermeil dans les verres de cristal. Le restaurant du CIEL se remplit d'épicuriens et d'épicuriennes. Un homme barbu circule entre les tables, saluant chacun par son nom.
– Mais c'est Jérôme! Salut, Jérôme! Et la charmante demoiselle, elle est là aussi. Vous savez qu'après votre disparition nous nous sommes fait tant de soucis!
– Laisse-nous un instant, Micha, nous sommes occupés à parler de choses sérieuses, n'est-ce pas? dit Bergerac.
– Oh, ici, le mot sérieux n'est pas de mise. Et lui c'est qui? demande le maître des lieux en désignant Umberto. Le milliardaire se résigne à se lever et prend l'organisateur à part.
– Nous jouons à l'enquête policière, n'est-ce pas?
– Ah, je vois, je vous laisse.
Umberto se ressert une belle rasade de mouton-rothschild, comme s'il voulait trouver dans l'alcool un prétexte à vider son sac.
Lucrèce retient Micha par la manche.
– Vous n'auriez pas une cigarette?
– J'ai des cigares, si vous voulez. Ici on considère que les cigarettes, c'est un peu trop banal.
Elle accepte le cigare et en absorbe la fumée, prête à s'en délecter. Elle tousse, se reprend.
Comment la Tbénardier, au journal, peut-elle fumer une telle horreur? Ça a mauvais goût, ça donne mal à la tête et en plus ça pue.
Par besoin de nicotine pourtant, elle continue à l'aspirer.
–Donc, Fincher vous surprend dans son laboratoire… enchaîne Isidore.
–Je ne vous l'avais pas dit mais, quand je l'avais amené le matin, il portait un chapeau. «Une excentricité de savant», avais-je pensé. Or, à ma grande surprise, il portait encore ce chapeau à l'intérieur du labo. Il m'a demandé: «Qu'est-ce que vous faites là, Umberto?» J'ai bafouillé. Mais il a vite compris que j'avais compris. «Qu'est-il arrivé à ces souris?» ai-je questionné. Il m'a répondu que c'était un secret. Alors je lui ai dit qu'il me semblait évident qu'elles avaient subi une trépanation, qu'on leur avait introduit des électrodes dans le cerveau et qu'on déclenchait ces électrodes à distance. J'ai ajouté qu'à mon avis il avait repéré un endroit du cerveau qui rendait les souris plus intelligentes pour les tests. Il a eu un rire étrange. Presque lugubre. Puis il a juste dit: «Bravo.» Alors j'ai continué. Selon moi, les souris devenaient intelligentes parce qu'elles avaient très envie de recevoir leur petite décharge dans le cerveau. Il se tenait toujours dans l'ombre et je ne voyais plus son regard ombragé par le rebord du chapeau. Je n'entendais que sa voix, sa voix qui semblait fébrile et fatiguée en même temps. Il s'est alors avancé et il a ôté son chapeau. Son crâne était chauve et il avait un pansement sur la tête. Mais, détail incongru, comme chez les souris, une petite antenne émergeait de son cuir chevelu. J'ai reculé, effrayé. Lucrèce déglutit:
– Et alors…
– J'ai juste murmuré: «L'expérience de James Olds?»
Il a souri, surpris que je fasse si vite référence à Olds, et il a hoché la tête. «Oui, l'expérience de Olds, enfin testée sur l'homme.»
Umberto considère son verre vide et le remplit pour se donner de l'entrain.
– C'est quoi, l'expérience de James Olds? demande Isidore qui a sorti son ordinateur de poche pour noter le nom,
tout comme Lucrèce dans son calepin.
– Aaah… l'expérience de Olds. Dans le petit monde de la neurologie c'est une légende, si ce n'est que c'est une légende fondée sur une réalité.
– En fait, tout a commencé en 1954. Un neurophysiologiste américain, ce James Olds, dressait une carte des réacdons du cerveau aux stimuli électriques, zone par zone. Il explorait la région du corps calleux, là où se trouve le pont entre nos deux hémisphères.
Saisissant un stylo, Umberto Rossi dessine un cerveau sur la nappe.
– Il a ainsi identifié le NVM (noyau ventro-médial), considéré comme le centre de la satiété. Sa destruction entraîne la boulimie.
Umberto entoure la zone concernée et en fait partir une flèche où il inscrit des initiales.
– Il a aussi découvert l'AHL (aire hypothalamique latérale), considérée comme la région de l'appétit. Sa destruction entraîne l'anorexie. Il a enfin trouvé une zone curieuse qu'il a baptisée MFB (médian forebrain bundle), qui a pour particularité de déclencher une sensation de plaisir.
L'ancien neurochirurgien marque un petit point au centre du cerveau.
– Le centre du plaisir?
– Le Graal, pour beaucoup de neurologues. Pour l'anecdote, cette zone se situe tout à côté du centre de la douleur.
Jérôme Bergerac, captivé, murmure:
– Ce qui expliquerait que, lorsque les deux sont trop proches, les gens confondent le plaisir et la douleur et deviennent sados-masos?
Umberto hausse les épaules et poursuit avec passion:
–Une électrode placée dans le centre de plaisir d'un rat et reliée à un dispositif permettant à l'animal de déclencher lui-même la stimulation peut être actionnée jusqu'à huit mille fois par heure! L'animal en oublie la nourriture, le sexe, et le sommeil.
Il tripote son verre de cristal, tournant son doigt humide sur l'arête pour en sortir un son aigu.
– Tout ce qui nous semble agréable dans la vie ne nous réjouit que dans la mesure où cela stimule cette zone.
De la pointe du stylo il tapote le point qu'il a défini comme étant le centre du plaisir à en trouer la nappe de papier.
– C'est ce qui nous fait agir. C’est la cause de tous nos comportements. Samuel Fincher, lui, a baptisé ce point: l'Ultime Secret.
Encore. Encore. C'est impossible qu'ils ne comprennent pas qu'il n'y a que ça d'important. Le reste n'est qu'insignifiance. Une existence n'est qu'une suite de petits moyens minables pour essayer de connaître la sensation que j'ai eue tout à l'heure. Encore. Là, tout s'arrête… Encore, par pitié, encore, encore, encore, encore.
Le marin, pas mécontent de son effet, cherche dans sa poche sa pipe d'écume de mer et l'allume.
– Il n'y a rien de plus fort au monde. L'argent, la drogue, la sexualité ne sont qu'autant de moyens dérisoires, parce que indirects, d'exciter cet endroit.
Tous se taisent, mesurant la portée d'une telle révélation. Vous voulez dire que tout ce que nous faisons n'a pour seul objectif que de stimuler cette zone? demande Lucrèce Nemrod.
– Nous mangeons pour stimuler le MFB. Nous parlons, nous marchons, nous vivons, nous respirons, nous entreprenons, nous faisons l'amour, nous faisons la guerre, nous faisons le bien ou le mal, nous ne nous reproduisons que pour recevoir un stimulus électrique dans cette zone. L'Ultime Secret. C'est notre programmation la plus profonde, la plus vitale. Sans elle, nous n'aurions plus goût à rien, nous nous laisserions mourir.
Silence. Ils regardent les restes de cervelle de mouton dans leurs assiettes. D'un coup, dans l'esprit des quatre convives, l'importance de la découverte de James Olds apparaît dans toute sa dimension vertigineuse.
– Comment se fait-il qu'une telle découverte ne soit pas plus connue? demande Jérôme en se tortillant la moustache.
– Vous vous imaginez les répercussions d'une telle révélation?
Umberto pose sa pipe et appelle le serveur pour lui réclamer du piment. Il en imprègne un morceau de pain et l'avale d'un coup. Il devient tout rouge, respire difficilement, grimace.
– A présent, je ne sentirai plus le goût des autres plats… Vous comprenez? La stimulation directe de l'Ultime Secret inhibe toutes les autres activités. Je vous l'ai dit, les cobayes en oublient leurs fonctions vitales: manger, dormir, se reproduire. C'est la drogue absolue. Ils sont comme aveuglés par une lumière trop forte qui les empêche de percevoir les autres lueurs du monde.
Avec son couteau, il se coupe un morceau de pain et le mastique longuement pour calmer son incendie intérieur.
– Je vois, dit Isidore, rêveur. Pour paraphraser Paracelse: «Un peu de stimuli excite, beaucoup de stimuli provoque l'extase, trop de stimuli tue.» Avec la généralisation de la stimulation de l'Ultime Secret, tous les problèmes que nous connaissons avec l'héroïne, le crack ou la cocaïne seraient décuplés.
Le neurochirurgien réclame de l'eau, regrettant son geste, mais cette boisson ne suffît pas à l'apaiser.
– James Olds a eu le mérite d'entrevoir les conséquences de sa découverte. Il a compris que les mafias du monde entier voudraient s'en emparer, que les paumés de toute la planète, s'ils apprenaient l'existence de cette drogue, en réclameraient tous. Dès lors, ils deviendraient esclaves de cette sensation. Olds a entrevu une société du futur où l'humanité serait tenue par cette carotte. Des dictateurs pourraient exiger de nous n'importe quoi. Olds a compris, dès 1954, que la découverte de l'Ultime Secret entraînerait l'annihilation de la volonté humaine.
Plus personne ne mange. Lucrèce entrevoit un monde où les citoyens sont tous munis d'une prise électrique à l'arrière du crâne et n'ont plus qu'une seule préoccupation: encore une petite décharge dans la tête.
Ses doigts tripotaient maladroitement les fils du voltmètre, cherchant à le rebrancher. Olga se releva, saisit une seringue, la remplit d'un anesthésiant et la lui planta dans le flanc. Il sentit le sédatif se répandre en lui, mais il réussit à garder l'esprit éveillé et continua à tirer les fils électriques.
D'autres infirmiers, à leur tour, plantèrent leurs seringues. Il tenta vainement de repousser leurs dards. Il était comme un taureau furieux cerné de picadors lançant leurs banderilles. Il vociféra:
– ENCORE!
Les anesthésiants finirent par produire leurs effets. Le docteur Samuel Fincher s'effondra de tout son long. Toute l’équipe russe était sous le choc. Lui aussi.
… encore…
Encore de l'eau pour éteindre ses papilles en feu.
– Extraordinaire, formula Jérôme Bergerac.
– Sidérant, ajouta Lucrèce.
– Terrifiant, conclut Isidore.
Le capitaine Umberto transpire toujours sous l'effet du piment qu'il a ingurgité trop vite.
–James Olds n'a pas voulu savoir comment risquait d'être utilisée sa découverte. Il s'est vite rétracté, il a détruit sa thèse et réuni tous ceux avec lesquels il avait travaillé et il leur a demandé de prêter serment de ne jamais poursuivre les expériences sur l'Ultime Secret.
– Ils ont accepté?
– James Olds leur a décrit l'avenir probable de son invention. Aucun scientifique ne veut détruire l'humanité. Il existe, au-delà de nos systèmes cérébraux, un système de conservation de l'espèce. Une sécurité que nous recelons au fond de notre cerveau reptilien et qui date de notre vie animale la plus primitive. Quand nous étions poissons, elle était déjà là. Même quand nous étions des êtres unicellulaires…
Un serveur leur apporte un poulet qui nage dans une sauce provençale. L'animal a été cuit la tête recouverte de farine et son cadavre au milieu des légumes a, après cette discussion, quelque chose de pathétique. Personne n'y touche.
– La puissance de la vie…, articule Isidore.
– James Olds et ses amis ont songé à leurs enfants et à leurs petits-enfants. C'était plus important que la gloire scientifique. Et puis, qui aurait voulu porter sur ses épaules la responsabilité éventuelle de la fin de l'aventure humaine?
Jérôme a le regard qui brille. Le marin soupire:
– Ils ont juré. Et James Olds a détruit tous les documents où était révélé l'emplacement de l'Ultime Secret. Les rats des expériences ont été sacrifiés. Et Olds a travaillé sur l'exploration d'une autre zone, assez proche d'ailleurs, qui permet de soigner les épileptiques.
– Moi qui ai toujours cru que nous vivions dans un monde cynique gouverné par la Bourse, les militaires, les scientifiques sans scrupules, je dois reconnaître que ce monsieur Olds a fait honneur à sa profession, ajoute Lucrèce.
– Ça a suffi à tout arrêter? demande Isidore.
– L'Ultime Secret est une zone infime, localisée à une adresse très précise. Si on ne la détient pas, on ne peut pas agir dessus. Quelques-uns ont dû essayer, mais la trouver dans le cerveau c'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.
Lucrèce se retient de signaler le truc que lui avait enseigné Isidore: mettre le feu au foin et passer un aimant dans les cendres.
– Et alors? demande Jérôme, grisé par ces révélations.
Umberto leur fait signe de s'approcher et, à mi-voix, pour ne pas être entendu des tables voisines, il murmure:
– Quelqu'un a fini par trahir.
Le docteur Tchernienko se pencha sur le visage de son patient.
– Ça va mieux, monsieur Fincher? On peut dire que vous nous avez fait sacrement peur.
Il s'aperçut qu'il était attaché au lit par de solides courroies de cuir.
De toutes ses forces il sauta en avant, soulevant le lit, mais il retomba.
– Encore, j'en veux encore!
Le docteur Tchernienko lui fit une nouvelle piqûre de sédatif.
– Qui a trahi?
– C'est Fincher qui m'a raconté la suite. Le secret a été trahi par une neurochirurgienne qui avait travaillé avec Olds, le docteur Tchernienko. Elle avait prêté serment avec les autres en 1954 mais, après la troisième tentative de suicide de sa fille, accro à l'héroïne, elle a considéré que c'était la solution de la dernière chance. Comme elle ne pouvait pratiquer aux USA où ses collègues l'auraient tout de suite conspuée, elle est rentrée en Russie et a opéré sa fille à l'Institut du cerveau humain de Saint-Pétersbourg. A cette époque, personne n'a pensé à surveiller son travail. Le résultat a été au-delà de toute attente. Sa fille a cessé de se droguer et a pu reprendre une vie normale. Evidemment, elle n'a jamais parlé de l'Ultime Secret. Mais l'information a fini par se répandre: il existait un chirurgien miracle qui savait sortir du cerveau des drogués leur zone d'accoutumance. Le fils d'un ministre des Finances était accro à l'héroïne, et le père fit pression pour sauver son enfant. Le docteur Tchernienko n'eut pas le choix. L'opération réussit. Après le fils du ministre des Finances, suivirent les enfants des secrétaires d'Etat, puis des rock stars à la mode, puis des acteurs, puis tout simplement les enfants de bonne famille. Ils sont venus de toute la Russie se faire trépaner. Tchernienko n'expliquait pas vraiment ce qu'elle accomplissait. Et le gouvernement russe était trop content de disposer d'un remède que même les Occidentaux ne connaissaient pas.
Plus personne ne mange. Le serveur, étonné de voir le poulet encore entier, le découpe à leur place et leur sert à chacun une portion.
– Tchernienko supprimait le centre du plaisir, n'est-ce pas? demande Jérôme Bergerac.
Le marin baisse la voix.
– Il paraît qu'elle coupait large. Elle détachait un millimètre cube et demi de cervelle à chaque opération.
– Les opérés étaient comment, ensuite? questionne Lucrèce.
– Un peu trop mélancoliques, à ce qu'il paraît. Mais vu que c'était ça ou la mort… les parents n'hésitaient pas.
L'eau ne suffit pas à étancher le feu dans la gorge d'Umberto. Il engloutit du pain beurré.
–Fincher, je ne sais trop comment, a pris contact avec ce docteur Tchernienko et lui a proposé non plus de détruire l'Ultime Secret mais de le stimuler.
– Il a ouvert la boîte de Pandore, soupire Isidore.
– Une fréquence radio très précise déclenchait l'émetteur électrique placé dans le cerveau en contact avec la zone de l'Ultime Secret.
Lucrèce Nemrod regarde autour d'elle et se demande si cette agitation n'a pour but que de stimuler indirectement leur centre du plaisir.
– L'opération sur Fincher a-t-elle réussi? demande-t-elle.
Il se débattit dans ses courroies de cuir. Puis tout d'un coup, comme il se rappelait pourquoi il était là, il se calma. Samuel Fincher restait le regard dans le vague, nostalgique de la sensation qui avait embrasé son esprit.
– Ça a marché? demanda le docteur Tchernienko.
– Oui.
Tout était lumineux.
– C'était comment?
– Fort. Très fort. Au-delà de tout ce qui existe de connu.
– Disons que, sur une échelle de un à vingt, vous avez ressenti un plaisir de quelle intensité?
Samuel Fincher plissa le front, réfléchit pour trouver la meilleure réponse et murmura:
– Eh bien, disons… cent.
Le capitaine Umberto réclame du sel qu'il dépose sur son pain comme si le goût salé allait le délivrer du goût piquant.
– Ah, pour réussir, cela a réussi. D'ailleurs jamais personne n'a contesté la découverte de James Olds. Le problème c'était qu'on ne pouvait pas laisser Samuel Fincher contrôler ses propres stimuli. Il risquait de se suicider de plaisir, comme l'avait déjà fait Freud.
– Le professeur Sigmund Freud?
– Non, Freud, la première souris à avoir testé l'activation de l'Ultime Secret dans le labo de Fincher. Il lui fallait un pourvoyeur de stimuli externes. Il avait déjà programmé son émetteur électrique pour qu'il ne fonctionne que sur une longueur d'onde activée par un code chiffré que lui-même ne connaissait pas.
– Qui connaissait ce code? Tchernienko?
– Il n'avait pas confiance en Tchernienko. Il s'était débrouillé pour que l'émetteur ne fonctionne sans chiffre que le jour de l'opération. Si bien que, dès le lendemain de l'expérience, quand il se réveilla, une seule personne était capable de provoquer ces orgasmes dans sa tête.
– Qui donc?
A nouveau il leur fait signe de se pencher vers lui et chuchote:
– «Personne».
– Qui est «Personne»?
– Je l'ignore, j'ai pu lui parler mais je n'ai pas pu le voir. «Personne» se fait appeler ainsi probablement à cause de la légende d'Ulysse. Souvenez-vous quand le Cyclope demande: «Qui m'a fait ça?», Ulysse répond: «Si on te le demande, tu diras que c'est personne.»
Isidore ferme les yeux.
– Ulysse, n'est-ce pas le nom de cet enfant autiste qui avait sauvé Samuel quand il était petit? questionne Lucrèce.
Personne… Ulysse.
Avec son ordinateur de poche, Isidore se branche sur Internet, là il contacte les services administratifs, débusque la liste des hôpitaux nantis de centres spécialisés dans l'autisme qui fonctionnaient à l'époque où Samuel Fincher avait six ans. Il lance ensuite une recherche sur le prénom.
Il n'y a pas beaucoup de gens prénommés Ulysse.
Il finit par en trouver un: Ulysse Papadopoulos. Il n'a plus ensuite qu'à se brancher sur le moteur de recherche des fiches d'état civil des mairies pour s'apercevoir qu'Ulysse Papadopoulos est mort dans un accident de voiture il y a plus de dix ans.
Qu'est-ce qu'on gagne comme temps dans les enquêtes grâce à ces petits ordinateurs, songe Lucrèce en suivant le travail de son comparse par-dessus son épaule. Dire qu 'avant il aurait fallu se déplacer dans tous ces endroits pour s'apercevoir qu'ils ne mènent nulle part…
– Je ne sais pas qui est Personne. Je vous le jure. Mais c’est lui seul qui a été considéré comme suffisamment intègre. Samuel Fincher disait: «Personne n'abusera jamais de son pouvoir parce qu'il a payé pour savoir ce qu'est le pouvoir de la pensée.»
– C'est Personne qui a tué Fincher?
– Je n'en sais rien.
Lucrèce regarde le petit ordinateur de son comparse, puis soudain, déterminée, proclame.
– Et moi, je crois savoir quel est cet «être» au-dessus de toute faiblesse. Demain nous en aurons le cœur net. Vous venez, Isidore?
– Et nous, qu'est-ce qu'on fait? demanda Jérôme Bergerac.
– Tenez-vous prêts et surveillez Umberto, je pense qu'on aura besoin de vous plus tard, dit-elle, mystérieuse.
Samuel Fincher était conscient de tous les risques de son expérience. Il décida donc, avec le peu de volonté qui lui restait, de mettre au point le protocole d'activation de l'émetteur.
Le docteur Tchernienko, sur ses indications, fit fabriquer un émetteur radio à la fréquence de son récepteur cérébral mais qui ne pouvait être activé que par un code secret que Fincher ne connaissait pas,
II rentra à l'hôpital Sainte-Marguerite et expliqua à Jean-Louis Martin ce qu'il faudrait faire. Le neuropsychiatre effectua lui-même les branchements, et l'émetteur put bientôt être activé par son patient. Ce dernier était évidemment le seul à connaître le code secret.
– Tu seras mon inconscient, lui dit-il.
«Tu vas avoir deux inconscients pour le prix d'un, car ma propre conscience est désormais assistée de celle d'Athéna. A nous deux nous n'abuserons jamais de l'immense pouvoir que nous avons sur toi. Je te le jure.»
Fincher souleva son chapeau et montra ce qu'il y avait dessous.
Les deux hommes se regardèrent, chacun avec sa prise sur la tête: Martin avec un bonnet d'où partaient des fils, Fincher avec son antenne radio.
– Elle est un peu voyante, mais j'ai commandé une antenne plate qui ne sera pas plus grosse qu'un grain de beauté. Dès qu'elle sera arrivée et que mes cheveux auront suffisamment repoussé pour la camoufler, j'enlèverai ce chapeau.
«Ça te va pas mal, les chapeaux», pensécrivit Jean-Louis Martin.
– Maintenant, vous, Ulysse et Athéna, aidez-moi à me surpasser.
Le malade du LIS, fier de la confiance de son médecin et fasciné par la portée de l'expérience à laquelle il allait participer, prit son rôle très au sérieux. Il inventa des batteries de tests d'intelligence de plus en plus difficiles.
Samuel Fincher se donna beaucoup de mal pour recevoir sa récompense, l'Ultime Secret.
Chaque fois, la décharge lui produisait l'effet magique. Le malade du LIS savait parfaitement la dose. Ni trop, ni trop peu. L'effet était différent au millionième de volt près. La zone de l'Ultime Secret était si sensible.
Les batteries de tests de QI normaux étant largement dépassées, Martin estima qu'on pouvait considérer que Fincher était désormais au-delà de toute norme d'intelligence humaine. Le malade du LIS lui annonça alors qu'il était temps d'utiliser un domaine sans fin pour l'intelligence: le jeu d'échecs.
Le docteur Samuel Fincher s'inscrivit donc au club municipal et battit successivement tous les joueurs locaux.
Le physique du neuropsychiatre se modifiait. Il semblait avoir acquis davantage de prestance et de nervosité. Son regard était tourmenté, par intermittence sa bouche souriait sans raison. Sa vie aussi changeait. Il s'était endetté pour acheter une villa plus spacieuse au Cap-d'Antibes.
Il était constamment en quête de stimulations sensorielles. Un peu comme ces drogués qui, entre deux trips, ont besoin de fumer de simples cigarettes pour ressentir un apaisement du corps.
C'est à cette époque qu'il s'inscrivit au CIEL. Les membres de ce club avaient le même objectif que lui. Plus de plaisir. C’est là qu'il rencontra Natacha Andersen. Leur rencontre fut un instant rare. Ce qui le toucha d'abord, ce fut son côté évanescent: «Comme une déesse descendue se souiller auptès des mortels.» Micha les présenta en les disant tous deux passionnés d'échecs.
Ils jouèrent comme s'ils dansaient. Les pièces ne se mangeaient pas, elles se frôlaient et se contournaient comme dans une chorégraphie dont personne ne pouvait saisir le sens. Plus la partie avançait, plus le spectacle de ses figurines de bois devenait évocateur. Ils parlèrent peu, comprenant qu'ils inventaient un nouveau jeu dont le but n'était plus de gagner.
Elle est si limpide, si claire. J'ai besoin de cette clarté. Je me sens par moments si sombre.
Le soir même il fit le fou et elle fit la reine.
Lassé des aventures, il lui sembla qu'à travers ce top model il touchait à l'essence de la féminité. Natacha incarnait son complément total. Comme lui, elle faisait partie de ces êtres assoiffés de vie et de sensations nouvelles. Ensemble ils étaient aspirés par la spirale des plaisirs de plus en plus intenses.
A ce moment, il se posa la question qui allait le tenailler jusqu'à son dernier souffle.
Au fait… qu'est-ce qui me motive vraiment pour entreprendre tout ce que j'ai entrepris? Qu'est-ce qui me pousse à agir?