10

Nancy ne savait pas exactement ni quand ni de quelle manière la peur s’était abattue sur le village. Elle savait juste qu’elle l’avait fait. Le Courier regorgeait de manchettes effrayantes. On verrouillait plus souvent les portes. Elle-même se voyait facilement dévisagée dans les rues après la tombée de la nuit. La Grande Dépression s’était aggravée : en Idaho, des fermiers avaient mis en place des blocus, des producteurs laitiers avaient préféré déverser leur lait sur la route plutôt que de le vendre à deux cents le gallon. À Washington, une manifestation de vingt mille vétérans de la Première Guerre mondiale réclamant le paiement de leur pension avait été dispersée par l’armée. Une épidémie de meurtres sévissait dans la région, et Haute Montagne fermait ses frontières.

Elle ne s’était jamais sentie aussi seule.

Voilà ce que ça signifie, lui avait dit Travis, et cela semblait remonter à une éternité. Voilà ce que ça signifie d’être inadapté.

Nancy était allongée sur son couvre-lit à rosettes. Sa mère gardait la petite maison d’une propreté méticuleuse. Elles ne roulaient pas sur l’or, mais sa mère occupait un poste très envié à la boulangerie, où elle gagnait suffisamment d’argent pour pourvoir à leurs besoins. Récemment encore, elles pouvaient compter aussi sur le salaire que Nancy rapportait du Times Square. C’était désormais de l’histoire ancienne : M. O’Neill ne lui avait pas pardonné de partir juste avant le coup de feu du dîner. Ni sa mère d’avoir perdu ce travail. Cela signifiait certaines privations.

Nancy disposait de quelques économies. Elle récupéra mollement sous son matelas la boîte de pastilles qu’elle y cachait, l’ouvrit du pouce. Tout ce qui lui restait. Un peu plus de sept dollars. Mis de côté pour les mauvais jours. Eh bien, n’étaient-ils pas arrivés ? D’ailleurs, il faisait mauvais : une pluie terne dévalait les fenêtres embuées. Elle n’avait absolument aucune envie de sortir, mais il le fallait.

Anna avait besoin de nourriture.

Cette chose qui va se produire, d’après Anna… songea Nancy. J’aimerais bien qu’elle se produise. Maintenant. Malgré les conséquences.

Elle était fatiguée.

En descendant, elle trouva sa mère dans le salon, assise bien droite sur une chaise à dossier de rotin, les pieds à plat sur le tapis. « Je ne peux pas croire que tu sortes maintenant, dit Faye Wilcox d’un ton morne.

— Je suis obligée, m’man.

— Faut-il que je demande où ? Et pourquoi ?

— Je croyais que tu avais une réunion.

— Rien à foutre de la réunion », dit sa mère, ce qui stupéfia Nancy. Faye Wilcox ne jurait jamais, au grand jamais. Les jurons, avait-elle appris à Nancy, relevaient du diable.

Il vint à l’idée de la jeune fille qu’étrangement, elle pouvait bien, d’une certaine manière, être devenue plus religieuse que sa mère. Du moins priait-elle plus souvent. Des prières tronquées, furtives, terre à terre. Mon Dieu, s’il Vous plaît, permettez-moi de m’en sortir. Elle croyait en Anna Blaise… n’était-ce pas en soi une sorte de foi religieuse ?

« M’man, ne va pas te mettre en retard.

— Je n’ai plus rien à faire là-bas. Plus maintenant. » Elle posa un regard maussade sur sa fille. « Tu y as veillé.

— Arrête, m’man.

— Ne me dis pas ce que j’ai à faire ! Je te dis ce que tu dois faire, moi ?

— Je ne veux pas me disputer.

— J’essaye. Dieu m’en est témoin. Mais tu t’es égarée si loin. C’est ce jeune Fisher ? On dit qu’il vit dans la fange en bordure du village. C’est là que tu vas ? Te vautrer dans sa fange ? Ou bien es-tu revenue à Greg Morrow ? Cette ordure qui ne sait dire que des obscénités. Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Quand on couche avec les cochons, on se lève avec les cochons. Si Martin était là…

— Si seulement…

— Pourquoi ? Pour qu’il voie ce que tu es devenue ? Mon Dieu ! Tu en es fière ? »

En vérité, elle ne se souvenait que vaguement de son père. Des souvenirs d’enfant : l’odeur du tabac à pipe et le froissement des journaux. Mais il avait été bon, gentil, conscient de la répugnance qu’inspirait à Nancy l’absolutisme maternel : il avait été quelqu’un auprès de qui chercher du réconfort en cas de besoin. Elle approchait des dix ans la dernière fois qu’elle l’avait vu.

« Il m’arrive de remercier le ciel qu’il ne soit plus de ce monde pour voir ça, dit sa mère.

— M’man, arrête. Tu sais bien qu’il n’est pas mort.

— Je ne sais rien de la sorte ! » Sa mère se leva de sa chaise à dossier droit. Elle avait perdu du poids, depuis quelques semaines, mais restait immense ; sa peau pendait en poches flasques. « Il est mort, bien entendu qu’il est mort ! Pourquoi sinon… Pourquoi sinon serait-il ?… »

Pourquoi sinon m’aurait-il quittée ? voulait-elle dire. Mais en réalité, il n’était pas mort. Nancy se souvenait très bien, trop bien des disputes, de l’impatience et de l’irritation que causaient chez sa mère le travail, le penchant pour la bouteille et la manière de parler de son père ; elle se souvenait aussi qu’il avait fini par se briser sur le récif de la vertu de son épouse, elle se souvenait qu’il lui avait fait ses adieux en secret, la serrant dans ses bras, lui disant qu’il l’aimait : « Nancy, ma fille, ce village est trop petit pour moi. » Les trains l’avaient emmené.

Cela l’avait accablée de chagrin, mais aussi emplie de fierté. Ce village, en effet, ce village corseté et collet monté (qui, jusque-là, lui avait semblé si grand), eh bien, oui, bien entendu, un village de ce genre ne pouvait le retenir ! Elle aurait dû le savoir. Corps et âme, son père était trop grand pour Haute Montagne.

Ce souvenir lui mettait toujours les larmes aux yeux. Elle cligna des paupières. « D’accord, m’man. Il est mort. D’accord. Je sais.

— Il faut vraiment que tu sortes ?

— Oui.

— Je prierai pour toi.

— Oui, m’man. »


L’argent filait à toute vitesse. Nancy s’arrêta devant la boulangerie en se demandant si elle devait acheter une miche de pain en plus des boîtes de conserve et du pétrole lampant. Le froid ne semblait pas gêner Anna, ce qui tombait bien, la cabane de l’aiguilleur n’en protégeant guère. Par temps de pluie, le toit fuyait à trois endroits différents.

C’est Susan Farris qui tenait le comptoir. Nancy hésita sur le seuil. Élève dans la classe supérieure à la sienne, Susan l’avait systématiquement exclue de la compagnie des filles les plus populaires de l’école. La haine plus ou moins instinctive que lui portait Susan semblait sortir de nulle part… encore qu’avoir déjà, à ce moment-là, travaillé à temps partiel à la boulangerie sous les ordres de Faye Wilcox pouvait l’expliquer en partie. Nancy n’imaginait pas sa mère en patronne particulièrement aimable ou clémente.

Elle tourna les talons, mais Susan l’avait aperçue. « Tiens, Nancy. » Sa voix mélodieuse dissimulait le tranchant du sarcasme. Susan avait des yeux très bleus, des cheveux blonds et une large bouche Scandinave rendue écarlate par du rouge à lèvres Tangee. « Tu veux quelque chose ?

— Une miche. De la veille.

— On en revient au pain de boulangerie ? Je croyais que ta mère faisait le sien.

— On est à court. »

Susan inséra machinalement un pain croustillant dans un sachet en papier et saisit la vente sur les épaisses touches noires de la caisse enregistreuse. Nancy tendit un billet de un dollar extrait de sa boîte de pastilles et prit la monnaie dans la main parfaitement manucurée de Susan. Elle examina les quelques pièces.

« Il manque dix cents », dit-elle.

Susan se retourna vers elle, les yeux plissés. « Tu dis ?

— La monnaie. Tu me dois dix cents. Tu m’as donné…

— Je t’ai rendu la monnaie sur un dollar, ma petite Nancy, ni plus ni moins. J’ai compté. »

Nancy tendit la main avec lassitude. « Recompte. Tu as dû te… »

Mais Susan l’écarta d’un coup, envoyant les pièces s’éparpiller sur les carreaux craquelés du sol et un quarter terne rouler sous le présentoir. Nancy se précipita pour tout ramasser. « Va te faire foutre, Susan Farris !

— Insulte-moi autant que tu veux, répondit celle-ci avec dédain. J’aurais honte, à ta place.

— Honte…

— Tu crois que personne ne sait à quoi sert cette nourriture que tu achètes ? Ce n’est pas un secret. Greg Morrow m’a raconté. »

Nancy se releva lentement.

« Et qu’est-ce que Greg Morrow t’a raconté, au juste ? »

Susan a souri. « Tu aimerais bien le savoir…

Ce n’est pas un jeu ! » Elle criait, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle avait franchi une frontière cruciale et pénétré dans un pays aussi nouveau qu’étrange. « C’est important ! »

Le sourire de Susan s’évanouit. « Bon, ça va ! Ne réveille pas M. Lawrence, s’il te plaît ! Tu veux savoir ce que m’a raconté Greg Morrow ? Rien que la vérité, ma petite. Que tu n’en as pas fini avec ce garçon de ferme, Travis Fisher. Qu’il vit comme un clochard avec les autres clodos sous le pont de chemin de fer, et que tu lui apportes de la nourriture, et que toi et lui… là-bas, dans la boue et le froid… vous, vous… »

Nancy hocha sèchement la tête. « D’accord. » Inutile de forcer cette obscénité à sortir de la bouche sensible de Susan. C’était un mensonge, mais pas particulièrement pénible : après tout, il dissimulait une vérité bien plus étrange et bien moins compréhensible.

Nancy rangea sa monnaie incomplète dans la boîte à pastilles métallique. Elle repensa à ce que lui avait raconté Anna Blaise : un endroit différent. Relié à celui-ci, mais ailleurs. Nous avons toujours été parmi vous. Elle refréna alors un rire hystérique. « De toute manière, poursuivit Susan, je ne t’ai pas carotté la monnaie. » Elle ajouta dans un paroxysme d’irritabilité : « Ce n’était que dix cents, zut ! »

Nancy prit son pain et gagna la porte. Il pleuvait plus fort que jamais. Elle serra le sachet en papier sous son manteau. Une phrase de son père lui revint en mémoire. Elle ne se rappelait pas quand il l’avait prononcée, peut-être ne l’avait-il jamais fait, peut-être s’agissait-il d’un faux souvenir. Mais elle entendait distinctement sa voix en elle.

N’aime rien trop fort. Ils te l’enlèveront.

Mais si seulement ils savaient, se dit-elle. Si seulement ils savaient.


Trempée, le capuchon sur la tête, elle remonta péniblement L’Éperon vers le nord. Il lui était venu à l’idée de se demander pourquoi elle faisait cela, de se demander si elle n’était pas folle de faire avec autant d’acharnement une chose aussi étrange. En passant devant un kiosque à journaux, la une du Courier lui sauta aux yeux : LE VAGABOND TUEUR FRAPPE À NOUVEAU. Il y avait des dangers, pour sûr.

Tim Norbloom la dépassa dans l’une des deux voitures de police de l’agglomération. Il ralentit un pâté de maisons plus loin, et lorsqu’elle arriva à hauteur de l’automobile, il roula quelque temps à son allure. Nancy compta quarante pas avant de se figer sur place, les dents serrées, le regard fixé sur la fenêtre brouillée par la pluie. En le mettant au défi. Impassible, Norbloom lui rendit son regard puis, au chaud et au sec dans l’habitacle, appuya sur l’accélérateur.

Elle comprit. Un motif se dégageait. Le Courier, Susan Farris, la police, même sa mère, tout cela s’entremêlait. Il y avait les chariots des pionniers disposés en cercle, et on avait choisi Nancy comme Indien.

Le trottoir sous ses pieds lui parut soudain glacé, étranger. Les vitrines paraissaient tristes sous leurs auvents et l’eau de pluie traversait les grilles d’égout en chantant en mode mineur.

La compréhension la poignarda. Je n’habite plus ici, se dit-elle.


À 13 h 15, Helena Baxter, présidente par intérim, déclara ouverte la réunion des Femmes baptistes de Haute Montagne. Ce n’était guère orthodoxe, mais Faye Wilcox, qui aurait dû se charger de cette formalité, accusait un retard excessif… surtout en ce jour des discours.

Liza Burack se permit un petit sourire qui subsista durant la lecture du compte rendu et le report des travaux inachevés.

La salle paroissiale était bondée, encore que cela n’avait rien d’inhabituel pour un jour des discours. On avait donné à Liza une chaise sur l’estrade derrière le podium, si bien qu’elle voyait les visages des vingt-cinq ou trente femmes présentes… un nombre peu surprenant, songea-t-elle, et qui prend uniquement de l’importance si on met des noms sur ces visages. Haute Montagne était (elle avait entendu Creath utiliser la phrase) un Village Tout Simple, administré par des Personnes Toutes Simples. L’Église baptiste était, elle aussi, une Église Toute Simple, et amicale avec les méthodistes comme avec les épiscopaliens, même si on considérait en général les baptistes un peu plus… eh bien, Simples.

Une petite élite d’hommes d’affaires contrôlait le village, un conseil municipal qui constituait aussi, en grande partie, le comité exécutif des rotariens : Jacob Bingham, le propriétaire de la quincaillerie, Bob Clawson, le proviseur du lycée, le policier Tim Norbloom et une poignée de notaires. Une clique quasiment interdite à Liza et à Creath, surtout depuis les difficultés de la fabrique de glace. Et le caractère grincheux de Creath n’avait rien arrangé. Mais Creath était de retour sur la bonne voie (bien que d’humeur maussade, bizarrement) : elle envisageait qu’il devienne diacre, ce qui élargirait son réseau de relations.

Et il y avait les Femmes baptistes, cette importante congrégation d’épouses : celle de Phil McDonnel, celle de Bob Clawson, celle de Tim Norbloom, toutes les épouses qui comptaient, en fait, et sur lesquelles méthodistes ou épiscopaliens n’avaient pas mis la main, toutes présentes ce jour-là, toutes levant la tête vers le podium. Cela sera difficile, se dit Liza, mais il y a ici un important nœud de pouvoir ; si Creath et moi voulons retrouver la respectabilité, il faut commencer ici.

Faye Wilcox arriva enfin, vers le terme de la réunion ordinaire : la tête courbée, elle déplia une chaise au fond de la salle. Helena Baxter proposa de lui céder le podium, mais Faye répondit non de la tête. Pauvre Faye. Elle a oublié de mettre une ceinture, remarqua Liza : sa robe tombait comme une tente de sultan de son opulente poitrine.

La réunion ordinaire s’acheva. Helena Baxter, quelque peu dépitée – c’était une partisane de Faye Wilcox –, annonça les discours des postulantes. L’assemblée applaudit. Présidente sortante, Faye Wilcox devait parler en premier.

Elle se traîna jusqu’au podium avec une lassitude manifeste, suscitant des murmures de consternation. Liza elle-même ressentit un accès de compassion… Dieu du ciel, c’est à ça que j’ai dû ressembler, pendant ces longues années où les bêtises de mon mari ont sapé l’essentiel de ma force et de mon attention. Diminuée. Eh bien, pensa-t-elle, la compassion, d’accord. Mais ce n’était que le rétablissement de l’ordre naturel des choses. C’était Faye, après tout, l’usurpatrice. Elle n’avait que ce qu’elle méritait.

Faye Wilcox fit un discours bref et mécanique. Elle le lut sur des feuilles de papier filigrané Hammermill Bond tapées à la machine : « La femme, compagne des temps de trouble. » Il appelait à un retour aux vertus traditionnelles. C’était un bourbier de piété sans vécu ni enthousiasme, d’après Liza, et quand Faye redescendit de l’estrade, elle reçut des applaudissements épars et contenus.

Helena Baxter, les sourcils désormais froncés, passa la parole à Liza.

Celle-ci prit les fiches-recettes sur lesquelles elle avait noté les points principaux de son discours et s’empara du podium. Elle entendit la pluie frapper les hautes fenêtres à meneaux, sentit l’odeur surannée des livres de cantiques reliés en cuir entreposés dans la pièce voisine. Comme cela faisait longtemps depuis la dernière fois ! Cette pensée l’effraya un peu. Elle avait choisi un thème austère : « Haute Montagne doit s’éveiller de son long sommeil. »

Elle s’éclaircit la gorge.

« Des moments difficiles approchent », proféra-t-elle.

Elle laissa les mots flotter un instant dans l’air poussiéreux de l’église. « Cela ne souffre aucun doute. Chaque femme de Haute Montagne ne peut manquer d’en avoir conscience. Un coup d’œil aux journaux suffit. Misère. Meurtres. Rébellion. Immoralité d’une nature indescriptible. Et nous n’en sommes pas protégés. Nous ne devons pas croire l’être. Mais la question est : que pouvons-nous faire en tant que femmes ? »

Elle fut surprise de la facilité qu’elle éprouvait. Elle ne regarda pas ses cartes. Les paroles lui venaient d’elles-mêmes. Tout cela avait été refoulé en elle, réprimé dans une bienséance déplacée : elle n’avait trop longtemps songé qu’à balayer devant sa porte. Elle faisait maintenant librement allusion au passé : « J’ai vu les effets d’une moralité relâchée, comme beaucoup d’entre vous le savent, sur l’enfant de ma propre sœur, le sang de mon sang », en le reconnaissant et en l’écartant (Travis est parti) ; « et j’ai vu aussi la puissance de la renaissance spirituelle », en pensant à Creath devant l’autel, Creath de retour dans le giron de l’Église. Elle fit de même allusion, délicatement, à Nancy Wilcox : « nos propres fils, nos propres filles », l’accent à peine davantage qu’une caresse, « ne sont pas immunisés contre l’esprit du temps », et cela suffit, oui, des têtes hochèrent, Faye restant pâle et le regard fixe au fond de la salle.

Tout cela était vraiment très simple, en réalité.

Elle termina par sa dernière et plus audacieuse proposition : que les Femmes baptistes de Haute Montagne adressent au conseil municipal une pétition exigeant un couvre-feu dès le coucher du soleil, « pour la protection de nos jeunes gens ». Cela se passa bien. Elle vit Mary Lee Baxter et Beth McDonnel conférer en hochant la tête. Faye Wilcox, constata-t-elle, s’était encore davantage mise dans l’embarras en s’éclipsant de la réunion.

Elle se rassit derrière le podium et, si étonnant que cela puisse paraître, les applaudissements se prolongèrent longuement. Liza remercia d’un sourire.

Helena Baxter vint la trouver après la réunion. « Je dois dire, Liza, que j’ai trouvé ton discours très dynamique. Il a impressionné tout le monde, je crois.

— Merci.

— Je voulais que tu saches : pour le vote, tu as mon soutien.

— Vraiment ? Mais je pensais… tu étais si proche de Faye…

— Sauf que les temps changent, pas vrai ? Tu l’as dit toi-même. En ces périodes difficiles, il faut prendre des mesures difficiles. Je n’avais jamais eu à ce point le sentiment que nous pouvions… eh bien, influencer les choses. »

Pas impossible, pensa Liza. Pas impossible. Et une pensée aussi étrange que dérangeante se forma dans son esprit.

Elles me croient parce qu’elles ont peur.

La peur était devenue l’alliée de Liza.


Anna était très malade.

Nancy était revenue sur ses pas, le long des rails, pour s’assurer que personne ne la suivait. La pluie traversait les négondos et l’enveloppait tandis qu’elle traversait tant bien que mal les champs boueux jusqu’à la cabane de l’aiguilleur. Comme elle a l’air pitoyable et médiocre, se dit-elle, ainsi recroquevillée sous la pluie comme un animal froid et mouillé.

À l’intérieur, le sol de terre battue était sombre et humide. Une odeur de moisissure et de bois pourri emplissait l’atmosphère. Anna gisait recroquevillée sur une couverture.

Elle portait de vieux vêtements froissés et avait les cheveux emmêlés, même si Nancy essayait parfois de les peigner. Elle constata qu’Anna dormait, en frissonnant comme un chien dans son sommeil.

Nancy l’effleura et sentit, à la fois vague et distincte, l’étrangeté d’Anna lui remonter dans le bras. Anna ouvrit des yeux à l’iris d’un bleu profond, la couleur du ciel se reflétant dans une mare d’eau tranquille et transparente.

« J’ai apporté à manger », annonça Nancy d’une voix rendue rauque par l’humidité. La pluie s’était insinuée dans la miche, qu’elle posa sur un mouchoir. Il y avait aussi des boîtes de conserve, et elle avait laissé le bol en porcelaine à l’extérieur pour qu’il s’emplisse d’eau de pluie.

« Merci », répondit Anna. Elle se redressa. Son corps était émacié, sa peau pâle et glacée. Elle regarda Nancy. « Tu as pleuré.

— Non… Peut-être un peu.

— C’est dur, pour toi. »

Cette commisération n’était pas nécessaire. Nancy la rejeta d’un haussement d’épaules. « Anna ? S’il te plaît… encore combien de temps ? »

Anna ferma les yeux un instant. Elle regarde en elle-même, comprit Nancy.

« Une semaine. Peut-être deux. Je ne peux rien garantir. »

Nancy soupira.

« Tu as besoin d’aide, affirma Anna.

— Oui. » Elle regarda longuement la femme non humaine. « J’ai besoin de Travis. »

Anna ne dit rien.

« Tu me crois folle.

— Non. Loin de là. » De ses longs doigts d’un blanc de porcelaine, mais toujours avec cette délicatesse de mouvements que Nancy trouvait aristocratique, Anna disposa la nourriture devant elle. « Travis est seulement… difficile.

— Tu l’as sélectionné. Tu l’as choisi.

— Oui. Il aurait pu comprendre. Il en est encore capable. Et je pense que ce qu’il y a de meilleur en lui continue à vouloir m’aider. Mais il a aussi un côté obscur, un côté vraiment sombre et désagréable. Quand il m’a vue pendant le Changement, cela a stimulé ce côté-là en lui, avec ses peurs et ses dénis. Qui le contrôlent maintenant. » Elle détacha un morceau de pain. « Une vieille et mauvaise douleur en lui.

— Mais si tu peux le toucher… à l’intérieur…

— Je devrais le forcer à venir ? » La chose-Anna sourit. « Si je pouvais, je le ferais peut-être. Mais je ne peux pas.

— Tu fais en sorte que les gens t’aident. Même Creath Burack. Comme le jour où il t’a recueillie.

— C’est une espèce de camouflage, ni plus ni moins. Sans plus de signification que la capacité d’un caméléon à changer de couleur. Un réflexe. Creath Burack m’a recueillie chez lui parce qu’il a vu en moi une partie non assumée de lui-même… un rêve qu’il ne s’était jamais autorisé à reconnaître.

— C’était quand même de la tromperie.

— Pas vraiment. J’ai payé pour ce qu’il m’a donné. »

C’est vrai, pensa Nancy. On fait cela. Elle dit d’un ton ferme : « J’ai besoin de Travis.

— Tu es déjà allée le voir.

— J’y retournerai. »

Anna haussa les épaules.

« Ce n’est pas inutile.

— Il y aura un prix, prévint Anna. Un paiement. Il est au moins aussi perdu que moi.

— Je sais », répondit doucement Nancy.


Le pont sur chevalets ne protégeait pas beaucoup de la pluie. Tout était mouillé, y compris l’air, et les eaux enflées de la rivière rugissaient contre ses berges. Les oiseaux s’étaient nichés dans les hauteurs des travées métalliques.

Nancy trouva Travis assis, un genou levé et une casquette en tissu enfoncée jusqu’aux oreilles, sous l’arche de pierre humide à l’endroit où les étais métalliques du pont s’enfonçaient dans le sol. La structure des chevalets formait une espèce de grotte. Humide, mais fournissant une relative intimité.

« Tu es encore là, constata-t-elle.

— Je n’ai nulle part où aller, répondit-il en l’observant, à part loin de ce temps. Ce que je ferai bientôt. »

Elle hocha la tête en se demandant par où commencer. Mais il dit : « Nancy… ce que tu veux de moi… Je ne peux pas…

— C’est le village. » Les paroles se précipitèrent hors de ses lèvres, et elle craignit, si elle se taisait, de se mettre à pleurer. « C’est le village, Travis, le village qui m’inquiète. Tu ne t’imagines pas. Ils ont tous si peur. Pas juste de l’époque difficile, mais de tous ces meurtres qu’il y a en ce moment. Et ce n’est pas tout. Il n’y a aucune confiance. Ils me soupçonnent. Une voiture de police m’a suivie sur L’Éperon… juste aujourd’hui… une voiture de police ! Si ça continue… » Elle haussa les épaules d’un air misérable, son manteau pesant sur les épaules, ses cheveux mouillés et enchevêtrés dans le dos. « J’ai peur que quelqu’un découvre Anna. Ou que je ne sois pas capable de l’aider et qu’elle meure là-bas dans le froid. » Travis gardait les yeux fixés sur le sol boueux, sur une constellation de verre brisé. Elle eut envie de le secouer. « Travis, tu comprends ? Elle va mourir.

— Tu sais ce qu’elle est. »

Ce n’était pas une question. « Cela compte-t-il encore ?

— Si ça compte !

— Eh bien, et toi, que penses-tu qu’elle soit ? Une sorcière ? Un démon ? Un diable de réunion évangélique itinérante ? »

Mauvaise idée. Travis eut un mouvement de recul. « Tu l’as touchée, Nancy.

— Elle n’est peut-être pas humaine… quoi que cela veuille dire. Très bien. Ça ne veut pas dire pour autant qu’elle est mauvaise ou dangereuse.

— Tu ne comprends pas. » Il fronçait les sourcils, perdu dans ses souvenirs. « Elle était si belle, merde ! Et même plus que ça. Fragile. Sans défense. Elle m’a fait vouloir… vouloir…

— Moi », dit Nancy qui ne supportait plus cette tension et pleurait désormais un peu. « Aide-moi, Travis ! Je me fiche de ce que tu penses d’elle ! Aide-moi ! »

Il resta assis de la même manière, une jambe de travers, tandis que la pluie tombait à torrents d’une berge à l’autre de la large rivière bouillonnante. Il continuait à froncer les sourcils. « Tu dois savoir à quoi ça ressemble, maintenant, j’imagine. Ce n’est pas drôle. » Au bout d’un temps, il ajouta : « Je peux peut-être donner un coup de main. »

Nancy se blottit dans son manteau.

« À une condition. »

Il y aura un prix. Un paiement.

Eh bien, n’y en avait-il pas toujours un ? Cela aurait été trop demander, pensa-t-elle, d’espérer qu’il m’aide pour une raison sentimentale. De toute évidence, il ne m’aime plus, toute cette épreuve a chassé l’amour présent en lui. Et en moi, s’aperçut-elle, s’avoua-t-elle : en moi aussi. Elle demanda d’une voix monocorde : « Laquelle ?

— Dis-moi. » Il lui toucha la main. La sienne était brûlante. « Dis-moi ce qu’elle est. »

Au bout d’un moment, elle accepta d’un hochement de tête.

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