3

Trois dimanches après l’arrivée de Travis à Haute Montagne, Liza Burack prépara ses mille-feuilles spéciaux pour la vente de plats cuisinés des Femmes baptistes.

C’était une journée aussi chaude et poussiéreuse que toutes les autres de cet été brûlant, et on disposa les plats sur la pelouse de l’église baptiste, à l’ombre des hauts vitraux quadrilobés qui en constituaient le seul ornement. Le révérend Shaffer avait sorti les grandes tables en bois d’épinette, désormais recouvertes des bâches apportées par Mme Clawson. On arrangea les mets dessus – d’une manière que Liza trouva très artistique, avec les sucreries et pâtisseries en cercles séduisants, telles de minuscules œuvres d’art. On avait, comme d’habitude, attribué la place d’honneur au gâteau aux amandes de Shirley Croft. Celle-ci montait en personne la garde contre les mouches qui tournoyaient et qu’elle chassait à l’aide d’une branche de sureau avec une expression vigilante comparable à celle que son défunt mari avait dû afficher face aux Allemands durant la bataille de la Somme.

Faye Wilcox se tenait à un bout de la table, Liza à l’autre, comme les deux pôles d’une pile électrique.

Je vais juste flâner jusque-là, pensa Liza. Après tout. Les apparences. Et vu la manière dont se déroulent les choses… bon.

Elle passa avec légèreté devant les sablés au beurre et les cornets à la crème.

Ce sont ces moments-là que je préfère, se dit-elle, au milieu de tous ces gens et de ces discussions à bâtons rompus. Cela lui donnait l’impression qu’on la tirait dans plusieurs directions à la fois. Si elle fermait les yeux, elle s’imaginait presque en train de flotter, les plats comme des îles éparpillées sur l’océan de l’après-midi, la chaleur sur elle comme une bénédiction. Tout se condensait dans ce minuscule instant de vécu.

Mais ce genre d’idées l’inquiétait (ses pensées avaient un peu trop tendance à vagabonder, ces derniers temps) et elle se força à reprendre le cap : Faye Wilcox, se dit-elle, parle à Faye.

Pesante et hostile, Mme Wilcox croisait les bras sous la poitrine. Son corps ressemblait tout à fait à une espèce d’excroissance désagréable malencontreusement devenue visible par tous. Eh bien, se dit Liza, c’est à cause de sa tenue, on croirait presque un sac. Encore que je ne fais pas mieux. Elle ressentit quelques instants d’embarras en baissant les yeux sur ses propres vêtements. Les préparations culinaires de la matinée avaient laissé des traînées blanches sur sa robe bleu vif. Elle avait oublié de se changer. Et s’était-elle recoiffée ? Mon Dieu, mon Dieu, maisai-je la tête ?

« Quel magnifique après-midi, Liza. » Le révérend Shaffer allait et venait sur la grande pelouse verte de l’église. C’était un homme jeune avec, se dit Liza, quelque chose de presque féminin, très différent du révérend Kinney, mort tout juste deux automnes plus tôt. Le révérend Shaffer se servait de sa chaire pour délivrer d’obscures paraboles et poser des questions, là où le révérend Kinney s’intéressait davantage aux réponses. Liza trouvait cela très symptomatique des changements s’étant abattus sur le pays et le village comme sur sa propre vie. Mais elle ne devait pas s’attarder sur ce sujet. « Superbe, révérend. »

Les mouches pullulaient, la chaleur vous écrasait, et on ne voyait pas le moindre client.

« Tout le monde adore vos gâteaux à la crème, affirma le pasteur.

— Ce sont des mille-feuilles, répondit Liza par réflexe.

— Pardon ?

— Maman les appelait toujours des mille-feuilles. Mary-Jane, ma sœur, ah, comme elle aimait ça ! Elle en réclamait sans cesse à notre mère. “Fais tes milf, maman, fais tes milf !” Elle n’arrêtait pas d’en manger, sans jamais grossir. Tout le contraire de moi…

— Et comment va votre sœur ? s’enquit, perplexe, l’ecclésiastique.

— Elle est morte, répondit Liza. Et en enfer, j’imagine. »

Le révérend Shaffer fronça les sourcils. « Ce n’est pas à nous d’en juger, Mme Burack.

— Vous ne connaissiez pas Mary-Jane, révérend. Je vous en prie… prenez un mille-feuille. »

Mais le révérend n’en fit rien et s’éloigna après l’avoir considérée d’un regard froid.

Comme les choses avaient changé depuis son enfance. À l’époque, il existait la vertu et le vice, essences pures et distillées entre lesquelles on pouvait choisir. Et non cette terrible confusion qui troublait tout. Liza redressa le dos pour regarder Mme Wilcox… la mère de Nancy.

« J’adore tes tartelettes aux raisins secs », dit-elle.

Faye Wilcox la regarda comme de très loin. « Tu n’en as même pas goûté une, ma chère Liza.

— Oh, je ne pouvais pas. Mais elles sont si belles. Vraiment parfaites.

— Merci, dit Faye.

— Tu as vu mes mille-feuilles ?

— Adorables, comme toujours. »

Elle est si dure, pensa Liza avec tristesse. D’une dureté de granit. Par le passé, bien entendu, elles avaient été amies… du moins alliées : sur leurs gardes, mais avec des objectifs communs. À cette époque (trois ans auparavant : elle revoyait le pique-nique annuel et les cartons d’invitation marqués « été 1929 »), Liza était la plus en vue des Femmes baptistes. C’était elle qui avait organisé la campagne de protestation auprès du conseil d’administration de l’école publique pour que les manuels scolaires cessent leur promotion inconsidérée du darwinisme, elle aussi qui présidait le comité antialcoolique. Chacun en convenait : sans Liza Burack, les Femmes baptistes auraient été une organisation nettement moins efficace.

Mais certaines choses avaient ensuite commencé à se produire. Certaines choses sur lesquelles elle n’avait aucun contrôle. Cette fille, Anna Blaise, avait emménagé. Creath s’était mis à se comporter bizarrement. Mary-Jane était tombée malade là-bas en Oklahoma, Mary-Jane à qui Liza ne pouvait absolument pas aller rendre visite, à cause de la distance, mais aussi du genre de femme que sa sœur s’était laissée aller à devenir.

Si bien que Liza s’était flétrie. Elle avait entendu des gens utiliser cette expression. Flétrie. Quel mot étrange. Cela lui évoquait des fleurs laissées trop longtemps dans un vase. Elle pensa avec une certaine stupéfaction : j’ai flétri.

Bien entendu, Faye Wilcox avait occupé le vide laissé par Liza et c’était elle qui désormais lançait les campagnes de protestation et organisait les boycotts de bibliothèques, c’était à elle qu’on venait maintenant demander conseil.

Mais Faye a un talon d’Achille, elle aussi, se dit Liza en réprimant un certain plaisir vindicatif. Sa fille, à la réputation plutôt douteuse. Faye s’en plaignait parfois, mais avec assez d’astuce pour en rejeter la faute sur l’enseignement…

Et voilà que Nancy Wilcox et Travis Fisher sortent ensemble, se dit Liza.

« J’imagine que tu es au courant, pour Nancy et le fils de ma sœur ? »

Faye afficha une austère sérénité, ses yeux gris acier enfouis dans de petits épanchements de chair. « Je sais qu’on les a vus ensemble.

— Seigneur, Nancy n’en a pas parlé avec toi ?

— Ce n’est pas son genre, non.

— Faye, cette gamine ne se rend pas compte de ce que tu fais pour elle. »

Faye se détendit un peu. « Tu as bien raison. Il m’arrive de me réjouir que Martin ne soit plus de ce monde : cela lui briserait le cœur d’entendre avec quelle impertinence elle me parle.

— Tu mérites mieux que ça.

— C’est entre les mains de Notre Seigneur, affirma Faye Wilcox avec affectation. Et Travis ? Il te cause des soucis ?

— D’après Creath, il n’est pas heureux au travail. Mais non, aucun véritable souci, Dieu merci.

— L’époque… dit Faye Wilcox.

— Oh ! ça oui.

— Bien entendu, la mère du garçon…

— Quelle tragédie, ajouta Liza. Sa mort, je veux dire.

— On se demande si on hérite des traits de caractère.

— Il travaille dur, vraiment, malgré ce que dit Creath. Il semble plutôt stable, ici. L’influence du foyer compte beaucoup, tu ne crois pas ? »

Faye hocha la tête à contrecœur et agita la main au-dessus de ses tartelettes. Les mouches bourdonnèrent.

« Enfin, cela pourrait être pire, dit Liza. Pour elle comme pour lui. »

Sans vraiment les voir, Faye Wilcox parcourut des yeux la pelouse et l’asphalte brûlant de la rue.

« C’est vrai », admit-elle.

Voilà, pensa Liza. La décision venait d’être prise.

Cet aveu réticent contenait une trêve. On laisserait Nancy et Travis continuer à se fréquenter.

Ce qui constituait, pour Liza comme pour Faye, la meilleure des rares solutions envisageables. Faye l’avait accepté… à contrecœur, sans aucun doute, car cela rendait à Liza un peu de pouvoir.

Et maintenant, se dit Liza, qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que cela présage pour l’avenir ?

« Ces tartelettes ont vraiment l’air délicieuses », affirma-t-elle.

Faye en tendit une dans son emballage de papier, une offrande. « Tiens.

— Merci », dit Liza en mordant allégrement dans la pâtisserie.

Le goût âcre et sucré lui explosa dans la bouche.


Trav et Nancy avaient pris l’habitude de sortir ensemble le vendredi soir. À deux reprises, tandis que le mois s’acheminait vers septembre, il la retrouva aussi le samedi. Lorsqu’il n’y avait rien au Fox ou au Rialto, ils remontaient L’Éperon vers la gare ou s’éloignaient dans les grands champs herbeux là où la Fresnel passait derrière le village. Nancy savait où trouver des fraises des bois, même si la sécheresse n’avait guère produit de fruits. Et, petit à petit, Travis en était venu à connaître Nancy.

Elle lui plaisait. Il admirait sa franchise, son empressement extravagant à défier les conventions. Elle s’était très délibérément placée dans une position que Travis avait longtemps occupée malgré lui : celle du marginal, du solitaire… de l’inadapté, comme elle aimait dire. Et cela le fascinait. Mais cela le dérangeait aussi qu’elle y mette un tel entrain, comme si elle jouait avec quelque chose de vraiment dangereux, quelque chose qu’elle ne comprenait pas vraiment… comme si elle mettait sa féminité en péril avec cette curiosité imprudente. Elle lui plaisait, mais d’une certaine et étrange manière, il avait également peur d’elle.

Ils étaient à nouveau venus chercher des fraises. Le soleil baissait, la chaleur du jour commençait à s’atténuer, un début d’obscurité s’élevait à l’est sur l’horizon derrière les restes d’une cabane dans laquelle, d’après Nancy, avait vécu autrefois un aiguilleur excentrique. Le village n’était pas loin – bien que masquée par un bosquet, la gare ne se trouvait guère qu’à quatre ou cinq cents mètres – mais leur isolement semblait total. Ils trouvèrent quelques fruits, puis Nancy étala une couverture sur un bout de sol dégagé près de la cabane délabrée, et ils s’assirent pour regarder couler la rivière, le dos appuyé au bois chaud de soleil. Une brise s’était levée… la brise du crépuscule, comme elle l’appelait.

Elle lui tenait la main. Elle avait la peau chaude et sèche.

« Tu te plais ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Chez les Burack ? »

Travis haussa les épaules. « Ça va.

— Tu n’as pas l’air enthousiaste.

— Je n’ai pas vraiment le choix. Il faut bien que je loge quelque part.

— Tu gagnes de l’argent, à l’usine ?

— Un peu. »

Elle eut un sourire entendu. « Je parie que Creath Burack se garde presque tout pour le loyer. Je me trompe ?

— Il en prend une partie. J’arrive à en mettre un peu de côté. » Elle veut en venir quelque part, pensa-t-il.

« Et cette fille en haut ?

— Anna ? » Il haussa les épaules, mal à l’aise. « Je la vois à peine.

— C’est un grand mystère, tu sais. Tout le village parlait d’elle, à un moment. Et en parle encore parfois.

— Vraiment ? Elle est si discrète…

— Travis, c’est un crime majeur en soi. Mais il n’y a pas que ça. Bien sûr qu’elle est discrète. Personne ne sait d’où elle vient ni comment elle s’est retrouvée à Haute Montagne. Tout à coup, elle vivait chez les Burack, et voilà tout ce qu’on savait sur elle. Mais il y a eu des rumeurs. Un type appelé Grant Bevis, un homme marié qui vivait dans la maison voisine de celle de ta tante… a quitté vraiment très vite Haute Montagne peu après l’installation d’Anna Blaise. Anna accepte des travaux de couture à domicile mais ne se montre jamais au village. Elle ouvre parfois quand on sonne à la porte… ça doit être de cette manière qu’elle trouve tout son travail : les gens lui apportent leur couture juste pour pouvoir lui jeter un coup d’œil. » Nancy leva la tête vers un nuage solitaire. « Il paraît qu’elle est superbe.

— Tu ne l’as jamais vue ?

— Peut-être bien que si, peut-être bien que non. Tu la trouves belle, toi ?

— Oui, répondit Travis.

— Tu lui parles souvent ?

— Elle descend dîner avec nous. C’est surtout Creath qui parle. » Il s’allongea sur la couverture. « Je suis monté un jour lui proposer de l’aide à sa couture. Elle m’a répondu non, pas besoin. »

En réalité, il était resté un peu plus longtemps à essayer de bavarder. Assise sur le lit, Anna Blaise lui avait souri de manière encourageante mais en répondant par monosyllabes. Vêtue simplement d’un chemisier et d’une jupe banale, elle semblait encore plus séduisante, d’une beauté presque dévastatrice, souple, pâle et tranquille, comme une statue de porcelaine… et Travis s’était forcé à ressortir de la pièce pour ne pas s’asseoir à côté d’elle sur le lit et se mettre à l’embrasser. Il avait la certitude qu’elle ne l’aurait pas repoussé. Il aurait pu faire tout ce qu’il voulait. Après tout, elle ne repoussait pas Creath.

Et il ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi, pourquoi ? Comment pouvait-elle se compromettre ainsi, et pourquoi semblait-elle malgré tout si pure ?

Un mystère, avait dit Nancy. En effet.

Mais il ne pouvait rien lui raconter de tout cela.

« Elle te plaît », affirma Nancy.

Il serra sa main dans la sienne. « C’est toi qui me plais.

— Je ne crois pas à l’amour monogamique, dit-elle d’un ton désinvolte. Ça te choque, Travis ? Je pense qu’on peut aimer plus d’une personne à la fois. Y compris sur le plan sexuel. Je crois que… »

Il lui toucha la joue et l’embrassa.

Elle rapprocha son corps du sien.

Ils s’embrassèrent jusqu’à ce que le soleil se couche et que l’obscurité se referme autour d’eux. Travis se mit alors à la caresser, mémorisant le grain de sa peau sous la robe de coton, et cela aurait pu aller plus loin, cela aurait pu aller jusqu’à une consommation dont Travis n’avait jamais osé que rêver… si Nancy ne s’était soudain redressée, ses yeux écarquillés brillant dans les dernières lueurs du jour, pour lancer : « Travis ! Il y a quelqu’un ! »


« Tu viens te balader, Nancy ? »

Greg Morrow. Nancy distingua sa silhouette devant le ciel, grand, les bras fourmillant de poils noirs, le visage anguleux dans l’ombre. Il se pencha en avant d’un air menaçant. Et une autre forme se profilait derrière lui, un des copains de Greg, un illettré du nom de Kluger employé comme ouvrier à la minoterie.

À côté d’elle, Travis se releva très lentement. Nancy se sentit soudain l’estomac plombé de peur pour lui.

Elle dit néanmoins : « Non, merci, Greg, je n’ai pas envie de me balader. Tu n’aurais pas dû me suivre. »

Greg s’approcha, les hanches en avant, les mains ballantes le long du corps.

« Simple curiosité, dit-il. Je voulais juste savoir ce que faisait Mademoiselle Trop-Bien-Pour-Moi. Mademoiselle la pétasse qui se prend pour une princesse. » Il cracha aux pieds de Travis. « On se roule dans le foin avec un garçon de ferme, un bouseux. Bien, bien, bien. »

Elle se leva. Dire qu’il y a un instant, pensa-t-elle ahurie, tout était si parfait… « Va-t’en, Greg.

— Non », répondit-il, d’un murmure hostile, insinuant. « Je veux que tu viennes te balader avec moi. »

Travis fit un pas en avant. Mais Greg était rapide, terriblement rapide : elle vit son poing jaillir comme un piston et l’entendit percuter le visage de Travis.

Le jeune homme recula en titubant. Elle leva les yeux vers lui et vit du sang autour de sa bouche. Les yeux fermés, il s’affaissa contre le bois de la cabane.

« Fils de pute », dit-elle.

Greg rit. « Salope malpolie », répliqua-t-il, triomphant. « Amène-toi, salope. » Son ami s’approcha aussi.

Greg tendit la main vers elle. Elle recula contre la paroi de la cabane, près de Travis. Son cœur battait à tout rompre et les larmes qui lui venaient aux yeux l’aveuglaient presque totalement. Mais je me battrai, pensa-t-elle. Il ne m’aura pas sans combattre.

Greg s’avança à nouveau et agrippa soudain le poignet de la jeune fille… et alors, si vite qu’elle mit un peu de temps à comprendre ce qui s’était passé, Travis abattit le poing sur la tempe de Greg tandis que du pied, il écrasait l’entrejambe graisseux du jean de son adversaire.

Maladroit, se dit Nancy, mais terriblement efficace. Greg recula en vacillant puis tomba à terre, les mains sur son sexe, en criant « Putain ! Putain ! Putain ! » si fort qu’elle crut que tout le village allait l’entendre.

Travis se tourna vers Kluger… mais celui-ci, la bouche en un O stupéfait, se contenta de reculer et de remettre Greg sur ses pieds.

Elle regarda Travis en pensant : combien de fois a-t-il eu à faire cela ?

Il avait les yeux dilatés, le regard vide. Qu’il fixa sur Greg et Kluger. Le visage écarlate, Greg se redressa comme s’il voulait rester se battre, mais Kluger lui murmura quelques mots à l’oreille et Greg hocha la tête en reculant. Ce fut terminé aussi vite que cela. Greg cria encore une fois dans les ténèbres, une insulte ou une menace – Nancy ne comprit pas – puis il y eut le bruit de la Ford T de Greg cahotant sur une route secondaire en direction de L’Éperon.

« Ils sont partis », souffla-t-elle.

Elle sentit Travis se détendre près d’elle.

« Tu es blessé, dit-elle. Laisse-moi t’aider, Travis. » Elle le prit par la main. « S’il te plaît. »

Elle lui fit traverser le champ obscur, descendre la légère pente menant à la Fresnel jusqu’à un endroit tranquille qu’elle connaissait, un endroit où poussait un bosquet de saules blancs. La rivière avait baissé pendant la saison sèche, mais elle prit la main de Travis et le guida vers deux larges rochers plats jusqu’à ce qu’ils se retrouvent entourés d’eau. « Agenouille-toi », dit-elle.

Il s’accroupit au bord du rocher.

Elle recueillit de l’eau fraîche de la rivière au creux de ses mains et lui lava la bouche avec. Les dents ne semblaient pas touchées. Tant mieux.

Le sang de Travis lui coula dans la main et elle lui sécha la bouche avec l’ourlet de sa robe. Elle fit de son mieux, puis s’assit jambes croisées sur le rocher, la tête du jeune homme sur ses genoux. Il respirait mieux, désormais. Les premières étoiles faisaient leur apparition.

« Voilà ce que cela veut dire », articula-t-il d’une voix pâteuse.

Elle le regarda, les sourcils froncés. « Pardon ?

— Tu l’as laissé te baiser ? » demanda-t-il.

La question était vulgaire, mais elle y répondit sérieusement. « Non. Il voulait, moi, non. C’est pour ça qu’il est furieux contre moi. »

Travis hocha la tête, sembla réfléchir à cette information.

« Voilà ce que cela veut dire, finit-il par répéter. D’être un “inadapté”.

— Oh, fit-elle.

— Ce n’est pas drôle.

— Ils sont partis, maintenant, Travis.

— Parfois, on gagne. En général, c’est eux. Ils sont plus nombreux. »

Elle le berça. Posa la main sur son front. « Grands dieux. Ce n’est pas une nouveauté pour toi, n’est-ce pas ?

— Non, reconnut-il.

— Mais qu’est-ce que tu étais ? » Elle lui caressa les cheveux. « Qu’as-tu bien pu faire ? »

Il ne répondit pas.

« C’était à propos de ta mère ? » demanda-t-elle.

Elle crut d’abord qu’il ne répondrait pas. Mais, doucement, il finit par dire : « Tout le monde le savait. » Il inspira. « J’ai dû être le dernier à le savoir. Bizarre, hein ? D’être si proche d’elle sans savoir que… sans même le soupçonner ? »

Il se redressa face à l’obscurité. Elle eut du mal à l’entendre dans le bruit de la rivière.

« On n’avait pas d’argent. Ça, je le savais. On avait des emprunts sur la propriété à rembourser. Tous les ans, on se retrouvait un peu plus endettés. Je le savais aussi. Mais l’autre chose… » Il prit la main de Nancy, d’une poigne ferme à faire peur. « Je pensais que c’était ses amis, ses amis hommes, comme elle les appelait, et bien sûr, des fois, ils venaient à la maison, ils restaient même toute la nuit… mais je ne savais pas… je n’étais qu’un gamin… je ne savais pas qu’ils payaient… »

Alors elle le serra contre elle, parce qu’il n’arrivait plus à contenir ses larmes et qu’une fraîcheur était montée de la rivière.

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