14

Ils la veillèrent toute la nuit.

Anna perdait souvent conscience. La lumière bleue se promenait par à-coups sur elle. Parfois, Anna semblait éveillée mais ne pas s’apercevoir de leur présence, ses lèvres remuaient sans former de mots, ses yeux se dilataient. Quand Travis ferma un instant les siens, la pièce lui sembla d’une certaine manière encore visible, mais pleine d’étranges formes translucides, d’émeraudes pâles, de diamants taillés d’une manière impossible. Il se tint assis bien droit et posa la main sur celle de Nancy. Ils ne se dirent rien.

Au matin, la crise avait passé. Un vague jour filtrait entre les parois. Anna gisait pêle-mêle sur son matelas… diminuée, pensa Travis, aussi blanche que du papier de riz, aussi épaisse qu’un bâton, et seuls ses yeux bougeaient. Elle s’assit en clignant des paupières.

Nancy s’éclaircit la gorge.

« Anna ? Est-ce que… Est-ce que L’Os est mort ?

— Non, dit la femme non humaine. Pas tout à fait.

— Blessé ?

— Oui.

— Il vient quand même ?

— Oui. Il est tout près, maintenant.

— On peut faire quelque chose ?

— Pas pour le moment. »

Les yeux cernés par le manque de sommeil, Nancy se leva et s’étira, l’air las. « Je vais me laver à la rivière. Travis ? Je peux te laisser là ? »

Il hocha lentement la tête.

Le soleil entra dans la cabane lorsque Nancy en ouvrit la porte. Elle la laissa entrouverte, aussi Travis la vit-il descendre la berge. Elle se retrouva bientôt hors de vue.

Il reporta son attention sur Anna Blaise.

Maintenant, pensa-t-il. S’il voulait résoudre cette histoire, il fallait le faire maintenant. Pendant qu’elle était faible… trop faible, peut-être, pour mentir.

« Tout est vrai, alors ? Ce que tu as raconté à Nancy, je veux dire, sur un autre monde et sur… sur le reste ?

— Il devrait te suffire de me regarder pour n’en pas douter… »

Elle a perdu sa beauté, pensa Travis, mais sa voix reste gracieuse, séduisante. C’est peut-être une supercherie. « Nancy est parfois crédule.

— C’est toi qui lui as dit que je n’étais pas humaine.

— La question ne se pose pas, dit Travis. Contrairement à d’autres. Nancy croit que tu ne veux de mal à personne. Possible. Mais ce L’Os… Il y a eu des articles dans les journaux…

— L’Os est crédule aussi. Mais pas mauvais.

— On n’a que ta parole, là-dessus.

— Je suis désolée. Que puis-je proposer d’autre ? »

Elle restait immobile, ne clignait même pas des paupières. Travis comprit qu’elle économisait ses forces. « Vous n’aviez pas l’intention de venir ici ? demanda-t-il.

— Pas de cette manière. C’était une erreur.

— Nancy dit que euh, L’Os et toi avez été séparés…

— Le voyage entre les mondes est difficile même pour nous. Il y a des tempêtes dans le chaos qu’on traverse. Un faux pas dans ce labyrinthe peut conduire au désastre. Oui, nous avons été séparés.

— Comment se fait-il, dans ce cas, que personne ne soit venu vous chercher ? »

Elle eut un petit sourire. « Il existe d’autres mondes que le tien et le mien. Nous avons eu de la chance d’arriver entre les limites du même continent. L’Os a cherché. Le temps a passé. Voilà tout. Aujourd’hui, on peut prendre le chemin du retour.

— Même s’il est blessé ? »

Elle fronça les sourcils, haussa les épaules.

« Je ne comprends pas, avoua Travis. Si c’est si dur, si dangereux… pourquoi avoir fait ça ? Pourquoi venir ici ?

— Pourquoi voudrait-on voyager entre les mondes ? Pour apprendre. Tu comprends cela, Travis ? Pour acquérir…

— …de la connaissance ?

— De la sagesse. »

Ils entendirent Nancy fredonner au bord de la rivière. Le soleil avait un peu réchauffé l’atmosphère. Travis plongea presque craintivement le regard dans les énormes yeux d’Anna, mais n’y vit rien qui la trahissait. Rien qui affirmait ceci est la vérité et ceci un mensonge. « Et donc Anna Blaise n’existe pas.

— Je suis Anna Blaise.

— Mais c’est un faux. Un masque. »

Elle croisa les mains sur les genoux. Elle avait aussi les jambes croisées, ce qui lui donnait l’air, pour Travis, d’un bouddha fragile. « Je ne suis pas humaine. Mais je dispose d’un certain accès aux esprits humains. Anna Blaise est en quelque sorte une métaphore de moi-même, de même qu’on peut traduire un nom dans une langue étrangère. Mais comprends bien, Travis, que si j’ai une apparence humaine, cela ne peut être qu’une sorte de reflet. Un miroir et non un masque. »

Travis s’était mis à suer sans trop savoir pourquoi. Il faisait toujours froid. « Tu n’as pas été un miroir pour Creath Burack.

— Mais si ! Il le fallait ! Comment survivre, sinon, comment solliciter sa protection ?

— Un miroir…

— De ses besoins les plus profonds. Inexprimés. Inavoués. Creath Burack est un puits profond de désirs et de peurs… tous enfouis, dissimulés. »

Travis dit d’une voix rauque : « Tu t’es servie de lui. » Il eut soudain peur à nouveau. Les traits du visage de la chose-Anna étaient fluides, mobiles : il eut peur de ce qu’il pourrait y voir.

Elle dit d’un air de défi : « J’ai échangé sa protection contre l’usage de mon corps à un moment où je me trouvais sans défense. Lequel de nous s’est servi de l’autre, Travis ? »

Sa voix, légèrement changée, était d’une familiarité obsédante.

« C’est sale… dit-il. C’est…

— Un vieux, très vieux marché. Je ne suis pas la première à le passer. Et je refuse qu’on me le reproche. »

Travis se leva.

Il reconnaissait le visage, maintenant. Ainsi que la voix. « Qui parle ? » voulut-il savoir, sa propre voix stridente et enfantine. « Qui dit ça ? Toi… ou ma mère ?

— Les deux, j’imagine », répondit Anna.


Nancy revint, les cheveux mouillés. Quand elle poussa la fragile porte en bois, elle découvrit Travis assis tout raide, le regard fixe, et Anna aussi impénétrable que jamais.

« Travis ? demanda-t-elle. Quelque chose ne va pas ?

— Ça va, répondit-il. Ça va. » Il gagna la porte. « Je reviens. » Elle se dit qu’il allait à son tour au bord de la rivière.

Épuisée, Nancy s’installa dans l’ombre. « Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Anna tourna la tête vers elle. « Travis voulait savoir certaines choses.

— Il t’a cuisinée ? » Cela la scandalisait un peu : Anna était sûrement trop fragile pour ce genre de traitement.

Mais la femme non humaine dit : « Il avait besoin de réconfort. Je ne suis pas certaine qu’il en ait eu.

— Tu lui as dit être un miroir ?

— Oui. Même si je pense qu’il l’avait compris, intuitivement, depuis un bon moment. »

Nancy ferma les yeux. Elle avait avant tout besoin de sommeil. Il s’était passé trop de choses. La fatigue se déplaçait comme une vague en elle. « Tu es cette femme, s’entendit-elle dire, celle dont tu dis qu’il rêve…

— La femme pâle. Travis la voit en moi, en effet. Je lui renvoie cette partie de lui-même… cette peur, ce désir. »

Nancy réprima un bâillement. « Et moi ? Qu’est-ce que je vois en toi ? »

Anna lui rendit son regard… frêle, émaciée, bannie, comme un morceau de bois rejeté par la marée, pensa Nancy à moitié endormie, rejeté sur un écueil insensible.

« Rien que toi », répondit doucement Anna.


Lorsqu’elle s’éveilla, la nuit était à nouveau tombée. Elle avait dormi assise, elle souffrait du froid et de raideurs dans le dos. Il faut que je retourne au village, se dit-elle. Ma mère a peut-être appelé la police. Il a pu se passer n’importe quoi.

Travis se trouvait près d’elle.

« On ne peut pas rester là, dit-il. Greg Morrow m’a vu hier soir. S’il veut nous créer des ennuis, on aura du mal à l’en empêcher.

— Où pourrions-nous aller ? De toute manière… »

Elle s’étira. « … impossible de déplacer Anna. Cela la tuerait. Il ne lui reste plus guère que les os. »

Les os et cette affreuse lumière. Assise jambes croisées sur le matelas, elle respirait à peine. Ses yeux étaient révulsés. Nancy sentit l’inquiétude la tirailler. « Anna… ?

— Il est tout près, dit soudain Anna Blaise. Il est vraiment tout près. »

Elle cligna alors des yeux et regarda intensément Travis.


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