Sur la terrasse d'en face, une fin de cocktail, un couple de noceurs regardent les étoiles et rient encore un peu. Un serveur éteint les lumières et débarrasse les derniers verres. Quatre étages plus bas, une cohorte de joyeux drilles poussent quelques éclats de voix avant de s'éparpiller autour des voitures. Le tout ressemble à la fête de fin d'année d'une boîte d'informatique, avec speech optimiste du P.-D.G. et plaisanteries autorisées des subordonnés un peu saouls. En maintenant la serviette roulée en écharpe autour du cou, j'ai cherché aux alentours de la chaise où j'étais assis dix minutes plus tôt. La balle qui m'a râpé la nuque s'est fichée dans le tissu du mur. J'ai trouvé un second impact dans un montant en bois de la bibliothèque. Pour l'instant je n'en vois pas d'autre et ça correspond aux bruits que j'ai entendus. Pas de détonation. Une pleine ligne de mire de la terrasse. Sans avoir la moindre notion de balistique je peux imaginer que les balles ont été tirées de là-bas, chez les fêtards.
J'ai dévalé les escaliers avec la sale impression que l'hémorragie allait reprendre. Adossés à la voiture de ma frangine j'ai vu deux oiseaux de nuit s'embrasser avec fièvre. La fille a eu peur quand elle a vu mon visage bouffi de sueur, enveloppé dans la serviette sanguinolente, et je n'ai pas eu besoin de les prier de se pousser. En brûlant quelques feux j'ai rejoint le quinzième arrondissement et me suis engagé dans la rue de la Convention en conduisant comme un damné. J'ai évité de déglutir, tousser, ou simplement bouger la tête, persuadé que la plaie n'attendait qu'une secousse pour se rouvrir. Là-bas, j'ai réveillé une copine infirmière qui ne m'a pas posé trop de questions sur l'origine de la plaie. Vu mon état, elle m'a d'abord fait avaler un cachet sans me dire qu'il s'agissait d'un Tranxène. Elle a refait un pansement en me jurant que les points de suture étaient inutiles. Sur le chemin du retour j'ai conduit harnaché dans ma ceinture, sans dépasser le 45. Comme si j'avais enfin réalisé que j'étais encore vivant. Je me suis garé devant l'entrée de l'immeuble en face de chez moi, j'ai monté les escaliers jusqu'aux Salons Laroche sans attendre l'ascenseur. Les trois derniers serveurs ont tenté de m'empêcher d'accéder au balcon.
— Qu'est-ce que ça peut vous foutre, votre soirée à la con est finie, non ? Et vous laissez entrer n'importe qui, ici, non ? Il suffit de passer en bas et voir de la lumière, et on entre comme on veut. N'importe qui peut le faire, je suis prêt à parier. Je vous le dis, un jour ou l'autre, vous laisserez entrer un tueur !
Médusés, ils n'ont pas cherché à s'interposer longtemps. Du haut de la terrasse, j'ai pu voir mon bureau encore éclairé et une bonne partie de la chambre. J'ai même cru pouvoir sauter pour la rejoindre. Deux minutes plus tard je me suis écroulé dans mon lit après avoir tiré les stores.
Pas la peine d'aller chercher trop loin, cette vigne est maudite. Dario ne lui a pas résisté longtemps, et moi, j'ai failli en crever deux heures après qu'on me l'a léguée. Quiconque entre en possession de ces arpents est voué à une mort inéluctable. D'un certain point de vue, ça ne fait que renforcer mes doutes sur la soi-disant vocation agricole de Dario. L'enjeu est beaucoup plus fort que veut bien le penser Mme Raphaëlle, et Dario avait flairé quelque chose de juteux autour de ce lopin, sinon il n'aurait pas fait la pute pour l'acquérir avec autant d'urgence. L'urgence, pour moi, c'est de m'en défaire le plus vite possible. Ce salaud de Dario ne m'a pas laissé le mode d'emploi. Il savait déjà qu'il y avait un piège. Merci du cadeau. Je ne crèverai pas à cause de ça. Quelqu'un me cherche. C'est sans doute celui qui a tué Dario. Il peut être n'importe où, dehors, au coin de la rue. Il peut m'attendre en bas de chez moi. Il est peut-être encore là. Et le pire c'est que, pour l'instant, le temps de débrouiller ce sac de nœuds, je vais devoir quitter Paris.
Porte de Choisy. En passant la ceinture du périphérique, j'ai senti que je m'enfonçais dans un bloc de tristesse et d'ennui. J'aurais aimé fermer les yeux pour éviter de voir se dérouler ces six kilomètres de ruban en perpétuelle ondulation qui me séparaient de la rue Anselme-Rondenay.
Tu fais de la peine, banlieue. Tu n'as rien pour toi. Tes yeux regardent Paris et ton cul la campagne. Tu ne seras jamais qu'un compromis. T'es comme le chiendent. Mais ce que je te reproche le plus, c'est que tu pues le travail. Tu ne connais que le matin et tu déclares le couvre-feu à la sortie des usines. On se repère à tes cheminées. Je n'ai jamais entendu personne te regretter. Tu n'as pas eu le temps de t'imaginer un bien-être. Tu n'es pas vieille mais tu n'as pas de patience, il t'en faut toujours plus, et plus gros, t'as toute la place qu'il faut pour les maxi et les super. La seule chose qui bouge, chez toi, c'est la folie des architectes. Ce sont eux qui me font vivre, avec toutes ces maquettes qu'ils te destinent. Ta mosaïque infernale. Ils se régalent, chez toi, c'est la bacchanale, l'orgie, le ténia. Ils se goinfrent d'espace, une cité futuriste ici, tout près de la Z.U.P., à côté d'un gymnase bariolé, entre un petit quartier plutôt quelconque des années cinquante qui attend l'expropriation, et un centre commercial qui a changé de nom vingt fois. Si d'aventure un embranchement sauvage d'autoroute n'est pas venu surplomber le tout. T'as raison de te foutre de l'harmonie parce que tu n'en as jamais eu et que tu n'en auras jamais. Alors laisse-les faire, tous ces avant-gardistes, tous ces illuminés du parpaing, ils te donnent l'impression de renaître, quand, en fait, tu ne mourras jamais. T'iras chercher plus loin, tu boufferas un peu plus autour, mais tu ne crèveras pas. C'est ça, ta seule réalité. Il est impossible de te défigurer, tu n'as jamais eu de visage.
J'ai surpris ma mère en train de chantonner pendant qu'elle préparait la carbonara. Nous avons déjeuné en tête à tête, sans télé ni sauce tomate, sans vin, et presque sans paroles. Ma mère aurait pu faire une grande carrière de célibataire. Ça m'a fait plaisir de la voir comme ça, loin de tout, goûtant au plaisir de la solitude, sans se douter une seconde de ce que je vivais.
— Pourquoi t'as le pansement dans le cou… ?
— Une espèce de torticolis. Comment tu dis torticolis, en italien ?
— Torticollo. Ton père nous envoie des cartes postales.
Une vue aérienne de Perros-Guirec. Une autre montrant la cure thermale. Les mêmes que l'année dernière. Il ne dit rien, ou presque. Il a l'air content.
J'ai embrayé vite fait en lui posant des questions sur la façon d'occuper tout le temps dont elle dispose depuis le départ de son conjoint. Elle va visiter la mère Trengoni, elle reste de longues minutes sans parler, puis elle essaie de lui faire prendre l'air mais n'y réussit pas toujours. Les flics ne se sont plus manifestés, les commères du quartier ont déjà cessé de dégoiser sur la mort de Dario, tout semble reprendre son cours normal.
— Rajoute du parmesan, Antonio. Ça va bien avec la carbonara.
Elle ferait tout pour éviter de se coltiner une sauce tomate. Dès que son mari est parti elle en profite pour changer l'ordinaire, comme aujourd'hui. Œuf, parmesan, lardons, le tout mélangé aux spaghettis. Rapide et succulent.
— Tu sais pourquoi ça s'appelle la carbonara ? je demande.
— Parce qu'il faut toujours rajouter du poivre en dernière minute, et le noir sur le blanc, ça donne ce côté « à la charbonnière ». Même les lardons frits, ça ressemble à du charbon.
Elle sourit. Je crois qu'elle a tort mais je ne veux pas la détromper. En fait, cela vient des Carbonari qui formaient leur société secrète dans les bois. En bons conspirateurs, ils ont inventé cette recette express afin de ne pas s'éterniser pendant leurs réunions. Mais elle n'a pas la moindre idée de ce qu'est un secret ou une conspiration.
En jetant un coup d'œil sur la pendule, elle a dit que le téléphone allait sonner et ça n'a pas loupé, elle a décroché sans la moindre précipitation. À l'autre bout, le vieux ne devait pas se douter que je tenais l'écouteur. Il semble avoir retrouvé une sérénité perdue. En fait, après quarante ans de mariage, il éprouve autant de bonheur que ma mère à vivre un peu en solo avec des copains. Je lui ai demandé, au passage, s'il connaissait le vin de Sant'Angelo.
— Pourquoi, t'en as bu, fils ? Dès que je suis loin faut que tu fasses des conneries…
Il a éclaté de rire, je me suis forcé à badiner un peu, et j'ai raccroché.
Pendant quatre ou cinq jours j'ai arpenté le quartier à la recherche de petites choses, des impressions, des renseignements, des souvenirs. J'ai fait le tour de tous les anciens copains, des fils de Sora et Sant'Angelo, j'ai discuté le coup avec les parents, parfois même les rares grands-parents. Certains m'ont parlé de la vigne, et de la légende de Sant'Angelo qu'on se raconte au fil des générations. Sora est un bled qui se distingue par trois points : primo, des souliers folkloriques fabriqués à base de pneus de camion et lacés comme des spartiates. Secundo, une apparition fin XVIIIe d'un saint, devenu le protecteur de la vigne. Tertio, la plus forte émigration, dès 45, de tous les hommes valides revenus de la guerre. Mon père faisait partie de ceux-là, comme presque tous les autres installés à Vitry. La famille Cuzzo m'a renseigné sur leur cousin américain, Giuseppe Parmi, qui détenait un hectare de la vigne. Rien à dire, hormis qu'il a totalement oublié l'Europe et qu'il se contrefout de ce qui s'y passe. Il est propriétaire de deux ou trois usines et d'une chaîne de fast-food, et il a déjà fort à faire avec les Italiens de là-bas. Ça veut tout dire. J'ai préféré ne pas insister. La mère Trengoni m'a laissé entrer dans la chambre de Dario, où je n'ai rien trouvé, hormis une photo un peu floue de Mme Raphaëlle, bien cachée dans une pochette de quarante-cinq tours.
J'ai croisé Osvaldo qui posait les premières briques de son palais, son édifice, son xanadu. Un pavillon bien à lui. Nous avons discuté un moment. Il mettait du cœur à l'ouvrage. Entièrement seul. Tout juste aidé par le regard de son gosse d'à peine trois ans. Qui attend la casa, lui aussi. J'espère seulement qu'Osvaldo se construira une petite place bien à lui, entre la cuisine, le salon et les chambres d'enfants. Parce que entre le culte de la mère et celui de l'enfant, les pères italiens ont un peu tendance à s'oublier, malgré leur grosse voix. Je n'ai su que lui souhaiter bon courage.
J'ai dormi dans la maison parentale, et ça m'a gêné de retrouver un vieux lit, une vieille chambre, une vieille lampe de chevet, et cette vieille télé qu'on ne m'a jamais interdit de regarder. Une chose est sûre, celui qui m'en voulait l'autre nuit ne m'a pas suivi jusqu'ici. À croire que même les tueurs craignent la banlieue. Je commence à comprendre ce que Dario voulait dire par Ma rue est longue. Il parlait sans doute de la diaspora italienne qui s'est réfugiée partout où l'on pouvait faire tenir un toit. Rien que dans la rue Anselme-Rondenay j'ai recensé des connections directes avec trois continents. Il suffit de discuter avec un gars qui a un frère dont le meilleur ami s'est installé là où on pourra s'échouer un jour, si l'envie nous prend. Dario le savait. Il aurait pu élever des bœufs dans un ranch en Australie, ou même repeindre les murs de Buenos Aires ou bien vendre des fromages à Londres, travailler la mine en Lorraine ou encore fonder sa petite entreprise de nettoyage à Chicago. En attendant mieux, il a préféré faire le gigolo à Paris. Mieux. Mais quoi ? Désormais, je sais que c'est à moi d'y répondre.
Ma décision est prise depuis longtemps, déjà. Il faut que je sache ce qu'il a vu dans ce lopin de terre. C'est sans doute le tribut à payer si je veux me sentir libre un jour. Si je veux comprendre ce que mon père cachera toujours. C'est mon compte à régler avec la terre natale. Mes maquettes peuvent attendre encore un mois. On m'a déjà obligé à fuir Paris. Demain je fuirai la France.
Mais je saurai.
Avant de partir j'ai demandé à ma mère si cela lui ferait plaisir si je retournais à Sora.
— Pour vivre ? elle a demandé, surprise.
— Oui.
Elle s'est tue un long moment, désemparée après une question aussi inattendue. J'ai même cru qu'elle allait s'énerver.
— Pour quoi faire… ? On est ici, maintenant… Y'a plus personne à nous, là-bas… T'es français. Tu vas pas tout recommencer ce bordel avec le voyage et chercher la maison, et faire les papiers, et chercher la fiancée là-bas, et le travail, et t'accorder avec les voisins, tout… Même la langue que tu parles, ils la comprendront pas. Reste ici, va. Moi je veux pas y aller, même pour des vacances.
Le lendemain matin, je l'ai laissée à son insouciance.
Le Palatino. Départ à 18 h 06. Le plus célèbre des Paris-Rome. Une véritable institution pour les ritals, tous ceux qui ont élu domicile autour de la gare de Lyon. Ils en parlent comme d'un vieux cheval usé mais qui ramène toujours à bon port. Pour moi, la dernière fois remonte à mes onze ou douze ans, j'avais trouvé l'aller terriblement long, et le retour plus encore.
– À quelle heure on arrive à Rome ? je demande.
Le jeune gars en blazer bleu, un petit brun un peu mal fagoté, toujours de mauvaise humeur, avec un badge wagons-lits au revers, me lance le regard exaspéré de celui qui répète deux mille fois la même chose.
– À 10 h 06, si les Italiens ne prennent pas de retard.
– Ça arrive ?
Là, il ricane, sans répondre.
– Ça doit être marrant de travailler dans les trains de nuit, non ? je demande.
— Quand vous en serez à quatre fois le tour de la terre sur rails on en reparlera, hein ?
Il sort du compartiment en haussant les épaules.
Nous sommes cinq, un couple d'Italiens qui rentre de voyage de noces, un couple de Français qui part en vacances pour la première fois à Rome. Et moi. Mes compagnons de route sont charmants, les deux couples se comprennent par gestes et sourires, avec quelques tentatives de phrases que la partie adverse parvient toujours à comprendre. Parfois il y a le mot sur lequel on bute, mais ça, pas question de le leur donner, ça me priverait d'un peu de rigolade. De temps en temps je m'assoupis, bercé par le train, j'oublie que j'ai quitté le pays et la ville que j'aime. Pour un temps indéfini. Je me persuade que ce n'est pas grand-chose, trois fois rien en comparaison de ce qu'ont vécu mon grand-père et mon père. L'exil est une sale manie de l'Italien. Je ne vois pas pourquoi j'échapperais à la règle. Des souvenirs d'enfance me reviennent en mémoire. La mémoire de tous les départs que je n'ai pas vécus. La voix du paternel remonte en moi, comme les soirs où, d'aventure, il avait envie de causer de lui.
... Partir… ? Avant même que je naisse, mon père partait en Amérique pour ramener des dollars. Ensuite c'était mes frères. Quand c'était mon tour, l'année 39 est arrivée, et je suis parti quand même, mais pas pour faire fortune, juste pour apprendre comment on tenait un fusil sous les drapeaux. À Bergame, dans le Nord, et ça parlait tous les dialectes. Heureusement que j'ai retrouvé un gars de ma région pour parler en cachette, parce que le patois était interdit. On est devenus des Compari, et c'était un mot qui voulait dire quelque chose, comme une promesse d'amitié. Et le soir, on traînait dans la ville haute, le Compare et moi, et on regardait les troupes fascistes se foutre sur la gueule avec les Alpins, ceux avec la plume au chapeau. C'était les seuls à tenir tête aux gars de Mussolini. Pour les chemises noires tout était gratuit, ils entraient dans un cinéma ou dans un bar et ils disaient : C'est le Duce qui paie ! C'est peut-être la première raison qui m'a fait détester ces salauds-là tout de suite… Et c'était rien comparé à la guerre, la vraie. En 41 on m'a même pas laissé le temps de rentrer voir ma fiancée. Ils nous ont envoyés, le Compare et moi… Tu devineras jamais où… Un pays qu'on savait même pas que ça existait… C'est là que j'ai vraiment compris ce que c'était que partir…
On me secoue par l'épaule. 10 h 34. Roma Termini. Avant même de descendre du train je ressens quelque chose, je ne sais pas encore quoi, une chaleur d'été, une odeur bizarre, une odeur de chaleur d'été, une lumière bien blanche, je ne sais pas. La cohue sur le quai. Je regarde tous ces bras qui se croisent du haut du marchepied, la rampe est presque brûlante, le soleil fait briller la coque verte du train d'en face. Je remonte le quai. Au loin, le hall est presque gris, caché à l'ombre de la marquise. Il ressemble à un aquarium parfaitement rectangulaire, énorme, un peu sale, il bourdonne et fourmille de touristes agités, lourds et transpirant déjà. C'est encore la zone franche, interlope et bordélique. Après avoir changé quelques billets je me décide à sortir de l'aquarium. À gauche et à droite, deux voûtes de lumière, je ne sais pas laquelle choisir pour, enfin, entrer dans ce pays.
J'ai pris la sortie de gauche, la plus proche, celle qui mène au terminus des cars, Via dei Mille. Je reste un instant immobile au seuil de la gare sans oser traverser la rue. Rome est déjà sur le trottoir d'en face, je la reconnais sans l'avoir vraiment connue. Des murs à l'ocre vieilli, le sillon du tramway, un Caffè Trombetta où deux vieux sont assis, les pieds dans la lumière et la tête cherchant l'ombre du store, des petites autos nerveuses qui se croisent dans le tutoiement des klaxons. Pour rejoindre les cars je passe par la Via Principe Amadeo et, curieux de tout, je scrute la moindre échoppe pour savoir si tout ça ressemble au vague souvenir qu'il me reste. Un barbier sans client, renversé dans un fauteuil en position shampooing, lit le journal dans la pénombre. Je croise deux bohémiennes, deux zingare, qui tendent la main vers moi. Sous l'enseigne Pizza & Pollo il y a des ouvriers qui mangent des cuisses de poulet tout en s'engueulant dans un dialecte pas trop éloigné de celui de mes parents, mais je passe trop vite pour comprendre le litige. Je traverse la rue, côté soleil. Une enfilade de cars se profile au loin, le mien part vers onze heures, j'ai encore un peu de temps. Des familles bardées de valises et d'enfants sont agglutinées autour du piquet de départ vers Sora. « Dieci minuti ! Dieci minuti, non c'è furia ! Non c'è furia ! » crie le chauffeur à la meute qui cherche à s'engouffrer par tous les moyens dans son véhicule. En face du terminal je repère un autre barbier tout aussi inoccupé que le premier. Je passe la main sur ma barbe naissante.
Il lève le nez vers moi. C'est le moment de savoir si je peux donner le change et éviter de passer pour un touriste. Son italien est cristallin. Pas un soupçon d'accent.
— Pour la barbe ou pour les cheveux, signore ?
— La barbe.
– À quelle heure il part votre car ?
— Dix minutes.
— C'est bon.
A priori je me suis assez bien tiré de ces premiers mots prononcés sur le territoire transalpin, avec un peu de chance il n'a même pas dû sentir que j'étais français. Il me passe une serviette chaude sur le visage, affûte son coupe-chou, me badigeonne le visage de mousse. La lame crisse sur ma joue. C'est la première fois qu'on me rase. C'est agréable. Sauf quand il descend jusqu'à la pomme d'Adam. C'est chaud, c'est précis.
Un souffle de vent nous a envahis d'un coup, un courant d'air a fait claquer la porte, un bloc de revues posées sur un rebord du bac est tombé à terre. La lame n'a pas dévié d'un millimètre.
Flegmatique, immobile, il s'est contenté de dire :
— Per bacco… Che vento impetuoso !
« Par Bacchus, quel vent impétueux. » Dans ce pays, je n'ai pas fini d'en entendre.
Deux minutes plus tard j'ai la gueule plus lisse que du verre. Le barbier me sourit et me demande, à la dérobée :
— Vous êtes de Paris ou de L'Haÿ-les-Roses ?
En masquant un peu, j'ai répondu Paris. Il a sûre ment un vague cousin, dans la seconde.
Je paie, honteux d'avoir été découvert. Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici, mais il aurait mieux valu qu'on me prenne pour un vrai natif. Avant de sortir de la boutique, le barbier me gratifie d'un « au révouare méssiheu », histoire de dire qu'il a voyagé, lui aussi. Dehors, la meute a disparu autour du piquet et les vitres du car s'embuent. Il reste un strapontin près du chauffeur. Il démarre et, ruisselant de sueur, jette une œillade vers moi en disant :
— « Attenzion, nous passar davant le Coliséo ! »
Effectivement. Et après le Colisée, la campagne. Le vieux bahut a traversé des bleds et des bleds, déchargeant peu à peu tous ceux qui avaient pris le même Palatino que moi, pour prendre des paysans, des femmes avec d'énormes paniers, des gosses rentrant de l'école. Le tout plongé dans une joyeuse cacophonie de bavardages, chacun changeant de place pour faire le tour des connaissances, comme si tout le village se retrouvait là, dans ce car. Une femme, juste derrière moi, riait aux éclats en racontant quelque anecdote de basse-cour qui a mobilisé l'attention quasi générale durant les dix derniers kilomètres. J'ai ri aussi, sans comprendre vraiment, et je me suis mis à imaginer ce qui se serait passé si mon père n'avait pas pris la décision de quitter la région. Ma mère aurait pu être cette femme au cou cuivré, au geste débordant et au rire contagieux. Et moi j'aurais pu être ce jeune gars en maillot de corps jaunâtre qui lit Il Corriere dello Sport en faisant tournoyer un cure-dents dans sa bouche sans prêter la moindre attention au bordel ambiant. Pourquoi pas, après tout. En ce moment même, mon père serait dans sa forêt en train de surveiller le travail des jeunes, en attendant son plat de macaronis. En revanche je ne m'imagine pas une seconde porter des débardeurs en laine, je n'aime pas le football et j'ai toujours trouvé les cure-dents vulgaires.
Je suis descendu au terminus, à Sora. Sant'Angelo est un petit hameau qui dépend d'elle, situé trois kilomètres au nord. Le seul souvenir que j'ai de Sora, c'est un fleuve qui s'appelle le Liri, quatre ponts pour le traverser, et trois cinémas qui, à l'époque, changeaient de film chaque jour. Pour moins d'habitants que de fauteuils disponibles. On pouvait fumer au balcon, mais en revanche un panneau interdisait formellement de manger de la pizza. Une des salles ressemblait au grand Rex, une autre s'était spécialisée dans les péplums série B et la petite dernière dans le porno et l'horreur. Je me souviens d'une séance de La nièce n'a pas froid aux yeux où le projectionniste s'était fait lyncher par un public hystérique à cause d'une panne de lumière au moment où la nièce en question allait faire preuve de courage face à un grand gaillard qui lui donne à choisir entre sa queue et sa hache. On n'a jamais connu la suite. En rentrant en France je n'avais plus de mots pour expliquer à mes camarades ce dont la race humaine était capable sur grand écran. Seul Dario parvenait à corroborer mes dires. Le cinéma faisait partie de la vie du petit provincial, du paysan même, du quotidien. Aujourd'hui je ne vois plus que des antennes paraboliques sur les toits, les trois salles ont disparu, la plus grande est devenue un magasin de motoculteurs, et je me demande comment les mômes du coin font désormais pour goûter aux images interdites. Il fait déjà trop chaud. Mon sac pèse des tonnes. Je suis habillé comme à Paris, et on me croise comme un touriste, sans comprendre ce qui cloche. C'est écrit sur ma gueule. Je le lis sur celle des autres. La ville est plus agréable que dans mon souvenir. Plus de variété dans les couleurs des murs, dans l'architecture, dans l'agencement des échoppes. Je ne m'étais pas rendu compte de tout ça étant môme. Les mômes ne remarquent jamais rien, hormis les marchands de glaces et les cinémas. Je transpire. J'ai faim. Je sens un parfum de farine chaude devant une pizzeria. Tout à côté, une odeur de saumure. Des montagnes d'olives jaunes. Et sur Piazza Santa Restituta, le vendeur de pastèques décharge son camion en faisant rouler ses fruits sur une large planche. Un peu paumé, incapable de prendre une décision, manger, boire, dormir ou repartir aussi sec d'où je viens, je m'assois près d'une pièce d'eau, entièrement seul. Personne n'ose encore affronter le soleil.
Pensione Quadrini. On m'a dit que j'y trouverais de quoi loger. Une porte cochère qui ouvre sur un minuscule patio où sont garés des vélos rouillés et une mobylette. Au bout d'un petit escalier sombre on aboutit direct dans une cuisine où une jeune femme est en train de faire frire des fleurs de courgettes dans une poêle tout en regardant la télé. Elle s'essuie les mains à son tablier et, surprise, me demande ce que je veux. Comme si j'étais là pour manger des beignets de fleur. Une chambre ? Ah oui, une chambre ! J'en ai quatre… J'en ai quatre ! Voilà tout ce que je réussis à comprendre. Malgré cet enthousiasme, je sens qu'elle n'est pas à l'aise, elle rougit et évite de me regarder de face, l'odeur de friture nous envahit, elle n'a pas l'habitude du touriste. On se demande qui elle peut bien héberger en plein mois d'août. Tout se passe assez vite, en fait. Même pas le temps de discuter. J'ai l'impression qu'elle veut précipiter le mouvement. Pour un peu je rebrousserais chemin. Pas envie de troubler la tranquillité de quelqu'un dès mon arrivée. Je la suis dans une petite chambre rudimentaire mais propre, avec un missel sur la table de nuit et une image pieuse au-dessus du lit. Mlle Quadrini pose une serviette près du lavabo et parle d'eau chaude, elle en manque à certaines heures de la journée, puis elle fouille dans une poche de son tablier pour me tendre une clé, au cas où je rentrerais après onze heures du soir. Je pensais qu'elle allait me parler des tarifs et de la durée de mon séjour mais, toujours aussi inquiète, elle est retournée dans la cuisine pour continuer sa friture.
Dans quelle étrange contrée suis-je tombé ? Les vrais ritals sont-ils si différents de nous autres, les renégats ?
Le lit craque autant que toute ma carcasse encore engourdie après une nuit de couchette. Personne ne sait que je suis dans ce bled. Moi-même je n'en suis pas si sûr. Il va falloir que je m'habitue à tout ça si je veux comprendre quelque chose.
Les actes de propriété sont étalés par terre, et je les étudie pour la centième fois. L'extrait du cadastre, le plan du géomètre, et mon nom, mon nom, et encore mon nom. C'est à cause de ces trois papiers que Dario est mort et que je suis passé tout près du cimetière du Progrès. J'ai la photocopie mentale de mes terres depuis plusieurs jours, et maintenant qu'elles sont si proches, à un jet de pierre, j'ai encore un mouvement de recul chaque fois que je pense avoir réuni le courage suffisant pour m'y rendre. Les mille cinq cents bornes entre Rome et Paris ne sont rien en comparaison de ça. L'orée de mes terres. Mes terres. Parfois il m'arrive de les accepter, de me les approprier, de faire comme s'il y avait de la fierté là-dedans. Quand je n'éprouve que peur et dédain.
Les réflexes méditerranéens reviennent vite. Après une courte sieste, je suis sorti vers six heures du soir, au meilleur moment de la journée. C'est l'heure où l'on ose faire un pas dehors, où l'on a envie de se mêler aux autres, de discuter en place publique, en terrasse, un verre de rouge bien frais à la main. On supporte le tissu d'une chemise, on n'hésite plus à bouger, on flâne. J'ai bu un café juste devant la pièce d'eau où toute la jeune génération est agglutinée. Les filles assises sur des rambardes se font chahuter par des garçons en mobylettes. Les hommes mangent des glaces. Tout cela n'est pas si différent de ce que j'ai connu étant gosse. Je me sens moins intrus qu'à mon arrivée.
Pris d'une impulsion subite, je me suis mis à marcher sur le bas-côté de la route qui mène à Sant'Angelo. J'en ai eu brutalement envie, comme si le courage m'était revenu et que tout allait s'éclaircir, enfin. Sur la route j'ai encore fait le tour des suppositions en ce qui concerne le terrain. Mais il y en a plus de cent. Plus de mille.
Sous ce terrain, il y a quelque chose de caché, d'enfoui, un trésor, des milliards, de l'or, des objets précieux, des lingots qui datent de la guerre, le saint Graal, les cadavres de trente personnes disparues, des preuves irréfutables sur la culpabilité de plein de gens, des choses qu'il ne vaudrait mieux pas déterrer. Voilà pourquoi j'ai failli me faire plomber.
Mais s'il y avait vraiment quelque chose dans cette terre, pourquoi ne pas avoir fait une simple expédition nocturne, avec des pelles et des pioches, et le tour était joué. À moins que ça ne soit trop gros pour être déterré discrètement. Tout est possible. Et s'il y a vraiment quelque chose, ce quelque chose m'appartient de plein droit. Je suis peut-être milliardaire sans le savoir. Et qu'est-ce que ça peut bien me foutre si ça doit me coûter une balle de neuf millimètres dans la tête ?
Encore quelques mètres. L'extrait de cadastre en main, je quitte la route et m'enfonce dans une toute petite forêt. Il fait doux, je flaire des odeurs que je ne connaissais pas, je contourne des buissons aux baies étranges. Mon cœur se met à battre. Entre deux chênes je vois, au loin, une espèce de clairière qui pourrait bien m'appartenir. Le soleil est encore bien haut. Je n'ai pas rencontré âme qui vive depuis une bonne demi-heure.
C'est bien elle.
Ordonnée. Modeste. Pas interminable, non, je peux en voir les limites et les contours en bougeant à peine la tête. Elle s'arrête au pied d'une colline. Les piquets bien droits, les grappes apparentes, encore vertes. Une sorte de vieille grange, pas loin. Et bien sûr, pas la moindre grille pour emprisonner tout ça. Qui s'en fout, après tout, de ces quatre hectares à découvert, qu'on peut entourer d'un seul regard, qu'on peut boucler d'une courte promenade ? On la remarque à peine si l'on n'est pas venu expressément pour elle. Elle est encerclée par un champ de blé beaucoup plus vaste, lui. Combien faut-il d'hommes pour s'en occuper ? Deux, trois, pas plus, et pas tous les jours. Trois jours par-ci, dix jours par-là. Pas plus. Je m'approche de la grange en faisant attention à ne pas marcher dans la terre, comme si je craignais plus pour elle que pour mes chaussures. La grange n'est même pas fermée. Elle abrite le matériel de pressage et quelques fûts, manifestement vides. Ce vin est-il aussi terrible qu'on le dit ? Comment peut-on faire du mauvais vin avec un paysage et un soleil pareils ? Et pourquoi personne n'a jamais essayé de l'améliorer, d'en faire quelque chose de buvable ? Parce qu'il paraît qu'avec un peu de bonne volonté, un peu d'enthousiasme, un peu de science et un peu d'argent, on peut transformer le vinaigre en quelque chose de correct. J'ai l'impression d'être un intrus que les paysans vont bientôt chasser à coups de fusil et livrer aux carabiniers. Quand, en fait, je suis bel et bien chez moi, et j'ai tous les papiers pour le prouver. En entrant dans la grange, je découvre au beau milieu d'un monceau de paille, une barrique bouchée qui pue la vinasse et semble pleine à craquer. Je ne sais pas comment m'y prendre pour en tirer une simple gorgée sans en répandre des litres au sol. Une louche à proximité, un marteau, une large pierre plate. Il faudrait que je mette le fût à la verticale, mais il doit peser un bon quintal.
Au moment où je me suis approché du tonneau j'ai entendu un râle d'outre-tombe.
Un cri qui a résonné partout, et j'ai eu peur, j'ai rampé comme un rat en retournant sur mes pas. Le cri a repris une fois ou deux pour se transformer en grognements rauques. Quelque chose d'à peine humain. Mais j'ai pu y reconnaître un mot ou deux.
— Chi è ! ! ! ! Chi è ? Chi è ?
Si ce quelque chose demande qui je suis, c'est qu'il n'est pas vraiment dangereux. Je suis revenu jusqu'à la barrique pour y découvrir une petite boule joufflue et ruisselante de vinasse, des lunettes noires, épaisses et bien rondes, un corps replet enseveli sous la paille. L'homme est vautré entre des bonbonnes vides. L'une d'elles est couchée près de lui, au quart pleine, à portée de sa bouche. Il la tétait au moment où je suis venu le déranger. Je cherche son regard mais ses drôles de lunettes noires ne laissent rien passer, il se redresse vaguement mais ne se lève pas. Il est hirsute et porte une barbe sale, une veste immonde, des godillots troués. Jamais je n'aurais pu imaginer qu'il y avait des clodos ici. Il a fait une succession de gestes ratés, comme se dresser sur ses jambes, empoigner un objet perdu dans la paille, et surtout, regarder dans ma direction. J'ai compris qu'il était ivre mort, ses genoux ont heurté la chose enfouie et quelques couacs ont vibré pas loin. Il a éclaté de rire, a tâtonné à terre pour y débusquer ce truc qui couine. Un banjo. Après l'avoir posé sur ses genoux il a regardé vers moi, la bouche grande ouverte, heureux. Le sourire du ravi, riant vers le néant, effaré et triste. Mais j'ai eu l'étrange impression que ses yeux se trompaient de trois bons mètres dans leur ligne de mire.
— Je m'appelle Antonio Polsinelli.
— Jamais entendu ce nom-là, signore. Mais c'est pas grave ! C'est tant mieux ! Vous êtes de passage ?
— Oui.
— C'est tant mieux !
Il a gratouillé les cordes en guise d'introduction et a dit :
— Vous n'avez jamais entendu ça, je vais jouer un morceau que j'ai écrit moi-même, le morceau de toute ma vie, c'est une complainte, c'est une chose triste, ça s'appelle « J'ai acheté les couleurs ».
En secouant un peu la barrique il a bu quelques goulées en en renversant des litres entiers par terre, puis s'est mis à entonner sa chanson.
Le champ de blé est noir
Le ciel du jour est noir, le ciel de nuit aussi
Que c'est triste de voir tout en noir
Le vent, le soleil et la pluie.
Suis allé au marché pour trouver les couleurs
Mais le marchand a dit « il faut de l'argent pour ça » !
L'argent c'est quelle couleur ? Même ça je le sais pas
Un jour un homme est venu, il était noir aussi,
Et il m'a dit bientôt, tu verras tout en or
Avec tous ces deniers je voulais un arc-en-ciel
J'attendais les millions,
mais depuis il est mort
Et pour me consoler j'ai joué de mon instrument
Et les passants gentils m'ont donné quelques pièces
Alors pour oublier, le noir et tout le reste
Suis allé au marché pour acheter du vin rouge
« Le rouge j'en ai plus, m'a dit le marchand
T'as qu'à boire du blanc.
Quelle différence ça fait
Pour un aveugle comme toi,
La couleur de la bouteille. »
Un coup de feu a retenti dans la grange et m'a arraché un nouveau cri de surprise.
L'aveugle s'est tu. À genoux. Raide. J'ai cru qu'il avait été touché.
Vers la porte, une silhouette plantée, le fusil encore en l'air. Nous sommes restés figés, stupides, l'aveugle et moi.
L'homme s'est approché lentement et, dans un accès de rage incroyable, a frappé l'aveugle dans les côtes avec la crosse de son fusil. Râles de douleur. Je n'ai pas fait un geste.
Peur de la violence, des coups de feu, de tout, de ce pays, de l'aveugle et de sa chanson, de cet homme frappant avec plaisir sur un handicapé prostré à terre.
Des insultes, des coups de pied. Je me suis haï de ne pas savoir arrêter ça.
Ensuite il a précipité l'aveugle hors de la grange et a jeté le banjo le plus loin possible. Il a brisé sur son genou une longue branche qui devait faire office de canne. Puis s'est retourné calmement vers moi.
— Il est le nouveau patron des terrains ?
Un italien châtié, un peu trop académique, un peu trop marqué. On aurait dit mon père dans un grand jour. Et cette troisième personne de politesse, déférente, un peu trop précieuse, qu'on utilise en général avec un interlocuteur plus âgé que soi pour marquer le respect. Un instant sans voix, j'ai baissé les bras sans savoir quoi répondre, sans savoir s'il s'adressait vraiment à moi ou à un autre, caché dans mon dos.
— L'aveugle n'est pas mauvais garçon, mais ça fait mille fois que je le chasse des vignes, il renverse toutes les barriques, et Giacomo, le vigneron, n'est pas là tous les jours pour surveiller.
— Il ne fallait pas le battre comme ça.
— Bah… Si je ne l'avais pas fait il revenait dans deux heures.
— Et alors ?
Il tique, énervé par ma réponse. Sans doute qu'un vrai « padrone », comme il dit, doit savoir se faire respecter. Puis il reprend son sourire insupportable.
— Il doit s'imposer tout de suite, sinon il n'aura que des problèmes. L'aveugle, il me connaît bien, allez… Le dimanche je lui donne mille lires, au marché… Si maintenant on écoute ce que raconte l'aveugle…
— Vous êtes qui ?
— Signor Mangini Mario, j'habite à côté. J'ai vendu un bout de terrain dont il est le patron, maintenant.
Il tend la main vers moi. Encore sous le choc, je tends la mienne.
— Il le connaissait bien, le mort, monsieur Polsinelli ?
— Vous êtes au courant de tout, non ? Même de mon nom.
Il s'est lancé dans un petit topo explicatif, pas vraiment surprenant. Dario avait fait le voyage de Paris pour venir lui acheter cash un lopin dont il n'avait plus besoin. Sans discuter trop longtemps du prix, ils sont allés chez le notaire. C'est ce même notaire qui a été prévenu par téléphone, sans doute par Mme Raphaëlle, que l'acte de propriété allait changer de nom, suite au décès, et la nouvelle s'est répandue chez les gens concernés par le terrain. Mangini a terminé son speech en disant qu'un jour ou l'autre il finirait bien par voir apparaître « le nouveau patron ».
— Dario vous avait sûrement expliqué pourquoi il voulait racheter ? je demande.
Il ricane.
— J'ai bien essayé de comprendre, au début. Parce que cette vigne, Signor Polsinelli, même un vieux paysan comme moi qui est né dessus n'a jamais réussi à en faire quelque chose de bon, alors… avec le respect que je dois aux morts, je peux dire que c'est pas un petit Français qui allait en faire un coup de canon, de cette vigne…
Il dit ça avec le petit air fier du natif irréductible, celui qui n'a jamais quitté le sol natal, celui qui ne s'est jamais rabaissé à demander l'aumône aux pays étrangers. Sans doute y a-t-il un honneur à ne pas fuir. Je ne sais pas. Profitant d'un peu de silence il passe son fusil en bandoulière et se redresse, droit comme un I, à la manière du soldat en faction. J'essaie de lui donner un âge sans vraiment y parvenir. Le port altier, le geste précis, une vigueur hors du commun quand il a tabassé l'aveugle. Beaucoup de rides, le visage tanné de soleil, le regard fatigué. Soixante ans, peut-être.
— Polsinelli, c'est un nom italien. Et il le parle bien, presque comme nous. Comment ça se fait ?
— Mes parents sont du coin.
— Je m'en doutais un peu, va… Les Polsinelli, y en a pas mal, ici… C'est comme moi, les Mangini, c'en est bourré, dans au moins trois familles différentes… Vous savez ce qu'on dit de l'Italie ? Que c'est le pays des sculpteurs, des peintres, des architectes, des oncles, des neveux et des cousins…
Nous avançons vers le seuil de la grange. Le jour a décliné brutalement, à moins que notre entretien ait duré plus longtemps que ça. Une fois dehors, Mangini fait un geste panoramique du bras pour me désigner les contours de la propriété.
— Et la petite maison qu'il voit là-bas, c'est la remise d'outils, je ne lui conseille même pas d'y rentrer, elle est tellement vieille qu'elle pourrait s'écrouler sur lui. Y a rien à récupérer de bon. Même pas de quoi acheter des cigarettes.
Quand j'ai jeté un coup d'œil sur ce qu'il appelle la remise, j'ai cru à une hallucination.
— Une remise… Ça ? Vous plaisantez… ?
Plutôt un mirage. Une petite chose circulaire, en pierre et en bois sculpté. Coiffée d'un dôme fissuré. Une ruine, belle et incongrue au milieu d'un champ. Un instant interloqué j'ai cherché le terme adéquat pour ce type de bâtisse, sans le trouver, ni en français ni en italien.
— Mais… On dirait un… une…
— Une chapelle, oui. C'est bien une chapelle. On ne l'avait pas prévenu ?
Mangini s'est foutu de moi comme un collégien, en me montrant du doigt.
— Il est propriétaire d'un lieu saint, signor !
Et son rire repart de plus belle.
Comme un zombi j'ai avancé vers elle, la main tendue. La porte n'attendait qu'une pression pour tomber en poussière.
— Qu'il fasse quand même attention, signor !
La poussière m'a fait tousser. J'ai marché sur des outils, des hottes, des sécateurs posés sur un dallage de marbre ébréché. Une mosaïque rose et noire, passée et cassante. En relevant la tête j'ai eu un hoquet de surprise en le voyant, lui. Debout, les mains en l'air, sur un socle en pierre. La tête en bois écaillé, des joues creusées et poreuses. Mais les yeux sévères. Intacts. Inquisiteurs. Sa tunique blanche part en poussière, elle est mitée et trouée. La cape devait être bleue, il y a un siècle. Un saint de brocante. Seul le regard perdure à travers le temps. Un regard qui persiste à faire peur. Comme pour le déjouer, l'annihiler, on a suspendu une série de serpes et de crochets sur tout un bras. Mais ça ne parvient pas à le rendre ridicule. L'homme qui jadis a sculpté ce regard devait avoir une vraie trouille du sacré.
— Pas de dégâts, Signor Polsinelli ? crie Mangini, du dehors.
Je ressors, un peu assommé.
— Vous pouvez m'expliquer ce que cette chapelle fait là ?
— On verra demain, ça fait plus de cent ans qu'on parle plus de lui, notre bien-aimé Sant'Angelo, notre protecteur. Il peut bien attendre encore une nuit hein ? Et bonne promenade…
Il s'engage droit vers la colline dans le jour qui décroît.
— Et encore bienvenue, Signor Polsinelli…
Bientôt, je ne vois plus que le bois luisant de sa crosse au milieu des feuillages. Et je me retrouve seul dans cette contrée perdue, sans désir, sans repères. Et je suis du genre, où que je sois, à avoir le mal du pays dès que je sens la nuit s'installer. Il m'en faut peu. Quand je pense à tous les déracinés du monde.
... Un pays que si on m'avait dit qu'il existait, j'aurais déserté… Ils avaient besoin de dix volontaires par district, et on m'a choisi pour partir en Albanie. J'en avais jamais entendu parler. Encore aujourd'hui, je pourrais pas te dire où ça se trouve. Quelque part entre la Yougoslavie et la Grèce. On a entendu dire que c'était justement une plate-forme pour envahir la Grèce. Y en a même un parmi nous, un gars plus au courant que les autres, qui a dit que Mussolini avait fait un caprice, il voulait la Grèce mais Hitler était pas d'accord, et le Duce n'a rien voulu savoir. Un caprice… Ouais… On était là à cause d'un caprice. C'est tout. J'ai voulu leur expliquer qu'il y avait d'autres gars mieux que moi pour jouer les envahisseurs. Les fascistes, eux, ils demandaient que ça. Et puis, il y en avait pas, des envahisseurs, parmi nous, les soldats de Victor-Emmanuel III. On était tous pareils, à se faire tout petit pendant l'appel, à raser les murs, à trouver le fusil trop lourd. Les Italiens sont pas vraiment des guerriers, tu sais… Quand une garnison d'Italiens entend l'ordre : Tous aux baïonnettes ! ils comprennent : Tous aux camionnettes ! et ils retournent à la caserne. Tout le monde sait ça. On avait autre chose à penser qu'à écouter les leçons de courage. N'empêche qu'il nous a fallu vingt-huit jours de bateau, au Compare et moi, pour arriver à Tirana.
La télé de la logeuse pétaradait de coups de mitraillettes, de sirènes, et de pots d'échappement. Les yeux rivés sur une américanade, la jeune femme m'a tout de même montré son saladier de beignets au cas où j'aurais un petit creux. Un seul m'a suffi pour me plomber l'estomac pour le reste de la soirée, et comme si elle avait deviné ce que je voulais, elle a sorti une bouteille de vin d'un placard sans quitter des yeux le gros flic noir lisant ses droits au jeune loubard qu'il vient d'appréhender. Un instant je me suis demandé ce qu'elle pouvait bien piger à tant d'exotisme. J'ai pris place à côté d'elle, sur le canapé, la bouteille à portée de main. Nous avons bu en silence. Elle, regardant la fin du feuilleton dans un silence religieux. Moi, plongé dans la contemplation de son profil.
— En France aussi, y a des Noirs et des Chinois ?
— Oui.
— Et des histoires de police, la nuit, avec des poursuites et du bruit, et des filles.
— Heu… Paris, c'est pas New York, vous savez.
— Il doit s'y passer plus de choses qu'ici, allez… Ici, y a jamais rien.
— Ne croyez pas ça. Ça fait pas une journée que je suis là et j'ai déjà vu plein de choses bizarres.
Elle sourit sans me croire et me tend son verre pour que je le remplisse. Elle boit et se concentre à nouveau sur l'image. Peut-être par gêne. Le bronzage de ses épaules et de son cou s'arrête aux contours de sa blouse à trois sous qui se chiffonne aux cuisses. En dessous, je devine un maillot de corps dont une des bretelles menace de tomber. Lentement elle saisit les coins du tablier noué à sa taille pour s'éventer le visage. L'inspecteur de police dit quelque chose qui la fait rire mais que je n'ai pas entendu. Elle fait reposer sa jambe gauche sur un bras du canapé et fait claquer sa savate ballante sous son talon. Dans le plus grand naturel. Est-ce la même fille que celle qui m'a accueilli ce matin ? Si oui, elle m'a adopté plus vite que prévu. J'ai cent questions à lui poser, et elle, plus de mille.
— Vous vivez seule, ici ?
La réponse était toute prête. J'ai même eu l'impression d'avoir tardé à la poser.
— Oui, mes parents ne sont plus là. J'ai gardé la pension, mais je fais d'autres choses pour vivre. De la couture, beaucoup. Mais aussi de la cuisine et du ménage pour des vieilles personnes en ville.
Elle doit surtout mourir d'ennui, seule, à longueur d'années. Malgré ses vingt-sept chaînes. Quand le feuilleton est terminé, elle zappe. La R.A.I. diffuse une espèce de show avec des girls largement découvertes. Ça m'a un peu gêné. Elle a baissé le son, et j'en ai profité.
— C'est du vin d'ici qu'on boit ?
— Pouah… avec le vin d'ici je fais la salade. Celui que vous buvez c'est du Barolo, mon père adorait ça, il m'a laissé pas mal de bouteilles. Ah si Sant'Angelo voyait ce qu'on fait de sa vigne, il nous protégerait plus !
Elle éclate d'un rire un peu aigre. J'ai regardé l'étiquette de la bouteille. Un Barolo de 74.
— C'est quoi, l'histoire de Sant'Angelo ?
Sans cesser de regarder la myriade de filles en paillettes, elle se sert un autre verre et le brandit bien haut.
— Béni soit notre Saint Patron ! Sant'Angelo nous a visités, il y a des siècles, il est apparu à des bergers, et il a dit, c'est ici, sur ces terres, que vous tirerez le sang du Christ ! Voilà ce qu'il a dit ! J'ai jamais vu des jambes aussi longues, regardez-moi cette fille ! Ammazza… !
J'ai eu envie de lui dire qu'elle aussi a des jambes. Mais sans doute ne le sait-elle pas. Dans un flash de rétine je l'ai vue débarrassée de ses nippes, et l'ai rhabillée, recoiffée et maquillée comme une vraie petite Parisienne des rues. Une bombe d'épices qui ferait tourner la tête à toute la rive droite.
— Vous connaissez la petite chapelle qu'il y a au milieu de la vigne, du côté de Sant'Angelo… ?
— Bien sûr.
— Qu'est-ce qu'elle fait là ?
— Après l'apparition ils ont planté la vigne et ils ont construit la chapelle, parce que c'était la première fois qu'un saint venait jusque chez nous pour nous visiter. Ils ont fait sa statue, et un curé venait tous les dimanches pour faire la messe, pour pas plus de trente personnes. Ma grand-mère est née pas loin, Dieu ait son âme, et elle l'a connue ouverte. Un jour ils l'ont fermée, y avait plus assez de monde, ça remonte à presque cent ans en arrière. Moi je reste à Sora pour suivre l'office. J'accompagne mes vieux.
— Vous n'allez jamais à Rome ?
— Jamais. La messe de Pâques, je la regarde à la télé. Le pape on le voit tout près, et il nous fait l'urbi et orbi. Il a dit que c'était valable même quand on le regarde à la télé. Vous savez, je m'appelle Bianca. Dites, vous allez rester longtemps chez nous ?
— Je ne sais pas.
— Restez au moins jusqu'à la fête du Gonfalone, c'est le 12 août. Vous verrez, il y aura toute la région, tous les villages vont s'affronter, des milliers de gens !
Brusquement elle jette un œil sur la grosse pendule du salon, se lève et change de chaîne.
— On allait louper Dallas.
Une musique gluante nous coule dans les oreilles. Elle m'a déjà oublié.
Les bruits de la rue m'ont réveillé, j'ai ouvert les stores sur le marché grouillant de vie partout sur la grand-place. Le vin d'hier soir ne m'a pas cassé la tête. Au loin, j'ai vu Mlle Quadrini acheter une pastèque trop lourde pour elle, en plus d'un sac plein de légumes. Elle passe à portée de cet aveugle fou qui joue du banjo entre deux étals. Une passante lui lance une pièce de monnaie, il la remercie en chantant. Malgré l'éloignement je l'entends couiner et faire des mimiques incroyables. Un maraîcher lui lance une pomme pour le faire taire, l'aveugle la reçoit en pleine tête. Il se fige, une seconde. En tâtonnant, il récupère la pomme, la dévore, puis gueule :
— Hé crétin, la prochaine fois, essaie la pastèque !
Persuadé d'être seul dans la maisonnée, je suis allé vers la cuisine pour y débusquer un peu de café, et j'ai eu un mouvement de recul quand j'ai vu ce type assis, les bras croisés sur la table, devant une sacoche. Une trentaine d'années, élégant, le visage frais, des dents saines. Un nouveau client ? Je ne sais pas pourquoi mais, à la manière dont il m'a regardé, j'ai senti qu'il faisait partie de la conjuration des nuisances.
— Vous voulez une chambre ? j'ai fait.
— Non, c'est vous que je viens voir, monsieur Polsinelli.
Là j'ai failli m'énerver. Je ne cherche pas spécialement à rester anonyme mais j'ai la sale impression d'avoir une croix marquée au front.
— Je me présente, Attilio Porteglia, j'habite Frosinone, et je voudrais traiter avec vous. Je peux essayer de parler français, mais lequel de nous deux connaît mieux la langue de l'autre ?
— Comment savez-vous que je suis descendu ici ?
— Vous connaissez les petits villages…
J'ai haussé les épaules. Mais il est vrai que tous les gens concernés par cette vigne n'ont aucun mal à me trouver.
Clair, synthétique, il m'a exposé les deux ou trois éléments de sa vie nécessaires à la bonne compréhension de sa démarche. Fils de bonne famille, il a fait des études d'œnologie à Paris et veut désormais se lancer dans le métier.
— Je veux créer mon vin, j'ai de l'argent. Un maître de chai français est d'accord pour tenter cette aventure avec moi.
— Un Français ?
— Château-Lafite, il répond, en essayant de prononcer à la française.
— Et alors ?
— Je veux m'installer dans le coin, je me suis promené, et je suis tombé sur votre vigne, il y a un mois. C'est exactement la situation que je souhaite pour mon futur vin, la surface aussi, pas plus de 10 000 bouteilles par an, on pourrait en tirer plus mais je ne veux pas. Je l'ai goûté, et on ne peut pas dire pour l'instant que…
— Je sais.
C'est au moins le dixième palais qui me dit que ce vin est dégueulasse. Et je suis le seul à ne pas l'avoir goûté.
— Je ne peux pas en faire un grand cru. Pas un château-lafite, d'accord, mais un bon petit vin qui dira son nom.
— Je n'y connais rien. Est-ce seulement possible ?
— Il faudra repartir de zéro, se priver des trois prochaines récoltes, construire une nouvelle cave, acheter des fûts en chêne, et aussi des… Mais… Heu… Je ne vois pas pourquoi je vous raconterais le détail…
Il s'est levé et a ouvert sa sacoche.
— Je veux cette vigne.
Des liasses de billets de cinquante mille lires.
— Je vous la rachète au double du prix du mètre carré, soit cinquante millions de lires, devant le notaire. Plus, ce que vous voyez sur la table. Dix millions de lires si vous vous décidez aujourd'hui.
— Rangez ça tout de suite, la jeune personne qui tient cette maison va arriver et je ne veux pas qu'elle s'inquiète.
Surpris, il a remballé ses liasses et m'a tendu la poignée de la sacoche.
— Personne ne vous en donnera plus.
— Et si je voulais en faire, moi, du bon vin ?
— Vous plaisantez, Signor Polsinelli…
— Oui, je plaisante.
La Quadrini est arrivée et a salué l'inconnu. Je l'ai sentie inquiète, malhabile dans ses gestes. Elle nous a proposé une tranche de pastèque, puis du café. Au loin, près du canapé, j'ai vu la bouteille de la veille.
— Il vous reste du vin, comme celui d'hier ?
Sans répondre elle est allée me chercher une bouteille neuve.
— Monsieur Porteglia et moi nous allons boire un petit verre, ça ne vous gêne pas, mademoiselle Quadrini ?
Elle a secoué la tête, nous a sorti deux verres. Le jeune gars a levé la main bien haut.
— Merci, pas pour moi, il est trop tôt.
Je l'ai regardé droit dans les yeux, tout en maniant le tire-bouchon.
— Vous allez trinquer avec moi ! j'ai dit, comme un ordre.
Il a tout de suite compris qu'il n'était pas question de se défiler. Pas une seconde, la paume de ma main n'a quitté l'étiquette. J'ai posé la bouteille à mes pieds. Bianca nous a regardés.
Porteglia, de mauvaise grâce, a scruté la couleur du liquide, puis l'a senti en le faisant tournoyer dans le verre. En le portant à sa bouche, ses yeux ont croisé les miens.
Une gorgée qu'il a mâchée quelques secondes. Puis une autre. J'ai descendu le mien d'un trait.
— Alors, vous en pensez quoi ? j'ai demandé.
Porteglia ne quitte pas son verre des yeux. Son silence s'étire.
— Pas facile. Tout dépend de la manière dont il a été conservé.
— Allez… Un petit effort. Un jeu d'enfant pour un spécialiste comme vous.
— Un vin du Nord, c'est sûr…
— Mais encore, monsieur Porteglia. Précisez.
Le voir renifler son verre en gagnant du temps m'a amusé.
— Je dirais… Heu… Il n'est pas très éloquent… Il est plutôt austère, assez fruité. Il se prête bien au vieillissement.
Excité, je me ressers un verre. Toujours bien planqué sous la table.
— Celui-là s'en tire bien, mais je ne pense pas qu'il faille le conserver plus de dix ans.
Après une autre gorgée il a dit :
— Il me semble qu'il est piémontais.
— Arrêtez de finasser, monsieur l'œnologue. Dites quelque chose.
— Je dirais un Barolo. D'une année moyenne, mais qui a largement dépassé les dix ans.
J'ai arrêté net de boire.
— Allez… 74 ?
Bianca a émis un petit sifflement perçant. J'ai tapé mon verre sur la table. Porteglia est sorti sans prendre sa sacoche et m'a dit qu'il repasserait dans la soirée.
La Quadrini m'a montré le chemin de la poste. L'endroit a quelque chose d'équatorial, un ventilateur au plafond, des cabines en bois clair, un guichet en marbre rose. Le type derrière s'enfile une gamelle de pâtes en sauce, une serviette attachée autour du cou. Du haut de sa lippe grasse il me fait comprendre que je le dérange. À l'autre bout du fil, ma mère m'a demandé s'il faisait chaud, si j'avais trouvé de quoi manger et dormir. Il paraît que mon père a promis de me botter le cul dès qu'il rentrerait de sa cure pour avoir abandonné la mamma. Un comble.
L'après-midi je suis retourné à la vigne où le Signor Mangini m'attendait avec le vigneron qui avait revêtu son costume du dimanche. Un garçon impressionnable, ce Giacomo. Non seulement je devais être le premier étranger à qui il parlait de sa vie, hormis Dario, mais j'étais surtout « il padrone ». Avant toute chose il tenait à me déballer tout un baratin technique sur sa méthode de travail, le cépage, la vinification, la taille des pieds, et un tas de choses que je ne connaissais pas, mais j'ai fait mine de m'y intéresser. La vigne n'est pas son vrai boulot, mais sa propre ferme ne marche pas fort, et il essaie depuis quelques années de faire un peu de sous avec des grappes dont plus personne ne voulait s'occuper. Il parvient à en vendre quelques milliers de litres à une chaîne de restaurants d'entreprise milanais, mais il préfère de loin la proposition de salaire que Dario lui a faite. Si Dario faisait confiance à ce brave gars pour tirer le vin, c'est une nouvelle preuve qu'il se foutait totalement de la qualité. Ils m'ont emmené dans les caves creusées dans le sol de la grange, j'ai vu une enfilade de tonneaux contenant les trente mille litres invendus qui s'accumulent depuis les quatre dernières années. Pour la première fois, j'ai enfin réussi à tremper mes lèvres dans le breuvage. On m'en avait tellement rebattu les oreilles que j'ai accueilli le liquide presque en grimaçant. Ils ont attendu, inquiets, ma première réaction.
— Alors ?
Alors j'ai fait semblant. Avec un air profondément recueilli je me suis gargarisé le palais en attendant que quelque chose se passe. Je n'ai pas eu le sentiment de boire le sang du Christ. Le Barolo d'hier est un cruel point de comparaison. Mais je m'attendais à bien pire. Il est plutôt âcre, c'est vrai. Un goût de pichet, un faux air de quart de rouge à quinze balles, on devine le croque-monsieur à suivre, et on le fait passer avec un café, sinon il risque de casser un peu la tête pour le reste de l'après-midi. Je n'ai pas craché ; le pauvre garçon qui s'échine à le presser en aurait sans doute baissé les yeux.
— Alors ? ? ?
Alors j'en ai remis un peu dans l'écuelle pour m'y coltiner à nouveau. Cette fois je l'ai avalé d'un trait, comme si j'avais soif, et les deux autres ne m'ont pas suivi. J'aurais aimé trouver quelque chose à dire, un truc original, trop ceci ou pas assez cela. En fait, il n'y a rien à dire. C'est du vin. Un liquide pas assez prétentieux pour se passer d'une assiette bien garnie. Un jour j'ai entendu un maître queux dire que la cuisine italienne était la seconde du monde, parce que c'est la seconde cuisine au monde qui comprend le vin comme un aliment.
Qu'est-ce que Dario pouvait bien avoir dans la tête pour venir traîner ses souliers vernis dans cette ornière ?
— Alors, qu'est-ce qu'il en dit, hein ?
Trois jours où j'ai traîné et fouiné dans les terres et dans la ville, chez les gens, à la recherche d'une intuition. Le notaire qui m'a souhaité bon courage après avoir passé en revue le plus petit alinéa des actes de propriété. L'adjoint du maire aussi, le petit monde de Sora qui ne m'apprend rien. Deux nouvelles tentatives de Porteglia où je me suis amusé à doubler la somme. Avec ça je pourrais retourner à Paris et m'offrir deux ans de vacances. Dario, lui, voulait prendre sa retraite à trente ans, grâce à ce terrain. Giacomo travaille dur pour la prochaine vendange ; avec ses deux ouvriers, ils coupent les feuilles qui font de l'ombre aux grappes et épargnent celles qui protégeraient de la pluie. Mais il ne pleuvra pas, cette année. La récolte sera bonne. Des heures durant j'ai arpenté le terrain sans oublier la moindre parcelle, j'ai même remué la terre par endroits, au hasard, pour y débusquer le trésor. Espoir stupide. Mais défoulant. Plus le temps passe et plus j'ai le sentiment qu'il n'y a rien à trouver. Ici, il n'y a que du travail, rien que du travail, et Dario l'a toujours fui. Hier soir, à bout de force, je suis allé me plaindre au vrai patron des terres : Sant'Angelo lui-même. Et si le trésor n'était pas enfoui, mais bel et bien au vu et su de tous, depuis un siècle, comme la statue ou la chapelle ? Peine perdue, la chapelle menace de s'écrouler d'un instant à l'autre et le socle de la statue est vide. Quant à Sant'Angelo lui-même, un gosse aurait déjà pu le fourguer au marché sans inquiéter personne. Dans la chapelle, j'ai pourtant repéré une chose étrange, des fissures qui semblent avoir été faites volontairement par endroits. À d'autres, elles semblent avoir été rafistolées à l'aide de tasseaux et de madriers cloués dans la charpente. Les gens du coin me prennent pour un fou. Mon père me manque de plus en plus. Parfois, j'ai l'impression d'être au front, en pays étranger, sans pourtant jamais voir l'ennemi.
... On nous a débarqués dans le port de Durrës pour faire la route jusqu'à Tirana, la capitale. Là-bas j'ai vu des fascistes, ça on était habitués, mais j'ai eu la trouille en voyant aussi des Allemands, des vrais Allemands, jusqu'à ce qu'on nous dise que ces gars-là étaient nos alliés. Nos alliés ? Eux ? Et bien d'autres conneries comme ça, comme de nous prétendre que l'Albanie était sous notre dépendance depuis 39. Et alors ? Qu'est-ce qu'on en avait à foutre, nous ? On nous a affectés dans ce qu'ils appelaient une base aérienne et pendant quatre mois on est restés à rien foutre qu'à regarder le ciel avec des jumelles, et la nuit on essayait de les repérer à l'oreille, en jouant aux cartes. Si des fois le bruit était suspect, on passait un coup de fil à la mitraillette, mais celle-là, on l'a jamais entendue tirer. Et c'est tout. Un ennemi ? Non, pas d'ennemi. Personne. Mon compère et moi on a commencé à penser qu'ici on n'avait pas besoin de nous. Un jour on nous a dit qu'il y avait quelque chose à défendre. C'était quoi ? Un puits de pétrole. Oui… 10 soldats autour d'un puits, pendant un an et demi. Que personne a jamais voulu attaquer. On était en 43, et on nous racontait qu'il se passait des choses terribles en Europe, on craignait pour les nôtres, et nous, on a dormi plus de dix-huit mois autour d'un puits. La guerre était à pas moins de 500 kilomètres de notre puits… 500… Une fois on m'a accordé 15 jours de permission. Le Compare m'a dit : refuse-la, tu vas prendre plus de risques à rentrer que nous à rester ici. Et il avait raison. 15 jours à Sora, et quatre mois entiers pour faire l'aller-retour. En Albanie, j'ai cru qu'on m'avait porté déserteur. Tu parles… Personne s'était aperçu de rien… Et comme un con je me suis retrouvé là au milieu de tous ces endormis quand j'aurais pu rester au pays, et déserter pour de bon. Le Compare, lui, il m'attendait les larmes aux yeux. Je lui ai demandé : vous avez vu des ennemis pendant ces quatre mois ? Il a répondu non, et je suis allé m'allonger.
Bianca m'a attendu pour dîner. Sans le dire, bien sûr.
— Penne all'arrabbiata ?
Oui ! j'ai répondu, affamé. Les pennes sont des macaronis courts et taillés en biseau. Avec une sauce « à l'enragée », parce que exécutée à toute vitesse et relevée au piment.
— Quand ma mère fait une sauce, ça prend bien trois heures, dis-je.
— Normal. La vraie sauce tomate, c'est moins de dix minutes, ou alors plus de deux heures, parce que entre les deux on a toute l'acidité de la tomate qui apparaît. Demain je ferai des cannellonis, si vous voulez, Antonio…
Elle rougit un peu d'avoir dit ça, et moi, je ne sais plus où me mettre. Sur la table il y a une énorme bassine de lupins qui gonflent. J'en goûte quelques-uns.
— Vous allumez la télé, s'il vous plaît, Antonio ?
Elle ne peut pas s'en passer. Je crains que sa connaissance du monde ne s'arrête à cette boîte à images.
– À cette heure-ci, il y a rien de bien, mais ça m'aide à faire la cuisine.
— Pardon ?
— Bien sûr… Tenez, je vais vous apprendre à faire une sauce à l'arrabbiata. Il est dix-neuf heures quarante-cinq. Mettez la R.A.I.
Un jingle qui annonce une série de publicités.
— Mettez votre eau à bouillir, et au même moment, faites revenir une gousse d'ail entière dans une poêle bien chaude sur le feu d'à côté, jusqu'à la fin des pubs.
L'odeur de l'ail frémissant arrive jusqu'à moi. Les pubs se terminent. Elle me demande de zapper sur la Cinq, où un gars devant une carte de l'Italie nous prévoit 35o pour demain.
— Dès qu'il commence la météo vous pouvez enlever la gousse de l'huile. On en a plus besoin, l'huile a pris tout son goût. Jetez vos tomates pelées dans la poêle. Quand il a terminé la météo, l'eau bout, vous y jetez les pennes. Mettez la Quatre.
Un présentateur de jeux, du public, des hôtesses, des dés géants, des chiffres qui s'allument, des candidats excités.
— Quand ils donnent le résultat du tirage au sort, vous pouvez tourner un peu la sauce, et rajouter une petite boîte de concentré de tomates, juste pour donner un peu de couleur, deux petits piments, pas plus, laissez le feu bien fort, évitez de couvrir, ça va gicler partout mais on dit qu'une sauce all'arrabbiata est réussie quand la cuisine est constellée de rouge. Passez sur la Deux.
Un feuilleton brésilien tourné en vidéo, deux amants compassés s'engueulent dans un living.
– À la fin de l'épisode ce sera le journal télévisé, et on pourra passer à table. La sauce et les pâtes seront prêts exactement en même temps. Quinze minutes. Vous avez retenu ?
Sans m'en apercevoir, un petit monticule d'écorces de lupins s'est formé devant moi. D'un geste nerveux j'en avale encore quelques-uns. Rien de pire pour émousser la faim, ces trucs-là.
— Méfiez-vous de la malédiction des lupins, Antonio ! On dit que le Christ, poursuivi par les Pharisiens, s'est réfugié dans un champ de lupins. Mais quand on secoue une branche de lupins, ça fait comme un bruit de carillon, et les Pharisiens l'ont retrouvé tout de suite. Alors il a dit : que celui qui goûte une seule de ces graines ne puisse plus jamais se rassasier. Mangez plutôt des olives.
Je la trouve de plus en plus adorable, avec sa cuisine, ses recettes et ses contes et légendes.
— Les olives, c'est pareil, j'ai fait.
— Justement non. Car le Christ s'est réfugié un jour dans un champ d'oliviers, mais comme le tronc de l'olivier est creux, personne ne l'a retrouvé, et il a béni l'olivier.
Si tout ceci est vrai, je la demande en fiançailles, et si tout est faux je l'épouse. N'empêche que je ne pensais pas que le Christ était aussi trouillard.
— Pas mal, votre recette, mais je n'ai pas la télé.
— Alors mangez des pois chiches.
Les pâles brûlantes sont arrivées dans mon assiette. Un délice qui enflamme le palais. Je me suis toujours méfié des filles qui savaient faire la cuisine.
— Dites, vous avez quel âge, Bianca ?
— Je suis de 61.
— Je ne vous crois pas. Quel mois ?
— Septembre.
— … Vraiment… ? Quel jour ?
— Le premier. J'en suis très fière. Et si vous voulez encore plus de précision, à trois heures de l'après-midi.
Incroyable… Je suis son aîné de quatre petites heures. À peine le temps de s'habituer au bruit du monde. La coïncidence me trouble au point que désormais je regarde mon hôtesse autrement. Premier septembre ?
Nos histoires pourtant si différentes se sont déjà mêlées tant de fois. Elle ici, moi là-bas, et tous les rendez-vous de l'enfance, les étapes, les espoirs, jusqu'à l'éclosion de l'adulte. Comme si nous avions tout vécu à rebours pour nous retrouver là ce soir. Si j'étais né ici, à deux rues de chez elle, nous nous serions sans doute croisés des milliers de fois sans jamais nous parler vraiment.
Un délicieux silence entretenu par des regards timides s'est installé entre nous. Je me suis fait le serment de la prendre dans mes bras avant de retourner en France. Mais ce soir, le courage m'a manqué. Bien vite je l'ai abandonnée devant des assiettes vides. Les yeux gonflés de solitude.
Un rôdeur. Moi. La nuit. J'aime mieux ce rôle que celui du patron. Ce soir j'ai la ferme intention de me recueillir, en tête à tête, avec cet Ange au regard dur. Il me dira peut-être ce qui cloche ici-bas.
Le ciel du jour est noir, celui de la nuit aussi
Que c'est triste de voir tout en noir…
Cette fois, l'aveugle n'a pas réussi à me surprendre. Je savais bien qu'il reviendrait. Sa chanson l'a trahi. On dit que les aveugles ont une bonne oreille. Peut-être, mais à jeun. Fin saouls, ils sont comme les autres, abrutis, gueulards et seuls au monde. Je m'approche du fût vers lequel il a élu domicile pour la nuit. Falstaff au regard mort.
Étalé, le ventre gonflé comme une outre, il s'est figé un instant quand il a senti ma présence. J'ai réussi à voir ses yeux. Il a promené son regard nu alentour, et j'ai cru qu'il tâtonnerait longtemps à terre pour trouver ses lunettes, mais en un rien de temps elles ont regagné son nez. Je me suis approché tout près de lui dans le plus grand silence. Il n'a pas tardé à repiquer dans sa jarre de vin. Le tourbillon qu'il a dans la tête l'empêcherait de repérer un bataillon de fêtards.
Je me suis approché le plus près possible, pour l'épier, pour le dominer, comme un guerrier voyant se traîner à ses pieds un écorché sur le champ de bataille. Il a vidé une bouteille en chantant encore.
Un jour un homme est venu
Il m'a promis de l'or
Et il est mort
Puis l'a jetée en l'air, d'un coup sec, et j'ai failli la recevoir en pleine gueule. Si je ne l'avais pas esquivée j'aurais un œil en moins, à l'heure qu'il est.
— C'était qui, cet homme ? j'ai crié, pour qu'il sursaute.
Comme un lombric mal écrasé il a roulé sur lui-même et s'est entortillé contre un arbre. Après quelques secondes de trouille et de grognements d'ivrogne, il m'a demandé de ne pas le battre.
— Je sais qui vous êtes ! Le Français ! Vous parlez comme le Français !
— C'était qui, cet homme qui vous a promis de l'or ?
— Je ne boirai plus jamais votre vin, c'est juré, ne me battez pas !
J'ai saisi l'écuelle qui traînait dans le coin, l'ai remplie et me suis approché de lui, doucement.
— Vous pouvez boire tout le vin qu'il y a ici, je m'en fous. C'est le patron qui vous le dit, buvez, allez…
Habitué à être dérouillé dès qu'il met les pieds ici, il ne me croit pas.
— Buvez ! j'ai dit, comme un ordre.
Il s'est exécuté dans l'instant, je ne pense pas qu'il ait pris ça comme un geste de bienvenue, et il a eu raison. J'ai seulement pensé que plus il serait ivre et plus j'aurais de chance de lui faire cracher un indice, une idée sur ce quelque chose de pourri dans mon royaume.
— C'était qui, cet homme riche… ?
— Qu'est-ce que vous cherchez sur cette terre… ? Qu'est-ce que vous voulez, les Français, vous n'êtes pas chez vous…
Il a continué à boire sans qu'on le force. Quand il a dit « les Français » j'ai senti que j'étais sur une bonne piste. Sa chanson m'avait intrigué dès la première fois. La sommaire histoire de sa vie. Une litanie ressassée comme un remords. À nouveau je lui ai posé la question sur l'homme et ses promesses d'or.
— C'était un Français, comme moi ?
Dès qu'il a hoché la tête, mon cœur s'est emballé.
— Il était mon ami, vous savez… Il vous avait promis de l'argent ?
— Trop d'argent… Et autre chose encore, de mieux… Ne me faites pas penser à ça, s'il vous plaît, donnez-moi du vin, il était la chance de ma vie…
— Qu'est-ce qu'il voulait ? Dites-le !
— Je veux du vin…
Il s'est mis à pleurer et tout à coup je l'ai senti proche de l'aveu, avec pourtant la sale impression qu'il ne dirait plus un seul mot de toute la nuit, malgré l'alcool, malgré les larmes. Et ça, il n'en était plus question. De haine, j'ai crispé le poing. Sa peur des coups m'est revenue en mémoire. En serrant les dents je l'ai frappé au visage du revers de la main. Une autre pulsion de rage m'est montée à la gorge et de toutes mes forces j'ai voulu le gifler à nouveau, mais cette fois, par un extraordinaire réflexe, il a su esquiver la tête au bon moment. Et ma main s'est écrasée sur l'arbre.