8

— On rentre ?

Ça aurait pu ressembler à une question, mais c'était bel et bien une proposition que j'aurais eu du mal à refuser. Encore une. Mais la dernière.

Dans le train, on n'a pas échangé beaucoup de paroles, le vieux avait envie de la boucler. Il a gardé le regard rivé sur la fenêtre pendant des heures et des heures, jusqu'à ce qu'il fasse noir, aux alentours de Pise. J'ai cherché la Tour penchée des yeux mais il m'a dit que c'était peine perdue. J'ai tout fait pour l'obliger à prendre l'avion. Une heure de voyage, vu son âge, ça me semblait une bonne idée. Pas à lui.

Il a tenu à rester trois jours à Sora avant notre départ, pour être sûr de ne plus entendre parler de cette histoire toute sa vie durant. Quand nous sommes partis de chez Mangini, Porteglia a prévenu les secours, et nous les avons croisés sur notre route. La messe venait d'être dite. Sant'Angelo était devenu un saint officiel, et son vin un nectar sacré. Les gens du Vatican m'attendaient au tournant. J'ai accepté leurs conditions, dans le moindre détail, et à partir de ce moment-là, mon père et moi, on s'est laissés guider par eux. Les Cadillac ont brutalement disparu de la circulation. Plus personne ne les a vus traîner dans Sora. Et ça m'a presque inquiété.

Mangini s'en est tiré, on l'a su dans le village dès le lendemain matin. On ne sait pas ce qu'il a dit pour expliquer la balle qu'il avait dans les côtes. Un accident, peut-être. S'il y était resté, tous les gens de la ville se seraient fait une raison. Le vieux Cesare aurait pu viser le cœur du Compare, j'en suis sûr. À croire qu'il voulait juste lui écourter un peu la vie. Ou bien a-t-il évité de l'achever devant moi. Y a-t-il une autre hypothèse ? A-t-il trouvé absurde de tirer sur un homme quand, quatre longues années durant, il s'est débrouillé pour ne jamais avoir à le faire.

Moi-même je serais incapable de dire quel arrangement tacite ils ont passé, les deux vieux. Jamais je ne saurai lequel des deux avait le plus envie de voir l'autre mort.

Mon père peut quand même se vanter d'avoir des vrais copains, au moins deux. L'un étant un pote de cure à qui il donne rendez-vous tous les ans, et qui cette année s'est contenté de lui envoyer des cartes postales vierges de Perros-Guirec, que mon père lui renvoyait dûment remplies, et que nous recevions dûment oblitérées au tampon de la ville. L'autre étant un certain Mimino, copain d'enfance de Sora qui l'a hébergé chez lui en lui donnant les renseignements dont il avait besoin, sans poser la moindre question. Il se préparait à un tête-à-tête avec Mangini quand j'ai déboulé au village, et il a reculé l'entrevue en attendant de savoir ce que je foutais là. Il est rarement sorti durant cette période, et uniquement la nuit, notamment celle où Marcello m'a fait des révélations. Je n'ai pas eu besoin de lui demander qui avait assommé Porteglia et m'avait traîné jusque dans la chapelle peu après. Résistant, le vieux. Sans doute retrouve-t-on quelques ressources endormies quand il s'agit de mettre à l'abri la marmaille. Pas étonnant qu'une carne pareille ait survécu à tant de nuisances historiques.

La seule question vraiment importante, j'étais sûr qu'il n'y répondrait pas. Car elle en soulevait mille autres, et encore une fois j'ai pensé que ça ne me concernait pas. Je me suis fait les réponses tout seul, et je devrai m'en contenter à jamais. Avec pour seule liberté celle d'imaginer et embellir ce qui s'est réellement passé dans sa tête.

J'ai mieux compris pourquoi le vieux ne voulait plus entendre parler des rigatonis pour le reste de ses jours. Le soir de l'enterrement de Dario, quand j'ai évoqué les ingrédients de cette recette « à l'albanaise », il a tout de suite compris qui l'avait cuisinée. Pareil pour le terrain que Dario venait d'acquérir, mon père a toujours su qui en était le propriétaire. Il n'a eu qu'à mêler les deux informations pour avoir une certitude. Et il est parti d'un coup, sans nous mettre au courant.

Peut-être parce que, quarante-cinq ans plus tard, savoir Mangini vivant et encore capable de tuer un gosse, ça a rallumé une petite braise presque éteinte sous un gros tas de cendres. Peut-être a-t-il pensé que ce gosse, ça aurait pu être moi. Peut-être que ses motivations étaient bien plus égoïstes que ça. Ça le faisait peut-être jubiler, de partir régler des comptes avec son passé. Peut-être a-t-il pensé qu'il n'avait plus rien à perdre. Et qu'il a senti là qu'il s'offrait son dernier voyage en solo. Sa dernière fugue de septuagénaire. Peut-être qu'il s'offrait bien plus encore. Une fin paisible. Un soulagement suprême. L'ultime épisode de cette guerre à la con. Comprendre enfin pourquoi son compagnon de misère avait bifurqué au dernier moment. Se faire rembourser une vieille dette avant de passer la main.

Pourquoi n'est-il pas entré en contact avec moi quand il a su que j'étais au village ? Peut-être a-t-il pensé que nos histoires n'avaient pas à se mêler. Dario était mon pote et Mangini le sien. Ou peut-être savait-il déjà que les deux histoires allaient pourtant se croiser. Peut-être s'est-il dit qu'un fils doit faire tout seul sa révolution, qu'il a des choses personnelles à défendre, des engagements à respecter, un chemin à parcourir. Ou la mémoire d'un ami à ne surtout pas trahir.

Et en dernière limite, peut-être a-t-il pensé que malgré tout, un vieux comme lui savait à quel moment il fallait reprendre le contrôle, et empêcher un môme de se brûler quand il joue avec des allumettes.

Peut-être que c'est sûr.

J'ai voulu l'inviter au wagon-restaurant. Il a sorti son sandwich. Nous avons parlé d'argent. Il m'a demandé ce que je comptais faire de ce paquet de lires.

— L'argent… ? Je sais pas… Si t'as une idée…, j'ai fait.

— C'est ton denier, c'est toi qui l'as gagné comme tu voulais. Tu crois que c'est propre ?

Après un instant, il a ajouté :

— T'as envie d'être riche, toi ?

— Bah… je sais pas.

— Moi si.

Après un long moment de silence où nous nous sommes laissés aller au bercement du train, j'ai fini par lui demander :

— De quoi t'as envie ?

— D'un nouveau dentier, mieux fait, qui tient bien dans la bouche. Deux cures par an. Un chien. Et puis… Et puis c'est tout.

* * *

Il est rentré seul à Vitry, comme s'il revenait de Bretagne, et je suis rentré à Paris.

Paris, oui… J'aurais dû jouir de ce moment. Après tous ces départs, un retour. Reprendre son souffle après l'escapade. Revenir. J'ai puisé une dernière fois dans le seul conte de fées qui m'ait émerveillé durant toute mon enfance. À mesure que je m'enfonçais dans la terre de ce pays, tout est remonté lentement, malgré moi. Car tout était déjà en moi, enfoui. Quelque chose entre la tragédie grecque et la comédie à l'italienne. On ne sait plus très bien dans quel genre on est, dans un drame dont on se retient de rire, dans une farce bouffonne qui sent une drôle d'odeur. Ni une complainte, ni une leçon, ni une morale. Juste une ode à la déroute, un poème chantant la toute-puissance de l'absurdité face au bon sens, une vision par-delà le bonheur et le malheur.

Le retour… ? J'ai trouvé un couple d'Albanais sur ma route, on était à trente kilomètres de Tirana, ils m'ont soigné la jambe comme ils pouvaient, je boitais et j'en ai boité toute ma vie, mais je marchais quand même, ils m'ont donné de l'argent pour aller jusqu'au port. Et là tu me crois si tu veux, il y avait qu'un départ par mois pour l'Italie, et avec la chance que j'ai toujours eue, je venais de le louper à deux heures près. J'ai dormi sur les docks et j'ai retrouvé des loqueteux qui s'étaient démerdés, comme moi, ça a duré un mois entier. On m'a débarqué à Naples, il y avait tous ces Américains. J'ai eu honte de rentrer en clochard infesté de poux et presque nu. J'ai croisé un Napolitain qui vendait du faux parfum aux Américains, le bouchon sentait bon mais il remplissait les flacons avec de la pisse. J'ai fait semblant d'en acheter trois, ça a fait de la publicité, et il m'a embauché pour refaire le coup à chaque fois. Avec ces sous je me suis lavé et habillé, j'ai acheté le billet de train pour la maison. Au bout de quatre ans. J'étais propre et je sentais bon. Ça lui a fait plaisir, à ma fiancée

Bianca m'a manqué dès les premières secondes où j'ai ouvert la porte du studio. Et je sens que ça va durer. Sa coquetterie candide va me manquer. Son regard sur les choses va me manquer. Sa gaieté, ses savates, ses blouses de bonne femme, son rouge à ongles, ses contes et légendes, son rouge à lèvres, ses rêves cathodiques, son rouge aux joues, sa tendresse, sa sauce tomate et son humour d'un autre monde. Je souhaite qu'un gars du coin découvre tous ces trésors, un jour, sans les lui voler. Nous nous sommes fait le serment de désormais fêter nos anniversaires le même jour. Une promesse facile à tenir. C'est le seul bon moyen qu'on ait trouvé pour vieillir ensemble.

Pour oublier ce retour j'ai voulu m'étourdir de plaisirs coûteux, me faire des cadeaux inutiles et me vautrer dans un excès de luxe. J'ai cherché des idées. Une heure plus tard je me suis retrouvé au bout de la rue, chez Omar, pour déguster un excellent couscous, histoire de me dépayser.

Le lendemain je suis allé visiter les parents, et le vieux et moi avons joué la comédie des retrouvailles avec beaucoup de conviction. Ma mère semblait touchée par la grâce quand je lui ai raconté qu'un miracle avait eu lieu au village. Quand j'ai sorti une bouteille de notre vin elle s'est signée avec et en a bu jusqu'à ce que la tête lui tourne. Mon père n'y a pas touché. Les autres sont arrivés, Giovanni, l'aîné, puis Clara, Anna et Yolande, mes trois frangines. J'ai signé des chèques à tout le monde, histoire de me défaire du fric au plus vite. La mère Trengoni est passée nous voir. Nous avons parlé des vignes, du miracle, elle n'a pas bien compris, un peu maladroitement j'ai sorti des liasses de billets, elle s'est méfiée. J'ai laissé mes parents se charger de lui expliquer, de lui faire accepter la somme, et l'encourager à vivre dans un endroit décent. À Sora, peut-être. Juste en face, la maison d'Osvaldo avait poussé de terre comme un champignon. Une urgence. Une force. Un désir de voir le toit couvrir la terre. En un mois seulement. Tout seul. Fier et calme, il m'a fait un salut de la main à travers la fenêtre.

Malgré tout, j'ai senti mon père un peu grave, il n'a pas voulu se lever de table durant toute l'après-midi, lui qui ne supporte pas d'être enfermé plus d'une heure. Ma mère et la mère de Dario, fascinées, suspendues à mes lèvres, voulaient de plus en plus de détails sur le miracle et sur la guérison de Marcello. Vers la fin, elles ont pratiquement envisagé le pèlerinage. J'ai profité d'un moment où nous étions seuls avec le vieux.

— Qu'est-ce qui va pas ?

— C'est ma jambe.

Pas étonnant. Cette année il s'est privé de cure, et c'est la seule chose qui lui fasse oublier le dernier souvenir de guerre dont il n'arrive pas à se débarrasser.

— T'as mal ?

Il a levé les bras au ciel, et a dit :

— Non. Et ça m'inquiète.

La mère est revenue, radieuse, et elle a dit :

— Cette cure, ça lui fait vraiment du bien, à ton père.

J'ai de moins en moins compris ce qui se passait. Le vieux s'est levé.

Et pour la première fois de ma vie je l'ai vu marcher sans boiter, aller et venir, et passer d'une jambe à l'autre comme Fred Astaire.

— Un vrai miracle, cette cure, il a dit.

* * *

En entrant dans la cour de mon immeuble, je me suis amusé à faire des projets avec la somme qui me reste. J'ai pensé à des vacances illimitées. Quand j'ai allumé la minuterie de mon palier, j'ai pensé à un voyage interminable ponctué de grands hôtels. Dans l'ascenseur, j'ai imaginé une foule de petites choses invraisemblables. C'est seulement quand j'ai tourné la clé de ma porte que j'ai entendu les pas sourds et rapides venant de la cage d'escalier.

Un visage inconnu. D'instinct j'ai su qu'il me cherchait.

Il s'est approché tout près. Le plus possible. Sûrement trop.

Quelque chose s'est passé dans ma tête. Un carrefour entre la surprise qui vient déjà de passer et la peur qui déboule à toute allure. J'ai cru pouvoir prononcer un mot, parlementer, tendre mes paumes nues, et avouer ma fatigue, me livrer à son bon sens et souffler un bon coup avant que tout ça ne s'emballe.

Mais sa main s'est agitée trop vite dans la poche de son imperméable. La mienne a trituré la serrure, la porte a refusé de s'ouvrir.

J'ai fait un geste lent vers lui. Comme pour lui demander d'attendre.

Attendre de comprendre, avant de basculer. Juste un petit instant, un éclat, une bribe de vérité. J'ai eu envie de lui dire qu'on avait tout le temps. Le temps de me dire d'où il venait et qui l'envoyait vers moi. Par simple curiosité.

Lequel veut encore ma peau… ?

Là, j'ai compris là que ça n'en finirait jamais. Que tout était allé trop loin pour se terminer au seuil de ma porte. Qu'après ce festin de hargne, de vengeance et de folie, il y en a encore pour dresser à nouveau la table.

Il a paru surpris, un instant, puis, d'un geste lent il a sorti son revolver muni d'un silencieux.

On remet ça ? On s'en paye une dernière tranche ? Tant pis. J'ai eu envie de le prévenir. Oui, le prévenir, lui dire que foutu pour foutu, j'étais prêt à demander du rab.

Il a armé son percuteur, et j'ai roulé à terre. Je me suis rué vers la cage d'escalier, une balle a sifflé vers mon oreille, j'ai monté les marches en rampant, il m'a suivi, une porte s'est ouverte, au loin, il a tourné la tête.

Tout ça pendant la seconde où il a hésité.

J'ai crié encore, le temps de me jeter sur lui. Nous avons roulé à terre. La minuterie s'est éteinte. J'ai reçu un coup de crosse au sommet du crâne, je n'ai rien senti, je vais le dévorer tel quel, pour ne pas qu'il se reprenne je l'ai poussé dans l'escalier, il a dévalé les marches, je me suis écrasé sur lui, le revolver a tiré en l'air, à portée de ma bouche, j'ai pris son poignet entre mes dents et j'ai mordu le plus fort possible en fermant les yeux, il a hurlé de douleur en lâchant son arme. Mais ça ne m'a pas suffi.

Sans desserrer les dents j'ai saisi le revolver et l'ai jeté loin derrière. Quand j'ai senti ma langue humide de sang, j'ai ouvert la bouche. Il s'est relevé, malhabile, pour courir à l'étage en dessous, dans le noir. Je n'ai pas supporté qu'il m'échappe. Je l'ai rattrapé en plongeant d'un étage.

Je l'ai farci, découpé en lamelles, j'ai haché le tout, je l'ai lardé de part en part, jusqu'à ce qu'il dégorge et rende son jus.

— Pitié ! Je vous en supplie ! Pitié…

Un mot qui a sonné étrangement à mes oreilles. Quand il a vu que je me relevais, tout son corps s'est relâché, comme mort. Son ventre se gonflait convulsivement, et j'ai attendu qu'il retrouve la parole.

— Arrêtez tout… Je vais crever… On m'avait pas dit…

— Dit quoi ?

— Que je devais m'occuper d'un dingue… Vous aviez pas l'air, comme ça, dans la rue… On se méfie pas, on se dit qu'un gigolo c'est tout dans le sourire et dans les bonnes manières… Tu parles…

Je me suis assis dans les escaliers, cloué de surprise. Je n'ai pas bien compris ce qu'il vient de dire. Quelque chose m'échappe… J'ai essayé de rassembler dans ma mémoire toutes les branches de cette meute de voraces qui ont tous voulu leur part du gâteau.

— Parmi ? j'ai dit.

— Hein ?

— Mangini ?

— Connais pas.

— Et Sora, tu connais ?

— C'est qui, cette gonzesse ?

— T'as déjà essayé de me plomber une fois, dans les salons d'en face.

— Comme un con je vous ai raté, alors ce soir, j'ai essayé à bout portant, et c'est moi qui ai failli crever… Dites, on pourrait pas rentrer chez vous, vous auriez pas un peu de désinfectant et une bonne bande de gaze ?

— On te paye en lires ou en dollars ? Réponds, espèce d'ordure !

— Hé… arrêtez de me faire marcher, on me paye en francs, et ça va passer en frais d'hôpitaux…

— Qui t'a payé ?

— J'en sais rien, on connaît jamais la tête des gens pour qui on bosse… J'ai été contacté pour flinguer un petit rital qui fréquente une boîte vers George-V et qui fricote avec une bonne femme de la haute. Je l'ai suivie, elle est venue vous prendre à la boîte et vous êtes allés passer un moment dans un appartement, rue Victor-Hugo. Vous êtes rentré chez vous, c'est là que j'ai repéré cette terrasse. Ça s'annonçait pas trop mal, alors je me suis dit : « Pourquoi pas tout de suite ? » À chaud…

— Et après ?

— Après vous avez disparu. Et j'ai attendu votre retour. Parce que le contrat tient toujours. Enfin, je veux dire… Il tenait, toujours…

La minuterie de la cage d'escalier n'arrête plus de s'éteindre. Au-dehors, sur le palier, rien. Pas un bruit. Ni même un regard curieux. J'aurais pu déchiqueter ce gars et laisser sa carcasse près du vide-ordures sans que personne ne s'en émeuve.

J'avais chassé tout ça de ma mémoire. C'est à cause de ce silencieux que j'ai quitté la France. Je pensais bien en avoir fini. Il faut que je sorte d'ici. Fuir encore. Je range le revolver dans ma ceinture. Pourquoi l'ai-je aidé à écrire cette lettre ?

— T'as une voiture ?

— Heu… Oui… Un cabriolet 504 bleu, ça ira… ?

Nous sortons. Sa voiture est garée deux rues plus loin.

— Pour ce qui est du contrat, en ce qui me concerne, je décroche et je rembourse. On va où ?

— Toi tu vas nulle part.

J'ai tendu la paume. Il y a déposé ses clés. Sans me demander où il avait une chance de la retrouver.

Je démarre et m'engage rue de Rivoli.

Le Up ouvre à peine, on me fait entrer, on me reconnaît, le patron me sourit.

— Tou as réfléchi, ragazzo ? Tou cherches dou travail ?

— Je veux voir Mme Raphaëlle. Tout de suite.

— Calma. Calma, ragazzo. Pour qui tou té prends ?

Je le saisis par la cravate et l'entraîne dans le recoin où j'ai passé un sale quart d'heure, mais les choses ont évolué depuis. Je sors mon arme et lui plante le silencieux dans la gorge. Ses sbires s'agi tent, il leur demande de ne pas bouger, et saisit le téléphone.

— Vous appelez où ?

— Chez elle.

— Dans son studio ?

— Non, chez son mari. On a oun code.

Elle répond, il dit un simple mot et raccroche.

— Elle arrive, dit-il. Ma fais attenzione, ragazzo… Elle a des ennouis, en cé moment.

— Elle va d'abord s'occuper des miens.

— Tou peux l'attendre déhors, no… ? Ça fé mauvais effet sour les clients.

Un quart d'heure plus tard elle est entrée. On nous a arrangé un coin à l'écart, une table excentrée de la scène. La dame n'a pas eu le temps de se préparer. Peu de maquillage. Pas de parfum. Juste quelques bijoux. Je ne lui ai pas laissé le temps de jouer l'affolement.

— Qui a essayé de me tuer ?

— Qu'est-ce que vous dites ?

Je lui ai donné des détails. Elle n'a pas essayé de feindre la surprise. Ses yeux trahissaient un soupçon de détresse et une lourde fatigue. Elle a tiré des petites bouffées nerveuses de sa cigarette, a demandé un verre. La voix du crooner est parvenue jusqu'à nous, elle a dressé l'oreille.

– Ça n'arrivera plus, je vous le jure, Antoine.

J'ai senti qu'elle m'échappait doucement. Comme si elle oubliait ma présence pour celle du chanteur.

— Je ne savais pas qu'il m'aimait encore à ce point, vous savez ?

— Mais qui, bordel ? ? ?

Elle s'est tue, absente. Au plus mauvais moment. En moins de deux minutes elle s'est déjà évaporée. Malgré toute l'absurdité de la situation, j'ai rapidement compris que je ne pourrais pas rivaliser avec la complainte déchirante du jeune rital. Il décochait ses Ti amo Ti amo Ti amo avec fièvre et ardeur.

— Mon mari.

Chaque expression de son visage, chaque crispation de ses mains, chaque battement de cils trahissaient le manque de Dario.

— Il m'a fait suivre durant des mois. Quand nous nous sommes rencontrés, vous et moi, je ne le savais pas encore, je vous le jure.

On lui a servi un autre verre. À l'endroit où nous étions, il était impossible de voir le chanteur, et pourtant elle a essayé cent fois.

— Il y a des années de cela, il m'a dit que si je le trompais, il ferait tuer mon amant. Il a eu peur de me perdre, vous savez…

Je suis resté hébété un bon moment, sans comprendre, sans réaliser vraiment ce qu'elle venait de dire. Puis je l'ai attrapée par le bras et l'ai secouée fort pour qu'elle m'accorde un peu plus d'attention.

— Et qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans, moi ?

— Presque rien… mon mari a su que j'avais une liaison, et au début, il n'a pas cherché à m'en empêcher. Il n'aurait pas pu, d'ailleurs. Quand Dario est mort, je lui ai juré que je ne le tromperais plus jamais. Mais il n'a pas cessé de me faire suivre, nous nous sommes rencontrés, ici, vous et moi, et il a tout de suite imaginé que je trahissais ma promesse. Mettez-vous à sa place… Me savoir une fois de plus dans les bras d'un…

— Dans les bras d'un quoi ? D'un rital ? D'un Dario ?

— Pourquoi pas…

Oui, pourquoi pas, après tout. Je ne me serais sans doute pas fourvoyé dans les rêves d'un autre que lui. Alors pourquoi pas dans ses draps.

— C'est ridicule… J'ai failli crever à cause de…

— Vous ne risquez plus rien. Je vais tout lui expliquer, tout lui avouer. Tout de suite. Je suis désolée, Antoine.

On a entendu des applaudissements. Elle a tourné la tête pour tenter à nouveau d'apercevoir le chanteur, et j'en ai profité pour m'esquiver. Je suis sûr qu'elle ne s'est rendu compte de rien.

Dehors, le calme m'est revenu. Je me suis demandé s'il ne valait mieux pas laisser passer la nuit avant de rentrer au studio.

Sur le trottoir d'en face, j'ai vu le portier du George V près de la porte à tambour. Ça m'a rappelé l'époque où mon frère était ramoneur, quand il s'était occupé de toutes les cheminées de ce prestigieux endroit. Il nous avait tout raconté, les suites, les loufiats, les stars, le luxe, tout. Comme dans un rêve.

C'était le moment de vérifier si tout ça était bien exact.

* * *

Le lendemain, au petit déjeuner, j'ai lié connaissance avec un vieux monsieur qui s'ennuyait en attendant que sa femme descende de leur chambre. Il avait envie de causer et m'a invité à sa table. Il a vu que j'ai très vite renoncé au café rien qu'en jetant un œil sur la tasse.

— Vous êtes sans doute d'origine italienne, non ?

— Si.

— Alors vous savez cuisiner les nouilles.

Un raccourci aussi inattendu m'a fait sourire.

— Les nouilles, non. Uniquement les pâtes.

— Les pâtes, si vous préférez… Vous savez les accommoder ?

— Certaines, oui. Mais les pâtes sont bien plus qu'un aliment en mal de sauce.

— C'est-à-dire ?

— Elles forment un univers en soi, à l'état brut, dont même le plus fin gourmet ne soupçonne pas toutes les métamorphoses. Un curieux amalgame de neutralité et de sophistication. Toute une géométrie de courbes et de droites, de plein et de vide qui varient à l'infini. C'est le royaume suprême de la forme. C'est de la forme que naîtra le goût. Comment expliquer sinon qu'on puisse dédaigner un mélange de farine et d'eau quand il prend tel aspect, ou l'adorer quand il en prend un autre. C'est là qu'on s'aperçoit que l'arrondi a un goût, le long et le court ont un goût, le lisse et les stries aussi. Il y a forcément quelque chose de passionnel là-dedans.

— De passionnel ?

— Bien sûr. C'est parce que la vie elle-même est si diverse et si compliquée qu'il y a autant de formes de pâtes. Chacune d'elles renvoie à un concept. Chacune va raconter une histoire. Manger un plat de spaghettis, c'est comme imaginer le désarroi d'un être plongé dans un labyrinthe, dans une entropie inextricable de sens, dans un sac de nœuds. Il lui faudra de la patience et un peu de dextérité pour en venir à bout. Regardez comment est fait un plat de lasagnes, vous n'y verrez que la couche apparente, le gratin qu'on veut bien vous montrer. Mais notre individu veut voir les strates inférieures, parce qu'il est sûr qu'on lui cache des choses profondément enfouies. Pour s'apercevoir peut-être qu'il n'y a rien de plus qu'en surface. Mais d'abord il va chercher, se perdre, et traverser un long tunnel obscur sans savoir s'il y a quelque chose au bout. Il n'y a là rien de plus creux, de plus vide, et de plus mystérieux que dans un simple macaroni. En revanche, le ravioli, lui, renferme quelque chose, on ne sait jamais vraiment quoi, c'est une énigme dans un coffre qu'on n'ouvre jamais, une boîte qui va intriguer notre sujet par ce qu'elle recèle. Vous savez, on prétend qu'à l'origine ces raviolis étaient destinés aux navigateurs. On enveloppait des restes de viandes et des bas morceaux hachés dans une fine couche de pâte, en espérant que les marins ne chercheraient pas à savoir ce qu'ils mangeaient.

— Vraiment ? Et le tortellini, ça peut rappeler quoi ? L'anneau, la bague ?

— Pourquoi pas le cercle, tout simplement. L'histoire sans fin. La boucle. Partir. Pour retourner forcément là d'où l'on vient.

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